Santé du corps et santé de l’esprit
Penser le corps malade : Spinoza et l’éthique médicale
p. 105-118
Note de l’éditeur
Cet article reprend et prolonge certains résultats de la thèse de doctorat rédigée sous la direction de J. Lagrée à l’université Rennes 1, originairement intitulée Santé du corps et santé de l’esprit, et publiée aux Presses universitaires de Rennes sous le titre De /’Ethique de Spinoza à l’éthique médicale.
Texte intégral
1Dans la lettre à Oldenburg du 7 février 1676, Spinoza écrit qu’il « n’appartient pas à la nature de chaque homme que son âme soit forte, et il n’est pas plus en notre pouvoir d’avoir un esprit sain qu’un corps sain1 ».
2La proposition 39 de la cinquième partie de l’Éthique nous dit également : « Qui a un corps apte à un très grand nombre de choses, a un esprit dont la plus grande part est éternelle. »
3La lecture de ces deux textes pourrait nous conduire à penser que pour Spinoza, d’une part, les hommes n’ont aucun pouvoir sur eux-mêmes en raison du déterminisme universel auquel ils sont soumis, et d’autre part, l’esprit ou l’âme étant l’idée du corps, la santé de l’esprit est à ce point dépendante de celle du corps que la maladie fermerait la voie vers le salut pour quiconque en serait affecté.
4Autrement dit, cette conception des rapports entre l’esprit et le corps laisserait apparemment sous-entendre que, pour celui dont les aptitudes du corps sont inférieures à la normale, l’accès à la béatitude et à l’éternité serait fortement compromis.
5Il semblerait donc, à première vue, que pour Spinoza, non seulement nous ne maîtrisons pas les affections dont nous sommes les objets (il n’est pas plus en notre pouvoir de posséder la santé du corps que celle de l’esprit) mais que d’autre part, il existe une telle dépendance entre le corps et l’esprit que la diminution de la puissance du corps ne peut avoir pour conséquence que la faiblesse de l’esprit. Si, en effet, les aptitudes de mon corps déterminent la part de mon esprit pouvant accéder à l’éternité, la perte de certaines de ces aptitudes (perte qui peut résulter de la maladie) ne peut que compromettre le salut de l’esprit.
6Cependant, si l’on se réfère à la vie de Spinoza, il apparaît que les faits contredisent cette interprétation. Spinoza était lui-même malade : il a vécu toute sa vie en souffrant d’une affection pulmonaire qui l’obligeait à garder la chambre des jours entiers. Cela ne l’a pas empêché de rédiger son œuvre et d’atteindre – ses biographes le confirment – une sagesse et une sérénité qui l’ont accompagné jusque dans ses derniers moments.
7De plus, s’il y a, c’est une évidence, chez Spinoza, un rapport étroit entre le corps et l’esprit (il ne faut pas oublier que la seconde partie de l’Éthique, qui traite De la nature et de l’origine de l’esprit, nous parle autant du corps que de l’esprit), cela ne signifie pas pour autant qu’il y a une action possible de l’un sur l’autre :
Le Corps ne peut déterminer l’Esprit à penser, ni l’Esprit déterminer le corps au mouvement, ni au repos, ni à quelque chose d’autre (si ça existe)2.
8Un corps malade ne peut donc agir sur l’esprit auquel il est lié pour, en quelque sorte, le contaminer.
9L’esprit étant l’idée du corps, corps et esprit sont tous deux l’expression d’une même réalité selon deux attributs différents. La question est donc de savoir si l’esprit en tant qu’idée d’un corps malade peut, malgré tout, et dans une certaine mesure, conserver une certaine santé.
10Il est permis de se demander si la perception qu’un homme a de son corps, si l’idée qu’il s’en fait – que ce corps soit considéré comme malade ou en bonne santé – ne détermine pas la manière dont il vit ce corps, autrement dit la santé de son esprit.
11Aussi, si nous avons choisi Spinoza pour traiter de ce type de sujet (santé du corps et santé de l’esprit), c’est tout simplement parce que Spinoza, malgré la maladie, est parvenu, grâce à la réflexion philosophique, à élaborer une éthique, c’est-à-dire, en un certain sens, une méthode pour bien conduire sa vie. Or, il faut le préciser, cette méthode ne consiste pas à suivre une règle transcendante, mais à comprendre la dynamique immanente à la vie elle-même pour mieux en épouser le mouvement. Et cette méthode, nous aurons l’occasion d’y revenir, n’est pas sans vertu thérapeutique, puisqu’il s’agit, en fin de compte, de nous délivrer, et en un certain sens de nous guérir, des passions.
12Cette philosophie, même si elle considère la question de la vérité comme fondamentale, pose comme primordiales la question de la vie bonne et la recherche de la vie bienheureuse. Spinoza est en effet de ceux qui pensent qu’une philosophie digne de ce nom doit aider les hommes à vivre, et à bien vivre, et ne pas se limiter à la recherche de la vérité pour elle-même. Il ne peut d’ailleurs en être autrement, puisque la philosophie de Spinoza affirme que la nature de l’esprit humain est de connaître, et que sa puissance, donc sa joie, s’accroît d’autant plus qu’il connaît. Cette philosophie dépasse donc en quelque sorte l’opposition entre une réflexion qui s’orienterait uniquement vers la recherche de la vérité et une pensée qui n’aurait d’autre but que le bonheur humain, puisqu’elle situe précisément celui-ci dans l’accroissement de la connaissance. De plus, si cette éthique chez Spinoza a une valeur et une fonction thérapeutiques, c’est qu’elle met en évidence l’identité de la volonté et de l’entendement. En effet, dans la mesure où il n’y a pas de différence radicale entre les idées et les affects, plus je comprends les liens qui m’unissent à la nature tout entière, plus je suis apte à appréhender les événements de l’existence avec équanimité et à me déterminer de manière adéquate. C’est en ce sens que l’éthique spinoziste est une voie de salut, autrement dit un chemin pour atteindre la santé de l’esprit.
13Il reste cependant à savoir si cette pensée éthique tient ses promesses. Aussi n’y a-t-il pas de meilleur moyen pour le vérifier que de lui demander de contribuer à la résolution de problèmes qui ne se posaient pas à l’époque où elle a été pensée, ou qui, en tout cas, ne se posaient pas dans les mêmes termes. En conséquence, appliquer les principes de l’éthique spinoziste à des questions d’éthique médicale contemporaines semble être un moyen possible pour juger de leur pertinence.
14Cela dit, notre problème n’est pas tant de juger de cette pertinence que de trouver, à l’aide de cette philosophie, des solutions efficaces à des problèmes concrets que rencontrent tous les jours des médecins, des soignants qui ont à prendre en charge la douleur et la souffrance qu’engendre la condition de malade. Quels sont donc ces problèmes ? C’est ce que nous allons tout d’abord tenter de préciser en réfléchissant sur la condition de l’homme malade.
15Être malade, ce n’est pas seulement souffrir dans sa chair, c’est être mis brutalement face à la finitude et la fragilité de la condition humaine, c’est aussi se trouver confronté à une situation souvent perçue comme absurde. Ainsi, le patient qui apprend qu’il est atteint d’une pathologie lourde, ou qui se trouve victime d’un handicap, réagit le plus souvent en se posant ces questions : « Pourquoi moi ? », « Qu’ai-je fait pour mériter cela ? »
16Cette perception de la maladie comme une malédiction, une punition ou une injustice ne fait le plus souvent qu’accroître sa souffrance. A la faiblesse qui résulte directement de la maladie se joint alors celle de se sentir malade. Le sujet est en quelque sorte malade d’être malade et souffre de souffrir.
17Face à cette souffrance morale, les soignants sont le plus souvent désemparés, ne sachant que faire pour aider le malade à accepter sa maladie tout en lui donnant la force de lutter contre elle.
18On peut d’ailleurs souligner ici le caractère paradoxal de la démarche vers laquelle il convient d’orienter le patient. Il s’agit finalement de lui demander de consentir à ce contre quoi il doit lutter, d’accepter ce qu’il doit refuser. Un accompagnement semble donc le plus souvent nécessaire pour l’aider à accomplir cette démarche. C’est d’ailleurs dans cette dimension d’accompagnement que la médecine et la relation de soin prennent toute leur dimension éthique et ne se limitent plus à leur seul aspect technoscientifique.
19Devant le malheur de l’homme malade se révèle la véritable nature de la pratique médicale, en tant que relation à une altérité qu’il faut essayer de comprendre et d’aider. Sans ce souci de l’autre, sans cette sollicitude, il n’y a pas de véritable médecine, il n’y a qu’une technique relevant davantage de l’habileté que d’une réelle humanité.
20Si Spinoza nous a semblé être le philosophe le mieux à même de nous donner les outils conceptuels pour penser la relation de soin de façon à résoudre ce type de problèmes, c’est parce qu’explicitement, sa pensée se présente comme une solution pour affronter les malheurs de l’existence, de quelque nature qu’ils soient. En effet, Spinoza caractérise ainsi sa philosophie :
Elle enseigne comment nous devons nous comporter à l’égard des choses de fortune, autrement dit, de celles qui ne sont pas en notre pouvoir, c’est-à-dire, à l’égard des choses qui ne suivent pas de notre nature ; à savoir, attendre et supporter d’une âme égale l’un et l’autre visage de la fortune : parce que tout suit du décret éternel de Dieu avec la même nécessité que, de l’essence du triangle, il suit que ses trois angles sont égaux à deux droits3.
21On pourrait, certes, interpréter cette citation comme une invitation à la résignation : puisque la maladie, la misère ou la mort sont la conséquence d’un décret divin, il n’y a qu’à s’y soumettre sans récriminer. Cependant, si l’on replace cette phrase dans le contexte même de l’Éthique, il ne peut en être ainsi. La philosophie de Spinoza est une pensée de la puissance et de l’activité, elle ne peut donc nous inviter à adopter une attitude passive, comme l’est la résignation. Accepter, pour Spinoza, veut dire comprendre, et comprendre par les causes, ce qui permet ensuite d’agir en modifiant un enchaînement causal qui nous est néfaste, en y introduisant d’autres facteurs qui produiront des effets plus utiles au développement de notre puissance. C’est d’ailleurs ce que tente de faire la médecine qui s’inscrit à l’intérieur de l’ontologie spinoziste et de l’éthique qui en découle, comme une discipline dont les progrès ne peuvent que contribuer à l’accroissement de la perfection humaine4.
22Le spinozisme est un monisme et un déterminisme : il n’y a qu’une seule substance que Spinoza nomme Dieu ou la nature ; tout dans la nature est régi par des relations de causalité et cette causalité est unique. Cette nature, notre entendement la perçoit au travers de deux de ses attributs (la pensée et l’étendue), bien qu’elle en possède une infinité. Pensée et étendue sont donc deux expressions d’une seule et même substance, il ne peut par conséquent y avoir de causalité de l’une sur l’autre. Il n’y a qu’une sorte de causalité à l’intérieur de la substance, et nous la percevons dans les connexions qui relient entre eux les modes finis, c’est-à-dire les choses singulières. Selon l’attribut de l’étendue, nous les percevons en tant que causalité physique, et selon celui de la pensée, en tant que relation logique entre les idées – l’ordre et la connexion des idées étant le même que l’ordre et la connexion des choses5.
23Ainsi, à la différence des conceptions d’inspiration aristotélicienne, il n’y a pas plusieurs types de causes, mais un seul. Et principalement le type de cause auquel Spinoza refuse toute validité est celui fondé sur la finalité. Croire en l’existence des causes finales, c’est en effet penser à l’envers, confondre les effets et les causes ; il suffit pour s’en convaincre de lire l’appendice à la première partie de l’ Ethique. Nous n’avons pas des yeux pour voir, mais nous voyons parce que nous avons des yeux. C’est parce que nous avons une perception anthropomorphique de la nature que nous sommes tentés de croire qu’elle ne fait rien en vain, et c’est cette croyance qui nous incite à rechercher un sens à toute chose.
24Nous voyons là pointer, déjà, un élément de réponse aux questions que nous évoquions au début de notre réflexion. Si le malade se demande « Pourquoi moi ? » et interprète sa maladie de mille façons, c’est qu’il veut lui donner du sens. Et c’est bien cette question du sens qui le hante et accroît sa souffrance. Si le malade souffre de l’absurdité de sa condition, c’est qu’il est en fait victime de l’illusion des causes finales. Il faudrait donc pour apaiser ses angoisses qu’il puisse abandonner cette propension à vouloir donner du sens à tout. Comprendre qu’il n’y a que des causes efficientes ou antécédentes, qui sont l’expression de la causalité immanente par laquelle Dieu, ou la nature, s’autoproduit, c’est déjà se délester du poids du sens et faire un pas vers la liberté. Cette liberté, à l’intérieur du déterminisme spinoziste, ne peut être que libre nécessité, puisqu’il ne peut y avoir de libre arbitre, l’homme n’étant pas « un empire dans un empire6 ».
25Est donc libre, non pas ce qui échappe à la nécessité naturelle – ce qui est impossible –, mais ce qui n’est contraint par aucune cause externe. Ainsi, Dieu est-il l’être le plus libre qui soit puisqu’il est cause de soi et qu’il ne peut être contraint par rien d’autre que lui-même : en effet, par définition, tout ce qui est, est en Dieu.
26Cette liberté pour l’homme consiste à agir selon la causalité interne qui réunit les parties qui le constituent ; quant à sa servitude, ou son aliénation, elle résulte de l’action sur lui de causes externes qui s’opposent à cet effort pour persévérer dans l’être que Spinoza désigne par le terme de conatus. En réalité, nous ne sommes jamais totalement libres, nous sommes toujours plus ou moins libres, puisque nous sommes toujours affectés par des causes externes, dans la mesure où, en tant que modes finis, nous sommes des affections de la Substance reliées à d’autres modes finis. Mais selon que nous sommes reliés à des choses dont les propriétés ont pour conséquence d’accroître ou de restreindre notre puissance, c’est-à-dire notre capacité d’agir ou de subir, notre capacité à persévérer dans l’être, nous nous sentirons plus ou moins libres.
27Or, la maladie est précisément toujours la conséquence de causes externes qui accroissent notre servitude. Même lorsque ses causes semblent provenir d’un dérèglement de notre complexion interne, on peut l’expliquer par le fait que certaines parties de notre corps se sont trouvées modifiées par des facteurs extérieurs et en conséquence se désolidarisent de celui-ci pour persévérer dans leur être à ses dépens.
28La question qui se pose alors en termes d’éthique médicale est donc la suivante : comment aider le malade à vivre le plus librement possible alors que sa puissance se trouve diminuée sous l’effet de causes externes ?
29Pour répondre à cette question, il convient de rappeler la distinction opérée par Spinoza entre les affections et les affects. Alors qu’une affection est la modification d’une chose par l’effet d’une cause externe ou interne, l’affect désigne, chez l’être humain, le sentiment par lequel s’exprime cette affection, la manière dont elle est vécue. Et ce sentiment exprime toujours une diminution ou un accroissement de sa puissance d’être ou d’agir. L’esprit étant l’idée du corps, c’est-à-dire sa perception selon l’attribut de la pensée, toute modification de ce corps donne lieu à une perception différente, donc à un affect différent, dans la mesure où il n’y a pas de réelles distinctions entre les idées et les affects. Les idées ne sont pas des « peintures muettes sur un tableau7 » : au contraire, dans la mesure où elles constituent l’esprit qui est idée du corps, elles se manifestent comme une modification de sa puissance d’agir. Cela fait que plus une idée est claire et distincte, plus la puissance d’agir de l’homme se trouve accrue, alors qu’en revanche les idées inadéquates pourront avoir pour conséquence un sentiment de tristesse, c’est-à-dire une diminution de sa puissance d’agir, et même lorsqu’elles produiront un affect de joie, il n’en sera pas moins passif :
Les actions de l’Esprit naissent des seules idées adéquates ; et les passions dépendent des seules idées inadéquates8.
30Par exemple, à l’idée inadéquate de la liberté en tant que libre arbitre est forcément liée cette tristesse qu’est la haine envers ceux qui m’ont causé du tort, et cet affect passif diminue ma puissance d’être et d’agir. En revanche, une fois que j’ai réellement compris que l’homme n’est pas un « empire dans un empire », mais qu’il est toujours déterminé par des causes dont il n’a pas nécessairement conscience, je ne ressentirai plus de haine à l’égard de mes ennemis même si, par esprit de justice, je réclamerai qu’ils soient punis pour leurs méfaits. Pour Spinoza, il est tout à fait concevable de combattre ses ennemis sans haine, voire, en un certain sens, avec amour.
31Il est donc permis de se demander, en ce qui concerne notre sujet, si ce n’est pas parce qu’il a une idée inadéquate de son corps que le malade accroît sa souffrance, et s’il est possible pour lui de construire une idée adéquate de son corps malade qui lui permettra de vivre sa maladie le moins péniblement possible. Autrement dit – et nous retrouvons ici la question évoquée au début de cet exposé : l’idée d’un corps malade peut-elle être une idée adéquate ?
32Dire que l’esprit est idée du corps, c’est dire que l’esprit est la même chose que le corps, mais perçue selon l’attribut de la pensée. Chacun de nous, mais aussi chaque chose singulière, telle table ou telle chaise, peut être perçu par nous des deux manières, comme réalité physique ou comme idée. C’est pourquoi il est permis d’affirmer, d’ailleurs, que telle table ou telle chaise ont un esprit, dans la mesure où leur idée existe de toute éternité dans l’entendement divin. Cependant, ce qui fait la différence entre l’homme et les autres choses, c’est que la complexité même de sa nature, quant à la quantité des parties qui la composent et la variété des relations qui réunissent ces parties, fait que sa perception, tant de lui-même que des choses extérieures, est consciente. Mais cette conscience n’est que partielle. Nous ne percevons spontanément que les effets que produisent les causes internes ou externes qui agissent sur nous ; c’est d’ailleurs cette limitation de notre conscience qui est à l’origine de l’illusion du libre arbitre :
Les hommes se croient libres, pour la raison qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit, et que, les causes qui les disposent à appéter et à vouloir, ils les ignorent, et n’y pensent pas même en rêve9.
33Seule la réflexion peut nous permettre de progresser dans la connaissance des causes qui nous déterminent et de conquérir lentement notre liberté. Aussi, comme l’homme n’est pas dans la nature « comme un empire dans un empire » et que son corps est toujours affecté par des causes externes, il ne peut jamais être totalement conscient de la totalité des causes qui agissent sur lui : il ne peut donc avoir une perception totalement adéquate de son corps. Seule l’idée de tout corps qui est en Dieu, dans l’entendement divin, est une idée adéquate. Quant à la perception que j’ai de mon propre corps, mon esprit donc, il s’agit de l’idée de mon corps en acte :
L’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, autrement dit une manière de l’Étendue précise et existant en acte, et rien d’autre10.
34Or cette idée ne peut être totalement adéquate, elle ne peut être que plus ou moins inadéquate. En revanche, dans la mesure où toute idée peut elle-même être l’objet d’une autre idée, il reste possible de penser adéquatement l’idée de l’idée du corps, c’est-à-dire l’idée de ce qu’est l’esprit humain en général. Cela permet de comprendre, d’une part, que l’idée d’un corps malade, pas plus que l’idée d’un corps en bonne santé, ne peut constituer un esprit qui serait idée adéquate du corps en acte ; et d’autre part, que dans l’entendement divin, tout corps, qu’il soit malade ou en bonne santé, fait l’objet d’une idée adéquate, car il n’y a finalement pas de différence de nature entre un corps en bonne santé et un corps malade : il n’y a qu’une différence de degré.
35Tout corps, quel qu’il soit, est affecté ; il est affecté soit par d’autres corps qui contribuent à sa persévérance dans l’être, soit par des corps qui nuisent au maintien de son unité et de sa structure, et selon l’importance des uns ou des autres, il sera plus ou moins malade ou en plus ou moins bonne santé. D’ailleurs, c’est pour cette raison que la maladie, comme la mort, ne peut être que l’effet de causes externes et non la conséquence d’une nécessité interne.
36Cependant, si l’esprit en tant qu’idée du corps ne peut, en tant que conscience que chacun a de son corps, être une idée adéquate, il peut être une idée plus ou moins cohérente ou plus ou moins inadéquate de celui-ci. C’est pourquoi comprendre que tout a une cause, que cette cause ne peut être qu’antécédente et efficiente (et non finale), nous libère déjà de l’illusion que tout a un sens et invalide totalement le sentiment de l’absurdité de la maladie qui se constitue sur fond de sens. On comprend bien ici en quoi les idées et les affects sont indissociables : tant que je crois en l’existence d’un sens des choses, je perçois la maladie et tous les revers de la fortune soit comme des injustices, soit comme des événements d’une insoutenable absurdité. Une fois que j’ai compris que tout cela reposait sur une croyance illusoire, ces affects perdent en moi de leur intensité. En conséquence, la tristesse qu’ils nourrissaient diminue et la joie que procure la connaissance augmente.
37Seulement, nous rétorquera-t-on, si la connaissance de la nécessité naturelle peut aider un philosophe comme Spinoza (et ce fut réellement le cas) à accepter la maladie avec sérénité, il n’est pas certain que cela soit possible pour le commun des mortels. L’ignorant, ou même l’homme cultivé mais non philosophe, ne percevront certainement pas les choses de la même façon. Il y a donc là un réel problème, car si l’éthique de Spinoza peut apporter quelque chose à l’éthique médicale, elle doit pouvoir le faire pour tous les hommes.
38Pour résoudre cette difficulté, nous ferons référence à la théorie des différents genres de connaissance chez Spinoza. On sait que Spinoza distingue plusieurs modes de perception ou genres de connaissance (quatre dans le Traité de la réforme de l’entendement et trois dans l’Éthique) : la connaissance imaginative (par ouï-dire ou par expérience vague), la connaissance démonstrative (scientifique) et la connaissance intuitive (l’évidence intellectuelle).
39Le problème est donc que le malade qui en reste à la connaissance du premier genre, voire du deuxième genre, n’est pas nécessairement en mesure de construire une idée suffisamment cohérente de son corps pour accepter la maladie tout en conservant la puissance de lutter contre elle.
40D’où vient en effet cette perception incohérente qu’il a de son corps ? Cela vient de ce qu’il ne perçoit que les effets des affections dont il est l’objet, et qu’il les perçoit de manière inconséquente, c’est-à-dire précisément sans être en mesure de les relier entre eux à l’intérieur d’un ensemble structuré et unifié par des rapports de causalité. La question est donc : de quelle manière peut-on aider celui qui ne se situe qu’au niveau de la connaissance imaginative, ou d’une connaissance scientifique mais partielle des choses, à construire une perception plus unifiée de son corps propre ?
41L’une des possibilités qu’offre la connaissance imaginative pour élaborer une perception unifiée et cohérente de nos perceptions semble être la voie narrative, au sens où l’entend un philosophe comme Paul Ricœur. Il est d’ailleurs à souligner que c’est en quelque sorte cette voie qu’emprunte Spinoza dans le Traité de la réforme de l’entendement pour exposer comment l’on passe de la recherche des biens de la vie ordinaire à la recherche du souverain bien. Il présente en quelque sorte le récit, non pas de la conversion de l’esprit à la philosophie, mais de sa réorientation, dans la mesure où le principe actif de cette dynamique intellectuelle et existentielle est totalement immanent à la démarche réflexive elle-même.
42En conséquence, aider le malade à se raconter, à intégrer sa maladie dans le récit de sa vie, semble être une voie possible pour l’aider à construire une représentation et une perception plus cohérentes de son corps, donc pour l’aider à y voir plus clair en son esprit. Cette voie narrative permet également de déplacer l’analyse que fait Spinoza du rôle sociopolitique de la religion sur le plan de la recherche d’un salut individuel. En effet, l’Écriture est essentiellement constituée de récits qui peuvent jouer un rôle paradigmatique, permettant ainsi au malade d’y inscrire son propre parcours. En ce sens, la religion peut jouer le rôle d’un réconfort pour le malade et l’aider à affronter sa maladie.
43Au lieu de subir totalement la maladie, il peut ainsi parvenir à s’extraire de la passivité, dans laquelle il se sentait en quelque sorte englué, et reprendre en main son existence, en se constituant comme sujet du récit qu’il pourra élaborer et produire. Ce passage de la passivité à une plus grande activité ne pourra donc que contribuer à accroître le sentiment de sa puissance d’être, autrement dit sa joie d’exister. Il peut certes sembler incongru de parler de joie lorsque l’on traite d’un sujet aussi grave que la maladie, surtout lorsque l’on connaît un tant soit peu les affres dans lesquels se trouvent plongés les patients atteints de pathologie lourde et les souffrances qu’ils sont souvent contraints d’endurer, soit du fait de la maladie elle-même, soit en raison des traitements qui leur sont administrés. Peut-on encore parler de joie, lorsque l’on est confronté à la dimension tragique de l’existence humaine, cela a-t-il encore un sens pour celui qui est atteint d’une maladie incurable et qui sait que la mort est proche ?
44Pour sortir de cette incongruité, il convient ici de préciser ce que Spinoza entend par ce terme de joie. Lajoie n’est pas le bonheur, elle n’est pas un état de parfait bien-être, une totale félicité. Lajoie est avant tout un affect par lequel l’esprit passe à une perfection plus grande, autrement dit devient plus actif :
La Joie est le passage de l’homme d’une moindre perfection à une plus grande11.
45En conséquence, c’est sur cet aspect transitoire de la joie, sur le fait qu’elle est l’expression d’un passage d’une perfection moindre à une perfection plus grande, qu’il faut insister pour comprendre dans quelle mesure elle a sa place dans un tel contexte. Ainsi, la moindre amélioration, le plus petit élément qui peut donner au malade le sentiment qu’il peut encore faire quelque chose de sa vie peut accroître sa joie. C’est pourquoi être sujet du récit de sa propre vie peut contribuer à cet accroissement, à cette reprise en main d’une existence que la maladie est en train de ravir.
46La voie narrative n’est, bien entendu, pas la seule possible ; la voie philosophique est probablement la meilleure pour aider le malade à appréhender sa maladie avec une certaine forme de sérénité. Simplement, elle ne peut pas fonctionner avec tous les malades, seule une minorité peut y avoir accès.
47Mais, en effet, le monisme de Spinoza, en expliquant les liens qui nous unissent à la nature tout entière, nous permet de comprendre que la plupart des interprétations que nous pouvons construire de la maladie ne sont que des idées fictives et que, malgré la maladie ou tout autre revers de fortune, il reste possible d’accéder à la joie et à l’éternité grâce à la connaissance. Car comprendre que tout est déterminé par des lois constantes dans la nature et que, par conséquent, l’existence de mon corps, que je perçois dans la durée, est déterminée de toute éternité, c’est comprendre que l’essence de mon corps est donc présente en tant qu’idée sous une certaine forme d’éternité dans l’entendement divin :
En Dieu pourtant il y a nécessairement une idée qui exprime sous une espèce d’éternité l’essence de tel ou tel Corps humain12.
48C’est en ce sens qu’il est permis de parler d’une spiritualité du spinozisme, d’une spiritualité non spiritualiste en quelque sorte. Si l’on entend par spiritualité ce qui caractérise la vie de l’esprit, il y a bien chez Spinoza une spiritualité, puisque c’est en accroissant sa puissance, sa perfection, que l’esprit s’épanouit et accède à une certaine forme d’éternité :
L’Esprit humain ne peut pas être absolument détruit en même temps que le Corps ; mais il en reste quelque chose qui est éternel13.
49Mais cette voie ne vaut que pour ceux qui ont atteint un degré de connaissance suffisant pour se libérer de ce que nous appelons la dictature du sens, c’est-à-dire le désir de vouloir donner du sens à tout.
50Il faut, en effet, être suffisamment armé philosophiquement et moralement pour accepter que la maladie ne soit qu’un phénomène naturel comme un autre, qu’elle ne soit en elle-même ni un mal ni un bien, et pour comprendre que, si elle n’a pas de sens, il reste possible de continuer à vivre une vie qui peut en avoir un malgré elle. C’est pourquoi le médecin, ou tout soignant quel qu’il soit, doit être prudent dans la manière dont il considère l’interprétation que fait son patient de sa maladie. Si, par exemple, un malade lui dit que son cancer ou son diabète est une punition qu’il doit subir, il n’est pas conseillé de lui dire d’emblée que « tout ça n’est qu’un produit de son imagination » et « qu’il se fait des idées ». Ce serait lui dire que sa maladie n’a pas de sens, et même si, d’un point de vue objectif, c’est vrai, de son point de vue personnel, ce serait insupportable.
51C’est pourquoi une éthique médicale spinoziste doit d’abord se fonder sur l’écoute et le dialogue : une écoute non pas compassionnelle, mais compréhensive. Il s’agit d’appliquer ici la règle qui conseille de « ne pas rire des actions des hommes, de ne pas les déplorer, encore moins de les maudire, mais – mais seulement de les comprendre14 », afin d’agir en conséquence. Si l’interprétation que le malade a pu construire de sa maladie, si l’idée qu’il se fait de son corps malade, peut lui servir de béquille pour trouver la force de guérir, personne n’est en droit de la lui retirer, sous prétexte que ses idées sont fictives.
52Celui qui conçoit sa maladie comme une punition peut la percevoir comme une épreuve à surmonter pour atteindre la rédemption et cela peut l’aider à vaincre la maladie. Si sa complexion spirituelle et intellectuelle ne lui permet pas de dépasser cette interprétation, il serait dangereux de vouloir la corriger trop brutalement. En revanche, si cette représentation ne fait qu’ajouter de la souffrance à la douleur, il convient de réorienter la représentation du patient de telle sorte qu’elle produise des affects plus positifs. Mais cela ne peut se faire que dans et par un dialogue avec le patient. C’est d’ailleurs dans le cadre de ce dialogue que la démarche narrative peut jouer son rôle. Autrement dit, le rôle du soignant, ici, n’est pas de penser pour le malade, mais de l’aider à conduire, par lui-même, une réflexion sur sa condition. Il y aurait donc, en quelque sorte, une dimension socratique de la relation thérapeutique.
53Ainsi, pour reprendre la première des deux citations auxquelles nous avons fait référence au début de notre réflexion, qu’« il n’appartienne pas à la nature de tout homme d’avoir une âme forte et qu’il ne soit pas plus en notre pouvoir de posséder la santé du corps que celle de l’âme » ne prend sens que du point de vue de Dieu. Nous sommes en effet plongés dans un déterminisme que nous ne pouvons modifier. Cependant, d’un point de vue humain, dans la mesure où notre entendement ne nous permet pas de connaître toutes les déterminations dont nous sommes l’objet, le recours à la médecine, qui n’est rien d’autre que « l’art de soigner le corps pour qu’il puisse s’acquitter correctement de sa tâche »15, pour la santé du corps et, à la réflexion, pour celle de l’esprit, n’est en rien en contradiction avec l’éthique spinoziste. Si l’accès à la béatitude et à l’éternité est rendu plus difficile par la maladie, il n’est pas pour autant impossible, et c’est précisément grâce à la démarche réflexive que l’esprit, malgré la faiblesse du corps, peut, dans une certaine mesure, accroître sa puissance. C’est pourquoi le propre d’une éthique médicale spinoziste est essentiellement d’être contraire au paternalisme, dans la mesure où elle permet de penser la médecine, non comme une technique fondée sur une relation préalablement définie avec le patient, mais plutôt comme une pratique dont la dimension éthique consiste en la construction avec le patient d’une relation singulière lui permettant de progresser vers une certaine forme d’autonomie, fondée sur la puissance immanente de la réflexion. Si donc la philosophie de Spinoza peut apporter sa contribution à l’éthique médicale et aider le malade à maintenir la santé de son esprit, malgré les mauvaises dispositions de son corps, c’est principalement parce qu’elle fournit les outils conceptuels pour penser un accompagnement thérapeutique contribuant à l’accroissement de la puissance de l’esprit, et c’est précisément en cette puissance même que consiste la véritable santé.
BIBLIOGRAPHIE
Bibliographie
Spinoza, Éthique, Pautrat B. (trad.), Paris, Seuil, 1988.
Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, Roussel B. (trad.), Paris, Vrin, 2002.
Spinoza, Correspondance, Rovere M. (trad.), Paris, Flammarion, coll. « Garnier-Flammarion », 2010.
Spinoza, Œuvres V. Traité politique, Ramond C. (trad.), Paris, PUF, 2005.
Notes de bas de page
1 Lettre 78. Nous citons la traduction de M. Rovere : Spinoza, Correspondance, Paris, Flammarion, coll. « Garnier-Flammarion », 2010.
2 Ethique, III, 2. Nous citons le texte de l’Éthique dans la traduction de B. Pautrat, Paris, Seuil, 1988.
3 Éthique, II, 49, scolie.
4 À cet égard, on pourra se reporter notamment au début du Traité de la réforme de l’entendement, qui compte la médecine parmi les moyens d’atteindre la fin définie par le projet philosophique : « Puisque la santé n’est pas un petit moyen pour arriver à poursuivre cette fin, il faut proposer une médecine entière. » Nous citons le texte du Traité de la réforme de l’entendement dans la traduction de B. Rousset, Paris, Vrin, 2002.
5 Éthique, II, 7.
6 Ethique, III, préface.
7 Éthique, II, 49, scolie.
8 Éthique, III, 3.
9 Éthique, I, appendice.
10 Éthique, II, 13.
11 Éthique, III, définition des affects, II.
12 Éthique, V, 22.
13 Éthique, 23.
14 Traité politique, I, 4. Nous citons la traduction de C. Ramond, Spinoza, Œuvres. V, Paris, PUF, 2005.
15 Éthique, V, préface.
Auteur
Université Rennes 1
Professeur agrégé et docteur en philosophie, travaille principalement sur l’application de la philosophie de Spinoza aux questions d’éthique contemporaines (éthique médicale, relations humaines dans le monde du travail, création artistique). Il a également participé au groupe d’aide éthique à la décision médicale de l’hôpital de Bourges et aux travaux du laboratoire de recherche en éthique médicale de l’université François-Rabelais de Tours. Sa thèse a été publiée sous le titre De l’Ethique de Spinoza à l’éthique médicale (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Foucault, les Pères, le sexe
Autour des Aveux de la chair
Philippe Büttgen, Philippe Chevallier, Agustín Colombo et al. (dir.)
2021
Le beau et ses traductions
Les quatre définitions du beau dans le Hippias majeur de Platon
Bruno Haas
2021
Des nouveautés très anciennes
De l’esprit des lois et la tradition de la jurisprudence
Stéphane Bonnet
2020
Les mondes du voyageur
Une épistémologie de l’exploration (xvie - xviiie siècle)
Simón Gallegos Gabilondo
2018