La dépoldérisation, un mouvement en plein essor en Europe…
p. 21-57
Texte intégral
1Le choix de l’Europe atlantique et plus particulièrement de l’Europe du Nord-Ouest pour cette étude du mouvement de dépoldérisation tient à la nature de ses côtes et aux risques naturels que les populations littorales y encourent. Dans la mesure où la dépoldérisation ne se pratique réellement que sur le trait de côte et non dans l’arrière-pays, bien que parfois poldérisé, il nous a paru plus opportun de sélectionner nos sites d’étude selon la nature du trait de côte et non l’étendue régionale des polders, que nous évoquerons ultérieurement. Ainsi, en Europe, les côtes artificielles s’étendent sur 60 % du linéaire côtier aux Pays-Bas, 34 % en Belgique, 18 % en Allemagne et 15 % en France, mais seulement sur 10 % en Espagne et 5 % au Portugal et au Royaume-Uni1. Bien que ces chiffres ne concernent pas uniquement les côtes à polders – car ils englobent aussi les côtes bordées d’infrastructures portuaires, de quais, ou d’enrochements –, ils nous invitent à écarter de notre analyse la partie sud de l’Europe atlantique. De surcroît, les régions riveraines de la mer du Nord ont aussi à souffrir de tempêtes plus dangereuses, ce qui constitue, on le verra, une des thématiques fortes de notre réflexion.
2Le tableau 1, dont les données ont été extraites du programme européen Eurosion, permet d’affiner nos choix à l’échelle régionale. Toutefois, les « côtes artificielles » répertoriées ici ne correspondent pas non plus aux seules côtes poldérisées, car elles associent des plages artificielles à des côtes pourvues de structures défensives contre l’érosion et la submersion : les côtes endiguées sont donc englobées dans cet ensemble. Ces chiffres permettent néanmoins la comparaison d’une quarantaine de régions littorales.
3On constate que le pourcentage de côtes artificialisées est systématiquement très faible dans les régions méridionales de l’Europe atlantique (côte atlantique de l’Espagne et du Portugal), de même que dans les régions méditerranéennes françaises et espagnoles2. Bien que la Belgique présente un fort pourcentage de côtes artificielles, son cas sera lui aussi moins abordé, car il s’agit majoritairement de défenses concernant des plages. Néanmoins quelques exemples de dépoldérisations pratiquées le long de l’Escaut occidental et de l’Escaut maritime seront présentés. Enfin, les chiffres régionaux fournis sur le Royaume-Uni nous invitent à prendre en considération toute sa partie orientale, pour laquelle on obtient des pourcentages de côtes artificialisées supérieurs à la moyenne europénne (42 %). La partie ouest et nord du pays, de même l’Irlande du Nord, présentent au contraire des pourcentages de côtes artificielles plus faibles. De la même façon, en Allemagne, la côte balte peu endiguée ne sera pas incluse dans notre réflexion. Par conséquent, les régions sur lesquelles nous centrerons notre analyse sont l’Angleterre, la côte occidentale allemande, la côte néerlandaise et les côtes septentrionale et occidentale françaises. Le cas particulier de la Bretagne, dont le pourcentage régional de côtes artificialisées est faible, sera pris en considération pour la simple longueur kilométrique de ce rivage.
4Un polder est une terre conquise sur la mer par l’endiguement de marais maritimes ou de marais estuariens. Les modalités de cette opération d’endiguement dépendent en partie de la configuration des lieux. Les véritables « polders » sont ceinturés de toutes parts par des digues (photo 1). D’autres polders sont simplement coupés de la mer par une digue et ne sont donc pas isolés des eaux intérieures (on pourrait les appeler des « marais endigués ») ; d’autres, enfin, sont aussi protégés de la mer par des remparts naturels – tels les cordons dunaires – pouvant être associés à des tronçons de digues (là encore, on pourrait parler de marais barré ou endigué). Par souci d’harmonisation, notamment avec le vocabulaire employé localement qui utilise fréquemment le terme de « polder » pour de tels sites, nous utiliserons aussi le terme de « polder » dans un sens très large, englobant tous les cas de figure évoqués. Ainsi, en Bretagne méridionale, ce que les locaux appellent le « polder de Mousterlin » est en réalité une ancienne lagune, séparée de la mer par un cordon dunaire et par une courte portion de digue au niveau de sa passe. Ces conquêtes sont réalisées dans des milieux littoraux particuliers – les marais maritimes et les marais estuariens – que nous n’aborderons pas ici car ils ont été présentés dans de nombreux ouvrages de géographie, à l’échelle française, européenne ou mondiale4.
5En Europe occidentale, les polders littoraux occuperaient 15000 km2 selon nos estimations5. Les plus grandes surfaces conquises se trouvent aux Pays-Bas et en Allemagne (6 000 km2 environ dans chaque pays), en France (1 350 km2) et au Royaume-Uni (900 km2). Sur les autres côtes d’Europe atlantique, les surfaces poldérisées occupent des étendues plus limitées : 300 km2 par exemple sur la côte strictement atlantique de l’Espagne ; ou 4km2 environ dans la Ria Formosa, au sud du Portugal. Ces chiffres sont à considérer avec précaution, car les auteurs des estimations nationales ou régionales n’ont pas nécessairement pris en compte les mêmes milieux : certains ont comptabilisé les surfaces des véritables polders, d’autres ont additionné polders au sens strict et marais endigués ; d’autres ont, plus rarement, comptabilisé des marais non endigués mais drainés. Or, il est important de bien dissocier ce dernier type de marais des marais poldérisés ou endigués car le drainage, opération plus simple que l’endiguement, a toujours concerné des surfaces plus étendues. Ainsi, en Grande-Bretagne, 90000 ha ont été endigués et poldérisés, alors que 500000 ha de marais littoraux ont été drainés. En France, la surface de marais (littoraux et intérieurs) drainés approche des 350 000 ha, alors que seuls 135000 ha de marais ont été endigués ou poldérisés. Ces données, quelle que soit leur incertitude, donnent toutefois une bonne idée de l’ampleur de la tâche accomplie par les sociétés littorales au fil des siècles.
1. Une première étape : l’abandon de la politique de poldérisation
1. 1. Les objectifs alimentaires, démographiques et défensifs des poldérisations
6Sans entrer dans le détail de l’évolution de la poldérisation en Europe, déjà exposée dans maints ouvrages historiques, on rappellera simplement quelles ont été les conditions physiques et sociales qui ont favorisé la conquête de 15 000 km2 de terres nouvelles sur la mer, sur une période couvrant quasiment un millénaire6. Sur les plans géomorphologique et climatique, ces conditions tiennent en l’abondance de matériaux sédimentaires, d’origine marine ou fluviale, et en un climat suffisamment humide – les climats trop secs entraînant des problèmes récurrents de salinisation des terres poldérisées du fait de la forte évaporation. Sur le plan humain, des moyens considérables doivent être mis en œuvre pour mettre en œuvre une ample politique de conquête. Les conditions sociales les plus favorables à la poldérisation consistent en une abondance de main-d’œuvre, un véritable encadrement des travaux, la parfaite maîtrise des techniques d’endiguement et de drainage, l’intervention d’ingénieurs spécialisés, notamment hollandais, et de grandes possibilités d’investissements7.
7Lorsque les conditions environnementales et sociales mentionnées furent totalement ou partiellement réunies, les sociétés européennes ont poldérisé des marais maritimes ou des marais estuariens à des fins productives, démographiques et défensives. Depuis le xie siècle, l’homme conquiert des terres sur la mer, puis les dessale et les draine pour profiter de l’excellente qualité des sols marins et ainsi augmenter la production agricole. Les sols de polders, riches en calcaire, retiennent bien l’eau s’ils sont argileux et sont faciles à travailler s’ils sont riches en sable. Ainsi, les rendements obtenus dans les polders sont fréquemment supérieurs aux moyennes régionales ou nationales des différentes productions agricoles8. Endiguer s’avérait donc rentable, le coût d’endiguement d’un hectare de marais restant inférieur à la valeur moyenne d’un hectare de terre agricole. Si cette politique d’endiguement à visée alimentaire fut générale, elle a parfois été associée à des objectifs politiques plus précis : remédier aux déficits de production durant les guerres ou atteindre à un état d’autarcie alimentaire. Ainsi, en Grande-Bretagne, du temps de la colonisation romaine (43 av. J.-C.-411 ap. J.-C.), il a été nécessaire d’endiguer 29 000 ha de marais estuariens sur les rives de la Severn pour nourrir la garnison de Caerleon9. Un autre exemple bien connu concerne les rivages allemands, où douze polders d’une superficie d’environ 9000 ha ont été construits ou occupés entre 1933 et 1938, dans le cadre de la politique d’autarcie économique lancée par Hitler avant la Seconde Guerre mondiale. C’était là une des premières solutions d’extension du Lebensraum. Ensuite, à l’issue de la guerre, le déficit alimentaire a imposé la création d’un nouveau polder de 1 300 ha en Frise du Nord – ce que traduit bien la presse de l’époque : « Le sol marin doit se transformer en terres labourables » (Niederdeutsche Zeitung, 21 mai 1949), pour qu’il y ait « derrière la digue, du pain pour des millions de personnes » (Hamburger Echo, 15 janvier 1949). Ajoutons que ces conquêtes sur la mer ont parfois pris une tonalité guerrière, même après la guerre : ainsi, lors du projet d’endiguement généralisé de la mer des Wadden de Frise du Nord, en 1949, le ministre des Finances du Schleswig-Holstein a appellé tout le peuple allemand à « s’engager pacifiquement » dans les travaux de poldérisation10. La presse a expliqué que « gagner de nouvelles terres de façon pacifique (était), pour (les) Allemands [...], une nécessité vitale » et que le premier polder construit après la guerre – le Friedrich-Wilhelm-Lübke-Koog – était « la conquête la plus pacifique jamais réussie par l’Allemagne11 ». En Europe plus généralement, ces conquêtes à finalité agricole ont perduré jusque dans les années 1970, avec d’autant plus de facilité et de motivation que les endiguements étaient réalisés par les autorités de la protection côtière en Allemagne et aux Pays-Bas.
8Les poldérisations à finalité démographique sont restées plus rares, mais on peut en citer quelques exemples. Les historiens expliquent notamment les débuts de la poldérisation, au xie siècle, sur les rivages néerlandais et allemands de la mer des Wadden par le surpeuplement des terpen12, qui aurait obligé les populations à conquérir – et donc à endiguer – les terres basses environnant les terpen. Ultérieurement, on peut évoquer l’arrivée des réfugiés d’Europe orientale en Allemagne du Nord, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Ceux-ci étaient fort nombreux, représentant un tiers de la population du Schleswig-Holstein en 1960. Pour leur fournir du travail dans l’agriculture et des lieux d’hébergement, 3 500 ha de wadden ont été conquis dans le Schleswig-Holstein et en Basse-Saxe dans les années 1950. Dans les discours de l’époque évoquant les réfugiés, le besoin de terres a également été associé à la notion plus émotionnelle de Heimat : il faut recréer « l’espoir de millions de déracinés » et trouver « une solution de remplacement pour le foyer perdu », « une terre pour les déracinés », « des possibilités d’implantation pour 10000 fermiers [...], un foyer pour 100000 personnes13 ». Ce problème du manque d’espace s’est aussi posé aux Pays-Bas dans les années 1950-1960, en raison de l’expansion très rapide de la Randstadt et de la forte augmentation des densités. C’est entre autres pour servir d’exutoire démographique à celle-ci que l’on a construit les deux polders du Flevoland – qui sont en vérité des polders d’assèchement et non des polders d’endiguement14. Les zones habitées y ont atteint 8 % et 25 % de leur surface totale, peu après leur construction en 1957 et 196815.
9A ce fondement démographique s’ajoute un autre fondement à teneur sociale, mais plus précisément de nature sanitaire : en effet, de nombreuses opérations de poldérisation ont aussi eu pour visée un assainissement de l’air et une réduction des épidémies. Si aucun lien explicite n’avait été établi entre la présence des moustiques dans les zones humides et le développement du paludisme avant les découvertes du médecin britannique Ross à la fin du xixe siècle, on s’était néanmoins rendu compte de la diminution des « fièvres » dans les régions endiguées et asséchées. C’est donc à des fins d’assainissement que de nombreux petits polders avaient encore été conquis au xixe siècle et au début du xxe siècle, en Bretagne par exemple. Mais d’autres idées ont pu prévaloir sur les liens entre la présence des moutisques et le paludisme. Certains pensaient encore au tournant des années 1930-1940 que l’accroissement du bétail, « écran animal protecteur », aurait détourné les moustiques de l’homme16 ou « que la cause principale de la régression du paludisme soit l’amélioration générale du bien-être : mieux nourri, mieux logé, l’homme est plus capable de résister à l’infection. “Le remède de la malaria est dans la marmite” dit le proverbe italien » (p. 401)17. La création des EID (Ententes interdépartementales pour la démoustication), dans les années 1950-1960 en France, a progressivement permis de régler ce problème et conduit à l’abandon des poldérisations à visée hygiéniste. L’ampleur des poldérisations tient aussi, par ailleurs, à la nécessité sociale de se défendre contre les submersions marines. Construire une nouvelle digue en avant de l’ancienne permettait de mieux se protéger lors des tempêtes par des structures défensives plus solides et plus hautes. De nombreux polders sont donc apparus à l’abri des nouvelles digues dans l’ensemble des pays d’Europe occidentale. Cet aspect sera développé ultérieurement, lorsque sera abordée la question des tempêtes et leur importance dans les cultures néerlandaise et germanique. Pour résumer ces généralités sur les finalités des dépoldérisations au cours des siècles, on peut reprendre l’exemple du Schleswig-Holstein : sur cette côte, depuis les années 1950, les poldérisations à vocation défensive ont globalement primé sur tout autre type de conquête (douze des quatorze polders construits entre 1954 et 1990 l’ont prioritairement été pour des raisons de protection côtière), mais les objectifs agricoles directs ou indirects18 expliquent, secondairement, la création de neuf olders sur quatorze19.
10Cette longue politique de poldérisation a toutefois pris fin, en Europe, à la fin du xxe siècle. On peut considérer qu’elle a globalement cessé entre les années 1970 et 1990, pour les conquêtes à visées démographique et agricole, et dans la décennie 1990 pour les conquêtes à finalité défensive. En France, les dernières conquêtes, de nature agricole, ont été opérées en 1965 dans l’anse de l’Aiguillon20, en 1972 en baie des Veys et en 1973 sur la rive droite de la Gironde21. En Angleterre, les poldérisations agricoles se sont poursuivies jusqu’au début des années 1980. Enfin, aux Pays-Bas et en Allemagne, les conquêtes des côtes de la mer des Wadden – tous fondements confondus – ont cessé au début de la décennie 1990.
1.2. Du polder à la friche : l’abandon de la poldérisation pour raisons économiques
11Cet arrêt progressif de la politique de poldérisation s’est aussi accompagné de la déprise et de l’enfrichement de polders agricoles qui étaient auparavant cultivés. En effet, dans le contexte productiviste de la seconde moitié du xxe siècle, les abandons de polders exigus, situés à l’écart des axes de transport ou dont l’entretien s’avérait trop difficile et coûteux (digues, réseau de drainage) se sont multipliés. En Bretagne par exemple, où, au total, 210 km2 de zones humides ont été endigués et asséchés à des fins sanitaires ou productives, de nombreux petits polders datant des xixe et xxe siècles sont aujourd’hui en déprise : l’agriculture recule notamment dans les polders du Finistère breton depuis les années 1950, comme l’avait déjà fait observer F. Poncet en 198422 ; mais le phénomène s’est encore accentué dans les vingt dernières années23. Le polder de Ploubalay situé en baie de Lancieux (75 ha), sur la côte nord de la Bretagne, était par exemple en déprise au milieu des années 199024. L’absence d’entretien de la digue de mer et les mauvaises conditions de drainage du polder pouvant être la cause comme la conséquence de l’arrêt de l’exploitation agricole du site. Ailleurs, sur les rives de la Ria Formosa au sud du Portugal, 400 ha de marais, endigués au siècle précédent à des fins vivrières et cultivés de façon intensive jusque dans les années 1960, sont aujourd’hui en friche, notamment du fait d’une forte salinisation des sols et de coûts d’entretien trop élevés des polders au regard des bénéfices à en tirer.
12Ce mouvement d’abandon des polders agricoles est lié, tout comme l’arrêt de la politique de conquêtes sur la mer, à l’évolution récente de la politique agricole européenne. D’un côté, l’abandon de polders auparavant en exploitation tient précisément à leurs contraintes d’exploitation au regard de sites plus aisément cultivables, notamment dans un contexte de course à la rentabilité entreprise dans le cadre de la Politique agricole commune à partir des années 1960. De l’autre côté, l’arrêt de la politique de poldérisation dans son ensemble paraît plus précisément lié au niveau de surproduction atteint par les agricultures européennes à partir des années 1980, de même qu’à l’augmentation consécutive de terres mises en jachère. Pourquoi, en effet, conquérir de nouvelles terres à céréales ou à betteraves alors que leur production était devenue excédentaire à cette période ? Certains scientifiques néerlandais établissent clairement ce lien entre la conjoncture agricole et la restauration de milieux salés dans leur pays25 : « The need for extension of agricultural areas has diminished, especially in the framework of European Union agricultural policies. This means that the restoration of saltmarshes and halophytic plant communities has become an option in the Netherlands within a few years. »
13Dans ce contexte de déprise, bon nombre de polders dont les digues n’étaient plus entretenues ont vu la mer, au gré des tempêtes ou de grandes marées, réinvestir naturellement les secteurs d’où elle avait été initialement chassée. C’est ainsi qu’on en est arrivé aux premières « dépoldérisations » accidentelles (fig. 2).
1.3. Les fondements écologique et social de l’abandon de la poldérisation
14Toutefois, la conjoncture économique n’explique pas à elle seule l’arrêt de la poldérisation. Il faut également tenir compte, à partir des années 1980, de l’avènement d’un puissant mouvement social de contestation des endiguements, que ceux-ci soient à finalité agricole ou à finalité défensive. En Allemagne par exemple, les protecteurs de la nature se sont fortement impliqués dans la lutte contre la poldérisation, responsable selon eux de la destruction de milieux très productifs – les vasières et les prés salés –, en voie de raréfaction dans le monde. Aux Pays-Bas les poldérisations entreprises en mer des Wadden ont entraîné la perte de 50 km2 de prés salés depuis le xvie siècle26. À partir des années 1970, les protecteurs de la nature ont dénoncé cette politique d’avancée sur la mer à chaque nouveau projet, en proposant des alternatives de défense contre la mer (rehaussement des digues, création d’une digue intérieure, etc.) et en se faisant faire entendre auprès des tribunaux européens. Cette politique contestatrice, développée parallèlement à une protection croissante des zones humides, dans le monde comme en Europe, a eu de réels effets, car elle a conduit les aménageurs de la protection côtière à renoncer à poldériser, même pour des raisons défensives. Ils ont définitivement opté, mais à partir des années 1990 seulement pour les plus réticents d’entre eux, pour des rehaussements et des renforcements de digues plutôt que pour de nouvelles poldérisations, pratiquées plus en aval sur les vasières. C’est donc avec le double consentement des agriculteurs et des aménageurs de la protection côtière que les dépoldérisations économiques et défensives ont cessé en Europe dans les années 1980-1990.
15Mais certains polders ont aussi, depuis peu, été volontairement rendus à la mer, dans le cadre d’une politique de « dépoldérisation », tenant à la fois à l’évolution du contexte social (les protecteurs de l’environnement souhaitant recréer les écosystèmes perdus), mais aussi de l’évolution du contexte naturel, en Grande-Bretagne notamment. Ce dernier point sera explicité infra, lorsqu’on abordera les techniques douces de défense côtière, tel le réalignement contrôlé des digues ou managed realignment.
16Ce mouvement de submersion des polders va faire l’objet d’une analyse détaillée, portant dans un premier temps sur les paysages, les modalités et la géographie de ce processus.
2. Le nouveau visage des polders : des paysages aquatiques et mouvants
2.1. Les caractéristiques paysagères du polder agricole
17Le paysage traditionnel des polders, c’est-à-dire le paysage du polder agricole, rassemble un certain nombre de caractéristiques communes, d’une région de polders à l’autre. Ce paysage est tout d’abord celui de l’immensité, un polder pouvant s’étendre d’un seul tenant sur plusieurs centaines d’hectares.
18Toutefois, il existe aussi des régions où les terres endiguées sont de faible étendue, comme sur les côtes très indentées de l’Angleterre, de la Bretagne ou de la Ria Formosa. De surcroît, cette apparente immensité ne s’étend pas à perte de vue. En effet, si l’on se tient au sein du polder, le regard, où qu’il se tourne, rencontre toujours un obstacle : ce sont les digues de ceinture, qui empêchent la vision de se porter plus loin et notamment jusqu’à la mer.
19En second lieu, le paysage traditionnel du polder est généralement dépourvu de relief ou d’éléments pouvant capter le regard, à l’exception de la ceinture de digues que nous venons d’évoquer. On n’y trouve « pas la moindre éminence à laquelle puisse s’accrocher le regard » (p. 263)27. Ce paysage est marqué par sa platitude, du fait de sa conquête initiale sur des espaces naturels aux très faibles dénivellations, les prés salés et les vasières. Après conquête, pour maximiser l’utilisation de l’espace notamment à des fins agricoles, l’habitat reste souvent rare (voire absent)28, de même que la couverture arborée : on remarque quelques bouquets d’arbres autour des fermes ou en alignement le long des canaux et sur les digues, pour faire office de coupe-vent. La végétation naturelle ou spontanée est par conséquent clairsemée au sein de ces espaces, tout entiers consacrés à la production agricole. En 1906, R. Blanchard retirait déjà cette impression de la Flandre : « Watergands, pâtures et terre grise, fermes, arbres rares et penchés sont les notes uniformes de ce grand paysage vide. Les proportions peuvent changer, mais les éléments sont les mêmes » ; « l’impression dominante, surtout lorsqu’on arrive de l’intérieur, est celle de vide et de nu » (p. 264)29.
20Autre caractéristique du paysage de polder : sa parfaite géométrie, qu’on retrouve à la fois dans le tracé des digues et dans celui des chemins d’exploitation ou du réseau de drainage. R. Blanchard parlait, au sujet de la Flandre zélandaise, « d’un vaste échiquier aux cases irrégulières, enfermées de lignes gazonnées qui sont le trait dominant du paysage » (p. 325)30. Tout a été fait, lors de la construction, pour maximiser l’espace à exploiter et réduire les coûts : tracer les digues et les réseaux au cordeau s’est alors imposé. Si ce paysage est tout entier construit – c’est un paysage anthropique par excellence –, la présence visible de l’homme y reste toutefois peu marquée. En effet, à l’exception de polders spécifiquement créés pour des raisons démographiques, comme ceux du Flevoland aux Pays-Bas, la vocation agricole des polders prime largement sur leur vocation résidentielle : ce sont des paysages monotones de prairies et de labours qui s’offrent au regard, simplement ponctués de quelques fermes ou de petits villages, souvent alignés sur les digues ou concentrés, pour les mêmes raisons d’organisation spatiale. Enfin, ce paysage de polder est éminemment terrestre et a perdu toute trace de son passé de milieu naturel marin. L’eau présente est une eau douce, qui ne divague pas comme les chenaux de marée dans les anciens marais, mais se trouve, elle aussi, corsetée dans un réseau.
21Ces impressions d’immensité, de regard interrompu, de resserrement de la végétation naturelle, de géométrie, de rareté de la présence humaine et d’importance de la vocation agricole caractérisent parfaitement les polders néerlandais visibles sur les photographies 2 et 3 et la photo A du livret séparé. Mais les polders les plus anciens ne présentent pas tous ce visage, car la poldérisation s’est parfois opérée dans des conditions différentes : il existe ainsi des très petits polders, aux digues parfois tortueuses et à la densité humaine plus élevée.
2.2. Les paysages aquatiques, végétalisés et mouvants des polders contemporains
22Bien que classique, ce paysage de polder agricole n’est pourtant pas immuable. Les photos A à F du livret séparé mettent, en effet, en exergue la grande évolution du paysage contemporain des polders, à partir de leur stade initial. Les polders des photos B à F, visibles dans le livret séparé, ont en l’occurrence tous ressemblé au polder agricole de la première photo (A) à leur stade d’exploitation initial, mais ont ultérieurement évolué en des polders aux paysages plus diversifiés et mouvants, que l’on pourrait respectivement qualifier de « polders en friche » (photo B), de « polders de nature » (photo C) et de « polders maritimes » (photos D, F, F) – bien que l’expression puisse paraître antinomique.
23Les polders en friche, dont on a expliqué l’origine supra, sont ici représentés par le cas du marais agricole du Ludo, situé sur la rive ouest de la Ria Formosa – un marais intensément exploité jusque dans les années 1960 puis progressivement abandonné (photo B)31. Lorsque l’agriculture de polder est remplacée par une activité de gestion écologique des marais, dans un contexte de protection des milieux, le pâturage extensif ou des opérations de fauche peuvent être maintenus. Cette intervention agricole minimale donne lieu à des paysages plus jardinés, d’aspect moins sauvage que les friches. C’est ce qu’on observe sur la photographie D, où une partie de l’ancien polder agricole du Carmel (baie des Veys, France), désormais protégé par le Conservatoire du Littoral, est fauchée (prairie de gauche) de façon à accueillir des oiseaux inféodés aux basses prairies. La transformation paysagère y semble moins radicale que dans la prairie de droite, évoluant pour sa part naturellement. Lorsque l’intervention sur les milieux est moindre, leur évolution est plus rapide et apparaît alors un paysage de « polder de nature » (photo C). Enfin, lorsque le degré d’abandon est plus marqué, le polder peut même se voir ré-envahi par les eaux marines, soit du fait de brèches accidentelles formées lors de tempêtes (on parle alors de dépoldérisation accidentelle), soit dans le cadre de dépoldérisations programmées et gérées par l’homme. Les photographies D, E et F témoignent de cette dernière évolution de polders agricoles en des espaces que l’on pourrait paradoxalement appeler des « polders maritimes ». Ces photos montrent respectivement un polder partiellement rendu à la mer à travers un clapet à marée permettant l’entrée des eaux marines (polder du Carmel), un polder complètement rendu à la mer en 1981, dans l’aber de Crozon (Finistère), par le démantèlement de sa digue de mer, et un polder rendu à l’estuaire Blackwater en Angleterre (Tollesbury), au moyen d’une brèche qu’on distingue dans sa digue, à l’arrière-plan. Ces nouveaux paysages de polders se juxtaposent parfois sur seulement quelques kilomètres carrés.
24Du fait de cette évolution, les caractéristiques initiales du paysage du polder se sont complètement modifiées. En premier lieu, l’espace terrestre s’est largement humidifié, par un retour permanent de l’eau : dans les polders en friche, le drainage n’est plus assuré et l’eau vient à stagner (photo B) ; dans les polders de nature, elle circule désormais plus librement (photo C), comme dans les polders rendus à la mer (photos D, E, F), où la présence d’eaux marines est parfois nettement visible (laisse de mer et présence d’un chenal de marée dans l’ancien polder de Crozon, photo E et à Tollesbury, photo F). La construction géométrique du paysage initial s’efface également, au profit d’une nature plus libre et mouvante (photo C), plus sauvage et incontrôlée (marques d’érosion, photos E, et présence d’eau, photo F). L’anthropisation et l’exploitation agricole ne sont plus présentes que sous forme de traces ou de ruines : des restes de billons dans le Ludo (photo B), les arbres morts d’un ancien verger dans l’aber de Crozon et à Tollesbury (photos E et F). Enfin, la végétation naturelle a repris le dessus et les plantes de marais doux ou de marais saumâtres et salés ont remplacé les anciennes cultures : on y voit se déployer des roseaux et des carex (photo C), des salicornes (photos B et D), de l’obione (photo E), tout un schorre (photo F), etc.
25Ainsi, de géométrique et figé, le paysage terrestre du polder a pu progressivement regagner, surtout dans les sites marqués par la dépoldérisation, des motifs paysagers plus aquatiques et végétalisés, plus naturels et mouvants.
3. Une nouvelle géographie des côtes à polders ?
26Après dix siècles de conquêtes acharnées sur la mer, l’Europe occidentale s’est lentement lancée dans une politique de dépoldérisation. Si ce retour délibéré des polders à la mer a démarré il y a une trentaine d’années, il ne couvre encore que 70 à 80 km2 de polders dans cinq pays européens, c’est-à-dire une surface qui reste inférieure à 1 % de l’aire littorale qui a été poldérisée en Europe du Nord-Ouest32.
3.1. Une terminologie variable d’une région à l’autre
27Ce chiffre reste sans doute largement estimatif, car le processus de dépoldérisation est difficile à quantifier, du fait de l’emploi d’une terminologie variable d’une région à l’autre. Ainsi, aux Pays-Bas, « dépoldériser » se dit depolderen ou ontpolderen en Zélande et uitpolderen ou verkwelderen dans le Nord. En Grande-Bretagne, on parle de retrait de la ligne de digue : managed realignment – on peut signaler au passage qu’on utilise aux États-Unis les expressions dike relocation, dike removal, tidal restoration et marsh restoration... En Allemagne, on utilise les termes de Ausdeichung ou Deichrückverlegung ; en France, on parle rarement de dépoldérisation, et plus souvent de réestuarisation, remari nisation ou remise en eau. Ces distinctions lexicales tiennent généralement à des différences techniques : en effet, la réouverture d’un estuaire barré sur la mer (réestuarisation) et la remise en eau d’un polder agricole ne sont pas synonymes. Il en va de même entre le recul de la ligne de digues (Deichrückverlegung) et le percement de brèches dans une digue détruisant un endiguement (Ausdeichung). Mais ces différences terminologiques peuvent aussi tenir à des raisons psychologiques, certaines expressions étant volontairement moins précises que d’autres : ainsi, les termes setback ou Deichrückverlegung, employés en Angleterre ou en Allemagne, n’évoquent que le recul de la digue vers l’arrière et les expressions « remarinisation » ou « remise en eau », utilisées en France, ne parlent que d’un retour de l’eau. Aucune de ces expressions ne met clairement l’accent sur la déconstruction des polders, comme le fait le terme dépoldérisation... L’importance du vocabulaire employé a d’ailleurs conduit les opérateurs de dépoldérisations, en Grande-Bretagne, à préférer le terme de « réalignement contrôlé » de la ligne de digues (managed realignment) à celui de « retrait contrôlé » (managed retreat) et plus encore de « mise en retrait » sans autre précision (setback), employé dans les années 1990 et sans doute plus inquiétant...
3.2. Les modalités techniques de la dépoldérisation
28Sur le plan technique, ces dépoldérisations présentent différents visages, le retour de la mer pouvant être plus ou moins marqué. On parlera, dans cet essai, de « dépoldérisation partielle » lorsque des ouvertures sur la mer ont été installées dans le corps d’une digue, sous forme de tuyaux, de clapets, de portes à marée ou d’écluses, pour faire pénétrer de l’eau de mer dans un ancien polder. L’entrée des eaux marines est alors limitée et régulée spatialement comme temporellement, surtout si les clapets, vannes ou écluses sont restés sous contrôle anthropique. La photographie 4 montre le retrait d’un clapet à marée dans l’aber de Crozon (partie amont). L’eau de mer pénètre désormais dans la partie arrière du polder (30 ha), sans contrôle des flux mais de façon très limitée. La photographie 5 montre les buses du polder de Brandcaster, qui permettent la circulation des eaux marines entre le polder (à droite) et le pré salé voisin (à gauche). L’érosion naturelle du cordon dunaire, qui barre le polder du côté de la mer, et l’arasement de la digue de mer latérale permettent également une entrée des eaux marines lors des fortes marées. À Brandcaster, l’entrée des eaux est ainsi permanente et incontrôlée.
29La photographie 6 montre comment l’ouverture ou la fermeture d’une vanne peut également permettre une pénétration contrôlée des eaux marines dans un polder.
30Une autre forme de dépoldérisation partielle peut correspondre à un abaissement de la hauteur des digues, permettant des entrées ponctuelles d’eaux salées. Ces mesures sont par exemple prises dans les estuaires, lorsqu’on cherche à ne faire entrer dans les polders – devenus des polders de décharge – que les eaux les plus hautes en période de tempête. Ces entrées d’eau ne sont pas contrôlables. Les effets écologiques qu’on peut en attendre sont de ce fait difficiles à prévoir, du fait des fortes différences de durée, de fréquence et d’amplitude de la submersion qu’on pourra observer entre des marais extérieurs et des marais ponctuellement inondés à l’intérieur de ces polders33. On peut remédier à cette incertitude en prévoyant en parallèle des entrées d’eau régulières à travers des conduites, et en contrôlant les sorties d’eau à travers des écluses. Il faut en retenir que les dépoldérisations partielles peuvent être contrôlées comme non contrôlées, et que les flux d’eau qu’elles connaissent peuvent suivre des rythmes différents de celui du cycle naturel de la marée.
31Pour dépoldériser complètement – ce qu’on peut appeler des « dépoldérisations totales »–, on peut créer une ou plusieurs brèches dans une digue. Celles-ci se produisent souvent accidentellement lors des tempêtes, dans les digues non entretenues. Il en reste de nombreux exemples en Grande-Bretagne, où les brèches des tempêtes de 1897 et 1953 n’ont pas été refermées. Mais dans le cas des dépoldérisations programmées, ces brèches n’ont rien d’accidentel et sont délibérément réalisées.
32Enfin, on peut opérer un véritable démantèlement de la digue de mer, synonyme de complète disparition de la digue et submersion d’un polder. Mais de telles dépoldérisations – le terme étant ici compris dans son sens le plus strict – sont beaucoup plus rares : en France, on peut citer celle de l’aber de Crozon (dans sa partie aval34) et en Angleterre, celle de Brandcaster. En effet, malgré l’installation de buses dans ce site – essentiellement pour faciliter le passage des promeneurs –, le cordon dunaire et les digues ont été tellement rabaissés que la mer pénètre de toutes parts dans ce polder en période de hautes eaux.
33Il est possible aussi de combiner plusieurs de ces modalités de réouverture sur la mer. Ainsi, sur l’île britannique de Wallasea, l’opérateur de la dépoldérisation partielle, qui est projetée sur plusieurs centaines d’hectares, envisage que celle-ci se fasse de façon différente pour les entrées et les sorties d’eau : la mer entrera dans le polder au-delà d’un certain niveau de marée, en passant par-dessus des digues surbaissées en sept endroits – ce faisant, il lui faudra un mois pour reproduire un cycle complet de marée – et elle ressortira du site en passant à travers des clapets à marée. À Tiengemeten, outre une dépoldérisation classique par brèche, l’eau de l’estuaire entre aussi sur l’île de façon plus indirecte et irrégulière dans le cadre d’une dépoldérisation partielle, fonctionnant au moyen d’un déversoir et, plus loin, d’une conduite doublée d’une vanne.
34Malgré l’existence de ces différents procédés de contact avec la mer, nous utiliserons indifféremment le terme plus évocateur de « dépoldérisation ». L’évolution paysagère présentée précédemment est donc directement dépendante des mesures de dépoldérisation prises : une dépoldérisation partielle se traduira par des entrées marines de moindre ampleur et souvent contrôlées : le paysage en résultant sera moins « sauvage » et d’aspect moins maritime que dans le cas d’une brèche ou d’une disparition de digue. Ces distinctions sont parfaitement visibles sur les photographies du polder du Carmel et de l’aber de Crozon (photos D et E du livret séparé). Dans le premier cas, l’eau de mer pénètre modérément dans le polder par une vanne défectueuse et le schorre, peu développé, présente un aspect bien ordonné ; dans le second cas, un milieu estuarien s’est complètement re-développé après la destruction complète d’une digue, comme le signale la présence d’un haut schorre et d’un chenal de marée, et l’ancienne occupation agricole ne reste plus visible que par des arbres morts alignés en plein estran...
3.3. Évolution technique et surfacique du processus de dépoldérisation
35L’analyse de plusieurs dizaines de cas de dépoldérisation répertoriés en Europe a permis l’établissement des graphiques suivants, distinguant systématiquement les dépoldérisations accidentelles maintenues des dépoldérisations partielles et des dépoldérisations totales. Si les dépoldérisations dépassent actuellement les 80 km2, la figure 3 traite plus précisément de l’évolution du nombre de dépoldérisations pratiquées en Europe dans les dernières décennies et la figure 4 de l’évolution des surfaces successivement rendues à la mer.
36La figure 3 porte sur l’évolution du nombre de dépoldérisations mises en œuvre jusqu’en 2008 en Europe. Il met trois éléments en exergue. En premier lieu, il convient de ne pas se fier à l’échelle temporelle qui, faute de dates suffisamment précises sur les ruptures accidentelles de digues, n’est pas continue dans la partie gauche du graphique. De plus, ces dépoldérisations accidentelles ont été, en réalité, bien plus nombreuses que cela a été indiqué, le graphique ne recensant pratiquement que celles qui sont survenues en Grande-Bretagne. Ces données lacunaires ont néanmoins été incorporées au graphique pour bien marquer la différence entre cette première période, antérieure à 1980, où les dépoldérisations accidentelles étaient les seules à exister, et la période suivante durant laquelle elles ont été supplantées par des dépoldérisations volontairement programmées. En second lieu, ce document montre l’importance croissante des dépoldérisations à partir de la seconde moitié des années 1990, même si le mouvement a démarré quinze ans auparavant, au début des années 1980. La dépoldérisation paraît actuellement marquer un coup d’arrêt depuis 2004, mais ce recul n’est sans doute pas durable vu l’importance des projets proposés qui seront concrétisés à l’avenir – et qui, là encore, ne sont sans doute pas recensés de façon exhaustive. Enfin, ce graphique fait aussi aparaître une évolution dans les types de dépoldérisations volontairement pratiquées depuis 1981. Les dépoldérisations partielles caractérisent plus largement les décennies 1980 et 1990, même si elles n’ont pas complètement disparu dans la période récente, alors que les dépoldérisations totales prennent clairement le pas sur les premières depuis les années 2000, et devraient se maintenir au vu des projets recensés.
37La figure 4 porte sur l’évolution surfacique des dépoldérisations pratiquées (chaque barre verticale représente un site dépoldérisé et indique sa surface ; plusieurs barres, de couleurs parfois différentes, peuvent se juxtaposer la même année). À première vue, aucune évolution particulière n’est à noter. En effet, on remarque à chaque période de petites comme de grandes surfaces dépoldérisées – les variations allant de moins de 1 ha à 853 ha ! – sans qu’on puisse dégager d’évolution à la hausse ou à la baisse de ces surfaces.
38A contrario, si on distingue les dépoldérisations partielles des dépoldérisations totales, on peut noter une différence majeure dans la superficie moyenne de chacun de ces types. La superficie moyenne des dépoldérisations partielles est en effet très élevée, de 190 ha environ sur les dix-huit cas considérés, alors que celle des dépoldérisations totales est, en moyenne, plus de trois fois inférieure (85 ha) sur les quarante-neuf cas considérés. Toutefois, ces moyennes sont à interpréter avec précaution car les écarts entre extrêmes sont très élevés : ils vont de 1 ha à 736 ha pour les dépoldérisations totales et de 16 ha à 853 ha pour les dépoldérisations partielles. Rien n’oppose clairement ces deux types de dépoldérisations. En définitive, seules leurs modalités techniques de retour de la mer diffèrent pour l’instant. On constate toutefois que la surface des dépoldérisations totales semble globalement augmenter – ce qui est peut-être le signe d’une acceptation plus grande dans la société européenne du processus de dépoldérisation ? Il est difficile de tirer davantage de conclusions de ce graphique, car ces choix surfaciques relèvent d’acteurs aux nationalités et aux politiques de gestion fort différentes, comme on va peu à peu le constater.
3.4. La géographie du mouvement de dépoldérisation en Europe occidentale
39Comme on l’observe sur les cartes de synthèse A et B insérées dans le livret séparé, le processus de dépoldérisation à l’œuvre en Europe se concentre sur les côtes à marais de l’Atlantique et de la mer du Nord, dans les régions les plus amplement poldérisées par le passé. On doit signaler en premier lieu que les dépoldérisations accidentelles n’ont pas été systématiquement cartographiées. Trop nombreuses, elles auraient nui à la lisibilité de la carte. Les brèches accidentelles qui se sont produites entre la fin du xixe siècle et 1953 n’ont pas été maintenues, à cette période, pour un objectif écologique, mais simplement du fait d’un manque de moyens des propriétaires concernés. Il ne nous a donc pas paru utile de cartographier ces anciens accidents. Nous n’avons retenu, sur la carte, que les brèches qui se sont produites depuis 1970 et qui ont été volontairement conservées.
40Cette carte de synthèse fait apparaître des différences très marquées entre les différents pays. Des différences surfaciques, en premier lieu : les surfaces paraissent en moyenne plus réduites en France et en Angleterre qu’aux Pays-Bas et en Allemagne. En l’occurrence, la taille moyenne des dépoldérisations réalisées et en projet en 2008 atteint une quarantaine d’hectares en Grande-Bretagne, une centaine en France, 140 ha aux Pays-Bas et plus de 215 ha en Allemagne. La carte montre aussi des différences dans la nature des dépoldérisations pratiquées : les brèches accidentelles récentes semblent plus nombreuses en France, les brèches volontairement programmées plus nombreuses en Angleterre et les dépoldérisations partielles plus fréquentes en Allemagne et en France. La situation des Pays-Bas paraît en effet plus contrastée. Enfin, concernant les objectifs majeurs de ces dépoldérisations, les contrastes sont tout aussi frappants : les objectifs environnementaux et touristiques caractérisent clairement la France, alors que les objectifs défensifs sont importants en Angleterre et les dépoldérisations compensatoires majoritaires en Allemagne. De ce point de vue aussi, le cas néerlandais semble plus difficile à caractériser.
41Sur le plan temporel, les cartes C et D du livret séparé mettent tout autant de contrastes en évidence, de surcroît à l’échelle régionale : les plus anciennes dépoldérisations, réalisées avant 1995, se concentrent globalement en Allemagne et au nord des Pays-Bas, mais concernent aussi plus ponctuellement l’estuaire de la Blackwater en Angleterre et la côte bretonne ou normande. À l’inverse, les dépoldérisations non accidentelles les plus récentes se concentrent en Grande-Bretagne et dans la partie sud des Pays-Bas : les dernières dépoldérisations, réalisées depuis 2005, se sont déployées dans les estuaires de la Humber, du Haringvliet, de l’Escaut occidental, auxquels on peut ajouter l’Escaut maritime en Belgique et la baie de Somme et l’Aquitaine dans le cas français. Les projets de dépoldérisation y concernent les estuaires de la Humber, de la Crouch et de l’Escaut occidental. Un mouvement aussi protéiforme en termes de surfaces, de techniques, d’objectifs et de périodes ne peut qu’inviter le chercheur à mener une analyse géographique, à l’échelle européenne.
42Pour comprendre ces contrastes, il paraît essentiel de développer toute la palette des éléments qui pourraient influer directement ou directement sur le mouvement. A priori, c’est sur la base d’une dizaine de critères au moins qu’on peut comprendre l’évolution du processus, de même que ses implantations et ses succès ou ses échecs. La figure 5, simplement réalisée à partir de quatre cas de dépoldérisation particulièrement représentatifs, montre ainsi combien ces critères peuvent radicalement différer d’un pays à l’autre, voire d’un site à l’autre dans la même région. Une distinction très nette s’opère en effet entre deux dépoldérisations réussies et surtout acceptées – celles du Perkpolder, dans l’Escaut occidental, et du Beltringharder Koog, en Frise du Nord – et deux projets de dépoldérisation, soit retardé dans le cas des polders agricoles de l’Escaut occidental, soit complètement empêché dans le cas de Weymarks, en Angleterre. Sept éléments fondamentaux différant radicalement d’un de ces sites à l’autre peuvent expliquer ces contrastes.
43On constate ainsi que la propriété du polder était publique dans les cas de dépoldérisation acceptés, alors qu’elle était privée dans les cas refusés – elle concernait même un grand propriétaire foncier à Weymarks. L’agriculture était en pleine activité dans les cas refusés, alors que dans les projets acceptés, soit aucun usage économique n’était en cours et ne pouvait disparaître (Beltringharder Koog), soit le déclin économique et démographique local poussait à agir et à opter pour une dépoldérisation innovante. Dans les quatre cas examinés, l’objectif premier est compensatoire, répondant soit à des travaux utiles à l’activité portuaire, soit à des travaux de protection côtière, mais dans le cas des polders néerlandais de l’Escaut occidental, où les refus sont massifs, il faut noter que cette compensation a partie liée avec des travaux profitant au port d’Anvers, belge... La terminologie utilisée a également différé : on a parlé au départ de projet « en dehors des digues » pour le Perkpolder, et la dépoldérisation partielle du Beltringharder Koog a été évoquée sous l’appellation de « lagune salée » (Salzwasserlagune). Dans les projets refusés, on a au contraire clairement – et sans doute à tort – évoqué des dépoldérisations : ontpoldering dans l’Escaut et managed retreat en Angleterre. Sur le plan technique, les dépoldérisations acceptées ont soit concerné des étendues réduites (Perkpolder : 75 ha), soit des dépoldérisations partielles (Beltringharder Koog), alors qu’il s’agissait, pour les projets refusés, de surfaces importantes (plus de 700 ha dans l’Escaut) et/ou de véritables dépoldérisations par brèches (Prospère Polder, Weymarks) ou par démantèlement de digue (Hedwige Polder). Enfin, le fait que les acteurs soient restés strictement publics dans l’Escaut (province de Zélande) et à Weymarks (Environment Agency) peut aussi expliquer la contestation soulevée, alors que ces derniers se sont associés à des acteurs privés dans le Perkpolder (promoteurs immobiliers et secteur bancaire) ou à des acteurs associatifs et locaux dans le cas du Beltringharder Koog. De surcroît, dans le Perkpolder, des incitations financières européennes du programme Comcoast (Interreg III) ont motivé les ingénieurs, qui étaient d’ailleurs associés dans leur projet à des scientifiques, ce qui a peut-être conféré une plus grande « aura » à ce projet, au regard des dépoldérisations liées à des questions strictement portuaires.
44Si les autres cas de dépoldérisation examinés dans cet essai ne présentent pas tous un profil aussi marqué, ces quelques exemples auront néanmoins servi à montrer qu’une étude de ce processus se doit d’être la plus large possible, empruntant aux sciences de la nature comme aux sciences de la société et s’intéressant autant aux objectifs, même paradoxaux, des dépoldérisations qu’à leurs moteurs et entraves. Le tableau suivant (tabl. 2) fournit des informations détaillées sur chaque site dépoldérisé pris en compte dans cette réflexion. La plupart des graphiques sur la dépoldérisation ont été établis à partir de ces informations, de même que la carte de synthèse des sites dépoldérisés en Europe (cf. livret séparé).
Notes de bas de page
1 Anonyme, Living with Coastal Erosion in Europe : Sédiment and SpaceforSustainability. Maps and Statistics, programme Eurosion, 29 mai 2004.
2 Le chiffre plus élevé du Languedoc-Roussillon tient à l’existence de plages artificielles et de structures portuaires.
3 Côtes pourvues de structures défensives et bordées de plages artificielles.
4 F. Verger, Marais maritimes et estuaires du littoral français, Paris, Belin, 2005 ; N. Baron-Yelles, L. Goeldner-Gianella, Les Marais maritimes d’Europe atlantique, Paris, PUF, 2001, 294 p. ; R. Paskofï, Les Littoraux, op. cit ; J.-N. Salomon, Géomorphologie sous-marine et littorale, Presses universitaires de Bordeaux, 2008, 387 p.
5 F. Bertrand, L. Goeldner, « Les côtes à polders : les fondements humains de la poldérisation », L’Information géographique, n° 2, 1999, p. 78-86.
6 F. Bertrand, L. Coeldner, « Les côtes à polders (suite) : prégnance des conditions biophysiques et typologie », L’Information géographique, n° 3, 1999, p. 118-131.
7 F. Bertrand, L Goeldner, « Les côtes à polders : les fondements humains de la poldérisation », loc. cit.
8 L. Goeldner, « The German Wadden Sea Coast : Réclamation and Environmental Protection « Journal of Coastal Conservation, n° 5, 1999, p. 23-30.
9 S. Rippon, The Severn Estuary, Landscape Evolution and Wetland Réclamation, Londres, Leicester University Press, 1997.
10 Rheinischer Merkur (Koblenz) du 24 septembre 1949.
11 Respectivement Niederdeutsche Zeitung (Hamburg) du 21 mai 1949 ; Frankfurter Rundschau du 20 avril 1976 et Die Welt du 24 juin 1958.
12 Les terpen sont des buttes artificielles en argile construites par les peuples côtiers de la mer du Nord après Jésus-Christ pour se prémunir des submersions marines. S. Lebecq, « De la protohistoire au Moyen Âge : le paysage des terpen le long des côtes de la mer du Nord », Revue du Nord, n° 62, 1980, p. 126-154.
13 Respectivement : Rheinischer Merkur (Koblenz) du 24 septembre 1949 ; Die neue Zeitung du 28 avril 1952 ; Rheinischer Merkur (Koblenz) du 24 septembre 1949 et DieZeit (Hamburg) du 9 avril 1953.
14 P. Wagret, Les Polders, op.cit.
15 Information and Documentation Centre for the Geography of the Netherlands (IDG), Zuydeerzee – lake IJssel, Utrecht, 1993, 35 p.
16 G. Lavier, « Le paludisme des pays froids », Sciences, 1938, p. 45-52.
17 L. Papy, La Côte atlantique de la Loire à la Gironde, op. cit.
18 Liées dans ce cas à la volonté d’améliorer le drainage des terres agricoles voisines par la construction de vastes réservoirs de stockage.
19 L. Goeldner, « The German Wadden Sea Coast : Réclamation and Environmental Protection », loc. cit.
20 F. Verger, L’Anse de /Aiguillon, Arles/La Défense, Zctes Sud/Dexia éd„ 2008, 45 p.
21 F. Verger, Marais maritimes et estuaires du littoral français, op. cit.
22 F. Poncet, Les Zones humides du littoral breton. Caractères et évolution, thèse de 3e cycle, Brest, UBO, 1984, 349 p.
23 L Goeldner-Gianella, « Remèdes à la déprise des polders en Europe occidentale », in H. Rakoto, B. ThiBaud, D. Peyrusaubes, Ruralités Nord/Sud : inégalités, conflits, innovations, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 263-279.
24 G. Bonnot-Courtois, Polder de Ploubalay. Levés topographiques, Rapport pour le Conservatoire du littoral, septembre 1996.
25 J.P. Bakker, P. Esselink, K.S. Dijkema, W.E. Van Duin, D.J. De Jong, « Restoration of Sait Marshes in the Netherlands », Hydrobiologia, n° 478, 2002, p. 29-51.
26 Ibid.
27 R. Blanchard, La Flandre, op. cit.
28 En dehors des polders néerlandais de l’Ijsselmeer construits à des fins démographiques.
29 R. Blanchard La Flandre, op. cit.
30 Ibid.
31 L. Goeldner-Gianella, G. Arnaud-Fassetta, F. Bertrand, N. Baron-Yelles, S. Costa, G. Beltrando, S. Davidson, « Les marais endigués de la Ria Formosa (Algarve) face à un siècle de développement économique. Le cas de la réserve naturelle du Ludo », Annales de géographie, n° 629, 2003, p. 3-22.
32 Ce chiffre a été obtenu à partir d’une recension d’environ quatre-vingts polders rendus à la mer en France, aux Pays-Bas, en Allemagne et en Grande-Bretagne.
33 T. Cox, T. Maris, P. De Vleeschauwer, T. De Mulder, K. Soetaertk, P. Meire, « Flood Conrrol Areas as an Opportunity to Restore Estuarine Habitat », Ecological Engineering, n° 28, 2006, p. 55-63.
34 Bien que, pour certains auteurs, il s’agisse ici simplement de réestuarisation.
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