Turquie-Occident, un jeu de miroirs*
p. 25-34
Texte intégral
1Sporadiquement, la Turquie sort de l’indifférence où on la tient, histoire, pour les consciences européennes, de s’émouvoir un peu. Si le terrorisme des dernières années n’a suscité que peu d’intérêt, l’instauration d’un régime militaire a provoqué, en revanche, une profonde réprobation. Nous pénétrions dans le domaine du connu. Au nom de nos valeurs, nous nous devions de condamner ce qui se passait dans les prisons turques. Au nom de ces mêmes valeurs, les militaires en place se devaient de répliquer, en minimisant, par exemple, le nombre des prisonniers torturés1. Bon gré mal gré, des signaux s’allumaient, une communication s’établissait.
2Au même moment, des événements graves se déroulaient dans un pays voisin de la Turquie, la Syrie, faisant plusieurs milliers de morts et la une des journaux occidentaux pendant quarante-huit heures ; l’intérêt retombait ensuite. C’est qu’une révolte des Frères musulmans participe pour nous du même exotisme tragique qu’une lutte tribale en Ouganda, de la même hystérie collective que la révolution iranienne. Elle nous effraie, nous fascine un instant, mais comme elle résiste à notre analyse, à notre système, nous l’abandonnons vite à un destin sur lequel nous ne pouvons peser.
3Toute différente est la situation turque, qui nous apparaît comme une perversion d’un système que nous connaissons bien, puisqu’il s’agit du nôtre et que nous devons en contrôler l’utilisation. C’est au maître que revient le droit de sanctionner les fautes du disciple, un disciple d’autant plus disposé à s’amender qu’il est persuadé d’être dans son tort.
4Pour aucun autre pays que la Turquie, la démonstration d’Edward Saïd, L’Orient créé par l’Occident, n’est aussi cruellement fondée, à cette nuance près, qui brouille encore les cartes, que le choix de l’Occident ne lui a pas été imposé2. En découle un troublant jeu de miroirs où l’Occident voit en la Turquie sa propre image, et la Turquie ne décèle en elle-même que le visage de l’Occident.
L’attirance de l’autre
5Que l’impérialisme occidental ait précédé ou accompagné le choix, par la Turquie, du modèle occidental, Jacques Thobie l’a bien montré3. Il n’en demeure pas moins qu’un colonisateur ne l’a pas imposé brutalement, avec les remises en cause qu’aurait inévitablement provoquées la décolonisation. Ceci explique, parmi les élites, la permanence de l’ancrage occidental et de son dispositif.
6Tout a été dit, ou à peu près, sur l’occidentalisation de la Turquie4. On a moins insisté sur la contribution du système éducatif à ce processus. On connaît le rôle joué, dans la formation des cadres, par certaines grandes écoles, type Faculté des sciences politiques, créées à la fin du siècle dernier par le sultan Abdülhamid 115. Plus importante encore est la batterie des collèges secondaires mise en place à l’époque et qui continue de fonctionner aujourd’hui encore. Pour ne prendre que l’exemple français, il existe dix établissements turcs où les connaissances sont dispensées dans notre langue. Huit d’entre eux, créés entre 1783 et 1880, sont les survivances d’un passé où les actions conjointes des congrégations, de l’Alliance israélite universelle, des initiatives privées laïques et de l’État français avaient permis la constitution dans toute la Turquie d’un véritable réseau d’écoles françaises : le plus célèbre d’entre eux est le lycée Galatasaray d’Istanbul, né en 1868 des efforts communs du grand vizir Amin Ali Pacha, du ministre Fuat Pacha, et de Victor Duruy6. L’enseignement en langue étrangère des jeunes bourgeois turcs demeure aujourd’hui si prisé que, malgré la détérioration des relations politiques franco-turques, deux lycées privés turcs enseignant en français ont été créés au cours de ces dernières années : le lycée Tefvik Fikret d’Ankara en 1964, et son homologue d’Izmir en 1981. En 1983, on peut estimer à 6 000 le nombre des jeunes Turcs faisant leurs études secondaires en français7. Une analyse du même ordre pourrait être menée pour les établissements anglophones ou germanophones. C’est tout récemment, en mettant en place un lycée pilote à Ankara (Fen Lisesi) et des lycées anatoliens sur l’ensemble du territoire, dont l’entrée repose sur une rigoureuse sélection, que le gouvernement turc a manifesté concrètement son intention de mieux contrôler la formation des élites nationales. Il reste qu’au concours d’entrée à l’université, les meilleurs résultats sont encore obtenus par les candidats issus des lycées étrangers. En 1980, la première place était remportée par le Fen Lesesi, mais les quatre suivantes revenaient à des établissements étrangers8.
7Historiquement, l’occidentalisation, dont l’enseignement prodigué aux élites constitue l’instrument permanent, a entraîné la pénétration d’un certain nombre de concepts, le principal étant celui de Nation. L’idée nationale est entrée dans les consciences turques sous la forme exacerbée du nationalisme : celui des élites, participant du mouvement Jeune Turc, puis de la guerre d’indépendance ; celui du peuple, né de la résistance opposée à l’application du traité de Sèvres, dépeçant la Turquie après la défaite de 1918. Les deux se sont réunis pour forger l’un des traits permanents de la société contemporaine, qui explique aussi bien le rejet des minorités que le souci aigu de maintenir l’intégrité du territoire : c’est, bien entendu, l’une des composantes majeures des problèmes arménien et chypriote. Mais l’idée nationale, qu’exprime de façon passionnelle le nationalisme, a été élaborée par Atatürk, dans une démarche qui attire l’attention. La construction qu’il retient est celle des théoriciens révolutionnaires français, qu’il connaît bien9. Ceux-ci ont juridicisé le concept et érigé en dogme une unité nationale que seul le roi exprimait sous l’Ancien Régime : la Nation devient la réunion uniforme de citoyens égaux en droits, alors que la Nation d’Ancien Régime n’excluait pas la diversité des communautés10. C’est donc un concept parvenu au terme de son évolution historique et juridique qu’Atatürk prend comme modèle, qui nécessite alors l’élimination des diversités, infranationales certes (les minorités), mais aussi supranationales. C’est naturellement dans cette perspective que se situe la révolution culturelle kémaliste que cristallise un laïcisme dans lequel il ne faut pas voir une fin en soi, mais le seul moyen d’échapper à l’emprise d’une Église universelle, l’Islam. Lutter contre l’universalisme coranique, c’est remodeler complètement une société pétrie d’Islam. De toutes les réformes, l’éviction de la langue du Coran, et son remplacement par l’alphabet latin, est probablement celle dont les conséquences profondes méritent le plus d’attention. À partir de 1928, en effet, les nouvelles générations turques se trouveront dans l’incapacité de lire ce qui a été écrit auparavant. Ce qui entraîne pour la Turquie une double rupture avec le monde arabe, bien sûr11 ; avec son propre passé, surtout : l’amnésie collective, sur fond de nationalisme, donne une réalité au mythe de la récréation globale, inhérent à toute révolution. Étonnant paradoxe que celui d’un grand peuple qui, plutôt que d’assumer l’héritage d’un passé composite, s’abandonne aux subterfuges habituels des pays africains récemment colonisés : la recherche des paternités électives. Le rattachement mythique à l’ancêtre hittite permet d’éluder, dans la mémoire collective, Éphèse, Byzance, et même les stucs baroques de Dolmabhaçi.
8La conception occidentale de la Nation traîne avec elle tout ce qui permet à l’État-Nation de fonctionner, cette panoplie qu’utiliseront bientôt les Turcs : souveraineté nationale et république, d’abord12, démocratie parlementaire et multipartisme, un peu après.
9Adieu à l’Orient, tel est le titre que donne à son éditorial du 15 mars 1924 le correspondant du Temps à Istanbul13. La formule résume bien l’enthousiasme soulevé en Europe par une Turquie qui vient de couper le cordon ombilical qui la reliait aux traditions asiatiques. La presse occidentale oublie le régime musclé mis en place par Atatürk, tant elle adhère à son projet de société fondé sur l’universalisme européen14. En voyant en lui un restaurateur de l’Islam, Lyautey s’est trompé sur les intentions de Mustafa Kemal15 ; Herriot et quelques autres rachètent cette méprise. Il n’est de jour où un voyageur occidental ne débarque sur le quai de la gare d’Angora, rebaptisée Ankara et érigée en capitale de l’ère nouvelle, fasciné par l’édifiante expérience qui s’y déroule et qui transforme la Turquie en pointe avancée de l’Europe.
Se voir en l’autre
10Une fois rangées les guirlandes de la fête, la Turquie s’est vu appliquer un autre traitement. Il n’est pas question de nier l’aspect positif, sur le plan matériel, du choix opéré et qui a contribué à faire d’elle le pays le plus développé de la région. Mais l’intégration au champ occidental n’est pas complète : réalisée essentiellement par le discours, elle ne résiste pas au jeu des solidarités fondamentales.
11Je ne prendrai qu’un exemple, typique, de cette intégration par le discours : celui de l’analyse que l’on a faite, en Europe, du régime militaire turc. Le coup d’État, survenu le 12 septembre 1980, a d’abord suscité peu d’intérêt dans les milieux occidentaux. Il faut attendre qu’une intervention militaire se produise à Varsovie pour qu’on redécouvre la Turquie ; et Iskender Gôkalp peut noter, dans la page intérieure « Idées » du journal Le Monde du 22 janvier 1982, intitulée de façon révélatrice « De Varsovie à Ankara » : « L’une des conséquences de l’intervention en Pologne a été d’attirer l’attention de la presse, des partis politiques et de l’opinion publique française sur la Turquie, autre pays qui vit depuis le 12 septembre 1980 à l’heure des militaires ».
12La coïncidence est troublante. Elle ne s’explique pas par le seul souci d’établir une symétrie politique ; l’intérêt passionné provoqué par les événements polonais a simplement débordé et conduit à examiner la situation turque, non pas en fonction de ses composantes propres, mais comme le double de la Pologne. La Disk (Confédération des syndicats des travailleurs progressistes) a été assimilée à Solidarité16 ; le coup d’État a été rendu responsable de l’assassinat de la démocratie. Très peu d’analystes politiques ont recherché les causes spécifiques de l’intervention militaire et se sont interrogés sur la réalité démocratique de l’été 198017. Ils sont restés indifférents au fait que, par suite du terrorisme, la plupart des libertés étaient devenues formelles et que, en dépit du blocage au Parlement de lois antiterroristes efficaces, la loi martiale avait été instaurée sur une partie du territoire dès le mois de décembre 1978, sous le gouvernement centre-gauche de M. Écevit : les civils avaient déjà placé les militaires dans la rue, sans leur donner de moyens d’action.
13À cette transposition, on peut trouver un aspect positif : c’est une autre façon de célébrer les droits de l’homme18, mais qui révèle une curieuse hiérarchie dans nos attentions et proclame un égocentrisme total : pleurer sur la Turquie, c’est encore pleurer sur Varsovie ; c’est surtout pleurer sur nous. La Turquie ne nous intéresse que lorsqu’elle nous ressemble, en sauvegardant la supériorité du maître sur l’élève, du modèle sur la copie. Elle perd alors ce qui pourrait être son arme la plus puissante contre un Occident qui sait allier la défense des droits de l’homme à la Realpolitik : en étant différent, le pouvoir de faire peur. À cet égard, la popularité dont jouit en France la cause arménienne est directement liée au fait que, pendant ces dernières années, les Turcs n’ont pas utilisé les mêmes procédés que l’A.S.A.L.A. En bref, l’intégration par le discours sert surtout à aliéner ou à condamner.
14Elle vole en éclats lorsque les intérêts de la Turquie se trouvent en concurrence directe avec ceux qui apparaisse comme occidentaux par nature : on voit alors resurgir les solidarités fondamentales où il n’est pas interdit de discerner le vieux réflexe de défense du monde chrétien contre l’Islam. Ce comportement est particulièrement net dans l’analyse que l’on fait chez nous de la guerre de Chypre et de la question arménienne.
15Pour des raisons culturelles tenant à un héritage commun, l’Occident a généralement pris, dans le conflit chypriote, parti de l’ancêtre civilisateur contre la barbarie19. À une exception près : l’intervention de l’armée turque à Kyrénia le 20 juillet 1974, qui provoque directement à Athènes la chute du régime des colonels. L’Occident, pris dans sa propre logique, ne pouvait décemment désavouer une opération qui faisait sombrer une dictature. Mais, lorsque M. Écevit pour consolider sa victoire, occupe un tiers de l’île, alors qu’un gouvernement modéré dirigé par M. Karamanlis a été instauré à Athènes, c’est le tollé général : les Etats-Unis suspendent leur aide militaire à la Turquie et décide l’embargo sur les livraisons d’armes à destination d’Ankara. Nul ne peut nier qu’il n’ait existé quelque chose d’irrationnel, de passionné, dans le choix du camp grec. Même si l’on peut être sceptique sur la viabilité du système instauré par la constitution de 1960, et sur l’impraticable système de quotas et de veto qu’il instaurait, il n’en demeure pas moins que c’est la remise en cause de ce compromis par Mgr Makarios, puissamment aidé en cela par la Grèce et l’opinion occidentale, qui a provoqué l’intervention turque de 1964. La lettre vexatoire adressée le 5 juin 1964 à Inonü par le Président Johnson, dans laquelle il le mettait en garde contre une intervention militaire à Chypre, ne pouvait que provoquer une flambée nationaliste en Turquie, et l’amélioration de ses relations avec Moscou. Lorsque le délégué américain Dean Acheson propose de rattacher Chypre à la Grèce, sauf transformation de Carpas en base militaire turque, régime d’autonomie locale et encouragement à émigrer moyennant compensation financière pour les Chypriotes turcs, Ankara accepte ce plan comme base de négociation ; Athènes et Nicosie le rejettent. C’était pourtant la plus raisonnable de toutes les solutions envisagées pour régler le problème de Chypre, qui eût peut-être évité et la crise de 1974 et la partition de l’île en 198320. Pendant toute cette période, la Turquie a été mise au coin par ses alliés occidentaux, avec les conséquences internes qu’on imagine.
16C’est évidemment sur la question arménienne que resurgissent le plus spectaculairement les solidarités fondamentales. Sur ce point délicat, toute ambiguïté doit être levée. Il n’est pas question de nier un seul instant la réalité des massacres survenus sur le territoire Ottoman, ni l’intensité du drame vécu depuis par un peuple orphelin, mais plutôt de prendre conscience que si l’Occident souhaite vraiment faire changer le discours officiel turc, il aurait intérêt à analyser de façon moins schématique les circonstances du drame. La vérité scientifique, dont l’Occident estime avoir le monopole21, exige que l’on fasse état des divergences sur la définition même du génocide22, sur le nombre des victimes23. On doit aussi préciser qu’il n’existe plus d’État arménien depuis la chute de Sis en 1375, que le traité de Sèvres avec la carte de l’Arménie dessinée par le Président Wilson n’a jamais été appliqué, et que la seule réalité tangible se ramène dès lors à l’existence de l’Arménie soviétique24. Il faut enfin indiquer que les puissances désireuses d’achever « l’homme malade de l’Europe » portent leur part de responsabilité dans les révoltes arméniennes contre l’Empire ottoman et que les Kurdes, qui revendiquent leur autonomie sur des territoires parfois confondus, ont participé aux massacres des Arméniens dont ils ont pris les dépouilles25.
17De telles nuances permettraient d’examiner la réalité arménienne dans un climat plus serein et d’éviter qu’elle ne soit engloutie sous le flot de la passion ; elles feraient probablement évoluer la thèse turque. Mais qu’on ne se leurre pas : aucun homme politique turc ne s’agenouillera un jour devant un mémorial arménien. L’imaginer un seul instant procéderait de l’égocentrisme le plus grossier et de l’ignorance qu’un tel geste demeure le privilège des nations anciennement et parfaitement intégrées.
Voir l’autre en soi
18La « guerre civile rampante »26 qui a amené les militaires au pouvoir en 1980, pour la troisième fois en trente ans, témoigne nécessairement de l’existence dans le pays de forces centrifuges. Les ramener à une opposition extrême droite/extrême gauche présente l’avantage de ne pas remettre en cause la solidité d’une unité nationale considérée comme un dogme et de les considérer comme la manifestation du libre jeu démocratique. Les analyser autrement, en se disant que, peut-être, Yasar Kemal et Yilmaz Güney27 n’ont pas tout inventé, relève d’une démarche que les élites turques répugnent à faire, parce qu’elle leur révèle une autre image que celle, occidentalisée, qu’elles ont d’elles-mêmes.
19Dans un témoignage publié récemment par Le Monde diplomatique 28, un militant kurde montre bien, encore que ce ne soit pas son propos, la force du mythe de l’unité nationale. La première proposition qu’il avance est que « l’une des raisons de la prise du pouvoir par les généraux, c’était le développement de la lutte de libération nationale au Kurdistan qui, largement ignorée dans les médias occidentaux, mettait en danger l’existence même de l’État turc ». Il répète pour les événements de 1980 l’analyse produite naguère par K.B. Harputlu, selon laquelle l’appui apporté par l’extrême gauche révolutionnaire aux revendications autonomistes kurdes a probablement constitué l’une des raisons déterminantes de l’intervention militaire de 197129. Il y a conflit entre deux nationalismes, le nationalisme turc ne pouvant que refuser de prendre en charge les revendications autonomistes d’une minorité. D’où la seconde proposition : « Une autre difficulté de la lutte tient aux prises de position souvent assez équivoques des milieux progressistes turcs qui ont tendance à nier qu’il existe une question kurde, quand ils ne tentent pas d’y trouver une force d’appoint ». On perçoit là un effet nocif de la conception de l’unité nationale empruntée à la France alors que les revendications kurdes pourraient être défendues par le jeu des partis, ce qui contribuerait ainsi à réaliser une meilleure intégration nationale ; le refus de reconnaître une spécificité kurde aboutit à accroître les divisions de la nation turque et à rejeter les Kurdes vers une action révolutionnaire.
20Une analyse du même ordre peut être conduite pour le champ religieux. Tout d’abord, alors que bon nombre d’intellectuels et de bureaucrates turcs minimisent l’importance du facteur religieux, conformément à la tradition laïciste, certains esprits d’horizons idéologiques différents, comme Serif Mardin30 ou Nur Vergin31, montrent la permanence du religieux dans les profondeurs turques, et son extension au cours des dernières années. Le signe le plus évident en a été l’émergence du Parti du Salut national (P.S.N.) fondé par le Professeur Erbakan, que les militaires traduisirent en justice pour atteinte aux principes laïques de l’État républicain et pour infraction à l’article 163 du code pénal qui interdit toute référence à la religion en matière d’organisation de la vie économique et politique. Plus profondément, des écoles fondamentalistes, d’origine sunnite, se développèrent, comme l’école Nurcu, pacifiste, ou comme celle des Süleymanci, qui eux n’hésitaient pas à recourir à la violence pour la transformation de la société, contribuant ainsi à l’extension du terrorisme. Quant au phénomène chiite (alévi), il faudra des événements dramatiques – les émeutes de Malatya, Sivas, Élazig et Karamanmaras, en 1978, l’agitation endémique de Çorum en juin-juillet 1980, ou bien encore l’expérience de la fameuse commune « libre » de Fatsa démantelée en juillet 1980 – pour que certains observateurs (dont des journalistes turcs) le tirent du black-out complet dans lequel on le tenait jusqu’alors. Jean-François Bayart avait, en juin 197832, attiré l’attention des politologues sur l’importance du phénomène alévi, en rendant compte de plusieurs ouvrages turcs, dont celui d’E. Ozbudun, Social Change and Political Participation in Turkey, montrant l’inclination de leurs auteurs à conclure que le clivage sunnite-alévi était secondaire dans la vie sociale du pays. Il décelait dans cette démarche, qu’il analysait comme la traduction du refus des leaders politiques de prendre en considération la spécificité alévi, un grave danger : que le chiisme, comportement de résistance par nature, ne se transporte du plan électoral au plan extraparlementaire. Cet article prémonitoire fut, de l’aveu même de son auteur, « mal accueilli »33. Il n’est point besoin d’épiloguer sur les raisons de cet accueil : la thèse qu’il développait bousculait le mythe de l’unité nationale entièrement construit sur l’archétype français. Le terrorisme traduisait donc l’inadéquation d’un concept occidental et d’une réalité turque d’autant plus complexe que, par le biais de l’exode rural, deux mondes longtemps séparés s’opposent désormais, qui drainent les déracinés.
21Quant à la démocratie turque et au régime des partis qui la sous-tend, la purge militaire qu’elle subit tous les dix ans conduit à se poser quelques questions. Peu avant le dernier coup d’État, en mars 1980, une commission d’enquête du Sénat américain concluait dans un rapport interne : « La Turquie semble au bord de l’anarchie ou de la dictature militaire. En même temps, les institutions démocratiques turques n’ont jamais semblé aussi vigoureuses »34. Le paradoxe n’est qu’apparent. Dans un contexte de crise socio-économique intense, d’inflation galopante, de pénurie (au cours des mois précédents, des produits de première nécessité, gaz butane, matières grasses, fuel ont fait défaut ; les immeubles n’avaient pas été chauffés dans l’hiver 79-80) et d’attentats politiques, l’Assemblée Nationale se réunissait imperturbablement chaque jour pour tenter de trouver un successeur au président Koruturk : formalisme de la démocratie... Les deux grands partis, le P.R.P. de M. Écevit et le P.J. de M. Demirel, refusaient d’envisager la formation d’un gouvernement de coalition nationale qui semblait être la seule solution politique. Ils préféraient à cela les coups bas destinés à s’affaiblir l’un l’autre et qui nécessitaient des alliances contre nature : le parti des Loups Gris (néo-nazi) du colonel Türkes devenait une force d’appoint, le parti fondamentaliste religieux étant le véritable arbitre de la situation et monnayant son aide, tantôt à la gauche de M. Écevit, tantôt à la droite de M. Demirel : perversion du régime des partis.... L’autre visage de la Turquie moderne existe aussi : il faudra bien finir par s’en apercevoir, en Occident et en Anatolie.
Notes de bas de page
1 Voir, par exemple. Le Monde du 18 mars 1981, avec, en première page, le titre « Le gouvernement turc admet que quinze prisonniers sont morts sous la torture ».
2 E. SAID, L ’orientalisme – L Orient créé par l’Occident, 1980.
3 J. THOBIE, Intérêts et impérialisme français dans l’empire ottoman (1895-1914), 1977 ; « La France a-t-elle une politique culturelle dans l’empire ottoman à la veille de la première guerre mondiale ? », Relations Internationales, n° 25, 1981, p. 21-40.
4 B. LEWIS, The emergence of modem Turkey, 2e éd., London, 1968.
5 S. MARDIN, « La religion dans la Turquie moderne », Revue Internationale des sciences sociales, vol. XXIX, n° 2, 1977, p. 309-310.
6 À côté du lycée Galatasaray, public, les établissements anciens sont confessionnels et, à l’exception d’un seul situé à Izmir, regroupés à Istanbul. Trois de ces établissements appartiennent aux Frères des Écoles Chrétiennes (Lycée Saint-Joseph et Saint-Michel d’Istanbul, Collège Saint-Joseph d’Izmir) ; deux autres aux Sœurs de la Charité (Lycée Saint-Benoît Providence et Collège Sainte-Pulchérie d’Istanbul) ; le sixième aux Lazaristes (Lycée Saint-Benoît) ; le dernier enfin est le très célèbre Lycée Notre-Dame-de-Sion.
7 En 1980, le gouvernement français rémunérait complètement ou partiellement environ 90 professeurs français destinés à ces établissements.
8 II s’agissait du Robert College (privé américain), du Lycée allemand (privé), du Lycée de filles américain (privé), du Lycée autrichien (privé). Entre 1975 et 1980, Saint-Joseph a oscillé du 5e au 15e rang, Galatasaray du 11e au 16e.
9 S. ASKIN, « La Révolution française et la conscience révolutionnaire des nationalistes turcs à l’aube de la lutte d’indépendance », La Turquie et la France à l’époque d’Atatürk, 1981, p. 45-55.
10 L’historien américain E. Weber, lorsqu’il décrit, dans La fin des terroirs p. 146- 172) l’intégration incomplète des campagnes françaises à la fin du XIXe siècle, confond encore unité et cohésion nationale. Il existe une nation en France à la fin du Moyen Age, mais pas dans le sens que les théoriciens révolutionnaires reconnaissent à ce terme, de totale uniformité. Pour le nationalisme, voir, outre Lewis, N. BERKES, Turkish Nationalism and Western Civilization, New York, 1959. Voir aussi, pour le panturquisme, F. GEORGEON, Aux origines du nationalisme turc : Yusuf Akçura, 1980.
11 P. DUMONT, « La Turquie face aux États arabes du Moyen-Orient », Relations internationales, n° 20, hiver 1979, p. 449-470.
12 Un animateur du mouvement kémaliste a consigné dans son journal que, dès 1919, Atatürk songeait à mettre en place un régime républicain : S. Askin, p. 46. La constitution de 1921 est d’une tonalité nettement révolutionnaire et repose sur la souveraineté populaire. La république sera proclamée le 29 octobre 1923 : P. DUMONT, Mustapha Kemal, p. 148.
13 Cité en dernier lieu par P. Dumont, Mustafa Kemal, 1983, 1983, p. 115.
14 S. VANER, « Bilans du régime républicain turc dans la presse française à la mort d’Atatürk », La Turquie et la France, p. 274-295.
15 B. SIMSIR, « Atatürk et ses amis français », La Turquie et la France, p. 257-272.
16 R. JEAN, « Là aussi, Solidarité », Le Monde, 22 janvier 1982.
17 Cependant, voir Jean-François BAYART, « La question démocratique en Turquie », Études, mai 1983, p. 597-605.
18 S. VANER (dans « La Turquie entre la recherche de l’équilibre et l’isolement », Politique étrangère, 1-1982, p. 152) distingue les deux faces de l’Occident et montre que la Turquie a choisi l’Europe des droits de l’homme : « ... c’est du côté de l’Europe des libertés et des droits de l’homme que Mustapha Kemal, le fondateur de la Turquie moderne, avait placé ses espérances et que certaines élites turques continuent à voir encore l’avenir du pays ».
19 Sur la genèse de l’opposition grec/turc, voir l’analyse de S. YERASIMOS, « Les relations gréco-turques : mythes et réalités », Peuples méditerranéens, n° 15, avril-mai 1981, p. 85-99.
20 J. P. DERRIENNIC, Le Moyen-Orient au XXe siècle, 1980, p. 237-244 ; J. F. BAYART, « La politique extérieure de la Turquie », Revue française de science politique, 1981, p. 875 ; S. VANER, art. cit., p. 150 ; P. STAGOS, La Grèce et Chypre dans le jeu politico-stratégique contemporain, thèse de Droit, Dijon, 1979.
21 E. SAÏD, ouv. cité, p. 259-285.
22 À la suite de TOYNBEE (dans sa préface à la traduction du Livre bleu anglais : Le traitement des Arméniens dans l’Empire ottoman, Laval, 1916, p. 138-147), la plupart des historiens occidentaux voient dans les massacres de 1915 un véritable génocide. Voir en particulier G. CHALIAND et Y. TERNON, Le génocide des Arméniens, Bruxelles 1980, p. 42-120. Contra, S. SHAW et E. KURAL SHAW, History of the Ottoman Empire and Modem Turkey, t. 2, Cambridge 1977, p. 136, qui nient la volonté délibérée du gouvernement ottoman d’exterminer le peuple arménien.
23 La plupart des historiens occidentaux, Toynbee en tête, évaluent le nombre des victimes à 1 200 000.
24 Voir l’article « Arménie » de l’Encyplopedia Universalis.
25 J. P. DERRIENNIC, ouv. cité, p. 67.
26 J. NOBÉCOURT, « Un pays menacé », Le Monde, 25, 26, 27, 28 janvier 1980.
27 Y. GUNEY, dans son film Le Troupeau, cristallise en une même intrigue tous les problèmes de la Turquie moderne. Il n’est pas certain, par exemple, que le couple du Troupeau rencontre à lui seul et simultanément les difficultés nées de la crise du nomadisme, de la transformation des structures économiques et sociales, des valeurs affectives, l’exode rural, le banditisme, l’insécurité, la pénétration d’idéologies extrémistes, etc.
28 Y. YILDERIM, « Le Kurdistan, après trois ans de dictature », Le Monde diplomatique, décembre 1983.
29 H. HARPUTLU, La Turquie dans l’impasse. Une analyse marxiste de l’Empire ottoman à nos jours, 1974.
30 Art. cit.
31 N. VERGIN, « Quand l’islam réinvestit la ville », Le Monde diplomatique, novembre 1982.
32 J.-F. BAYART, « Turquie : la mythologie de l’État national ; étude bibliographique », Peuples méditerranéens, avril-juin 1978, p. 113-122.
33 J.-F. BAYART, « La question Alevi dans la Turquie moderne », L’Islam et l’État, p. 109-120.
34 J. NOBÉCOURT, art. cité.
Notes de fin
* Paru dans Études, t. 364, n° 6. juin 1986. p. 725-734.
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