L’ordre juridique entre unité et pluralité
p. 167-179
Texte intégral
1Le thème « unité et pluralité du droit » fait apparaître deux points cardinaux du discours de la théorie du droit. Un point de vue unitaire influencé par Dworkin1 sera développé d’abord et c’est dans ce cadre qu’il conviendra d’élaborer un modèle de l’unité du droit. Ce point de départ sera ensuite critiqué à partir d’une conception pluraliste qui peut être globalement classée parmi la mouvance des « Critical Legal Studies »2. Le but de ce travail consistera ainsi à manœuvrer entre ces deux points cardinaux et créer une position intermédiaire. Si je prends comme point de départ l’ensemble des problèmes concernant « l’unité et la pluralité du droit », j’aboutis à l’idée du droit en tant que structure d’application du droit. Ce modèle, qui a tout d’abord été élaboré à partir d’une analyse des positions du discours anglo-américain se verra ensuite confronté à deux problèmes de la théorie du droit d’Europe continentale, ou plus précisément de l’École viennoise de la théorie du droit. Cette démarche devrait permettre de réfuter l’éventuel argument selon lequel la théorie du droit anglo-américaine ne pourrait pas présenter d’éléments de solutions pour les questions développées en la matière en Europe continentale. Par ailleurs, l’on ne réduit le droit ni à un ensemble de règles à appliquer, comme le fait parfois cette théorie du droit d’Europe continentale, ni à un réseau des comportements d’application, comme il est jusqu’ici de coutume dans la conception anglo-américaine. Par rapport à ces alternatives, la conception du droit en tant que structure d’application du droit occupe également une position intermédiaire.
2Le point de vue unitaire, inspiré de Dworkin, se fonde sur le modèle d’Hercule3, un juge idéal-typique, qui s’assigne la tâche d’élaborer les principes inhérents à la matière juridique. Le résultat serait une théorie qui conçoit la matière du droit sur le mode de l’unité. Il faut alors s’attendre à ce qu’une partie de la matière juridique, par exemple certains éléments de la jurisprudence considérés comme déplacés ou ne convenant pas au système, soient exclue. La possibilité de développer des théories différentes est toutefois admise. La théorie adéquate serait alors celle qui correspondrait le mieux au matériau juridique. Il y aurait donc une théorie adéquate du droit, qui permettrait à Hercule de trouver les réponses correctes aux questions juridiques dans chaque cas particulier.
3Si l’on part du point de vue pluraliste, l’on doute au premier abord qu’il y ait une solution correcte appropriée à chaque cas particulier. Même par le recours aux principes inhérents à la matière juridique, on ne saurait remédier au manque de détermination du droit, pour la simple raison que l’indétermination de la matière juridique se retrouverait au niveau des principes. Le juge devrait choisir entre des principes en contradiction les uns avec les autres. Une telle décision ne serait pas d’ordre juridique mais politique. À cela on peut objecter, qu’on ne peut exclure le fait qu’Hercule doive faire un choix entre différentes théories. En fin de compte, son choix portera sur la théorie correspondant le mieux à la matière du droit. Cette décision n’en serait pas moins d’ordre juridique et non politique. Afin de répondre à cette objection, nous disposons de l’argument pluraliste du « canard-lapin »4. Cela veut dire que si l’on considère le dessin en question à partir d’une certaine perspective, on voit un canard. Si on change d’angle, on verra un lapin. Qu’est-ce que cela signifie pour notre discussion ? Qu’il n’existe pas de matière juridique neutre. Sa forme variera selon la théorie choisie pour la considérer.
4Cet argument ne paraît pas contraignant. Chaque système juridique ne relève-t-il pas de certaines structures et celles-ci ne sont-elles pas perceptibles par chacun ? Soit l’exemple du droit américain, assurément influencé, entre autres choses, par le libéralisme5. Il paraît difficile de nier ce constat. Or, c’est précisément cette évidence que le point de vue pluraliste prendra pour cible de ses critiques. Ces structures formeraient un voile qui s’étendrait sur le système juridique et détournerait ainsi l’attention des contradictions qui lui sont inhérentes. Ainsi par exemple, d’une part la liberté individuelle et les contraintes sociales sont deux choses qui dépendent l’une de l’autre, car c’est la contrainte sociale qui assure la liberté individuelle, mais d’autre part et en même temps, elle la menace. Cette contradiction serait voilée par les structures libérales. Le libéralisme induit l’idée tant chez les représentants de l’individualisme que chez les partisans du principe de communauté qu’un commun dénominateur a été trouvé. Mais en vérité, on n’a pas remarqué que si l’on prend appui sur des théories différentes, on aboutit à des matières juridiques différentes. Si l’on enlève ce voile idéologique, on arrive à la conclusion que dans une société multiculturelle et dans un droit influencé par elle, il n’existe pas de centre qui permettrait d’avoir un accès privilégié au système juridique ou à la société. La distinction entre le centre et la périphérie n’existerait plus. Tous les accès auraient la même valeur. Chaque théorie du droit ne pourrait être évaluée qu’en raison de ses propres critères. Aucune théorie ne pourrait revendiquer une hégémonie.
5Cette position présente toutefois certaines faiblesses. Si tous les accès ont la même valeur, le point de vue pluraliste, ne constituera à son tour qu’un accès parmi beaucoup d’autres et ne pourra donc pas revendiquer l’hégémonie. Ce point de vue s’appuie sur un modèle multiculturel si extrême qu’il ne peut être maintenu. Tout d’abord, le pluraliste argumente à partir de sa subculture et de son école doctrinale sans vouloir imposer ses critères aux autres. Mais s’il s’agit de proclamer la société multiculturelle ou la pluralité du droit, il la décrète « d’en haut » et ordonne aux autres de ne pas revendiquer l’hégémonie néanmoins, mais lui-même ne se soumet évidemment pas à cet impératif. On ne voit pas clairement, en effet, ce que pourrait vouloir dire le fait que chaque groupe devrait être évalué d’après ses propres critères. Ces groupes ou ces subcultures sont-ils véritablement et strictement séparés les uns des autres ? Est-ce qu’un mélange entre les différents groupes est interdit ? Faut-il que le groupe maintienne sa pureté ? Tout cela semble un peu problématique.
6Cet argument rappelle la conception que Stanley Fish6 développe au sujet des communautés d’interprétation. On ne pourrait, dit-il, attribuer à la matière juridique un contenu qui imposerait des contraintes à l’interprète. Le contenu de la matière juridique est au contraire déterminé dans le cadre des communautés d’interprétation. Si des restrictions sont imposées aux interprètes, cela résulte des règles du jeu de la communauté d’interprétation. Là aussi, soit on appartient entièrement à cette communauté, soit on se trouve tout à fait à l’extérieur de celle-ci. Il n’y a pas d’alternative.
7Ainsi nous avons relevé certaines faiblesses de cette conception mais ce n’est pas suffisant pour l’écarter entièrement. L’objection soulevée contre le point de vue unitaire selon laquelle il viserait à imposer l’unité de la matière juridique – une unité sans conditions – est à mon avis justifiée. Il est en effet significatif que l’on admette qu’une partie de la matière juridique puisse être incompatible avec ce système. De telles « anomalies » doivent être exclues. Il se pose alors la question de savoir si l’exclusion d’une partie de la matière juridique ne serait pas en vérité un acte de violence envers le droit ; un fait qui ne pourrait d’ailleurs pas si facilement être justifié. La réponse à cette question sera la suivante : l’exclusion des anomalies va de pair avec la prétention d’avoir trouvé la théorie la mieux adaptée à la matière juridique. Elle permettrait de prendre la décision correcte dans le cas particulier. Il n’existerait pas d’indétermination dans le droit qui accorderait une certaine marge au juge.
8Tout cela dépend de l’exclusion des anomalies. Si par contre, on n’exclut pas ces anomalies, un nombre illimité de théories opposées entre elles seront en accord avec cette matière juridique, ce qui nous ramène tout à coup aux contradictions mentionnées plus haut. Au lieu de la réponse correcte appropriée au cas particulier on trouve la décision politique ou plus précisément la libre création du droit. Le juge n’est pas lié par le droit. Il peut prendre n’importe quelle décision et la déclarer « jurisprudence ». Afin de souligner l’opposition qui existe entre les deux points de vue, on pourrait emprunter la démarche suivante. Comme pour le premier cas, on pourrait par exemple supposer un accès privilégié au droit. Un super-Hercule n’assurerait pas seulement l’unité du droit dans le cadre de sa théorie. Il pourrait aussi jouer le rôle d’un observateur qui n’est pas concerné. De ce « point de vue de Dieu »7, le droit lui apparaîtrait tel qu’il est vraiment. Si l’on n’approuve pas cette attitude, l’on aboutit apparemment à la conclusion selon laquelle tous les points de départ possèdent la même valeur. Chacun d’entre nous serait engagé dans une communauté d’interprétation et par conséquent il y aurait autant de perspectives juridiques qu’il y aurait de communautés d’interprétation. Personne ne pourrait réclamer la primauté pour son point de vue, car il est impossible d’avoir un point de vue neutre en dehors de toute communauté d’interprétation.
9Si l’on considère la contradiction de cette façon, on aboutit à l’exigence d’un choix : c’est l’un ou l’autre, la possibilité d’une position intermédiaire n’existe pas. Cette situation nous amène à poser la question suivante. Supposons par exemple que j’accepte la thèse selon laquelle un accès privilégié au droit n’existerait pas. Cela signifierait-il en même temps que je devrais reconnaître tous les accès comme ayant la même valeur ? On peut en effet douter du fait qu’une personne ait la prétention légitime d’un accès privilégié au droit. À mon avis, la revendication d’une attitude fondée sur le point du vue de Dieu, permettant, en dehors de tout rapport, de voir les choses telles qu’elles sont vraiment, est en elle-même contradictoire. Si je revendique ce point de vue, je le fais inévitablement à partir d’un certain ensemble de rapports, ce qui fait que je m’embrouille dans des contradictions. Cet argument présente des éléments qui lui sont communs avec la thèse selon laquelle on ne pourrait évaluer une communauté d’interprétation qu’en se fondant sur ses propres critères, ce qui fait qu’elle ne peut revendiquer l’hégémonie. Les deux thèses se contredisent, ce qui toutefois ne les prive guère de leur capacité de séduire. Ainsi, il n’y a plus de situation de choix entre « l’un ou l’ autre » et cela rend enfin possible une position intermédiaire.
10 La thèse selon laquelle il n’y aurait pas d’accès privilégié doit être vraie, car elle est la négation d’une proposition qui est contradictoire en elle-même. Si cependant elle est vraie, elle ne peut signifier que tous les accès sont également valables, car cette proposition est également contradictoire en elle-même et par conséquent fausse. On peut toutefois se demander quel est le revers positif de cette thèse à savoir qu’il n’y aurait pas d’accès privilégié au droit. Il convient ici de se souvenir de la raison pour laquelle le point de vue fondé sur la thèse unitaire a été critiqué. Il s’agissait de la tentative d’imposer l’unité de la matière juridique sans conditions dans le cadre d’une théorie. Cette critique paraît justifiable dans la mesure où les anomalies qui devraient être exclues, relèveraient de la pluralité de la matière juridique, qui a également été admise dans le cadre du point de vue unitaire. La tentative de trouver un dénominateur commun ne représente pas seulement un acte de violence pour la matière juridique mais la prive aussi d’une qualité essentielle. En ce qui concerne la conception pluraliste, il convient d’admettre que la pluralité de la matière juridique est une de ses qualités essentielles et que, par conséquent, ce serait une erreur de l’exclure.
11Jusqu’ici, je peux admettre cette démarche. Néanmoins nos chemins se séparent là où cette conception propose, en tant que position contraire, une pluralité radicale du droit. Du point de vue pluraliste, le droit est divisé en différentes théories ou communautés d’interprétation strictement délimitées les unes des autres. Sa pluralité est en elle-même radicalement différenciée et ne présente pas de transition. Ce point de vue nie les nuances intermédiaires et c’est là qu’à mon avis se trouve l’erreur. Si l’on reconnaît cette erreur, on ira d’une pluralité radicalement délimitée vers une pluralité plus ou moins déterminée avec des transitions insensibles. Si l’on accepte la pluralité avec des transitions insensibles, l’on reconnaît avec celles-ci l’unité dans la pluralité. Une telle unité plus ou moins vague n’est rien d’autre que l’envers de la pluralité plus ou moins vague.
12Il existe, entre l’unité et la pluralité, d’une part une interdépendance, et d’autre part un conflit sous-jacent. L’unitaire part d’une unité avec des délimitations strictes, le pluraliste part quant à lui, du principe de pluralité avec des délimitations strictes. Tous les deux font l’erreur de nier les transitions. Le droit n’est pas un système fermé sur lui-même ou composé d’un ensemble de systèmes fermés en eux-mêmes. Le droit rappelle plutôt une tradition multiple, sans cependant pouvoir nier l’unité existant dans cette pluralité.
13Ainsi nous n’avons fait qu’esquisser la position intermédiaire visée au point de départ. Si on veut la développer d’une façon plus détaillée, on doit se tourner vers l’application du droit. Dans l’application du droit, le comportement d’application et la règle à appliquer sont interdépendants. Le contenu de la règle influence le comportement d’application et le comportement d’application influence le contenu de la règle. Le juriste essaie d’interpréter le contenu de la règle, afin de voir si un certain comportement d’application est en conformité avec elle. Le contenu de la règle ne prend forme et n’acquiert sa vitalité qu’avec les cas d’application imaginés ou réels. Ce n’est que lorsque j’imagine le déroulement des éventuels cas d’application que le contenu de la règle devient clair.
14À part cette interdépendance, il existe aussi un conflit sous-jacent car un comportement d’application et une règle à appliquer ne sont pas forcément adaptés l’un à l’autre. Quelles sont les conséquences que l’on tire de là ? Cela veut-il dire que le comportement d’application doit être considéré comme étant illicite ? Ou cela signifie-t-il que l’on doit remettre en question ses propres conceptions concernant le contenu de la règle ? Si je me pose la question de savoir ce qui vient en premier lieu – le comportement d’application ou la règle à appliquer-j’essaie de réduire l’un à l’autre. Je ne considère le phénomène à « tête de janus » de l’application que d’un côté et nie de ce fait l’interdépendance. Si en revanche je considère le comportement d’application par le biais de la règle à appliquer, le comportement ne dépendrait que d’elle. Si j’adopte maintenant le point de vue contraire, la règle à appliquer ne sera rien d’autre que le produit du comportement d’application. Elle ne peut servir de mesure pour ce comportement, puisque chaque comportement d’application est conforme à la règle. À mon avis, les deux considérations sont simplistes et donc fausses.
15En effet, le droit ne se laisse réduire ni à la somme des règles à appliquer, ni à un entrelacement de modes de comportement d’application. Il faut considérer les deux aspects de l’application du droit, donc autant la règle à appliquer que le comportement d’application, même s’il existe des tensions entre ces deux éléments ou s’ils ne s’adaptent pas l’un à l’autre. Les atomes du droit sont les différentes applications du droit, dans lesquelles le comportement d’application et la règle à appliquer sont certes entrelacés, mais entre lesquels il existe aussi une certaine tension.
16Si l’on compare par exemple les différentes applications du droit à des feuilles transparentes représentant le même objet sous différents points de vue8, les formes juxtaposées feront apparaître des zones d’accumulation des plans par recoupement aux bords diffus. Ces zones d’accumulation constituent l’unité dans la pluralité de la tradition juridique.
17 Le droit n’est donc pour moi ni un système clairement délimité, ni une pluralité de tels systèmes, mais bien une tradition constituée de courants divers et présentant une unité vague. À cet endroit, il convient de considérer l’objection suivante. Étant donné qu’on ne peut exclure les anomalies, une tradition juridique qui ne présente qu’une unité vague constituerait en fait un ensemble de règles qui ne pourraient être décrites sans contradictions. De la description de cet ensemble de règles, on peut déduire n’importe quelle conclusion. Toute continuation d’une telle tradition juridique pourrait être considérée comme une application du droit. On n’aboutit à ce résultat que si l’on considère la tradition juridique comme un ensemble d’applications du droit qui peuvent être librement rangées dans le cadre des théories en tant que systèmes. Ici l’on oublie qu’une tradition constitue une structure qui représente une unité dans la pluralité. La structure présente des transitions plus ou moins insensibles et se distingue dans cette mesure d’un système qui est limité par des démarcations définies.
18Alors qu’un système est clos par rapport à ses conséquences, la structure d’une tradition demeure quant à elle relativement ouverte envers d’éventuels prolongements. Les personnes qui appliquent le droit se trouvent dans un rapport d’appréciation par rapport à cette tradition. Elles sont libres dans une certaine mesure, mais elles ne le sont pas entièrement en ce qui concerne justement le choix du prolongement de la tradition.
19Une question reste toutefois sans réponse, comment reconnaître l’unité dans la pluralité sans avoir d’accès privilégié ? Admettons qu’un juriste analyse un certain aspect de la tradition juridique. Quelle attitude adopte-t-il envers cette tradition ? Est-il situé, avec ses réflexions, dans cette tradition, ou est-il détaché des rapports de la tradition ? Dans le premier cas, il est un acteur engagé qui ne prend pas de distance face aux événements et ne peut donc avoir qu’un point de vue subjectif. Dans l’autre cas, c’est un observateur qui n’est pas engagé, en dehors de la tradition, ayant un point de vue comparable à celui de Dieu, grâce auquel il voit les choses telles qu’elles sont.
20 À mon avis, aucun des deux points de vue n’est correct. Le juriste est un mélange entre un acteur et un observateur plus ou moins distancé. L’interdépendance des deux points de vue fait que le vrai point de vue n’est pas un point de vue évident. Il est tout à fait probable qu’en ce qui concerne une question donnée, on ait des points de vue différents, ce qui néanmoins ne veut pas dire que tous ces points de vue soient de même valeur. On essaie de faire de son mieux et c’est ainsi qu’on distingue entre de meilleurs ou de plus mauvais arguments. Il n’existe qu’une vérité, mais personne n’est certain de l’avoir devinée. La vérité n’est pas manifeste. Comme elle n’est pas évidente, l’on peut se demander si notre façon d’agir ou le point de vue que nous soutenons joue un rôle dans l’appréciation de la vérité.
21 La réponse à la question de savoir ce qui constitue la tradition juridique n’est pas manifeste. Je peux cependant distinguer entre des réponses plus ou moins bonnes. Cette appréciation n’est toutefois que provisoire car elle peut changer au cours de l’examen. Si l’on soutient le point de vue de Dieu, la concordance entre la proposition et le droit est manifeste. Dans ce cas, la question de savoir si le processus choisi ou le point de vue défendu est le bon, ne se pose même pas. Si inversement je soutiens un point de vue engagé, la question portant sur le bon choix du processus et du point de vue qui en résulte ne se pose pas non plus puisque chaque point de vue a la même valeur. Dans les deux cas, on peut exclure les questions portant sur la justesse dans l’appréciation de la vérité. Considérant ce fait, on occupe ici une position intermédiaire selon laquelle les questions concernant la vérité et la justesse sont interdépendantes. Dans ce cas aussi, une critique s’impose. Si mon point de départ est une structure vague de la tradition juridique, cela peut être inquiétant du point de vue politique. Un système juridique clairement défini présente des avantages pour les faibles et les minorités. Une tradition juridique vague favorise en revanche les puissants. Le danger auquel on s’expose ainsi consiste en ce qu’avec cette revendication, on aboutit non pas, comme prévu, à la conception unitaire mais à un modèle apparenté au point de vue pluraliste. Chacun trace des limites aussi précises que possible et finalement, on se trouve devant une pluralité de systèmes qui nient toute base commune.
22Il s’agit en vérité du modèle d’une situation révolutionnaire, donc de celui d’une société qui dans certains domaines présente des tendances à la décomposition. Revendiquer partout des démarcations bien définies, me paraît, dans des circonstances normales, constituer une exigence qui ne correspond guère à la réalité. Voilà pourquoi le modèle fondé sur le point de vue pluraliste qui est présenté ici, n’offre pas non plus de description adéquate du système juridique des sociétés industrielles occidentales. Cela ne veut pas dire toutefois qu’il serait pour autant souhaitable dans des situations non-révolutionnaires d’avoir des lignes de démarcation bien définies en certains points. La structure de la tradition du droit présente des transitions plus ou moins insensibles. Elle peut quand-même, en certains points, être relativement clairement délimitée. Mais précisément, ce n’est valable qu’en certains points seulement, et même là, elle n’est généralement que plus ou moins déterminée.
23On pourrait me reprocher de proposer le vague de la structure de la tradition du droit comme solution du problème dont nous sommes partis. Est-ce que je ne fais ici que remplacer un problème par un autre ? On ne sait par exemple toujours pas, comment traiter la structure de la tradition juridique. Comment la reconnaître ? Et comment transmettre cette connaissance à d’autres juristes ?
24 Je crois qu’en analysant la structure, on ne peut se passer d’évaluation. On doit pouvoir discerner ce qui est plus ou moins important. La structure de la tradition juridique ne se dessine que lorsque l’on arrive à discerner et à évaluer correctement. La juste appréciation n’est possible que si l’on se trouve dans la bonne distance par rapport à la tradition. On doit donc maintenir une position intermédiaire entre l’engagement et la distance. Si l’on est trop engagé, on court le danger de distorsions. C’est ce que j’ai devant les yeux qui me paraît être le plus important. J’ai tendance à le surestimer ou à le sous-évaluer. Si, au contraire, la distance est trop grande, je n’arrive pas à percevoir les nuances et par conséquent je ne comprends pas vraiment de quoi il s’agit.
25Si je réussis à discerner la structure, c’est, comme on l’a bien vu, un problème de communication qui se présente. La structure ne peut guère être uniquement l’objet d’une transmission de connaissance. C’est ce que l’on comprend le mieux, lorsque l’on est conscient du fait que cette structure est une structure d’application. L’application du droit est un phénomène à tête de Janus. En raison de l’interdépendance et du conflit sous-jacent entre le comportement d’application et les règles à appliquer, il est par conséquent caractérisé par des éléments réels et normatifs.
26L’accumulation d’applications du droit peut être considérée comme un usage. Au fur et à mesure, un comportement d’application habituel ainsi que la règle dont il est issu se cristallisent et c’est sous l’angle de cette règle que le comportement d’application répété est considéré ou interprété normativement. Cette application du droit déjà répétée n’est rien d’autre qu’une structure d’application du droit assortie de transitions insensibles.
27Comment vais-je introduire quelqu’un dans une structure d’application du droit ? Il ne suffit pas que je lui en décrive les caractéristiques, mais il faut encore que je la pratique avec lui. Le nerf de la démonstration réside en ce que la structure d’application du droit influence l’homme. Seulement si mon élève est dans une certaine mesure influencée par elle, il comprendra de quoi il s’agit en fait ici. Je pourrais évidemment lui expliquer au départ le tout dans les grandes lignes, mais ce n’est que lorsqu’il sera prêt à mettre en pratique le tout qu’il développera la sensibilité nécessaire ou la force motrice qui est inhérente à la structure d’application du droit. Alors seulement, il arrivera à me comprendre. Les personnes qui appliquent le droit doivent aussi s’exercer à mettre en pratique la structure d’application du droit afin de développer le coup d’œil nécessaire à l’évaluation de la situation d’appréciation. Si l’on considère la position intermédiaire que nous avons décrite plus haut en partant de la perspective de la tradition juridique d’Europe continentale, on remarquera qu’au cœur de mes réflexions se situe le droit en tant que structure d’application du droit. La tradition juridique d’Europe continentale considère quant à elle le droit en partant de la perspective du législateur, c’est-à-dire qu’elle le considère en tant que droit posé9. Vu sous cet aspect, le droit n’acquiert, par l’application du droit, ni validité ni contenu.
28C’est le législateur qui lui attribue le contenu et c’est la règle de création dont le contenu est déterminé par une autorité normative d’un niveau supérieur qui lui attribue la validité. L’avantage de ce point de départ paraît évident. Si je pars du fait que le contenu de la règle du droit est posé par le législateur, je fais une séparation nette entre la règle à appliquer et le comportement d’application, tandis que dans ma conception de l’application du droit, je les relie, ce qui fait disparaître les démarcations précises et crée des transitions insensibles. Cela présente par ailleurs un grand avantage que ce soit le législateur lui-même qui décide quelles sont les règles valides, et non l’application du droit. C’est seulement ainsi, que l’on peut voir quelles sont les règles qui appartiennent au système juridique et quelles sont celles qui n’en font pas partie. On contribue dans les deux cas à la sécurité du droit, ce qui bénéficie aux destinataires des règles juridiques, qui savent à quel système juridique ils ont à faire, et en quel endroit il faut lui faire subir des modifications démocratiques.
29Dans les deux cas, cette exigence ne me semble pas vraiment soutenable. La séparation nette entre la règle à appliquer et le comportement d’application est, à mon avis, une utopie. Il n’y a pas de contenu de règle qui soit indépendant des cas d’application éventuels, que ces cas d’application réels se produisent dans le cadre d’un processus ou qu’il s’agisse de cas imaginés et analysés dans la réflexion juridique. Dans le processus de la législation, le légiste doit également imaginer l’exécution des différentes possibilités d’application afin d’élaborer le contenu du texte qu’il doit rédiger. Le commentateur d’une loi déjà édictée fait la même chose. Pour lui aussi, le contenu de la règle résulte de la somme des possibilités d’application. La séparation nette entre la règle à appliquer et le comportement d’application se laisse postuler au niveau de la théorie du droit, mais ne peut guère être maintenu au niveau de la pratique juridique.
30Même la thèse, selon laquelle on a besoin d’une règle de création en vue d’attribuer sa validité à une règle, ne me paraît guère soutenable. Considérons par exemple le problème bien connu de la différence entre le fait qu’une somme d’argent est exigée par une association mafieuse10 et un avis d’imposition. En raison de quelle circonstance puis-je accorder de la validité à ce dernier et refuser de l’attribuer à la demande de l’association mafieuse ? Afin de pouvoir répondre à cette question, je dois, conformément aux conditions posées antérieurement, chercher une règle de création, qui attribue la validité à l’avis d’imposition mais non à la demande de l’association mafieuse. L’avis d’imposition est lui-même dans l’incapacité de s’attribuer la validité, car cela signifierait que de « l’être » on déduirait du « devoir-être ». On a donc besoin d’une règle de création, à l’aide de laquelle on pourra considérer l’acte comme valable. La règle de création est la loi d’après laquelle l’avis d’imposition a été édicté mais non la demande de l’association mafieuse. Comment saurais-je si la loi est valide en tant que règle de création ? Afin de pouvoir répondre à cette question, il faut en appeler à une règle de création d’un niveau supérieur, c’est-à-dire à la constitution. La constitution ne peut attribuer à la loi tout comme à l’avis d’imposition de validité que si elle est elle-même valide. Elle n’est valide que si elle a été établie sur le fondement d’une règle de création qui l’est également. Cette mise en question nous conduit à faire appel à un moyen qui sera rapidement épuisé en raison du nombre limité de règles de création juridiques positives.
31C’est ainsi que nous aboutissons à une première constitution historique qui peut servir de règle de création pour la constitution ultérieure. Enfin, nous sommes arrivé à un plafond, car la constitution qui historiquement fut la première, a été établie non sur le fondement d’une autre règle de création de droit positif, mais de manière révolutionnaire. Il n’y a donc pas de règle de création pour la première constitution historique, celle-ci n’est pas valide.
32Ce n’est pas tout. Les règles de création d’un niveau inférieur et avec elles l’avis d’imposition ne peuvent pas non plus être considérées comme étant valides. Le raisonnement sur lequel s’appuie la validité est voué à l’échec. Il n’y a pas de différence entre l’avis d’imposition et la demande d’argent de l’association mafieuse. Une façon de résoudre ce problème consiste à admettre la Norme fondamentale de Kelsen11.
33Je propose une autre solution. Peut-être toute cette construction est-elle fondée sur une fausse condition. Si le législateur n’attribue pas le jugement de validité à l’application du droit, mais essaie de le régler lui-même en s’appuyant sur des règles de création, la construction sera inévitable. Ceci montre que la tentative de remplacer l’application du droit par des règles de création est vouée à l’échec. On peut éviter ce résultat si l’on part du fait que le législateur ne fait que déplacer l’application du droit par les règles de création sans toutefois vouloir les remplacer. S’il n’ajoute pas à une règle de création d’autres règles de création d’un niveau supérieur, cela signifie qu’il confie à l’application du droit l’appréciation de leur validité. Si, à partir de la première constitution historique, une structure d’application du droit se dessine, aucun autre moyen ne s’impose, car l’interprétation normative est intégrée dans la structure d’application du droit. La structure d’application du droit, vue sous cet aspect, se suffit à elle-même, ou a son centre de gravité en elle-même.
34 Il ne s’agit pas là d’une pétition de principe. Un tel problème n’apparaît que si l’on détruit l’interdépendance et le conflit sous-jacent entre l’être et le devoir-être dans la structure d’application du droit et la remplace par une séparation radicale entre l’être et le devoir-être. C’est alors seulement que prend forme la pétition, c’est-à-dire le problème du fondement de la théorie pure du droit : comment les faits purs d’un simple acte d’édiction de règle pourraient-ils être interprétés d’une façon normative, de sorte que l’on puisse considérer l’acte en tant que jurislation et son produit en tant que norme.
35Le même raisonnement est applicable mutatis mutandis au problème que pose une déduction du devoir être à partir l’être. Étant donné que la structure d’application du droit comprend des éléments réels et des éléments normatifs, il ne peut y avoir dans le cas considéré une déduction du devoir être à partir de l’être, car on dispose toujours également de prémisses normatives. Seulement si l’on prend comme point de départ les faits purs, on exige la règle de création comme prémisse normative supplémentaire afin d’éviter la déduction du caractère normatif des règles à partir de l’existence d’un simple acte d’édiction d’une règle.
36En fin de compte, j’aimerais encore considérer une question de plus près, qui pourrait se présenter dans ce contexte. Est-ce qu’une théorie du droit une fois admise, ne pourrait pas produire la tradition juridique qui la confirme ? Est-ce que la réflexion juridique n’est pas orientée vers la compréhension d’une structure d’application du droit ? Je cite deux exemples qui pourraient tous les deux contredire mon point de départ. Considérons par exemple une conception juridique qui n’est pas orientée vers la compréhension d’une structure d’application du droit. C’est ainsi que se dessine une tradition juridique qui ne correspond pas à l’image esquissée ici. Considérons maintenant une conception du droit qui s’oriente exclusivement vers le comportement d’application. On conçoit le droit à partir de la perspective du juge ou de l’organe d’exécution. Toute personne qui désire étudier le droit concernant la circulation routière, doit éviter l’erreur de le faire en se fondant sur le code de la route. Personne ne tient compte du code de la route. La seule chose qui compte, c’est la jurisprudence. Il en est de même pour l’organe d’exécution. Le comportement n’est pas apprécié par rapport au code de la route, mais par rapport à la tradition de la jurisprudence et il faut en tenir compte.
37L’autre tradition juridique ne s’intéresse exclusivement qu’à la loi à appliquer. On considère le droit à partir de la perspective du législateur. C’est dans la loi que l’on vérifie d’abord ce qui est valide pour l’organe d’exécution. Cela ne s’apprécie que par rapport à la loi, sans que la jurisprudence soit prise en considération. Dans le premier cas, il s’agit d’un modèle quasi catholique, dans lequel la jurisprudence intervient comme une médiatrice entre l’énoncé de la loi et le destinataire de la règle juridique. Dans le deuxième cas, il s’agit d’un modèle quasi protestant, dans lequel les destinataires des règles juridiques se prévalent d’un accès direct à l’énoncé de la loi. De ce point de vue, il convient d’ajouter qu’une théorie du droit peut certainement influencer la structure d’application du droit.
38Cela ne veut néanmoins pas dire que la théorie du droit doit être le miroir de la structure d’application juridique appropriée. Admettons par exemple que quelqu’un défende la théorie selon laquelle tout comportement d’application serait compatible avec la règle applicable puisque la règle ne serait en vérité rien d’autre que le résultat du comportement d’application. Cette théorie paraît jusqu’à un certain point trouver son appui dans le « modèle » catholique, mais c’en est une déformation. En effet, la distinction entre un comportement d’application correct et un autre qui ne l’est pas, est évidemment admise ici comme ailleurs. Si l’on affirmait maintenant que dans le modèle protestant la règle de droit détermine le comportement d’application sans être déterminée par ce dernier en retour, cela pourrait toutefois correspondre à la conception que les juristes se font d’eux-mêmes dans ce modèle. L’image des choses n’en est pas moins déformée, puisque le contenu d’une règle de droit ne se laisse pas déduire d’une règle de droit indépendamment du comportement d’application possible.
39Je concède que même une fausse théorie du droit peut influencer le développement d’une certaine structure d’application du droit. Les juristes catholiques se tourneraient ainsi plutôt donc vers le modèle catholique et les juristes protestants plutôt vers le modèle protestant sans jamais pouvoir réaliser entièrement l’un des deux extrêmes. C’est une curieuse ironie de constater que dans la tradition juridique de l’Europe continentale il y a une certaine tendance à rejoindre la variante « protestante » tandis que dans la tradition juridique anglo-américaine, l’on tend à se rapprocher de la variante « catholique ».
40J’espère avoir montré que les deux variantes ne sont réalistes ni l’une ni l’autre et qu’il convient, dès lors, de rechercher une position intermédiaire. Considérée sous cet aspect, la conception du droit en tant que structure d’application constitue une tentative d’élaborer une telle voie du milieu non seulement entre l’unité et la pluralité radicale du droit, mais aussi entre les extrêmes décrits ici, c’est-à-dire entre une variante « catholique » et une variante « protestante ».
Notes de bas de page
1 Ronald Dworkin, « Hard Cases » in Taking Rights Seriously, Cambridge, 1977, p. 81 et suiv. ; ainsi que, du même auteur, Law’s Empire, London, 1986.
2 Voir par exemple Boyle (dir.), Critical Legal Studies, New York, 1994 et Hutchinson 2(dir.), Critical Legal Studies, Totowa, 1989.
3 Dworkin, « Hard cases », op. cit., p. 105 et suiv. et Dworkin, Law’s empire, op. cit., p. 239 et suiv.
4 Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, Oxford, 1953, p. 194. S’appuyant là-dessus, Altman, Critical Legal Studies. A Liberal Critique, Princeton, 1990, p. 130 et suiv.
5 Kennedy, in Hutchinson, op. cit., p. 36 et suiv.
6 Fish, Is There a Text in This Class ? The Authority of Interpretive Communities, Cambridge, 1980 ; ainsi que Fish, Doing What Cornes Naturally. Change, Rhetoric, and the Practice of Theory in Literary and Legal Studies, Durham, Londres, 1989.
7 Voir par exemple Putnam, Realism with a Human Face, Cambridge, 1990, p. 17 et suiv.
8 Cette idée est développée de manière plus approfondie in Thaler, « Kreationismus und Evolutionismus in der Théorie der Rechtsschôpfung », in Walter et Jabloner (dir.), Hans Kelsens Wege sozialphilosophischer Forschung. Ergebnisse eines Internationalen Symposiums in Wien (14-15 Octobre 1996), Vienne, 1997, p. 112 ; ainsi que Thaler, « Kreationismus, konstitutive Regeln und Recht », in Aichlreiter (dir.), Redit (v) ermessen. Festschrift fur Herbert Hofer-Zeni zum 60. Geburtstag, Vienne, 1998, p. 255 et suiv.
9 Voir par exemple Klecatsky, Marcic et Schambeck (dir.), Die Wiener Rechtstheoretische Schule, Vienne, 1968.
10 Kelsen, Reine Rechtslehre, Vienne, 1960, p. 45 et suiv.
11 Kelsen, op. cit., p. 196 et suiv.
Auteur
Professeur à l’Université de Salzburg.
Cette contribution constitue le résultat de recherches généreusement financées par le Fonds du Jubilée de la Banque d’Autriche (Jubilaumsfonds der Osterreichischen Nationalbank). Qu’il en soit vivement remercié.
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