Le rationalisme de Spinoza et la méthode d’interprétation biblique1
p. 39-61
Texte intégral
LE RATIONALISME DE SPINOZA ET SA MÉTHODE
1Spinoza est généralement considéré comme l’un des plus importants représentants de la tradition dite « rationaliste », et ceux qui étudient sa philosophie ne doutent pas, pour la plupart, qu’il y ait de bonnes raisons de l’admettre. Cependant, dès que nous jetons un regard, même superficiel, aux raisons habituellement avancées pour justifier cette étiquette, nous nous apercevons qu’il n’est pas si facile de trouver une réponse commune aux différents commentateurs qui rangent Spinoza du côté des rationalistes, et que, de fait, ces auteurs usent souvent de critères de classification assez discutables. Le fait que Spinoza lui-même n’ait jamais considéré sa philosophie comme participant de ce mouvement rend la chose encore plus difficile. En effet, l’étiquette « rationaliste » existait déjà à l’époque de Spinoza et ne signifiait pas ce qu’elle signifie aujourd’hui ; et en tout cas, elle ne correspondait pas, à l’époque, aux positions de Spinozai. En effet, on appelait « rationalistes » certains théologiens, tel l’ami de Spinoza, Louis Meyer, en raison de leur thèse sur l’interprétation des Écritures – thèse que Spinoza ne partage pas –, tandis que de nos jours, on appelle ainsi un mouvement pré-kantien de la philosophie dite continentale2. Ce mouvement se distingue habituellement de l’« empirisme », considéré lui-même comme un mouvement pré-kantien anglo-saxon de nature différente. Il est évident que cette opposition entre rationalisme et empirisme – si toutefois elle a un sens – doit se fonder sur des raisons plus profondes que la situation géographique ou la langue des auteurs qui y sont inclus. La question qui se pose est alors : si nous laissons de côté ces déterminations extrinsèques, quelles sont les différences entre rationalisme et empirisme ? Il n’existe pas de réponse unitaire à une telle question, tant en général que dans le cas du « rationalisme » qui correspondrait à la philosophie de Spinoza ; bien plutôt, les diverses réponses que l’on apporte échappent rarement à la caricature qui oppose « rationalisme » et « empirisme » comme deux visions unilatérales. Si on laisse de côté la question de la justesse de ces étiquettes, on peut cependant dire que, traditionnellement, il existe au moins deux critères pour les différencier. En effet, alors que certains considèrent ces traditions comme des doctrines métaphysiques, c’est-à-dire comme des conceptions portant sur ce qu’est la réalité ou ce qui existe en réalité3, d’autres pensent que la différence déterminante entre ces deux écoles est épistémologique, c’est-à-dire qu’elle concerne la nature des items qui justifient en dernier recours nos croyances ou constituent une connaissance4. Selon cette deuxième façon de voir, le rationalisme refuserait l’idée selon laquelle l’expérience est la source ultime de justification de notre connaissance. Si donc Spinoza est un rationaliste dans ce second sens, alors, ce refus sera un élément central de sa philosophie. Et effectivement, il semblerait être considéré comme tel par beaucoup d’auteurs5.
2Quoi qu’il en soit, il est clair que Spinoza a développé sa pensée dans un contexte où une grande partie des efforts philosophiques a été consacrée au problème de la démarcation, ou de la délimitation, entre la connaissance authentique et ce qui lui est étranger. Ce serait donc dans le cadre de la réponse à cette question et de la méthode utilisée pour y répondre que se jouerait la différence entre rationalisme et empirisme. Ainsi, conformément à l’un des traits distinctifs de la philosophie de son époque, l’un des principaux efforts de Spinoza a été de produire une méthode qui nous permette en même temps de distinguer la connaissance de l’illusion et de produire la connaissance, c’est-à-dire de découvrir la vérité6. Or, ce faisant, une part non négligeable des philosophes traditionnellement considérés comme des rationalistes ont substantiellement contribué au développement, non seulement d’une nouvelle vision de la philosophie, mais aussi des sciences telles que les mathématiques ou la physique, aidant ainsi à l’établissement des disciplines qui joueront – et jouent encore – un rôle central dans l’anticipation et la manipulation des processus naturels7. C’est par exemple le cas de Descartes et de Leibniz, qui, comme on le sait, ont beaucoup apporté au développement des mathématiques modernes, pivots du processus de mathématisation de la nature – dont le succès est bien connu. Quant à Spinoza, qui n’a que très peu écrit sur les sciences naturelles, il n’a pas contribué à leur développement de manière aussi significative8 ; par voie de conséquence, ses réflexions méthodologiques, du moins en ce qui concerne le champ scientifique, n’ont pas reçu de véritable attention, par rapport à celles de Descartes ou Leibniz, alors même qu’elles ont un rôle très important au sein de sa philosophie, du moins aussi important que celui qu’elles ont dans les œuvres de Descartes ou Leibniz.
3Dans la mesure où les contributions méthodologiques de Spinoza n’ont pas été particulièrement fécondes dans le domaine des mathématiques et des sciences naturelles, il est pertinent de se demander s’il existe une science où il aurait appliqué sa méthode avec plus de succès, et à laquelle il aurait apporté une contribution de fond. Bien des auteurs ont répondu de façon positive à cette question, en affirmant que cette science est l’herméneutique biblique9. En effet, les contributions de Spinoza, dans les deux domaines que sont la théorie politique et l’interprétation biblique, sont fondamentales et ont une relation intéressante avec sa méthode, de sorte que l’on pourrait dire que cette méthode est particulièrement fertile dans ces domaines, ou encore qu’elle l’est bien plus que dans le domaine des sciences formelles ou naturelles. Mais ce n’est pas tout. Etant donné que Spinoza a consacré un grand effort à l’élaboration d’une méthode d’interprétation biblique et que cette méthode est au fondement d’une grande partie du Traité théologico-politique – une des œuvres les plus importantes de Spinoza –, il y a de bonnes raisons de penser que sa principale contribution méthodologique en matière de connaissance concerne la méthode d’herméneutique biblique. C’est d’autant plus vraisemblable que cette méthode a eu de grandes répercussions sur le développement de cette discipline à partir du xixe siècle10.
4D’où une série de questions qui peuvent intéresser ceux qui étudient les problèmes de méthode dans la philosophie moderne, et en particulier chez Spinoza. De ce point de vue, l’une des questions les plus intéressantes concerne la relation entre la méthode en général, qui semble être présupposée dans l’analyse spinozienne de problèmes très différents (Dieu, l’esprit humain, les affects, etc.) et la méthode d’interprétation biblique. S’agit-il de la même méthode ? A première vue, on devrait pencher pour l’affirmative, puisque Spinoza lui-même fait remarquer que la méthode d’interprétation biblique « ne diffère pas de la méthode d’interpréter la nature11 ». En ce sens, D. Savan n’a pas hésité à affirmer :
Spinoza a montré que les méthodes des sciences naturelles pouvaient être étendues avec succès à l’étude scientifique non seulement de la Bible, mais des textes historiques en général12.
5Malgré la constatation de la « non-différence » des méthodes d’interprétation de la nature et de l’Ecriture, établie par Spinoza lui-même (ce que j’appellerai la « thèse de la non-différence13 »), cette thèse semble, tant qu’elle n’est pas comprise adéquatement, étonnante ou même choquante. En effet, à première vue, on pourrait dire que la méthode d’interprétation rationaliste exposée dans le Traité de la réforme de l’entendement et dans l’ Éthique semble être applicable à la science plutôt qu’à l’analyse textuelle, surtout lorsque l’on considère que d’importants interprètes ont qualifié la méthode spinoziste de « mathématique » ou de « géométrique14 », procédant déductivement de définitions données et établissant rigoureusement les conclusions qui en suivent, à la manière d’un calcul formel déductif. Ainsi, l’étonnement que nous pouvons éprouver face à la thèse de la non-différence est lié au sens que l’on donne à ce caractère « mathématique » de la méthode spinoziste. Or il n’est pas du tout clair que Spinoza ait entendu par « méthode géométrique » un calcul formel déductif – ce qui est justement ce qui vient en premier à l’esprit d’un lecteur contemporain15. Evidemment, si la méthode de Spinoza était le calcul formel déductif, il serait difficile de comprendre la manière dont cette méthode pourrait être une méthode d’interprétation biblique ou textuelle en général. Par conséquent, si nous concevons la méthode d’interprétation de la nature chez Spinoza comme une méthode de calcul formel déductif nous permettant d’obtenir une « connaissance scientifique » de l’Ecriture, la thèse de la non-différence est difficilement acceptable. En effet, en tant que texte historique, la Bible suggère toujours de multiples possibilités interprétatives, de sorte qu’il ne semble possible ni d’obtenir une certitude du genre de celle que l’on obtient dans l’investigation de la nature – qui permet de l’anticiper ou de la modeler –, ni non plus d’appliquer les procédés mathématiques à un tel texte. De plus, étant donné le caractère historique des textes bibliques, leur interprétation semble être une tâche qui dépend de multiples conditions telles que la connaissance de leur origine historique et du contexte de leur rédaction, ou encore la connaissance de leur auteur, son langage, ses intérêts, ses auditeurs, etc., conditions que l’on ne présuppose pas lorsqu’on lit des textes mathématiques et que l’on cherche la solution d’un problème de ce genre. Or, Spinoza était conscient de la différence entre les écrits scientifiques et la Bible, ainsi que de ce que chacun présuppose pour sa lecture. C’est pourquoi il peut écrire :
Euclide, qui n’écrivit que des choses très simples et fort intelligibles, est facilement compris par chacun en n’importe quelle langue. Pour comprendre sa pensée (mens) et être certain de son vrai sens, il n’est pas besoin d’avoir une connaissance accomplie de la langue dans laquelle il écrivit, mais seulement d’en avoir une connaissance tout ordinaire, presque celle d’un enfant ; nul besoin de savoir la vie, les préoccupations (studio) et les mœurs de l’auteur ; ni en quelle langue, ni pour qui, ni quand il a écrit ; ni la fortune du livre ni ses différentes leçons ni comment et sur la décision de qui il a été reçu16.
6Toujours est-il que Spinoza pense que cette méthode, à savoir celle qui coïncide avec celle de l’interprétation de la nature, n’est pas seulement sûre, mais encore « l’unique manière » d’interpréter l’Ecriture correctement17, et affirme que, grâce à elle, nous pouvons comprendre avec certitude quelques-unes au moins des doctrines de la Bible18. De sorte qu’il semblerait que, pour Spinoza, non seulement interpréter le texte biblique avec une entière certitude soit une possibilité au moins partielle (restreinte à quelques doctrines), malgré tout ce qu’une telle interprétation présuppose, mais encore, que la méthode utilisée dans l’interprétation précise de l’Ecriture soit la même que celle utilisée dans l’acquisition de connaissances rigoureuses dans d’autres domaines. Cette thèse pour le moins problématique soulève donc la question suivante : les méthodes d’interprétation de la nature et de l’Ecriture sont-elles les mêmes, malgré leurs différences de conditions d’application ? Et, si elles ne diffèrent pas, cela signifie-t-il qu’elles sont totalement identiques ?
7Or, cette question est liée à celle de la méthode « mathématique » de Spinoza. Traditionnellement, les interprètes ont essayé, non sans difficulté, de projeter le procédé formel et déductif d’un texte tel que, par exemple, les Éléments d’Euclide, sur les différents textes de Spinoza, afin de montrer comment il aurait appliqué cette méthode. Mais cette manière de procéder présuppose, comme il a été dit, une certaine compréhension – peut-être fausse – de ce qu’est la méthode mathématique chez Spinoza. Non seulement ces questions sont cruciales dans la compréhension de la signification exacte de la thèse spinoziste de la non-différence des méthodes d’interprétation, mais encore, leur réponse est directement en rapport avec la question fondamentale de la nature de la méthode chez Spinoza. On a souvent répondu à cette question en se référant à une compréhension de la méthode géométrique comme procédé de calcul déductif et formel, en confrontant par la suite cette manière de procéder aux objets étudiés par Spinoza, qui ne se laissent pas travailler par cette méthode – ce qui pose problème. Mais étant donné que Spinoza établit la thèse de la non-différence, l’analyse de la manière dont il comprend l’herméneutique biblique pourra peut-être nous aider à mieux comprendre sa méthode « mathématique ». Ainsi, en suivant le chemin inverse de celui que l’on suit habituellement, on pourrait élucider le problème de la nature de la méthode spinoziste. Dans cette perspective, la signification de la méthode mathématique chez Spinoza serait l’inconnue, et on essaierait de l’élucider moyennant la compréhension de la méthode d’interprétation biblique.
8Toutes ces questions se rapportent à une objection traditionnellement faite aux philosophes rationalistes ou à ceux qui affirment un certain monisme méthodologique. Il s’agit d’une objection aussi vieille – au moins – qu’Aristote lui-même. En effet, dans l’ Éthique à Nicomaque, Aristote défend l’idée selon laquelle la rigueur doit être recherchée en accord avec la matière en question :
On ne doit pas chercher la même rigueur dans toutes les discussions indifféremment, pas plus qu’on ne l’exige dans les productions de l’art. [...] On doit donc se contenter, en traitant de tels sujets et partant de tels principes, de montrer la vérité d’une façon grossière et approchée, et quand on parle de choses simplement constantes et qu’on part de principes également constants, on ne peut aboutir qu’à des conclusions de même genre. C’est donc dans le même esprit que devront être accueillies les diverses vues que nous émettons. Car il convient à un homme cultivé de ne chercher la rigueur pour chaque genre de choses que dans la mesure où la nature du sujet l’admet : il est évidemment à peu près aussi absurde d’accepter d’un mathématicien des raisonnements probables que d’exiger d’un rhéteur des démonstrations proprement dites19.
9Même si cette critique a été écrite bien avant la naissance de Spinoza, elle semble avoir été adressée aux philosophes comme lui : aux auteurs qui semblent vouloir appliquer la même rigueur à toutes les matières, sans les distinguer. Puisque Spinoza affirme explicitement que les méthodes d’interprétation de la nature et de l’Ecriture ne diffèrent pas et que cela implique apparemment que nous n’avons qu’une seule méthode pour des domaines si différents, il ne semble pas pouvoir échapper à la critique d’Aristote.
10Dans ce qui suit, j’essaierai d’expliquer quelles sont les similitudes entre la méthode d’interprétation de la nature et celle de l’Ecriture, telles qu’elles ont été conçues par Spinoza, afin de montrer que l’objection aristotélicienne ne peut pas, du moins pas complètement, être appliquée à Spinoza et à sa thèse sur la relation entre les deux méthodes. J’essaierai de montrer que, par conséquent, le monisme méthodologique de Spinoza a été suffisamment subtil pour ne pas exiger une application indifférenciée de la méthode aux divers domaines dans lesquels elle pourrait être employée. Ainsi Spinoza, bien qu’il affirme l’existence d’une seule méthode de découverte de la vérité, a-t-il toujours différencié les diverses portées que cette méthode pouvait avoir en fonction des objets auxquels on l’appliquait. Tout ceci présuppose une tentative pour élucider les principales caractéristiques de la méthode d’interprétation biblique, tâche reconstructrice à laquelle je consacrerai la plus grande partie du présent essai20.
EN QUOI CONSISTE LA MÉTHODE D’INTERPRÉTATION DE L’ÉCRITURE SAINTE POUR SPINOZA ?
11Afin de comprendre adéquatement la doctrine de la méthode d’interprétation biblique exposée par Spinoza dans le Traité théologico-politique, nous suivrons l’exposition qu’il fait de ce qui est nécessaire à la lecture d’un texte historique. A cette fin, nous devons trouver les idées principales du texte21 et les appliquer au cas de la Bible. Nous savons que Spinoza y introduit sa subtile théorie de l’interprétation biblique afin de résoudre le problème des compétences de la raison et de l’Ecriture sainte, c’est-à-dire de la philosophie et de la théologie. Même si ses objectifs dépassent la seule interprétation biblique, il est très important pour l’objectif final (la défense de la libertas philosophandî) de trouver la bonne méthode d’interprétation de l’Écriture pour nous affranchir du préjugé selon lequel la Bible nous obligerait à accepter certaines doctrines spéculatives et philosophiques. Or, pour bien éclairer une telle méthode, il convient de remarquer quelles sont les positions que Spinoza refuse et qui ont mené, d’après lui, à une mauvaise compréhension de la Bible elle-même. Les visions traditionnelles qu’il refuse fondent l’interprétation de l’Écriture sur l’une des thèses suivantes :
- La lumière naturelle de la raison n’a pas le pouvoir d’interpréter la Bible, si bien qu’une lumière surnaturelle (praeter naturelle) ou différente serait nécessaire.
- Nous devons supposer ex ante que l’Ecriture ne contient que de thèses rationnelles. Par conséquent, aucun passage ne peut affirmer quelque chose qui soit contraire à la raison.
12Spinoza refusera l’une comme l’autre de ces thèses. En revanche, il adoptera une troisième position stratégique. Selon celle-ci, nous devons interpréter la Bible en séparant deux questions : celle de la signification du texte et celle qui se rapporte à la valeur de vérité des énoncés qui y sont contenus22. Alors que d’après l’interprétation de certains auteurs, une faculté autre que la raison serait nécessaire à l’interprétation de la Bible, Spinoza croit que ceci n’est pas le cas et critique, en conséquence, une telle idée. En effet, postuler la nécessité d’une faculté spéciale pose, d’après Spinoza, bien plus de problèmes que cela n’en résout. Par ailleurs, affirme-t-il, il n’est pas évident que ceux qui postulent une telle faculté l’utilisent dans leurs interprétations du contenu de la Bible, puisqu’elles ne diffèrent pas de celles des auteurs « qui avouent ingénument qu’ils n’ont d’autre lumière que naturelle23 ». Par là, Spinoza pense avoir réfuté sans trop de peine la première des deux thèses. Mais la seconde mérite un examen plus détaillé. L’auteur principalement visé ici est Maimonide, bien que ses théories aient été défendues, du moins en ce qui concerne ses thèses fondamentales, par son ami Louis Meyer, entre autres. D’après Maimonide, chacun des passages de la Bible est susceptible d’interprétations multiples, voire contradictoires. C’est pourquoi la raison naturelle devient le principal critère pour le discernement du sens de chacun des passages. Si le sens littéral d’un texte se révèle être contraire à la raison (ce qui semble être souvent le cas), alors nous devons l’écarter et proposer une interprétation allégorique dudit passage24. Les problèmes d’une telle stratégie sont évidents. En premier lieu, en l’acceptant, nous sommes obligés de soutenir l’idée que la Bible enseigne des thèses qu’elle semble ouvertement ne pas contenir. Par exemple, nous dit Spinoza, si nous savions par l’intermédiaire de la raison que le corps est éternel, Maimonide serait obligé de soutenir que la Bible l’enseigne, bien qu’elle affirme manifestement le contraire. On voit en outre clairement que par cette doctrine, celui qui la défend risque de projeter ses propres opinions sur le texte, qu’il ne fera que « découvrir » par la suite là où il les avait mises, au lieu de comprendre son sens (en confondant ainsi ce qu’il croit vrai avec le sens du texte lu). C’est aussi par là que Spinoza peut affirmer la nécessité de distinguer, comme il a déjà été dit, le problème du sens du texte et de sa vérité : pour lui, nous devons essayer de comprendre le texte sans présupposer d’accord entre ce qu’il dit et la vérité25. De ce point de vue, la thèse de la rationalité de l’Ecriture ne peut être établie que comme une conséquence de l’étude du texte, mais elle ne peut pas être présupposée dans sa compréhension.
13Toutefois, même si nous ne pouvons pas supposer la rationalité, c’est-à-dire la plausibilité philosophique des récits bibliques, nous devons supposer leur cohérence afin de comprendre de tels récits, ou du moins supposer l’existence d’une mens scripturae qui nous permette de les comprendre comme un tout qui communique un message. Bien que Spinoza ne le dise pas de façon explicite, il suppose que, si nous enlevons du texte ce qu’il faut enlever, nous trouverons dans la Bible un message unitaire, même s’il s’agit d’un ensemble de textes écrits à différentes époques et par différents auteurs. C’est aussi pourquoi il fait constamment allusion à la mens du texte biblique et aux pas qu’il faut suivre pour saisir cette mens. Une telle position, qui recherche la cohérence, nous permet d’analyser la Bible comme une unité, et même, comme une unité consistante. Certes, la nécessité d’adopter une telle attitude pourrait sembler surgir de nulle part, si elle n’était pas une donnée inséparable de toute tentative de reconstruire le sens d’un texte.
14C’est ainsi que Spinoza introduit dans sa pratique interprétative de l’Écriture une des diverses variantes des principes herméneutiques qui anticipent, du moins en partie, le principe de charité interprétative, selon lequel la lecture compréhensive d’un texte présuppose une tentative de maximiser la cohérence de celui-ci26.
15D’où la question : comment trouver ce sens unitaire ? A cet égard, il est à noter que Spinoza invite à considérer la Bible non seulement comme une unité, mais encore comme une unité qui possède une logique interne, identifiable sans autre recours que le texte lui-même, lorsque celui-ci, cela va de soi, est lu correctement. L’idée n’est pas que l’Ecriture ne puisse pas être lue sans mobiliser « d’autres connaissances », puisque celles-ci sont nécessaires à sa compréhension (par exemple, des connaissances philologiques et historiques)27, mais bien plutôt qu’elle soit la règle de sa propre interprétation, de sorte que même l’usage d’éléments extérieurs doive être justifié à partir de la sola scriptura. Par conséquent, nous pouvons dire que la Bible est norme d’elle-même, et doit être lue comme telle. Cette thèse nous donne la clé pour d’autres principes interprétatifs et nous permet de résoudre l’apparente antinomie des stratégies herméneutiques que nous avons signalées plus haut (1 et 2), c’est-à-dire entre l’accès acritique à la Bible et la lecture rationaliste (défendue par Maimonide et Meyer). C’est pourquoi, selon Spinoza, il n’est pas légitime, lorsque nous lisons et interprétons la Bible, de soutenir a priori que toutes ses doctrines sont rationnelles et, en outre, nous ne possédons pas d’avance de critère externe pour l’établissement des doctrines du texte. Au contraire, nous devons supposer que le texte possède une unité et une logique internes, de sorte qu’il soit possible d’y trouver les clés de sa propre interprétation. Autrement dit, pour comprendre la Bible, nous devons la lire sans lui appliquer d’autre mesure d’interprétation que le texte lui-même, et de là, essayer d’élucider à la fois ce que la Bible enseigne et ce qui a été surajouté par la suite, lors des tentatives de son élucidation. Voilà la manière de procéder de Spinoza, dont le principe de lecture semble suivre la doctrine protestante selon laquelle l’Ecriture doit être comprise à partir d’elle-même.
16Mais, plus encore que sa connexion avec l’herméneutique protestante28, cette thèse reflète clairement la structure des principes méthodologiques défendus par Spinoza dans le Traité de la réforme de l’entendement – qui constitue justement le lieu où la question du sens de la thèse de la non-différence peut trouver une réponse. Nous devons noter, à cet égard, que Spinoza y discute un paradoxe très intéressant et qui a rapport avec le problème de l’interprétation biblique : il semblerait que la recherche d’une méthode pour rechercher le vrai présuppose que l’on ait trouvé la méthode pour rechercher celle-là, et à l’infini29 (la méthode de recherche d’une méthode de recherche de la vérité suppose elle aussi que l’on ait trouvé une troisième méthode pour trouver la deuxième, etc.). Mais, pour Spinoza, la régression à l’infini n’est pas la conséquence nécessaire de la recherche d’une telle méthode. Il affirme au contraire la nécessité de supposer des instruments propres à l’entendement, à partir desquels nous pouvons développer d’autres instruments pour rechercher la vérité. Par conséquent, Spinoza suppose que nous possédons une « idée vraie donnée30 » et que cette idée vraie est norme d’elle-même, c’est-à-dire n’a pas besoin d’un autre signe31, de sorte que sa possession suffit à savoir que nous la possédons32. La méthode est alors une connaissance réflexive autour de l’idée vraie, qui permet, tant que nous suivons le bon ordre33 pour enchaîner les idées, d’écarter les idées fausses34.
17L’importance du lien entre l’« idée vraie donnée » et la « réflexion autour de cet ordre » se révèle aussi dans le Traité théologico-politique. Spinoza suppose, comme il a été dit, l’existence d’une mens scripturae analysée tout au long de l’ouvrage et distinguée de tout ce qui ne lui appartient pas. Nous constatons que Spinoza veut faire en sorte que le lecteur suive le bon ordre de lecture de la Bible, suivant lequel il sera en mesure de comprendre son message et qui apparaît dans l’ordre même d’exposition du Traité théologico-politique. A cette fin, il faut que le lecteur puisse identifier le noyau du message de la révélation, qui n’est rien d’autre que moral, comme Spinoza le fait remarquer dans ses analyses sur la prophétie. Ce faisant, Spinoza applique son idée selon laquelle, si nous lisons bien l’Ecriture, en identifiant son point central, et que, de là, nous comprenons les éléments secondaires, nous trouverons sa logique immanente et saurons en écarter ce qui ne lui appartient pas. C’est en cela que consiste fondamentalement la méthode (et dans l’application des moyens nécessaires à cette fin, comme l’étude de l’hébreu). A cet égard, Spinoza n’introduit pas la méthode d’interprétation biblique avant l’analyse des principaux points de l’Ecriture : la prophétie, la révélation et le miracle. Au contraire, il procède plutôt en sens inverse : par le traitement de ces points d’abord, pour passer ensuite aux règles de méthode (chapitre VII), règles qu’il avait déjà utilisées implicitement dans les chapitres antérieurs, en produisant ainsi une analyse de la méthode à partir de la connaissance réflexive de ce qui était déjà présent dans l’analyse des premiers chapitres.
18L’une des idées centrales qui peuvent être dégagées de l’analyse de Spinoza est que nous n’avons pas besoin de supposer une primauté méthodologique de la raison (ni de la foi, d’ailleurs) lorsqu’il s’agit d’interpréter la Bible. Ce qui veut dire que nous n’avons pas besoin de subordonner l’Ecriture à la raison, pas plus que la théologie à la philosophie, du moins en ce qui concerne l’interprétation de la Bible. Et d’ailleurs, en suivant le chemin alternatif ouvert par Spinoza, il est possible de découvrir, après une étude rigoureuse de l’Ecriture, qu’elle exige elle-même, à partir d’elle-même, la primauté de la raison sur la foi, mais une telle étude ferait l’objet d’une autre analyse. Toujours est-il que l’important, ici, est que la thèse selon laquelle l’Ecriture est norme d’elle-même constitue pour Spinoza la règle universelle d’interprétation, et qu’en la suivant, nous parviendrons selon lui à une interprétation correcte de la Bible :
La règle générale (universalis) d’interprétation de l’Ecriture est donc de ne rien lui attribuer à titre d’enseignement que nous n’ayons très clairement reconnu à partir de son histoire (historia)35.
19Mais y a-t-il suffisamment d’informations pour interpréter le texte ? Que veut dire exactement Spinoza lorsqu’il suggère que nous devons examiner l’histoire de l’Écriture ? Il explique le sens de ce principe par des règles qui permettent de le suivre dans l’interprétation de l’Écriture, et d’après lesquelles une histoire de la Bible :
I. [...] doit comporter la nature et les propriétés de la langue dans laquelle furent écrits les livres de l’Écriture et que parlaient couramment ses auteurs36.
IL [...] doit rassembler les affirmations (sententias) de chaque livre, les classer par chapitres principaux pour pouvoir disposer rapidement de tous ceux qui portent sur le même sujet37.
III. [...] doit exposer, pour tous les livres de prophètes, les circonstances dont le souvenir nous a été transmis : la vie, les mœurs et les préoccupations de l’auteur de chaque livre ; ce qu’il a été, à quelle occasion, en quel temps, pour qui, et dans quelle langue enfin il a écrit38.
20Ces règles peuvent nous intéresser à plusieurs égards, mais principalement parce qu’elles nous informent du statut que Spinoza donne à la Bible, ainsi que de la manière dont il pense ce statut. Celui-ci est établi par avance, avant toute précision méthodologique, et préfigure par conséquent les règles interprétatives que nous utiliserons. Ainsi, Moreau a raison de dire que Spinoza ne voit plus la Bible comme une histoire au sens de récit qui contient des faits sacrés, mais plutôt comme un texte historique adressé à un public déterminé : il devient dès lors un objet d’analyse philologique39. En tant que tel, il peut être considéré comme contenant un message qui a été peu à peu occulté et obscurci, en raison de la distance temporelle et linguistique qui nous sépare de lui. En conséquence, afin de comprendre ce message, nous devons combattre nos préjugés et idées fausses, ou les fausses interprétations projetées par divers auteurs sur le texte. En un mot, nous devons éliminer, autant que faire se peut, tout ce que le temps et nous-mêmes avons mis entre le message authentique et notre compréhension. A cet égard, Spinoza déploie un grand effort pour comprendre adéquatement le vocabulaire biblique et extirper de l’interprétation biblique les concepts surajoutés par ses auteurs et considérés par eux comme faisant partie de l’enseignement biblique40. Un exemple intéressant concerne le concept de « miracle », qui signifierait un événement contraire aux lois de la nature ou qui ne peut pas en découler41. En accord avec l’interprétation de Spinoza, le concept de miracle n’est pas utilisé dans la Bible, et il n’est pas nécessaire de l’employer pour comprendre les textes bibliques, bien qu’il s’agisse pour les théologiens d’un présupposé nécessaire à la foi. Au contraire, pour Spinoza, la Bible enseigne clairement que la nature préserve un ordre fixe, et par conséquent qu’il n’y a pas de miracle. C’est pourquoi Spinoza peut écrire :
Si l’on trouve quelque chose dont on puisse démontrer apodictiquement que cela contredit les lois de la nature ou n’a pas pu en dépendre, il faut vraiment croire que c’est un ajout aux Lettres sacrées dû à des hommes sacrilèges42.
21Spinoza va même plus loin en affirmant que ce concept n’est pas seulement inutile à la foi, mais qu’il lui nocif et mène à l’athéisme :
S’il se produisait donc, dans la nature, quelque chose qui ne suivrait pas de ses lois, cela contredirait nécessairement l’ordre que Dieu a établi dans la nature pour l’éternité par les lois universelles de la nature, et ce serait donc contraire à la nature et à ses lois ; y croire, par conséquent, nous ferait douter de tout et nous conduirait à l’athéisme43.
22L’interprétation que donne Spinoza des miracles montre, contrairement à ce que certains auteurs suggèrent, la subtilité de sa méthode. Bien que plusieurs auteurs aient cru que Spinoza contredisait ici ses thèses herméneutiques44, nous ne souscrivons pas à ce jugement. En effet, Spinoza maintient, comme nous l’avons vu, que la Bible n’enseigne pas que des phénomènes contraires aux lois de la nature ont eu lieu. La Bible enseigne plutôt, d’après lui, que la nature a un ordre fixe, qui semble contredire plusieurs des histoires que nous trouvons dans la Bible. Il donne pour exemple le récit biblique qui raconte que « les péchés des hommes et leurs prières puissent être cause de la pluie et de la fertilité de la terre, ou que la foi puisse guérir des aveugles45 ». Pourtant, bien que Spinoza signale ce passage pour montrer que l’affirmation de l’existence de miracles est contradictoire avec la Bible, il existe des éléments qui semblent suggérer qu’il refusait la thèse de la nécessité des miracles pour l’interprétation de la Bible, et ce pour des raisons purement philosophiques. Cette idée est renforcée par certains passages de l’ouvrage, tels que l’affirmation que « tout ce qui est contre la nature est contre la raison, et ce qui est contre la raison est absurde et doit, de ce fait, être réfuté46 », ou encore les arguments proprement philosophiques développés au chapitre VI : ainsi, par exemple, il réfute la notion de « miracle » comprise comme un « événement contraire aux lois de la nature », en faisant appel à la contradiction engendrée par le seul concept de « loi de la nature » qui peut être contredite par les faits. Mais, même si Spinoza développe des arguments « philosophiques » contre les miracles, il en existe une justification compatible avec sa méthode : ce procédé est légitime parce que la thèse de l’existence des miracles elle-même est une thèse « philosophique », si bien que, pour Spinoza, il était plus simple de montrer la fausseté de ce concept grâce à un argument philosophique qui, suivant la seule lumière de la raison, montrerait l’impossibilité des miracles en tant qu’ils sont conçus comme des phénomènes contraires aux lois de la nature. C’est aussi la raison pour laquelle Spinoza lui-même affirme qu’il a « employé ici pour les miracles une tout autre méthode que pour la prophétie47 » et « tiré ici les points principaux des seuls principes connus par la lumière naturelle48 ». Pourtant, tout en admettant avoir procédé ainsi délibérément, il affirme qu’il aurait pu argumenter en suivant un chemin inverse49, en faisant appel, tout particulièrement, au fait que la Bible nous enseigne que tout se produit suivant les lois de la nature. Et nous devons ajouter, nous dit Spinoza, le fait que la plupart des textes qui font appel à des phénomènes apparemment contraires à la nature peuvent être interprétés d’une autre manière, si l’on considère les particularités de la langue, des préjugés ou des opinions des Hébreux.
23Le dernier point est fondamental, car Spinoza ne nie pas que les Hébreux aient eu des idées manifestement fausses à propos de Dieu et que ces idées aient été exprimées dans la Bible, mais il nie qu’elles soient essentielles au message profond de la Bible. En effet, ce message, de nature morale, est parfaitement clair50. Par ailleurs, l’Écriture contient bien des affirmations qui pourraient être interprétées comme des doctrines philosophiques, mais qui pourtant ne sont que le reflet de l’ignorance philosophique des prophètes et des Hébreux, et qui ne correspondent pas aux objectifs de la révélation51, de sorte que ce sont elles qui obscurcissent le message de l’Écriture (la mens scripturae), et non sa prétendue obscurité connaturelle.
24Spinoza rapporte un exemple du genre de récits qui induisent souvent en erreur le lecteur de la Bible et lui font croire qu’elle enseigne des doctrines spéculatives dans le deuxième chapitre, tiré de l’histoire de Josué. L’auteur de cette histoire, ainsi que Josué
ont cru que le soleil tournait autour de la terre, que la terre était en repos, et que le soleil était demeuré immobile durant un moment52. Cependant, beaucoup refusent d’admettre qu’aucun changement puisse avoir lieu dans les cieux, et expliquent ce passage de façon à lui faire dire tout autre chose ; d’autres, qui ont appris à philosopher plus correctement, parce qu’ils savent que c’est la terre qui se meut et que le soleil au contraire demeure immobile, c’est-à-dire ne tourne pas autour de la terre, essaient de toutes leurs forces de tirer cette idée de l’Écriture, alors qu’elle y répugne ouvertement53. Je m’étonne beaucoup de leur attitude. Sommes-nous tenus de croire que Josué, qui était un soldat, maîtrisait l’astronomie54 ? Ou qu’un miracle ne pût lui être révélé, ou que la lumière du soleil ne pût demeurer à l’horizon plus longtemps qu’à l’accoutumée, sans qu’il en comprît la cause ? Ces deux idées me semblent tout à fait ridicules. Je préfère donc le dire ouvertement : Josué a ignoré la cause réelle pour laquelle la lumière demeurait plus longtemps, lui-même et toute la foule qui se trouvait là ont pensé à la fois que le soleil tournait autour de la terre d’un mouvement diurne et que ce jour-là il s’était arrêté un certain temps, et ils ont cru que c’était là la cause de ce jour plus long55.
25L’analyse que Spinoza donne de ce récit nous montre un principe fondamental de son interprétation de l’Ecriture, qui consiste à bien différencier le contenu phénoménal du récit (c’est-à-dire le contenu du récit, qui montre la manière dont un fait s’est manifesté à un prophète) de ce qui s’est vraiment passé56. A cet égard, une bonne partie de l’interprétation de la Bible doit donc distinguer entre le contenu phénoménal du récit et son explication, qui peut très souvent être élaborée en rappelant les opinions de ceux qui ont écrit le texte57. Donc, le bon interprète de la Bible doit pouvoir expliquer per causant proximam les faits que les prophètes ou ceux qui ont écrit les différents livres sacrés n’ont pu interpréter qu’en les rapportant à leurs propres opinions. La connaissance de ces opinions est ce qui nous permet de comprendre certaines idées exprimées par les auteurs de l’Ecriture.
LA MÉTHODE D’INTERPRÉTATION DE L’ÉCRITURE ET SA CONNAISSANCE CERTAINE
26Nous avons vu comment Spinoza interprète la Bible « scientifiquement » : à savoir, sans projeter de préjugés sur le texte et en le lisant comme une source historique. Pour ce faire, nous devons suivre certains principes de recherche qui sont communs à l’interprétation de la nature : supposer que nous avons une idée vraie donnée (une mens scripturae), essayer de séparer cette idée des idées fausses que nous lui associons – expliquer le contenu phénoménal des récits à partir des causes réelles des phénomènes racontés et les distinguer des opinions du narrateur. Ainsi, à partir des éléments centraux de la mens scripturae, on peut déduire les doctrines de moindre importance. Mais le principe fondamental ici est que, pour bien interpréter l’Ecriture, nous devons tirer notre connaissance de la Bible elle-même, « tout comme la connaissance de la nature doit se tirer de la nature même58 ». En ce sens, nous pouvons dire que les méthodes d’interprétation de la nature et de l’Ecriture ne se distinguent pas. Cela signifie-t-il pour autant que nous pouvons, dans l’analyse de la Bible, et par l’usage de cette méthode, acquérir une certitude comme dans l’étude mathématique de la nature ? Il semble que non : cela paraît être confirmé par la lecture de la section que Spinoza consacre aux difficultés de la méthode d’interprétation59. Il y explique en effet, entre autres choses, qu’il y a de nombreux passages qui ne peuvent pas être interprétés avec certitude. Les raisons en sont, principalement, notre ignorance de l’hébreu, les ambiguïtés structurelles de cette langue, notre ignorance concernant les auteurs des livres bibliques, etc. Ces facteurs font que parfois, par exemple, il n’est pas possible de déterminer clairement le sens d’un texte. Cela rend impossible l’acquisition d’une certitude absolue dans le domaine de l’interprétation biblique, sans que cela empêche Spinoza d’affirmer que sa méthode est « la seule vraie60 », et que, en tant que telle, elle nous permet d’avoir une connaissance certaine de l’Écriture61, puisque la méthode peut être efficace dans des cas très précis. En ce sens, il y a une primauté de l’objet sur la méthode, qui détermine ses limites. La méthode, alors, tout en étant une, n’est pas applicable de manière uniforme et sans tenir compte des circonstances, mais requiert de prêter attention à l’objet de recherche. C’est pourquoi nous pouvons dire que, étant donné que Spinoza était conscient des limites de sa méthode en fonction de l’objet traité, nous ne devrions pas affirmer qu’il faisait partie des philosophes accusés de « demander aux rhéteurs des démonstrations » ou d’exiger universellement des degrés de certitude qui ne peuvent être atteints dans certains domaines de la connaissance.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Notes de bas de page
1 Note de l’auteur. Une première version de ce texte – plus courte et en anglais – a été présentée lors du colloque « Spinoza. La raison à l’épreuve de la pratique », en Sorbonne, le 18 juin 2011. Je remercie Nicolas Bouteloup, Paolo Cristofolini, Andrea Sangiacomo, Chantal Jaquet et Sophie Laveran de leurs commentaires. Je remercie aussi J. Vicente Cortès, Boris Eremiev et Ruth Espinosa de leurs observations au cours des différentes versions de ce travail. Tous ces commentaires m’ont sans doute aidé à éviter beaucoup d’erreurs ainsi qu’à améliorer le résultat final. Les œuvres de Spinoza sont citées dans l’édition de Gebhardt (tome, page et ligne), sauf pour l’Éthique, dont les références indiquent la partie en question, puis la proposition, la définition, l’axiome, la scolie, ou le lemme. Note du traducteur. Ce texte a été traduit d’une version revue, augmentée et corrigée par l’auteur en castillan. Pour la traduction des textes de Spinoza, faits par l’auteur dans la version castillane de ce travail, nous avons utilisé, avec l’accord de l’auteur, la nouvelle édition de référence aux Presses universitaires de France, en signalant, pour le Traité de la réforme de l’entendement, le paragraphe en plus.
Note des directeurs de l’ouvrage. La traduction proposée a été réalisée par J. Vicente Cortès, puis revue et corrigée par Sophie Laveran.
2 Cf. F. Copleston, A History of Philosophy, 4, From Descartes to Leibniz, New York, Image, 1994 [1957], p. 15-16.
3 Cf. A. Nelson (éd.), A Companion to Rationaiism, Malden/Oxford, Blackwell, 2005, p. XIV.
4 Cf. F. Copleston, A History of Philosophy, op. cit, p. 16 ; J. Cottingham, The Rationalists, Oxford, Oxford University Press, 1988, p. 1-9 ; H. Poser, René Descartes. Fine Einführung, Stuttgart, Reclam, 2003, p. 10-15.
5 Cf. H. Hubbeling, Spinoza’s Methodology, Assen, Van Gorcum, 1964, p. 9-18. Cette vision a été critiquée ou du moins nuancée par certains auteurs qui ont tenté de relever l’importance de l’expérience chez Spinoza. Cf. par exemple, E. Curley, « Expérience in Spinoza’s Theory of Knowledge », dans Grene M. (éd.), Spinoza : A Collection ofCritical Essays, Garden City, Anchor Books, 1973, p. 25-59 et D. Savan, « Spinoza : Scientist and Theorist of Scientific Method », dans Grene M., Nails D., Boston Studies in the Philosophy of Science, vol. 91, Spinoza and the Sciences, Dordrecht, Reidel, 1986, p. 95-123, ici p. 99. Cf. aussi l’intervention d’A. Sangiacomo, p. 13-38, dans ce même volume.
6 II y a là un héritage cartésien évident, cf. AT VI, X, 371. De son côté, Spinoza signale clairement que la première partie de la méthode consiste à « distinguer et séparer l’idée vraie de toutes les autres perceptions et à empêcher l’esprit de confondre les fausses, les fictives et les douteuses avec les vraies ». Cf. Traité de la réforme de l’entendement, § 50, G II, 19, 7-8.
7 Bien évidemment, en tant que lecteurs contemporains, nous devons présenter ici comme séparé ce qui était une unité pour Spinoza et les auteurs de l’époque. En effet, nous faisons aujourd’hui une division radicale entre philosophie et science, alors que cela n’avait aucun sens pour un lecteur du xviie siècle. Il comprenait sous le nom de « science » un corps unitaire d’objets qui correspondaient à ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui un savoir rigoureux. Selon ce concept, la philosophie fait alors partie de l’arbre de la science. Cf. à cet égard, H. De Dijn, The Way to Wisdom, West Lafayette, Purdue University Press, 1996, p. 9.
8 Cf. D. Savan, « Spinoza : Scientist and Theorist of Scientific Method », art. cité, p. 96-97 ; A. Gabbey, « Spinoza’s Natural Science and Methodology », dans Garrett D. (éd.), The Cambridge Companion to Spinoza, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 142-191, ici p. 143-144 ; F. Audié, Spinoza et les mathématiques, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2005, p. 41.
9 Cf. E. Curley, « Spinoza and the Science of Hermeneutics », dans Hunter G. (éd.), Spinoza : The Enduring Questions, Toronto, University of Toronto Press, 1995, et D. Savan, « Spinoza : Scientist and Theorist of Scientific Method », art. cité, p. 97 et suiv. En ce qui concerne ce point, Savan affirme que Spinoza aurait été le « fondateur de l’herméneutique moderne » et le « créateur de l’herméneutique scientifique ». Popkin affirme, au contraire, que la plupart des idées de Spinoza sur l’herméneutique avaient déjà été exprimées par d’autres auteurs (comme S. Fischer, T. Hobbes et I. La Peyrère), voir Richard H. Popkin, « Spinoza and Bible Scholarship », dans Garrett D. (éd.), The Cambridge Companion to Spinoza, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
10 E. Curley, « Spinoza and the Science of Hermeneutics », art. cité ; Richard H. Popkin, « Spinoza and Bible Scholarship », art. cité. Ce que nous venons de dire a aussi pour conséquence que Spinoza soit vu par certains des plus importants philosophes de la tradition herméneutique comme un précurseur dans l’histoire de cette discipline philosophique (en raison de quoi, par exemple, le chapitre 7 du Traité théologico-politique a été inclus dans la sélection de textes d’histoire de l’herméneutique introduite par Gadamer, cf. H.G. Gadamer, G. Boehm (éd.), Seminar : philosophische Hermeneutik, Francfort, Suhrkamp, 1979). En effet, même si, comme on le sait, la philosophie herméneutique ne surgit comme telle qu’au xixe siècle, elle est précédée par l’étude de problèmes herméneutiques régionaux, et est tout particulièrement liée à l’analyse et à la lecture de la Bible chez de nombreux auteurs au long de l’histoire. En ce qui concerne le rôle de Spinoza dans l’histoire de l’herméneutique, cf. M. Ferraris, History of Hermeneutics, Somigli L. (trad.), New Jersey, Humanities Press, 1996, p. 39-43.
11 Traité théologico-politique, G III, 98,16-18.
12 D. Savan, « Spinoza : Scientist and Theorist of Scientific Method », art. cité, p. 97.
13 On défend d’habitude la thèse selon laquelle Spinoza aurait affirmé l’identité des méthodes d’interprétation de la nature et de l’Écriture. Toutefois, il est à remarquer que Spinoza ne parle pas explicitement et clairement, du moins dans le chapitre 7, d’une identité des deux méthodes, mais d’une similitude des méthodes et des ordres (G III, 102, 20), ou bien de leur accord (convenio). Cf. G III, 98, 30-32 ; G III, 98,15-18. Très certainement, le seul passage qui pourrait être interprété comme une affirmation d’identité est celui qui affirme que les deux méthodes « ne diffèrent pas ».
14 Cf. H. Hubbeling, Spinoza’s Methodology, op. cit, p. 33 ; G.H.R. Parkinson, Spinoza’s Theory of Knowledge, Oxford, Clarendon press, 1954, p. 14. Hubbeling cite de nombreux passages où Spinoza fait référence aux mathématiques afin de résoudre des questions philosophiques. Cf. Éthique, I, appendice ; II, 43, démonstration ; III, préface ; IV, 57, scolie.
15 De nombreux et importants commentateurs ont fait de la méthode géométrique un procédé formaliste déductif, par exemple comme un « calcul formel déductif ». Cf. Y. Yovel, Spinoza. Das Abenteuer der Immanenz, Flickinger B. (trad.), Göttingen, Steidl, 1994, p. 178. Un travail tel que celui de C. Jarrett, qui a traduit dans le langage logique du calcul formel des prédicats la première partie de l’Ethique, n’a de sens qu’avec la supposition d’une telle compréhension de la méthode géométrique. Cf. C. Jarrett, « The Logical Structure of Spinoza’s Ethics, part I », Synthèse, n° 37, 1978, p. 15-65.
16 Traité théologico-politique, G III, 111,15-23.
17 Traité théologico-politique, G III, 98, 31.
18 Traité théologico-politique, G III, 111, 24-27.
19 Éthique à Nicomaque, 1,1,1094b12-27 (trad. J. Tricot).
20 Je laisserai ouverte la question du vrai statut de la méthode mathématique chez Spinoza, puisqu’elle dépasse largement les limites du présent travail. De toute façon, il me semble que l’interprétation que je suggère est en accord avec l’hypothèse selon laquelle le traitement de la méthode d’interprétation biblique au chapitre 7 du Traité théologico-politique ouvre une forme de compréhension dudit chapitre plus féconde que celle qui le réduit à un « calcul déductif ».
21 Traité théologico-politique, G III, 100, 8-12.
22 Le besoin de faire cette séparation jouera un rôle très important dans ce qui est probablement la première oeuvre d’herméneutique générale (c’est-à-dire qui ne limite pas l’herméneutique à l’interprétation de texte), l’Essai d’un art d’interprétation universelle (Versuch einer allgemeinen Auslegungskunst), de G.F. Meier, publiée en 1757. En ce qui concerne l’importance de l’œuvre de Meier, cf. M. Jung, Hermeneutik zur Einführung, Hambourg, Junius, 2001, p. 49-54.
23 Traité théologico-politique, G III, 112,17-18.
24 L’interprétation allégorique de la Bible avait été un recours souvent employé dans l’Antiquité, surtout par Philon d’Alexandrie. Tout comme Philon, plusieurs auteurs se sont arrêtés sur le problème de la manière de distinguer l’« esprit » de la « lettre ». Très certainement, le plus important de ces représentants dans la tradition chrétienne a été Augustin d’Hippone, qui analysa diverses possibilités tant de l’interprétation littérale que de l’interprétation allégorique. En ce qui concerne l’importance de saint Augustin dans l’histoire de l’herméneutique, cf. J. Grondin, Einfühmng in die philosophische Hermeneutik, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1991, p. 42-52 et M. Jung, Hermeneutik zur Einfühmng, op. cit, p. 39-42.
25 Traité théologico-politique, G III, 101, 20a et suiv.
26 Une autre variante, qui anticipe quelques éléments de ce principe, développé par la suite et de manière plus claire par des auteurs comme W.V. Quine et D. Davidson, peut être trouvée chez G.F. Meier, Versuch, op. cit, p. 37. À cet égard, on peut consulter avec profit l’analyse de Jung. Cf. M. Jung, Hermeneutikzur Einführung, op. cit, p. 52-54.
27 Cf. à cet égard, Y. Yovel, Spinoza, op. cit, p. 281-282.
28 Cette connexion est de toute façon très suggestive, surtout si nous considérons le fait qu’on a traditionnellement attribué un rôle central au protestantisme dans l’apparition de l’herméneutique comme discipline relativement bien différenciée. Cf. H.G. Gadamer, G. Boehm (éd.), Seminar, op. cit, p. 8.
29 Traité de la réforme de l’entendement, § 30, G II, 13,17-22. De façon assez proche, l’un des problèmes qui se posent au lecteur de la Bible, c’est le fait que la recherche d’un critère qui permette d’interpréter le texte (l’autorité de telle ou telle personne, la solidité philosophique des doctrines, etc.) présuppose que l’on ait déjà trouvé un critère capable de justifier les instances susdites comme des critères d’interprétation adéquats.
30 Traité de la réforme de l’entendement, § 33, G II, 14,13.
31 Traité de la réforme de l’entendement, § 36, G II, 15,15.
32 Ethique, II, 43, scolie.
33 L’idée d’« ordre » joue un rôle central dans la méthode de Spinoza, tout comme chez Descartes. Cf. Traité de la réforme de l’entendement, § 40, G II, 16, 22-26, AT X, 379.
34 À ma connaissance, on ne note pas souvent cette analogie entre la méthode d’interprétation de l’Écriture et la méthodologie présentée par Spinoza dans le Traité de la réforme de l’entendement, surtout en ce qui concerne le rapport entre le concept d’« idée vraie », qui est norme d’elle-même, et la thèse selon laquelle l’Écriture doit être interprétée à partir d’elle-même. M. Walther, « Spinozas Kritik der Wunder-ein Wunder der Kritik ? Die historische-kritische Méthode als Konsequenz des reformatorischen Schriftprinzips », Zeitschrift fur Théologie und Kirche, n° 88, 1991, p. 68-80, ici p. 69, et plus récemment A. Klajnman, « Vraie méthode et interprétation de l’Écriture chez Spinoza », Revue de métaphysique et de morale, n° 62, 2009, p. 205-225, ici p. 211 et suiv., constituent une exception.
35 Traité théologico-politique, G III, 99, 29-32. Le terme d’historia a, comme l’ont signalé Moreau et Lagrée, au moins deux sens dans le Traité théologico-politique. D’un côté, il a le sens d’investigation ou de connaissance empirique (au sens de Bacon), sans que cela ne connote pour autant une référence à une dimension historique ; d’un autre côté, il possède le sens d’un récit avec une dimension diachronique. L’histoire que Spinoza considère comme condition nécessaire pour la compréhension de l’Écriture correspond au premier des deux sens auxquels nous avons fait allusion ici. Cf. Spinoza, Œuvres III. Traité théologico-politique, Akkerman F. (éd.), Lagrée J., Moreau P.-F. (trad.), Paris, PUF, 1999, p. 734-735.
36 Traité théologico-politique, G III, 99, 34-100,1.
37 Traité théologico-politique, G III, 100, 8-10.
38 Traité théologico-politique, G III, 101, 26-29.
39 Cf. P.-F. Moreau, « La méthode d’interprétation de l’Écriture sainte : déterminations et limites » [1982], dans Bouveresse R. (dir), Spinoza, science et religion : de la méthode géométrique à l’interprétation de l’Écriture sainte, Paris, Vrin, 1988, p. 110-113 ; Y. Yovel, Spinoza and Other Heretics, Princeton, Princeton University press, 1989, p. 284. Ce point est d’une très grande importance, puisque ce mode de précompréhension du texte décide de la réponse à une série de questions centrales. Spinoza s’oppose de cette façon à la tradition augustinienne, par exemple, pour laquelle une bonne lecture de la Bible présuppose de se confronter au texte avec foi, espoir et amour (.charitas), attitude qui présuppose en même temps de lui attribuer un statut différent de celui que possède un texte historique. C’est justement la dimension historique qui ouvre ce mode de compréhension et qui constitue la principale nouveauté introduite par l’herméneutique spinoziste, dans le cadre de la scène fascinante de l’herméneutique rationaliste. Cf. H.G. Gadamer, G. Boehm (éd.), Seminar, op. dit, p. 28.
40 Flacius, auteur de la Clavis universalis, texte qui est probablement le plus important de l’herméneutique du début de l’âge classique avant Spinoza, expose clairement l’importance de la connaissance de l’hébreu pour la compréhension de la Bible. Cf. H.G. Gadamer, G. Boehm (éd.), Seminar, op. cit, p. 12. Au contraire, cette connaissance ne semble pas être décisive pour les auteurs antérieurs (tel Augustin, cf. Doueihi, Augustine and Spinoza, Todd J.M. (trad.), Cambridge, Harvard University Press, 2010, p. 16).
41 Spinoza donne en réalité plus d’une définition du « miracle » (miracuium). Il commence par signaler que le vulgaire (vulgus) « appelle miracle ou oeuvre de Dieu les œuvres insolites de la nature » (G III, 81, 23-24). Il caractérise par la suite le terme comme un « ouvrage contraire à l’ordre de la nature » (G III, 85, 6), sens le plus durement critiqué par Spinoza. Une troisième définition fait du miracle un événement inexplicable à partir des lois de la nature, telles qu’elles sont saisies par notre raison (G III, 83, 28-84, 4). Peu d’études ont été consacrées aux miracles chez Spinoza, malgré leur importance au sein de l’argumentation générale du Traité théologico-politique. Voir à ce sujet, E. Curley (« Spinoza on Miracles », dans Giancotti E. (éd.), Proceedings of the First Italian International Congress on Spinoza, Naples, Bibliopolis, 1985, p. 421-438), pour qui, contre l’interprétation de G.H.R. Parkinson (« Spinoza on Miracles and Natural Law », Revue internationale de philosophie, n° 31, 1977, p. 145-157), la théorie spinoziste des miracles est toujours intéressante, même si l’on tient compte des théories contemporaines de la modalité et du caractère des lois de la nature. Sur la complexité du problème de la compatibilité entre la théorie des miracles chez Spinoza et les thèses centrales de son herméneutique biblique, on peut se reporter avec profit à M. Walther, « Spinozas Kritik der Wunder-ein Wunder der Kritik ? », art. cité.
42 Traité théologico-politique, G III, 91, 23-28.
43 Traité théologico-politique, G III, 86-87.
44 Cf. L. Strauss, Spinoza’s Critique of Religion, Sinclair E.M. (trad.), Chicago, University of Chicago Press, 1965.
45 Traité théologico-politique, G III, 91, 3-5.
46 Traité théologico-politique, G III, 91, 26-28.
47 Traité théologico-politique, G III, 94, 34-35.
48 Traité théologico-politique, G III, 95, 2-3.
49 Traité théologico-politique, G III, 95,15-16.
50 Ainsi, Spinoza peut affirmer : « Aussi concluons-nous que nous pouvons facilement comprendre la pensée (mens) de l’Écriture sur les enseignements moraux, et être certains de son vrai sens [...]. Les enseignements de vraie piété sont en effet exprimés dans les termes les plus courants, car ils sont tout à fait communs, et tout aussi simples et faciles à comprendre » (G III, 111, 24-39). Sur ce point, Spinoza semble à nouveau se situer dans une perspective semblable à celle de l’herméneutique protestante. Voir à ce sujet l’invective de Clavius contre la thèse de l’obscurité de l’Écriture ; cf. H.G. Gadamer, G. Boehm (éd.), Seminar, op. cil, p. 12.
51 « Nous avons donc établi assez et plus qu’assez ce que nous voulions montrer : Dieu a adapté les révélations à la compréhension et aux opinions des prophètes, et les prophètes ont pu ignorer les vérités qui concernent la pure spéculation et non pas la charité et l’usage de la vie ; et de fait ils les ont ignorées, et ils ont eu des opinions opposées. C’est pourquoi il s’en faut de beaucoup que l’on doive chercher chez eux la connaissance des réalités naturelles et spirituelles. Nous concluons donc que nous ne sommes tenus de croire les prophètes que sur la fin et la substance de la révélation ; pour le reste, chacun est libre de croire ce qui lui convient. Par exemple, la révélation de Caïn nous enseigne seulement que Dieu a exhorté Caïn à la vraie vie : c’est là seulement que réside l’intention et la substance de la révélation ; il ne s’agit pas d’enseigner la liberté de la volonté ou des doctrines philosophiques » (G III, 42, 26-43, 2).
52 Jos. 10 12-13. Spinoza parle de Josué « et de son auteur », puisque, d’après lui, il s’agit d’un livre non autographe. Cf. infra VIII, 124. Le passage auquel Spinoza fait ici référence est à son tour une référence au « Livre du juste », un ancien recueil épique cité aussi dans 2 Samuel 118.
53 Dans la note de ce passage, Lagreé et Moreau mettent cette thèse au compte de Lambert van Velthuysen (correspondant de Spinoza, cf. Lettre 75). Van Velthuysen s’efforce de prouver, dans une polémique avec le prédicateur J. Du Bois, qu’il n’y a nulle incompatibilité entre la cosmologie moderne et les textes de l’Écriture. Cf. Spinoza, Œuvres III, op. cit, p. 712.
54 Dans une note de leur traduction du Traité théologico-politique, Moreau et Lagrée font ici référence à Malebranche, lequel se sert de l’exemple de Josué pour montrer que « L’Écriture parle pour se faire entendre » et « par conséquent se sert des manières ordinaires de parler sans dessein de nous instruire de la physique », Recherche IV 12,111. Ibid., p. 712.
55 Traité théologico-politique, G III, 35, 34-36,16.
56 Pour cette distinction entre « contenu phénoménal » et « explication du contenu », cf, M. Walther, « Spinozas Kritik der Wunder-ein Wunder der Kritik ? », art. cité.
57 Traité théologico-politique, G III, 91, 33-92, 3.
58 Traité théologico-politique, G III, 99, 7-8.
59 Traité théologico-politique, G III, 106 et suiv.
60 Traité théologico-politique, G III, 106,10.
61 Traité théologico-politique, G III, 105, 9-11.
Notes de fin
i Cf. F. Bohling, « Rationalismus », dans Ritter J., Gründer K. (éd.), Historisches Worterbuch der Philosophie, Bâle, Schwabe, 1992, vol. 8, p. 46.
Auteur
Université Martin Luther de Halle-Wittenberg
a étudié et enseigné la philosophie au Chili (Université catholique, université Alberto-Hurtado et université Andrés-Bello), avant de rejoindre l’université Martin-Luther Halle-Wittenberg où il est actuellement doctorant et enseignant. Ses domaines de spécialisation sont la philosophie moderne, la théorie de l’action, l’éthique et l’épistémologie. Il a notamment publié La ontologia del espacio en Kant (Pamplune, Eunsa, 2007) ; B. Spinoza. Tratado de la reforma del entendimiento (introduction, traductions et notes avec B. Eremiev, Buenos Aires, éd. Colihue, 2008) ; « Self-Preservation, Consciousness and Self-Knowledge. Spinoza’s Concept of Conatus and the Natural Grounds of Morals » (dans A. Vigo (éd.), Oikeiosis and the Natural Bases of Morality, Hildesheim, Georg Olms, 2012). Il est membre de la rédaction de Methodus. An International Journal for Modem Philosophy (Sankt Agustin, Academia).
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