Chapitre IV. Travailler des objets : le généalogiste et l’historien
p. 159-211
Texte intégral
Comment se fait-il que la pensée ait un lieu dans l’espace du monde, qu’elle y ait comme une origine, et qu’elle ne cesse, ici et là, de commencer toujours à nouveau ?
Foucault, MC, p. 364.
1Dans un entretien datant de 1967, Foucault définissait l’archéologie comme une « ethnologie de la culture à laquelle nous appartenons », et disait vouloir se situer « à l’extérieur » de cette culture pour « voir comment elle a pu effectivement se constituer1 ». Le terme « ethnologie » montre bien le sens de la démarche foucaldienne : il s’agit précisément de prendre ses distances avec notre présent afin de pouvoir le décrire à l’instar d’un ethnologue face à une culture inconnue. Il faut alors « se rendre étranger » à ce présent comme s’il était un pays exotique. Démarche paradoxale, dans laquelle l’archéologie était prise au piège, car vouloir décrire de l’extérieur l’entrelacement des pratiques discursives qui constituent notre présent reviendrait, ni plus ni moins, à s’extraire de notre ordre du discours, alors que « c’est à l’intérieur de ses règles que nous parlons2 ». Pourtant, une page de l’Archéologie du savoir marque très précisément le passage à un autre usage de la description archéologique qui peut aussi valoir comme diagnostic de notre présent et annonce en cela ouvertement l’analyse généalogique :
L’analyse de l’archive comporte donc une région privilégiée : à la fois proche de nous, mais différente de notre actualité, c’est la bordure du temps qui entoure notre présent, qui le surplombe et qui l’indique dans son altérité ; c’est ce qui, hors de nous, nous délimite. La description de l’archive déploie ses possibilités (et la maîtrise de ses possibilités) à partir des discours qui viennent de cesser justement d’être les nôtres ; son seuil d’existence est instauré par la coupure qui nous sépare de ce que nous ne pouvons plus dire et de ce qui tombe hors de notre pratique discursive ; elle commence avec le dehors de notre propre langage ; son lieu, c’est l’écart de nos propres pratiques discursives. En ce sens, elle vaut pour notre diagnostic. [...] Le diagnostic ainsi entendu n’établit pas le constat de notre identité par le jeu des distinctions. Il établit que nous sommes différence, que notre raison c’est la différence des discours, notre histoire la différence des temps, notre moi la différence des masques. Que la différence, loin d’être origine oubliée et recouverte, c’est cette dispersion que nous sommes et que nous faisons3.
2À la lecture de cet extrait, nous pouvons remarquer que Foucault inverse le sens de l’analyse archéologique en redéployant le principe central de différence défini dans Naissance de la clinique : ce ne sont plus les a priori historiques des époques passés qui font surface comme différences absolues par rapport à l’expérience présente, mais c’est précisément l’a priori que structure notre regard qui devient accessible à partir de l’analyse historique du passé, de la différence de l’« aujourd’hui » par rapport à « hier ». Si la structure de la construction archéologique reste intacte, en revanche son usage semble se transformer. Nous avons vu que ce retournement était en quelque sorte implicite dans la démarche archéologique même, à la manière de la théologie négative qui ne peut pas parler directement des attributs de Dieu et se résigne à parler de ce qu’il n’est pas. En ce sens, depuis l’Histoire de la folie, l’archéologie se doit de révéler notre a priori historique, non pas directement, mais en creux, à partir de sa différence par rapport aux autres épistémè4. Du point de vue de la forme générale de l’analyse historique, une fois historicisée la figure de l’a priori et introduit le concept de « pratique discursive », la généalogie ne résulte peut-être pas tant d’un changement dans l’ordre de la finalité que de la méthode5. Transformation toutefois capitale, car elle oriente entièrement la réflexion critique, notamment à partir de L’Ordre du discours, et en particulier dans les cours au Collège de France, vers la direction de l’analyse philosophique d’un présent envisagé du point de vue de sa différence par rapport à l’actuel. La « différence » n’est donc plus pensée à partir de l’incommensurabilité entre présent et passé ou de la distance entre expérience et pensée. Elle est désormais introduite dans le présent en tant qu’écarf par rapport à la répétition de l’événement qui produit l’actualité. Il convient alors de préciser le rapport entre ces trois termes : événement, présent, actualité, rapport où se joue le vrai sens de la généalogie.
LA QUESTION DU PRÉSENT ET LES DÉFIS DE L’ACTUALITÉ
3« Fabricant et fabriqué, l’événement est d’emblée un morceau de temps et d’action mis en morceaux, en partage comme en discussion6 », écrit l’historienne Arlette Farge. Ce « morceau de temps » est, selon Foucault, ce qui inaugure notre présent comme le moment de sa répétition et la constitution d’une actualité :
Et c’est vrai que, dans mes livres, j’essaie de saisir un événement qui m’a paru, qui me paraît important pour notre actualité, tout en étant un événement antérieur. [...] Tous ces événements, il me semble que nous les répétons. Nous les répétons dans notre actualité, et j’essaie de saisir quel est l’événement sous le signe duquel nous sommes nés, et quel est l’événement qui continue encore à nous traverser7.
4Loin d’être l’irruption de l’irrationnel et de l’impensable s’opposant au jeu des structures, l’événement définit donc une certaine forme du présent par sa répétition. Même s’il a représenté, à un certain moment, le changement du rapport de force, la rupture qui ouvre notre présent, il a désormais perdu toute nouveauté pour nous, en devenant le proche, le quotidien, l’intime, et par là même l’invisible, ce que nous ne percevons pas8. L’actualité, en revanche, est définie par une expérience de pensée inscrite dans le présent, qui permet de prendre une certaine distance par rapport à ce présent et qui fait, par conséquent, de cette répétition un moment unique. Le présent devient alors « un jour comme les autres, ou plutôt, un jour qui [comme les autres], n’est jamais comme les autres9 ». Ce n’est ni un événement ni la structure d’une répétition perpétuelle, qui définit l’actualité de notre présent, mais précisément le mouvement de pensée qui est impliqué dans notre expérience du présent. Ainsi, la « situation actuelle » est définie non pas par un ensemble de mécanismes économiques et sociaux, mais « par cette espèce d’interface entre, d’une part, la sensibilité des gens, leurs choix moraux, leur rapport à eux-mêmes et, d’autre part, les institutions qui les entourent10 ». La pensée incorporée dans l’action en tant que forme de cette action au quotidien, dans le sens défini plus haut, est précisément ce qui soustrait le présent à la répétition monotone de l’événement et crée cette actualité qui se distingue par une expérience qui est seulement la nôtre.
5Il est intéressant de remarquer que, de cette structure temporelle, Foucault tire un certain nombre de conséquences. En premier lieu, la généalogie n’aura plus pour but de mettre en lumière la « pensée d’avant la pensée » comme l’archéologie, mais précisément la pensée en tant que forme réflexive de détachement par rapport à l’action, pensée qui permet de prendre du recul et de la distance réflexive par rapport à ce qu’on est et à ce qu’on fait. Une pensée, en somme, qui réfléchit au présent et le rend « actuel ». Prendre en compte cette pensée signifie donc que la généalogie, ou la philosophie tout court, sera orientée vers l’actualité, c’est-à-dire que, en imitant le geste de l’Aufklärung kantienne, elle cherchera à mettre au jour la différence que l’aujourd’hui introduit par rapport à hier11. Tout comme cela émerge distinctement dans les textes « kantiens » du dernier Foucault, la démarche philosophique est désormais entièrement vouée à l’actualité, non seulement au sens où elle cherche à l’éclairer, mais aussi au sens où elle appartient complètement à l’événement du présent que nous sommes :
[...] Avec ce jeu entre la question « Qu’est-ce que l’Aufklärung ? » et la réponse que Kant va lui donner, il me semble qu’on voit la philosophie devenir la surface d’émergence de sa propre actualité discursive, actualité qu’elle interroge comme un événement dont elle a à dire le sens, la valeur, la singularité philosophique et dans lequel elle a à trouver à la fois sa propre raison d’être et le fondement de ce qu’elle dit. Et par là même on voit que la pratique philosophique, ou plutôt que le philosophe, tenant son discours philosophique, ne peut pas éviter de poser la question de son appartenance à ce présent12.
6Dire que Kant pose en premier la question du présent, comme actualité, comme situation historique bien déterminée dans l’ordre de la connaissance, des sciences et de l’institution même du savoir à sa propre époque, revient à faire une lecture foucaldienne de Kant et à reformuler la question kantienne des limites de la connaissance en question d’appartenance historique. La modernité, en ce sens, cette modernité de l’homme comme être fini, serait donc un certain mode de relation à l’égard de l’actualité qui « marque en même temps une appartenance et se présente comme tâche ». En conclusion, ce n’est pas l’appartenance à une époque qui fait de nous des « modernes » – et on sait combien Foucault revendiquait l’appartenance à cette modernité kantienne et refusait toute référence à une postmodernité13 –, nous sommes modernes parce que nous pensons notre présent comme actualité.
7Recomposons alors les pièces de notre puzzle. La philosophie prend notre présent à la fois comme point de départ et d’arrivée, elle doit éclairer l’actualité que nous sommes tout en étant enracinée dans un présent. Ce présent, nous l’habitons en actualisant l’événement qui l’a ouvert, c’est-à-dire en le répétant comme une singularité dans une expérience de pensée qui est à chaque fois unique. Mais précisément, cette singularité de notre présent est tellement proche de nous, elle nous habite au point que nous ne la percevons pas. C’est pourquoi nous considérons l’événement qui a constitué notre présent comme notre monde naturel, c’est-à-dire l’élément évident dans lequel nous vivons précisément parce que cet événement est intégré dans des systèmes de pensée qui font corps avec un mode d’être et des réseaux conceptuels qui sont intégralement incorporés dans une expérience14. La tâche de la philosophie consiste alors précisément à « faire voir ce que nous voyons »– ou plutôt ce que nous ne voyons plus du fait que c’est trop proche de nous : les rapports de force, les formes de savoir, les techniques de soi dont l’évidence aveuglante anime les comportements quotidiens15. « Événementialiser » notre présent pour qu’il devienne actualisable signifie « rompre son évidence » pour en montrer la singularité, selon un processus qui rappelle l’« estrangement » du thamauzein aristotélicien16.
8C’est à partir de ce moment que la question de l’appartenance du travail foucaldien à la philosophiecesse de se poser, au sens où ce travail restephilosophique seulement en redéfinissant la philosophie même comme diagnostic du présent pour laquelle, comme aurait dit Canguilhem, « toute matière étrangère est bonne17 ». Mais cette activité proprement philosophique d’éclairage du présent implique nécessairement une démarche historienne ou, mieux généalogique, car il s’agit de remonter aux événements qui ont constitué notre présent comme tel. C’est donc en cela que nous pouvons lire la démarche généalogique comme un vrai dépassement de l’archéologie. En effet, l’archéologie restait en quelque sorte soumise aux principes basiques de l’épistémologie historique : éviter l’anachronisme en introduisant des seuils et des ruptures, tout en prenant comme cible un nouvel objet, le savoir. En revanche, la généalogie, en se donnant le présent comme objet privilégié, doit remonter le temps a contrario de l’ordre événementiel à travers une « pratique contrôlée de l’anachronisme ». Assumer le risque de l’anachronisme, en toute connaissance de cause, revenait donc à soumettre les contenus historiques à des questions que les hommes des autres époques ne pouvaient pas se poser, mais aussi à revenir vers le présent lesté de problèmes qui ne sont plus les nôtres pour pouvoir regarder différemment ce présent même18. Nul étonnement alors que les usages anachroniques de la tragédie et de la mythologie grecques par Nietzsche, mais aussi par Freud aient pu apparaître comme les vrais modèles de la démarche généalogique. Car il ne s’agit plus seulement de neutraliser l’anachronisme généré par un acte de connaissance nécessairement ancré dans le présent, mais de reconnaître l’appartenance à ce présent comme une tâche essentielle de la pensée critique. Ce souci du présent n’est donc pas une fiction rétrospective qui trouve dans la référence à Kant son lieu d’élection, mais le principe qui permet de comprendre les longues cavalcades de l’histoire généalogique. Ces périodisations « longues » auraient été interdites à la démarche archéologique alors que, recontextualisées dans la démarche généalogique, elles permettent, par exemple, de retrouver à la racine de l’Etat-providence moderne le croisement entre un pouvoir juridico-politique s’exerçant sur des sujets civils et un pouvoir pastoral qui s’exerce sur des individus vivant depuis bien de siècles19.
9C’est précisément cette appartenance au présent et cette tentative de diagnostiquer sa part d’actualité que Foucault appelle « ontologie historique de nous-mêmes » ou « ontologie du présent20 ». Par les usages qu’il fait de cette expression, Foucault désigne une type d’analyse qui, à travers l’enquête historique sur les événements qui nous ont constitués comme tels, cherche à mettre en lumière la pensée qui caractérise notre façon d’habiter un présent. Non pas donc une histoire « de ce que nous sommes devenus », mais une histoire de nos modes de pensée et de leur imbrication dans des expériences. L’enquête historique doit en effet répondre à la question « comment sommes-nous arrivés à penser ainsi ? », et à la question canguilhemienne, « comment sommes-nous arrivés à penser la vérité comme scientifique ? » ou bien « comment l’homme a pu-t-il devenir un “animal de vérité21” ? » En définissant cette ontologie historique comme une « ontologie de nous-mêmes », Foucault se rapproche encore une fois de l’« ontologie régionale » husserlienne, entendue comme compréhension visant une entité ou un genre particulier. En précisant que cette ontologie porte sur une pensée qui habite des pratiques, une autre comparaison pourrait être esquissée avec la compréhension préontologique heideggérienne22. Mais, l’« ontologie historique de nous-mêmes » ne se prolonge ni dans une herméneutique ontologique, ni dans une analytique du Dasein. Elle se manifeste plutôt dans un ethos critique, dans une attitude philosophique de diagnostic des limites de notre pensée qui a pour vocation de se transformer elle-même en expérience, en « épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir23 ». En ce sens, le problème du rapport entre expérience et pensée était résolu en mettant à l’épreuve les analyses historico-critiques avec une expérience de l’actualité qui est immédiatement expérience de pensée dans le présent et sur le présent. Si l’« histoire du présent » est la tentative paradoxale de montrer le socle précognitif de notre expérience, cette histoire trouve sa raison d’être précisément dans une ontologie du présent, c’est-à-dire dans une analyse philosophique permanente de notre expérience de pensée. La volonté de comprendre notre pensée dans son présent est le moteur le plus efficace de la connaissance et de la réflexion proprement historiennes.
10Cette appartenance nécessaire de la philosophie au présent, sous la forme d’un ethos critique, est, à nos yeux, la formulation dans des termes philosophiques d’une attitude qui avait conduit Foucault, à partir des années 1970, à la multiplication des « lignes d’actualisation » de son discours théorique (entretiens, interventions publiques, articles de journaux, etc.). Mais les nouveaux liens que la pratique philosophique tisse avec le présent impliquent aussi que le discours foucaldien et surtout ses analyses historiques ne seront compréhensibles qu’à partir de son présent et de la tentative de rendre ce présent intelligible en tant qu’actuel24. Dans son cours de 1976, « Il faut défendre la société », Foucault examine ce discours historique qui part du présent pour introduire dans l’actualité un changement allant au-delà de la seule « prise de conscience »– et qu’on pourrait appeler « politique ». À ce sujet, quel meilleur exemple d’une attitude « entièrement politique et entièrement historienne » que le discours de la « guerre des races », avec sa généralisation tactique du savoir historique à partir d’une grille d’intelligibilité centrée sur le présent25 ? Et pourtant, la question de l’« instrumentalisation », philosophique ou politique, de l’histoire montre très précisément que la généalogie, en tant qu’analyse politique et historienne à la fois, se situe aux antipodes de l’usage politique de l’histoire.
LA GÉNÉALOGIE ET L’HISTOIRE
11C’est parce que la philosophie est liée à l’actualité et c’est parce que cette actualité est « politique » qu’elle est entièrement historienne. La question « qu’est-ce que notre présent ? » ne peut donc être posée qu’à partir de l’histoire, mais, en même temps, notre histoire ne peut être faite qu’à partir de notre présent. Ce principe, en soi-même, ne semble pas éloigné du présentisme de la première génération des Annales. Lorsque Lucien Febvre et Marc Bloch étudiaient les fluctuations économiques et monétaires du passé, c’était à partir de l’expérience de la grande dépression économique de l’époque : présent et passé étaient liés dans un mouvement d’éclairage réciproque, le présent étant à la fois point de départ et point d’arrivée de l’analyse historique26. Ainsi, si l’histoire ne peut partir que des objets du présent pour remonter vers le passé selon une démarche régressive et anachronique, c’est parce que l’expérience du présent est la véritable énigme à résoudre, le véritable objet de l’analyse historienne : « L’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé. Mais il n’est peut-être pas moins vain de s’épuiser à comprendre le passé, si l’on ne sait rien du présent27 », écrit Bloch. Les historiens des Annales insisteront sur la construction de ce cercle vertueux entre présent et passé, qui n’est rien d’autre que la construction de l’objet de l’historien. Par ailleurs, voici comment Braudel décrit ce cercle dans son livre-manifeste. La Méditerranée : « Ce que nous avons voulu tenter, c’est une rencontre constante du passé et du présent, le passage répété de l’un à l’autre, un récital sans fin conduit à deux voix franches. [...] L’histoire n’est pas autre chose qu’une constante interrogation des temps révolus au nom des problèmes et curiosités – et même des inquiétudes et des angoisses – du temps présent qui nous entoure et nous assiège28. »
12Or, dans le courant des Annales, et plus généralement au sein de l’historiographie française au xxe siècle, la déclaration d’appartenance de l’historien à son présent est la condition non seulement d’une réflexion sur le rôle de l’histoire et de l’historien par rapport aux autres domaines des sciences humaines (comme chez Braudel, Chaunu, Le Goff ou Nora), mais aussi d’une réflexion méthodologique sur le « régime d’historicité » auquel il appartient, celui-ci se déterminant toujours au croisement entre les modalités de transmission des sources et la démarche régressive de l’historien29. Dit autrement, la condition de l’autoréflexion méthodologique était le refus de cette coupure absolue entre le présent et le passé qui était encore, chez Fustel de Coulanges par exemple, la garantie de la « neutralité » de l’historien, de son indépendance par rapport aux intérêts actuels et de son immersion dans un passé complètement périmé. Chez Foucault, la généalogie nietzschéenne devient le lieu privilégié d’une démarche qui imite visiblement le geste autoréflexif de l’école des Annales : contre l’« histoire des historiens » qui suppose un « point d’appui hors du temps » et se révèle en cela profondément solidaire du platonisme, l’authentique sens historique implique un dédoublement du regard de l’historien qui définit la dimension propre de la généalogie :
Les historiens cherchent dans toute la mesure du possible à effacer ce qui peut trahir, dans leur savoir, le lieu d’où ils regardent, le moment où ils sont, le parti qu’ils prennent, l’incontournable de leur passion. Le sens historique, tel que Nietzsche l’entend, se sait perspective, et ne refuse pas le système de sa propre injustice. [...] C’est un regard qui sait d’où il regarde aussi bien que ce qu’il regarde. Le sens historique donne au savoir la possibilité de faire, dans le mouvement même de sa connaissance, sa généalogie. La wirkliche Historie effectue, à la verticale du lieu où elle se tient, la généalogie de l’histoire30.
13Le sens historique ne livre pas seulement une histoire de l’objet, il encourage également une mise en perspective permanente de la position même de l’historien et de sa construction de l’objet, et il montre par là que le mode d’être du passé est celui de son surgissement dans le présent. Même si cette démarche semble se calquer sur l’histoire des Annales – et plus généralement se rapprocher de la démarche historienne –, en réalité elle s’en éloigne définitivement dans la mesure où elle se caractérise comme une activité d’éclairage du présent, éclairage de part en part philosophique. Comme chez Bachelard, le présent est problématique car, dans ce présent, il est possible d’accéder à une vérité. Dans cette perspective, l’histoire doit être entièrement mise au service de cette recherche philosophique de la vérité à partir de la disjonction entre présent et actualité31. Il ne s’agit donc pas d’utiliser l’expérience actuelle comme un moyen pour comprendre le passé, ou l’inverse, mais de comprendre et réactiver la charge du passé dans le présent, précisément dans la mesure où ce présent est objet d’une pensée qui le rend actuel.
14La distance de la généalogie par rapport à la démarche historienne est encore plus évidente si, à titre d’illustration, nous la confrontons au travail de Pierre Nora, qui, à première vue, semble reprendre à son compte et sans aucun écart la tâche de l’historien du présent foucaldien, à savoir « faire consciemment surgir le passé dans le présent (au lieu de faire inconsciemment surgir le présent dans le passé)32 ». Double injonction qui semble magistralement résumer la démarche archéo-généalogique : récuser le « rétrospectivisme » anachronique de l’histoire des idées à la faveur de l’anachronisme perspectif de l’histoire du présent. Et pourtant, ici aussi les objectifs des deux programmes divergent, car pour Nora il s’agit d’élargir le champ de l’histoire en faisant appel à la mémoire collective qui doit jouer, « pour l’histoire contemporaine, le rôle qu’avait joué pour l’histoire moderne l’histoire dite des mentalités33 ». Nous savons que c’était précisément ce rôle que Foucault ne voulait pas faire jouer à l’archéologie et qu’il s’efforçait de conjurer depuis l’Histoire de la folie. Pourtant, la tentative de mettre en lumière la « pensée d’avant la pensée », conduite dans Les Mots et les Choses, prêtait encore le flanc à la confusion avec une histoire de mentalités qui, dans la définition qu’en donna Gaston Bouthoul en 1952, présupposait, « derrière toutes les différences et les nuances individuelles, [...] une sorte de résidu psychologique stable, fait de jugements, de concepts et de croyances auxquels adhèrent au fond tous les individus d’une même société34 ».
15À travers cette confrontation, apparaît une cause plus grave de l’incompréhension entre l’archéologue du savoir et les historiens : pour l’historien des idées ou pour l’historien de la société, la notion de savoir comme ensemble des discours réglés impliquait presque automatiquement la référence aux mentalités ou à la « conscience collective ». Mais, malgré les efforts de Bloch pour articuler la notion de mentalité à des pratiques sociales, aux yeux du philosophe, cette notion renvoyait précisément à ce que l’histoire généalogique récusera avec force, à savoir les contraintes et les phantasmes métaphysiques d’une inertie collective, et à une histoire qui, privilégiant le collectif, le répétitif et l’automatique, normalise toute singularité énonciative et semble paralyser toute contingence liée à l’actualité35. En ce sens, non seulement l’opposition entre histoire des idées et histoire des mentalités reproduit de façon irréfléchie l’opposition entre culture savante et culture populaire, mais elle réduit encore les mots, les idées et les pensées de cette dernière à de « simples objets qu’il faut dénombrer afin d’en restituer la distribution inégale36 ».
16Une nouvelle question s’impose alors : cette réification intégrale des contenus de pensée pouvait-elle convenir à un projet comme celui de Foucault qui, depuis ses débuts, s’efforçait de penser le lien entre concepts et expérience ? Les nombreuses remarques contenus dans l’Archéologie du savoir ainsi que les distinguos opérés dans des nombreux entretiens au cours desquelles Foucault pointait du doigt les inerties et les « constances » que les historiens attribuent aux phénomènes généraux et collectifs, en leur faisant « jouer le rôle négatif d’un frein en relation avec l’originalité de l’inventeur », suffisent à montrer combien la notion de mentalité pouvait être insatisfaisante au niveau archéologique37.
17Plus fondamentalement, la difficulté liée à la notion de mentalité dérivait du fait qu’elle était issue d’une réaction à l’« impérialisme de l’histoire économique » et qu’elle apparaissait comme contrepoids des « mécanismes décharnés » des structures économiques38. Si, à première vue, l’histoire des mentalités semble encore une fois coïncider avec l’anti-économicisme foucaldien, elle dérive en réalité d’un simple renversement du rapport structure/superstructure qui laisse subsister l’explication causaliste de l’articulation action/esprit. Les mentalités deviennent ainsi les expressions spontanées du social, entendu comme une totalité homogène et non clivée. Dans la mesure où le concept d’expression implique un dualisme entre le niveau des comportements et celui des sentiments ou des pensées correspondants, la question de savoir si les expressions précèdent, suivent, traduisent, prescrivent, masquent ou justifient les comportements apparaît alors comme secondaire39. Dans tous ces cas, remarque Paul Veyne, on s’expose aux risques d’une « psychologie de convention » qui consiste à réifier les entités psychiques et les valeurs en les considérant comme le « doublet mental du corps social », car « pour savoir la vraie opinion des gens, il faut plutôt prendre garde à ce qu’ils pratiquent qu’à ce qu’ils disent, à cause qu’ils l’ignorent eux-mêmes, car l’action de la pensée par laquelle on croit une chose est différente de celle par laquelle on connaît qu’on la croit40 ».
18Les développements précédents expliquent ainsi l’accent posé, à partir de l’Archéologie du savoir, sur les pratiques discursives, puis peu à peu l’insistance de la généalogie sur les pratiques « muettes », sur l’« histoire politique des corps ». En examinant directement le rapport entre le corps et les mécanismes de pouvoir qui l’investissent, l’« histoire politique du corps » représente l’exact inverse d’une histoire des mentalités qui tient compte des corps seulement « par la manière dont on les a perçus ou dont on leur a donné sens et valeur41 ». Mais nous pouvons remarquer que même l’histoire des corps intéresse Foucault uniquement dans la mesure où elle concernera des expériences porteuses d’une pensée et habitées par cette pensée. Cet intérêt circonscrit à la pensée est précisément ce qui marque la différence entre la généalogie et les autres analyses historiennes concernant le terrain des pratiques et des objets effectifs. Les débats de Foucault avec les historiens, à la fin des années 1970, délimitent ainsi le domaine de la généalogie qui reste entièrement, comme nous l’avons vu au début du chapitre précédent, une histoire de la pensée introduisant des « fragments philosophiques dans des chantiers historiques42 ». L’engouement récent pour les analyses généalogiques en histoire ou en sciences sociales risque en effet de faire oublier l’aspect peut-être plus important de l’opération généalogique : non pas analyser des pratiques réelles comme si elles étaient l’incarnation d’une certaine rationalité, d’un mode de pensée, de programmes ou de techniques spécifiques, non pas analyser la société disciplinaire comme une « société disciplinée », mais reconnaître la réalité intrinsèque d’un certain régime de rationalité dans la mesure où il joue un rôle programmatique et prescriptif en se donnant une formulation vraie ou fausse :
Il s’agit de faire l’analyse d’un « régime de pratiques »– les pratiques étant considérées comme le lieu d’enchaînement de ce qu’on dit et de ce qu’on fait, des règles qu’on s’impose et des raisons qu’on se donne, des projets et des évidences. [...] Ces programmations de conduite, ces régimes de juridiction/ véridiction ne sont pas des projets de réalité qui échouent. Ce sont des fragments de réalité qui induisent ces effets de réel si spécifiques qui sont ceux du partage du vrai et du faux dans la manière dont les hommes se « dirigent », se « gouvernent », se « conduisent » eux-mêmes et les autres. Saisir ces effets dans leur forme d’événements historiques – avec ce que ça implique pour la question de la vérité (qui est la question même de la philosophie) –, c’est à peu près mon thème43.
19Dès lors, la généalogie ne peut être ni une simple « histoire de la pensée » ni une histoire des événements historiques. Elle se caractérise davantage comme une histoire des « effets de réel » d’une certaine pensée, et ce sont précisément ces effets qu’il faut saisir en tant qu’événements qui prennent sens à partir d’une certaine expérience historique (puisque dans cette expérience ils trouvent leurs conditions de possibilité et en retour la modifient). Dans la mesure où ces événements de pensée sont historiques – donc par définition fragiles, précaires et contingents –, ils montreront en réalité la fragilité des évidences qui habitent notre pensée. Alors que, pour les historiens, l’enquête historique est une fin en elle-même, pour Foucault l’histoire a toujours pour fin une mise en perspective philosophique de la pensée actuelle et pour tâche de montrer sa fragilité, sa contingence, en un mot son « actualité44 ».
20Ainsi, si la généalogie reste une philosophie, et plus précisément une activité de diagnostic des cadres conceptuels de notre expérience qui doit révéler des transformations possibles, elle se caractérise alors par une certaine « instrumentalisation » de l’histoire :
[De l’histoire], j’en fais un usage rigoureusement instrumental. C’est à partir d’une question précise, que je rencontre dans l’actualité, que la possibilité d’une histoire se dessine pour moi. Mais l’utilisation académique de l’histoire est essentiellement une utilisation conservatrice : retrouver le passé de quelque chose a essentiellement pour fonction de permettre sa survie. [...] Les histoires que je fais ne sont pas explicatives, elles ne montrent jamais la nécessité de quelque chose, mais plutôt la série d’enclenchements par lesquels l’impossible s’est produit, et reconduit son propre scandale, son propre paradoxe, jusqu’à maintenant45.
21Robert Castel a remarqué le danger impliqué dans une telle démarche : si le généalogiste est toujours situé, s’il fait toujours un certain « usage » de l’histoire, à savoir chercher à donner un contenu réel à la réflexion sur notre présent, comment éviter alors le révisionnisme, qui consiste justement à « réinterpréter le passé en fonction des intérêts du présent46 ? ». Il est important de remarquer que dans la réponse à cette question se joue le débat de la généalogie avec l’historicisme, débat qui représente en réel l’enjeu sous-jacent lorsque Foucault professera son cours de 1974, « Il faut défendre la société ». Daniel Defert a bien montré que le sujet de ce cours n’est ni un concept universel de la guerre ni une théorie générale de la guerre, mais plutôt l’émergence d’une forme discursive sur la guerre qui prend elle-même partie dans une guerre générale de savoirs : c’est un discours qui a lui-même la forme de la guerre47. Le discours de la « guerre de races » s’inscrit dans un champ historico-politique où le discours historique est une arme dans la bataille politique, et la politique elle-même un « calcul des rapport de force dans l’histoire48 ». Il n’est pas difficile alors de comprendre pourquoi le généalogiste fait l’« éloge » de ce discours. Avec sa polyvalence tactique et son inversion des modes habituels d’intelligibilité fondés sur la « neutralité de l’observateur », le discours « guerrier » fonctionne en effet comme un formidable analyseur des rapports de pouvoir/savoir tout en mettant l’accent sur l’implication du généalogiste dans ce champ des rapports de force49. Toute la question est donc de savoir si le discours de la « guerre de races » ne définirait pas le projet généalogique, dans la mesure où celui-ci avait pour programme précisément l’insurrection des « savoirs assujettis » contre la tyrannie et la hiérarchisation des discours scientifiques englobants50.
22Pourtant, comme plusieurs commentateurs l’ont remarqué, dans ce cours de 1976 nous pouvons détecter une sorte d’achèvement du processus généalogique inauguré en 1970, dans la mesure où la grille du discours guerrier est mise à l’épreuve et enfin rejetée51. En effet, ce même discours de la lutte permanente et infinie entre deux parties, ce discours de la domination et de la dénonciation de la domination comme enjeu central d’une bataille politique, s’est enfin autodialectisé et transformé en un discours philosophique de type dialectique qui fait du présent le moment où la vérité s’affirme dans la forme juridique de l’État. Là où pour les historiens de la « guerre de races » le présent était le moment de la perte, de l’oubli, de la domination subie – et il fallait alors remonter à l’origine perdue de la bataille, de l’invasion, de la conquête –, à partir de Sieyès et plus généralement du discours de la nation bourgeoise, cette grille d’intelligibilité historique se trouve doublée par un autre cadre interprétatif. Cette deuxième interprétation fait du présent le moment où la bourgeoisie s’affirme comme nation susceptible de se réaliser dans l’universalité étatique. Le présent devient alors le moment de la plénitude, de la totalisation, de la pacification ou, mieux, du retournement du discours de la guerre en lutte civile, discours d’autodéfense d’une société qui se donne comme objectif non pas la victoire de la guerre contre l’autre race, mais l’administration et la purification de soi-même. Moment remarquable où la formation d’une biopolitique comme administration des forces de la nation bourgeoise se double de la création de l’ennemi intérieur qui menace ces mêmes forces car il apporte le risque d’une dégénérescence : le monstre, le masturbateur, le fou, le criminel et tous les « incurables52 ».
23Mais ce qui nous intéresse au plus haut point, c’est bien la figure du « présent » dans ce discours historique complètement voué aux rapports entre la nation et l’État, et qui culmine dans l’État même. Ce présent est en effet posé comme une « réalisation » de l’histoire, un moment au-delà de l’histoire elle-même, en quelque sorte soustrait à l’histoire et qui peut donc être le point de départ de l’intelligibilité historique :
[...] à partir du moment où l’histoire est polarisée par le rapport nation/État, virtualité/actualité, totalité fonctionnelle de la nation/universalité réelle de l’État, vous voyez bien que le présent va être le moment le plus plein, le moment de la plus grande intensité, le moment solennel où se fait l’entrée de l’universel dans le réel. Ce point de contact de l’universel et du réel dans un présent (un présent qui vient de se passer et qui va se passer), dans l’imminence du présent, c’est cela qui va lui donner, à la fois, sa valeur, son intensité, et qui va le constituer comme principe d’intelligibilité. Le présent, ce n’est plus le moment de l’oubli. C’est, au contraire, le moment où va éclater la vérité, celui où l’obscur, ou le virtuel, va se révéler en plein jour. Ce qui fait que le présent devient, à la fois, révélateur et analyseur du passé53.
24Naturellement cette histoire autodialectisée fournira un modèle à la philosophie de l’histoire puisque la philosophie dialectique de Hegel à Kojève (en passant naturellement par Marx) résultera d’un parasitage philosophique de l’histoire, de l’« importation » de cette idée du présent comme moment de la vérité universelle dans le champ philosophique. Or, si la généalogie abandonne le modèle dialectique de la philosophie de l’histoire, c’est parce que ce modèle historique, qui part du présent comme réalisation pleine, rate la « pensée stratégique » que les grands États du xixe siècle se sont donnée pour penser les rapports de force54. Il s’agit bien d’un renversement total de la grille dialectique car la généalogie doit précisément désarticuler ce présent pour montrer qu’il est actualisable, événementiel, non nécessaire. En d’autres termes, elle doit le dissoudre en remontant vers cette « myriade d’événements perdus » qui l’a constituée, et dont il faut faire une histoire effective qui « introduira le discontinu dans notre être même55 ». Les célèbres analyses stratégiques de Foucault ne peuvent se servir du modèle de l’histoire dialectique dans la mesure où elles ne doivent pas mettre en lumière un développement historique continu et culminant dans le présent, mais faire émerger les rapports de force conflictuels qui constituent, à ses yeux, le fait même d’un pouvoir qui s’exerce plutôt qu’il n’est possédé56. Tout se passe comme s’il n’y avait pas de principe de « totalisation » possible du conflit permanent des forces hétérogènes.
25Par ailleurs, il faut insister sur le fait que la mise en place de cette « grille d’intelligibilité » est strictement conjoncturelle puisqu’elle répond à la nécessité d’explorer historiquement la stratégie du libéralisme, entendu comme réflexion critique sur la pratique gouvernementale. La stratégie du gouvernement libéral consiste en effet à créer toute une série de passerelles, de ponts et de connexions entre deux logiques de limitation du gouvernement étatique : l’axiomatique juridico-déductive, conçue à partir des droits de l’homme, et la voie inductive de l’utilitarisme, conçue à partir des « limites de compétence » de l’action étatique57. Homo juridicus et homo oeconomicus, deux sujets et deux stratégies hétérogènes qui forment une rationalité gouvernementale en quelque sorte scindée en son intérieur, et qui appellent une grille d’intelligibilité fondée sur la conjonction de phénomènes hétérogènes plutôt qu’à leur « résolution » dans une unité :
La logique dialectique, c’est une logique qui fait jouer des termes contradictoires dans l’élément de l’homogène. Et à cette logique de la dialectique je vous propose de substituer, plutôt, ce que j’appellerai une logique de la stratégie. [...] La logique de la stratégie, elle a pour fonction d’établir quelles sont les connexions possibles entre des termes disparates et qui restent disparates. La logique de la stratégie, c’est la logique de la connexion de l’hétérogène et ce n’est pas la logique de l’homogénéisation du contradictoire58.
26À ce stade de la réflexion, nous atteignons vraiment le point de rupture définitif non seulement avec la dialectique, mais aussi avec l’histoire des mentalités, dont le but était de retrouver sur le plan de la synthèse interprétative une cohérence de l’action humaine, en situant tout événement, forme, œuvre d’art et en général chaque fait historique dans la « conscience du collectif des hommes qui l’accomplirent59 ». En insistant sur le fait que les « disparates » doivent rester comme tels, le généalogiste renonce au principe unificateur de la « mentalité collective » ou de la « synthèse dialectique », sans pour autant renoncer à la recherche d’un principe d’intelligibilité. En somme, le généalogiste ne recherche plus la « cohérence » des actions dans le « tout » d’un complexe collectif unifié et pacifié, mais il met plutôt en lumière leur intime discordance, leur conflictualité ainsi que la fiction de leur composition rétrospective. Logique fragmentaire et belliqueuse de la généalogie, à la fois romantique et nietzschéenne.
27Mais que signifie alors faire une analyse du présent en termes d’hétérogénéité ? Nous avons vu que, selon Loraux, l’hétérogène est une négociation temporaire de l’ordre avec le désordre60. Nous pouvons donc définir le généalogiste comme celui qui fait intervenir le travail historique comme instance de l’hétérogène, du possible et du conflictuel dans son présent. Plus précisément, le généalogiste ne détient pas la vérité de l’historien, il se sert davantage de cette vérité pour déstabiliser son présent. « Faire sa propre histoire », « aller chercher soi-même un objet historique61 », ces formules qui trop souvent ont été interprétées comme l’abandon de la posture philosophique pour s’adonner au métier d’historien répondent en réalité à une nécessité entièrement philosophique dans le sens très spécifique que nous avons défini ci-dessus, à savoir donner un contenu réel à la réflexion sur nous-mêmes, sur notre société, sur notre pensée, notre savoir, nos comportements. Nécessité qui suppose par conséquent l’abandon de la philosophie de l’histoire, dans la mesure où il ne suffira plus d’attribuer un sens à un matériau historique « brut », mais d’essayer « de faire faire à la pensée l’épreuve du travail historique ; une manière aussi de mettre le travail historique à l’épreuve d’une transformation des cadres conceptuels et théoriques62 ». S’il est toujours proche de l’historien à la chasse des nouvelles archives, le généalogiste peut égalemente être considéré comme l’inventeur d’une nouvelle façon de lire l’archive : en se mettant à l’abri du travail de l’historien et toujours un pas à son côté, pour réinterpréter le travail historique en fonction de son actualité. Le généalogiste renouvelle ainsi sa parenté avec la figure de l’épistémologue canguilhemien qui, rappelons-le, « mime » le travail du scientifique sans se confondre avec celui-ci. On peut comprendre alors la singulière injonction de Robert Castel, qui définit parfaitement le travail du généalogiste en le différenciant définitivement non seulement de toute forme de révisionnisme, mais aussi de toute philosophie de l’histoire :
Une construction généalogique doit reposer sur le respect absolu des données historiques telles qu’elles sont élaborées par les historiens. En ce sens, elle est réfutable par la connaissance historique, car on ne voit pas au nom de quoi un non-historien pourrait prétendre en dire plus sur le passé (en général, il en sait moins). Par contre, il peut s’autoriser à redéployer le matériel historique en fonction de la batterie de questions actuelles qu’il pose au passé. Il construit ainsi un autre récit avec les mêmes matériaux63.
28Il est alors possible de caractériser le rapport du généalogiste à l’histoire comme un dialogue permanent construit autour de remarques et d’autocorrections, qui n’est peut-être rien d’autre que la forme spécifique d’une attitude beaucoup plus large : chercher des interlocuteurs. Nous savons par ailleurs à combien de divergences et d’incompréhensions (mais aussi à combien de travaux féconds) ce débat a donné lieu, même ce n’est pas le lieu ici d’en rendre compte64. En revanche, il nous paraît utile de nous concentrer sur un « cas » pour examiner de plus près la façon dont Foucault s’est saisi du travail des historiens pour l’inscrire dans sa « mise en intelligibilité » généalogique du présent.
LA QUESTION DE LA BIOPOLITIQUE ET L’USAGE DES MATÉRIAUX HISTORIQUES DANS UNE PERSPECTIVE GÉNÉALOGIQUE
29Dans un débat avec les psychanalystes en 1976, Foucault soupçonnait ses lecteurs de n’être jamais arrivés jusqu’au dernier chapitre de La Volonté de savoir, chapitre dans lequel il introduit notamment son hypothèse sur la naissance du biopouvoir moderne65. Rappelons brièvement que dans ces pages, on le sait, Foucault décrit une stratégie politique d’investissement de la vie scindée entre deux pôles : d’une part une anatomopolitique du corps humain, qui caractérise les procédures disciplinaires, de l’autre une biopolitique des populations, fondée sur les mécanismes régulateurs des appareils statistiques et démographiques. Foucault laissera dans ces pages un certain flou entre la notion de biopouvoir et celle de biopolitique, cette dernière désignant une technique spécifique de régulation de la population et s’identifiant parfois au biopouvoir66. Or, c’est justement ce flou qui a permis la prolifération d’un grand nombre de travaux à partir du milieu des années 1990, notamment aux États-Unis, en Italie et en France, jusqu’à ériger les concepts de biopolitique et de biopouvoir en vrais paradigmes explicatifs dans le champ de la théorie ou de la sociologie politique. D’un côté, on a souligné la coïncidence intégrale entre bios et zoé dans une « époque métaphysique » où la vie biologique est prise en charge par un dispositif gouvernemental étatique et, de l’autre, on a insisté davantage sur les nouvelles possibilités d’une « biopolitique affirmative » ouvertes par les transformations que subirait le concept philosophique de vie sous l’impulsion de la gestion biopolitique67. Il ne s’agira ni de revenir sur ces débats pour essayer d’établir une théorie générale du biopouvoir, ni d’utiliser le concept de « biopolitique » comme une grille sociologique d’interprétation de l’actualité. Il ne s’agira pas non plus de « commenter » la thèse biopolitique car nous entrons là sur un terrain déjà largement défriché, et il serait inutile de livrer une énième « explication » du texte de Foucault. En effet, ce débat, qui n’est qu’une énième métamorphose du conflit entre « usagers » et « commentateurs », a eu comme principal effet de masquer les traces du travail de Foucault. Or, ce travail se fondait sur une thèse historique à part entière, tout en montrant l’historicisation d’une certaine forme de la pensée68. Notre principal souci dans ces pages consistera donc à resituer la thèse foucaldienne dans le lieu où son travail généalogique a pris la forme qu’on lui connaît, c’est-à-dire un débat permanent avec les historiens et selon un certain usage de l’histoire qui vise à interroger et déstabiliser son présent.
30Considérons par exemple la fameuse définition où Foucault décrit le dépassement du « seuil de modernité biologique » et la prise en compte de l’espèce par un pouvoir qui « se place au niveau de la vie elle-même » :
Il faudrait parler de biopolitique pour désigner ce qui fait entrer la vie et ses mécanismes dans le domaine des calculs explicites et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie humaine. [...] L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question. [...] Inutile d’insister non plus sur la prolifération des technologies politiques, qui à partir de là vont investir le corps, la santé, les façons de se nourrir et de se loger, les conditions de vie, l’espace tout entier de l’existence69.
31Comparons simplement ce texte avec un passage tiré d’un article écrit par l’historien Philippe Ariès, vingt-sept ans avant la publication de La Volonté de savoir :
Pendant des millénaires, l’homme a ignoré, à quelque exceptions près – et sans valeur exemplaire – l’existence de moyens puissants d’action sur la vie, sur la longévité et sur la fécondité. Et subitement, en un siècle environ, l’homme occidental a découvert un outillage technique qui lui a permis de modifier sa mortalité et sa natalité au point de transformer les structures numériques des populations et les règles coutumières de leurs mouvements : jadis, progression interrompue par les famines, les épidémies et les guerres – au xixe et au xxe siècles, diminution continue des naissances et des morts, sans égards aux fluctuations vite régularisées de la conjoncture70.
32Voilà un parallèle qui a de quoi surprendre à première vue : plus qu’une paraphrase de la fameuse description foucaldienne citée plus haut, il semble en être une reprise presque mot à mot. Plagiat ? Et que dire alors de la célèbre critique de l’hypothèse répressive, clef de voûte de la construction conceptuelle du livre de Foucault71 ? Cette critique était à l’époque le pain quotidien des historiens quantitativistes, lesquels expliquaient l’essor démographique de la France de l’Ancien Régime par une « érotisation des comportements72 ». L’affirmation selon laquelle « les massacres sont devenus vitaux », qui est la preuve, selon certains, que le nazisme serait le paradigme secret d’une biopolitique immémoriale ? Pour y voir plus clair, il serait judicieux de lire certaines pages du démographe et fondateur de la « polémologie » Gaspar Bouthoul, dans lesquelles il soutient que la croissance démographique a transformé l’être humain en une « espèce animale nouvelle », ouvrant la possibilité que les luttes entre populations prennent un caractère de concurrence biologique :
Le potentiel des expansions démographiques rend concevable une politique raciste ou nationaliste consistant à supprimer les populations rivales et à les remplacer rapidement. [...] La guerre de 1940-45 présenta donc pour la première fois dans l’Europe civilisée et depuis le haut Moyen Âge, le caractère d’un conflit biologique primitif73.
33La politique de non-citation systématiquement entreprise par Foucault ne nous aide pas à reconstituer les sources historiennes qui représentent le soubassement constant de ses travaux sur la biopolitique. On a l’impression que les quelques fragments relevés au fil de la lecture ne sont que la partie émergée de l’iceberg, ils apparaissent ainsi comme les traces oubliées d’un dialogue impossible entre le philosophe et les historiens. Toutefois, la référence aux recherches des historiens est souvent évidente. La relève du droit souverain de « faire mourir et laisser vivre » par un biopouvoir qui « fait vivre et laisse mourir » se situe à ce moment précis où disparaît la « mort apprivoisée » décrite par Ariès dans les sociétés anciennes, ce moment où la figure familière de la mort, acceptée sereinement et objet de ritualisation publique, devient le secret le mieux caché de l’existence74.
34Mais, plus encore que l’histoire de la mort, c’est l’histoire de la mortalité que nous pouvons lire en filigrane dans les pages foucaldiennes : les études quantitatives sur la « mortalité de crise » dans l’Ancien Régime et la disparition des « crises de subsistances » au xviiie siècle75, ou encore les travaux de la démographie historique, qui ont eu un grand impact sur l’école des Annales dans les années 1960 et 197076. Rappelons que nous avons déjà souligné l’influence de l’école des Annales sur le travail de Foucault, maintenant il faut ajouter que des historiens comme Goubert ou Chaunu soutenaient que chaque bon historien finit par être démographe77. Ainsi, ce n’est sans doute pas par le biais d’un « travail d’archive » que Foucault a lié le problème de la population au xviiie siècle à une biopolitique, mais c’est en lisant les historiens des Annales, en participant, en tant qu’observateur amusé, au grand engouement pour l’« histoire quantitative » des années 1960-1970, qui semblait pouvoir dévoiler les événements invisibles et les transformations silencieuses affectant les comportements humains78.
35En effet, Pierre Goubert, avait déjà décrit en 1958 les traits du régime démographique d’une série de paroisses autour de Beauvais pendant le xviie siècle et lors du premier tiers du xviiie siècle79. Il parvenait ainsi à montrer que la mortalité annulait la natalité par des crises cycliques à peu près tous les trente ans, en ramenant ainsi la population « au niveau requis par les subsistances, c’est-à-dire par le système économique et social80 ». L’idée d’un comportement démographique « froid », typique des sociétés d’Ancien Régime, où le biologique « tenait une place relativement plus importante que de nos jours81 », revenait également dans l’étude de Le Roy Ladurie sur Les Paysans de Languedoc, publiée en 1966, qui reconstruisait l’histoire économique et démographique du Languedoc entre 1500 et 1700. Le Roy Ladurie montrait en effet une société où l’obsession et la quotidienneté de la mort étaient les reflets d’une démographie fragile, caractérisée par une forte fécondité mais aussi par une redoutable mortalité qui frappait par grandes vagues sans donner aucune possibilité de réplique. Dans l’ancien système démographique, la mort était donc le maître du jeu : « C’est la mort indubitablement qui manœuvre les populations. C’est elle qui ajoute aux conséquences normales des disettes les effets multiplicateurs de l’épidémie82. » Il est par conséquent essentiel de garder à l’esprit ces ouvrages, ainsi que l’« histoire immobile » de Le Roy Ladurie et le modèle de l’interaction contradictoire entre l’environnement naturel et le monde biologique présent chez Braudel83, notamment lorsque nous parcourons les pages de La Volonté de savoir et que nous pouvons y lire que « la pression du biologique sur l’historique était restée, pendant des millénaires, extrêmement forte », et que le rapport entre l’homme et la « nature » était placé « sous le signe de la mort » et se manifestait dans les grandes formes dramatiques de l’épidémie et de la famine84.
36C’étaient encore les historiens des Annales qui, lorsqu’ils se servaient de données fournies par la démographie historique, avaient montré le recul définitif des quatre « chevaliers de l’Apocalypse » (la peste, les épidémies, la guerre, la famine) à partir du milieu du xviiie siècle. Les progrès de la médecine, de l’hygiène publique et la croissance des subsistances suite à la révolution agricole et manufacturière auraient fait reculer la mortalité en créant un excédent important de population. Ensuite, la diffusion des méthodes de limitation des naissances au cours de la seconde moitié du xviiie siècle et au xixe siècle aurait réduit aussi la natalité pour conduire à un nouvel équilibre entre morts et naissances, au cours de l’époque moderne. Il n’est pas inutile de rappeler que ce modèle avait déjà été observé par le démographe américain Warren Thompson et l’avocat polonais Leon Rabinowicz, en 192985, et avait ensuite été repris par Frank Notenstein, inventeur du terme « transition démographique », en 194586. En France, Adolphe Landry parlait pour sa part de « révolution démographique » dès 1934, avec des accents similaires87.
37La théorie de la transition démographique postule en effet l’existence de quatre phases, dans le développement historique de toute population humaine : une phase de quasi-équilibre entre une mortalité forte et une fécondité forte, qui caractérise les sociétés anciennes ; une phase de recul de la mortalité et d’accélération de la croissance démographique ; une phase de baisse de la fécondité et de contraction de la croissance de la population ; un nouvel équilibre, parfois déficitaire, entre mortalité et fécondité réduites. Ce modèle, nous l’aurions compris, représente pour les démographes de l’époque un développement nécessaire de l’interaction historique entre les « forces de constriction » et les « forces de choix88 », ou celles que Canguilhem appelait les normes vitales et les normes sociales. Historiquement située entre la fin du xviiie siècle et le xixe siècle, la transition démographique des pays européens consisterait dans un « ensemble de réponses données par les sociétés à la forte impulsion à la croissance caractérisant l’affaiblissement du système de constrictions typique de l’Ancien Régime89 ». En même temps, les hommes seraient passés d’une économie de subsistance où « l’homme dépend de la nature » à une économie de concurrence internationale où « la nature dépend de l’homme90 ».
38Ce point étant acquis, la question est désormais de savoir si cette thèse ne conduisait pas nécessairement à un déterminisme biologique ou historique (soit à une détermination univoque des normes sociales par des normes vitales considérées comme universelles, soit à la postulation d’un développement historique nécessaire de l’interaction entre les deux types de normes). Encore faut-il se rappeler que les démographes partent aujourd’hui de l’idée malthusienne que la puissance biologique de reproduction est une constante et que les changements concernent uniquement les conditions sociales, comportementales, environnementales dont les morts et les naissances sont les manifestations concrètes91.
39À cela ajoutons que, dans les modèles de l’« auto régulation des populations traditionnelles », qui ont eu un certain succès en France dans les années 1970, la tentation du déterminisme biologique cède souvent le pas à une conception vitaliste de l’histoire, qui n’est pas moins problématique. Selon le modèle de la régulation éthologique de Wynne-Edwards, l’organisation sociale résultant d’une densité excessive jouait un rôle central dans les variations de fécondité d’une population de rats. Cette démonstration était capitale car elle montrait que, dans le processus de régulation des populations animales, la mortalité par manque de subsistances n’était pas le facteur décisif, l’autorégulation du système passant en effet par une variation de la procréation : « La fécondité serait donc en proportion inverse des subsistances et de l’espace disponible, à un certain degré de saturation par le nombre d’adultes92. » Cela suffisait ainsi, d’abord à Edward Wrigley en 196593 et puis à Jacques Dupâquier et Emmanuel Le Roy Ladurie dans les années 1970, à appliquer les observations de Wynne-Edwards aux populations humaines. Il s’agissait, en effet, pour l’école de la démographie historique, d’expliquer le surprenant équilibre caractérisant les populations de l’Ancien Régime et le mécanisme par lequel les crises récurrentes de mortalité, frappant toute la population, étaient suivies par des mouvements de récupération qui ramenaient la population à son niveau initial. Pour reprendre les termes de Dupâquier :
Comme les contemporains n’avaient guère conscience des phénomènes démographiques, et qu’ils ne pratiquaient pas le contrôle des naissances, nous voilà portés à soupçonner l’existence d’un mécanisme autorégulateur, d’un système complexe de relations entre économie, démographie et société, qui aurait pu jouer, dans l’ancienne civilisation européenne, un rôle analogue à ceux qu’observent aujourd’hui les spécialistes de l’écologie chez la plupart des populations animales94.
40Le rouage central de ce mécanisme autorégulateur était le mariage. Sa fonction était double : sorte de « permis de reproduction » accordé par la société, il rendait possible la formation d’un ménage, l’unité élémentaire de reproduction et de consommation (variables suivant le logement, le travail et les ressources générales). Cette double fonction – reproductrice et économique – faisait du mariage une variable corrélée aux crises démo-économiques : les périodes de croissance démographique s’accompagnaient d’un retardement de l’âge au mariage et d’une réduction du marché matrimonial, avec pour corollaire une diminution de la fécondité. Au contraire, après les grandes crises de mortalité ou durant les périodes de décroissance démographique, les époux étaient plus jeunes et en plus grand nombre, ce qui permettait la récupération démographique95. Au cours des périodes « normales », se formait une armée de réserve de vieux garçons célibataires et de « filles anciennes », permettant à la société de faire face en cas de crise éventuelle. Il est évident que le mécanisme d’autorégulation des populations anciennes reste, comme toujours en démographie, dépendant des mécanismes sociaux. Mais ces mécanismes – c’est là la nouveauté de l’approche de la démographie historique dans les années 1970 – étaient reportés à une adaptation homéostatique de l’espèce humaine au milieu qui se faisait sur la base d’une sélection naturelle. Pour le dire avec Canguilhem : l’organisation était ramenée à l’organisme. Le Roy Ladurie a parlé, à ce propos, d’une sorte de « pouvoir inconscient » de l’humanité sur elle-même dans les populations de l’Ancien Régime, conduisant à une « politique inconsciente » de baisse des conceptions et d’assoupissement de cette fonction de luxe qu’est la reproduction par rapport à la fonction vitale96.
41Or, ce n’est pas la disparition du mariage comme « rouage » des anciens systèmes démographiques autorégulés à laquelle Foucault fait référence lorsqu’il décrit la naissance d’un « dispositif de sexualité » s’opposant terme à terme à l’ancien « dispositif d’alliance », fondé sur le mariage, le développement des parentés, la « reproduction » et finalisé à une « homéostasie du corps social97 » ? La thèse de la « sexualisation du corps social », à la fois liée à une intensification des corps et à un nouvel agencement de pouvoir soustrait à la reproduction, n’est pas compréhensible si on l’accepte sans bénéfice d’inventaire comme une « vérité » historique découverte par Foucault. Cette thèse doit plutôt être resituée dans le contexte historiographique dans lequel elle a été formulée. Le grand retour aux sources discursives dans l’historiographie des années 1980, dont Foucault a d’ailleurs été l’un des protagonistes98, a rendu invisible cette histoire centrée autour des populations anciennes et modernes, histoire de l’homme vu sous le « point de vue du nombre ». Pourtant cette histoire est le présupposé invisible de certaines thèses de La Volonté de savoir, surtout de celle sur la naissance de la biopolitique.
42Or, l’approche biologisante de la Société de démographie historique n’était ni la seule ni dominante dans l’histoire quantitative. Il suffit de regarder les trois premiers chapitres du deuxième volume de l’Histoire économique et sociale de la France dirigée par Braudel et Labrousse, où Pierre Goubert abordait l’histoire de l’Ancien Régime démographique et de sa transformation au xviiie siècle99. En bon élève de Labrousse, Goubert assignait la priorité aux transformations du climat et de l’environnement, mais il faisait intervenir également le rôle structurant de l’économie pour expliquer la transition démographique qui avait eu lieu en France à partir du milieu du siècle. Le lent déclin du « petit âge glaciaire100 », ainsi que la disparition des deux grands fléaux de la peste et de la guerre, auraient permis d’un côté de meilleures récoltes céréalières et, de l’autre, une légère baisse du taux de mortalité. Un cercle vertueux se serait alors institué entre expansion économique et expansion démographique, cercle qui aurait conduit, vers le milieu du xviiie siècle, au décollage de la démographie. Les techniques de contrôle des naissances qui commencent à se répandre en France dans la seconde moitié de ce siècle seraient ainsi une conséquence logique de la diminution de la mortalité infantile, qui exhorte les parents à limiter le nombre de naissances pour ne pas engendrer de familles trop nombreuses.
43Le modèle explicatif de l’histoire « marxiste » était ainsi repris à la lettre : les transformations de la « structure » (matérielle, organisationnelle, scientifique, économique) précèdent et déterminent les modifications de la « superstructure » (mentalité, idéologie, conception du monde, mœurs). Certes, le docteur Jean-Noël Biraben commençait alors à réfuter l’hypothèse d’un vrai progrès médical au xviiie siècle, la médecine n’ayant, selon lui, d’impact réel sur l’allongement de l’espérance de vie qu’au xixe siècle101. Aussi Michel Morineau aurait sérieusement mis en doute la réalité d’une révolution agricole qui aurait engendré la croissance démographique102. Ce qui est certain, c’est que dans le modèle historien qui s’affirme dans la première moitié des années 1970, les conditions de la transition démographique semblent ou naturelles (amélioration du climat), ou administratives (l’hygiène publique, le cloisonnement, la prévention et la répression contre la contagion ayant joué un rôle dans le recul de la peste)103.
44Or, dans le chapitre final de La Volonté de savoir, Foucault reprend presque mot à mot (naturellement sans le citer) l’explication de Goubert, en en faisant, semble-t-il, la base historique de son hypothèse biopolitique :
[...] Par un processus circulaire, le développement économique et principalement agricole du xviiie siècle, l’augmentation de la productivité et des ressources encore plus rapide que la croissance démographique qu’elle favorisait ont permis que se desserrent un peu ces menaces profondes : l’ère des grands ravages de la faim et de la peste – sauf quelques résurgences – est close avant la Révolution française ; la mort commence à ne plus harceler directement la vie. Mais en même temps le développement des connaissances concernant la vie en général, l’amélioration des techniques agricoles, les observations et les mesures visant la vie et la survie des hommes contribuaient à ce desserrement : une relative maîtrise sur la vie écartait quelques-unes des imminences de la mort. Dans l’espace de jeu ainsi acquis, l’organisant et l’élargissant, des procédés de pouvoir et de savoir prennent en compte les processus de la vie et entreprennent de les contrôler et de les modifier104.
45Nous ne sommes donc pas étonné de retrouver le modèle de la transition démographique au cœur de l’hypothèse biopolitique. Dans sa version « biologisante » ou « économiciste », ce modèle était central dans les analyses historiques qui nourrissaient les pages de La Volonté de savoir. Ces « processus circulaires », « que les historiens connaissent bien et que par conséquent j’ignore », dit Foucault105, ouvrent cet « espace de jeu » par rapport à la pression biologique de la mort, par lequel des procédures de savoir-pouvoir étatiques, notamment la technologie de la police, pourront alors contrôler les processus vitaux. La thèse historienne de Goubert semble, en somme, parfaitement coller avec l’hypothèse de l’affirmation historique d’un biopouvoir dans la seconde moitié du xviiie siècle.
46Mais une thèse d’histoire d’inspiration marxiste pouvait-elle convenir à la généalogie ? Nous pouvons dire que circularité qui va de la nature, de l’enracinement biologique de l’espèce humaine à l’action en matière d’agriculture, de médecine, de santé est une action qui vient de l’État, ou inévitablement d’un centre, et qui s’exerce sur les collectivités humaines. Car faut-il encore rappeler que la conflictualité entre les classes, se manifestant dans la domination de l’appareil d’État, était naturellement le présupposé implicite de l’historiographie marxiste. Or, la problématisation de la biopolitique posait effectivement la question de l’État, mais la généalogie imposait toujours de « passer à son extérieur » pour en faire « l’effet, le profil, la découpe mobile d’une perpétuelle étatisation, ou de perpétuelles étatisations [...]. L’État, ce n’est rien d’autre que l’effet mobile d’un régime de gouvernamentalités multiples106 ». Non pas présupposer la fonction régulatrice de l’État, mais le mettre en relation avec le réseau de micropouvoirs qui traversent la société. Non pas présupposer l’unité d’une foncfion explicative, économique ou biologique, mais reconstruire la façon dont ces mêmes fonctions sont devenues des objets de pensée. Ainsi la généalogie restait aussi étrangère au modèle « économiciste » qu’à celui de l’autorégulation biologico-sociale.
47C’est alors un autre historien qui servira de modèle, ou plutôt qui fournira un regard autre à Foucault. La limite des analyses de Philippe Ariès consistait précisément dans le fait qu’elles achoppaient sur le problème de l’État107, mais ces limites pouvaient paraître à Foucault comme une force dès lors qu’il fallait « passer à l’extérieur » de l’État. Nous savons que, même si Ariès se définissait comme un « historien des mentalités », Foucault l’a toujours lu en tant qu’« historien des pratiques » corporelles108. Or, dans le livre oublié, L’Histoire des populations françaises, écrit en 1948, Ariès définissait l’« outillage technique » qui a permis à l’homme de maîtriser la mort et la vie en faisant « entrer le biologique dans l’historique », à partir non pas du pouvoir/savoir de l’État, mais des « attitudes » diffuses dans le corps social. Ariès opère en somme un renversement systématique : la maîtrise de la procréation est le résultat d’une « révolution des mœurs et des comportements », et les progrès de la science médicale qui a permis de faire reculer la mort « ont suivi la manifestation d’un besoin social109 ». Certes, la lutte contre la vie et la mort a sans doute toujours existé, mais l’habitude d’associer les techniques anticonceptionnelles aux besoins de restrictions, l’idée de faire reculer la mort par des techniques médicales sont, pour Ariès, des transformations des structures mentales, des « révolutions de la civilisation » qui ne sauraient se réduire ni à l’action étatique ni à l’autorégulation biologique. En effet, les habitudes de paucinatalité, les techniques d’hygiène et le recours aux médecins sont d’abord adoptés par les classes aisées, par une élite, pour ensuite se répandre aux classes populaires au xixe siècle : « Le mouvement démographique moderne présente cette originalité qu’il a débordé les limites des classes où il est né pour mobiliser la totalité de la population occidentale110. » Seulement, lorsque l’habitude de se servir de ces « techniques de la vie et de la mort » a gagné les mœurs, « la population a cessé d’être un phénomène instinctif et inconnu, pour devenir un objet de connaissance positive111 ».
48Nous connaissons par ailleurs les reproches qui ont été adressés à ces recherches : rôle prépondérant assigné aux élites, conservatisme, dilettantisme, adhésion ingénue à la notion fruste de « mentalité ». Ariès était bien le pionnier qui avait couplé l’analyse démographique et sociologique à une réflexion sur les comportements collectifs. Mais dans les années 1970, les thèses exposées dans le livre de 1949 tombaient désormais sous la double critique de Flandrin et de la démographie historique112. Et pourtant, le point de vue d’Ariès représente bien le lien secret entre les quatre premiers chapitres de La Volonté de savoir et le dernier consacré à la biopolitique, qui a été trop souvent commenté de manière isolée, sans faire référence à l’économie générale de l’ouvrage. Pour Ariès, la limitation des naissances et l’attention au corps ou à la santé se sont d’abord imposées dans la bourgeoisie par le biais de l’extension du calcul raisonnable, « économique » aux attitudes corporelles. Ces nouvelles attitudes, ces techniques ont donc été historiquement une « forme de conscience de soi-même » de la bourgeoisie, conscience qui a « envahi » les autres classes sociales, à commencer par la noblesse :
Sous l’influence des apports bourgeois qui l’alimentent, la noblesse cesse peu à peu d’être un ordre du sang, un ordre de la nature, confondu avec les autres spécialisations organiques nécessaires à la marche du monde. Et c’est justement au moment où les caractères originaux de la noblesse s’adultèrent, que la bourgeoisie se dresse en face d’elle, non plus pour y entrer, mais pour la détruire. C’est le grand phénomène du xviiie siècle. À cette époque la bourgeoise prend conscience d’elle-même, de la spécificité de ses mœurs, de ses genres de vie. Elle oppose à l’ordre traditionnel du sang sa conception personnelle de l’existence, fondée sur le profit, l’activité technique, calculatrice, déjà comptabilisée113.
49Comment ne pas alors comparer ces lignes aux passages où Foucault affirme que la forme de conscience primordiale de la classe bourgeoise a été l’affirmation et la culture de son propre corps ? Que ce nouvel agencement politique de la vie fondé sur une « sexualité bavarde » et proliférante a débordé l’ordre du sang et du lignage de la noblesse, a « converti le sang bleu des nobles en un organisme bien portant et une sexualité saine » ? Que la bourgeoisie a d’abord « expérimenté » sur elle-même, dans la famille bourgeoise, la « nouvelle technologie du sexe » centrée sur l’ensemble perversion-hérédité-dégénérescence, pour ensuite l’étendre à un prolétariat réticent, à travers un appareil administratif et technique centré sur l’école, la politique de l’habitat, l’hygiène publique, les assurances et la médecine sociale114 ? Il faut bien l’admettre, ce n’est pas l’État qui a « inventé » la biopolitique, c’est la classe bourgeoise qui a d’abord adopté ces « techniques de la vie et de la mort » lors de son ascension irrésistible vers l’Etat. Il faut donc admettre que cette thèse foucaldienne était présente, bien avant La Volonté de savoir, dans l’histoire « conservatrice » et vieillotte de ce « marchand de bananes115 » qu’était Ariès. Cette histoire dit précisément que le biopouvoir, avant d’être un pouvoir de réglementation, de distribution, d’« (in) formation » des masses et des individus par l’État, a été une stratégie qui passe par l’adoption d’un « style d’existence » bourgeois.
50Que nous révèlent alors tous ces emprunts désinvoltes, toutes ces dettes rarement payées envers la démographie historique, l’histoire sociale et l’histoire des mentalités ? Foucault n’était-il au fond qu’un collectionneur (ou, pire, un plagiaire), plutôt génial il est vrai, des opinions et des travaux des historiens de son temps ? Dès que l’on fait émerger tout le réseau d’influences historiques sur lequel la généalogie se fonde incessamment, ne risque-t-on pas de la transformer intégralement en histoire, et de plus en une histoire de seconde main ? Pourtant, nous l’avons vu, la généalogie ne se confond pas avec l’histoire. Elle ne saurait se transformer en histoire car son objet n’est pas ce que les hommes ont fait, mais ce qu’ils ont pensé en faisant quelque chose (et notamment en se créant eux-mêmes). Rappelons que la « mise en intelligibilité » archéo-généalogique était destinée avant tout à mettre en lumière des « expériences de pensée ». C’est la raison pour laquelle elle restera toujours inassimilable par l’histoire sociale, celle des sciences ou des idées politiques.
51La valeur d’un livre comme La Volonté de savoir, nous le devinons aisément, était ailleurs : il s’agissait pour Foucault de montrer le recodage clinique de l’immense prolifération des discours sur le sexe par une scientia sexualis qui fait entrer le discours sur la sexualité, sans doute pour la première fois de l’histoire de l’humanité, dans un champ épistémologique dont les énoncés sont susceptibles d’assumer la valeur « vrai ou faux ». Il s’agissait également de montrer la croissance réciproque et parallèle de la normalisation scientifico-médicale – assignant à la sexualité une signification à la fois déterminante et pathogène pour la société entière – et de la normalisation sociale, entendue comme gouvernement des conduites des individus, lesquels sont amenés à reconnaître dans une sexualité marquée par le désir, la pulsion et l’instinct le point le plus secret et authentique de leur existence. En somme, la sexualité comme objet d’un savoir qui peut toujours se transformer en un pouvoir, du moment que ce pouvoir même n’est rien d’autre que la possibilité de la constituer comme objet de savoir, la sexualité comme le « chiffre de l’individu, à la fois ce qui permet de l’analyser et ce qui rend possible de le dresser116 ». Autrement dit, l’originalité de la lecture foucaldienne consistait à montrer que dans la « sexualité elle-même, il n’y a jamais que notre expérience de la sexualité117 », dans la mesure où cette dernière a été formée par un ensemble de concepts, de catégories et de rapports de force.
52Visiblement, la description foucaldienne du passage des sociétés d’une symbolique du sang à une analytique de la sexualité, dans le cadre d’une stratégie biopolitique où la bourgeoisie s’affirme comme « corps social » se donnant un corps à soigner, à protéger et à cultiver, ne visait pas les mêmes objectifs de l’histoire sociale. L’objectif de Foucault n’était pas de reconstruire le jeu des facteurs mentaux, sociaux ou économiques qui représentent les « forces » de l’histoire, mais de s’attaquer au cœur d’une conception qui fait du sexe l’un des « faits biologiques bruts et définitifs qui, du fond de la “nature”, s’imposeraient à l’histoire118 ». Plus qu’une position ontologique, cet antinaturalisme radical doit être inscrit dans une contre-stratégie politique119. La nécessité s’impose alors de recontextualiser la reconstruction historique foucaldienne dans son présent, au moment où l’usage du mot « biopolitique » traduisait la tentative d’expulser l’historique du politique en faisant de la vie biologique une donnée inaltérable qui était à la base de l’agir politique120. Contre cette « biologisation » du politique, manifeste, par exemple, dans le programme de la sociobiologie, la stratégie foucaldienne vise donc à dénaturaliser non seulement la sexualité, mais l’idée même de sexe, en montrant que cette idée même a pu se former à l’intérieur d’un réseau de concepts et d’une stratégie politique visant la modulation réglée de la reproduction. Or, cette contre-stratégie politique – c’est bien là la richesse du travail foucaldien – n’abandonne toutefois pas la visée centrale de la connaissance. Comme nous allons le voir, cette construction généalogique « stratégique » répond aux principes de celui qui, depuis Platon, est l’un des modes principaux de connaissance philosophique du réel, la fiction.
FABRIQUER DES FICTIONS
53Si la généalogie n’est pas une histoire, mais une construction qui se sert des matériaux historiques, quel pourrait être alors le statut de son récit ? La réponse de Foucault à ce sujet a toujours été claire et sans ambiguïté : « Je n’ai jamais rien écrit que des fictions121. » Faut-il en déduire que l’analyse historique foucaldienne resterait du côté du romanesque alors que la vérité resterait du côté du scientifique (ou de l’historique, en tout cas de l’histoire en tant que science des faits) ? Nullement, car pour Foucault c’est à travers la fiction que s’établit un certain rapport à la vérité, dans la mesure où toute sa recherche est orientée vers une vérité de son présent :
Il me semble qu’il y a possibilité de faire travailler la fiction dans la vérité, d’induire des effets de vérité avec un discours de fiction, et de faire en sorte que le discours de vérité suscite, fabrique quelque chose qui n’existe pas encore, donc « fictionne ». On « fictionne » de l’histoire à partir d’une réalité politique qui la rend vraie, on « fictionne » une politique qui n’existe pas encore à partir d’une vérité historique122.
54La généalogie doit donc produire des « effets de vérité » en redéployant le matériel historique dans le présent. Mais sommes-nous sûrs que cette production d’effets de vérité « respecte » vraiment le travail des historiens, comme le voudrait Castel ? Ce principe utilitaire ne conduit-il pas plutôt, encore une fois, au discours partisan, au discours de la « guerre de races », à la politique-fiction du roman gothique de la fin du xviiie siècle123 ? Si, au fond, il ne s’agit que de produire des « effets de vérité » dans son propre présent, de quelle vérité s’agit-il précisément ? Question difficile, où se joue entièrement la question de l’utilité de la grille interprétative foucaldienne. Mais il nous semble que ce n’est pas la seule raison d’entendre la notion de fiction dans un sens non trivial, comme le principe qui définit la pratique d’écriture archéo-généalogique. Car cette fiction trouve naturellement sa définition dans les « écrits littéraires » de Foucault et définit très précisément le rapport que sa recherche historique entretient avec le présent, mais aussi l’analyse que Foucault lui-même fait de ce rapport.
55À la racine de l’usage foucaldien du concept de fiction, il y a donc bien l’impossibilité archéologique de saisir de l’extérieur la structuration conceptuelle imbriquée dans notre forme de vie, dans notre expérience. Car, même pour le généalogiste, il ne suffit pas de se placer sur la « bordure du temps qui surplombe notre présent » pour que la description historique puisse englober l’échafaudage de nos connaissances. Encore faut-il que cette distance puisse se traduire dans une expérience de pensée qui permet de prendre du recul par rapport à son propre mouvement de pensée. Le généalogiste doit en somme pouvoir s’abstraire de son présent, afin de mieux le connaître. L’activité fictionnelle sera alors précisément ce qui va permettre une prise de distance, un « estrangement ».
56Pour mieux saisir notre propos, revenons aux écrits littéraires, dans lesquels toutes les descriptions de la fiction sont fortement marquées par deux auteurs : Jorge Luis Borges et Philippe Sollers. Pour le premier, les fictions sont des « fragments philosophiques » dans une trame narrative : la pensée est mise à l’épreuve du réel, même s’il s’agit d’un réel narratif. Tous ses contes peuvent êtres lus comme des « simulations » de l’existence des théories philosophiques, ils décrivent des mondes régis par des idées qui sont les nôtres : l’idéalisme de Berkeley, grand protagoniste du conte Tlon, Uqubar, Orbis Tertius ; la théorie des mondes possibles dans le conte La Bibliothèque de Babel ; les paradoxes philosophiques de la temporalité dans Le Condamné et Ireneo Funés, etc.124. Ainsi la « fiction » de Borges n’est pas seulement la mise en œuvre d’une procédure littéraire : elle dévoile pour ainsi dire le « secret » d’un savoir et d’une pensée qui habitent déjà notre monde, elle permet de faire une autre expérience de ces savoirs. Et c’est précisément là que Foucault situe sa puissance critique :
Tout en décrivant les savoirs ou les civilisations (il faut dire que la civilisation moderne est précisément fondée sur ces savoirs), il met en relief le poids de l’inquiétude et de l’angoisse qui résident dans la civilisation moderne constituée autour de ces savoirs : c’est là, me semble-t-il, que réside la force critique que possède la littérature borgésienne125.
57La fiction est donc pour Borges un acte de connaissance, et plus précisément une connaissance de notre pensée. Pour le Foucault des années 1960, le fictif, en tant que « nervure verbale de ce qui n’existe pas », est l’expérience d’un anonymat ordonné du langage qui se donne à voir dans son éloignement indéfini des choses. Comme les taxinomies de Borges mettent à l’épreuve la pensée en créant des espaces impensables, ainsi la fiction, langage sans les choses et qui détruit la nécessité des choses, montre les choses dans la distance du langage. En effet, l’encyclopédie chinoise de Borges montrait un usage des mots qui ne se plie pas aux règles de la pensée et fonctionnait ainsi comme une contestation implicite du langage objectivant, tout en mimant la « possibilité même des choses126 ». En même temps, ce langage fictif est la « lumière où elles [les choses] sont », le « simulacre où se donne seulement leur présence ». Pour qu’il y ait fiction, il faut alors un langage qui se maintient dans cette distance tout en la montrant : « Tout langage qui parle de cette distance en avançant en elle est un langage de fiction127. »
58Cette double fonction, mettre à distance et montrer la distance même, fait de la fiction non pas une fable, mais le régime même du récit, définissant l’implication de l’auteur dans son récit : « La fiction, c’est la trame des rapports établis, à travers le discours lui-même, entre celui qui parle et ce dont il parle128. » Le mécanisme fictionnel analysé par Foucault se répercute alors sur le sujet même de l’énonciation, montrant que la disjonction entre langage et pensée déstabilise finalement le « jepense » cartésien en l’ouvrant au dehors du langage, comme nous pouvons le voir notamment dans les livres de Blanchot :
Or ce qui rend si nécessaire de penser cette fiction – alors qu’autrefois il s’agissait de penser la vérité –, c’est que le « je parle » fonctionne comme au rebours du « je pense ». Celui-ci conduisait en effet à la certitude indubitable du Je et de son existence ; celui-là au contraire recule, disperse, efface cette existence et n’en laisse apparaître que l’emplacement vide. La pensée de la pensée, toute une tradition plus large encore que la philosophie nous a appris qu’elle nous conduisait à l’intériorité la plus profonde. La parole de la parole nous mène par la littérature, mais peut-être aussi par d’autres chemins, à ce dehors où disparaît le sujet qui parle129.
59C’est pour cette raison, d’ailleurs, que la « fonction auteur », qui n’est qu’une des spécifications de la fonction sujet, « entrave la libre circulation de la fiction », et le célèbre éloge de sa disparition se conclut avec le souhait que la fiction puisse fonctionner désormais « selon un autre mode, [...] qui ne sera plus celui de l’auteur, mais qui reste encore à déterminer ou peut-être à expérimenter130 ». Cet « autre mode » de fonctionnement avait été décrit par Sollers, qui d’ailleurs s’était inspiré de l’étude foucaldienne sur Binswanger. Rappelons que dans l’Introduction, Foucault définit l’imaginaire comme un « mode de l’actualité, une manière de prendre en diagonale la présence pour en faire surgir les dimensions primitives ». Débarrassée de toutes les figures du retour à l’originaire ou au primitif, la fiction pour Sollers fonctionne, à la manière de Borges, comme une instance de connaissance de notre pensée : « L’homme ne sait au fond ce qu’il peut penser ; la fiction est là pour le lui apprendre131. » De plus, Sollers met l’accent sur la connaissance fictionnelle comme expérience fondamentale dont les modèles sont encore l’imagination, la mémoire et le rêve. Expériences analogiques, où le sujet fait d’abord l’apprentissage de la perte de cohérence de son raisonnement, de la subversion de l’enchaînement logique des événements, car ceux-ci se manifestent « simultanément », comme dans les rêves de de Quincey. Et pourtant, cette dépossession de la force rationnelle du « je pense » ne manifeste pas le naufrage de toute méthode. Bien au contraire, la fiction est précisément la méthode de compréhension qui permet de relier le « je » fictif à une « structure repérée intuitivement comme fixe, mais dialectiquement en devenir ». Par le jeu des comparaisons et des mises en relation, cette structure révèle ainsi la forme de la cohérence logique en tant que processus, mouvement :
À ce point, nous devons abandonner tout préjugé logique, et plutôt nous livrer aux inductions, aux rapprochements les plus imprévus. Méthode : je tente d’observer à sa source la nécessité où je suis de recourir à la cohérence. Je pactise avec toutes les opérations de ma pensée en attente de se retrouver. Mon point de départ est que « cela » veut être compris (ce qui s’oppose par définition à : compris une fois pour toutes), au sens où il serait correct, même abusivement, de dire : un livre veut être lu. Ou encore : le monde, mon esprit, moi, « tout cela », sont une fiction. La fiction est leur antidote. Doit s’en extraire la vérité132.
60Non pas donc « dissolution de la raison », mais dissolution des fictions que la raison construit pour pouvoir enfin montrer la cohérence de la raison même. ce qu’on peut penser. La logique analytique montre comment l’on pense et ce qu’on pense tandis que la logique de la fiction révèle les possibilités de la pensée. Encore une fois la référence à Wittgenstein et à la « dissolution de l’analyticité133 » est ici centrale. À travers une méthode comparative, Wittgenstein montrait que le langage, avant d’être interprété à travers le filtre des représentations, est appliqué et construit dans nos vies quotidiennes et pour ainsi dire « agi » de l’intérieur. Mais alors, « comprendre le langage » signifie non pas montrer ce qui est logiquement nécessaire, mais découvrir les « possibles » de la pensée. En imaginant d’autres formes de vie, d’autres usages du langage, d’autres comportements, nous révélons « en creux » le fonctionnement de notre propre langage.
61Il est aussi évident que la logique de la fiction pouvait être proche de la méthode archéologique, proche de son insistance sur les conditions de possibilité de la pensée, avec néanmoins une différence : si l’archéologie découvre les conditions de possibilité des pensées passées, si elle s’oriente vers l’archive, la fiction littéraire vaut directement en tant que diagnostic de notre pensée et comme une sorte d’archéologie de notre présent. Nous l’avons désormais compris, il ne s’agit là que d’une définition antelitteram de la généalogie. Nous ne serons pas étonnés alors de retrouver dans l’essai sur Blanchot un autre rapprochement entre la démarche généalogique et la connaissance « par fiction », nous révélant ce qui, en étant le plus proche de nous, reste invisible :
Les fictions chez Blanchot seront, plutôt que des images, la transformation, le déplacement, l’intermédiaire neutre, l’interstice des images. [...] Le fictif n’est jamais dans les choses ni dans les hommes, mais dans l’impossible vraisemblance de ce qui est entre eux : rencontres, proximité du plus lointain, absolue dissimulation là où nous sommes. La fiction consiste donc non pas à faire voir l’invisible, mais à faire voir combien est invisible l’invisibilité du visible134.
62En somme, la généalogie a réinvesti ce thème de la fiction en l’intégrant à la reconstruction historique tout en conservant sa fonction primaire d’« estrangement » et la valeur heuristique de celui-ci. Affirmer que le généalogiste construit des fictions signifie alors que les histoires foucaldiennes ne sont jamais réductibles à l’Histoire en tant que processus cumulatif, et qu’il ne faut donc pas chercher dans le passé la cause de ce que nous sommes devenus, mais plutôt une indication de ce que nous pourrions être aujourd’hui. C’est pourquoi ce passage du nécessaire au possible constitue le cœur de la méthode généalogique. Quelques années plus tard, Foucault aurait parlé de la « mise en intelligibilité » d’une réalité historique à travers la recherche des connexions possibles entre les éléments hétérogènes de l’expérience historique :
Disons que ce qui permet de rendre intelligible le réel, c’est de montrer simplement qu’il a été possible. Que le réel soit possible, c’est ça sa mise en intelligibilité135.
63Montrer comment quelque chose (la folie, la prison, l’État, l’institution) a été possible signifie naturellement comprendre comment il a été pensable : comment a-t-on pu penser à punir à travers la prison ? Comment a-t-on pu penser l’État à partir du gouvernement des âmes, c’est-à-dire à partir des règles qui n’étaient pas pensées dans la perspective de la puissance de l’État mais pour conduire des hommes vers le salut, dans un horizon eschatologique136 ? Dans la mesure où la généalogie doit mettre en lumière une « forme de pensée » qui se manifeste par des problématisations, elle est définie par deux usages de la fiction qui font, bien sûr, partie d’un même mouvement mais que nous séparerons à des fins explicatives.
64Nous appellerons le premier un usage épistémologique de la fiction. Il consiste à prendre le contre-pied de l’historicisme, qui présuppose l’existence des universaux pour le passer « à la râpe de l’histoire ». Cela permet de s’interroger sur quelle histoire nous sommes en mesure de construire « sans universaux137 ». Dans son cours « Sécurité, territoire, population », Foucault affirmait, par exemple, que la phénoménologie nous a appris que la folie existe, ce qui ne signifie pas que ce soit quelque chose, alors même que lui soutenait que « la folie n’existe pas, mais ça ne veut pas dire qu’elle ne soit rien138 ». La phénoménologie pense la folie comme un « objet idéal » qui existe d’abord dans nos esprits et puis, peut-être, dans la réalité en tant que prolongement de l’idée de folie. Il suffirait alors de changer de point de vue et nous pourrions nous libérer de cette illusion, de cette idée fausse. Le problème que se pose Foucault se situe exactement à l’opposé : il s’agit de comprendre comment, à partir d’un discours vrai, d’un discours inséré dans un certain régime de vérité « scientifique », un objet qui n’existait pas devient « quelque chose » à travers toute une série de pratiques bien réelles139. Ce qui revient à dire que, si la pensée peut produire des effets dans le réel, c’est à condition justement de pouvoir s’insérer dans une pratique réelle, discursive et politique. Nominalisme méthodologique donc, qui, en éliminant par hypothèse les universaux comme l’État, l’économie ou la mentalité, écarte du coup l’idée d’une « cause unique » d’un certain développement historique140. Ce nominalisme méthodologique, qui maintient une certaine continuité avec l’anticausalisme des Mots et les Choses, aboutit alors à une démultiplication causale, à la découverte d’un réseau causal complexe et dense où les universaux, dans leur matérialité, viennent à exister141.
65Prenons, par exemple, le cas de l’explosion, dans les années 1760, d’une vaste littérature sur la masturbation enfantine, dont le célèbre traité de Tissot, L’Onanisme, ne représente que la partie émergée de l’iceberg142. Cette immense incitation aux discours fait partie d’une véritable croisade, à la fois médicale et morale, contre la masturbation : développement, selon les thèses foucaldiennes bien connues, d’un dispositif de savoir/pouvoir centré sur la pédagogisation du sexe de l’enfant qui fait de celui-ci la clé à la fois de la santé future des adultes et de l’avenir de la société et de l’espèce143. Mais pourquoi la question de la masturbation s’est-elle ainsi diffusée au xviiie siècle ? Il y a à cela plusieurs réponses proposées par les historiens. Une explication fondée sur l’hypothèse de la répression sexuelle, selon laquelle le développement de la société capitaliste aurait transformé l’« organe de plaisir » en « instrument de performance » soumis au mécanisme de production. Dans ce sens, « la lutte contre l’autosatisfaction peut être considérée comme une tentative de rétablir l’ordre chez l’individu, dont le seul objectif doit être le rendement144 ». Une autre explication se fonde sur la diffusion de l’idéologie économique selon laquelle on aurait reproché au masturbateur un certain usage égoïste du plaisir et de la jouissance sans que cela conduise au bonheur de la société (à la différence de l’intérêt)145. Une troisième explication s’appuie sur la structure démo-économique, montrant qu’à l’époque l’âge pour le mariage avait reculé dans les campagnes, en obligeant la jeunesse à un célibat prolongé146. Ces explications sont-elles pour autant ausses ? Nullement, elles présentent peut-être trop de confiance dans certains présupposés théoriques susceptibles de se transformer en causes (répression, idéologie, biologie), mais en tant qu’explications historiques elles restent relativement solides. En revanche, prises singulièrement, elles sont insuffisantes car elles semblent expliquer de façon monocausaliste l’essor de la littérature antimasturbation au xviiie siècle en la réduisant à un épiphénomène des transformations qui ont lieu ailleurs (dans l’histoire de l’économie, de la mentalité ou des changements démographiques). Mais ces explications n’expliquent pas comment il a été possible que de telles transformations aient abouti à une forme spécifique de pensée.
66En revanche, en éliminant la cause sous-jacente de chacune de ces trois explications, l’historien généalogiste peut les considérer comme des recherches historiques décrivant un certaine nombre d’effets, et peut donc produire ce qu’il appelle une « mise en intelligibilité historique », c’est-à-dire une « composition des effets » dans un tableau synoptique. Ce qu’il s’agit de produire alors, autour d’un événement comme celui de l’explosion de la littérature sur la masturbation, c’est un « polyèdre d’intelligibilité » qui, à partir de la multiplicité des processus historiques (démographiques, économiques, intellectuels, politiques, relatifs aux transformations du rapport à soi ou de la mentalité, etc.), puisse montrer les possibles « phénomènes de coagulation, d’appui, de renforcement réciproque, de mise en cohésion, d’intégration147 ».
67Il s’agit en somme d’utiliser le principe de la « connexion des hétérogènes » pour produire une comparaison entre des phénomènes aussi différents que des pratiques, des lois, des règlements, des idées, etc., sans les réabsorber dans une structure causale ou dialectique, mais pour essayer de montrer quelques faces du prisme pratico-réflexif dans lequel est apparu le problème de la masturbation148. L’on retrouvera là le problème de Canguilhem : non pas faire une histoire de l’objet cristal comme entité naturelle, ce qui signifie faire une histoire géologique de la terre, mais faire une histoire de ce qui a permis de penser à un certain moment que cela est un cristal. Avec toutefois une différence remarquable : l’explosion de la littérature sur la masturbation est un événement réflexif, un événement de la pensée qui aura de lourdes conséquences sur les pratiques de gouvernement des corps, sur la façon dont la pratique médicale s’est organisée, et sur la façon dont la famille moderne s’est formée, en bref sur toute une pratique réfléchie qui provoque un changement du sujet et de l’objet de l’observation. Il nous semble par conséquent que le but des fictions historiques de Foucault est de saisir des rapports possibles entre une pensée et une expérience tels qu’ils se manifestent dans la production d’un savoir et d’un discours réflexifs modifiant ainsi l’objet et le sujet de connaissance. La supposition fictive de l’inexistence des universaux trouve alors sa raison profonde dans ce qui était déjà l’objectif de l’archéologie et qui, en tant que tel, justifiait l’adoption de la méthode anticausaliste : retracer, dans des événements de la pensée, l’expérience de la formation corrélative des sujets et des objets. Comme le soutient Castel, plutôt que de produire une histoire des enchaînements causals entre les événements, le généalogiste semble davantage se greffer sur le travail des historiens pour produire une intelligibilité différente et adéquate à son objet :
Mais quand il s’agit de phénomènes aussi complexes que la production d’un savoir ou d’un discours avec ses mécanismes et ses règles internes. l’intelligibilité à produire est beaucoup plus complexe. Il est vraisemblable qu’on ne peut arriver à une explication unique, une explication en termes de nécessité. Ce serait déjà beaucoup si l’on arrivait à mettre en évidence quelques liens entre ce que l’on essaie d’analyser et toute une série de phénomènes connexes149.
68Que ce travail puisse encore être défini comme le travail d’un historien est une question à laquelle nous n’avons pas de réponse tranchée car ce travail se place dans l’espace indéfinissable, entre histoire et philosophie, d’une histoire « artisanale » de la pensée et brouille à jamais des frontières disciplinaires vétustes et illogiques. Nous nous limitons à remarquer que, dans les différentes définitions du travail généalogique comme « fiction », Foucault fait émerger constamment la ligne de partage entre le factuel et le vraisemblable, ce qui empêche par ailleurs de considérer son travail historique comme un simple récit brouillant la distinction entre histoire et fiction150. En montrant comment le réel se construit en le « Fictionnant », la fiction généalogique se révèle toujours elle-même comme fiction située, en tant que véhicule du « sens historique », entendu au sens nietzschéen comme caractère situé et perspectif de la connaissance151.
69Il est donc important de souligner que ce sont bien là les conséquences intéressantes du travail de cette fiction épistémo-historienne sur la philosophie en tant que diagnostic du présent. Et c’est bien là que se situe aussi le deuxième usage de la fiction, que nous appellerons politique au sens où il implique une transformation de l’expérience de l’écrivain comme du lecteur. En revendiquant ses anciennes positions, Foucault insiste à plusieurs reprises sur le fait que la fiction historique n’est au fond rien d’autre que l’occasion d’une expérience et que cette expérience consiste à se détacher d’une certaine fable pour devenir acteur de la fable suivante, et donc d’une nouvelle scène de pensée :
[...] Les personnes qui me lisent, en particulier celles qui apprécient ce que je fais, me disent souvent en riant : « Au fond, tu sais bien que ce que tu dis n’est que fiction. » Je réponds toujours : « Bien sûr, il n’est pas question que ce soit autre chose que des fictions. » [...] Mais mon problème n’est pas de satisfaire les historiens professionnels. Mon problème est de faire moi-même, et d’inviter les autres à faire avec moi, à travers un contenu historique déterminé, une expérience de ce que nous sommes, de ce qui est non seulement notre passé mais aussi notre présent, une expérience de notre modernité telle que nous en sortions transformés. Ce qui signifie qu’au bout du livre nous puissions établir des rapports nouveaux avec ce qui est en question [...]152.
70Que la construction généalogique fonctionne comme une expérience pour celui qui écrit et celui qui lit n’est au fond que le résultat de l’énième « problématisation » de Foucault quant à sa question initiale : comment penser le rapport entre expérience et concept153. La généalogie n’a pas réussi à expulser les expériences qui inquiétaient les constructions archéologiques, elle les a plutôt transformées en fictions, en expériences de pensée qui ne sont ni vraies ni fausses car elles permettent à la fois de penser le devenir possible du réel et le jeu du vrai et du faux qui régit nos expériences de pensée :
Une expérience est toujours une fiction ; c’est quelque chose qu’on se fabrique à soi-même, qui n’existe pas avant et qui se trouvera exister après. C’est cela le rapport difficile à la vérité, la façon dont cette dernière se trouve engagée dans une expérience qui n’est pas liée à elle et qui, jusqu’à un certain point, la détruit. [...] Ainsi ce jeu de la vérité et de la fiction – ou, si vous préférez, de la constatation et de la fabrication – permettra de faire apparaître clairement ce qui nous lie – de façon parfois tout à fait inconsciente – à notre modernité, et en même temps, nous le fera apparaître comme altéré. L’expérience par laquelle nous arrivons à saisir de façon intelligible certains mécanismes (par exemple, l’emprisonnement, la pénalisation, etc.) et la manière dont nous parvenons à nous en détacher en les percevant autrement ne doivent faire qu’une seule et même chose. C’est vraiment le cœur de ce que je fais154.
71Le travail de la fiction consiste, en somme, à appliquer au présent la méthode de la « connexion des hétérogènes » à travers une confrontation incessante entre notre expérience de pensée et cette pensée comme « forme de l’action » que l’on retrouve précisément dans le passé. Cette mise en intelligibilité sera archéologique, dans la mesure où elle nous montre la différence entre notre expérience de pensée et celle du passé, et généalogique, dans la mesure où elle introduit dans notre façon de penser une différence155. Et nous faisons l’expérience de cette différence lorsque nous découvrons que notre forme de pensée elle-même et le rapport que nous établissons avec la vérité sont seulement un possible. La fiction, en produisant une « vérité dans la réalité d’aujourd’hui », se transforme en expérience d’une actualité qui s’inscrit dans le présent et, par une interférence entre la connaissance historique et la réalité d’aujourd’hui, change notre façon de penser et de vivre156. Les fictions foucaldiennes font donc usage des documents et des reconstructions historiques « vraies », mais de telle façon qu’à travers leur lecture soit possible une expérience de « transformation du rapport que nous avons à nous-mêmes et au monde ». Or, selon Foucault, ce « nous » se construit non pas par l’adhésion à un certain nombre de principes, mais précisément par l’expérience d’une façon commune de penser cette expérience elle-même. Cette façon de penser ne peut se définir que comme une pratique collective :
Une expérience est quelque chose que l’on fait tout à fait seul, mais que l’on ne peut faire pleinement que dans la mesure où elle échappera à la pure subjectivité et où d’autres pourront, je ne dis pas la reprendre exactement, mais du moins la croiser et la retraverser. Revenons un instant au livre sur les prisons. [...] Dans le livre, s’exprime une expérience bien plus étendue que la mienne. Il n’a rien fait d’autre que de s’inscrire dans quelque chose qui était effectivement en cours ; dans, pourrions-nous dire, la transformation de l’homme contemporain par rapport à l’idée qu’il a de lui-même. D’autre part, le livre a aussi travaillé pour cette transformation. Il en a été même, pour une petite partie, un agent157.
72En faisant de la généalogie un travail de fiction, dans le double sens épistémologique et politique que nous avons relevé, Foucault restait finalement à l’intérieur du champ philosophique tout en opérant une transformation de la philosophie dans cette direction « politique et historienne » qui impose de comprendre la pensée même au croisement entre une « histoire de la vérité » et une « politique de la vérité ». L’objectif de la généalogie n’est donc pas d’établir la « vérité historique » ni de faire un certain usage politique de la vérité historienne, mais de situer la question de la vérité, qui est la question centrale de la philosophie, exactement au croisement entre l’analyse de l’événement historique et celle des rapports de force qui définissent le champ des relations de pouvoir : comprendre la production de la vérité ou les régimes de véridiction, à partir des situations historiques des rapports de force. Dans la capacité à tenir ensemble ces deux dimensions – historique et politique – de la vérité comme de la fiction, se jouent alors toute la fécondité et l’usage possible de la grille archéo-généalogique.
Notes de bas de page
1 « Qui êtes-vous, professeur Foucault ? », in DEMI, p. 633.
2 AS, p. 179.
3 AS, p. 179-180, nous soulignons. Sur l’activité de diagnostic comme mise en évidence de la différence entre le présent et le passé, cf. aussi « Foucault répond à Sartre », in DEMI, p. 693.
4 Cf. la déclaration de Foucault lui-même, in Du gouvernement des vivants, Cours au Collège de France 1980, éd. M. Senellart, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », à paraître à l’automne 2012, leçon du 30 janvier 1980 : « Après tout, il y a bien des théologies négatives. Disons que je suis un théoricien négatif. »
5 Cf. les observations rétrospectives de Foucault à ce propos : « En ce sens, cette critique n’est pas transcendantale, et n’a pas pour fin de rendre possible une métaphysique : elle est généalogique dans sa finalité et archéologique dans sa méthode. Archéologique – et non pas transcendantale – en ce sens qu’elle ne cherchera pas à dégager les structures universelles de toute connaissance ou de toute action morale possible ; mais à traiter les discours qui articulent ce que nous pensons, disons et faisons comme autant d’événements historiques. Et cette critique sera généalogique en ce sens qu’elle ne déduira pas de la forme de ce que nous sommes ce qu’il nous est impossible de faire ou de connaître ; mais elle dégagera de la contingence qui nous a fait être, ce que nous sommes la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons » (« Qu’est-ce que les Lumières ? », in DEIV, p. 574).
6 A. Farge, « De l’événement », in id., Des lieux pour l’histoire, Paris, Seuil, 1997, p. 82. Je ne traiterai pas ici du rôle important de la question de l’événement dans la philosophie française, je renvoie pour cela à A. Gualandi, La Rupture et l’Événement. Le problème de la vérité scientifique dans la philosophie française contemporaine, Paris, L’Harmattan, 1998.
7 M. Foucault, « La scène de la philosophie », in DEIII, p. 574. Sur ce point, cf. F. Ewald, « Foucault et l’actualité », in Au risque de Foucault, op. dit, p. 203-212, et J. Revel, Le Vocabulaire de Foucault, Paris, Ellipses, 2002, p. 5-6.
8 Sur la fausse opposition entre événement et structure, cf. « Revenir à l’histoire », in DEI-II ; « Entretien avec Michel Foucault », in DEIII, p. 145 ; sur l’événement comme changement des rapports de force et inversion de la domination dans la lutte, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », in DEMI, p. 1016 ; sur l’événement discursif, cf. Leçons sur la volonté de savoir, D. Defert (éd.), Paris, Gallimard/Seuil, 2011.
9 M. Foucault, « Structuralisme et post-structuralisme », in DEIV, p. 448. Cf. sur ce point G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 107 : « L’actuel n’est pas ce que nous sommes, mais plutôt ce que nous devenons, ce que nous sommes en train de devenir, c’est-à-dire l’Autre, notre devenir-autre. Le présent, au contraire, c’est ce que nous sommes et, par là même, ce que nous cessons déjà d’être. »
10 M. Foucault, « Un système fini face à une demande infinie », in DEIV, p. 369.
11 M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières », in DEIV, p. 564. Par « textes kantiens » nous entendons, outre cette conférence, la première leçon du 5 janvier du cours au Collège de France de 1983, Le Gouvernement de soi et des autres (GSA), p. 3-39, et la conférence à la Société française de philosophie, « Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung », op. cit. Sur ces écrits, cf. F. Gros, « Foucault et la leçon kantienne des Lumières », Lumières, 8 : « Foucault et les Lumières », 2e semestre 2006, p. 159-167.
12 GSA, p. 14. Cf. aussi « La technologie politique des individus », in DEIV, p. 813.
13 M. Foucault, « Structuralisme et post-structuralisme », in DEIV, p. 447.
14 Cf. M. Foucault, « Qu’appelle-t-on punir ? », in DEIV, p. 638 : « Il m’a semblé que le travail d’un intellectuel, ce que j’appelle un "intellectuel spécifique", c’est de tenter de dégager, dans leur pouvoir de contrainte mais aussi dans la contingence de leur formation historique, les systèmes de pensée qui nous sont devenus maintenant familiers, qui nous paraissent évidents et qui font corps avec nos perceptions, nos attitudes, nos comportements » (nous soulignons).
15 M. Foucault, « La philosophie analytique de la politique », in DEIII, p. 540-541. Cf. « Est-il donc important de penser ? », in DEIV, p. 180 : « [La pensée] c’est quelque chose qui se cache souvent, mais anime toujours les comportements quotidiens. Il y a toujours un peu de pensée même dans les institutions les plus sottes, il y a toujours de la pensée même dans les habitudes muettes. La critique consiste à débusquer cette pensée et à essayer de la changer : montrer que les choses ne sont pas aussi évidentes qu’on croit, faire en sorte que ce qu’on accepte comme allant de soi n’aille plus de soi. Faire la critique, c’est rendre difficiles les gestes trop faciles. »
16 Sur la notion d’événementialisation, qui sera décrite plus tard sous le terme de « problématisation » lorsque les événements seront décrits explicitement comme des événements de pensée, cf. « Table ronde de 20 mai 1978 », in DEIV, p. 23-25.
17 Cf. M. Foucault, « La scène de la philosophie », in DEIII, p. 573 : « [...] je ne suis pas philosophe dans le sens classique du terme – peut-être ne suis-je pas philosophe du tout, en tout cas, je ne suis pas un bon philosophe – [le point] est que je ne m’intéresse pas à l’éternel, je ne m’intéresse pas à ce qui ne bouge pas, je ne m’intéresse pas à ce qui reste stable sous le chatoiement des apparences, je m’intéresse à l’événement. [...] Répondre à la question : qui sommes-nous ? Et qu’est-ce qui se passe ? Ces deux questions sont très différentes des questions traditionnelles : qu’est-ce que l’âme ? Qu’est-ce que l’éternité ? Philosophie du présent, philosophie de l’événement, philosophie de ce qui se passe [...] » Cette attitude singulière est à l’origine à la fois des hésitations de Foucault à se définir philosophe et de l’irradiation de son travail dans la sociologie, l’histoire des sciences, l’éducation, etc.
18 Cf. à ce propos l’article fondamental de N. Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », Le Genre humain, juin 1993, « L’ancien et le nouveau », Paris, Seuil, p. 23-39.
19 Cf. M. Foucault, « Omnes et singulatim : vers une critique de la raison politique », in DEIV, p. 144.
20 Cf. M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », in DEIV, p. 574-577 ; « À propos de la généalogie de l’éthique », in DEIV, p. 618 ; GSA, p. 22, 285.
21 Cf. F. Gros, « Michel Foucault, une philosophie de la vérité », op. cit., p. 11.
22 Sur ce dernier point, cf. B. Han, L’Ontologie manquée de Michel Foucault, op. cit, p. 305-321.
23 « Qu’est-ce que les Lumières ? », in DEIV, p. 575 ; « Structuralisme et post-structuralisme », in DEIV, p. 448-449.
24 Dans l’un de ses derniers entretiens, à propos de ses recherches sur l’Antiquité, Foucault disait : « Je pars d’un problème dans les termes où il se pose actuellement et j’essaie d’en faire une généalogie » (« Le souci de la vérité », in DEIV, p. 674).
25 FDS, passim, en particulier, p. 169-190, 204.
26 Cf. en particulier L. Febvre, « De l’histoire-tableau, essai de critique constructive », Annales EHS, 5,1933, p. 267 : « Entre le passé et le présent pas de cloison étanche, c’est l’antienne des Annales. Ce qui ne veut pas dire : le présent et le passé sont interchangeables – mais bien : sachons utiliser la force manifeste de suggestion qu’exerce, sur l’esprit des historiens, s’ils veulent bien comprendre le passé, la connaissance précise des faits contemporains. » Sur le présentisme de l’école des Annales, cf. A. Burguière, L’École des Annales. Une histoire intellectuelle, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 33 et suiv. ; sur le présentisme en histoire et plus en général comme « obsession » de la civilisation contemporaine, cf. F. Hartog, Régimes d’historicité, Paris, Seuil, 2003, p. 113 et suiv ; sur le rapport de la généalogie foucaldienne à ce présentisme, J. Le Goff, « Foucault et la Nouvelle Histoire », op. cit. ; sur le rapport de Foucault à Braudel et aux historiens des Annales, cf. J.-F. Bert, « Michel Foucault, regards sur le corps. Histoire, ethnologie, sociologie », Les Cahiers du portique, 5, 2007, p. 19-64.
27 M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier de l’historien, Paris, Armand Colin, 1993, p. 95.
28 F. Braudel (dir.), La Méditerranée. L’espace et l’histoire, Paris, Arts et métiers graphiques, 1977 (rééd. Flammarion, 1985), p. 7 ; de Braudel, cf. en particulier Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969, p. 239-314. Sur ce rapport entre histoire et présent, et pour nous limiter aux ouvrages que Foucault connaissait certainement, cf. P. Chaunu, « Histoire au présent », in id., « Histoire quantitative et histoire sérielle », Cahier des Annales, n° 37, Paris, Armand Colin, 1978, p. 5-7 ; P. Ariès, Histoire des populations françaises, Paris, Seuil, 1948 (rééd. augmentée 1971), p. 11-16, et en particulier id., L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Le Seuil, 1973, p. 26 : « Nous partons nécessairement de ce que nous savons du comportement de l’homme d’aujourd’hui, comme d’un modèle auquel nous comparons les données du passé – quitte ensuite à considérer le modèle nouveau, ainsi construit à l’aide des données du passé, comme une seconde origine, et à redescendre vers le présent et modifier l’image naïve que nous avions au début. »
29 Cf. M. Bloch, « Fustel de Coulanges, historien des origines françaises » (1919), in M. Bloch, L’Histoire, la guerre, la résistance, Gallimard, Paris, 2006, p. 370 et suiv. Sur cet aspect de la pensée historiographique de Bloch, je me suis servi de A. Cavazzini, Le Statut du récit et des archives dans l’historiographie contemporaine, thèse en histoire et civilisation, CRH-EHESS, sous la direction de A. Farge, 2007, chap. II. Sur la notion de « régime d’historicité », cf. F. Hartog, Régimes d’historicité, op. cit., p. 118 : « Un régime d’historicité n’a d’ailleurs jamais été une entité métaphysique, descendue du ciel et de portée universelle. Il n’est que l’expression d’un ordre dominant des temps. Tissé de différents régimes de temporalité, il est, pour finir, une façon de traduire et d’ordonner des expériences du temps – des manières d’articuler passé, présent et futur – et de leur donner un sens. » Ces réflexions renvoient naturellement à R. Koselleck et à sa description de la nouvelle relation qui se tisse dans le régime moderne d’historicité entre temps et histoire, cf. Die vergangene Zukunft : zur Semantik geschichtlicher Zeit, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1979, tr. fr. Le Futur passé, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990.
30 M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », in DEMI, p. 1018.
31 Cf. l’usage de l’histoire chez Bachelard : E.C. Gattinara, Epistemologia e Storia, Milan, Franco Angeli, 1996, p. 191 et suiv.
32 P. Nora, « Le retour de l’événement », in Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1974,1.1, p. 225.
33 P. Nora, entrée « Mémoire collective », in J. Le Goff, R. Chartier, J. Revel (éd.), La Nouvelle Histoire, Paris, Retz, 1978, p. 400-401.
34 G. Bouthoul, cité in G. Duby, L’Histoire continue, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 119-120. Sur l’histoire des mentalités, cf. A. Burguière, op. cit, p. 71-98, 269-297.
35 Ainsi les mentalités sont souvent pensées au sens d’une résistance et d’un retard par rapport au changement qui, de fait, a lieu ailleurs. Pour J. Le Goff, l’histoire des mentalités doit s’intéresser de plus près à « la tradition, c’est-à-dire les façons dont se reproduisent mentalement les sociétés, les décalages, produits du retard des esprits à s’adapter au changement et de l’inégale vitesse d’évolution des différents secteurs de l’histoire. [...] L’inertie, force historique capitale, qui est plus le fait des esprits que de la matière, car celle-ci est souvent plus prompte que ceux-là. Les hommes se servent des machines qu’ils inventent en gardant la mentalité d’avant ces machines. Les automobilistes ont un vocabulaire de cavaliers, les ouvriers d’usines du xixe siècle la mentalité des paysans qu’étaient leurs pères et leurs grands-pères. La mentalité est ce qui change plus lentement. Histoire des mentalités, histoires de la lenteur dans l’histoire » (« Les mentalités. Une histoire ambiguë », in J. Le Goff, P. Nora, Faire l’histoire, Paris, Gallimard, 1974, vol. III, p. 76-93).
36 R. Chartier, « Histoire intellectuelle et histoire des mentalités », in id., Au bord de la falaise, op. cit, p. 47. De ce point de vue, l’histoire des mentalités a naturellement fait l’objet d’une série de critiques, de celle, classique, de F. Venturi, selon qui l’histoire sociale « étudie les idées quand elles sont devenues des structures mentales, sans saisir le moment créatif et actif » (Utopia e riforma nell’llluminismo, Turin, Einaudi, 1970, p. 24), à celle plus articulée de J. Rancière, qui accuse l’histoire des mentalités, et plus généralement la méthodologie sérielle, d’effacer d’emblée toute activité transindividuelle créatrice de normes, et considère, partant, que « la nature du mouvement démocratique et social moderne est de défaire l’ordre symbolique qui donne matière aux opérations d’interprétation et d’écriture propres à l’histoire des mentalités » (Les Noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992, p. 183).
37 M. Foucault, « De la nature humaine : justice contre pouvoir », in DEI-II, p. 1348 ; AS, p. 18,151,159. Sur la critique de la notion de mentalité, cf. P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, op. cit, p. 257-260, et sur la différence entre la méthode de Foucault et celle des historiens des mentalités, cf. J. Revel, R. Bellour, « Foucault et les historiens », Le Magazine littéraire, juin 1975, n° 101, p. 10-13, repris in P. Artières, J.-F. Bert et alii, « Surveiller et Punir » de Michel Foucault. Regards critiques 1975-1979, Caen, PUC/IMEC, 2010, p. 83-97.
38 J. Le Goff, « Les mentalités... », op. cit., p. 79, 89.
39 GSA, p. 4.
40 P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, op. cit, p. 249. L’article de A. Dupront, « Problèmes et méthodes d’une histoire de la psychologie collective », Annales, 16,1,1961, p. 3-11, est caractéristique d’une approche fondée sur l’expression. Ici, en effet, nous pouvons lire : « La donnée historique est, dans le temps de l’histoire, expression ; l’histoire de la psychologie collective n’a de sens que dans l’étude de ce que l’expression exprime. » Ainsi, si l’histoire doit rendre manifeste comment les hommes vivent et font leurs gestes, et décrire la « dynamique créatrice en l’humain même », ce sera toujours en atteignant l’« arrière-plan » psychologique des actes et des représentations, et pour mettre en lumière l’« historiquement vécu ».
41 Cf. VS, p. 200. Sur l’« histoire politique des corps », cf. aussi A, p. 199 ; SP, p. 30-34.
42 M. Foucault, « Table ronde du 20 mai 1978 », in DEIV, p. 21.
43 Ibid, 22, 29.
44 M, Foucault, « Structuralisme et post-structuralisme », in DEIV, p. 449 ; « Interview de Michel Foucault », in DEIV, p. 693 : « Ce type d’analyse dit la précarité, la non-nécessité et la mobilité des choses. Tout cela est absolument lié à une pratique et des stratégies qui sont elles-mêmes mobiles et se transforment. Je suis ahuri de constater que des gens ont pu voir dans mes études historiques l’affirmation d’un déterminisme auquel on ne peut pas échapper. » Voir aussi le concept d’« anarchéologie » mobilisé dans le cours « Le gouvernement de vivants ».
45 R.-P. Droit, Michel Foucault, entretiens, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 134-135.
46 R. Castel, « Présent et généalogie du présent : une approche non évolutionniste du changement », in Au risque de Foucault, op. cit, p. 161-168.
47 D. Defert, « Le "dispositif de guerre" comme analyseur des rapport de pouvoir », in J.-C. Zancarini (éd.), Lectures de Michel Foucault, vol. 1, À propos de « Il faut défendre la société », Lyon, ENS Éditions, 2000, p. 59-65.
48 FDS, p. 146.
49 Cf. M. Foucault, « Pouvoir et savoir », in DEIII, p. 411 : « Je parle de la vérité, j’essaie de voir comment se nouent, autour des discours considérés comme vrais, des effets de pouvoir spécifiques, mais mon vrai problème, au fond, c’est de forger des instruments d’analyse, d’action politique sur la réalité qui nous est contemporaine et sur nous-mêmes. »
50 FDS, p. 8-19, en particulier p. 11 : « La généalogie, ce serait donc, par rapport au projet d’une inscription des savoirs dans la hiérarchie du pouvoir propre à la science, une sorte d’entreprise pour désassujettir les savoirs historiques et les rendre libres, c’est-à-dire capables d’opposition et de lutte contre la coercition d’un discours théorique unitaire, formel et scientifique. »
51 Cf. sur ce point, « Débat », in J.-C. Zancarini (éd.), Lectures de Michel Foucault, op. cit, p. 67-80 ; M. Senellart, « Gouvernementalité et Raison d’État », op. cit.
52 Cf. A, p. 297-300.
53 FDS, p. 204-205.
54 Cf. M. Foucault, « Pouvoirs et stratégies », in DEIII, p. 426 ; cf. aussi « Dialogue sur le pouvoir », in DEIII, p. 464-477. Sur la critique que Foucault adresse à la pensée dialectique, cf. en particulier É. Balibar, « Foucault et Marx, L’enjeu du nominalisme », in Michel Foucault philosophe. Actes de la rencontre internationale, Paris : 10,11,12 janvier 1988, Paris, Seuil, 1989, p. 55-75.
55 DEMI, p. 1015-1017, et d’une manière générale tout le texte où la référence à la wirliche Historié nietzschéenne en tant qu’activité de diagnostic est naturellement centrale : « L’histoire effective, elle, regarde au plus près, mais pour s’en arracher brusquement et le ressaisir à distance (regard semblable à celui du médecin qui plonge pour diagnostiquer et dire la différence). » Sur la dérivation littéraire de ce modèle du présent, cf. DEMI, p. 533 : « Le présent, dans le roman de Thibaudeau, ce n’est pas ce qui ramasse le temps en un point pour offrir un passé restitué et scintillant ; c’est, au contraire, ce qui ouvre le temps sur une irréparable dispersion. »
56 Cf. SP, p. 31.
57 NB, p. 38-48, 280, cf. aussi le résumé du cours « Naissance de la biopolitique », in DEIII, p. 820.
58 NB, p. 44. Cf. aussi p. 23 : « Hétérogénéité ne veut pas dire contradiction, mais tensions, frictions, incompatibilités mutuelles, ajustements réussis ou manqués, mélanges instables, etc. Cela veut dire aussi tâche sans cesse reprise, parce que jamais achevée, d’établir une coïncidence soit au moins un régime commun. » Ce principe de la « connexion des hétérogènes » est une évidente réminiscence romantique : le Witz comme « conjonction disjonctive » des éléments qui restent hétérogènes, indépendants et contradictoires était le principe cardinal de l’école d’Iéna. Je remercie par ailleurs Charlotte Hess pour ces éclaircissements. De son côte, Deleuze avait longuement parlé d’intelligibilité des séries hétérogènes dans Logique du sens (Paris, Minuit, 1969, cf. en particulier, p. 57-62, et la célèbre onzième série, « Du non-sens », p. 83-91). Dans ce texte Deleuze parle néanmoins de « connexion » à propos des séries homogènes et de « conjonction » des séries hétérogènes. Dans son « Whitman » (Critique et Clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 75-80), Deleuze parle explicitement d’une logique de la composition du tout qui vient après les fragments « et les laisse intacts, ne se propose pas de les totaliser ». Sur la « connexion des hétérogènes comme principe de fonctionnement du libéralisme, chez Foucault, cf. L. Paltrinieri, « L’émergence du libéralisme et la connexion des hétérogènes : rationalité juridique et rationalité économique selon Foucault », in Asterion. Philosophie, histoire des idées, pensée politique, à paraître.
59 A. Dupront, « Problèmes et méthodes d’une histoire de la psychologie collective », op. cit., p. 9.
60 P. Loraux, « Le souci de l’hétérogène », in Au risque de Foucault, op. cit, p. 37.
61 M. Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? », op. cit, p. 49 ; « À propos des faiseurs d’histoire », in DEIV, p. 413.
62 DEIV, p. 413.
63 R. Castel, « Présent et généalogie du présent : une approche non évolutionniste du changement », in Au risque de Foucault, op. cit, p. 161-168.
64 Citons à titre d’exemple le débat célèbre avec l’historien Jacques Léonard sur Surveiller et Punir (M. Perrot (éd.), L’Impossible Prison. Recherches sur le système pénitentiaire au xixe siècle, Paris, Seuil, 1980), le débat posthume autour de Pierre Rivière (P. Lejeune, « Le cas de Pierre Rivière pour une relecture », Le Débat, 66, sept.-oct. 1991, p. 92-106). Sur la réception de Surveiller et Punir notamment chez les historiens, cf. P. Artières, J.-F. Sert et alii, « Surveiller et Punir » de Michel Foucault, op. cit. Sur le rapport de Foucault à l’histoire et aux historiens, cf. en particulier R. Chartier, D. Éribon (éd.), Foucault aujourd’hui, Paris, L’Harmattan/INA, 2006 ; I. Goldstein (éd.), Foucault and the Writing ofthe History, Oxford/Cambridge, Blackwell, 1994 ; D. Franche, S. Prokhoris, Y. Roussel, Au risque de Foucault, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1997.
65 M. Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », in DEIII, p. 323.
66 C’est dans son cours de 1976, « Il faut défendre la société », que Foucault introduit la thèse selon laquelle la biopolitique s’apparente à « un nouveau corps : corps multiple, corps à nombre de têtes, sinon infini, du moins pas nécessairement dénombrable. C’est la notion de population. La biopolitique a affaire à la population, et la population comme problème politique, comme problème à la fois scientifique et politique, comme problème biologique et comme problème de pouvoir, je crois qu’elle apparaît à ce moment-là » (FDS, p. 218-219). « Ce moment-là », pour Foucault, c’est la fin du xviiie siècle, moment où apparaît également une « nouvelle technologie » orientée non pas vers le corps, mais vers la vie elle-même, vers le « corps-espèce ».
67 Cf. G. Agamben, Homo sacer. Il potere sovrano e la nuda vita, Turin, Einaudi, 1995 (tr. fr. Homo sacer, Paris, Seuil, 1997) ; R. Esposito, Bios. Biopolitica e filosofia, Turin, Einaudi, 2003, A. Negri, M. Hardt, Empire, Paris, Exils, 2000 ; M. Mülhe, Eine Genealogie der Biopolitik. Zum Begriff des Lebens bei Foucault und Canguilhem, Bielefeld, Transcript-Verlag, 2008. Sur ces différentes interprétations, cf. F. Keck, « Les usages du biopolitique », L’Homme, 2008/3-4, n° 187-188, p. 295-314 ; L. Paltrinieri, « L’équivoque biopolitique », Chimères, 74, 2011, p. 155-168.
68 A. Davidson affirme par exemple, contre un certain nombre de commentateurs contemporains de la thèse foucaldienne sur la biopolitique, qu’on aurait du mal à fonder une théorie générale de la politique sur la thèse biopolitique car Foucault a découvert la biopolitique en en faisant une histoire (cf. « L’etica della filosofia sul filo dell’inquietudine », Il Manifesto, 18-07-2007).
69 VS, p. 188-189.
70 P. Ariès, « Attitudes devant la vie et devant la mort du XVIIe au XIXe siècles. Quelques aspects de leurs variations », Population, 3-4, juill.-sept. 1949, p. 463-470.
71 Cf. VS, chap. I et II.
72 J.-L. Flandrin, « Répression et changement dans la vie sexuelle des jeunes » (1972), in id., Le Sexe et l’Occident, Paris, Seuil, 1981, p. 279-302.
73 G. Bouthoul, La Surpopulation dans le monde. La mutation démographique, les équilibres démo-économiques, l’ère de la surpopulation, Paris, Payot, 1958, p. 19, 33. Selon R. Bodei, les recherches de Bouthoul sur la polémologie pourraient être, avec le livre de Aron sur Clausewitz (Penser la guerre, Paris, Gallimard, 1976, cf. FDS, p. 263), l’une des références du cours, « Il faut défendre la société » (La Filosofia del novecento, Rome, Donzelli, p. 145).
74 Cf. P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident. Du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1975, que suivra L’Homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977 ; sur ce dernier, voir le compte rendu de Foucault, « Une érudition étourdissante », in DEIII, p. 502-505. C’est au premier livre que Foucault se réfère dans certains passages de La Volonté de savoir (p. 182) et « Il faut défendre la société » (p. 220) lorsqu’il dit que la mort est « devenue la chose la plus privée et la plus honteuse », le « terme et la limite » d’un pouvoir qui a pour but de majorer, assurer et maîtriser les aléas de la vie.
75 Cf. le célèbre article de J. Meuvret, « Les crises de subsistance et la démographie de la France d’Ancien Régime », Population, I, 4, oct. 1946, p. 643-650. J. Meuvret avait montré une concordance entre la hausse des prix du grain et la mortalité lors de la crise de 1709-1710, indice, selon lui, d’un rapport aux subsistances posé constamment sous le signe de la carence. Sur les crises de mortalité et l’économie d’Ancien Régime, G. Cabourdin, J.-N. Biraben, A. Blum, « Les crises démographiques », in J. Dupâquier (éd.), Histoire de la population française, vol. Il : De la Renaissance à 1789, Paris, PUF, 1988, chap. 5.
76 Mais l’influence de l’école des Annales sur la formation de la démographie historique n’a pas été moins importante, cf. J. Hecht, « Demography and history : a matter of elective affinities », in Z. Pavlík (éd.), Position of Demography Among Other Disciplines, Prague, Department of Demography and Geodemography-Charles University in Prague, 2000, p. 95-106. Sur la démographie historique, cf. P.-A. Rosental, « La nouveauté d’un genre ancien : Louis Henry et la fondation de la démographie historique », Population, 58,1, 2003, p. 103-135 ; L’Intelligence démographique. Sciences et politiques des populations en France (1930-1960), Paris, Odile Jacob, 2003, chap. 11.
77 Cf. P. Goubert, « L’histoire démographique, facteur d’explication du présent », Cahiers de Clio, Bruxelles, 1981, p. 32-37.
78 M. Foucault, « Revenir à l’histoire », in DEII, p. 224. Mais aussi les allusion à Jean-Louis Flandrin dans « Le jeu de Michel Foucault », in DEIII, p. 328.
79 La thèse sera ensuite publiée en 1960, cf. P. Goubert, Beauvais et les Beauvaisis de 1600 à 1730. Contribution à l’histoire sociale de la France du xviie siècle, Paris, SEVPEN, 1960.
80 Cf. le compte rendu de Marcel Reinhard, « La population française au xviie siècle », Population, 4,1958, p. 619-630.
81 J, Dupâquier, Pour la démographie historique, Paris, PUF, 1984, p. 64.
82 E. Le Roy Ladurie, Les Paysans de Languedoc, Paris, SEVPEN, 1966, p. 428. Cf. S. Dontenwill, « La démographie de l’Europe moderne (xvie-xviiie siècles). Méthodes, bilan, perspectives », Bulletin du Centre d’histoire régionale de l’université de Saint-Étienne, 1,1975, p. 15-39 : « La vitalité des populations de l’époque prémoderne se heurtait à une redoutable mortalité à la fois forte et irrégulière, et c’est là évidemment que résidait une menace permanente de rupture d’équilibre et la cause de la fragilité démographique si caractéristique de cette période. » En cas de catastrophe démographique, la réduction du célibat et l’abaissement de l’âge au mariage rééquilibraient bientôt la mortalité, ce qui conduisait à une forte stabilité de la population. Dans ce sens, le schéma malthusien du positive check, la limitation directe du surplus de population par la mortalité, informe la démarche des historiens. Lorsque Le Roy Ladurie constate le plafonnement et même le recul de la population du Bas-Languedoc après 1677, il écrit : « La hausse progressive du peuplement peu à peu sature les terroirs, les subsistances, l’emploi ; l’essor démographique se retourne contre lui-même ; il dévore ses propres enfants. »
83 Cf. A. Burgière, L’École des Annales, op. cit., chap. 5 et 6. Dans La Volonté de savoir, Foucault dit en effet s’opposer aux grandes synthèses dans lesquelles « le biologique et l’historique se feraient suite » (VS, p. 200). L’école des Annales, et particulièrement le Braudel de La Méditerranée, avait en effet mis l’accent sur l’articulation du monde biologique et du monde social dans la construction historique d’une culture. Braudel avait montré l’historicité des interactions entre le milieu naturel et le milieu humain en examinant comment le commerce avec l’Orient ou le Nouveau Monde avait mis en circulation non seulement des idées et des usages nouveaux, mais aussi des plantes qui avaient modifié le milieu végétal, des épidémies responsables de plusieurs fluctuations démographiques jusqu’à l’aube de la modernité, une nouvelle alimentation qui a fini par modifier durablement les dimensions biologiques et physiques de l’existence humaine. Comme le dit André Burguière, avec ce modèle d’histoire, « il s’agit de montrer comment le travail de réagencement des sociétés modifie les dispositions physiques des hommes en même temps qu’il modifie leur dispositions mentales [...]. En se transformant, les sociétés modifient leur environnement biologique et fabriquent les contraintes les moins contrôlables qui vont peser sur elles » (op. cit., p. 120). Pour Braudel, il s’agissait ainsi de mettre en place un modèle d’« histoire totale » qui débouchait sur une véritable anthropologie historique, car il cherchait à retrouver, au fond de ces interactions entre les conditions biologiques de l’existence humaine et son histoire, l’unité fondamentale de l’agir humain. Mais cette unité n’est pas le symptôme d’un déterminisme historique ni d’une causalité simple. En inscrivant la démarche historique dans l’étude des rapports entre l’organisme (humain) et son milieu, selon le modèle d’explication des sciences du vivant, Braudel opérait une complexification du modèle qui récusait le paradigme causaliste de l’explication historique : « L’histoire des sociétés n’est soumise ni aux caractères intangibles d’une nature humaine comme le postule une conception transcendantale de l’homme, ni aux contraintes d’une unité biologique de la planète comme le voudrait une approche naturaliste. Elle est inscrite dans la modification des rapports et des contacts que les groupes humains n’ont jamais cessé d’établir entre eux » (ibid., p. 169).
84 VS, p. 186.
85 J.-C. Chesnais, « La transition démographique : 35 ans de bouleversements (1965-2000) », in J.-C. Chasteland, J.-C. Chesnais (éd.), La Population du monde. Géants démographiques et défis internationaux, 2e éd., INED, Cahier 149, 2002, p. 455-475.
86 Dennis Hodgson a montré qu’à partir des années 1950 la science démographique aux États-Unis devient de moins en moins descriptive et de plus en plus prescriptive. Dans ce contexte, le même modèle de la transition démographique a été mis en place en premier lieu pour prévoir et gérer les flux de population des pays sous-développés. Le processus de la transition démographique, typique de l’Europe aux xviiie et xixe siècles, devrait, selon la majeure partie de la communauté des démographes de l’époque, se reproduire de la même façon dans le reste du monde. Pour cette raison, le modèle de la transition démographique a été un instrument puissant pour connaître et influencer les mouvements démographiques des pays qui étaient censés suivre le modèle européen. D. Hogdson, « Demography as social science and policy science », Population and Development Review, vol. 9,1, mars 1983,1-34.
87 A. Landry, La Révolution démographique, Paris, INED, 1982 (1934,1re éd.)
88 Cf. M. Livi-Bacci, Storia minima della popolazione del mondo, Bologne, Il Mulino, 1998, chap. 2.
89 M. Livi-Bacci, La Popolazione nella storia d’Europa, Rome-Bari, Laterza, 1998, p. 193.
90 A. Etchelecou, « Espace, développement, régulation démographique : du local au planétaire », in Les Modes de régulation de la reproduction humaine, Paris, PUF, 1994, p. 135-145.
91 Ibid., p. 5, cf. T, Malthus, An Essay on the Principle of Population, as it Affects the Future Improvement of Society. With Remarks on the Spéculations of Mr. Godwin, A/l. Condorcet and Others Writers, Londres, 1798, tr. fr. E. Vilquin, Essai sur le principe de population..., Paris, INED, 1980, p. 24 : « [...] la passion réciproque entre les sexes est une nécessité, et restera à peu près ce qu’elle est au présent. »
92 E. Le Roy Ladurie, « Homme-animal, nature-culture. Les problèmes de l’équilibre démographique », in E. Morin, M. Piattelli-Palmarini (éd.), L’Unité de l’homme. Invariants biologiques et universaux culturels, Paris, Seuil, 1974, 553-594.
93 E.A. Wrigley, Population and History, Londres, Weindfeld and Nicholson, 1965, tr. fr. Sociétés et Population, Paris, Hachette, 1969.
94 J. Dupâquier, « De l’animal à l’homme : le mécanisme autorégulateur des populations
traditionnelles », in Revue de l’Institut de sociologie, 2,1972, p. 177-211.
95 J. Dupâquier, « L’autorégulation de la population française (xvie-xviiie siècle) », in id. (éd.), Histoire de la population française, op. cit., p. 413-436.
96 Le Roy Ladurie, op. cit., 582-583. H. Le Bras a critiqué fortement ce modèle postulant selon lui une homogénéité sociale qui gommerait toute stratégie de domination et d’ascension, et conduirait à l’adoption d’un comportement individuel irréel. Plus généralement, Le Bras conteste le concept même de système appliqué à des sociétés humaines : « La critique la plus grave que l’on peut faire à toutes ces constructions est de séparer l’homme de son destin en posant ce dernier comme naturel et inatteignable par l’action ou la volonté » (« Histoire et systèmes démographiques », in Annales de démographie historique, Paris, EHESS, 1996, p. 359-372).
97 VS, p. 140-141. Sans exclure, naturellement, l’influence de Lévi-Strauss et de sa « théorie de l’alliance » dans l’étude des systèmes de parenté, cf. Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1947.
98 Cf. A. Farge, M. Foucault, Le Désordre des familles. Lettres de cachet des Archives de la Bastille, Paris, Gallimard, coll. « Archives », 1982.
99 F. Braudel, E. Labrousse (éd.), Histoire économique et sociale de la France, Paris, PUF, 1970, vol. II, p. 9-82.
100 Le petit âge glaciaire est une période climatique froide survenue en Europe et en Amérique du Nord (environ 1550-1580 à 1850-1860). Elle se caractérise par des périodes d’avancées puis de maximums successifs des glaciers, et une diminution très nette de températures moyennes. Cf. E. Le Roy Ladurie, Histoire humaine et comparée du climat, I, Canicules et glaciers (xiiie-xviiiesiècle), Paris, Fayard, 2004.
101 J.-N. Biraben, « Le médecin et l’enfant au xviiie siècle (Aperçu sur la pédiatrie au xviiie siècle) », Annales de démographie historique, 1973, p. 215-223.
102 M. Morineau, Les Faux-semblants d’un démarrage économique : agriculture et démographie en France au xviiie siècle, Paris, Armand Colin, 1971.
103 M. Livi-Bacci, La Popolazione nella storia d’Europa, op. cit, p, 107 et suiv.
104 VS, p. 187.
105 STR, p. 107.
106 NB, p. 5, 79.
107 M. Foucault, A. Farge, « Le style de l’histoire », in DEIV, p. 653.
108 M. Foucault, « Le souci de la vérité », in DEIV, p. 646-649.
109 P. Ariès, Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie depuis le xviiiesiècle, Paris, Self, 1948 (rééd. Seuil, 1971), p. 344, 387.
110 P. Ariès, « Attitudes devant la vie et devant la mort... », op. cit, p. 468. La thèse d’une diffusion homogène des techniques du contrôle des naissances a été critiquée par J. Donzelot, La Police des familles, Paris, Minuit, 1977 ; mais importe moins ici l’objectivité de la thèse historique que le changement du point de vue opéré par Ariès.
111 P. Ariès, Histoire des populations françaises, op. cit, p. 361.
112 Cf. infra, chap. IX.
113 P. Ariès, Histoire des populations françaises, op. cit., p. 411.
114 VS, p. 152-168. Dans ces figures de l’« expansion vitale » et du « développement de soi-même » coextensives à la volonté de la bourgeoisie, nous pouvons naturellement déceler un registre nietzschéen : la nouvelle forme prise par la lutte contre l’aristocratie est opposée à la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave car il s’agit d’un principe moniste d’affirmation contre un principe binaire et contradictoire.
115 C’est l’expression dont les « collègues » des Annales taxaient Ariès, qui n’était pas historien de profession mais travaillait dans un centre de documentation sur l’agriculture du tiers-monde. Nous ne soutenons pas qu’Ariès était la seule source de Foucault. En ce qui concerne le processus de « domestication » des mœurs, il suffit pour cela de penser à l’influence possible de la lecture de Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, traduit en 1969 en français.
116 VS, p. 192.
117 A. Davidson, L’Émergence de la sexualité, op. cit., p. 117.
118 M. Foucault, « Biohistoire et biopolitique », in DEIII, p. 97. Cf. sur l’antinaturalisme comme stratégie politique, D. Halperin, Saint Foucault. Towards a Gay Hagiography, Oxford, Oxford University Press, 1995 (tr. fr. Paris, Epel, 2000) ; L. Paltrinieri, « Gouverner le choix procréatif : biopolitique, libéralisme, normalisation », Culture & Conflits, n° 78, été 2010, p. 39-63.
119 Sur l’antinaturalisme comme position ontologique contradictoire chez Foucault, cf. S. Haber, Critique de l’antinaturalisme. Études sur Foucault, Butler, Habermas, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 2006 ; et les observations de F. Caeymaex, « La biopolitique et les nouveaux pouvoirs sur la vie », colloque Michel Foucault, limites historiques et franchissement critique, Pise, 15-17 avril 2010.
120 Cf. A. Cutro, Michel Foucault, tecnica e vita. Bio-politica e filosofia del bios, Naples, Bibliopolis, 2004 ; L. Paltrinieri, « L’équivoque biopolitique », op. cit.
121 M. Foucault, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps » (1977), in DEIII, p. 236. Déclaration conforme à ce qu’il disait dix avant à propos de Les Mots et les Choses : « Mon livre est une pure et simple fiction : c’est un roman, mais ce n’est pas moi qui l’ai inventé, c’est le rapport de notre époque et de sa configuration épistémologique à toute cette masse dénoncés » (« Sur les façons décrire l’histoire », in DEI-II, p. 613). Il le répète en 1980, cf. « Foucault étudie la raison d’État », in DEIV, p. 37, et « Entretien avec Michel Foucault », in DEIV, p. 45 et suiv.). Sur la question de la fiction chez Foucault, cf. J. Revel, « Foucault et les historiens », op. cit. (2010), p. 96-97. Sur les rapports entre histoire et fiction, cf. M. de Certeau, D. Julia, J. Revel, Une politique de la langue, Paris, Gallimard, 1975.
122 DEIII, p. 236. Cf. aussi « Foucault étudie la raison d’État », op. cit., p. 40 : « J’essaie de provoquer une interférence entre notre réalité et ce que nous savons de notre histoire passée. Si je réussis, cette interférence produira de réels effets sur notre histoire présente » ; et « Précisions sur le pouvoir. Réponses à certaines critiques », in DEIII, p. 633 : « En réalité, ce que je veux faire, et là réside la difficulté de la tentative, consiste à opérer une interprétation, une lecture d’un certain réel, qui soit telle que, d’un côté, cette interprétation puisse produire des effets de vérité et que, de l’autre, ces effets de vérité puissent devenir des instruments au sein de luttes possibles. Dire la vérité pour qu’elle soit attaquable. »
123 FDS, p. 188-189.
124 J.L. Borges, Ficciones, Buenos Aires, Emecé, 1960 (1956), tr. fr. Fictions, Paris, Gallimard, 1974.
125 M. Foucault, « Le savoir comme crime », in DEIII, p. 85.
126 J. Revel, « La naissance littéraire du biopolitique », in P. Artières (éd.), Michel Foucault. La littérature et les arts, Paris, Kimé, 2004, p. 58.
127 Cf. DEMI, p. 308-309. Cf. sur ce point Mallarmé : « Le langage lui est apparu l’instrument de la fiction : il suivra la méthode du langage (la déterminer). Le langage se réfléchissant. Enfin la fiction lui semble être le procédé même de l’esprit humain – c’est elle qui met en jeu toute méthode, et l’homme est réduit à la volonté » (cité in P. Sollers, « Logique de la fiction », Tel Quel, n° 15, automne 1963, p. 3-29, repris in id., Logique de la fiction et autres textes, Nantes, Éd. Cécile Defaut, 2006, p. 38.)
128 M. Foucault, « L’arrière-fable », in DEMI, p. 534.
129 M. Foucault, « La pensée du dehors », in DEMI, p. 548.
130 M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », in DEMI, p. 839 (« Variante »).
131 M. Foucault, « Logique de la fiction », op. cit, p. 19.
132 Ibid., p. 21.
133 A.G. Gargani, Wittgenstein. Musica, parola, gesto, Milan, Raffaello Cortina, 2008, p. 113-121.
134 M. Foucault, « La pensée du dehors », in DEMI, p. 552.
135 NB, p. 35. Cf. aussi GSA, p. 285, où le principe de la fiction doit permettre d’analyser l’histoire de la pensée en tant qu’« histoire des inventions singulières ».
136 M. Senellart, Les Arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995, p. 24 ; M. Foucault, Du gouvernement des vivants (à paraître).
137 STP, p. 5.
138 STP, p. 122.
139 NB, p. 21-22. Cf. l’« irréalisme technique » de N. Rose, Reframing Political Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 32 : My own irrealism is technical, not psychologistic. It is technical in so far as it asserts that thought constructs its irreal worlds through very material procedures. Thought, that is to say, becomes real by harnessing itself to a practice of inscription, calculation and action.
140 NB, p. 35 et note ; STP, p. 244.
141 Sur la « démultiplication causale », cf. « Qu’est-ce que la critique ? », op. cit, p. 50 ; « La poussière et le nuage », in DEIV, p. 24.
142 Cf. S.A. Tissot, L’Onanisme : Dissertation sur les maladies produites par la masturbation (1768), Paris, rééd. Le Sycomore, 1980 ; cf. sur ce livre F. Vidal, « Onanism, enlightenment medicine and the immanent justice of nature », in L. Daston, F. Vidal, The Moral Autorithy of Nature, Chicago/ Londres, The University of Chicago Press, 2004, p. 254-281. Cf. aussi P. Dutoit-Mambrini, De l’onanisme, ou Discours philosophique et moral sur la luxure artificielle et sur tous les crimes relatifs, Lausanne, Impr. de A. Chapuis, in-12,1760. Pour quelques données quantitatives sur l’extension de la littérature contre la masturbation, cf. J.-L. Flandrin, Les Amours paysannes. xvie-xixesiècles, Paris, Gallimard, 1975, p. 206-207 ; pour un encadrement général de la question, J. Stengers, A. Van Neck, Histoire d’une grande peur : la masturbation, Paris, Pocket, 2000 (1984).
143 Cf. VS, p. 138 et suiv. ; et plus en particulier cf. A, p. 217-248.
144 Cf. J. Van Ussel, Sexualunterdrückung, Hamburg, Rowohlt, 1970, tr. fr. Histoire de la répression sexuelle, Paris, Robert Laffont, 1972, p. 191. Van Hussel naturellement se fonde sur les idées de Marcuse (cf. p. 198 et suiv.).
145 T. Laquer, Le Sexe en solitaire, Paris, Gallimard, 2005, p. 303 et suiv.
146 Sur ce point, le débat a été immense en 1970 et Foucault le connaissait bien, citons seulement J.-L. Flandrin, « Contraception, mariage et relations amoureuses dans l’Occident chrétien », in id., Le Sexe et l’Occident, op. cit, p. 109-125.
147 STP, p. 244-245 : « Au fond l’intelligibilité en histoire ne réside peut-être pas dans l’assignation d’une cause toujours plus ou moins métaphorisée dans la source. L’intelligibilité en histoire résiderait peut-être dans quelque chose qu’on pourrait appeler la constitution ou la composition des effets. » La définition du « polyèdre d’intelligibilité » se trouve dans « Table ronde du 20 mai », in DEIV, p. 24, et dans NB, p. 35.
148 STP, p. 282.
149 M. Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », in DEIV, p. 77.
150 Cf. sur l’importance de cette distinction pour le travail de l’historien, A. Davidson, « Épistémologie des preuves déformées », in L’Émergence de la sexualité, op. cit., p. 245-302.
151 Cf. M. Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, op. cit, p. 186.
152 M. Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », op. cit, p. 44.
153 Si les « mises en intelligibilité » correspondent à autant d’expériences directes et personnelles qui changent la position du sujet de connaissance, on peut comprendre les « pérégrinations » méthodologiques foucaldiennes, l’absence d’un background théorique continu et systématique, la récusation de la « méthode universellement valable » du structuralisme, l’étrange définition d’« empirisme aveugle » pour indiquer une épistémologie qui reste fidèle à l’objet tout en refusant de discerner des caractères « objectifs » nécessaires et intemporels, prétendument prédéterminés par le modèle même de la connaissance. La démarche foucaldienne ne consiste absolument pas à récuser purement et simplement le modèle ni à faire disparaître l’objet. Il semble plutôt, à les faire jouer l’un contre l’autre, s’insinuer entre les deux modèles explicatifs et faire de l’objet la limite échappant sans cesse à l’enquête et appelant toujours une rectification pragmatique : « Je n’ai pas de théorie générale et je n’ai pas non plus d’instrument sûr. Je tâtonne, je fabrique, comme je peux, des instruments qui sont destinés à faire apparaître des objets. Les objets sont un petit peu déterminés par les instruments bons ou mauvais que je fabrique. Ils sont faux, si mes instruments sont faux... J’essaie de corriger mes instruments par les objets que je crois découvrir, et à ce moment-là, l’instrument corrigé fait apparaître que l’objet que j’avais défini n’était pas tout à fait celui-là, c’est comme ça que je bafouille ou titube, de livre en livre » (« Pouvoir et savoir », in DEIII, p. 404-405),
154 M. Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », in DEIV, p. 45-46.
155 Cf. sur ce point, M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », in DEIV, p. 574.
156 M. Foucault, « Foucault étudie la Raison d’État », in DEIV, p. 40. C’est ici que Foucault définit également la différence entre le « savoir » qui cherche à produire les « mises en intelligibilité » foucaldiennes et la connaissance historique, in DEIV, p. 57 : « Je vise dans "savoir" un processus par lequel le sujet subit une modification par cela même qu’il connaît, ou plutôt lors du travail qu’il effectue pour connaître. C’est ce qui permet à la fois de modifier le sujet et de construire l’objet. Est connaissance le travail qui permet de multiplier les objets connaissables, de développer leur intelligibilité, de comprendre leur rationalité, mais en maintenant la fixité du sujet qui enquête. »
157 « Entretien avec Michel Foucault », in DEIV, p. 47.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Foucault, les Pères, le sexe
Autour des Aveux de la chair
Philippe Büttgen, Philippe Chevallier, Agustín Colombo et al. (dir.)
2021
Le beau et ses traductions
Les quatre définitions du beau dans le Hippias majeur de Platon
Bruno Haas
2021
Des nouveautés très anciennes
De l’esprit des lois et la tradition de la jurisprudence
Stéphane Bonnet
2020
Les mondes du voyageur
Une épistémologie de l’exploration (xvie - xviiie siècle)
Simón Gallegos Gabilondo
2018