I – Présentation
p. 91-107
Texte intégral
1En Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale a joué un rôle actif et quasiment prépondérant dans l’élucidation et le développement des rapports entre le droit national et l’ordre juridique européen. Depuis plus de trois décennies, ses arrêts sillonnent la marche de l’intégration entre les États qui se sont tout d’abord regroupés à six dans la Communauté européenne du charbon et de l’acier et qui aujourd’hui se retrouvent à quinze sous le toit de l’Union européenne. Bien que dans quelques autres pays de l’Union les tribunaux compétents en matière constitutionnelle aient de temps en temps lancé des avertissements aux instances politiques, aucun autre organe juridictionnel n’a exprimé son mécontentement avec le progrès de la construction européenne parfois de manière aussi drastique que la Cour constitutionnelle allemande. Il y a eu des moments à Bonn où les milieux politiques n’avaient qu’un seul souci, à savoir un arrêt imminent des sages de Karlsruhe dont on espérait qu’ils ne condamneraient pas une mesure prise par les instances politiques et accordée avec les autres partenaires européens. Après l’approbation de la monnaie commune, la tension s’est un peu calmée. Mais on est toujours dans l’attente d’un arrêt de principe sur la protection que les droits fondamentaux garantissent à l’égard du droit secondaire de la Communauté européenne. L’enjeu concret est aussi précieux que banal : il s’agit de la fameuse organisation du marché de la banane dont on a renvoyé à la Cour constitutionnelle le règlement constitutif pour un examen quant à sa validité constitutionnelle.
I – Les compétences de la cour constitutionnelle
2Pour bien comprendre la puissance dont jouit la Cour constitutionnelle, il convient de jeter un bref regard sur ses compétences. En effet, la Cour a été dotée de pouvoirs extrêmement riches si bien qu’aucun développement important dans le vaste domaine du droit n’échappe à son contrôle. Parmi les Cours constitutionnelles en Europe, ce n’est que son homologue espagnol qui a été investi d’un éventail de compétences presque pareil, et précisément selon le modèle de la Cour de Karlsruhe.
3Tout d’abord, des lois peuvent être contestées après leur adoption par un cercle de requérants soigneusement choisis, à savoir le Gouvernement fédéral, le gouvernement d’un Land ou un tiers des membres du Bundestag (article 93 (1) sous-alinéa 2 de la Loi fondamentale). Puisque les traités internationaux qui transfèrent des prérogatives de puissance publique à des « établissements interétatiques » (« zwischenstaatliche Einrichtungen »)1 ont toujours requis l’approbation des deux chambres législatives (article 24 (1) Lf) et qu’aujourd’hui (depuis 1992) il existe une disposition spécifique à cet effet en vue de l’Union européenne (article 23 Lf), la possibilité n’a jamais manqué de se pourvoir devant la Cour contre l’un quelconque des actes constitutifs de l’intégration européenne2 Pourtant, jusqu’à l’heure actuelle cette voie (communément appelée « contrôle abstrait des normes ») n’a pas été utilisée. Toutes les grandes décisions sur la politique européenne ont trouvé un appui presque unanime dans la population et dans les milieux parlementaires, et de même les gouvernements des Länder n’ont vu aucun motif pour mettre en question l’orientation d’une politique « philo-européenne » qui a suivi la devise du préambule de la Loi fondamentale que le peuple allemand « est animé par le désir de servir la paix du monde comme membre égal dans une Europe unie ». D’après le nouvel article 23 Lf, une majorité des deux tiers est prescrite pour des développements significatifs des assises juridiques. Dans ces conditions, le consensus dans l’appareil étatique est institutionnellement assuré.
4Le deuxième titre de compétence pertinent dans le présent contexte est l’article 100 (1) Lf qui prévoit la faculté pour chaque instance juridictionnelle de renvoyer une question de validité d’un texte législatif formel à la Cour, qui se prononcera alors sur la compatibilité de ce texte avec la Loi fondamentale. Ce recours en appréciation de validité est généralement connu en Allemagne sous le nom de « contrôle concret des normes ». Il saute aux yeux qu’il doit être plus amplement disponible que le « contrôle abstrait des normes », comme il est loisible à tout juge, indépendamment de sa position dans la hiérarchie des tribunaux, de s’adresser à la Cour constitutionnelle dans quelque procédure que ce soit.3Par conséquent, on ne peut pas s’étonner du fait que l’article 100 (1) ait pu servir comme instrument non seulement pour attaquer les traités fondateurs, mais également pour tâcher de soumettre à la Cour des actes de droit communautaire secondaire. On reviendra sur ce thème.
5Le troisième procédure constitutionnelle pertinente pour nos réflexions est la requête constitutionnelle, prévue à l’article 100 (1) sous-alinéa 4a LE La requête constitutionnelle a été mise à la disposition de toute personne, indépendamment de sa nationalité, se croyant affectée dans la jouissance de ses droits fondamentaux par des actes de puissance publique. Une requête est admissible dès lors que son auteur peut alléguer avec une certaine plausibilité que les pouvoirs publics ont porté atteinte aux droits qu’il détient en vertu de la Loi fondamentale. Aucun des trois pouvoirs de l’État n’est exempt du contrôle de la Cour, même les actes législatifs étant susceptibles de faire l’objet d’un recours. Pourtant, en règle générale, avant de pouvoir s’adresser à la Cour, la prétendue victime doit épuiser tous les autres recours disponibles par le truchement des tribunaux spécifiquement compétents en la matière. La Cour a même développé une doctrine spéciale pour empêcher d’être inondée de recours dirigés directement contre des actes législatifs, situation dans laquelle aucune autre instance juridictionnelle n’est compétente. Dans une jurisprudence constante, elle a dit que les particuliers doivent normalement attendre jusqu’à être affectés par une décision administrative ou autre acte leur faisant grief qu’ils peuvent alors attaquer dans les voies normales.
6Il n’y a nul besoin de souligner que la requête constitutionnelle peut être employée par des particuliers même dans des secteurs régis par le droit européen. Dans la plupart des cas, le droit européen est mis en oeuvre par des instances nationales. Ce sont alors des actes administratifs ou des jugements émanant d’autorités allemandes qui font l’objet de l’attaque, la réglementation européenne n’en fournissant que la toile de fond. Les vices allégués de cette réglementation, pourtant, peuvent constituer le centre de gravité du différend. Dans une telle situation, la question de délimitation des compétences entre la Cour et la Cour de justice des Communautés européennes se pose très nettement. Jusqu’où la Cour peut-elle aller ? Peut-elle annuler un acte des autorités allemandes fondé sur le droit européen parce que, à son avis, cet acte – et indirectement la disposition européenne lui servant de support juridique – viole un droit fondamental du requérant ?
II – Le développement de la jurisprudence
7La Cour constitutionnelle a rendu ses premiers arrêts sur des questions impliquant la difficile cohabitation entre deux ordres juridiques – et deux grandes dames qui en sont les gardiennes respectives – à une date relativement tardive, quand les contours essentiels de la construction européenne avaient déjà été dessinés par la Cour de Luxembourg. Du temps de la Communauté du charbon et de l’acier ou bien les problèmes n’étaient pas si pressants ou bien on ne s’était pas encore éveillé à l’idée qu’on pouvait essayer de mobiliser les droits fondamentaux contre le législateur européen.
1 – L’attente
8Les premiers arrêts, qui datent de 1967, sont marqués par un grand respect pour l’autonomie de l’ordre juridique européen. Particulièrement remarquable est la décision du 18 octobre 19674 qui s’est prononcée sur une requête constitutionnelle de deux entreprises allemandes qui avaient directement attaqué deux règlements en faisant valoir que dans la CEE la protection juridictionnelle contre les actes de nature législative était insuffisante et ne correspondait pas aux exigences minima d’un système qui devait être axé sur le principe de l’état de droit. Le Cour rejeta ces requêtes, précisant que sa compétence selon l’article 93 (1) sous-alinéa 4a Lf se bornait à examiner des actes de puissance publique allemands, Pour donner plus de poids à son refus de se pencher sur le fond des deux requêtes, elle soulignait que le système du droit communautaire était un système autonome et qu’il comportait son propre système de protection juridictionnelle. Toutefois, elle ajoutait à la fin de ses motifs qu’elle ne tranchait pas la question de savoir si et dans quelle mesure dans le cadre d’une procédure recevable elle serait à même d’apprécier la légalité du droit communautaire secondaire à la mesure des droits fondamentaux allemands. Cela semblait comme une réserve plutôt technique qui n’avait pas une grande importance matérielle, étant donné que la Cour avait mis un fort accent sur la mission de la Cour de justice des Communautés européennes d’assurer le respect du droit dans l’interprétation et l’application du Traité CEE.
2 – La crise
9Il s’est avéré que cette anticipation optimiste du cours futur des évènements était trompeuse. Le grand éclat se fit sous forme de la fameuse décision « Solange » du 29 mai 19745 quelques jours après le prononcé, par la Cour de Luxembourg, de l’arrêt Nold6 où les juges européens avaient manifesté qu’ils étaient prêts à appliquer les droits fondamentaux tels qu’ils résultaient de la tradition constitutionnelle commune ainsi que des conventions internationales sur la protection des droits de l’homme auxquels les Etats membres des Communautés étaient parties. Le sommaire de cet arrêt rend le lecteur stupéfait par son radicalisme fondamentaliste. Encore aujourd’hui, plus de 25 ans plus tard, il vaut la peine de citer cet extrait comprimé d’un long arrêt qui a fermement marqué les positions d’un tribunal fier de son apanage :
« Aussi longtemps que le processus d’intégration de la Communauté n’a pas progressé jusqu’à un point où le droit communautaire contient aussi un catalogue de droits fondamentaux en vigueur adopté par un Parlement, qui correspond au catalogue des droits fondamentaux de la Loi fondamentale, un renvoi d’un tribunal de la République Fédérale d’Allemagne à la Cour constitutionnelle dans la procédure du contrôle des normes est admissible et nécessaire, après avoir sollicité la décision de la Cour Européenne requise selon l’article 177 du Traité, si le tribunal considère la disposition du droit communautaire dont dépend sa décision comme inapplicable parce que et dans la mesure où cette disposition se trouve en conflit avec l’un des droits fondamentaux de la Loi fondamentale ».
10Cette décision, souscrite par cinq des huit juges mais contredite par trois autres, a été critiquée non seulement à l’étranger, mais surtout par la plupart des auteurs allemands comme choquante. En premier lieu, les conditions d’applicabilité de l’article 100 (1) Lf n’étaient pas remplies. Dans toute sa jurisprudence antérieure, la Cour constitutionnelle avait toujours observé que seules les lois formelles post-constitutionnelles, celles adoptées par les chambres législatives fonctionnant depuis l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale, étaient susceptibles de lui être soumises par voie incidente. Les attendus que la Cour consacre à cet écueil procédural sont presque incompréhensibles. C’est surtout une volonté de faire comprendre aux juges de Luxembourg que leur préférence pour le bon fonctionnement du marché commun négligeait des valeurs tout aussi et même plus importantes qui s’en dégage. Deuxièmement, il était presque une insulte pour les britanniques de postuler que le catalogue des droits fondamentaux devait prendre une forme écrite. Finalement, les juges n’avaient pas suffisamment réfléchi, quant aux implications logiques de leur exigence, que le nouvel élément de la construction européenne souhaité par eux nécessitait une approbation parlementaire au niveau européen. Car l’adoption d’une charte des droits des l’homme par une assemblée législative européenne se confond inévitablement avec la naissance d’un pouvoir constituant européen, conséquence que les cinq juges n’ont certainement pas voulu.
11Dans les motifs mêmes de l’arrêt, le langage est généralement beaucoup plus discret et plus justifiable dans les passages centraux. C’est ainsi qu’il est dit que l’article 24 (1) Lf, la disposition permettant le transfert de pouvoirs souverains, n’autorise pas des amendements qui « détruiraient l’identité de la constitution de la République fédérale d’Allemagne par irruption dans ses structures essentielles »7. Cette affirmation pourrait être partagée même par l’adhérent le plus fervent de l’intégration européenne.
12On sait, par ailleurs, que la décision « Solange » a eu les conséquences les plus heureuses. La Cour de Luxembourg s’est finalement vue obligée de prendre au sérieux le problème des droits fondamentaux auquel auparavant elle n’avait consacré qu’une attention minimale,8 et les autres instances communautaires se sont également empressées de manifester leur appui pour une politique qui trouve son centre idéologique dans les droits de l’homme.
3 – La réconciliation
13Notant ces progrès, la Cour constitutionnelle a changé de cap dans sa décision « Solange II » du 22 octobre 1986,9 après qu’elle avait laissé entendre quelques années auparavant déjà qu’elle pourrait être prête à réviser sa jurisprudence10. Dans cette décision, qui dans son sommaire formule également une longue phrase débutant avec le mot « Solange », la Cour a reconnu que la Communauté s’était remise de son péché d’une pensée unidimensionelle, intéressée uniquement par le bon fonctionnement des échanges de marché. Par conséquent, elle a indiqué que dans ces circonstances il n’y avait aucune nécessité pour elle de continuer à exercer le rôle de gardien des droits fondamentaux allemands. Elle n’a pas renoncé pour autant de manière complète à la fonction de vigilance dont elle se croyait investie de par la Loi fondamentale. Elle précisait que son abstention durerait aussi longtemps que les Communautés, et en particulier la Cour de Luxembourg, assureraient une protection efficace des particuliers « de manière générale », protection qui équivaudrait « essentiellement » à celle garantie par la Cour constitutionnelle. Ce qu’il faut retenir surtout c’est que la Cour constitutionnelle ne prétendait plus exercer son contrôle du droit secondaire dans des cas individuels où l’on peut parler d’une « gaffe » (« Ausreilsser ») du droit communautaire, mais qu’elle voulait s’en tenir à un critère de normalité. D’après Solange11, c’est la performance du système dans son ensemble qui compte. Tant que le système produit en règle générale des résultats qui correspondent au niveau de garanties exigé par la Loi fondamentale, sa Cour se refuse à accorder le timbre d’admissibilité à des renvois d’actes de droit communautaire secondaire au titre de l’article 100 (1) L’arrêt cherche l’entente avec la Cour de Luxembourg aussi sur un autre point. Son objet était une requête constitutionnelle où une entreprise se plaignait d’une violation de l’article 177 (3) du Traité CEE par la Cour fédérale administrative qui, selon le requérant, avait omis de soumettre à la juridiction communautaire une question préjudicielle, nonobstant son obligation de faire un tel renvoi. Tout en niant une infraction dans le cas d’espèce, la Cour constitutionnelle a affirmé que la Cour de Luxembourg était « juge légal » au sens de l’article 101 (1) Lf et que donc un particulier était habilité à faire valoir le non-respect de l’article 177 (3) du Traité CEE comme une violation d’un droit fondamental. Des décisions postérieures ont mis en oeuvre cette amorce de jurisprudence en cassant quelques arrêts de la Cour financière fédérale qui s’étaient insurgés, suivant le Conseil d’Etat français, contre la jurisprudence de la Cour de Luxembourg concernant l’effet direct des directives à l’égard des particuliers.
4 – Le rebondissement de la crise
14Dans son arrêt sur le Traité de Maastricht du 12 octobre 199312, rendu également à la suite d’une requête constitutionnelle miraculeusement considérée comme recevable, la Cour constitutionnelle a résilié le pacte d’entente conclu avec son rival de Luxembourg dans « Solange II ». Une analyse sobre du cas aurait très vite pu conduire à la conclusion que la requête n’était autre chose qu’une tentative d’étendre le contrôle abstrait des. normes à la totalité des citoyens de la République fédérale en créant ainsi une actio popularis. Mais la Cour a noté que le particulier jouit, en vertu de l’article 3 8 (1) Lf, d’un droit de participer à la gestion des affaires de son pays, droit qui est susceptible d’être atteint par des transferts de droits de souveraineté en vertu des article 23 et 24 (1) Lf13 En ouvrant ainsi grandement les portes de son prétoire, les juges de Karlsruhe se sont procuré eux-mêmes la possibilité d’intervenir dans des situations où aucun des requérants potentiels figurant sur la liste de l’article 93 (1) sous-alinéa 2 Lf ne se sent motivé de faire usage des droits que la Loi fédérale lui a conférés14.
15Quant au fond de l’affaire, la Cour constitutionnelle manifeste une méfiance très forte à l’égard de la Cour des Communautés en lui reprochant de faire un usage excessif de son pouvoir d’interpréter et de développer le droit. Explicitement, elle lui rappelle que même pour des juges, qui dans les différends ont normalement le dernier mot, il existe des bornes de leurs compétences.15 Mais son mécontentement va beaucoup plus loin. Elle s’en prend surtout aux fondements démocratiques de l’Union européenne en observant que le Parlement européen, étant réduit à un rôle plutôt modeste, souvent comme organe consultatif seulement, n’est pas capable de conférer une légitimité suffisante à la législation communautaire.16 De cette constatation, elle déduit que, pour l’essentiel, ce sont les parlements nationaux qui devraient donner leur bénédiction démocratique aux institutions communautaires ; pour être en mesure de rester les piliers centraux d’un système démocratique, ces parlements – et en particulier le Bundestag – doivent « garder des missions et compétences d’un poids substantiel ». Un deuxième fruit de son mécontentement est l’annonce que des actes entachés d’incompétence ne pourraient pas être appliqués par les autorités allemandes. Textuellement il est dit : « Au cas où des établissements ou organes européens mettraient en oeuvre ou développeraient le Traité de l’Union d’une manière qui ne trouverait plus d’appui dans le Traité tel qu’il a fait l’objet de la loi d’approbation allemande, les actes juridiques en résultant ne seraient plus contraignants pour l’espace de compétence allemand. Les organes étatiques allemands se verraient empêchés pour des raisons de droit constitutionnel d’appliquer ces actes en Allemagne. Par conséquent la Cour constitutionnelle examine si les actes juridiques des établissements et organes européens se tiennent entre les frontières des compétences qui leur on été conférées ou s’ils s’en évadent17 Il est clair que cet avertissement concerne surtout la législation européenne et la fonction juridictionnelle. C’est une mise en garde qui ne laisse aucun doute que la Cour constitutionnelle se réserve le dernier mot concernant toutes les questions se rapportant au tracé de la ligne de démarcation entre les compétences nationales et les compétences communautaires, sans reconnaître le juge communautaire comme un tribunal des conflits. En fait, la Cour a précisé que la mission de protéger les droits fondamentaux lui incombe sans exception, même à l’encontre d’une puissance publique qui n’est pas de source allemande.18
16Encore une fois, il s’est agi d’un arrêt de principe sans suites immédiates. Car le Traité de Maastricht n’a pas été invalidé. La Cour constitutionnelle s’est bornée à se positionner par rapport aux défis de l’avenir. En ce sens, elle n’a pas causé de dégâts directs. Mais on lui a reproché à juste titre une attitude d’hostilité générale à l’égard de l’intégration européenne, peu compatible avec l’attachement à une Europe unie tel qu’il est énoncé au préambule de la Loi fondamentale.19
5 – Retour à la normale
17L’arrêt sur le Traité de Maastricht a évidemment encouragé les eurosceptiques à chercher une nouvelle fois leur bonheur à Karlsruhe.
18Une décision du 22 janvier 199720 20 a reçu des commentaires divergents. Encore par la voie de la requête constitutionnelle, des producteurs du secteur du tabac avaient attaqué un règlement allemand qui transposait dans le droit interne allemand la directive du Conseil sur l’harmonisation des dispositions législatives, réglementaires et administratives concernant J’étiquetage des produits de tabac.21 Les requérants estimaient que l’obligation qui leur était faite d’imprimer sur chaque paquet de cigarettes un avertissement dénonçant les dangers qu’on encourt en fumant aboutissait à une violation de leurs droits fondamentaux, notamment du droit de libre expression, de la liberté professionnelle et de leur droit de propriété. Sans s’occuper de la toile de fond du règlement, à savoir la directive communautaire, la Cour constitutionnelle a examiné les griefs avancés pour conclure de façon assez sommaire, à la surprise de ceux qui connaissent son penchant pour de longs exposés académiques, que la réglementation ne restreignait que la liberté professionnelle, et cela en pleine harmonie avec le principe de proportionnalité. Formellement, cet examen rentrait parfaitement dans sa sphère de compétence puisqu’il s’agissait d’un acte normatif allemand. D’aucuns, cependant, ont vu dans cette décision une affirmation de la compétence que la Cour prétend posséder pour apprécier les actes du droit secondaire communautaire.22 En effet, le contenu du règlement allemand et de la directive était le même, et certainement non pas par accident, étant donné que le règlement était destiné à remplir l’obligation de l’Allemagne de mettre en oeuvre la directive. Astuce judiciaire, victoire de ceux qui réclamaient « Solange III », ou simplement un arrêt de routine exempt de tout élément politique ? On ne le saura peut-être jamais, et il n’y a aucune raison pour s’extasier au regard de cette décision qui, en tout état de cause, est arrivée au résultat qu’on ne pouvait soulever aucune exception contre l’avis d’information destiné aux fumeurs.
19La décision la plus récente date du 31 mars 199823 et concerne la participation de l’Allemagne à l’Union monétaire européenne. Pour les adversaires de l’abandon du marc allemand, qui avaient vainement essayé d’obstruer la décision politique définitive, la requête constitutionnelle était le dernier moyen pour empêcher que la monnaie européenne fût introduite. Attendue dans un climat de grande tension, la décision est très sobre et laconique. Sans se prononcer sur l’admissibilité de la requête, la Cour l’a rejetée comme manifestement mal fondée. L’argument principal avancé par les requérants consistait à alléguer que le droit de propriété de tous les détenteurs de créances exprimées en marcs serait violé parce que la stabilité de la monnaie européenne ne serait pas suffisamment assurée. Répondant à cette critique, la Cour a pu observer que toute une gamme de précautions institutionnelles avait été prise pour créer une protection adéquate du futur euro. Dans ce contexte, elle a souligné la marge d’appréciation dont bénéficient les organes étatiques quand il s’agit de formuler des pronostics dans un secteur influencé par de multiples facteurs externes, soustraits à l’influence d’un gouvernement national. Pour une fois, la Cour a ici en effet fait preuve de judicial self restraint dont elle parle souvent mais qu’elle pratique assez rarement.
6 – De nouveau : l’attente
20Actuellement, un cas aux répercussions potentielles multiples est pendant devant la Cour constitutionnelle, à savoir un renvoi du Tribunal administratif de Francfort/Main se rapportant à l’organisation du marché de la banane.24 En s’appuyant sur les critères développés dans « Solange II », les juges de Francfort se montrent convaincus que le règlement afférent ne traduit pas seulement une faute de service comme elle peut arriver dans toute administration, mais que dans ce cas une volonté très nette de passer outre à des principes élémentaires de droit et de justice était à l’oeuvre dans le processus législatif, révélant un déficit structurel. En effet, les intérêts des importateurs classiques de bananes, localisés surtout en Allemagne, n’ont pas été pris en compte, et l’on savait d’emblée que le règlement ne se conciliait point avec les obligations de la Communauté comme membre du G.A.T.T. Malheureusement, dans ce différend qui a ouvert des fronts à tous azimuts la Cour de Luxembourg a rendu l’un des arrêts les plus défectueux de toute son existence.25 Il est curieux, voire angoissant, de noter que des juges qui s’évertuent tellement à assurer la primauté du droit communautaire traitent à la légère les obligations à la charge de la Communauté selon le droit international universel.
21On sait qu’au sein de la Cour de Karlsruhe le rapporteur est le juge Kirchhof, celui qui était également le rapporteur pour l’affaire du Traité de Maastricht. Mais le mandat du juge Kirchhof viendra à expiration le 15 novembre 1999, pourvu que les organes de nomination compétents se soient mis d’accord sur la personne d’un successeur à cette date. Il semble également que la Cour veuille attendre les résultats de la révision du règlement portant organisation du marché de la banane à la lumière de la critique qui a été formulée au sein de l’O.M.C.. De toute façon, c’est un cas explosif qui pourrait conduire à une confrontation ouverte entre la Cour constitutionnelle et le système de la C.E., tant ses organes législatifs que son instance juridictionnelle.
III – Une appréciation sommaire
22Tout compte fait, la résistance que la Cour constitutionnelle a opposée au juge communautaire n’a pas causé de dégât matériel dans les rapports entre l’Allemagne et les trois Communautés européennes. Jusqu’à présent, malgré les émotions que « Solange II » et l’arrêt de Maastricht ont pu provoquer, les adversaires – ou partenaires – sont restés au niveau de la lutte rhétorique, comme dans un ballet précédant le vrai combat. On peut au contraire constater que les divergences d’opinion ont bénéficié à tous les citoyens de l’Union. La Cour constitutionnelle a été l’un des premiers acteurs qui ont attiré l’attention du grand public sur le fait que les trois Communautés dépassent largement la dimension économique, où l’avait encore vue en 1972 Hans-Peter Ipsen, qui dans son opus magnum « Europäisches Gemeinschaftsrecht » qualifiait le particulier soumis au régime des traités de « Marktbürger », citoyen de marché. En postulant l’applicabilité des droits fondamentaux, elle fit voir qu’on avait besoin, dans ce nouvel édifice inhabituel pour une doctrine traditionnelle, de toute la gamme des droits qu’on peut invoquer pour se protéger contre les autorités étatiques.
23Du point de vue plus spécifiquement juridique, une autre conclusion est tout aussi indéniable. Chacune des deux instances juridictionnelles a son point de départ propre, point de départ qui lui est imposé par le système dont elle fait partie. Pour la Cour constitutionnelle, la Loi fondamentale est en effet le fondement de toute argumentation juridique. Appelée à sauvegarder la Loi fondamentale comme la constitution de l’Allemagne, elle considère tout naturellement la construction européenne comme un phénomène secondaire, qui doit se justifier à l’égard de ce texte de base. D’autre part, la Cour de justice des Communautés européennes a pour mission d’assurer « le respect du droit dans l’interprétation et l’application du présent Traité » (article 220, ex-article 164 du Traité CE). Elle a reçu son mandat des traités communautaires qui, pour elle, font fonction de charte constitutionnelle. Il n’est donc pas surprenant que les opinions sur les poids et mesures à appliquer divergent.
24Malgré la légitimité de cette différence dans les approches mutuelles au conflit de perspective, il serait prématuré de déclarer qu’aucune solution valable ne peut être trouvée, puisque de chaque côté on a un certain Vorverständnis qui possède une logique inébranlable. Tout d’abord, il est une vérité historique que les Communautés, aujourd’hui coiffées par l’Union européenne, ont été créées par ses Etats membres. Plus qu’un simple fait, la chronique des évènements traduit également un principe juridique. Il est vrai que depuis des décennies la Cour de Luxembourg affirme l’autonomie des Communautés.25 Mais à l’époque de la démocratie, principe directeur pour l’Union toute entière (article 6 du Traité UE), la seule source légitime de puissance publique est le peuple. Dans ce sens, les 15 Etats membres sont tous investis d’une légitimité originaire, alors que les Communautés, à défaut d’un peuple européen, reposent pour l’essentiel encore à l’heure actuelle sur la légitimité dont elles ont été pourvues par les États membres. Elles sont donc des formations dérivées, et non pas des Etats, quelle que soit la qualification qu’autrement on leur attribue.
25Le juge Kirchhof, qui n’est pas seulement un juge actif mais encore un auteur étonnamment fertile, a donc raison en insistant sur la fonction des lois nationales d’approbation comme « pont » entre les ordres juridiques nationaux et communautaires.26 On ne saurait contester valablement sa thèse selon laquelle les Communautés ne détiennent que les compétences qu’on leur a accordées. Elles ne sont pas habilitées à se doter elles-mêmes de nouvelles compétences, sauf dans le cadre limité de l’article 308 du Traité CE (ex-article 235), qui ne sert qu’à remplir certaines lacunes qui peuvent se révéler dans l’accomplissement de leur mission. Le principe des compétences d’attribution continue à régir la conduite des affaires communautaires. Les Communautés européennes ne jouissent pas – juridiquement – de la plénitude des pouvoirs souverains que chaque Etat peut faire valoir pour son bénéfice.
26En reconnaissant le caractère dérivé des Communautés,27on n’a pas encore répondu à la question de savoir qui possède l’autorité de trancher dans des situations de conflit. Kirchhof, dans son article déjà mentionné, qui revêt tous les signes d’un manifeste, esquisse quatre théories parmi lesquelles il choisit, sans grande surprise pour le lecteur, la théorie du « Staatenverbund » qu’il avait déjà défendue dans son article pour le « Handbuch des Staatsrechts »28 et qui ensuite a fait son apparition dans l’arrêt Maastricht. En se basant sur cette prémisse, il conclut que dans un système de type fédéral ou para-fédéral – la notion de « Staatenverbund » a le grand avantage de n’impliquer aucun contenu juridique précis – il existe un devoir de coopération qui exclut toute décision unilatérale. Il estime qu’il serait inacceptable qu’un organe des Communautés, et précisément sa Cour de justice, puisse toujours avoir le mot décisif sur la délimitation mutuelle des compétences.
27Sur ce point, l’argumentation de Kirchhof est visiblement marquée d’une certaine faiblesse. Car elle s’apparente à la fameuse « Begriffsjurisprudenz », cet art précieux des juristes qui tout d’abord créent une notion par voie de réflexion synthétique pour ensuite tirer de leur propre création une multitude de conclusions plus spécifiques. Il est significatif que Kirchhone mentionne que dans une note en bas de page l’article 234 (ex-article 177) sur le recours préjudiciel29 De par cette disposition, la Cour des Communautés s’est vue dotée du droit de se prononcer, avec effet contraignant, sur l’interprétation du Traité CE et donc sur la ligne de partage entre compétences nationales et compétences communautaires. Il ne peut y avoir deux délimitations à cet égard. S’il était laissé tant à la Cour des Communautés qu’aux tribunaux nationaux compétents en matière constitutionnelle de déterminer le tracé en cas de controverse, les auteurs des traités auraient agi de façon illogique, obstruant la voie la plus appropriée pour sortir de l’impasse d’un différend .
28Il faut donc poser le problème de façon différente. Tout d’abord, il convient de se demander quelle est la solution consacrée par les traités communautaires, et surtout par le Traité CE. A cet égard, comme il a déjà été relevé, il n’y a guère de doute. Dès lors que des différends surgissent directement entre la Communauté et ses États membres, l’accès à la voie juridictionnelle est ouvert aux deux parties – et il est le seul mode de règlement à l’exclusion de tous les autres. D’une part, la Commission peut citer les Etats membres devant la Cour de justice si elle estime que ceux-ci ont enfreint le droit communautaire (article 226, ex-article 169). D’autre part, les États membres ont la faculté d’introduire un recours en nullité contre tout acte des organes communautaires susceptible de produire des effets juridiques. Dans toutes ces hypothèses, c’est la Cour de justice qui tranche, jamais un tribunal national (article 230, ex-article 173). Il ressort clairement de cet agencement que la Cour de justice de Luxembourg a été conçue comme juge constitutionnel de la Communauté. Cela découle également de l’article 234, comme il a déjà été relevé. Toutes les différences d’opinion qui s’élèvent au niveau national dans une procédure judiciaire quant à des problèmes de compétence trouvent leur solution, dans la procédure des questions préjudicielles, par la Cour de justice. On peut regretter cet état des choses, on peut penser qu’un système prévoyant un juge des conflits qui inévitablement de temps en temps se trouve être lui-même partie à des conflits de compétence manque de fairness. Mais c’est bien la configuration du régime que le Traité CE a instauré. Toutes les grandes théories sur l’essence de l’imbrication entre les Communautés et ses Etats membres n’y changent rien.
29Par contre, il est permis de se demander si un tel système résiste à une critique qui invoque le principe démocratique ou bien aussi la souveraineté étatique, comme le fait le juge Kirchhof. On répondra tout de suite au second argument, qui dans l’argumentation de Kirchhof semble jouir d’une certaine préférence. A notre avis, elle a peu de valeur. l’État ne constitue qu’un instrument dont se servent les peuples pour assurer la paix et la sécurité ainsi que leur bien-être dans tous les autres domaines. Il n’est point une institution nécessaire, irremplaçable et incontournable. Si un peuple estime que ses intérêts sont mieux sauvegardés par un nombre d’institutions internationales auxquelles il aimerait confier son destin, personne ne peut l’en empêcher. Le principe démocratique permet de faire tous les choix, sans qu’un pouvoir constitué puisse s’arroger le droit d’y ériger des barrières juridiques.
30L’argumentation tiré du principe démocratique possède infiniment plus de poids. Les clauses de la Loi fondamentale permettant le transfert de parcelles de puissance publique permettent elles en même temps que l’Allemagne s’assujettisse aux décisions d’une instance juridictionnelle qui n’est pas la sienne, sans possibilité d’appel ? N’est-ce pas là un sacrifice excessif qui, de toute manière, devrait être approuvé par la voie de l’amendement constitutionnel ? Sans grande difficulté, en inventant des exemples sincèrement effrayants, on peut dramatiser le scénario d’une perte de pouvoirs souverains pour obtenir des effets vraiment théatraux
31Mais il faut trouver un poste d’observation objectif sans s’adonner à des spéculations relevant de tels worst case scénarios. En effet, il y a toute ne série de données qui dans les attaques contre l’exclusivité du pouvoir de décision de la Cour de Luxembourg ne sont pas ou peu appréciées à la valeur qui leur revient. En premier lieu, il faut se défaire du jugement erroné qui présente les Communautés, ainsi que l’Union toute entière, comme une création étrangère à l’Allemagne. Il n’en est point ainsi. A travers ses nationaux ou représentants, l’Allemagne tient une position de grand poids dans tous les organes communautaires. Au sein de la Commission, elle compte deux membres, au Conseil des ministres elle dispose de dix voix en vue des votes à la majorité qualifiée, et au Parlement européen elle envoie le plus gros contingent de députés, à savoir 99 personnes, alors que les autres « grands », la France, l’Italie et le Royaume Uni n’en ont que 87, Encore à l’heure actuelle, les décisions les plus importantes requièrent l’unanimité au Conseil des Ministres. Ainsi, les meilleures conditions existent pour influer sur le processus législatif, ne serait-ce que de manière indirecte. Jamais dans la Communauté il ne s’agit d’un diktat que l’Allemagne serait contrainte de digérer, sans pouvoir faire entendre sa voix.
32Il faut ajouter également que dans l’Union des Quinze l’Allemagne se trouve en compagnie de pays qui tous ont une tradition de démocratie, de droits de l’homme et d’Etat de droit ou de rule of law. Cette base commune a maintenant trouvé sa codification formelle dans les articles 6 et 7 du Traité UE. Selon les leçons de l’histoire, la garantie des droits du citoyen dans des situations d’exception est bien mieux assurée par la culture politique générale d’un peuple que par ses institutions formelles. Le pouvoir judiciaire n’a jamais su se profiler comme une force qui résiste longuement à une crise profonde, constatation qui n’implique aucun reproche à l’égard des juges qui structurellement sont des individus sans potentiel de défense contre un système gouvernemental qui s’est converti en machine délinquante.
33Ces quelques considérations n’apparaissent pas dans la pensée de Kirchhof, que nous citons encore comme sa position reflète le type idéal (au sens de Max Weber) d’un courant qui néglige de prendre en compte le contexte politique et historique du débat. Aux yeux des créateurs des articles 23 et 24 (1) Lf il n’est point déraisonnable ou irresponsable de s’associer à une entreprise commune où les efforts se joignent mais où, comme contrepartie, des décisions peuvent être prises qui ne correspondent pas toujours à la volonté ad hoc de tous les participants. D’autre part, il est frappant de noter que le débat, chez ses protagonistes les plus éminents, reste confiné à la sphère juridictionnelle. Kirchhof ne regarde les rapports entre les Communautés et ses États membres que du point de vue du juge, alors que seulement une vue d’ensemble beaucoup plus large permet de répondre à la question de savoir s’il peut être considéré comme admissible de se soumettre à des procédures constitutionnelles où l’Allemagne ne jouit que d’un droit de participation au processus de décision.
34On sait qu’au cours de la Conférence intergouvemementale qui a préparé les textes d’Amsterdam le Royaume uni avait présenté une proposition tendant à permettre une correction par voie législative des résultats d’interprétation obtenus par la Cour des Communautés dans un cas spécifique. Les autres gouvernements des pays membres de l’Union européenne n’y ont pas donné leur accord30. L’échec de cette tentative constitue la preuve la plus tangible d’un consensus selon lequel la jurisprudence de la Cour fait foi et que, tout court, il faut la respecter même là où l’on pourrait penser que les juges européens se sont égarés dans une espèce. On peut bien sûr modifier les droit secondaire. Mais dès lors que la Cour s’appuie sur le droit primaire des traités, les États membres se retrouvent les mains liés. Il est presque impossible d’amender une disposition des traités eux-mêmes s’il n’existe pas de procédure spécifique à cet effet.
35Qu’il nous soit permis d’ajouter, en guise de conclusion, quelques observations sur les développements auxquels on devra faire face dans un avenir rapproché. Avec l’élargissement de l’Union, qui pourrait bientôt compter jusqu’à 27 membres, et peut-être même plus, les liens de solidarité s’affaiblissent inéluctablement. Jusqu’ici, dans l’homogénéité des traditions communes, chaque membre de l’Union peut être sûr que même des décisions adoptées contre son gré ne contreviendront jamais à ses intérêts essentiels. Dans une Union à 27, les institutions communes s’éloignent de leurs racines nationales individuelles. Une Union comportant presque le double des membres actuels devient un organisme qui se rapproche déjà quelque peu des Nations unies avec ses coalitions et ses alliances. A l’opposition toute naturelle entre le Nord et le Sud s’ajoutera alors une opposition entre est et ouest. Sans qu’on le puisse prévenir, la lutte pour les moyens financiers dans l’Union deviendra plus dure. Comme conséquence, l’Union devra affronter un paradoxe incontournable. D’une part, pour maintenir la Communauté gouvernable dans un contexte élargi, il faudrait supprimer dans toute la mesure du possible le vote à l’unanimité. D’autre part, pourtant, plus la Communauté s’élargit, plus il peut paraître opportun, dans l’optique de l’État membre individuel, de s’accrocher à un droit de veto qui pourrait pourvoir une protection des intérêts nationaux dans des situations futures imprévisibles. Dans ces conditions, également, se réserver le dernier mot dans des controverses foncières peut devenir une option attrayante31.
Notes de bas de page
1 Il s’agira normalement d’organisations internationales, même d’un type aussi développé que les trois Communautés européennes.
2 nous remarquons, d’autre part, que les traités politiques, c’est-à-dire ceux qui revêtent une grande importance politique, ainsi que les traités qui ont besoins d’actes d’exécution législatifs ont également besoin d’approbation sous forme de loi (article 59 (2) de la Loi fondamentale). Les traités sur l’intégration européenne remplissent également ces deux critères.
3 Récemment, la Cour constitutionnelle a statué qu’en matière de juridiction gracieuse un juge individuel n’a pas le droit de saisine selon l’article 100 (1) LF.
4 BVerfGE t 22, 293.
5 BVerfGE t 37, p. 271.
6 Du 14 mai 1974, Recueil 1974. 491.
7 Loc. cit., p. 279.
8 La jurisprudence de la Cour de Luxembourg avait atteint son point le plus bas dans l’arrêt « Präsident, Geitling, Mausegatt, Nold / Haute Autorité du 15 juillet 1960 », Recueil 1960, 885, 921 (voir en particulier, sommaire n° 2, p. 889). Ce n’est qu’en 1969 qu’un revirement de position a eu lieu. Cf. arrêt « Stauder », Recueil 1969, p. 419, 425.
9 BVerfGE, tome 73, p. 340.
10 Décision du 25 juillet 1979, BVerfGE, tome 52, p. 187, p. 202-203.
11 Décison Solange II du 8 avril 1987, BVerfGE, tome 75, p. 223 ; 4 novembre 1987, EuR 1988, 72 ; pour une critique de la ligne de la Cour financière fédérale voir C. Tomuschat, « Nein, und abermals nein ! », EuR 1985, 346-354, pour un commentaire de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle voir M. Hilf, « Der Justizkonflikt um EG-Richtinien : gelöst, » EuR 1988, 1- 18 ; C. Tomuschat, « Les rapports entre le droit communautaire et le droit interne allemand dans la jurisprudence récente de la Cour constitutionnelle allemande », CDE 1989, 163-178.
12 BVerfGE, tome 89, p. 155, 12 octobre 1993.
13 Loc. cit., 172.
14 Dans son arrêt sur l’introduction de la monnaie européenne, la Cour s’est toutefois refusée à reconnaître l’article 38 Lf comme base de recevabilité de la requête, voir BVerfGE 97, 350, 368-370.
15 Loc. cit., 210. Pour une discussion plus détaillée de ce problème voir C. Hillgruber, « Grenzen der Rechtsfortbildung durch den EuGH – Hat Europarecht Méthode ? », in T. von Danwitzna. (dir.), « Auf dem Wege zu einer Europàischen Staatlichkeit », 1993, 31-46 ; W. Hummer/W. Obwexer, « Vom Gesetzesstaat zum Richterstaat und wieder retour ? », EuZW 1997, 295-305.
16 Loc. cit., 186.
17 Loc. cit., 188.
18 Loc. cit., 175.
19 Voir par exemple, notre commentaire, « Die Europäische Union unter der Aufsicht des Bundesverfassungsgerichts », EuGRZ 1993, 489-496.
20 BVerfGE, tome 95, p. 173.
21 89/622/CEE du 13 novembre 1989, JOCE L 359 du 8 décembre 1989, 1, modifiée par la directive 92/41/CEE, JOCE L 158 du 11 juin 1992, 30.
22 M.A. Dauses, « Eine Lanze für, Solange III », EuZW 1997, p. 705.
23 BVerfGE, tome 97, p. 350.
24 BVerfGE, tome 97, p. 350. Décision du 24 octobre 1996, EuZW 1997, p. 182.
25 C’est l’argument central dans l’affaire Costa/ENEL, jugement du 15 juillet 1964, Recueil 1964, 1251, 1269, où la Cour a proclamé la doctrine de la primauté du droit communautaire.
26 « Die Gewaltenbalance zwischen staatlichen und europäischen Organen », JZ 1998, 965, 966.
27 Dans ce sens également J. Schwarze, « Ist das Grundgesetz ein Hindemis auf dem Weg nach Europa », JZ 1999, 637. Peu convaincante la thèse opposée de W. Schroeder, « Zu eingebildeten und realen Gefahren durch kompetenzüberschreitende Rechtsakte der Europâischen Gemeinschaft », EuR 1999, p. 452- 453.
28 « Der deutsche Staat und das Prozess der europäischen Intégration », in J. Isensee/P. Kirchhof, Handbuch des Staatsrechts », Vol. 11, 1992, 855, 885, numéro spécial 66.
29 Loc. cit., p. 969 note 34. Parmi les voix les plus récentes on relèvera F. Schockweiler, « Zur Kontrolle der Zuständigkeitsgrenzen der Gemeinschaft », EuR 1996, 123, 123/124, 132/133 ; Schroeder, loc. cit, 463.
30 Mémorandum du 29 mars 1996. v. Hummer/Obwexer, loc. cit., 301-305 ; Schroeder, loc. cit., 464.
31 Notre thème fait maintenant l’objet d’une grande étude monographique : H.-P. Folz, Demokratie und Integration : Der Konflikt zwischen Bundesverfassungsgericht und Europäischem Gerichtshof über die Kontrolle der Gemeinschaftskompetenzen, 1999.
Auteur
Professeur à l’Université de Berlin.
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