Penser les objets vivants intégratifs à partir de Hans Jonas
p. 181-198
Texte intégral
1La réflexion développée dans cette contribution s’est formée suite à ma participation à un projet de recherche nommé Dogmatis, c’est-à-dire « Défi des OGMs Aquatiques, Impacts et Stratégies ». Ce projet financé par l’Agence nationale de la recherche dans le cadre du programme ANR- OGM a associé, de 2007 à 2010, des biologistes, des philosophes, des sociologues, des économistes et des juristes pour aborder les différentes facettes des poissons génétiquement modifiés, un sujet de réflexion encore peu évoqué.
2Depuis vingt ans, les techniques de transgenèse sont utilisées chez les poissons. Actuellement, sont commercialisés des poissons d’aquarium modifiés pour devenir fluorescents. Depuis 1986, la firme AquAdvantage tente d’obtenir une demande de mise sur le marché aux États-Unis d’une lignée de saumons atlantique à croissance rapide. Le projet de recherche Dogmatis a été conçu pour réfléchir de manière interdisciplinaire aux impacts et aux stratégies d’une telle demande si elle était adressée à la France. Le « défi » mentionné dans le titre du projet a très tôt été identifié comme portant sur l’identité même du poisson génétiquement modifié (désormais « PoGM ») : tout le monde pouvait en dire quelque chose mais personne n’était capable d’en cerner tous les aspects, et aucune discipline n’était en mesure d’en fournir seule une définition satisfaisante pour tous.
3Les objectifs et les méthodes mises en œuvre dans ce projet m’ont incitée à m’interroger sur la manière dont on pourrait traiter le PoGM à partir des moyens conceptuels et pratiques que propose Jonas. Il s’agit donc d’évaluer les apports et les limites de quelques-uns des aspects de la réflexion jonassienne dans le traitement de la question du PoGM et de suggérer des pistes de réflexion qui lui sont étrangères1.
Mise en évidence de certaines caractéristiques de la pensée Jonassienne sur le vivant
une pensée du vivant qui participe à la genèse de la bioéthique et qui offre des ressources pour penser son développement actuel
4Quand, dans son ouvrage consacré à l’histoire de la bioéthique, principalement aux États-Unis, Albert Jonsen affirme que « Hans Jonas a été le premier philosophe de grand renom à arriver sur la scène de l’éthique médicale2 », il relève avec justesse que Jonas a fait œuvre de pionnier dans un champ de réflexions et de pratiques en pleine constitution dans les années 1960, celui de la bioéthique. Le domaine des soins de santé et de la recherche biomédicale est un des visages les plus populaires de la bioéthique et cette visibilité publique favorise l’assimilation, voire la réduction, de la bioéthique à l’éthique médicale. Si l’éthique médicale est une source majeure de la bioéthique, cette dernière ne s’y réduit cependant pas3.
5En effet, le « bio », qui suscite aujourd’hui des questions éthiques, implique certes l’être humain dans le champ de la biomédecine mais aussi un être humain qu’un faisceau de connaissances et de pratiques technoscientifiques et médicales permet d’associer à du vivant non humain, à du vivant artificiellement agencé ou à des dispositifs techniques divers.
6L’association du vivant humain et du vivant non humain est, par exemple, illustrée par les xénogreffes. Il s’agit de transplantations d’organes, de tissus et de cellules qui suppriment les frontières entre les espèces, introduisant des éléments provenant d’un animal dans le corps humain ou inversement. Les diverses modalités de ce mélange donnent aux problèmes éthiques de l’identité de l’individu, de la souffrance..., une dimension qui dépasse la seule perspective anthropocentrique. Cette association vivant humain-vivant non humain a connu de nouveaux développements à partir de 1953. Rosalind Franklin, James Watson et Francis Crick découvrent que l’ADN, identifié en 1944 par Avery, MacLeod et McCarty comme étant le véhicule de l’information génétique, est une longue molécule formée de deux chaînes enroulées sur elles-mêmes en double hélice et portant chacune une succession de quatre composants élémentaires. Il devient dès lors possible de recombiner artificiellement des fragments d’ADN provenant d’origines différentes et d’effacer ainsi les frontières entre espèces. On peut dès lors envisager de modifier des organismes vivants existants mais aussi d’en concevoir de nouveaux avec des caractéristiques précises. Parmi les questions éthiques soulevées par ces possibilités d’intervention, celles de l’identité des entités modifiées concernent directement notre réflexion sur le PoGM.
7Si les frontières entre les diverses formes de vie s’estompent, celle entre le vivant et l’inerte s’efface également. Depuis la fin du xixe siècle, la croyance en l’apparition spontanée de la vie et en sa différence radicale avec la matière inerte a été mise en cause par des expériences effectuées notamment en biochimie. En 1953, le biologiste américain Stanley Miller (1930-2007) fait une expérience dans le cadre de ses recherches sur l’origine de la vie sur terre. Celle-ci montre comment des acides aminés, indispensables à la synthèse des protéines et donc à l’apparition de la vie, peuvent être produits dans certaines conditions physico-chimiques. Aujourd’hui, les scientifiques admettent qu’il n’existe pas une matière « vivante », c’est-à-dire une matière qui aurait des propriétés spécifiques que ne possèderait pas la matière « inerte ». La vie n’est donc plus définie par une matière spécifique mais par des caractéristiques qui varient selon le point de vue des disciplines scientifiques : l’organisation de la matière, le processus, la souplesse d’adaptation, la reproduction avec variation, l’activité métabolique d’échanges, la complexité moléculaire, etc. Cette disparité des définitions de la vie ne doit pas occulter le fait que le travail inter/pluri/ transdisciplinaire s’impose aux scientifiques qui mènent des recherches sur des constituants fondamentaux et qui auront des applications dans des domaines nombreux et disparates. Le concept de convergence exprime ce travail transdisciplinaire entre les NBIC, c’est-à-dire les nanotechnologies, les biotechnologies, les sciences de l’information et les sciences cognitives. L’estompement de la frontière entre le vivant et l’inerte accorde à la technique, à la machine et au vivant en tant qu’acteur, une place de plus en plus importante. La bioéthique restreinte à l’être humain a déjà dû prendre en considération les machines et les appareillages utilisés dans les soins médicaux (le respirateur, le pacemaker, l’implant cochléaire...). Elle est maintenant amenée à réfléchir, par exemple, aux effets des recherches menées sur des atomes et des molécules- c’est-à-dire au niveau nanométrique – car celles-ci peuvent affecter n’importe quel être vivant, de manière involontaire (contact avec des nanoparticules présentes dans l’air, par exemple) ou volontaire (soins médicaux, usage militaire...).
8Cette évolution du contenu du préfixe « bio » contraint dès à présent la bioéthique à retrouver la portée de ses premières définitions, le vivant en général.
9En 1927, Fritz Jahr, un théologien et pasteur protestant de Halle an der Saale en Allemagne, forge un terme associant « bio » et « éthique » dans un article intitulé « Bio-Ethik : Eine Umschau über die ethischen Beziehungen des Menschen zu Tier und Pflanze4 ». Prenant la mesure des développements des connaissances biologiques et de l’impact sur l’éthique des transformations sociales de son époque, Jahr donne comme règle de conduite des actions humaines l’exigence bio-éthique de respecter en principe tout être vivant en tant que fin en soi et de le traiter comme tel dans la mesure du possible. Mêlant considérations théologiques et impératifs éthiques d’E. Kant (1724-1804), cette exigence que Jahr reprendra en 1934, sous la forme d’un « impératif bioéthique », place résolument la bioéthique sur le plan des obligations envers tous les êtres vivants (humains et non humains).
10Cette conception d’une éthique concernant tous les êtres vivants se retrouve dans les premières occurrences écrites du terme anglais « bioethics ». Il s’agit de deux articles – « Bioethics, the Science of Survival5 » et « Bioethics6 »– et d’un livre, Bioethics : bridge to the future7, rédigés par Van Rensselaer Potter (1911-2001), un biochimiste, professeur et chercheur en oncologie à l’université de Wisconsin-Madison. Pour lui, « bio » renvoie à la connaissance de la science des systèmes vivants, tandis qu’« éthique » désigne la connaissance des systèmes qui s’intéressent aux valeurs humaines. La bioéthique est donc une mise en relation de deux grands systèmes – celui des êtres vivants et celui des valeurs humaines – qui permettra à l’espèce humaine de survivre. C’est en ce sens que la bioéthique est, comme le mentionne le sous-titre de son livre, un pont vers le futur. C’est en citant le livre de Potter qu’un article du Times paru le 19 avril 1971 – « Man into superman : the promise and peril of the new genetics »– popularisa le terme « bioethics ».
11« Bioethics » cristallise en un mot des discours et des pratiques existant bien avant 1970. Il n’est donc pas étonnant que le terme ait été forgé durant cette année par différentes personnes. Selon Warren T. Reich8, le mot « bioethics » aurait été prononcé par R. Sargent Shriver, le premier directeur de Peace Corps, agence créée par John F. Kennedy, lors d’une soirée qu’il organisa en 1970 et à laquelle était notamment convié André E. Helleger, le fondateur en 1971 de « The Joseph and Rose Kennedy Institute for the study of human reproduction and bioethics ». Un an plus tard, en 1972, Warren T. Reich publie Encyclopedia of bioethics et définit dans son introduction la bioéthique comme l’étude des dimensions éthiques de la médecine et des sciences biologiques. Ces divers faits témoignent d’un autre usage du terme « bioethics » que celui de Fritz Jahr ou de Van Rensselaer Potter : la bioéthique désigne, pour Helleger et Reich, une réflexion éthique orientée vers le domaine biomédical et privilégiant l’être humain. Cette définition de la bioéthique inclut les animaux et les plantes, principalement dans leur rapport à l’être humain et à la recherche biomédicale. Les réflexions portant sur eux en tant que tels sont menées sous le couvert de diverses expressions : éthique environnementale, écoéthique, écologie profonde, biocentrisme...
12Parmi les explications que l’on peut avancer pour rendre compte de cette réduction du vivant à l’être humain, il y a le développement important de la biologie et de la médecine humaine après la Seconde Guerre mondiale, le combat pour les droits civils aux États-Unis, qui met en lumière l’importance de l’autonomie et du consentement de la personne et l’intérêt encore faible pour l’environnement.
13La réduction du « bio » à l’être humain et à la biomédecine est celle qui prévaut dans le monde francophone. Le terme « bioéthique » est utilisé au début des années 1970 dans la littérature et dans le nom de centres de recherches. Ainsi, l’Institut de recherches cliniques de Montréal inaugure le 23 septembre 1976 son Centre de bioéthique, et son directeur, David Roy, consacre à cette inauguration un article intitulé « La bioéthique : une responsabilité nouvelle pour le contrôle d’un nouveau pouvoir9 ».
14Lorsque le décret n° 83-132 du président de la République française, François Mitterrand, crée le 23 février 1983 le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, il ne retient pas le terme « bioéthique » mais le sens restreint de son préfixe « bio ». Selon ce décret, le comité est tenu de « donner son avis sur les problèmes moraux qui sont soulevés par la recherche dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé, que ces problèmes concernent l’homme, des groupes sociaux ou la société tout entière ».
15Aujourd’hui, la bioéthique tend à retrouver une de ses définitions d’origine en ouvrant le cercle de l’humain au non-humain et en y incluant même du non-vivant (des éléments physico-chimiques, des dispositifs électroniques...). Les questions éthiques associées à ces nouvelles possibilités technoscientifiques valent tant pour les individus humains et les êtres vivants que pour les sociétés et les espèces, les cultures et la diversité des modes d’existence des vivants non humains.
16Hans Jonas a pris en compte les deux extensions historiques du préfixe « bio » de la bioéthique. En 1966, Le phénomène de la vie est consacré au « bio » dans le sens large du terme, celui qui inclut toute forme de vie. En 1979, dans Le principe responsabilité, la notion de vie est devenue périphérique, le centre de la réflexion étant occupé par la responsabilité éthique et politique éveillée par les nouvelles modalités techniques de l’action humaine. J’attire toutefois l’attention sur le chapitre 3 de cet ouvrage consacré aux fins et à leur position dans l’être, dans lequel Jonas prend notamment comme exemples le marteau et l’organe de digestion, un outil et un organe vivant.
17Technik, Medizin and Ethik. Praxis des Prinzips Verantwortung, publié en 1985, continue, mais dans une moindre mesure, à intégrer des considérations sur le vivant dans l’analyse des grands enjeux éthiques du développement des sciences et des techniques biomédicales. Si la vie en tant que telle était centrale dans certains ouvrages théoriques de Jonas, elle se réduit à la vie humaine dans ses considérations à visée pratique. Nous allons à présent puiser dans ces ouvrages des éléments nous permettant d’évaluer les apports et les limites de la réflexion jonassienne dans le traitement ontologique, épistémologique et éthique d’objets vivants intégratifs, comme les poissons génétiquement modifiés.
une identité du vivant obtenue par réduction ontologique à partir du modèle humain
18Le défi lancé aux chercheurs du groupe Dogmatis par le PoGM est celui de son identité. Nous allons donc commencer par interroger la réflexion jonassienne10 sur cette question ontologique.
19Jonas a consacré de nombreux articles à la vie, dont un grand nombre est rassemblé dans l’ouvrage Le phénomène de la vie.
20Pour Jonas, la vie est un phénomène qu’il interprète de manière rétrospective et anthropomorphique. Son point de départ est une définition de l’être humain, une détermination de son essence, fondée sur le choix d’un certain nombre d’éléments particuliers. Interpréter l’histoire de la vie revient alors à rechercher sur cette base des étapes préliminaires et des configurations primitives. Celles-ci serviront non seulement à expliquer la présence des caractéristiques humaines privilégiées mais elles les fonderont aussi ontologiquement et justifieront leur préservation sur le plan éthique. Si l’on considère que la totalité psychophysique qu’est l’être humain représente le maximum de complétude ontologique connu de nous, il peut être pris de ce point de vue comme la mesure de toute chose. L’être humain est le point de départ de la narration jonassienne conjointe à l’histoire du savoir et de l’être. Sur la base de ce fondement ontologique, Jonas adopte une procédure épistémologique de réduction (ou de soustraction) ontologique progressive, permettant de déterminer la spécificité de chaque type de vie et le rapport de celle-ci à la matière inanimée. Cette réduction peut être diversement interprétée : soit elle conduit à envisager la vie comme une complexification quantitative dont la liberté et la finalité ne sont que des effets concomitants, soit elle considère que la matière inerte « représente un mode limitatif des propriétés révélées par la vie sensible [...] ; sa simple détermination par inertie serait une liberté en sommeil, non encore éveillée11 ».
21Jonas opte pour cette dernière branche de l’alternative et la met en œuvre dans son interprétation existentielle des faits biologiques. Ancrée dans le vécu corporel, cette interprétation existentielle offre un accès épistémologique privilégié au vivant et ne limite pas la perception de soi au seul être humain.
22Il étaye la manipulation et l’utilisation du vivant en articulant deux principes.
23Selon le premier, tous les êtres vivants ont de la valeur parce qu’ils poursuivent une finalité et que leur autoconservation est une affirmation de l’Être contre le Non-Être. La phénoménologie du vivant incite à parler d’une gradation de valeur plutôt que de sauts qualitatifs. Jonas articule ce premier principe à un second : l’autoconservation de soi suppose d’intervenir dans d’autres vies. Cette intervention fait partie de la loi de la vie, c’est un aspect de son intégrité. Préserver l’intégrité de la nature signifie d’une part reconnaître sa dignité en soi, d’autre part également accepter cette loi qui fait de tout vivant à la fois une proie et un prédateur potentiels. L’être humain a donc le droit d’exercer son pouvoir à l’égard du reste de la nature, c’est un droit naturel, dit Jonas. Aujourd’hui, la nature est devenue un objet de responsabilité parce que la puissance humaine est parvenue à déséquilibrer cette loi de la vie : le monde vivant est devenu la proie manifestement très vulnérable d’un prédateur unique, l’être humain. Notre responsabilité à l’égard de la nature consiste à lui permettre de se conserver et d’évoluer selon sa propre loi, en respectant son équilibre fait de luttes pour la survie entre les espèces. La liberté humaine d’intervention dans la nature doit retrouver ou recréer un équilibre symbiotique entre les proies et les prédateurs. Mais Jonas ne dit rien quant au contenu de cette démarche.
24Bien que Jonas insiste sur la continuité évolutive du vivant jusques et y compris l’être humain, il privilégie le statut de ce dernier en matière d’expérimentation. « Les animaux peuvent remplir le rôle des simulateurs de l’expérience physique classique12. » Jonas accepte donc que l’animal devienne un obj et d’expérience et serve les intérêts humains. L’animal est à la fois proche biologiquement et ontologiquement de l’être humain et éloigné de lui. Nous avons vu que l’ontologie sous-jacente au Phénomène de la vie fait de tout ce qui existe une manifestation de la finalité de l’Être. De ce point de vue, il n’y a qu’une différence de degrés d’actualisation téléologique entre l’animal et l’humain. Pourtant cette proposition de remplacer l’être humain par l’animal creuse la différence de degrés en une rupture. Jonas concède, sans en discuter véritablement, la réduction ontologique de l’animal – le fait qu’on lui ôte ses caractéristiques communes avec l’être humain et qu’on intervienne sur lui de manière irréversible et définitive. Toute expérimentation sur l’être humain soulève en revanche des problèmes éthiques et implique une prise de responsabilité qui fera essentiellement l’objet de la réflexion jonassienne.
25Jonas conçoit donc le vivant non humain à partir d’un modèle, celui que représente l’être humain. Il s’attend à découvrir certaines caractéristiques, ce qui peut d’ailleurs le conduire à ne percevoir que ce qu’il cherchait au départ. Partant d’une ontologie, il présuppose que diverses disciplines seront capables de dénombrer les propriétés de l’objet vivant étudié.
une manipulation du vivant répondant au critère d’utilité et ouvrant la porte à une nouvelle forme d’autonomisation de la technique
26La référence principale de ce qui va être exposé se trouve dans Technik, Medizin und Ethik. Praxis des Prinzips Verantwortung (1985), plus particulièrement dans l’article « Mikroben, Gameten und Zygoten : Weiteres zur neuen Schöpferrolle des Menschen », repris sous le titre « Biological Engineering. A Preview » dans Philosophical Essays.
27La grille d’évaluation qu’utilise Jonas pour l’application technologique se fonde sur la notion de normalité. Plus le curseur glisse de la guérison à l’amélioration, de la reconstruction à la construction inventive, plus le tableau de bord éthique vire au rouge.
28Le critère de la normalité permettant de juger de l’application de techniques chez l’être humain est toutefois supplanté par le critère d’utilité, lorsqu’il s’agit d’interventions sur des organismes non humains.
29Certains OGM fournissent des substances médicalement utiles (insuline, interféron, etc.) de manière plus abondante, plus continue et à meilleur coût que ne le font les sources naturelles ou synthétiques. Jonas reconnaît globalement l’apport de cette nouvelle technologie mais il nuance l’importance de ses diverses applications. L’utilité d’une bactérie produisant de l’insuline, par exemple, est indiscutable parce qu’elle répond à un besoin vital de la personne. Ce caractère d’extrême utilité est déjà moindre quand la vie de l’individu n’est pas en jeu (comme dans la production d’hormones de croissance ou d’hormones permettant d’augmenter les capacités sexuelles et reproductives). D’autres recherches sur les OGM visent à interférer avec l’environnement naturel. Des bactéries ont ainsi été génétiquement modifiées pour éliminer « naturellement » le pétrole. Jonas craint que ces nouveaux organismes acquièrent une autonomie par leur propre fonctionnement vital et par le jeu des mutations génétiques. Nous serions alors en présence d’un cas particulier, parce que médié par le vivant, d’une autonomisation de la technique dont les conséquences pourraient s’opposer aux finalités premières de l’acte technique qui les a occasionnées. La puissance de la technique serait ainsi contrée par une autre forme de puissance, ce qui amplifierait les risques au lieu de les restreindre.
30Jonas relève que l’approche épistémologique de la physique et le statut de ses objets d’étude sont, à son époque, le cadre de référence de la recherche scientifique et de celle menée plus particulièrement en biologie.
31La technologie non biologique sépare nettement le sujet de l’objet, l’agent qui décide et agit, de la chose passive et dépendante. La création d’un outil technologique, son perfectionnement ou son remplacement pur et simple, relèvent de la seule volonté humaine. Il est important, sur le plan de la responsabilité, de rappeler que cette volonté n’émane pas d’un sujet abstrait mais de personnes réelles et identifiables. « La cause première du mouvement réside encore et toujours dans “l’homme” et en fin de compte dans des individus concrets13. » Ce mouvement peut donc toujours être contrôlé puisqu’il repose sur des initiatives humaines. La liberté de décision de l’agent à l’égard de l’objet inanimé n’est pas totale cependant. Il arrive très souvent que l’objet « s’impose » ou plutôt qu’il soit imposé par divers intérêts pratiques et économiques. Sa présence n’est plus alors remise en question et l’enjeu de la recherche scientifique porte seulement sur ses divers modes d’utilisation. La décision humaine devient hétéronome : elle ne vise plus à accorder l’action à des finalités qu’elle peut toujours choisir librement mais aux impératifs technologiques qui s’imposent à elle. Améliorer le fonctionnement de l’objet ou le remplacer pour satisfaire un projet d’utilisation devient le moteur de la recherche et la source de nouveaux développements technologiques. Cette dynamique d’autonomisation des objets techniques place la conception et l’application de nouvelles technologies au cœur de l’activité humaine.
32La finalité principale de la technologie traditionnelle est de concevoir et d’adapter des objets pour l’usage humain. Cet usage n’a pas toujours une dimension universelle puisqu’il peut n’appartenir qu’à une communauté particulière, et il ne coïncide pas nécessairement non plus avec un « bien en soi » (comme en témoigne l’usage militaire des techniques). Le travail des sciences physiques est guidé par une conception du progrès qui associe à l’objet de demain des qualités supérieures à celles qui caractérisent l’objet actuel.
33En science physique, l’expérimentation est innocente, affirme Jonas : elle travaille à petite échelle, utilise des substituts, simule des conditions et extrapole les résultats.
34La notion d’autonomie acquiert une autre dimension quand elle s’exprime à travers des objets vivants. Les organismes présentent la particularité de tirer d’eux-mêmes le principe de leur mouvement. Celui-ci est au fondement du processus métabolique et il assure la perpétuation de l’être vivant et son développement en de nouvelles formes. Ce saut qualitatif de l’inanimé au vivant ôte à la causalité son caractère unilatéral : « Dans le cas des organismes, le modificateur est un co-agent avec le matériau auto-actif – le système biologique donné. Il insère l’infime déterminant nouveau dans l’auto-activité de l’organisme qui l’intégrera de son propre chef au sein de la totalité de ses déterminants autonomes14. » La réussite de cette intervention repose sur la participation de l’organisme ainsi que sur la reconnaissance et la mise à profit de son autonomie et de sa capacité à se maintenir en vie par l’intégration d’éléments extérieurs. L’insertion réussie d’un nouveau déterminant dans l’ensemble des déterminants originels dépend du système lui-même. « Son autonomie est réclamée en tant que partenaire actif dans l’obtention de la modification souhaitée15. » Ce procédé détourne la finalité propre de l’organisme au profit d’une finalité qui lui est étrangère et peut-être néfaste. Ce n’est toutefois pas cette objectivation d’un être vivant capable d’agir de manière autonome qui retient en priorité l’attention de Jonas. Celle-ci se focalise sur le risque que court la liberté humaine en se rendant dépendante d’une dynamique dont le contrôle lui échappe dès qu’elle prend les organismes vivants comme objets de recherche.
35Les techniques d’ADN recombinant permettent d’intervenir dans la structure des organismes et d’orienter leur finalité. Jonas compare ce qu’il appelle la biologie « nucléaire » à la physique nucléaire qui a ouvert en son temps de nouvelles dimensions à la physique et aux techniques que celle-ci sollicitait. « Ces deux nouvelles contrées ont des aspects théoriques excitants mais aussi des aspects pratiques inquiétants. Il semble qu’il en soit ainsi dès que l’on touche au cœur des choses16 », remarque Jonas. Le nombre d’inconnues est en effet trop important et le résultat de l’intervention est hors de portée de l’expérimentateur lui-même. « La reconception, la modification ou l’amélioration souhaitée est en fait une expérience17. » L’imprévisibilité et la non-maîtrise d’un processus et de ses conséquences font de toute intervention sur le vivant une expérimentation. « Le pouvoir, une fois exercé, est hors de portée de celui qui l’exerce, fondu dans le jeu de la complexité plus vaste de la vie qui défie toute analyse complète et toute prédiction : sous cet aspect, le pouvoir, bien que fatidique, est aveugle18. »
36Ayant ces quelques données de la réflexion jonassienne en mémoire, revenons vers les poissons génétiquement modifiés.
Le projet de recherche dogmatis : penser l’épistémologie et l’éthique à partir de la spécificité de l’objet
le poisson génétiquement modifié : un exemple d’objet vivant intégratif
37Dans le groupe Dogmatis, il est rapidement apparu que le PoGM échappait à la connaissance que procurait le recouvrement de perspectives disciplinaires ou en débordait. En effet, le PoGM ne se présente pas comme un objet complexe dont on peut recenser les diverses facettes en juxtaposant les perspectives disciplinaires : ainsi, pour le juriste, le PoGM est quelque chose sans statut ; pour le consommateur, c’est une virtualité ; pour le philosophe, c’est un terme (à l’origine, même pas un concept) ; pour la filière piscicole, c’est un produit possible de marché ; pour le biologiste, c’est un animal existant, etc. Cela signifie que son être n’est non seulement pas affirmé dans toutes les disciplines de la même manière mais qu’il peut même ne pas être reconnu comme existant par certaines d’entre elles. Aucune discipline ni aucun être vivant comme l’être humain ne peut donc servir de fondement à une caractérisation ontologique du PoGM dont la pertinence s’impose à tous.
38Le PoGM est un objet hétérogène, c’est-à-dire un objet vivant intégratif. Celui-ci n’est pas un objet qui serait de facto constitué par une série de propriétés que chaque discipline s’appliquerait à découvrir. C’est un objet qui, certes, a des propriétés mais parmi celles-ci des inconnues qu’aucune équation disciplinaire ne peut résoudre parce qu’elles sont constitutives de l’objet. On ne peut pas convoquer a priori des types de disciplines ou un nombre déterminé de disciplines pour rendre compte de cet objet. Cette hétérogénéité constitutive implique que les savoirs disciplinaires ne peuvent plus éclairer l’objet par leur convergence mais qu’ils sont appelés à lui conférer une épaisseur stratifiée, la nature et l’accumulation de ces couches ne pouvant être déterminées de manière définitive et exhaustive ni a priori ni a posteriori, dans une position qui fermerait l’objet sur lui-même et le constituerait ainsi comme un objet face à un sujet.
l’objet vivant intégratif : une inconnue x constituée par les intentions des disciplines et des acteurs
39Dans le projet Dogmatis, notre réflexion ne nous a pas conduite à nier l’unité du PoGM mais à la penser différemment. Le PoGM a une unité mais une unité à géométrie variable en fonction de l’intention individuelle ou collective qui construit son rapport au réel. Constitutif de l’identité, celui-ci peut s’éclairer par la notion de milieu associé que l’on retrouve dans l’ouvrage du philosophe français Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques19. Le milieu associé est le milieu qui entretient une relation fonctionnelle avec l’objet. Le milieu et l’objet sont dans un rapport de causalité réciproque : l’existence de l’objet dépend du milieu, et l’existence du milieu dépend de celle de l’objet. Celui-ci n’est plus inséré dans un environnement ou opposé à un environnement mais constitué par quelque chose qui ne se réduit pas à lui mais qui est en relation d’existence avec lui, c’est-à-dire qu’il est constitué par un milieu. C’est la raison pour laquelle, dans Dogmatis, la question de « l’impact du PoGM sur l’environnement (compris comme “nature”) » n’a pas été formulée en ces termes habituels. En effet, une telle formulation suppose qu’il est possible de cerner l’existence de quelque chose comme étant une réalité donnée (nous avons vu que ce n’était pas le cas du PoGM pour toutes les disciplines) et que l’on puisse caractériser cet environnement comme étant distinct de l’objet et en rapport contenant-contenu avec lui.
40La définition d’un objet hétérogène comme le PoGM ne s’appuie plus sur des clivages entre l’objet et son environnement, le naturel et l’artificiel, l’abstrait et le concret. L’opposition des notions comme celle des savoirs n’est plus porteuse d’identité et de compréhension de l’objet PoGM.
41Dans Le phénomène de la vie, Jonas évoque une intrication semblable du vivant et de son environnement avec le métabolisme organique. Comme nous l’avons vu, il revient sur cet aspect essentiel du vivant lorsqu’il compare l’objet d’étude de la science physique et celui des biotechnologies.
42La manifestation du PoGM en tant qu’objet vivant intégratif est le résultat d’une méthodologie de travail particulière. Au cours du projet Dogmatis, les participants se sont rendus compte qu’ils devaient aborder la question du PoGM avec leurs outils disciplinaires. Ils ont également progressivement découvert que les zones d’incertitude qu’ils cernaient n’étaient pas nécessairement les mêmes que celles de leurs collègues d’autres disciplines ; que certaines zones restaient toujours à appréhender sous le mode de l’hypothèse et non du savoir ; et que ces zones hypothétiques et incertaines relevaient des objets vivants intégratifs. Ces découvertes issues de la réflexion interdisciplinaire ont été rapportées dans les disciplines et ont ainsi pu les nourrir en retour. Le travail interdisciplinaire dans Dogmatis a progressé par des allers-retours volontaires et répétés entre le cercle proprement disciplinaire et les échanges au sein de l’espace interdisciplinaire.
43L’accumulation des savoirs disciplinaires peut lever des incertitudes mais en fait également surgir de nouvelles. Si bien qu’au lieu de se rassembler sur un savoir, le travail interdisciplinaire dessine un espace constamment changeant de non-savoir (State of Non-Art). L’objet vivant intégratif prend corps dans cet espace créé par les disciplines et selon les trajectoires que celles-ci y dessinent. Schématiquement, on pourrait représenter ceci de la manière suivante : les disciplines regroupées en cercle projettent sur une inconnue x des propriétés qui vont la constituer. Cette représentation est différente de celle à laquelle Jonas se réfère : un objet existant a priori de manière déterminée se dévoile progressivement à partir d’hypothèses prenant appui sur le modèle ontologique humain.
44Avec le PoGM, il n’y a plus d’opposition entre théorie et pratique, et la succession jonassienne entre un ouvrage théorique (Le principe responsabilité) et un ouvrage pratique (Technik, Medizin und Ethik) apparaît inadéquate. De même, l’éthique n’est plus dans une posture a posteriori de jugement à l’égard des disciplines scientifiques ni dans une posture d’accompagnement symbolique des technosciences mais dans une posture de constitution d’un espace interdisciplinaire à partir des impasses apparues dans chaque discipline pour comprendre l’objet vivant intégratif. Comme le dit A.-F. Schmid, l’éthique opère une synchronisation artificielle des savoirs et des temporalités. Elle est artificielle parce qu’elle n’est pas une manifestation de quelque chose qui serait resté jusqu’alors caché. C’est une construction de l’objet à partir des propriétés fournies par chaque discipline. L’accord entre les disciplines portera sur cette construction même. La figure de l’objet qui apparaîtra à travers celle-ci fera ou non consensus.
Quelques résultats de cette réflexion pour penser les objets vivants intégratifs
451. Selon Jonas, la phénoménologie de la vie est une réponse prenant au sérieux le sens de la naturalisation de l’être humain opérée par Darwin. Celui-ci a intégré l’être humain dans l’horizontalité de l’évolution du vivant, Jonas se propose de lire cette évolution du vivant à partir de l’être humain. Nous suggérons de repenser le point d’application de ces deux lectures complémentaires. Actuellement, nous l’avons vu, le développement diversifié des techniques, des biotechniques et des NBIC induit une lecture nouvelle de la place de l’être humain dans le vivant et dans la matière inerte. Il reste à penser comment la proposition jonassienne pourrait s’articuler à ce nouveau mode d’intégration de l’être humain dans le vivant et l’inerte.
46Jonas évoque les menaces pour l’image de l’être humain que ferait peser une intervention modificatrice, sans visée thérapeutique, dans son génome. Il appliquerait sans doute la norme de l’utilité dans l’évaluation de la portée éthique de l’insertion de gènes humains dans un vivant non humain. L’« image de l’être humain » qu’il désire sauvegarder impliquet-elle la protection du patrimoine génétique humain ou celle de ses gènes pris individuellement ? Cette dernière interprétation obligeant à préserver les gènes est problématique sur le plan génétique puisque les matériaux génétiques sont partagés par toutes les espèces vivantes.
472. L’interdisciplinarité ne consiste pas à croiser les savoirs mais à créer « un lieu commun à partir duquel chaque discipline évalue ses manques pour traiter d’un tel objet, c’est une sorte de State of Non-Art20 ». Le lieu d’inter-discipline fait du non-savoir l’objet du savoir et c’est dans ce creux épistémologique que se loge une des dimensions éthiques du PoGM. Dans l’espace interdisciplinaire, le philosophe ne se rapporte pas à l’identité du PoGM à partir d’une définition fournie par son bagage conceptuel disciplinaire mais il part des aspects identitaires du PoGM qui échappent à la prise en charge de sa discipline. L’identité du PoGM ne peut être obtenue ni par une réduction ontologique opérant à partir de l’être humain (option jonassienne) ni par une définition du poisson posée par une philosophie.
48Les aspects indisciplinés (récalcitrants à la prise en charge disciplinaire) du PoGM peuvent se manifester lors de l’analyse disciplinaire ou lors de réflexions partagées dans le lieu interdisciplinaire. « Comment penser l’identité du PoGM sans recourir à la réduction ontologique ou à une définition posée a priori ? » est une question qui place le philosophe dans une posture d’humilité créative : il est déchargé de la transmission d’une vérité philosophique (« Voici comment ma discipline, la philosophie, définit l’identité du PoGM »), et en reconnaissant l’insuffisance de la philosophie dans le traitement de l’identité du PoGM, il se met en capacité d’appréhender l’hétérogénéité indisciplinée de celui-ci à travers la formulation d’hypothèses. Ces hypothèses émises à partir de différents types de savoirs, d’expertises et d’expériences vont quitter le milieu interdisciplinaire de leur élaboration pour être testées par chaque discipline. Ce retour critique aux disciplines permet de confronter les intentions du chercheur (ses hypothèses quant aux paramètres de l’objet) à l’ancrage assuré par le savoir disciplinaire de l’objet dans la réalité. La fiction (intentions, hypothèses) portée par le milieu interdisciplinaire participe à la définition de l’objet qui n’est plus l’apanage d’un ou de quelques savoirs.
493. Le PoGM n’est pas un objet donné ni un objet complexe qu’une convergence de disciplines permettrait de cerner. Le projet Dogmatis en propose la définition suivante : « Nous avons élaboré la notion d’“objet intégratif”, comme couches de savoirs et de non-savoirs hétérogènes, dont l’unité est faite de la coïncidence de l’intention ou de la projection (individuelle/collective) du chercheur et de l’identité de l’objet dans son rapport au réel21. » L’hétérogénéité est constitutive du PoGM, elle marque des zones d’incertitude et de généricité. Le PoGM ne soulève pas des problèmes mais une pluralité de séries de problèmes. Dans chaque discipline, il occasionne une rupture, une discontinuité, une zone de non-savoir et de généricité dans le raisonnement, qu’il s’agit de rapporter aux autres ruptures disciplinaires. Une zone x de généricité peut être signalée par une ou plusieurs ruptures disciplinaires, elle peut être associée à d’autres zones de généricité dans certaines disciplines, etc.
504. La démarche épistémologique que nous venons de décrire accorde aux savoirs scientifiques et non scientifiques une importance égale dans la formulation des hypothèses permettant de déterminer l’objet. L’élaboration par hypothèses de cette fiction d’objet peut inclure ses utilisations dans la vie courante, ses conséquences sur notre manière de vivre et de penser, etc. L’humanisation du savoir scientifique par l’imagination, que Jonas appelait de ses vœux, entre dans la détermination d’un objet intégratif comme le PoGM. Mais ici la fiction n’est pas guidée par un sentiment privilégié, comme celui de la peur chez Jonas. Les informations fournies par les sentiments peuvent constituer des hypothèses quant à l’identité de l’objet mais l’objectif n’est pas de mettre en lumière ce qui a de la valeur en s’appuyant sur le sentiment de peur. L’hétérogénéité épistémologique de l’objet intégratif inclut l’éthique dans sa prise en compte du pluralisme des savoirs et des expériences, dans la reconnaissance du fait que les savoirs sont situés. Les zones d’incertitude de l’objet, ses zones de généricité, sont des tremplins pour une dynamique éthique, et non des puits profonds que des concepts et des valeurs éthiques tout préparés doivent venir combler. L’éthique doit partir de la spécificité de l’objet. C’est à partir de l’hétérogénéité de l’objet, à partir de ses aspects indisciplinés, qu’il s’agit de penser les concepts et valeurs éthiques. Ainsi, l’impératif jonassien : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » n’est pas un soubassement éthique à la réflexion sur le PoGM mais une hypothèse qui permettra, peut-être, de mettre à jour une zone de non-savoir philosophique quant à celui-ci : comment rapporter la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre à l’existence d’un PoGM ? Le recours à la simulation, à la création de modèles ou de récits, donnera des éléments de réponse à cette question.
51Les objets intégratifs, comme le PoGM produit par le développement des sciences et des techniques, exigent une nouvelle éthique, ceci rejoint le constat général de Jonas. Ils exigent une éthique étroitement associée à l’épistémologie, comme il le prône. Une éthique qui intègre des savoirs et des expériences multiples, qui associe savoir scientifique et fiction, qui prenne au sérieux l’incertitude et la formulation d’hypothèses, comme la conçoit également Jonas. Mais l’objet intégratif, par son hétérogénéité même, ne peut être appréhendé par des concepts et des valeurs éthiques élaborés a priori. Le signe de l’inadéquation de cette approche est que les conclusions d’une réflexion éthique de ce type restent étrangères à une série de savoirs et de comportements, et qu’elles n’arrivent à s’imposer qu’à coup de règlements et de lois, dont la pertinence échappe généralement aux personnes en relation avec ces objets intégratifs. L’interdisciplinarité exigée par un objet vivant intégratif comme le PoGM a la particularité de ne pas combiner des savoirs mais de prendre la mesure des non-savoirs dans le milieu interdisciplinaire : chaque discipline projette dans ce milieu ses zones de non-savoir et reconnaît ainsi qu’elle est incapable, seule, de rendre compte de l’objet. L’expertise est multiforme et n’est pas uniquement sanctionnée par un diplôme ou une reconnaissance publique. La menace brandie par Jonas d’un comité de sages, prenant des décisions en situation de grande urgence si aucun sursaut de responsabilité n’a lieu dès aujourd’hui, serait non seulement contraire au fonctionnement démocratique mais aussi inadéquat à la constitution du savoir des objets intégratifs et à leur appréhension éthique.
52La refonte épistémologique et éthique générée par l’objet vivant intégratif qu’est le poisson génétiquement modifié nous incite à reprendre de manière créative les propositions jonassiennes.
Notes de bas de page
1 Ces pistes de réflexion sont les résultats d’un travail collectif au sein du groupe des philosophes de Dogmatis, celui que j’ai mené avec Anne-Françoise Schmid, philosophe épistémologue – à qui elles doivent beaucoup –, Lyne Létourneau et Léo Coutellec.
2 Albert R. Jonsen, The Birth of Bioethics, New York/Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 77.
3 Pour de plus amples informations sur l’histoire de la bioéthique, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : La bioéthique, Paris, Le Cavalier bleu (Idées reçues), 2009.
4 Fritz Jahr, « Bio-Ethik : Eine Umschau über die ethischen Beziehungen des Menschen zu Tier und Pflanze », Kosmos, 24 (1927).
5 Van Rensselaer Potter, « Bioethics, the Science of Survival », Perspectives in Biology and Medicine, 14 (1970), p. 127-153.
6 Id., « Bioethics », Biosciences, 21 (1971), p. 1088.
7 Id., Bioethics : Bridge to the Future, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1971.
8 Warren T. Reich, « The Word "Bioethics” : the Struggle over its Earliest Meanings », Kennedy Institute of Ethics Journal, 5 (1995), p. 127-153,
9 David Roy, « La bioéthique : une responsabilité nouvelle pour le contrôle d’un nouveau pouvoir », Relations, 420 (novembre 1976), p. 308-312.
10 Pour de plus amples développements sur ces différents aspects de la pensée de Jonas, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : Marie-Geneviève Pinsart, Hans Jonas et la liberté. Dimensions théologiques, ontologiques, éthiques et politiques, Paris, Vrin, 2002.
11 Hans Jonas, « Life, Death, and the Body in the Theory of Being », dans id., The Phenomenon of Life : Toward a Philosophical Biology, New York, Harper & Row, 1966, p. 24.
12 Hans Jonas, « Biological Engineering. A Preview », dans id., Philosophical Essays : From Ancient Creed to Technological Man, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1974, p. 107.
13 Hans Jonas, « Mikroben, Gameten und Zygoten : Weiteres zur neuen Schöpferrolle des Menschen », dans id., Technik, Medizin und Ethik. Praxis des Prinzips Verantwortung, Francfort-sur-le-Main, Insel, 1985, p. 205.
14 Hans Jonas, « Biological Engineering. A Preview », art. cité, p. 141 (nous traduisons).
15 Hans Jonas, « Lasst uns einen Menschen klonieren : Von der Eugenik zur Gentechnologie », dans id., Technik, Medizin und Ethik..., op. cit., p. 165 (nous traduisons).
16 Ibid, p. 171.
17 H. Jonas, « Biological Engineering. A Preview », art. cité, p. 143.
18 Ibid., p. 145.
19 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958.
20 A.-F. Schmid, L. Coutellec, L. Létourneau, M.-G. Pinsart, « Des dimensions éthiques et épistémologiques du poisson génétiquement modifié », actes du colloque Dogmatis, Paris, 22-23 novembre 2010, projet ANR-OGM 2007-2010, INRA, p. 70.
21 Ibid.
Auteur
Université libre de Bruxelles
Professeur de philosophie contemporaine à l’Université libre de Bruxelles où elle enseigne la bioéthique et la philosophie des techniques. Elle est vice-présidente (2010-2014) du comité consultatif de bioéthique de Belgique, et membre du comité d’éthique des hôpitaux Iris- Sud (Bruxelles) et de la commission fédérale pour la recherche médicale et scientifique sur les embryons in vitro. Elle a publié : Hans Jonas et la liberté. Dimensions théologiques, ontologiques, éthiques et politiques (Vrin, 2002) ; La bioéthique (Le Cavalier Bleu, 2009). Elle a dirigé : Genre et bioéthique (Vrin, 2003) ; Narrationet identité. De la philosophie à la bioéthique (Vrin, 2008) et publié en collaboration : H. Jonas : nature et responsabilité (Vrin, 1993) ; Les quinze ans du comité consultatif de bioéthique de Belgique : bilan et perspectives (éd. Racine-Campus, 2012) ; et Les nanotechnologies, vers un changement d’échelle éthique ? (éd. EME, 2012).
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