Chapitre II. Le programme archéologique, entre phénoménologie et structuralisme
p. 67-114
Texte intégral
1 Il est évident que le point de vue de Canguilhem, qui soutient la nécessité du rapport biologie-anthropologie sans pour autant conclure à l’exhaustivité de cette approche, est un point d’observation privilégié sur le problème plus général des « sciences humaines » et les bouleversements qui caractérisent celles-ci dans les années 1950 et 1960. La psychanalyse, l’ethnologie, la linguistique structurale et toutes les tendances les plus actives de la connaissance anthropologique sont tiraillées entre deux grands projets qui en quelque sorte définissent la spécificité de la philosophie française en ces années. D’un côté, la tentative de conjuguer la phénoménologie et le matérialisme dialectique, sous le signe du « retour à l’homme concret1 », de l’autre, le programme structuraliste de fondation d’une connaissance débarrassée de tous les mythes de l’humanisme, montrant que les « nouvelles sciences humaines » ont mis au centre de l’attention une pensée (idéologie, inconscient, langue, structure...) qui a déjà « dépassé » l’humain sans se résoudre à l’activité d’un sujet. Naturellement, ce n’est pas l’objectif de ce travail de reconstituer le débat de l’époque sur les sciences humaines. Outre l’immensité de la tâche, il faudrait déjà constater que non seulement une définition univoque de la phénoménologie et du structuralisme semble impossible, mais aussi que le projet phénoménologique de Merleau-Ponty et la réponse structuraliste entretiennent une parenté ambiguë et un rapport particulier au travaux de Canguilhem2. En effet, il n’est pas inutile de rappeller que l’intérêt pour les travaux de Gelb et Goldstein, pour les conquêtes récentes de la biologie, ainsi que pour ceux de Kofïka et les données expérimentales de la Gestalttheorie, était déjà manifeste dans La Structure du comportement de Merleau-Ponty, ouvrage qui cherchait à reformuler la question de la connaissance transcendantale en s’appropriant et en dépassant le projet phénoménologique husserlien.
SCIENCE ET EXPÉRIENCE : LES SCIENCES HUMAINES ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET STRUCTURALISME
2Rappelons brièvement les origines de cette problématique. À ce sujet, mentionnons que la philosophie kantienne avait opposé à la naturalité cognitive la construction du sens et des objets à partir des structures a priori universelles et nécessaires du sujet de la connaissance, ce qui a eu pour effet d’enfermer la constitution subjective de la connaissance entre les deux pôles de l’universalité apriorique et de la particularité empirique. La phénoménologie husserlienne avait alors essayé à tout prix de libérer la connaissance transcendantale de l’hypothèque des structures subjectives a priori, en se qualifiant elle-même de reprise du projet critique kantien3. En effet, la tentative du premier Husserl – donner un fondement logicomathématique au domaine entier des sciences de l’esprit grâce à une philosophie entendue comme « science rigoureuse »– ne pouvait pas entrer réellement en conflit avec l’extension de la problématique transcendantale kantienne aux domaines esthétique et moral4. En revanche, ce que Husserl reprochait à Kant, c’était d’avoir posé la question transcendantale d’une « façon trop simpliste », car il n’avait pas soumis à la critique (ou, mieux, à la « réduction ») le présupposé du rapport sujet-objet, d’une monade psychique opposée à un « monde extérieur ». Kant aurait donc été conduit à concevoir, d’une part, la conscience comme un système fini de formes aprioriques en attente d’un contenu sensible, et, de l’autre, l’objet comme le corrélat de l’activité subjective et formelle du sujet connaissant. Nous savons d’ailleurs que, par cette dépendance de la connaissance par rapport à la sensibilité, Kant définissait la spécificité de la connaissance humaine et sa limitation par rapport à l’intuition intellectuelle divine. Pour Husserl, toutefois, c’est précisément la définition de l’a priori de la connaissance comme ensemble de prescriptions formelles qui fondait toute l’enquête transcendantale sur un présupposé relativiste-subjectiviste qui allait bientôt rendre possible la successive dégénération idéaliste (mais aussi le relativisme du psychologisme, du sociologisme et de l’historicisme, première cible de la phénoménologie). La réduction de l’a priori à la configuration spécifiquement humaine de la « raison pure » conduit, selon Husserl, à une conception naturaliste-psychologiste de l’a priori qui ne peut en aucun cas fonder l’objectivité de la connaissance, mais finit au contraire par enfermer la philosophie transcendantale dans une théorie anthropologique. En d’autres termes, Kant serait responsable d’avoir fondé la possibilité de la connaissance sur la constitution empirique de la raison humaine5.
3En revanche, une théorie radicale de la connaissance, selon Husserl, doit pouvoir fonder les structures de l’objectivité et de la subjectivité sur une évidence plus fondamentale (ou apodictique). Pour que la philosophie transcendantale puisse être science – connaissance de l’objet –, il faut que l’objet ne se donne pas comme un simple « construit » dans le phénomène, mais bien, avec les conditions qui le rendent possible, comme objectivité pure. Autrement dit, il faut qu’il y ait une transparence entre ce qui se donne à la conscience et les conditions auxquelles cet objet se donne. L’habillage conceptuel du savoir scientifique sert donc à construire un réseau de relations constantes entre des symboles rendant possible l’action et, par conséquent, ne peut en aucun cas fonder une connaissance de l’essence pure d’un objet. En revanche, la philosophie doit désavouer toute objectivation scientifique et remonter à une expérience originaire (l’Erlebnis), qui peut se définir comme une forme « pure », préréflexive et antéprédicative, où le lien entre expérience subjective et monde extérieur s’opère par le biais de l’intentionnalité dirigée vers l’objet6.
4Or, seule une conscience capable de se transcender vers l’objectivité pure, vers le phénomène est réellement transcendantale, en ce qu’elle peut saisir le rapport entre l’objectivité idéale et le vécu conscient, l’idée et le réel. Cette auto-évidence et cette transparence absolue de la conscience sont obtenues grâce à la réduction phénoménologique, à savoir la suspension de toute donnée étrangère à la conscience qui ne soit pas fondée dans la conscience même. En d’autres termes, c’est seulement en annulant le monde extérieur que la conscience peut s’assumer soi-même comme objet et en même temps comme une subjectivité concrète et absolue. Si cette annulation du monde extérieur ressemble à un idéalisme et à un solispisme, du point de vue phénoménologique elle demeure le seul moyen de saisir l’objectivité pour une conscience humaine : l’« intuition de l’essence » est précisément une connaissance synthétique a priori (synthétique car elle a pour contenu la conscience même, et a priori car elle rend possible toute connaissance ultérieure ou, mieux, elle est l’expérience de l’a priori comme tel).
5Il est alors évident que toutes les distinctions posées par Kant se trouvaient brouillées : l’a priori, n’étant plus indépendant de l’expérience et accessible immédiatement par une intuition, était redéfini comme « matériel » : « Une légalité qui détermine les contenus de l’expérience en tant que tels en nouant entre eux des rapports marqués du sceau de la nécessité, réinvestissant ainsi l’élément matériel de la connaissance laissé à la contingence et à la pure expérience (comme l’autre de l’a priori, a posteriori), par Kant7. » À partir du moment où l’intuition de l’essence redonne à l’objet ses connotations objectives, l’a priori cesse d’être dépendant de la configuration spécifique propre à l’intellect humain mais surtout cesse d’être purement formel. Si l’a priori de la connaissance reste ancré dans une subjectivité transcendantale, on pourrait dire que l’Erleben, en tant qu’expérience vécue d’une altérité qui est sa propre conscience, fait déjà apparaître cet écart réflexif qui rend possible l’activité réfléchissante et constitue donc le « monde de la vie » comme a priori communautaire, structure du monde objectif. L’énigme kantienne de la non-cohérence entre conscience et monde, qui semblait aboutir nécessairement à une forme de relativisme, semblait enfin résolue.
6À différents titres, le projet phénoménologique pouvait donc être convaincant, mais une série de questions restaient encore ouvertes, parmi lesquelles celle de savoir si la conscience intentionnelle parvenait ou non à fonder la connaissance de l’objet en annulant le monde extérieur ou si elle se trouvait de nouveau face à une essence reculant à l’infini vers une origine idéale8. En effet, la réduction husserlienne et le conséquent primat d’une sorte de sphère égologique ne parviennent-ils pas plutôt à renforcer le paradigme cartésien d’un esprit « privé » et coupé du monde ? Mais la vraie question sous-tendue par la tentative de dépassement du formalisme kantien est celle du statut ambigu de la réduction phénoménologique, car la réduction concerne une expérience subjective concrète, le vécu, et se pose en même temps comme cette connaissance synthétique a priori qui chez Kant était précisément distincte de l’expérience.
7Merleau-Ponty essaiera de se réapproprier le projet phénoménologique husserlien pour tenter de le dépasser à partir de la question de l’expérience humaine. Il ne s’agit plus, pour Merleau-Ponty, de fonder l’expérience dans l’intuition des essences – tentative qui reste selon lui tributaire du platonisme – mais de s’installer dans l’expérience même du monde quotidien pour pouvoir enfin remonter à une expérience vécue fondamentale, antérieure à l’opposition même entre subjectivisme et objectivisme, empirisme et intellectualisme, réel et imaginaire. Expérience qu’il aurait définie, dans ses derniers écrits, dans le cadre d’une ontologie de l’Être, comme l’expérience de la chair, indistinction entre mon corps et le monde humain, animal et végétal9.
8En ce sens, nous pouvons affirmer que Merleau-Ponty fait jouer l’expérience de pensée propre de la philosophie, plus encore que contre la science, comme sa véritable condition de possibilité. La recherche du fondement de la connaissance et de la conceptualisation n’est désormais possible que dans l’expérience d’une « perception commençante », dans laquelle sujet constituant et objet constitué ne sont pas encore opposés l’un à l’autre. Ainsi, le geste philosophique du retour à l’expérience finit par renvoyer à une ouverture originaire, à ce « contact naïf avec le monde » qui précède logiquement les constructions idéalisantes de la science car, comme le souligne Merleau-Ponty, « c’est à l’expérience qu’appartient le pouvoir ontologique ultime10 ». Par conséquent, la réduction n’ouvre pas, chez lui, sur un champ transcendantal précédant l’expérience même, comme chez Husserl, mais elle ramène à l’expérience fondamentale qui est celle de la pensée : « Nous n’avons jamais devant nous des individus purs, des glaciers d’êtres insécables, ni des essences sans lieu ni date, non qu’ils existent ailleurs, au-delà de nos prises, mais parce que nous sommes des expériences, c’est-à-dire des pensées11. »
9On voit bien que la récusation du transcendantalisme kantien passe, selon Merleau-Ponty, par la découverte d’un a priori expérientiel, c’est-à-dire d’une « vie irréfléchie » et corporelle où la conscience est enracinée. Dans ce sens, l’expérience « sauvage » ou première vers laquelle doit revenir la philosophie n’est pas ce qui est immédiatement évident, mais ce qui est enseveli « sous les sédiments des connaissances ultérieures ». C’est donc le pré-humain qui rend possible l’activité proprement humaine de la connaissance et qui doit être réactivé « par un travail comparable à celui de l’archéologue12 ». L’archéologie merleau-pontienne peut ainsi être définie comme une « contre-histoire », car son but est celui de revenir au moment de l’institution d’une structure d’historicité fondamentale qui caractérise l’humain et qui se révèle dans le langage. En ce sens, la question de l’archéologie chez Merleau-Ponty était strictement liée à la question de l’a priori de l’histoire dont parle Husserl dans son écrit sur l’Origine de la géométrie13.
10En même temps, le projet husserlien de surmonter définitivement l’antithèse entre sujet et objet par la réduction transcendantale se trouve infléchi dans la recherche merleau-pontienne d’une genèse du transcendantal à partir de l’existence humaine concrète dont les sciences humaines – psychologie de la forme, anthropologie structurale de Lévi-Strauss, etc. – révèlent les structures à la fois aprioriques et historiques. De là découle une position paradoxale des sciences humaines dans le projet merleau-pontien : elles sont toujours secondes par rapport à l’expérience subjective ou intersubjective, car elles nécessitent une fondation phénoménologique, mais elles disent en même temps la vérité de cette même expérience à travers toute une série de résultats que reprend la philosophie afin d’en expliciter leur signification fondamentale14. Ainsi, à partir déjà du premier ouvrage de Merleau-Ponty, la référence aux savoirs « positifs » sur l’homme pouvait se faire critique de l’objectivisme positiviste dans les sciences humaines, mais définissait aussi un rapport de collaboration profonde entre psychologie et phénoménologie dans l’élaboration d’une anthropologie renouvelée, capable d’assumer la distinction entre fait et existence.
11Ce que Merleau-Ponty retient de Goldstein, comme d’ailleurs Canguilhem, est en effet l’idée que le vivant est normatif et producteur de valeur, et donc entièrement donateur d’un sens et porteur d’une finalité que la science méconnaît lorsqu’elle ramène l’activité vitale à l’explication causale. Les données primaires mises en lumière par la biologie et les sciences humaines permettent ainsi d’éclairer l’expérience originaire du rapport au monde et représentent un point d’appui pour affirmer l’irréductibilité du comportement humain à l’explication scientifique. Toutefois, dans l’ordre humain, l’organisme se modifie en fonction du sens et le corps en fonction de la conscience. Double modification qui reformule complètement le rapport entre l’ordre vital et l’ordre culturel particulier de l’homme : « L’ordre humain de la conscience n’apparaît pas comme un troisième ordre superposé aux deux autres, mais comme leur condition de possibilité et leur fondement15. » Pour Merleau-Ponty, le comportement intègre l’ordre vital et en même temps réabsorbe le vital dans le vécu en affirmant que le corps humain, par le fait même d’être un corps vivant et conscient, est fondamentalement séparé du simple corps vivant. En ce sens, l’approche phénoménologique récuse la possibilité pour la science de surmonter le dualisme cartésien âme-corps, qu’elle dénonce comme l’ontologie impensée que toute pensée scientifique sous-tend silencieusement. Comme le dit Guillaume Le Blanc, « la séparation n’est pas entre corps et conscience mais plutôt entre un régime vécu corps-conscience thématisé par Merleau-Ponty sous l’expression de corps propre et un régime connu corps-conscience construit par la science, imposant un corps organique dont le principal risque concerne l’introduction d’une dualité spontanée de l’âme et du corps16 ».
12Il est vrai que le statut de cette expérience originaire change au cours de la réflexion merleau-pontyenne. Dans Phénoménologie de la perception, l’expérience est en effet encore strictement solidaire de la perception et liée à une existence fondamentalement humaine et donc relative au sujet du mouvement de transcendance plutôt que comprise comme avènement de sens : « C’est finalement l’homme qui se transcende vers un comportement nouveau ou vers autrui ou vers sa propre pensée à travers son corps et sa parole17. » Mais dans Le Visible et l’invisible, ouvrage publié bien plus tard, l’expérience comprise phénoménologiquement comme « retour à la chose même » est devenue expérience de l’Être avant la séparation du préthéorétique et de l’idéalisation. Elle devient ainsi l’occasion d’une redéfinition de la philosophie même comme ontologie, dont la tâche explicite est la réactivation d’un pré-humain. Celui-ci sera alors tout à la fois ce qui est proprement humain et ce qui rend possible l’expérience humaine. Ce retour à un pré-humain se fera alors par la double voie de la découverte du langage comme structure précédant la construction de sens et de l’intersubjectivité dont la conscience « nous permet en dernière analyse de comprendre le savoir scientifique18 ». La reformulation de la thématique husserlienne de la Lebenswelt devait ainsi aboutir à l’abandon de toute tentative de fondation de la connaissance dans une conscience absolue. Et pourtant, il faut remarquer que toute l’analyse de l’expression comme « ouverture au monde », présente dans les derniers ouvrages de Merleau-Ponty, pose à nouveaux frais l’énigme d’une subjectivité parlante qui caractérise la manière spécifiquement humaine d’être au monde : ce n’est pas la langue saussurienne, structure anonyme et arbitraire, mais bien une « parole authentique » qui seule peut être à l’origine de l’institution de sens19. L’expérience originaire, il est vrai, s’articule toujours sur un « monde » dont la structure est déjà donnée, mais cette structure n’a de sens que pour une existence qui est depuis toujours le mouvement même par lequel l’homme s’insère dans une situation historique et sociale. Par conséquent, la conscience même acquiert, dans le dernier Merleau-Ponty, une historicité dérivant du fait qu’elle doit s’articuler sur un monde qui est toujours-déjà là, et donc forcément « opaque », une forme du vécu où l’essence ne peut pas se donner dans cette transparence de la conscience à elle-même qui constituait l’eidétique husserlienne.
13Or, si le structuralisme met en crise la phénoménologie à la fin des années 1950, c’est précisément à partir de la question du langage soulevée par Merleau-Ponty. Comme le confirmera Foucault : « Alors, le problème du langage s’est fait jour, et il est apparu que la phénoménologie n’était pas capable de rendre compte, aussi bien qu’une analyse structurale, des effets de sens qui pouvaient être produits par une structure de type linguistique, structure où le sujet de la phénoménologie n’intervenait pas comme donateur de sens20. » La réponse structuraliste à la phénoménologie se fait à partir d’une pluralité d’approches, lesquelles se laissent difficilement décrire sous une même étiquette : les parcours de Lévi-Strauss, de Barthes, de Lacan, de Dumézil, d’Althusser ne sont ni comparables, ni homogènes, ni linéaires, au point que le structuralisme même devrait être défini comme une « rencontre divergente » d’où les protagonistes sont ressortis en changeant leur références, leurs compatibilités et incompatibilités21. Très généralement, nous pouvons toutefois repérer une série d’idées communes à toutes ces démarches qui les caractérisent par opposition à la phénoménologie.
14Avant tout, la valorisation d’un certain formalisme et d’un certain holisme qui dérivent de la détermination de part en part relationnelle de l’objet : l’idée, dérivée de la linguistique saussurienne, que le sens découle de la disposition et des liens entre les parties d’un système structuré symboliquement (qui peut être la culture, les mythes, l’inconscient, la théorie, etc.), plutôt que d’un acte fondateur d’un sujet transcendantal. Revenir sur la thèse saussurienne signifie alors, pour toute une série d’analyses structurales, prendre radicalement en compte l’hypothèse d’une création de sens à partir de la nature relationnelle du langage, indépendamment de toute activité créatrice d’une conscience ou de l’agir humain. La façon la plus simple de définir une analyse structurale est alors peut-être celle, classique, donnée par Michel Serres : « Sur un contenu culturel donné, qu’il soit Dieu, table ou cuvette, une analyse est structurale (et n’est structurale que) lorsqu’elle fait apparaître ce contenu comme un modèle22. »
15Quelles sont alors les implications de cette approche en philosophie ? C’est d’abord, et encore une fois, une certaine reformulation de la question du transcendantal. La transparence de la conscience à soi-même dans la réduction eidétique husserlienne est récusée ou tenue tout simplement pour impossible, car tout acte de pensée est toujours-déjà articulé sur des codes symboliques, advenant seulement à l’intérieur d’un réseau de possibilité qui constitue en quelque sorte l’a priori objectif de toute pensée (d’où le voisinage avec l’a priori objectif de la biologie dont parlait Canguilhem). Mais, de plus, la tentative merleau-pontienne de faire éclater toute subjectivité dans l’expérience de la chair comme réversibilité du sentant et du senti se trouve rejetée, dans la mesure où elle finit toujours par articuler la coïncidence d’immanence et de transcendance sur un corps propre dont l’appartenance au monde précède le système symbolique. En effet, l’expérience du touchant-touché qui fait de mon corps un « morceau de monde », représente toujours un certain contenu d’expérience inassimilable par un système de relations logiques et qui trouve son expression seulement dans un système symbolique. Les analyses structurales contestent précisément cette antériorité de l’expérience sur le langage ou, mieux, la conviction de pouvoir atteindre dans l’expérience une origine de la pensée qui serait extérieure au langage comme au symbolisme, et qui en désigne en même temps le contenu. Le langage n’a pas besoin du « présent vivant » de la parole pour être signifiant, la pensée n’a pas besoin de l’acte donateur de sens d’un cogito pour exister, car l’origine du sens est dans le langage même.
16Ainsi, prendre au sérieux l’affirmation de Merleau-Ponty selon laquelle « le langage nous a » signifie « que nous sommes parlés par le langage » et que, bien au-delà de Merleau-Ponty, le jeu relationnel des formes précède l’essence. Deux thèmes s’avèrent alors cruciaux, qui remettent en cause la découverte merleau-pontienne des structures signifiantes du langage pour la contester de l’intérieur : premièrement, en subordonnant le langage à la parole, Merleau-Ponty ne serait pas parvenu à se libérer de la question du sujet, car toute expression provenant d’un vécu reste prisonnière du regard, de la perception ou du toucher qui ne peuvent qu’être subjectifs. Il aurait ensuite sous-évalué la systématicité inhérente à l’organisation du langage comme une condition de la pensée indépendante du contenu infralinguistique ou intuitif, en bref la possibilité que l’a priori objectif soit un a priori conceptuel, où les liens entre les concepts déterminent ce qui est pensé, vécu, énoncé et, d’une manière générale, les formes mêmes de l’expérience23.
17Il s’agit alors, suivant une méthode essentiellement comparatiste et sans recourir à aucune « perception commençante », de saisir la structuration grammaticale d’un système symbolique, d’un ensemble de relations réglementées excédant l’activité d’un sujet, c’est-à-dire un transcendantal sans sujet où l’expérience et la construction conceptuelle répondent à un même système de règles. Or cette destitution du sujet n’était ni apophantique ni une simple méconnaissance de la subjectivité aboutissant à un pur « objectivisme ». Dans le programme structuraliste, il s’agissait plutôt de comprendre la « formation » des sujets au sein des structures transindividuelles. Ainsi, la subjectivité n’était plus pensée comme une cause et une origine donatrices de sens, mais plutôt comme l’effet permanent d’une destruction et d’une reconstruction24. Mais, d’un autre côté, la postulation d’une structuration de sens précognitive et présubjective pose la question des conditions par lesquelles l’expérience humaine peut devenir l’objet d’une connaissance « scientifique » et « positive », c’est-à-dire, comme nous l’avons vu précédemment, d’une recherche de la vérité. Si nos systèmes sociaux, l’inconscient et finalement la vie même sont structurés comme des langages, ne serait-ce pas alors la tâche d’une sémiologie (déclinée différemment dans les différents champs du savoir : ethnologie, psychanalyse, économie, etc.) de dire la vérité de l’homme et de son expérience ? De ce point de vue, la vague structuraliste peut être définie aussi comme un certain retour à une forme d’empirisme (entendu comme l’opposé d’une pensée du transcendantal) où l’expérience reste toutefois une donnée dépendante de la structuration linguistique et conceptuelle antérieure.
18Les réponses données à la question de la connaissance de l’humain semblent ainsi osciller, à partir de la fin des années 1950, entre deux pôles qui sont aussi deux façons de comprendre l’articulation entre expérience et concepts. Soit l’expérience humaine est mobilisée en tant que résidu inassimilable contre l’emprise objectiviste de la connaissance scientifique. Dans ce sens, toute connaissance de l’homme sera accomplie au nom de son existence dans une histoire dialectique et tendra vers un humanisme (la voie de Sartre), ou bien devra remonter à une expérience plus fondamentale d’ouverture aux « choses sans concept25 » qui fonde en même temps toute connaissance conceptuelle (la voie de Merleau-Ponty). Soit l’expérience est reléguée à ce rôle de l’a posteriori kantien, dans le cadre d’un rationalisme élargi, réclamant la possibilité d’une connaissance conceptuelle du fait humain à partir des équivalences formelles entre systèmes symboliques. Toute anthropologie deviendra alors science en se débarrassant de l’humanisme, marxisme compris (c’est le chemin, par exemple, d’Althusser, qui selon la belle formule de Descombes cherche à « quitter le terrain dangereux de la praxis et de la “dialectique”, laisser les régiments existentiels s’expliquer seuls avec l’artillerie structuraliste, passer du côté de celle-ci, profiter de la surprise générale pour mettre la main dessus et rester enfin le maître du jeu26 »). Telles sont les branche de l’alternatives du débat ouvert par la publication de La Pensée sauvage de Lévi-Strauss, dont nous savons que le dernier chapitre représentait un attaque en règle de l’historicisme dialectique sartrien27.
19Et pourtant le structuralisme – qui, de ce point de vue, ne semblerait être rien d’autre que le représentant de l’exigence scientifique dans le domaine anthropologique – ne peut se résumer ni à la réduction de l’expérience à une philosophie du concept, ni à un simple déterminisme de la structure par rapport à la liberté et l’action humaines. Ce qui était visé dans la critique de la phénoménologie n’était pas l’expérience elle-même, mais bien son appauvrissement, sa réduction à une expérience vécue qui ne sortait pas des cadres du quotidien et du « moi28 ». L’anthropologie, l’ethnologie, la psychanalyse avaient mis au jour des champs nouveaux où ce qui se jouait était l’expérience de l’autre (le « sauvage », le « primitif », l’aliéné, le criminel) ou l’expérience de l’autre (le rêve, la magie, la schizophrénie, ou tout simplement l’inconscient). Les analyses structurelles de Lévi-Strauss montreront ainsi que ces expériences sont autant de formes de pensée qui imposent une inversion radicale de la philosophie même29. Affirmer que « la pensée sauvage est logique, dans le même sens et de la même façon que la nôtre30 », désignait à la fois un programme et un dehors de l’entreprise scientifique. Le programme était celui de comprendre l’irrationnel par une raison plus universelle selon un processus de déplacement permanent qui relance constamment le dépassement de ses limites31. Mais ce dehors, terre de conquête de l’anthropologie, n’allait-il pas précisément mettre en crise la raison en désignant son processus d’autodépassement comme la racine de l’exclusion, puis de la réduction de l’autre à la figure du même ?
FOUCAULT PHÉNOMÉNOLOGUE ?
20Dans cette configuration, la position de Foucault est plus ambiguë et complexe qu’elle ne paraît. Rappelons qu’il a lui-même récusé l’etiquette de « structuraliste » qu’on a souvent apposée de force à son œuvre32. Les Mots et les Choses ne semblent pourtant pas poser de doute quant au « ralliement » de Foucault au courant structuraliste. Comme l’a remarqué Gérard Lebrun, Les Mots et les Choses était un « livre de combat », où les analyses structurales, et plus profondément la conception du langage qu’elles sous-tendent, sont mobilisées contre la figure de l’homme et le « sommeil anthropologique » que personnifie la phénoménologie de Merleau-Ponty, et encore plus celle de Husserl33. Il s’agissait en effet de faire valoir l’analyse des structures formelles qui dévoilent les conditions de possibilité de la connaissance dans l’« être du langage » contre la « confusion » entre empirique et transcendantal impliquée par l’analyse du vécu. Cette dernière est définie comme « un discours qui permettrait d’analyser l’homme comme sujet, c’est-à-dire comme lieu de connaissances empiriques mais ramenées au plus près de ce qui les rend possibles, et comme forme pure immédiatement présente à ces contenus34 ». De là, la mobilisation, dans les dernières pages des Mots et les Choses, de la linguistique, de l’ethnographie et de la psychanalyse en tant que « contre-sciences » représentant une sorte de contestation interne au projet des sciences humaines. En ce sens, l’archéologie pourrait être caractérisée comme une analyse faisant partie de cette « formalisation générale de la pensée et de la connaissance » qui a pour « tâche de purifier la vieille raison empirique par la constitution de langages formels, et d’exercer une seconde critique de la raison pure à partir de formes nouvelles de l’a priori mathématique35 ». Et notons que c’est d’ailleurs en ces termes que Canguilhem salue l’ouvrage dans son fameux article où il ne reconnaît pas seulement le « structuralisme » de Foucault mais fait du structuralisme même cette « philosophie du concept » dont nous avons vu toutes les ambiguïtés36.
21Et pourtant, il a été maintes fois souligné que la phase archéologique de la pensée foucaldienne, et en particulier celle qui s’étend entre Folie et Déraison et Naissance de la clinique, avec son insistance sur les « a priori concrets », les structures de la perception et le retour à une « expérience fondamentale », est fortement redevable à la phénoménologie et singulièrement au vocabulaire de Merleau-Ponty37. Selon Frédéric Gros, « l’archéologie foucaldienne n’est qu’une phénoménologie désertée par le thème de l’originaire », car Merleau-Ponty aurait précédé Foucault avec son idée d’un a priori expérientiel qui est en même temps « ouverture à l’histoire ». Et même si, chez Foucault (et notamment dans Naissance de la clinique), il n’était pas question d’un retour à l’expérience sauvage merleau-pontienne et au contact avec l’« Être brut », l’archéologie semble reproduire le déséquilibre sans fin relancé entre structure a priori de la connaissance et expérience, jouées l’une contre l’autre : « La structure pour ne pas penser l’expérience comme résultat de factualités inertes, l’expérience pour écarter l’ombre transparente d’une structure formelle pure38. » Polarité, celle-ci, typique d’une pensée comme celle de Merleau-Ponty qui avait voulu « faire descendre le transcendantal dans l’historique39 ».
22Mais au-delà de ce cas de figure assez précis, l’influence phénoménologique n’est-elle pas aussi puissante sur toute la première génération des philosophes qui entrent en contact avec les méthodes structuralistes ? Le lexique merleau-pontien est une sorte de passage obligé pour tous ceux qui, au début des années 1960, essaient de s’emparer des acquis de la psychologie de la forme ou de la linguistique structurale pour penser autrement le rapport entre anthropologie et sciences humaines. Pour saisir la spécificité de la méthode archéologique, il vaut peut-être mieux se concentrer sur les aspects qui la distancient de la phénoménologie et du structuralisme. Apparaîtront alors plusieurs archéologies foucaldiennes, chacun des ouvrages publiés par Foucault dans les années 1960 correspondant à une volonté bien précise de mettre en place un projet de subversion de la phénoménologie elle-même, suivant un processus qui conduira lentement à l’élaboration de la généalogie40. C’est pourquoi il faut comprendre l’archéologie et son évolution moins comme un prolongement plus ou moins réussi de la phénoménologie ou comme une « application » des principes structuralistes à l’histoire que comme une tentative de se déprendre de cette alternative même par un double mouvement : faire valoir la leçon structuraliste contre la phénoménologie et, surtout à partir de la fin des années 1960, critiquer cette même leçon dans la mesure où elle était porteuse d’un projet d’objectivation intégrale de la connaissance anthropologique et d’essentialisation de la « nature humaine ». C’est donc sur cette voie que Foucault pouvait rencontrer un autre projet d’historicisation du transcendantal où l’expérience n’était plus conçue dans les termes d’un « retour » à l’origine et d’une « libération » qui est en même temps « fondation » de la connaissance objective : l’histoire épistémologique de Canguilhem, et plus généralement l’histoire des sciences41.
LE REDOUBLEMENT DE L’EXPÉRIENCE : L’« EXPÉRIENCE FONDAMENTALE »
23Le lien entre l’histoire épistémologique et la méthode archéologique a été aussi plusieurs fois souligné, et il faut sans doute se souvenir, nous l’avons vu, que Foucault lui-même aimait s’inscrire dans cette tradition42. Selon Jean-François Braustein, l’archéologie foucaldienne remplit les quatre conditions pour appartenir au courant de l’épistémologie historique à la française : elle « part d’une réflexion sur la science, cette réflexion est historique, cette histoire est critique, et cette histoire est également une histoire de la rationalité43 ». Toutefois notre point de vue diffère un peu sur cette question : plus qu’une méthode d’analyse des concepts, ce que Foucault aurait trouvé chez Canguilhem et Bachelard était la possibilité de concevoir autrement l’articulation entre science et expérience, situant ainsi la philosophie dans un rapport aux sciences qui ne soit ni rapport de fondation ni rapport de subordination relativement à la méthode scientifique. Si la phénoménologie n’a pas pu, selon Foucault, se libérer du mythe du vécu au fondement de la connaissance44, et donc de la figure d’un sujet donateur de sens, en revanche, pour Canguilhem, le vécu même était déjà précédé par une autre articulation, celle entre la vie vivante et la vie connaissante :
La phénoménologie a demandé au « vécu » le sens originaire de tout acte de connaissance. Mais ne peut-on pas ou ne faut-il pas le chercher du côté du « vivant » lui-même ? G. Canguilhem veut retrouver, par l’élucidation du savoir sur la vie et des concepts qui articulent ce savoir, ce qu’il en est du concept dans la vie. C’est-à-dire du concept en tant qu’il est l’un des modes de cette information que tout vivant prélève sur son milieu et par laquelle inversement il structure son milieu. [...] Former des concepts, c’est une manière de vivre et non de tuer la vie ; c’est une façon de vivre dans une relative mobilité et non pas une tentative pour immobiliser la vie45.
24C’est dire que l’expérience vécue est toujours déjà habitée et structurée par une connaissance de son milieu qui constitue un motif originaire de la vie même et dont la connaissance scientifique constitue un prolongement. Non seulement les valeurs scientifiques structurent peu à peu l’expérience humaine, mais puisque l’homme modifie son environnement à l’aide de la technique, il transforme aussi son rapport constituant à une expérience foncièrement historique. Nous l’avons vu d’ailleurs, toute la réflexion de Canguilhem montre que si la vie forme les concepts, les concepts en retour restructurent et reformulent le champ de l’expérience : il n’y a pas d’hétérogénéité entre le concept et l’expérience, mais plutôt un débat permanent fondé sur la notion d’erreur46.
25La question de la relation entre l’expérience, le discours et la formation des concepts est tellement enracinée dans la réflexion de Foucault qu’il ne cessera d’y revenir tout au long de son itinéraire intellectuelle. N’hésitons pas à rappeller que dans Les Mots et les Choses, la recherche vise explicitement une certaine « expérience de l’ordre » qui constitue un moyen terme entre les « ordres empiriques » et la « théorie de l’ordre47 ». Mais déjà dans l’Histoire de la folie, le devenir historique du rapport entre raison et déraison était décrit non comme l’« évolution des concepts théoriques, à la surface d’une connaissance ; mais en tranchant dans l’épaisseur historique d’une expérience » pour « ressaisir le mouvement par lequel est devenue finalement possible une connaissance de la folie48. On reconnaîtra ici l’un des grands principes qui commandaient l’approche structuraliste de la question de l’expérience (approche en partie imposée par le livre même de Foucault) : interroger et faire parler l’expérience de l’autre, de celui qui n’a pas droit aux mots ou dont les mots ont été effacés, de celui qui, par conséquent, a été privé des privilèges de la pensée. Dans la première préface de Folie et Déraison, c’est cet autre de l’expérience qui a été oublié, cet autre qui a été réduit au « silence », à qui s’adresse l’analyse archéologique, pour « tâcher de rejoindre, dans l’histoire, ce degré zéro de l’histoire de la folie, où elle est expérience indifférenciée, expérience non encore partagée du partage lui-même49 ». L’archéologie, de ce point de vue, est assimilable à l’entreprise des anthropologues dans le sens où elle se caractérise comme entreprise de déchiffrement de l’autre de la raison, c’est-à-dire comme un rationalisme élargi. Mais subitement, ce regard jeté sur l’autre se transforme en une mise en doute radicale du même, c’est-à-dire de l’histoire de la culture et de la rationalité qui est confrontée à ses limites spatiales et temporelles. Il n’y a pas d’expérience de l’autre qui ne soit pas expérience de nous-même, de notre rationalité : « Interroger une culture sur ses expériences-limites, c’est la questionner, aux confins de l’histoire, sur un déchirement qui est comme la naissance même de son histoire50. » Il s’agit alors de montrer que le travail de l’histoire (c’est-à-dire l’œuvre de la raison occidentale) n’est possible qu’à partir d’une décision qui sépare la raison de la folie en la liant en même temps à jamais à soi-même en tant que son « autre » : la déraison pourra ainsi apparaître, à partir de l’âge classique, comme autre de l’histoire, de l’œuvre, de la raison.
26Le présupposé de ce geste de retour sur le moment du partage entre raison et folie est évident : reconstituer l’expérience de la folie signifie automatiquement « faire une histoire des conditions de possibilité de la psychologie » qui s’écrit « comme d’elle-même », c’est-à-dire reprendre le projet de Maladie mentale et personnalité, dont le but était de restituer les conditions de possibilité de la maladie mentale et de son explication psychologique. Cela signifie que la psychologie même, comme science, n’a été possible qu’à partir d’une expérience bien particulière : celle où la structure binaire raison-déraison se transforme en une structure ternaire, homme-vérité-folie, où la folie est censée révéler, en « négatif », la vérité de l’homme51.
27Mais que signifie reconstituer la « structure de l’expérience » de la folie, si ce n’est la faire parler, dans ses mots et en dehors de toute référence à une vérité psychiatrique, dans « ces textes qui viennent d’en dessous du langage, et qui n’étaient pas faits pour accéder jusqu’à la parole » ? De là le paradoxe sous-tendu par l’entreprise foucaldienne que Derrida ne tardera pas à dénoncer : il faut faire parler dans le langage de la raison ce qui par définition l’excède, car son exclusion fonde la possibilité même de la raison. Mais comment pouvons-nous être sûrs que cela ne coïncide pas encore avec une « captation » de l’expérience autre dans le langage du même, et donc de l’énième réduction de la déraison au langage de la raison ? Et, plus subtilement encore, si nous sommes encore capables de parler de la déraison, n’est-ce pas parce que cette déraison habite depuis toujours notre discours rationnel, qui se montre ainsi comme un dialogue perpétuel entre sens et non-sens52 ?
28Au-delà des critiques de Derrida, Foucault est profondément conscient de l’impraticabilité du chemin de « retour à l’origine » : dans son état sauvage, la « pureté primitive » de la folie n’est naturellement pas atteignable, car dans l’expérience que nous en faisons maintenant, tout un ensemble historique de « notions, institutions, mesures juridiques et policières, concepts scientifiques » la tiennent « captive ». Autrement dit, le langage de la raison a modifié profondément l’expérience de la folie puisque, pour pouvoir récupérer dans le discours le dialogue originaire entre raison et déraison, il faudrait d’abord s’arracher à l’expérience qui est la nôtre. Finalement, à l’intérieur du discours « plein » de la raison occidentale, la seule forme qui reste à la parole du fou, du dément est celle du « vide, du vain, du rien ».
29Puisqu’il n’est pas possible de revenir, dans le langage d’une rationalité historique qui est la nôtre, à la vérité qui établit cette même rationalité, il est nécessaire de revenir au moment historique de la décision d’exclure la folie du règne de la raison. Le but de l’entreprise historique sera alors de remonter à cette « décision fulgurante, hétérogène au temps de l’histoire, mais insaisissable en dehors de lui, qui sépare du langage de la raison et des promesses du temps ce murmure d’insectes sombres53 ». Il est facile de montrer, comme Derrida l’a fait, que cette position implique encore le présupposé métaphysique de l’origine pure d’un langage qui « précédait » (dans un sens plus logique que temporel) cette décision et dans lequel sens et non-sens, raison et déraison communiquent, appartiennent au même sol. Cette parole originaire qui sépare l’histoire et l’œuvre de la raison de l’absence d’histoire et de l’absence d’œuvre qu’est la déraison trahit encore une nostalgie des origines, le désir de retour à une « expérience primordiale » d’indistinction entre raison et folie, dont la compréhension mettrait au jour les conditions de possibilité de la rationalité scientifique selon le modèle de l’« expérience commençante » merleau-pontienne. Toutefois ce retour à l’expérience primordiale n’ouvre pas sur les « donations originaires de sens », mais sur la structure tragique d’un partage qui est entièrement historique.
30D’ailleurs, il est clair que l’impossibilité de remonter à une expérience originaire anhistorique est due au fait que les formes mêmes de l’expérience ne sont référées ni à un vécu ni à un contenu indépendant du vécu, voire une immuable nature humaine, mais à des conditions historiques, à des pratiques sociales qui en rendent possible la manifestation et en définissent les transformations54. Chaque époque (la Renaissance, l’époque classique et la modernité) correspond ainsi à une « expérience fondamentale » de la folie qui lui donne un sens déterminé (cosmique, ontologique, anthropologique). Dans ce deuxième sens, la folie est donc une expérience historique correspondant à une certaine conscience du partage, conscience structurée par un ensemble de normes, concepts, institutions : si, depuis le xixe siècle, par exemple, nous expérimentons la folie comme « maladie », nous l’expérimentons en réalité à partir de l’ensemble des dispositions historiques qui l’ont constituée comme un objet, en particulier le discours « vrai » de la psychiatrie55. Mais chaque expérience fondamentale de la folie fait signe vers l’expérience originaire de la déraison comme l’autre de la raison. Dans la littérature et l’expérience artistique, elle renvoie à une expérience de la folie qui est en quelque sorte sous-jacente même aux structures historiques. Chaque « expérience fondamentale » de la folie est ainsi toujours une certaine répétition de l’expérience originaire du partage entre raison et folie, en ce qu’elle reflète, sous la double forme de l’expression artistique et de l’oubli, le refus cette déchirure originaire par la conscience56.
31Le concept d’« expérience fondamentale » renvoie alors à deux projets profondément hétérogènes : d’une part, il doit servir en quelque sorte à mettre en lumière les conditions de possibilité de la psychologie et de la psychiatrie en les arrachant à une métapsychologie purifiée. En ce sens, l’« expérience fondamentale » est proche de la tentative phénoménologico-anthropologique de révéler les structures primaires et anhistoriques de l’existence humaine où s’enracinent les connaissances objectives, même si elle n’aboutit pas à une fondation mais à une conscience tragique du partage. D’autre part, il s’agit de montrer que l’expérience fondamentale de la folie correspond à chaque époque à une expérience collective du partage originaire, et donc à une série de formes de conscience, lesquelles sont autant de non-consciences de la folie, d’autres gestes de partage. Ici, l’« archéologie du silence » se rapproche forcément de l’histoire sociale, de l’histoire des mentalités et de l’histoire culturelle, comme d’ailleurs le remarque Mandrou dans son compte rendu pour les Annales57.
32Entre ces deux alternatives, la perspective de l’anthropologie structurale ouverte par Lévi-Strauss pouvait se présenter comme un dépassement de la perspective phénoménologique car elle mettait en lumière les structures inconscientes et collectives d’un « transcendantal sans sujet ». De plus, la méthode comparatiste mise au point par Dumézil pouvait être utilisée pour mettre en lumière, à travers l’analyse d’un ensemble historique textuel, les institutions, les pratiques et les mesures structurant l’« expérience fondamentale » et collective de la folie à chaque époque58. Mais, en même temps, le comparatisme structuraliste laissait sans solution la question de l’altérité radicale entre les différentes expériences fondamentales de la folie et les différentes formes de conscience qui lui correspondent. Ainsi le rapport ambigu de l’Histoire de la folie à la pensée structuraliste tient surtout à ce statut indécis de l’expérience, à la fois « expérience commençante » et profondément historicisée.
LE RÔLE DE L’EXPÉRIENCE DANS LES ÉCRITS DE JEUNESSE
33Pour comprendre la genèse de cet étrange doublet de l’expérience, nous devons faire encore un pas en arrière et revenir au tout premier écrit publié par Foucault, l’Introduction au Rêve et l’Existence de Ludwig Binswanger, où nous retrouvons, avec la notion d’« expérience fondamentale », une proximité plus grande avec l’approche phénoménologique mais aussi l’une des matrices du concept d’expérience dans Folie et Déraison. Le programme de la Daseinsanalyse consistait en effet à coupler psychiatrie et analyse phénoménologique dans la tentative de s’opposer à l’explication positiviste de la maladie mentale et d’enraciner la compréhension du psychiatre dans l’univers singulier du malade59. Nous retrouvons donc encore ici la polémique contre la réduction positiviste de la connaissance de l’homme ou du vivant à une connaissance de « fait », comme s’il s’agissait d’une fraction quelconque du « monde objectif », ainsi que le retour vers un code fondamentalement expérientiel au nom de l’analyse de l’existence concrète comme forme originaire de l’être-au-monde, selon la terminologie de Sein und Zeit. Mais il faudrait rappeler que Binswanger allait néanmoins au-delà de la leçon heideggérienne lorsqu’il faisait notamment de la Daseinsanalyse un instrument conceptuel pour interroger le vécu de l’expérience psychopathologique60. Ce qu’il mettait ainsi en place était une forme d’analyse dont « le projet n’est pas d’être une philosophie et dont la fin est de ne pas être une psychologie », mais plutôt un type particulier d’anthropologie à vocation ontologique qui avait pour tâche d’« articuler une analyse de l’être-homme sur une analytique de l’existence61 ». La description phénoménologique d’expériences singulières doit ainsi révéler les formes fondamentales de l’existence humaine et mettre au jour la donation de sens opérée par le Dasein dans l’acte de se transcender vers un monde.
34C’est à partir de ce moment précis qu’intervient le rêve, qui représente une étape importante de l’acheminement de l’analyse vers les formes fondamentales de l’existence car, pour Binswanger, celui-ci est avant tout un mode d’être où l’existence humaine se donne de façon privilégiée. Foucault montre alors que ce privilège assigné au rêve par la Daseinsanalyse se rattache à une longue tradition interprétative qui désigne le rêve comme le lieu d’une expérience à la fois imaginaire et éthique. Dans l’expérience du rêve, l’homme se découvre en effet toujours comme un être transcendé par une vérité qui s’offre seulement dans la forme énigmatique et opaque de l’image. En même temps, ces images ne se présentent jamais comme les produits d’une expérience privée, ancrée dans l’univers isolé du rêveur, elles lui révèlent plutôt sa façon originaire d’être au monde comme « modulateur », créateur de ce monde même et de son destin. Ainsi le rêve « met au jour la liberté la plus originaire de l’homme ». Le rêve est également le lieu d’une expérience profondément contradictoire qui est celle d’une existence où la nécessité d’un monde transcendant se lie à la liberté de la création imaginative et du libre accomplissement de soi :
Il n’est pas possible d’appliquer au rêve les dichotomies classiques de l’immanence et de la transcendance, de la subjectivité et de l’objectivité ; la transcendance du monde onirique dont nous parlions plus haut ne peut se définir en termes d’objectivité, et il serait vain de la réduire, au nom de sa « subjectivité », à une forme mystifiée d’immanence. Le rêve dans sa transcendance, et par sa transcendance, dévoile le mouvement originaire par lequel l’existence, dans son irréductible solitude, se projette vers un monde qui se constitue comme le lieu de son histoire ; le rêve dévoile, à son principe, cette ambiguïté du monde qui tout ensemble désigne l’existence qui se projette en lui et se profile à son expérience selon la forme de l’objectivité62.
35Dans le rêve, le vécu peut remonter en deçà de l’opposition sujet-objet et atteindre la dimension fondamentale où l’existence se constitue un monde en se donnant les structures originaires de la spatialité et de la temporalité : « Le rêve c’est le monde à l’aube de son premier éclatement, quand il est encore l’existence elle-même et qu’il n’est pas déjà l’univers de l’objectivité63. » Si l’analyse existentielle retrace dans le rêve une « expérience fondamentale » – et non pas seulement une série des contenus symboliques, comme le fait la psychanalyse –, c’est qu’il rend accessible la structure transcendantale de l’être-au-monde humain contre toute réduction positiviste du phénomène humain à « contenu objectif » et contre toute objectivation psychanalytique du sujet rêvant comme figure purement symbolique. Pour cette raison, le sujet rêvant lui-même, loin d’être une pure figure archétypique, est décrit par Binswanger comme le « fondement de toutes les significations éventuelles du rêve » et par conséquent comme le « devenir et la totalité de l’existence elle-même64 ».
36L’analytique de l’expérience onirique fonctionne ainsi chez Binswanger comme la réduction transcendantale chez Husserl : en mettant en suspens les données quotidiennes de l’expérience, elle vise à reconstruire le mouvement de l’imagination « au cours du rêve » et par là à révéler la structure fondamentale du rapport de l’existence au monde où « l’existence est encore son monde », l’espace « direction de l’existence » et le temps « mouvement de son histoire ». Le rêve se révèle ainsi être la condition première de possibilité de l’imagination, entendue comme mouvement originaire d’une « liberté qui se fait monde et finalement s’ancre dans ce monde comme dans son destin65 ».
37Ainsi Foucault peut affirmer que le passage de l’analyse anthropologique du rêve à l’analytique ontologique de l’imagination chez Binswanger prend la forme d’une « réduction transcendantale de l’imaginaire » dont il suit les étapes dans son introduction. Il est vrai que ce programme devra s’accomplir comme une « anthropologie de l’expression » qui n’est possible que « dans un dépassement de la phénoménologie66 ». Ce dépassement fait signe vers l’histoire, le moment où le mouvement primitif de l’existence se donnant une temporalité et un monde s’accomplit dans le monde réel. C’est évidemment à l’histoire du matérialisme historique que pense ici Foucault : l’histoire comme réalisation concrète de l’essence humaine, désaliénation qui libère l’homme vrai à la fois de toute objectivation scientifique et du régime de production capitaliste67. Ce dépassement laisse toutefois subsister le sens profondément anhistorique de l’expérience onirique, un sens qui dérive de la phénoménologie : non seulement l’« expérience fondamentale » du rêve s’oppose aux « faits » et à l’objectivation scientifique positiviste, mais encore elle rend possible, dans l’imagination, l’ouverture de l’existence à une dimension d’historicité qui est « transcendance de l’existant lui-même dans le moment de sa temporalité ». Certes, dans le rêve, l’homme fait l’expérience d’une historicité « authentique » de l’existence qui, d’ailleurs, lui permet de « devenir à la manière de l’histoire », c’est-à-dire de s’accomplir comme existence concrète dans le monde extérieur. Mais l’expérience fondamentale du rêve n’est pas traversée par l’histoire car ce qui change selon les époques. Foucault l’énonce clairement, c’est la justification du rapport du rêve au monde. Or, ce rapport reste pourtant essentiel et, en quelque sorte, hors de l’histoire parce que c’est ce qui ouvre la possibilité même de l’historicité dans l’existence68. À l’image de l’« a priori historique » de Husserl, figure immobile précisément en tant qu’a priori de l’historicité (ce qui rend possible l’historicité comme structure de la Lebenswelt), l’expérience fondamentale du rêve montre, pour le jeune Foucault, la structure anthropologique atemporelle de l’historicité de l’expression humaine :
Non que le rêve soit la vérité de l’histoire, mais en faisant surgir ce qui dans l’existence est le plus irréductible à l’histoire, il montre le mieux le sens qu’elle peut prendre pour une liberté qui n’a pas encore atteint, dans une expression objective, le moment de son universalité69.
38Que la folie soit pensée, dans Histoire de la folie, encore comme une « expérience fondamentale » explique pourquoi elle pouvait se présenter sous la forme des « expériences limites » qui révèlent en quelque sorte la vérité de la raison tout en montrant les conditions de possibilité de son histoire. Dans l’économie de l’Histoire de la folie, les « expériences limites » de Sade, Hölderlin, Nerval ou Artaud fonctionnent, à l’instar de l’idée des expériences oniriques décrites dans l’essai sur Binswanger. Dans l’essai, l’expérience onirique révélait la structure de la raison éveillée, les « effleurements » de la déraison montraient les limites de notre expérience « positive » de la folie comme maladie mentale tout en révélant sa constitution historique. De la même façon, le rapport essentiel du langage des sciences humaines avec la mort, attesté pour le Foucault de Naissance de la clinique par le fait que le discours scientifique fait de la mort un moment essentiel de compréhension du corps humain, trouve son contrepoint dans le procédé de Roussel, qui met au jour dans l’expérience littéraire un « vide constitutif » à partir duquel le langage parle tout seul70. Dans les écrits sur Bataille, Blanchot, Klossowski, Roussel, ces discours littéraires extérieurs à la philosophie représentent le retour d’une expérience occultée de la folie comme l’autre de la raison. En parlant le même langage que la folie, la littérature montre que son langage n’est rien d’autre que le langage du langage de la raison71. Dans Les Mots et les Choses, ce sont encore les expériences littéraires qui annoncent non seulement chaque nouvelle épistémè, mais encore la dissolution de l’homme moderne dans l’expérience d’un langage qui se replie sur soi indéfiniment. Si la littérature entretient un rapport privilégié avec les « expériences limites », c’est sans doute parce qu’elle révèle cette « absence d’œuvre » par laquelle le langage même ne restitue plus la vérité première de l’expérience mais plutôt une expérience irréductible de la négativité, de cette altérité originaire qu’est la déraison. Si ce langage qui « parle tout seul » dans le renouvellement d’une expérience de la déraison représente ainsi une critique implicite de l’expression phénoménologique et de son illusion de « nouer le langage à la pureté des choses non encore dites », ne finit-il pas toutefois par reproduire la chimère d’une expérience originaire arrachée à tout discours de la Raison ?
39Conscient de ce danger (jusqu’au point d’interrompre sa réflexion sur la littérature au moment où il récusera définitivement toute originarité de l’expérience, à la fin des années 1970), Foucault avait infléchi son travail, notamment à partir d’Histoire de la folie, dans le sens d’une histoire des « expériences limites » faisant apparaître les configurations épistémologiques et expérientielles d’une époque. Plutôt qu’analyser la structure ontologico-anthropologique de l’existence humaine, il s’agit désormais de mettre en lumière des formes d’expériences collectives, inconscientes et historiques, contestées dans leurs marges par les expériences limites des poètes et des artistes72. Soulignons que Foucault avait commencé à élaborer ce deuxième registre de l’expérience à partir du petit essai écrit sur la commande d’Althusser et publié la même année de l’Introduction : Maladie mentale et personnalité. Dans cet ouvrage, il s’agissait justement d’aller au bout du parcours annoncé dans l’Introduction et de montrer que l’expérience subjective de la maladie mentale n’est rien d’autre que la traduction de l’expérience contradictoire du rêve dans un conflit irréductible : « retrait dans la pire des subjectivités, et chute dans la pire des objectivités ». Mais alors « si cette subjectivité de l’insensé est, en même temps, vocation et abandon au monde, n’est-ce pas au monde lui-même qu’il faut demander le secret de cette subjectivité énigmatique73 ? » À cela nous pouvons répondre que c’est dans les conflits au sein d’une société, dans le « milieu réel du malade » que se trouve le fondement concret de la pathologie mentale : si « la maladie n’a sa réalité et sa valeur de maladie qu’à l’intérieur d’une culture qui la reconnaît comme telle », c’est que la maladie mentale est l’expression directe des contradictions objectives de la société capitaliste. En ce sens, Foucault s’engageait dans une perspective socio-anthropologique en critiquant, du point de vue marxiste, les « illusions culturelles » de Durkheim ou de Ruth Benedict, pour qui la maladie serait une sorte d’écart par rapport à la nature définie statistiquement ou anthropologiquement74. Or, si la folie ne se réduit ni à l’histoire individuelle ni à une sorte de résidu négatif des cultures, il s’agit de la comprendre comme un fait historique :
En réalité, c’est dans l’histoire seulement que l’on peut découvrir les conditions de possibilité des structures psychologiques ; et, pour schématiser tout ce que nous venons de dire, on peut admettre que la maladie comporte, dans les conditions actuelles, des aspects régressifs, parce que notre société ne sait plus se reconnaître dans son propre passé ; des aspects d’ambivalence conflictuelle, parce qu’elle ne peut pas se reconnaître dans son présent ; qu’elle comporte, enfin, l’éclosion de mondes pathologiques, parce qu’elle ne peut pas encore reconnaître le sens de son activité et de son avenir75.
40La pathologie mentale était donc, dès 1954, comprise comme expérience historique qui réclame une compréhension au plan de l’histoire matérialiste et du point de vue d’une fondation de la psychopathologie matérialiste. Or, c’est justement ce modèle d’explication historique qui, aux yeux de Foucault mais aussi du lecteur, se révèle décevant pour penser l’articulation réelle entre expérience et histoire. En effet, lorsqu’il s’agit d’expliquer le rapport entre la « dialectique conflictuelle d’une situation » et le « conflit réel du malade », c’est la réflexologie de Pavlov, entendue comme « étude expérimentale du conflit », que Foucault convoque, selon un schéma causaliste-déterministe qui fait dépendre la maladie mentale d’une sorte de physiologie générale qui est, en même temps, une pathologie76.
RÉTROSPECTION
41Dans la première rédaction de l’introduction générale au deuxième volume d’Histoire de la sexualité, écrite en août 1983 et qui ne sera pas publiée dans ce livre, lorsqu’il revient sur son itinéraire au cours de l’une de ses habituelles interprétations rétrospectives, Foucault précisait que ce qui l’avait poussé à abandonner ses positions des années 1950 était justement une profonde insatisfaction quant à l’interprétation de la notion d’expérience et de son historicité, insatisfaction qui l’avait convaincu de rejeter dos à dos les alternatives de l’anthropologie philosophique et de l’histoire sociale :
Étudier ainsi, dans leur histoire, des formes d’expérience est un thème qui m’est venu d’un projet plus ancien : celui de faire usage des méthodes de l’analyse existentielle dans le champ de la psychiatrie et dans le domaine de la maladie mentale. Pour deux raisons qui n’étaient pas indépendantes l’une de l’autre, ce projet me laissait insatisfait : son insuffisance théorique dans l’élaboration de la notion d’expérience et l’ambiguïté de son lien avec une pratique psychiatrique que tout à la fois il ignorait et supposait. On pouvait chercher à résoudre la première difficulté en se référant à une théorie générale de l’être humain ; et traiter tout autrement le second problème par le recours si souvent répété au « contexte économique et social » ; on pouvait accepter ainsi le dilemme alors dominant d’une anthropologie philosophique et d’une histoire sociale. Mais je me suis demandé s’il n’était pas possible, plutôt que de jouer sur cette alternative, de penser l’historicité même des formes de l’expérience77.
42Cette exigence, qui se traduit dans l’historicisation des « expériences fondamentales », ne pouvait pas manquer de se heurter au projet originaire de retracer les conditions de possibilité objectives de la maladie mentale. Poser le problème de la constitution historique du concept d’aliénation signifie en effet abandonner l’horizon qui commandait encore l’approche de Maladie mentale et personnalité pour s’interroger sur la constitution historique de la maladie mentale et de la psychologie78. Dans Folie et Déraison, c’est le grand système d’internement de l’âge moderne qui, en constituant la folie comme objet pour un savoir positif, rend alors possible l’expérience médicale de la maladie mentale. Et en même temps, comme le remarque Macherey, « c’est l’expérience de la folie qui permet de comprendre l’entreprise de la psychologie, plutôt que la psychologie elle-même ne comprend la folie79 ». Que les expériences fondamentales de la folie soient ainsi profondément historiques et vouées à révéler la structure historique d’une science de la maladie mentale, voilà le paradoxe sous-tendu par une archéologie qui se pose d’abord comme réduction historique du thème de l’originaire, et qui aboutira, nous le verrons dans le chapitre suivant, à la théorisation d’un a priori historique radicalement antiphénoménologique. Cependant, la conséquence majeure de cette historicisation des expériences fondamentales, qui conduit de Maladie mentale et personnalité à Histoire de la folie, est un renversement total de perspective : il ne s’agit plus de démasquer, grâce au savoir positif de la science matérialiste, la maladie comme un effet de l’aliénation diffuse dans la société, mais de montrer que « le concept de maladie mentale n’a de sens que sur le fond de cette procédure d’exclusion, dont les origines ou les raisons ne sont pas à chercher dans une quelconque forme de savoir positif80 ». Autrement dit, les conditions d’apparition du concept de maladie mentale et l’objectivation de la figure du malade mental doivent être comprises sur le fond d’une expérience fondamentale qui se réalise autant sur le plan pratique que sur le plan théorique, donnant lieu à une forme spécifique de « savoir ». Il faut penser l’émergence même du champ des sciences humaines relativement à une certaine forme de l’expérience81.
43Malgré les nombreux changements de la problématique sous-jacente à ses écrits, nous savons désormais que Foucault présentait souvent le rapport entre connaissance, formes de pouvoir et ces « expériences fondamentales » (dont la folie) comme le noyau central de sa réflexion et comme son programme de recherche constant :
Notre civilisation a développé le système de savoir le plus complexe, les structures de pouvoir les plus sophistiquées : qu’a fait de nous cette forme de connaissance, ce type de pouvoir ? De quelle manière ces expériences fondamentales de la folie, de la souffrance, de la mort, du crime, du désir et de l’individualité sont-elles liées, même si nous n’en avons pas conscience, à la connaissance et au pouvoir ? Je suis certain de ne jamais trouver la réponse ; mais cela ne veut pas dire que nous devons renoncer à poser la question82.
44Encore plus, le rapport entre les trois grands axes de la problématisation archéologique, généalogique et éthique est souvent réfléchi, dans les dernières réflexions de Foucault, sous l’angle du rapport entre une expérience et son concept. Si, dans l’introduction au deuxième volume de l’Histoire de la sexualité, l’expérience est définie comme la « corrélation, dans une culture, entre domaines de savoir, types de normativité et formes de subjectivité », cette corrélation se donne à voir sous la forme d’un concept, d’une forme spécifique de pensée. La folie, la maladie, le désir, l’individu, la sexualité sont autant de façons de réfléchir à sa propre expérience et aux expériences qui nous constituent83. En 1982, Foucault souligne par exemple le parallélisme entre l’absence d’un concept de l’homosexualité et l’impossibilité de l’expérience de l’homosexualité dans la Grèce ancienne84. Mais sans doute l’écrit dans lequel Foucault a dénoué avec le plus de clarté et de cohérence le rapport entre l’expérience et la réflexion, ou mieux un certain type de réflexion, est la première préface à L’Usage des plaisirs citée plus haut. En mettant en évidence la question cruciale de l’historicité de l’expérience, nous comprenons que le vrai problème de l’archéologue-généalogiste n’est pas d’expliquer les changements affectant une structure de la connaissance (ou un certain type de regard médical, ou la succession des épistémè), mais de mettre en lumière le « domaine où la formation, le développement et la transformation des formes d’expériences peuvent avoir lieu ». Or, ce domaine n’est rien d’autre que « l’histoire de la pensée » : ni l’histoire de la philosophie, ni celle de la science, car par pensée il faut entendre
ce qui instaure, dans diverses formes possibles, le jeu du vrai et du faux, et qui, par conséquent, constitue l’être humain comme sujet de connaissance ; ce qui fonde l’acceptation ou le refus de la règle et constitue l’être humain comme sujet social et juridique ; ce qui instaure le rapport avec soi-même et avec les autres, et constitue l’être humain comme sujet éthique85.
45Cette pensée n’est donc pas forcément « théorie » : là où l’école d’histoire des sciences bachelardienne soulignait la « coupure » entre l’expérience quotidienne et le concept scientifique, il s’agit, pour Foucault, de traquer dans la vie et l’expérience une pensée qui serait la « forme même de l’action, comme l’action en tant qu’elle implique le jeu du vrai et du faux86 ». La trace profonde d’une certaine leçon structuraliste – par exemple celle des Mythologies barthésiennes – est donc encore vivante, lorsque Foucault désigne comme tâche de son « histoire des systèmes de pensée » la recherche de cette « forme de l’action » qu’est la pensée dans l’expérience apparemment plus banale et anodine :
Que l’on me pardonne de revenir au même point : nous sommes des êtres pensants. Autrement dit, que nous tuions ou soyons tués, que nous fassions la guerre ou que nous demandions une aide en tant que chômeurs, que nous votions pour ou contre un gouvernement qui ampute le budget de la Sécurité sociale et accroît les dépenses militaires, nous n’en sommes pas moins des êtres pensants, et nous faisons tout cela au nom, certes, de règles de conduite universelles, mais aussi en vertu d’une rationalité historique bien précise87.
46Il est évident que ce projet recelait un risque, qui sera d’ailleurs à l’origine d’une série de malentendus avec les historiens, au moins depuis l’Histoire de la folie : une fois écartée l’identification avec l’histoire des idées ou de la philosophie, l’étude de la « rationalité historique » peut se confondre avec une histoire des mentalités ou des représentations. C’est ce risque, qui ferait de son histoire des rationalités un simple chapitre de l’histoire sociale, que Foucault s’efforce de conjurer tout au long de son parcours. C’est pourquoi nous considérons qu’une étape significative de ce débat souterrain avec les historiens est l’élaboration du concept de « savoir » comme espace intermédiaire entre l’opinion et la connaissance scientifique, et, par conséquent, la définition des « systèmes de pensée » comme « les formes dans lesquelles, à une époque donnée, les savoirs se singularisent, prennent leur équilibre et entrent en communication88 ».
47Mais ce débat permanent est aussi l’occasion de définir et de délimiter son propre travail, comme au cours de la célèbre « Table ronde » de 1978 avec les historiens, où Foucault y décrit l’archéo-généalogie comme une « histoire de l’objectivation » portant précisément sur « ces éléments que les historiens considèrent comme donnés objectivement » (en particulier lorsqu’ils « font de la “société” l’horizon général de leur analyse et l’instance par rapport à laquelle ils doivent situer tel ou tel objet particulier89 »). Toutefois, ce n’est qu’en 1983 que Foucault clarifie avec plus de précision ce qu’il entend par histoire de la pensée : « une analyse de ce qu’on pourrait appeler des foyers d’expérience, où s’articulent les uns sur les autres : premièrement, les formes d’un savoir possible ; deuxièmement, les matrices normatives de comportement pour les individus ; et enfin des modes d’existence virtuels pour des sujets possibles90 ». Cette pensée venant « de partout », qu’il s’agit de retrouver dans le moindre geste d’un employé administratif, dans les grandes « découvertes » scientifiques ou dans les formes qui définissent le sujet dans son rapport au vrai et à soi-même, n’est rien d’autre qu’une expérience bien précise de détachement et de problématisation par rapport à ce qui semble aller de soi, à ce qui se donne comme « horizon objectif » de l’expérience :
La pensée n’est pas ce qui habite une conduite et lui donne un sens ; elle est plutôt ce qui permet de prendre du recul par rapport à cette manière de faire ou de réagir, de se la donner comme objet de pensée et de l’interroger sur son sens, ses conditions et ses fins. La pensée, c’est la liberté par rapport à ce qu’on fait, le mouvement par lequel on s’en détache, on le constitue comme objet et on le réfléchit comme problème91.
48Dans cette identification de la pensée à une expérience, qui est en même temps « mise entre parenthèses » d’un horizon expérientiel et théorique donné, ne retrouve-t-on pas un écho phénoménologique qui nous renvoie au tout début de la réflexion foucaldienne ? En particulier, l’« expérience de pensée » semble désigner, dans la dernière partie de l’ouvrage foucaldien, ce qui permet précisément l’articulation entre des « structures universelles », que Foucault définit souvent comme des « rationalités », et les « formes singulières de l’expérience ». Loin d’opposer la pensée, la rationalité et le concept à l’expérience, Foucault souligne que la présence de la pensée en tant que telle définit l’expérience, que l’expérience même (comme connaissance, pratique, relation à soi-même et aux autres) est donc toujours travaillée par la pensée précisément parce qu’elle est toujours une certaine manière de penser :
Les formes singulières de l’expérience peuvent bien porter en elles des structures universelles ; elles peuvent bien n’être pas indépendantes des déterminations concrètes de l’existence sociale ; cependant, ni ces déterminations ni ces structures ne peuvent donner lieu à des expériences (c’est-à-dire à des connaissances d’un certain type, à des règles d’une certaine forme et à certains modes de conscience de soi et des autres), si ce n’est à travers la pensée. Pas d’expérience qui ne soit une manière de penser et ne puisse être analysée du point de vue d’une histoire de la pensée ; c’est ce qu’on pourrait appeler le principe d’irréductibilité de la pensée92.
49Et pourtant, témoignant de l’immense distance parcourue depuis ses débuts phénoménologiques, nous voyons précisément que l’« historicisation des expériences fondamentales » devait amener Foucault vers une histoire critique de la pensée qui postulait une « historicité propre de la pensée », une spécificité des événements de pensée qui ne les réduit ni aux actes donateurs de sens d’un sujet métaphysique ni à l’expression des déterminations économiques, sociales, politiques d’une époque. Par ailleurs, l’héritage structuraliste est mis en évidence par l’idée que les « jeux de vérité » continuent à répondre à des règles, que la pensée même est organisée selon une certaine systématicité, que la critique doit mettre au jour dans le but de relever des « formes de franchissement possibles93 ».
50Mais que signifie retrouver dans les derniers écrits de Foucault les traces de cet ancien débat entre phénoménologie et structuralisme autour de la notion d’expérience ? En se situant, comme nous l’avons fait, au début et à la fin de la production intellectuelle de Foucault, ne risque-t-on pas d’imposer une interprétation à la fois globale et superficielle ? La réinterprétation que Foucault fait de sa propre trajectoire peut-elle vraiment restituer l’unité cohérente d’un objet permanent et sous-tendant l’intégralité de l’entreprise foucaldienne ? On connaît les pièges que recèlent ces lectures rétrospectives : plutôt que par un souci d’exactitude critique et historique, elles sont commandées par la volonté de trouver une cohérence entre les enquêtes en cours et le travail accompli. Et ceci d’une double façon : d’une part en inscrivant son travail dans des filiations ou des parentés intellectuelles (Blanchot, Bataille, Nietzsche, Hyppolite, Canguilhem, l’histoire des sciences, le structuralisme), et d’autre part en redessinant à chaque fois l’entière « architecture » de son œuvre en relation avec les « découvertes » qu’il vient de faire94. Ces totalisations rétrospectives aboutissent, le plus souvent, à créer une continuité artificielle par laquelle Foucault parvient à s’expliquer à soi-même son propre parcours tout en effaçant les doutes, les discontinuités, les ruptures, en résumé le travail de sa pensée95. En lisant le dernier Foucault, il peut sembler que son problème a « toujours été le sujet96 », que les analyses sur le pouvoir disciplinaire étaient en quelque sorte déjà préfigurées dans Histoire de la folie, voire que le même concept d’expérience sous-tend, comme une idée immobile et achevéee, toute sa réflexion depuis les origines.
51Or, de même qu’on ne peut pas trouver, selon l’histoire archéologique, un même concept sous un même nom dans deux moments historiques différents, on ne peut pas penser que, pour Foucault, l’expression « expérience fondamentale » indique la même chose dans les années 1950 et 1980. Il suffit de rappeler, à ce propos, que l’Archéologie du savoir et les écrits « généalogiques » successifs marquent une rupture profonde avec l’idée que l’expérience fondamentale puisse impliquer toujours un certain retour au partage originaire. Cette autocritique représente ainsi une sorte d’adieu aux présupposés de la phénoménologie et de la sociologie durkheimienne et détermine un relatif effacement de la notion d’expérience dans la réflexion des années 197097.
52Mais, d’autre part, ce sont ces multiples retours en arrière qui permettent d’extraire de chaque ouvrage des réflexions méthodologiques par une sorte de « bilan » de l’expérience de pensée qu’a été son écriture. Chaque nouveau concept et donc chaque expérience suscitent une redéfinition de la méthode, c’est-à-dire une nouvelle expérience de pensée du chercheur lui-même. C’est la raison pour laquelle Foucault disait que ses livres devaient fonctionner « comme une expérience, pour celui qui l’écrit et pour celui qui le lit, beaucoup plus que comme la constatation d’une vérité historique98 ». De ce point de vue, Foucault intègre sa conception de l’expérience à ce que nous pourrions appeler sa méthode heuristique : opérer des déplacements « latéraux » qui procèdent de cette expérience de pensée qu’est l’écriture signifie au fond reformuler à chaque fois la direction même de la recherche et donc, comme il le disait lui-même, se déplacer comme l’« écrevisse99 ». C’est parce que l’expérience est au centre de la « gnoséologie » foucaldienne, autrement dit c’est parce qu’elle fait en quelque sorte partie du travail du concept, que l’œuvre foucaldienne reste constamment ouverte à l’autoréflexion et à l’invention non seulement sur le plan de ses objets, mais aussi sur celui de sa méthodologie.
53Et pourtant, cette démarche a aussi subi une mutation qui est perceptible dans les toutes dernières années d’activité de Foucault, notamment dans les années 1983-1984. Comme le souligne Frédéric Gros, « on a l’impression forte, cette fois, dans ces reprises réflexives, que Foucault déploie bien une unité systématique de son œuvre ». Il s’agira alors de partir de l’expérience pour explorer les trois axes du savoir, du pouvoir et du sujet, ce dernier représentant désormais plus qu’un « avant précaire de l’invention philosophique », une sorte de « clôture conceptuelle ». Dans ce fort retour à la notion d’expérience comme vecteur ultime d’unité des recherches foucaldiennes, il y aurait donc quelque chose de l’ordre d’un bilan définitif qui ne peut pas être réduit à l’énième rétrospection visant la réélaboration de la méthode. La notion d’expérience se présenterait alors comme la « surface des glissement conceptuels et méthodologiques indéfinis100 ». Un retour, celui de la notion d’expérience, qui était en quelque sorte déterminé par la problématisation précédente, en 1980-1982, de la notion de sujet, mais qui permettait, dans sa triple articulation, de mettre en lumière l’autre enjeu fondamental d’une philosophie qui se voulait critique : la pensée et son historicité. Plus encore que chercher dans ce concept d’expérience une énième totalisation qui jetterait finalement une lumière définitive sur l’ensemble de l’œuvre foucaldienne, il nous semble alors que le rapport entre l’expérience et la pensée – dans sa dimension conceptuelle en ce qui concerne les productions scientifiques – pourrait être tenu comme un fil conducteur qui permet de suivre et d’interroger les multiples déplacements méthodologiques foucaldiens, en premier lieu celui qui s’opère entre les dimensions archéologique et généalogique de sa recherche.
54Ce fil conducteur permet de réinterroger l’ensemble du parcours archéologico-généalogique sans le réduire ni à un épisode de l’histoire des sciences ni à une « phénoménologie avortée » ni à un chapitre d’histoire intellectuelle ni enfin à des idées politiques. Il est aussi vrai que suivre ce fil ne représente peut-être pas la façon la plus « philologique » d’aborder l’œuvre foucaldienne et de la restituer telle qu’elle s’est construite. Le problème de la construction des concepts dans une expérience de pensée exprime plutôt notre interprétation et notre appropriation de cette œuvre à partir d’un point de vue qui est forcément rétrospectif. Repenser le rapport entre concept et expérience signifie ainsi repenser profondément les effets du geste foucaldien de mise entre parenthèses des universaux historiques et de réduction nominaliste des entités naturelles comme la folie, la mort, le crime, la sexualité, qui ont fait la célébrité de l’histoire archéologique et généalogique101. Ce geste ne doit pas seulement mettre en lumière la formation historique des concepts, l’ensemble réglé des pratiques discursives ou les mécanismes anonymes d’une certaine technologie de pouvoir. Il doit surtout redécouvrir dans l’épaisseur historique le rapport entre une certaine forme de l’expérience et un certain savoir/pouvoir, rapport d’où se dégagera le concept scientifique. Le différend qui est à la source de toutes les oppositions tracées par Foucault entre l’histoire épistémologique et la phénoménologie, ainsi que la revendication d’appartenance à la première contre la seconde tradition se fondent, à notre avis, sur la mise en question du rapport entre une certaine expérience humaine et la conceptualisation des rationalités scientifiques.
RETOUR À CANGUILHEM ?
55Il est désormais clair que notre appropriation de l’œuvre foucaldienne se réalise aussi, nous l’avons désormais largement vu, à partir d’un point de vue particulier : celui du rapport entre vie et concepts dans la philosophie de Canguilhem. Comprendre la pensée comme une certaine expérience, n’était-ce pas exactement ce que Canguilhem faisait lorsqu’il définissait le rapport entre l’expérience du vivant et le concept, non pas dans les termes d’une opposition ou d’un dépassement dialectique, mais en considérant la pensée scientifique même comme une expérience du vivant ? La distance entre la phénoménologie et l’archéologie est peut-être précisément indiquée par la différence entre l’identification de l’expérience à une pensée qui précède forcément l’aliénation de soi dans l’objectivité scientifique – que l’on a vue chez Merleau-Ponty et qui selon Foucault ramenait encore une fois toute l’expérience au cogita –, et la définition d’une expérience de la pensée, qui ne saurait en aucun cas se renfermer ni dans une « perception commençante », ni dans le cadre formel des explications scientifiques.
56Ce que la pensée de Canguilhem reprochait plus ou moins silencieusement à toute une tradition philosophique dont elle était elle-même en quelque sorte issue (en gros, le courant vitaliste bergsonien et la phénoménologie) était de concevoir l’expérience comme une instance en perpétuel conflit avec un concept qui risque toujours de l’enserrer dans des mailles objectivantes. Mais cela conduit, comme le précise Foucault à la fin de son article sur Canguilhem, à un appauvrissement de l’expérience même. Si la phénoménologie avait déjà introduit le corps, la sexualité, la mort et la perception dans l’analyse philosophique, comment ne pas voir que tout y était ramené à la centralité du cogito car, de son point de vue, même si le « je pense » est fondé sur le « je suis », c’est toujours le premier qui donne son sens au « je suis ». En effet, en définissant un registre de l’expérience qui précède le sujet même, la phénoménologie merleau-pontienne pouvait se concevoir comme un dépassement de la perspective husserlienne. Mais dès lors que cette expérience était définie par Merleau-Ponty comme expérience d’un corps humain producteur de sens, que ce soit dans un « cogito tacite », un « je primordial » ou dans la réversibilité du sentant et du senti de la « chair », l’activité conceptuelle de production de l’objet était toujours seconde par rapport à la formation d’un sujet de l’expérience. Dans cette perspective, le sujet semble être la forme indépassable de la réduction de l’expérience au vécu par le retour à l’originaire. Ainsi, l’expérience commençante de la phénoménologie doit toujours retrouver, par-delà tout développement historique, les formes fondatrices de la subjectivité, justement parce que le retour vers les évidences fondatrices de la pensée se fonde sur l’idée d’une expérience « sans concept » qui « est toujours la même102 ». Par conséquent, selon Foucault, chez Husserl comme chez Merleau-Ponty, la subjectivité cartésienne reste le point de référence d’une expérience vécue qui se dérobe non seulement à la rationalité de toute science, mais aussi au travail de l’histoire.
57Chez Canguilhem, en revanche, la tentative phénoménologique de remonter archéologiquement à une expérience vécue comme originaire, qui précéderait la connaissance même en l’ancrant dans le monde perçu-vécu de l’expérience, était remplacée implicitement par une histoire des filiations conceptuelles et des ruptures à travers lesquelles la connaissance reconstruit continuellement le milieu humain. Dans l’expérience du vivant, dans la construction permanente de soi-même et des cadres fondamentaux de sa perception, c’est l’historicité même de la raison dans son autocréation permanente qui se trouvait questionnée103. Cette approche a permis à Foucault de récuser le projet transcendantal de la phénoménologie qui s’étendait de Husserl à Merleau-Ponty, et de concevoir la philosophie comme un regard critique jeté sur les « constructions » scientifiques, politiques, éthiques qui structurent l’expérience humaine.
58Cette conception impliquait naturellement une vision du sujet que rejoignait encore, sous certains aspects, la subjectivité du vivant canguilhemien. Pour Canguilhem, nous l’avons vu, le sujet surgit dans le rapport entre la connaissance et la vie, en tant qu’expérience de connaissance de soi-même comme objet. Cette expérience « subjective » est donc en réalité non pas l’expérience du sujet mais une expérience de désubjectivation permanente. La subjectivité elle-même est en effet une entreprise perpétuelle de désubjectivation puisqu’elle apparaît seulement comme le négatif de l’objectivation scientifique. De même, pour Foucault, l’expérience ne peut être ni subjective (dans le sens où il appartiendrait au sujet d’éprouver des expériences) ni objective : il s’agit plutôt de penser la formation corrélative du sujet et de l’objet de la connaissance dans l’expérience de connaissance. L’immanence de l’expérience et du concept, en particulier dans les écrits archéologiques, fait ainsi de l’expérience de pensée le milieu commun où se forment un objet et un sujet. La pensée ne saurait être pensée d’un objet sans constituer le sujet comme sujet, et la conscience elle-même comme conscience d’une relation104. Le sujet se constitue seulement dans un face-à-face avec le signifiant, l’énonciation ou l’objet. Dans ces deux modèles, canguilhemien et foucaldien, les objets que l’expérience doit aborder sont, d’un point de vue kantien, des constructions conceptuelles (et plus tard, chez Foucault, aussi des constructions du pouvoir ou du sujet). En d’autres termes, un point de vue « neutre » sur la « chose », débarrassé de toute construction conceptuelle, est impossible.
59Mais, en même temps, la double influence du structuralisme et de la leçon canguilhemienne a poussé Foucault à déplacer les structures aprioriques de la connaissance au-delà du sujet transcendantal. Que cet a priori se trouve objectivé dans le mouvement de la vie même ou dans les structures du langage implique que l’expérience de la pensée excède nécessairement la subjectivité. Comme pour Canguilhem, la connaissance de la vie ne passe plus par la connaissance des conditions de possibilité de toute expérience possible. Ainsi, pour Foucault, les conditions de la formation des énoncés et des concepts sont celles de l’expérience réelle, du côté de l’objet, de la formation historique105. Étudier l’émergence d’un nouveau concept et d’un nouvel objet signifie ainsi penser ensemble les conditions de la connaissance et une certaine expérience, comme l’indiquait déjà Michel Serres dans sa recension de Folie et Déraison :
[...] l’œuvre de Michel Foucault n’est aucunement une histoire (une chronique) de la psychiatrie, dans la mesure où l’exploration récurrente à laquelle il se livre ne met pas au jour des presciences. Elle est une archéologie du sujet malade au sens plus profond, c’est-à-dire plus qu’une étiologie généralisée, dans la mesure où elle met au jour des conditions de connaissances indissolublement liées à des conditions de maladie106.
60Ainsi, l’« expérience fondamentale » des premiers écrits a déjà subi une double, profonde transformation à partir de Folie et Déraison. Nous pouvons voir qu’elle n’a cessé d’être expérience d’une transcendance qui arrache le sujet à sa fixité, une transformation de soi-même qui « désigne l’homme comme être transcendé », une désubjectivation qui met en crise les catégories traditionnelles de la philosophie, le sujet et l’objet. Pourtant, cette « expérience limite » ne rencontrera plus les structures originaires de l’existence humaine, mais l’être négatif d’un langage qui « moutonne à l’infini », un « murmure » qui ruisselle sans fin d’un vide essentiel, une expérience qui n’est « ni la vérité ni le temps, ni l’éternité ni l’homme, mais la forme toujours défaite du dehors107 ». L’existence ne pourra plus alors s’enraciner dans cet « espace nu » du langage pour retrouver l’« être brut » du monde, comme le voulait Merleau-Ponty. L’expérience philosophique doit plutôt s’enfoncer dans ce dehors du langage pour découvrir que « c’est en lui et dans le mouvement où il dit ce qui ne peut être dit que s’accomplit une expérience de la limite telle que la philosophie, maintenant, devra bien la penser108 ». Mais, d’un autre point de vue, l’« expérience limite » est la forme sous laquelle Foucault a pensé l’articulation de l’histoire et du savoir, et donc l’historicisation de l’« expérience fondamentale109 ». Si les « expériences limites » sont un point de vue privilégié pour l’archéologue, c’est qu’elles redoublent et contestent dans ses marges l’expérience comme moment « total », et montrent ainsi qu’elle répond toujours à des limites et à un système de nécessités qui est historique. En ce sens, l’expérience de pensée, champ privilégié de la réflexion transcendantale du sujet, se trouve confrontée au « dehors » historiquement changeant des significations d’une culture :
[...] La chaîne signifiante par quoi se constitue l’expérience unique de l’individu est perpendiculaire au système formel à partir duquel se constituent les significations d’une culture : à chaque instant la structure propre de l’expérience individuelle trouve dans les systèmes de la société un certain nombre de choix possibles (et de possibilités exclues), inversement les structures sociales trouvent en chacun de leurs points de choix un certain nombre d’individus possibles (et d’autres qui ne le sont pas)110.
61C’est pour cette raison que Foucault pouvait rencontrer Canguilhem, philosophe de la « matière étrangère » à la philosophie, avec Blanchot, Bataille et Klossoswki, penseurs d’un extérieur de la philosophie restitué par l’expérience limite : ce qui se trouve contesté, avec ce double passage par le dehors de la philosophie, c’est l’existence même d’une subjectivité transcendantale111.
62Cette insistance sur les codes fondamentaux d’une culture, sur l’« expérience de l’ordre », sur l’« inconscient positif » du savoir rencontre le souci d’une grande partie des démarches « structuralistes » : mettre au jour un « a priori objectif » finalement débarrassé de l’activité du sujet transcendantal. Ici encore la position foucaldienne est ambiguë. D’un côté, l’attention aux régularités du savoir empirique d’une époque témoigne sans doute de l’influence structuraliste, de l’autre, l’essence même du projet archéologique sonne comme une mise en garde contre la tentative de faire valoir des contenus empiriques de l’observation comme connaissances définitives d’une nature humaine. Après avoir critiqué la possibilité d’autofondation du discours philosophique et prêché l’ouverture aux méthodes et aux résultats des sciences humaines, les divers structuralismes risquent, à la fin des années 1960, de s’enliser dans la contradiction consistant à recourir à la même autofondation en tant que sciences112. Si l’analyse structurale se pose elle-même comme un nouvel objectivisme, elle oublie que toute critique de la constitution subjective de l’expérience peut se faire seulement au prix de la contestation du primat de l’objet de la connaissance comme entité immobile qui attendrait seulement d’être découverte.
63Plutôt que dans les termes d’une inclusion, le rapport de l’archéologie au structuralisme serait alors à poser dans les termes d’une appropriation de ses méthodes par une analyse historique qui vise à remettre en question les conditions de possibilité du structuralisme même. Ce rapport ambigu, de proximité et de distance, est bien mis en évidence dans un entretien datant de l’année suivant la publication des Mots et les Choses :
Ce que j’ai essayé de faire, c’est d’introduire des analyses de style structuraliste dans des domaines où elles n’avaient pas pénétré jusqu’à présent, c’est-à-dire dans le domaine de l’histoire des idées, l’histoire des connaissances, l’histoire de la théorie. Dans cette mesure, j’ai été amené à analyser en termes de structures la naissance du structuralisme lui-même. C’est dans cette mesure que j’ai au structuralisme un rapport à la fois de distance et de redoublement. De distance, puisque j’en parle au lieu de le pratiquer directement, et de redoublement, puisque je ne veux pas en parler sans parler son langage113.
64Le projet archéologique foucaldien, trop souvent réduit à une série d’observations plus ou moins méthodologiques, avait alors précisément l’ambition de retracer les conditions de possibilité des sciences humaines en retrouvant les commencements dispersés d’une figure qui était en quelque sorte la fondation oubliée ou refoulée de ces mêmes sciences : l’homme comme doublet empirico-transcendantal, sujet et objet de la connaissance, expression d’une vie qui se connaît elle-même en s’objectivant. Si ce projet s’apparente indéniablement à tous les anti-humanismes qui circulent à la même époque en France, il ne faut pas oublier que l’objet de la critique foucaldienne est une figure bien précise. Il s’agit de la figure du « renversement » qui a transformé des expériences négatives, comme la folie, la maladie ou la mort, en des phénomènes objectivables, qui sont devenus les cibles d’une connaissance empirique se présentant en même temps comme connaissance transcendantale (c’est-à-dire comme connaissance de la possibilité de la connaissance de l’être humain). Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, c’est cette confusion entre connaissance empirique et connaissance transcendantale qui a fait l’objet de la critique foucaldienne, dans la mesure où elle permettait au projet global des sciences humaines de se présenter comme une nouvelle anthropologie philosophique assurant une connaissance intégrale et « scientifique » de l’« homme ».
65De ce point de vue, les « contre-sciences » structuralistes (psychanalyse, ethnologie, linguistique) – qui « ne cessent de défaire cet homme qui dans les sciences humaines fait et refait sa positivité »– pouvaient certainement représenter une alternative, à condition de ne pas s’approcher d’un « concept général d’homme114 ». Que l’ethnologie devienne intégralement une science de la nature à la quête d’un code universel exprimant les invariants de toutes les structures, comme pouvaient le faire supposer certains propos de Lévi-Strauss115, pouvait alors apparaître comme un projet aussi bien révolutionnaire que dangereux. Révolutionnaire si, selon le mot même de Lévi-Strauss, l’ethnologie « dissout l’homme », dangereux si elle se résout dans une anthropologie laissant dans l’impensé la confusion entre empirique et transcendantal, la même confusion qui a présidé à la naissance de l’homme moderne. En effet, l’absence de réflexion sur l’historicité de la figure de l’« homme » revient à faire oublier toute une série d’effets politiques que les connaissances sur l’homme impliquent. Ce n’est donc pas un hasard si c’est cet « homme » que Foucault aurait retrouvé d’abord sous la forme d’« image rémanente » de l’« oscillation » entre individu juridique et individu disciplinaire, et plus tard sous la forme d’une « figure116 » de la population.
66Au cours de son travail. Foucault a donc refusé la double alternative représentée par une histoire dialectique, dont l’homme est le protagoniste, et une histoire empirique des mentalités ou des représentations. Il a ensuite mis au point une méthode d’interrogation historique qui reste intimement liée à un projet philosophique : écrire une histoire de l’expérience de la constitution corrélative du sujet et de l’objet. Pour preuve, le « moteur » de la réflexion foucaldienne et de ses innombrables déplacements n’est-il pas la tentative constante de « capturer » cette histoire muette, cette « autre » histoire de la raison qui est l’histoire des expériences ? C’est peut-être cette question qui l’oblige non seulement à se déplacer constamment entre différentes époques mais aussi à élaborer des nouvelles méthodes. Dès lors que le projet archéologique porte sur les conditions de possibilité d’une expérience de l’homme comme objet de connaissance, nous pouvons en conclure qu’il n’est plus définissable comme une entreprise purement épistémologique, y compris à un niveau historique, mais devra nécessairement inclure la « disposition du savoir qui détermine historiquement les critères de validation scientifique d’un discours117 ». Et c’est seulement par la suite que cette enquête s’élargira aux domaines politique et éthique. L’originalité de la réflexion foucaldienne par rapport au courant de l’histoire des sciences, et notamment à partir de Folie et Déraison, consisterait alors à étudier l’histoire d’un concept et l’histoire d’une expérience bien précise, celle du redoublement de l’expérience même dans la pensée de ce concept118.
67C’est parce que la « vie des concepts » fait partie de l’expérience du vivant, selon l’enseignement de Canguilhem, qu’il fallait pour Foucault aller au-delà de cet enseignement même et problématiser non seulement l’histoire d’un concept mais aussi l’historicité de l’expérience. Plutôt que de remettre en cause un certain « biologisme » qui d’ailleurs n’a jamais vraiment appartenu à Canguilhem, il fallait davantage s’interroger sur les conditions historiques, épistémologiques, politiques et éthiques de l’émergence de certains concepts. Autrement dit, il s’agissait d’aller au-delà de l’histoire épistémologique pour montrer que les conditions de la circulation des concepts parmi des discours scientifiques et politiques résident essentiellement dans la mise en place de certaines technologies de savoir/pouvoir. Mais comment ne pas voir que se donner pour tâche de construire une histoire de la pensée à partir des formes fondamentales d’expérience reviendrait en quelque sorte à reprendre la définition canguilhemienne de la philosophie comme le lieu où le rapport entre valeurs scientifiques et certains « codes fondamentaux de l’expérience » est débattu ? De ce point de vue, en titrant son tout dernier écrit « La vie : l’expérience et la science », Foucault aura décrit non seulement une polarité appartenant à la pensée de Canguilhem, mais aussi un trait fondamental de son parcours philosophique.
Notes de bas de page
1 Cf. M. Foucault, « Structuralisme et post-structuralisme », DEIV, p. 434 : « Il ne faut pas oublier non plus que, pendant toute la période de 1945 à 1955, en France, toute l’Université française – je dirais la jeune Université française, pour la distinguer de ce qu’a été la tradition de l’Université – a été très préoccupée, très occupée même, à bâtir quelque chose qui était non pas Freud-Marx, mais Husserl-Marx, le rapport phénoménologie-marxisme. » Ce programme était aussi tout à fait celui du premier Foucault, comme le démontrent d’ailleurs l’Introduction de Le Rêve et l’Existence de Binswanger et l’essai fort différent mais presque contemporain, Maladie mentale et personnalité. Cf. Sur l’« homme concret » et les influences phénoménologiques du jeune Foucault, F. Gros, Foucault et la folie, Paris, PUF, 1997, p. 6-10 ; J.-L. Moreno-Pestaiïa, En devenant Foucault. Sociogenèse d’un grand philosophe, Paris, Éditions du Croquant, 2003. Sur les différents marxismes qui se chevauchent à cette époque dans l’œuvre même de Foucault, cf. M. lofrida, « Marxismo e comunismo in Francia negli anni ’50 : qualche appunto sul primo Foucault », in id., Per una storia della filosofia francese contemporanea. Da Jacques Derrida a Maurice Merleau-Ponty, Modène, Mucchi, 2007.
2 Il suffit de rappeler que, dans ses cours sur Saussure à la Sorbonne, et puis dans Signes et La Prose du monde, Merleau-Ponty avait le premier manifesté son intérêt pour la linguistique structurale, dans le cadre d’un dépassement du projet phénoménologique de Husserl et de Heidegger.
3 E. Husserl, « Kant et l’idée de la philosophie transcendantale », in id., Erste Philosophie (1923-1924), tr. fr. Philosophie première, t. 1, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1970, p. 299-368. Sur cette reprise et la critique de Husserl à Kant, cf. L. Paltrinieri, « Les aventures du transcendantal : Kant, Husserl, Foucault », Lumières, 16 : « Foucault lecteur de Kant : le champ anthropologique », Presses universitaires de Bordeaux, 2e semestre 2010, p. 11-32.
4 E. Husserl, Logische Untersuchungen (1913), tr. fr. Recherches logiques. Prolégomènes à la logique pure, t. 1, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1959, p. 237-239.
5 Cf. Recherches logiques, op. cit., t. 3, p. 242-243.
6 Cf., pour une explication détaillée de ce point, M. Barale, « Per una lettura di Husserl e di Kant, Kant e l’idea della filosofia trascendentale », in E. Husserl, Kant et l’idea délia filosofia trascendentale, Milan, Il Saggiatore, 1990, p. 197-245.
7 J. Benoist, t’A priori conceptuel. Bolzano, Husserl, Schlick, Paris, Vrin, 1999. En réalité, la position de Husserl est bien plus complexe car, comme le soutient l’auteur (et comme le remarquait déjà Foucault), la phénoménologie ouvre la voie à un a priori perceptif mais aussi à un a priori grammatical, structurellement conceptuel. Mais ici nous nous intéressons davantage à l’intuitivisme dans la mesure où cette position ouvrira la voie parcourue par Merleau-Ponty.
8 Cf. J. Derrida, La Voix et le Phénomène, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1967.
9 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 579. En ce sens, la référence à l’analyse existentielle en psychologie, à Goldstein et à von Uexküll, pouvait servir à Merleau-Ponty pour dépasser la perspective husserlienne et montrer une coïncidence substantielle entre le projet phénoménologique et les avancées scientifiques en matière de psychologie. Sur la dérivation chrétienne du concept phénoménologique de chair, dont Foucault même reconstruira une généalogie dans un livre resté inédit, cf. E. Falque, Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scot, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2008.
10 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 148.
11 Ibid., p. 154-155.
12 M. Merleau-Ponty, « Lettre à Martial Guéroult », Revue de métaphysique et de morale, 4, 1962, p. 401-409. Plus importantes encore pour l’élaboration de l’archéologie foucaldienne, les notes du cours de 1959-1960 sur L’Origine de la géométrie de Husserl, ouvrage dont on connaît l’importance dans le contexte français durant ces années et dont nous verrons l’importance pour Foucault. Nous pouvons en effet y lire : « Husserl a un problème de surgissement du langage parce qu’il devine derrière les choses dites une archéologie des choses dites, qu’elles ne sont pas derrière, qu’elles renvoient à un primordial », in Merleau-Ponty, notes de cours sur L’Origine de la géométrie de Husserl, p. 52, n. 6.
13 Cf. infra, le chapitre dédié à l’archéologie chez Foucault.
14 Cf. J.-F. Lyotard, La Phénoménologie, Paris, PUF, 1955, p. 48.
15 M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement, Paris, PUF, 1942 (éd. 1972), p. 218.
16 G. Le Blanc, La Vie humaine, op. cit., p. 59.
17 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 226.
18 M. Merleau-Ponty, « La philosophie et la sociologie », in Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 140. C’était donc le dernier Merleau-Ponty qui passait de la question de l’existence à celle de l’expression. Et il faudrait alors ajouter que la question de la légitimité philosophique de l’anthropologie était déjà l’une des pièces majeures du débat sur le schématisme transcendantal qui, en Allemagne, opposait Cassirer à Heidegger, le premier fondant le projet néokantien sur la nécessité d’ouverture de la philosophie aux sciences humaines, le deuxième dénonçant âprement la vocation de l’anthropologie à prendre la place laissée vide par la philosophie comme l’énième réduction de l’ouverture ontologique de l’être humain au monde à une science de l’étant. Dans ce sens, une bonne partie du débat sur l’anthropologie dans la France de ces années est influencée par les positions prises par Heidegger dans son Kant et le problème de la métaphysique (traduit en 1953) et plus encore par son débat avec Sartre sur l’humanisme.
19 Cf. M. Merleau-Ponty, « Le langage indirect et les voix du silence », Signes, p. 108 : « Toute perception, toute action qui la suppose, bref tout usage humain du corps est déjà expression primordiale – non pas ce travail dérivé qui substitue à l’exprimé des signes donnés par ailleurs avec leur sens et leur règle d’emploi, mais l’opération première qui d’abord constitue les signes en signes, fait habiter en eux l’exprimé par la seule éloquence de leur arrangement et de leur configuration, implante un sens dans ce qui n’en avait pas, et qui donc, loin de s’épuiser dans l’instant où elle a lieu, inaugure un ordre, fonde une institution ou une tradition [...]. »
20 « Structuralisme et post-structuralisme », op. cit., p. 434-435.
21 Cf. É. Balibar, « Le structuralisme : une destitution du sujet ? », Revue de métaphysique et de morale, 1, 2005, p. 5-22. Sur l’impossibilité de définir le structuralisme de façon cohérente, cf. M. Foucault, « Foucault répond à Sartre », in DEMI, p. 693 : « Le structuralisme, c’est une catégorie qui existe pour les autres, pour ceux qui ne le sont pas. C’est de l’extérieur qu’on peut dire untel, untel et untel sont des structuralistes. C’est à Sartre qu’il faut demander ce que c’est que les structuralistes, puisqu’il considère que les structuralistes constituent un groupe cohérent (Lévi-Strauss, Althusser, Dumézil, Lacan et moi), un groupe qui constitue une espèce d’unité, mais cette unité, dites-vous bien que nous, nous ne la percevons pas. »
22 M. Serres, Hermès, I, La Communication, Paris, Minuit, 1968, p. 32. Cf. la définition similaire de J.-M. Benoist : « Une analyse n’est structurale que lorsqu’elle fait apparaître un contenu comme modèle, c’est-à-dire lorsqu’elle sait isoler un ensemble formel d’éléments et de relations sur lequel il est possible de raisonner sans faire appel à la signification du contenu donné » (La Révolution structurale. Althusser, Barthes, Lacan, Lévi-Strauss, Paris, Grasset, 1975).
23 Comme le résume J. Benoist, l’acceptation de l’idée d’un a priori conceptuel consiste à affirmer que « nous ne disposons pas de notre pensée » (L’A priori conceptuel, op. cit., p. 204). Ricœur avait déjà défini la philosophie structuraliste comme un « kantisme sans sujet, voir un formalisme absolu » (Esprit, nov. 1963).
24 Cf. É. Balibar, « Le structuralisme : une destitution du sujet ? », op. cit. Ici encore, autre point en commun avec Canguilhem : l’idée de la subjectivité comme résultat d’une opération de désubjectivation.
25 M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 43.
26 V. Descombes, op. cit., p. 140.
27 C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage (1962), Paris, Presses-Pocket, 1992, chapitre « Histoire et dialectique ».
28 Cf. cette déclaration rétrospective de Foucault, qui pourrait être prise un peu comme le manifeste des reproches qu’à l’époque le structuralisme adressait à la phénoménologie : « L’expérience du phénoménologue est, au fond, une certaine façon de poser un regard réflexif sur un objet quelconque du vécu, sur le quotidien dans sa forme transitoire pour en saisir les significations. [...] Le travail phénoménologique consiste à déployer tout le champ de possibilités liées à l’expérience quotidienne. En outre, la phénoménologie cherche à ressaisir la signification de l’expérience quotidienne pour retrouver en quoi le sujet que je suis est bien effectivement fondateur, dans ses fonctions transcendantales, de cette expérience et de ces significations » (« Entretien avec D. Trombadori », in DEIV, p. 43).
29 Cf. F. Keck, Lévi-Strauss et la pensée sauvage, Paris, PUF, 2004, p. 7 : « La question "Qu’est-ce que penser ?” prend un nouveau sens à partir du moment où elle se pose dans la description d’un tatouage, d’un masque, d’un rituel ou d’une organisation sociale. »
30 C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 335.
31 En ce sens nous nous rapprochons de l’analyse de Balibar (op. cit), p. 18 : « Ainsi la structure n’est plus un tout, elle n’est plus à proprement parler une combinatoire (les deux choses étant à vrai dire indissociables), mais elle est un procès de déplacement indéfinement élargi et varié à la surface de la terre des couples oppositionnels qui, insérés dans autant de récits qui se répondent les uns les autres, font de la nature le paradigme de la culture, ou de l’altérité concrète dans laquelle les hommes projettent leurs propres relations, et donc leur singularité. »
32 Cf. AS, p. 261 : « Je n’ai [...] pas voulu reconduire au-delà de ses limites légitimes l’entreprise structuraliste. Et vous me rendrez facilement cette justice que je n’ai pas employé une seule fois le terme de structure dans Les Mots et les Choses » ; cf. aussi « Préface à l’édition anglaise », in DEII, p. 13 : « En France, certains "commentateurs" bornés persistent à m’apposer l’étiquette de "structuraliste". Je n’ai pas réussi à imprimer dans leur esprit étroit que je n’ai utilisé aucune des méthodes, aucun des concepts ou des mots clefs qui caractérisent l’analyse structurale. »
33 « Les Mots et les Choses ciblent correctement la pensée de Merleau-Ponty, mais l’auteur semble tenir pour acquis que Merleau-Ponty exprime la vérité de Husserl – ce qui est très discutable, on le sait. », cf. G. Lebrun, « Note sur la phénoménologie dans Les Mots et les Choses », Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale Paris 9,10,11 janvier 1988, p. 44-45.
34 MC, p. 331-332.
35 MC, p. 394. Cf. aussi « Préface à l’édition anglaise », op. cit., p. 13 : « S’il est une approche, pourtant, que je rejette catégoriquement, c’est celle (appelons-la, en gros, phénoménologique) qui donne une priorité absolue au sujet de l’observation, attribue un rôle constitutif à un acte et pose son point de vue comme origine de toute historicité – celle, en bref, qui débouche sur une conscience transcendantale. Il me semble que l’analyse historique du discours scientifique devrait, en dernier lieu, ressortir à une théorie des pratiques discursives plutôt qu’à une théorie du sujet de la connaissance. »
36 C. Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du cogifo ? », op. cit.
37 B. Han, L’Ontologie manquée de Michel Foucault. Entre l’historique et le transcendantal, Grenoble, Jérôme Millon, 1998 ; P. Sabot, « L’expérience, le savoir et l’histoire », Archives de philosophie, 2006, 2, p. 285-303.
38 F. Gros, « Quelques remarques de méthode à propos de Naissance de la clinique », in P. Artières (éd.), Michel Foucault et la médecine, Paris, Kimé, 2001, p. 54-55.
39 M. Merleau-Ponty, « La philosophie et la sociologie », op. cit.
40 Cf. sur ce point la contextualisation très articulée de C. Mercier, Michel Foucault et la constitution de l’homme moderne, thèse de doctorat soutenue à l’université Paris 10-Nanterre, 2007 (inédit). Mercier soutient que ce n’est pas en reniant la phénoménologie que se constitue l’archéologie, mais en reprenant ses questionnements et en les subvertissant (notamment sur les conditions historiques de possibilité de la science et sur la genèse de l’époque moderne comme règne de l’homme, les questions respectivement de Husserl auteur de la Krisis et du Heidegger de Être et Temps).
41 Malgré notre méfiance à propos des déclarations « rétrospectives », avec lesquelles Foucault reconstruit souvent son parcours de façon unitaire en effaçant les ruptures et les hésitations, nous croyons qu’il faut prendre au sérieux l’affirmation suivante : « [...] il y eut tout de même aussi toute une série d’individus qui n’ont pas suivi le mouvement [du structuralo-marxisme]. Je pense à ceux qui s’intéressaient à l’histoire des sciences, qui, en France, fut une tradition considérable, sans doute à la suite de Comte. En particulier autour de Canguilhem, qui a été dans l’Université française, dans la jeune Université française, extrêmement influent. Or, beaucoup de ses élèves n’étaient ni marxistes, ni structuralistes. Et là, je parle de moi, si vous voulez » (« Structuralisme et post-structuralisme », op. cit., p. 435).
42 G. Gutting, Michel Foucault Archaeology of Scientific Reason, Cambridge, Cambridge University Press, 1989 ; J.-F. Braunstein, « Bachelard, Canguilhem, Foucault. Le “style français" en épistémologie », op. cit. ; A. Davidson, « Épistémologie et archéologie : de Canguilhem à Foucault », in L’Émergence de la sexualité, op. cit., p. 327-349 ; F Delaporte, « Foucault, Canguilhem et les monstres », in J.-F Braunstein (éd.), Canguilhem. Histoire des sciences et politique du vivant, Paris, PUF, 2007. Pour une approche critique, mettant notamment en relief les distances entre l’épistémologie historique de Bachelard et l’archéologie foucaldienne, cf. Ph. Sabot, « Archéologie du savoir et historié des sciences », in P. Cassou-Noguès, P. Gillot (éd.), Le Concept, le sujet et la science, op. cit., p. 109-124.
43 J.-F. Braunstein, op. cit., p. 923.
44 Cf. L. Lawlor, « Un écart infime : la critique du concept de vécu chez Foucault », in P. Cassou-Noguès, P. Gillot (éd.), op. cit., p. 125-135.
45 M. Foucault, « La vie : l’expérience et la science », DEIV, p. 773-774.
46 Ce qui vaut aussi en sens inverse : la science doit toujours se mesurer à des expériences qui l’obligent à une reformulation de ses concepts. Les « ruptures » scientifiques, ou simplement les nouvelles façons de regarder un objet, sont toujours contemporaines d’une redéfinition radicale de la totalité de l’horizon conceptuel, cf. G. Canguilhem, Études..., op. cit., p. 171 : « Les concepts, les méthodes, tout est fonction du domaine d’expérience ; toute la pensée scientifique doit changer devant une expérience nouvelle. » Bachelard, de son côté, décrit un processus circulaire entre l’expérience et la construction de l’hypothèse scientifique. Cf. sur ce point H.-J. Rheinberger, On Historicizing Epistemology, op. cit., p. 22-23.
47 « Entre ces deux régions si distantes [les ordres empiriques et les théories de l’ordre], règne un domaine, qui, pour avoir surtout un rôle d’intermédiaire, n’en est pas moins fondamental. [...] C’est là qu’une culture [...] se trouve devant le fait brut qu’il y a, au-dessous de ses ordres spontanés, des choses qui sont en elles-mêmes ordonnables, qui appartiennent à un certain ordre muet, bref qu’il y a de l’ordre. [...] Ainsi dans toute culture entre l’usage de ce qu’on pourrait appeler les codes ordinateurs et les réflexions sur l’ordre, il y a l’expérience nue de l’ordre et de ses modes d’être. Dans l’étude que voici, c’est cette expérience qu’on voudrait analyser » (MC, p. 12-13).
48 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1981, p. 266-267.
49 M. Foucault, « Préface », in DEI, p. 160.
50 Ibid., p. 161.
51 Cf. le chapitre sur le « Cercle anthropologique », dans Histoire de la folie, et en particulier, p. 653 : « Force nous est de constater qu’en faisant l’histoire du fou nous avons fait – non pas certes au niveau d’une chronique des découvertes, ou d’une histoire des idées, mais en suivant l’enchaînement des structures fondamentales de l’expérience – l’histoire de ce qui a rendu possible l’apparition même d’une psychologie. Et par là nous entendons un fait culturel propre au monde occidental depuis le xixe siècle : ce postulat massif défini par l’homme moderne, mais qui le lui rend bien : l’être humain ne se caractérise pas par un certain rapport à la vérité ; mais il détient, comme lui appartenant en propre, à la fois offerte et cachée, une vérité. »
52 Cf. J. Derrida, « Cogito et Histoire de la folie », in id., L’Écriture et la Différence, Paris, Seuil, 1967.
53 Ibid., p. 164.
54 Cf. G. Gutting, Michel Foucault’s Archaeology of Scientific Reason, op. cit., p. 70 : It is important to understand what Foucault means in speaking of an age’s « expérience » of madness. For one thing, he does not mean that people of the âge were aware of certain intrinsic characteristics of the mad that the other âges did not notice. Rather, an age’s expérience of madness is its distinctive way of viewing madness, its manner of « constituting » madness as an abject. Moreover, this constitution is not merely a mental interprétation. It is essentially connected to the institutions and practices an age used to deal with the mad.
55 Dans un entretien donné en 1961, Foucault soutenait ainsi que : « Comme Dumézil le fait pour les mythes, j’ai essayé de découvrir des formes structurées d’expérience dont le schéma puisse se retrouver, avec des modifications, à des niveaux divers [...] » (« La folie n’existe que dans la société », in DEMI, p. 196). M. Potte-Bonneville (. Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, Paris, PUF, 2004) parle de deux dimensions – ontologique et historico-structurale – de l’expérience moderne de la folie : le statut historique de l’expérience de la folie-déraison reste ambigu et comme scindé entre ces deux alternatives.
56 Cf. F. Gros, Foucault et la folie, op. cit., p. 37 : « Le moment de déraison se laisse comprendre comme resurgissement intempestif de l’origine (origine absolue de la folie comme absence d’œuvre), mais la répétition de cette origine (revêtue d’un sens neuf : cosmique, ontologique, anthropologique) assure le déploiement à chaque fois d’une nouvelle série de gestes historiques. » Impossible de ne pas penser, comme le suggère d’ailleurs Gros, à la description heideggérienne des époques de la métaphysique comme oubli de l’Étre, ce qui montre à quel point l’influence d’Heidegger a été importante pour le jeune Foucault qui toutefois ne choisira par la voie heideggérienne.
57 R. Mandrou et F. Braudel, « Trois clés pour comprendre la folie à l’âge classique », Annales, 1962, vol. 17, n. 4, p. 761-772. Il faut préciser que, sur cette deuxième conception de l’expérience, l’influence des historiens des Annales (Febvre en particulier) fut forte, et la référence à Durkheim est constante à travers l’histoire des mentalités, comme le montrent les concepts récurrents de perception morale et sensibilité, utilisés pour débarrasser l’analyse historique de l’« économicisme ». Toutefois, Foucault ne pouvait pas suivre Durkheim là où, avec son concept de « représentation collective », il postulait l’existence d’une subjectivité sociale et supra-individuelle dont le déterminisme se substituait tout simplement à celui de la subjectivité métaphysique, au point de réduire la sociologie même à une « psychologie collective » (cf. E. Durkheim, « Représentations individuelles et représentations collectives », in Sociologie et Philosophie, Paris, PUF, 1996, p. 45-46).
58 Sur la question du « structuralisme » de Foucault, cf. l’efficace présentation de l’enjeu par J.-F Bert, Introduction à Michel Foucault, Paris, La Découverte, coll. « Repères Sociologie », 2011, p. 16-20.
59 Sur la Daseinsanalyse et en particulier sur le rapport de Foucault à ce courant de la psychiatrie, cf. l’étude très complète de E. Basso, Michel Foucault e la daseinsanalyse, Milan, Mimesis, 2007.
60 Cf. E. Basso, « Fenomenologia e genealogia. A partire da Foucault lettore di Binswanger », in M. Galzigna, Foucault oggi, Milan, Feltrinelli, p. 260.
61 M. Foucault, Introduction, in DEMI, p. 94. Dans la torsion que Binswanger impose à l’analytique heideggérienne, cet être-homme ne sera alors que « le contenu effectif et concret de ce que l’ontologie analyse comme la structure transcendantale du Dasein, de la présence au monde » (ibid.). Il est évident que l’analytique proposée par Binswanger, qui fait du Dasein la condition du vécu, est entièrement immanente car elle se fonde sur l’idée que « l’homme est le seul moyen de parvenir à l’homme », comme le dit Foucault. Par conséquent Basso (cf. note précédente) en conclut que l’immanence de l’a priori historique et de l’analyse généalogique foucaldienne, ainsi que leur caractère diagnostique dérivent de la méthode transcendantalo-analytique de la Daisensanalyse de Binswanger.
62 Ibid., p. 121. Cette contradiction entre l’hétérodétermination et l’« émergence de ce qu’il y a de plus individuel dans l’individu » est intrinsèquement liée à l’ambiguïté de la mort : « Au plus profond de son rêve, ce que l’homme rencontre, c’est sa mort – mort qui dans sa forme la plus inauthentique n’est que l’interruption brutale et sanglante de la vie, mais dans sa forme authentique l’accomplissement de son existence. » Jamais l’influence de Heidegger, que Foucault lisait, selon le témoignage de Defert, depuis 1952, n’a été aussi évidente.
63 DEMI, p. 128.
64 Ibid., p. 126.
65 Ibid., p. 138 et suiv. L’imagination comme mouvement opposé à la fixité de l’image est le lieu de la liberté précisément parce qu’elle consiste à « se viser soi-même comme sens absolu de son monde, se viser comme mouvement d’une liberté qui se fait monde et finalement s’ancre dans ce monde comme dans son destin. À travers ce qu’elle imagine, la conscience vise donc le mouvement originaire qui se dévoile dans le rêve. Rêver n’est donc pas une façon singulièrement forte et vive d’imaginer. Imaginer au contraire, c’est se viser soi-même dans le moment du rêve ; c’est se rêver rêvant ».
66 Ibid, p. 147. C’est ici que l’influence de Merleau-Ponty est évidente : si la phénoménologie husserlienne élucide l’activité signifiante du sujet, elle manque le moment où l’expérience vécue se réalise dans des structures objectives qui dépassent le sujet : elle « est parvenue à faire parler les images ; mais elle n’a donné à personne la possibilité d’en comprendre le langage ». En d’autres termes, pour que le moment de la liberté soit atteint, il est nécessaire que le mouvement de l’imagination même soit dépassé pour permettre à l’existence de s’accomplir « dans une histoire objective ».
67 Comme il paraît évident dans le petit livre Maladie mentale et personnalité, Paris, PUF, coll. « Initiation philosophique », 1954,
68 Ibid., p. 113 : « Ce qui a changé selon les époques, ce n’est pas cette lecture du destin dans les rêves, ni même les procédés de déchiffrement, mais plutôt la justification de ce rapport du rêve au monde, de la manière de concevoir comment la vérité du monde peut anticiper sur elle-même et résumer son avenir dans une image qui ne saurait la reconstituer que brouillée. »
69 Ibid., p. 147.
70 Cf. M. Foucault, Raymond Roussel, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1992, p. 205 et suiv. Sur ce point, cf. Pierre Macherey, « Foucault lecteur de Roussel : la littérature comme philosophie », dans À quoi pense la littérature ?, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 1990.
71 Cf. R.-P. Droit, Michel Foucault, entretiens, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 86 : « Au fond Blanchot, Klossowski, Bataille, qui ont été finalement les trois auxquels je me suis intéressé dans les années 1960, étaient pour moi beaucoup plus que des œuvres littéraires ou des discours intérieurs à la littérature. C’était des discours extérieurs à la philosophie. » Cf. F. Gros, Foucault et la folie, op. cit., p. 86-111 ; F.P. Adorno, Le Style du philosophe, Paris, Kimé, 1998, p. 27-47.
72 Cf. Ph. Sabot, « Archéologie du savoir et histoire des sciences », op. cit., p. 111.
73 M. Foucault, Maladie mentale et personnalité, op. cit., p. 69. Dans cette thèse d’une continuité essentielle entre normal et pathologique, nous pouvons déjà déceler une première influence, embryonnaire, des développements de Canguilhem (Le Normal et le Pathologique était paru dix ans avant, en 1943, et Foucault y fait une référence explicite dans la conclusion de son ouvrage), même si les références prédominantes sont naturellement issues des travaux de Goldstein et Merleau-Ponty.
74 Ibid., p. 73 : « La conception de Durkheim et celle des psychologues américains ont ceci de commun que la maladie y est envisagée sous un aspect à la fois négatif et virtuel. Négatif, puisque la maladie est définie par rapport à une moyenne, à une norme, à un "pattern", et que, dans cet écart, réside toute l’essence du pathologique : la maladie serait marginale par nature, et relative à une culture dans la seule mesure où elle est une conduite qui ne s’y intègre pas. Virtuel, puisque le contenu de la maladie est défini par les possibilités, en elles-mêmes non morbides, qui s’y manifestent : pour Durkheim, c’est la virtualité statistique d’un écart à la moyenne, pour Benedict, la virtualité anthropologique de l’essence humaine ; dans les deux analyses, la maladie prend place parmi les virtualités qui servent de marge à la réalité culturelle d’un groupe social. »
75 Ibid., p. 89-90. Cf. aussi p. 103 : « En fait, c’est parce que l’aliénation historique est la condition première de la maladie que l’on a fait de l’aliénation psychologique et juridique la sanction de la maladie. »
76 Ibid., p. 92 et suiv. ; cf. sur ce point F. Gros, Foucault et la folie, op. cit., p. 7-27.
77 M. Foucault, « Préface à l’Histoire de la sexualité », DEIV, p. 579.
78 C’est en effet ce principe qui commande la réécriture de la deuxième partie de Maladie mentale et personnalité, et sa publication en 1962 sous le titre Maladie mentale et psychologie (Paris, PUF, 1962), où l’on peut lire : « En fait, avant le xixe siècle, l’expérience de la folie dans le monde occidental était très polymorphe ; et sa confiscation à notre époque dans le concept de "maladie" ne doit pas nous faire illusion sur son exubérance originaire » (p. 78). Le terme de confiscation, selon Macherey, suggère ainsi le « libre foisonnement de ces expériences singulières ». Il y aurait alors « un nouveau réalisme, qui ne serait plus le réalisme de la science mais un réalisme de l’expérience, promue à son tour au statut d’une forme originaire et vraie, traversant librement l’histoire qui ne serait que le lieu occasionnel de sa manifestation : il s’agirait ici d’un réalisme de la folie, comme objet non d’un savoir, mais d’une expérience » (« Aux sources de l’Histoire de la folie : une rectification et ses limites », Critique, 471-472,1986, p. 753- 774).
79 P. Macherey, op. cit., p. 769.
80 ibid., p. 772. Cf. HF, p. 635 : « C’est en ce point précisément que l’opération de Pinel et de Tuke s’insère dans l’expérience classique. Cette liberté, horizon constant des concepts et des pratiques, exigence qui se cachait elle-même et s’abolissait comme de son propre mouvement, cette liberté ambiguë qui était au cœur de l’existence du fou, voilà qu’on la réclame maintenant dans les faits, comme cadre de sa vie réelle et comme élément nécessaire à l’apparition de sa vérité de fou. »
81 Cf. L. Tarantino, « Per una storia dell’esperienza. Archeologia e fenomenologia : tra lo storico e l’originario », Chiasmi International, 4, 2002, p. 87-102.
82 DEIV, p. 148.
83 UP, p. 10. Cf. aussi « Préface à l’Histoire de la sexualité », op. cit., p. 578, où la sexualité est envisagée comme « une expérience complexe où se lit un champ de connaissance (avec des concepts, des théories, des disciplines diverses), un ensemble de règles (qui distinguent le permis et le défendu, le naturel et le monstrueux, le normal et le pathologique, le décent et ce qui ne l’est pas, etc.), un mode de relation de l’individu à lui-même (par lequel il peut se reconnaître comme sujet sexuel au milieu des autres) ».
84 M. Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », in DEIV, p. 286.
85 DEIV, p. 579.
86 Ibid., p. 580.
87 M. Foucault, « La technologie politique des individus », in DEIV, p. 816.
88 M. Foucault, « Titres et travaux », in DEMI, p. 874.
89 M. Foucault, « Table ronde du 20 mai 1978 », in DEIV, p. 33-34.
90 GSA, p. 4-5.
91 M. Foucault, « Polémique, politique et problématisations », in DEIV, p. 597.
92 DEIV, p. 580.
93 Cf. « Michel Foucault », in DEIV, p. 632 ; « Qu’est-ce que les Lumières ? », p. 574.
94 Cf. sur ce point R. Chartier, « Le pouvoir, le sujet, la vérité. Foucault lecteur de Foucault », in Au bord de la falaise, op. cit., p. 191-208.
95 Cf, M. Senellart, « Gouvernementalité et Raison d’État », in Situations de la démocratie, Paris, Seuil/Gallimard, 1993, p. 273-303.
96 Cf. « Le sujet et le pouvoir », in DEIV, p. 223.
97 Cf. AS, p. 28 : « D’une façon générale, l’Histoire de la folie faisait une part beaucoup trop considérable, et d’ailleurs bien énigmatique, à ce qui s’y trouvait désigné comme une "expérience", montrant par là combien on demeurait proche d’admettre un sujet anonyme et général de l’histoire. »
98 DEIV, p. 40 et suiv. : « Quand je commence un livre, non seulement je ne sais pas ce que je penserai à la fin, mais je ne sais pas très clairement quelle méthode j’emploierai. Chacun de mes livres est une manière de découper un objet et de forger une méthode d’analyse. Mon travail terminé, je peux, par une sorte de regard rétrospectif, extraire de l’expérience que je viens de faire une réflexion méthodologique qui dégage la méthode que le livre aurait dû suivre. » C’est sans doute la raison pour laquelle chaque préface apparaît toujours décalée par rapport au corps du livre et plutôt qu’exprimer le contenu du livre même semble déjà en annoncer un autre à partir de la nouvelle réflexion méthodologique que l’écriture a engagée. Cf. sur ce point F. Gros, « Foucault face à son œuvre », in P.-F. Moreau (éd.), Lectures de Michel Foucault, III, Sur les Dits et Écrits, Lyon, ENS Éditions, 2003, p. 93-101.
99 NB, p. 80.
100 F. Gros, « Foucault face à son œuvre », op. cit., p. 100-101.
101 Cf. NB, p. 4-5 : « Autrement dit, au lieu de partir des universaux pour en déduire des phénomènes concrets, ou plutôt que de partir des universaux comme grille d’intelligibilité obligatoire pour un certain nombre de pratiques concrètes, je voudrais partir de ces pratiques concrètes et passer en quelque sorte les universaux à la grille de ces pratiques. [...] Je pars de la décision, à la fois théorique et méthodologique, qui consiste à dire : supposons que les universaux n’existent pas, et je pose à ce moment-là la question à l’histoire et aux historiens : comment pouvez-vous écrire l’histoire si vous n’admettez pas à priori que quelque chose comme l’État, la société, le souverain, les sujets existent ? »
102 Cf. E. Husserl, La Terre ne se meut pas, Paris, Minuit, 1989 ; id., L’Origine de la géométrie, Paris, PUF, 1962.
103 Cf. M. Foucault, « Structuralisme et post-structuralisme », in DEIV, p. 443 : « Oui, mais – et c’est peut-être là où, encore une fois, j’essaierai de me détacher de la phénoménologie qui était mon horizon de départ – je ne pense pas qu’il y ait une sorte d’acte fondateur par lequel la raison dans son essence aurait été découverte ou instaurée et dont tel ou tel événement aurait pu ensuite détourner ; je pense en fait qu’il y a une autocréation de la raison et c’est pourquoi ce que j’ai essayé d’analyser, ce sont des formes de rationalité : différentes instaurations, différentes créations, différentes modifications par lesquelles des rationalités s’engendrent les unes les autres, s’opposent les unes aux autres, se chassent les unes les autres, sans que pour autant on puisse assigner un moment où la raison aurait perdu son projet fondamental, ni même assigner un moment où on serait passé de la rationalité à l’irrationalité [...]. »
104 Cf. à ce propos la définition de la pensée que Foucault donne dans la notice (sur lui-même) écrite pour le Dictionnaire des philosophes : « Si par pensée on entend l’acte qui pose, dans leurs diverses relations possibles, un sujet et un objet, une histoire critique de la pensée serait une analyse des conditions dans lesquelles sont formées ou modifiées certaines relations de sujet à objet, dans la mesure où celles-ci sont constitutives d’un savoir possible » (cf. « Foucault », DEIV, p. 632).
105 Cf. G. Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 67.
106 M. Serres, « Géométrie de l’incommunicable : la folie », in Hermès, I, La Communication, op. cit., p. 190.
107 M. Foucault, « La pensée du dehors », in DEMI, p. 555. Cf. aussi « Le langage à l’infini », in DEI-II, p. 278-289.
108 M. Foucault, « Préface à la transgression », in DEMI, p. 277.
109 Cf. Ph. Sabot, « L’expérience, le savoir et l’histoire dans les premiers écrits de Michel Foucault », Archives de philosophie, 69, 2, 2006, p. 285-303.
110 MC, p. 392.
111 DEIV, p. 53 : « C’est vrai, cette histoire des sciences dont j’ai commencé à m’occuper est fort éloignée de ce que j’ai rencontré à propos de Bataille, de Blanchot, de Nietzsche. Mais jusqu’à quel point ? Quand j’étais étudiant, l’histoire des sciences, avec ses débats théoriques, s’est trouvée dans une position stratégique. [...] Paradoxalement, un peu dans le même sens que Nietzsche, Blanchot, Bataille. On se demandait : dans quelle mesure l’histoire d’une science peut-elle mettre en doute sa rationalité, la limiter, y introduire des éléments extérieurs ? Quels sont les effets contingents qui pénètrent une science à partir du moment où elle a une histoire, où elle se développe dans une société historiquement déterminée ? D’autres questions suivaient celles-ci : peut-on faire une histoire de la science qui soit rationnelle ? Peut-on trouver un principe d’intelligibilité qui explique les diverses péripéties et aussi, le cas échéant, des éléments irrationnels qui s’insinuent dans l’histoire des sciences ? »
112 Cf. sur ce point A. Cutro, « Foucault e l’epistemologia. Scienza e politica tra strutturalismo, marxismo e psicanalisi », in Cavazzini A., Gualandi A. (éd.), L’epistemologia francese e il problème del « trascendentale storico », 2006, Macerata, Quodlibet, p. 10 et suiv.
113 Michel Foucault, « La philosophie structuraliste permet de diagnostiquer ce qu’est "aujourd’hui" » (entretien avec G. Fellous), La Presse de Tunisie, 12 avril 1967. Reproduit dans Dits et Écrits, tome I, p. 583.
114 MC, p. 390-391.
115 Cf. C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, I, Paris, Plon, 1958, p. 71.
116 Cf. PP, p. 60, et ST P, p. 81.
117 Ph. Sabot, « Archéologie du savoir et histoire des sciences », op. cit, p. 122.
118 DEIV, p. 442 : « Alors que les historiens des sciences, en France, s’intéressaient essentiellement au problème de la constitution d’un objet scientifique, la question que je me suis posée était celle-ci : comment se fait-il que le sujet humain se donne à lui-même comme un obje de savoir possible, à travers quelles formes de rationalité, à travers quelles conditions historiques et finalement à quel prix ? Ma question, c’est celle-ci : à quel prix le sujet peut-il dire la vérité sur lui-même ? À quel prix est-ce que le sujet peut dire la vérité sur lui-même en tant que fou ? »
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