Le problème de la mobilité des artisans : pasteurs et usagers de l’incultum en Basse-Provence centrale (xiie-xvie siècle)
p. 131-136
Texte intégral
1La mobilité est l’une des particularités du monde rural médiéval. Si l’exploitation médiévale de la forêt et de ses produits a fait l’objet d’études1, l’histoire du mode de vie itinérant des usagers de l’incultum reste encore à écrire. Cette faiblesse historiographique est due à la carence de sources écrites éclairant cet aspect de la vie rurale. L’étude de Sébastien Jahan et Emmanuel Dion sur le nomadisme du « peuple de la forêt » dans le Centre-Ouest de la France à l’époque moderne et celle d’Alain Champagne sur l’artisanat rural en Haut-Poitou en ont démontré tout l’intérêt2. C’est pourquoi il était souhaitable de centrer les questionnements sur ces formes de mobilités pastorales ou artisanales en Basse-Provence. Une « zone laboratoire » a été définie en raison de l’intérêt stratégique qu’elle revêtait au Moyen Âge, quant à l’accès aux ressources forestières des deux centres urbains et commerciaux qu’étaient Marseille et Toulon. Celle-ci, délimitée à l’ouest par la vallée de l’Huveaune, au nord par la montagne de la Sainte-Baume et à l’est par la vallée du Gapeau, couvre ainsi les massifs forestiers de Conil, du plateau de Montrieux, du Siou-Blanc, du Gros-Cerveau, de Cepet et des chaînes toulonnaises. Le caractère fugace des activités étudiées et des mobilités qui leur sont liées rend nécessaire l’exploitation de sources de natures variées. Cette étude repose aussi bien sur le dépouillement des fonds d’archives ecclésiastiques, comme celui de l’abbaye de Saint-Victor de Marseille et de ses prieurés ou celui de la chartreuse de Montrieux dont l’étude du cartulaire3 a été complétée par les actes des xive et xve siècles, que sur celui des fonds d’archives communaux. Un type de source écrite a fait l’objet d’une attention particulière : les registres de notaires du xive au xvie siècle. En effet, les registres notariés de Toulon, Ollioules, Hyères, La Roquebrussane, La Cadière d’Azur et Aubagne ont été intégralement dépouillés. Malheureusement, le caractère très lacunaire de ces fonds interdit toute analyse statistique des données4. Cependant, en l’absence de comptes, seuls les registres de notaires sont à même de fournir des données factuelles sur l’exploitation et l’occupation temporaires de l’incultum, au travers des diverses transactions enregistrées (contrats de vente et d’arrentement, reconnaissance de dettes, etc.), complétant ainsi les données tirées du droit et des procédures juridiques.
Les activités génératrices de mobilité et les cadres de cette mobilité
2Le pastoralisme est la mieux connue des activités génératrices de mobilité. Il contraint les bergers à un déplacement de leur résidence vers les pâturages. L’amplitude de cette mobilité dépend de la nature de la dépaissance qui peut être de proximité ou bien à longue distance (transhumance). Mais le pastoralisme ne saurait occulter les nombreuses autres activités artisanales et domestiques qui se déroulaient dans les bois.
3L’activité artisanale (terre cuite, verre, métallurgie, etc.) et les besoins domestiques pour le chauffage nécessitent de grandes quantités de combustible, notamment du charbon de bois. Le charbonnage apparaît dans les sources écrites dès 1285, quand les chartreux de Montrieux sont autorisés à charbonner dans la forêt d’Orvès5. La coupe de bois peut être à vocation domestique ou commerciale. Ainsi Johannes Adzarii, auquel on a saisi 6 cognées et une massue, est accusé de couper illégalement du bois dans la forêt de Morière en13386. Au xve siècle, la distillation de bois de pin pour la production de la poix et celle de bois de genévrier oxycèdre pour l’huile de cade sont une spécialité des collines entre Cuges et Ollioules. L’écorçage des arbres pour récupérer les rusques destinées à la tannerie était une pratique réglementée : en 1409, il est interdit de pelare les chênes verts sur le territoire de Toulon7. La récolte de la nerto à Solliès, sur laquelle les chartreux prélèvent le nertagium8, et celle du sumac à Méounes et dans le domaine de Montrieux sont documentées dès les xiie et xiiie siècles. Les garrigues d’Hyères et de Toulon concentrent la récolte du vermeil utilisé comme agent tinctorial9.
4Le premier vecteur de la mobilité est d’ordre environnemental. La localisation de la ressource recherchée conditionne la distance et le temps du déplacement. Elle offre une mobilité potentielle de l’acteur vers sa matière première, mais ne saurait suffire pour comprendre les modalités de ces déplacements. En effet, un autre vecteur conditionne la mobilité réelle : le droit. Dès les xiie et xiiie siècles, une prise de conscience de la valeur des bois et de la nécessité de leur conservation apparaît. Georges Duby y voit la transition entre une forêt-réserve, ouverte à tous, et une « culture protégée de l’arbre », où l’accès à la forêt et à ses ressources est réglementé, dans le temps et l’espace, pour protéger le patrimoine forestier10. La forêt n’est plus une ressource intarissable, mais devient une « structure écologique finie », selon Georges Bertrand11. La gestion de l’exploitation est alors fixée et réglementée, et les usages restreints dans l’espace et/ou dans le temps. Cet effort s’accentue au cours des xive et xve siècles. Il se traduit par la création de défens, comme celui de la chartreuse de Montrieux en 117412, ou par une délimitation spatiale des droits sur un terroir. Cette réglementation constitue une nouvelle contrainte restreignant l’éventail des possibles écologiques.
Les formes de mobilité
5Chaque activité, en fonction de ses caractéristiques et de ses contraintes techniques, spatiales et temporelles, entraîne une mobilité propre de son acteur. On distingue trois grands types de mobilité13. La première est la micromobilité ou mobilité habituelle, qui recouvre tous les déplacements quotidiens dans l’espace habituel situé aux marges du culte et de l’inculte. L’espace de vie correspond à une aire d’activité plus ou moins vaste, en fonction de la distance entre la résidence principale et le lieu de travail. Cette mobilité se caractérise par des va-et-vient et l’absence de déracinement, l’acteur rentrant quotidiennement chez lui. La coupe et le ramassage de bois vert et sec ont lieu dans le territoire du village et des villages voisins, quand un accord a été passé. Ce mouvement pendulaire se fait à pied, avec des ânes, ou en barque. Un procès de 1343 sur les usages des Toulonnais dans la montagne de Cepet révèle l’amplitude du phénomène14. Cet usage n’est pas le seul fait des hommes. Des femmes et des enfants y participent : Duas mulleres et tres homines et unum puerum qui scindebant ibidem ligna [et] portabant ipsa ligna ad duas barcas que erant in littore maris. La compascuité et la dépaissance de proximité génèrent des déplacements de pasteurs d’un terroir à l’autre. C’est en cela que l’on peut parler de micromobilité.
6La seconde forme de mobilité correspond à une migration saisonnière rendue nécessaire par la transhumance. Cette migration, dont la durée est définie par les rythmes entre hivernage et estivage, implique un déplacement de longue distance, sans pour autant créer de déracinement familial. Les chartes renseignent surtout sur les lieux de passage et de péage dont les chartreux sont exemptés au milieu du xiiie siècle. La zone d’estivage embrasse le plateau de Valensole, les préalpes de Digne et les alpages des hautes vallées de Verdon et du Var. Les registres notariés du xve siècle confirment ce mouvement migratoire saisonnier. Pour l’hivernage, les chartreux ont acquis, au cours des xiie et xiiie siècles, des droits de pacage dans la zone littorale sur le territoire de Bormes et d’Hyères15.
7Une dernière forme de mobilité est la migration, en ce qu’elle implique un déracinement familial et une implantation dans la terre d’accueil. Les immigrés proviennent des régions voisines : les Alpes du Sud, la Ligurie et le Piémont. Le 7 novembre 1492, le conseil de ville de Marseille accuse des étrangers qualifiés de gavotuli et figonis de couper et de vendre du bois de feu à d’autres étrangers, dont des marchands génois, dans les bois de Ceyreste et de la Cadière, domaine de Saint-Victor de Marseille, sans l’autorisation du monastère. Il réaffirme l’interdiction faite aux figonis et aliis de faire du bois de feu, de lenayare et picem facere sans licence. La question de la spécificité professionnelle de cette migration se pose. Bien que ce soit auprès de charbonniers piémontais ou alpins que s’approvisionnent en partie les forgerons et potiers aixois au xve siècle, on ne peut pour autant parler d’une migration spécifique. Elle prend place dans un flux migratoire plus important, à l’échelle de la Basse-Provence, en provenance de ces régions durant la seconde moitié du XVe siècle. Cette immigration n’est pas exclusivement un phénomène urbain. Elle irrigue aussi les campagnes, à la fin du xve siècle, et concerne désormais essentiellement des travailleurs agricoles. Elle fournit parfois une main-d’œuvre rurale qualifiée, comme les charbonniers16.
Le problème de l’implantation temporaire
8Aux vecteurs contraignant à la mobilité s’ajoutent des contraintes spécifiques à l’activité même. En effet, l’habitat est le fruit à la fois de contraintes temporelles (durée de la saison d’exploitation, durée du temps du faire), spatiales et techniques (chaîne opératoire technique, surveillance du processus technique ou du troupeau).
9Les sources écrites concernant l’implantation d’habitats temporaires liés au pastoralisme sont particulièrement rares. La première mention remonte au xiiie siècle : les bergers des troupeaux de Montrieux se voient concéder le droit de couper du bois pour aménager des enclos et pour édifier une cabane pour leur logement. Dans les contrats notariés de location de montagnes au xve siècle, le bailleur s’engage à fournir aux bergers une cabane bene et decenter. D’autres structures annexes dédiées au stockage ou à la production de fromage sont connues par les textes et par l’archéologie17. Aucun acte équivalent pour l’hivernage des troupeaux n’est connu.
10Les habitats temporaires artisanaux sont encore moins bien documentés. Un seul acte du xviiie siècle mentionne un habitat temporaire lié à un artisanat forestier : deux péguiers sont autorisés à couper du bois vif « pour faire une cabanne pour leur logement18 ». Auparavant, les choses étaient moins claires, comme le montre le cas relaté dans l’enquête sur les droits d’usages des Toulonnais à Cepet. Le 14 août 1443, Petrus Folrani témoigne qu’il y a environ quarante ans, son père, son oncle et Fulco Ganhaudi coupaient du bois qu’ils transportaient à Toulon avec des animaux. Il précise que son père fecit fustam [...] ad opus unius cabane. Est-ce la cabane dans laquelle ils vivent le temps de la coupe de bois ou bien a-t-elle une autre fonction ? La famille de maître Petrus Columbi, forgeron originaire de La Garde et habitant à Toulon, devait également vivre temporairement dans ces bois19. Celui-ci s’est fait confisquer par le recteur de Saint-Victor de Marseille une apia et une ayssadono alors qu’il charbonnait avec eius socrum cum uxore sua. Or, la durée et la surveillance du processus technique de carbonisation nécessitent l’implantation temporaire de l’artisan sur place, le temps de la production.
11Ainsi, la mobilité des artisans, bergers et usagers de l’incultum dépend de différents facteurs (environnementaux, juridiques et techniques). Ces activités fugaces et itinérantes ont laissé peu de traces dans la documentation écrite. Seule une approche croisée des sources historiques, archéologiques, bioarchéologiques et ethnographiques poserait les premiers jalons d’une histoire de ces « hommes des bois » au Moyen Âge.
Notes de bas de page
1 R. Bechmann, Des arbres et des hommes : la forêt au Moyen Age, Paris, 1984 ; L’uomo e la foresta, secc. xiii-xviii Atti della ventissettesima settimana di studi (8-13 maggio 1995), Prato, Istituto Internazionale di storia economica “F. Datini”, dir. S. Cavaciochi, Florence, 1996 (Prato, série 2, 27) ; Les forêts d’Occident du Moyen Age à nos jours, Actes des XXIVes journées internationales d’histoire de l’abbaye de Fiaran, 6-8 septembre 2002, éd. A. Corvol, Toulouse, 2004 ; C. Beck, Les eaux et forêts en Bourgogne ducale (vers 1350-vers 1480). Société et biodiversité, Paris, 2008.
2 A. Champagne, L’artisanat rural en Haut-Poitou : milieu xiiie-fin xive siècle, Rennes, 2006 ; S. Jahan, E. Dion, Le peuple de la forêt. Nomadisme ouvrier et identités dans la France du Centre-Ouest aux temps modernes, Rennes, 2007.
3 R. Boyer, La chartreuse de Montrieux aux xiie et xiiie siècles, Marseille, 1980.
4 C. Barnel, « Une ville provençale et sa campagne au xive siècle : Toulon, les notaires et leur clientèle », La ville au Moyen Age, t. 1, Ville et espace, dir. N. Coulet, O. Guyotjeannin, Paris, 1998, p. 223-245.
5 Boyer, La chartreuse..op. cit. n. 3.
6 Toulon, Arch. mun„ DD 28, no 5.
7 Toulon, Arch, mun., AA 98, fol. 31v-33.
8 Boyer, La chartreuse..., op. cit. n. 3.
9 H. Amouric, « Pratiques et usages de la forêt provençale au Moyen Âge », La vida medieval a les dues vessants del Pirineu, Actes del 12 curs d’arqueologia d’Andorra 1988 i 1989, Andorre, 1991, p. 81.
10 G. Duby, L’économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval, Paris, 1962, p. 246.
11 G. Bertrand, « Pour une histoire écologique de la France rurale », Histoire de la France rurale, éd. G. Duby, A. Wallon, t. 1, Paris, 1975, p. 39-118.
12 Boyer, La chartreuse..., op. cit. n. 3.
13 J. Dupâquier, « Sédentarité et mobilité dans l’ancienne société rurale. Enracinement et ouverture : faut-il vraiment choisir ? », Histoire et sociétés rurales, 18 (2002), p. 121-135.
14 Toulon, Arch, mun., DD 25, rouleau no 3.
15 Boyer, La chartreuse..., op. cit. n. 3.
16 N. Coulet, « Mutations de l’immigration italienne en Basse-Provence occidentale à la fin du Moyen Âge », Strutture familiari, epidemie, migrazioni nell’Italia medievale. Atti del convegno internazionale “Problemi di storia demografica in Italia medievale”, Sienna 28-30gennaio 1983, éd. R. Comba, G. Piccini, G. Pinto, Naples, 1984, p. 493-510.
17 Habitats et systèmes pastoraux d’altitude (Pyrénées, Massif central, Alpes). Actes de la table ronde tenue à Lattes, 30 janvier 2002, éd. C. Rendu, dans Archéologie du Midi médiéval, 21 (2003), p. 141-224.
18 Draguignan, Arch. dép. du Var, 3 E 24/142, fol. 78-79 : notaires de Saint-Tropez, F. Massel, acte du 16 octobre 1727.
19 Toulon, Arch, mun., DD 25, rouleau no 3.
Auteur
Université de Provence - Aix-Marseille 1. LAMM (CNRS, UMR 6572), Aix-en-Provence
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