Responsabilité politique et responsabilité pénale des gouvernants
p. 201-212
Texte intégral
1Le sujet, qui m’a été proposé, s’il touche à la plus brûlante actualité, a toutes les apparences de l’exercice d’école. Le lien entre la responsabilité politique et la responsabilité pénale des gouvernants renvoie à l’histoire du régime parlementaire. On enseigne classiquement depuis Esmein que la responsabilité politique des ministres a trouvé son origine dans les poursuites pénales dont ils pouvaient être l’objet en Angleterre. Primitivement, il revenait au roi, s’il le jugeait bon, d’attraire ses collaborateurs devant les juges de son choix. Par la suite, les Parlements, mieux assurés de leur puissance, parvinrent à prendre l’initiative des poursuites et à tenir les jugements. Ce fut le temps des grands assassinats judiciaires, tels ceux de Lord Strafford, ministre de Charles Ier, en 1641, et de l’archevêque Laud, en 1645. Quelques dizaines d’années plus tard, la menace de l’impeachment suffit et la responsabilité des ministres finit par devenir politique.
2Peut-être, à vrai dire, l’avait-elle toujours été. Il a été soutenu avec de bons arguments que la responsabilité des ministres n’a jamais été dissociable de leur responsabilité politique. Depuis le règne d’Édouard III, au xive siècle, l’ impeachment aurait été une procédure politique « employée pour obliger le roi [d’Angleterre] à consentir l’aliénation d’une partie de ses pouvoirs »1. Au terme de l’évolution, en tout cas, comme l’avait pressenti Benjamin Constant2, le domaine de la responsabilité ministérielle est devenu essentiellement politique. Tous les théoriciens du parlementarisme l’ont souligné. Et chacun d’y voir à la fois un progrès du libéralisme – le contrôle du pouvoir est renforcé – et de la démocratie – le pouvoir se soumet aux représentants de la nation ou du peuple souverain. À côté de leur responsabilité politique, la responsabilité pénale des gouvernants ne subsiste plus et ne doit plus subsister que marginalement.
3À cet axiome, poli par de longues périodes d’encadrement parlementaire du combat politique, la Constitution du 4 octobre 1958 ne contrevenait nullement. Mais quarante années de Ve République ont quelque peu brouillé les perspectives, et davantage sans doute qu’en aucune autre matière. C’est sur quoi je voudrais insister dans cet exposé. Non seulement la tragédie du sang contaminé a mis au premier plan en France la responsabilité pénale des ministres, mais la notion même de responsabilité politique semble ruinée par une insidieuse criminalisation de la vie politique. L’actualité en offre sans cesse de nouvelles illustrations. Le Président de la République lui-même, le premier des gouvernants, n’est pas resté à l’écart de cette évolution, qu’a puissamment favorisée l’émergence du pouvoir judiciaire sur laquelle, bien sûr, je ne m’attarderai pas, car celle sera au cœur de la séance suivante.
4 I. Le déclin de la responsabilité politique des gouvernants sous la Ve République est tout à fait frappant. Il touche le Président de la République comme les ministres. Le phénomène a de quoi étonner, voire choquer. En démocratie, pouvoir et responsabilité doivent aller de pair. Mais tout commande, à commencer par les textes, de distinguer avec soin les deux types de situation.
5A. Dans le cas du Président, l’évolution depuis les débuts du régime est des plus contrastées. L’article 68 de la Constitution du 4 octobre 1958 pose le principe de l’irresponsabilité politique du chef de l’État, comme il est de tradition en régime parlementaire : « Le Président de la République n’est responsable des actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions qu’en cas de haute trahison ». (Dans cette hypothèse, reprise des Constitutions précédentes, mais évidemment assez théorique, pourrait jouer une responsabilité souvent qualifiée de « politico-pénale », c’est-à-dire ni complètement politique ni vraiment pénale). D’autres dispositions, dans le même esprit, mettent en œuvre, au moins partiellement, la règle du contreseing (article 19) et rappellent que le Président ne peut communiquer avec le Parlement que par des messages écrits (article 18).
6Sitôt la Constitution promulguée, l’article 68 fut, comme on le sait, superbement ignoré par la République gaullienne, sans que personne d’ailleurs ne s’en offusquât réellement. Les commentateurs, et les professeurs de droit constitutionnel, prirent l’habitude de parler de la « responsabilité politique du Président de la République ». Pour ne donner qu’un exemple, le remarquable livre du Président Massot sur « L’arbitre et le capitaine » porte en sous-titre : « essai sur la responsabilité Présidentielle »3. Les auteurs soucieux de décrire exactement la « République Présidentielle » (Léo Hamon)4 ou, si l’on préfère, la « République plébiscitaire » distinguaient généralement deux modalités. La première correspondait à une responsabilité politique indirecte du Président de la République, qui jouait par le truchement d’un gouvernement complètement solidaire de lui. Toute mise en cause du gouvernement impliquait le chef de l’État, lequel en retour s’engageait politiquement devant les électeurs à l’occasion de chaque scrutin national et détenait à sa discrétion l’arme de la dissolution. De cette responsabilité née de la pratique, René Capitant avait même fait la théorie. L’interdiction des dissolutions répétées (à moins d’une année d’intervalle) par l’article 12 alinéa 4 de la Constitution aboutissait, selon lui, à acculer à la démission un Président de la République désavoué par le corps électoral ; les élections législatives étaient ainsi un moyen pour le peuple de témoigner sa confiance au Président5. Dans un second cas de figure, celui-ci apparaissait directement responsable devant le suffrage universel, à l’occasion des référendums qui permettaient au général de Gaulle de retremper sa légitimité. Il y en eut quatre, qui furent autant de questions de confiance posées aux électeurs. Fort logiquement, la réponse négative donnée à la quatrième entraîna le départ du chef de l’État, le 27 avril 1969.
7Depuis lors, la responsabilité politique du Président de la République n’a plus cours. Paraconstitutionnelle, à tout le moins, celle-ci était complètement autogérée. (Le Président n’était responsable que s’il le voulait, quand il le voulait et comme il le voulait). Au moins existait-elle, dans les bons comme dans les mauvais jours. Les successeurs du général de Gaulle en abandonnèrent l’idée et ne se considérèrent plus comme responsables devant les citoyens. Jamais, à la veille d’un scrutin national, ils ne mirent leur mandat dans la balance. En 1978, le Président Giscard d’Estaing expliqua que le chef de l’État devait demeurer au-dessus des péripéties de la vie politique6. Et, à sa demande, son successeur rappela en 1984 le principe constitutionnel d’irresponsabilité pour le dispenser d’audition devant une commission d’enquête (dans l’affaire dite des « avions renifleurs »)7. Les différentes périodes de cohabitation, dont le principe même eût été inconcevable au début de la Ve République, facilitèrent le retour au texte constitutionnel. La dissolution manquée du 21 avril 1997 (à l’origine de la troisième d’entre elles) montra, s’il le fallait, l’étendue du chemin parcouru. On ne sache pas qu’au lendemain de l’échec de sa majorité le Président Chirac ait un instant envisagé son départ...
8B. Le gouvernement et les ministres se trouvent dans une situation toute différente. Aux termes des articles 20, 49 et 50 de la Constitution, ils sont, conformément au principe essentiel du gouvernement parlementaire, responsables devant l’Assemblée nationale. Mais l’évolution de la Ve République a gravement altéré, en ce qui les concerne, les mécanismes de la responsabilité politique. Il y a quelques années, le doyen Vedel pouvait écrire qu’« à l’irresponsabilité du chef de l’État garantie par la Constitution s’ajoute celle du gouvernement irrenversable, des ministres intouchables, de caciques de partis inamovibles »8. La censure du gouvernement Pompidou, le 5 octobre 1962, semble en effet un précédent bien lointain. Il est aujourd’hui admis que, sauf en temps de cohabitation, le gouvernement et les ministres sont responsables à titre principal devant le Président de la République, et non devant la représentation nationale, comme pourrait le croire un lecteur naïf de la Constitution. Qui plus est, cette responsabilité innommée n’est mise en œuvre qu’exceptionnellement, en cas de désaccord politique, ou lorsqu’il faut trouver des « fusibles » pour protéger le Président (comme le ministre de la Défense Charles Hernu dans l’affaire du Rainbow Warrior, en 1985). Et le rôle de « fusible », depuis quelques années, peut échoir à de simples fonctionnaires, ce qui en dit long sur les progrès de l’irresponsabilité politique9.
9Les exemples abondent. L’« affaire Habache » fournit un cas extrême. En janvier 1992, le chef palestinien Georges Habache, tenu pour un dangereux terroriste, est hospitalisé à Paris. Le tollé est général. Le Premier ministre, Édith Cresson, demande le départ du ministre des Affaires étrangères (mais se garde bien de poser la question de confiance). Le Président de la République maintient à son poste le ministre, qui, de son côté, oublie dans un mot fameux qu’il est en principe responsable devant la représentation nationale : « Je n’obéis qu’aux injonctions de la conscience et à la volonté du Président de la République ». Le ministre de l’Intérieur est également épargné. Qui partira ? Les directeurs de cabinet des deux ministres et le secrétaire général du Quai d’Orsay. On a pu parler de « responsabilité politique à la dérive »10. Le phénomène touche les majorités successives et n’est cantonné dans aucun domaine particulier. Dans l’affaire Schuller-Maréchal (1995), le Premier ministre Édouard Balladur épargne son ministre de l’Intérieur Charles Pasqua et limoge le directeur de la police judiciaire. Que dire enfin de la tragédie du sang contaminé et de l’aveuglement qui poussa les ministres à dénier leur responsabilité politique avant d’être pénalement attaqués ? Ou des affaires corses ? À ceux qui tentaient de mettre en cause le gouvernement à raison des faits reprochés au préfet Bonnet après l’incendie de la paillote Chez Francis (1999), le Premier ministre Lionel Jospin répondit en protestant de sa bonne foi ; il en appela à l’opinion, « c’est elle que je veux pour juge de ma responsabilité politique », non sans rappeler que le décret nommant le préfet avait été signé par le Président de la République...11 À ceux qui critiquaient le fonctionnement des services placés sous son autorité dans l’enquête sur l’assassinat du préfet Érignac, le ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement reprocha de « ne pas rendre service à l’État »12.
10Dans l’interprétation qui semble actuellement prévaloir, chacun ne serait donc responsable politiquement que des actes qu’il aurait accomplis personnellement. Voilà qui peut choquer le constitutionnaliste. Car la responsabilité politique est normalement une responsabilité pour fait d’autrui. En régime parlementaire, le ministre doit assumer les actes et comportements des agents de son département, comme s’ils étaient les siens propres13. Il fait écran entre le Parlement et les bureaux. Parce que les gouvernants sont au service des gouvernés et qu’ils leur doivent des comptes, les défaillances des fonctionnaires leur sont systématiquement imputées. La règle est observée en Grande-Bretagne depuis les années 1870. Elle l’était en France sous la Troisième République. Lorsque le roi Alexandre de Yougoslavie fut assassiné, à Marseille, le 9 octobre 1934, le ministre de l’Intérieur Albert Sarraut démissionna aussitôt. Rien de tel ne se produisit lorsque le préfet Érignac fut assassiné, le 6 février 1998, et bien peu s’en étonnèrent.
11La responsabilité politique des ministres serait-elle en France un concept dépassé ? On peut le craindre. La situation du Président de la République en période de cohabitation ne fait d’ailleurs qu’aggraver les choses. Comme l’observe Jean-Michel Blanquer à propos du pouvoir de nomination, « la cohabitation favorise [...] un marchandage des postes, ce qui se traduit par une politisation accrue de la haute fonction publique, laquelle favorise à son tour la notion de “fonctionnaire fusible”14 ». Il faut bien sûr nuancer quelque peu. La responsabilité politique réapparaît parfois sous l’effet de l’aiguillon judiciaire. La « jurisprudence Bérégovoy-Balladur » (qui n’a plus cours depuis 1995) l’a spectaculairement montré. Les ministres Tapie et Carignon, mais aussi Longuet et Roussin, ultérieurement blanchis, ont été contraints à la démission du seul fait de leur mise en examen par un juge d’instruction. La toute récente démission du ministre des Finances Dominique Strauss-Kahn, le 2 novembre 1999, avant même sa mise en examen, le montre aussi. Encore que les apparences de la responsabilité politique soient ici trompeuses. Aucun des ministres cités n’était pénalement obligé de démissionner. Tous étaient présumés innocents. Mais la présomption d’innocence est inopérante sur le terrain politique. Elle ne dispense pas l’homme public d’être au-dessus de tout soupçon ; s’il ne l’est plus, la sagesse lui commande de résigner ses fonctions. Provoquées par un événement ou une éventualité judiciaire, les démissions signalées ne s’inscrivaient pas dans la logique du parlementarisme.
12Le vote des députés effraye moins que l’ombre du juge. C’est là, en France, une nouveauté d’importance sur laquelle il convient d’insister. Tout se passe comme si le déclin de la responsabilité politique avait créé un vide que, par une curieuse inversion de l’histoire, la responsabilité pénale devait venir combler.
13 II. La criminalisation de la responsabilité des gouvernants apparaît comme un substitut aux mécanismes passablement grippés de la responsabilité politique. Si bien que l’éventuelle culpabilité pénale des hommes politiques est aujourd’hui une donnée majeure du jeu constitutionnel français.
14A. Pour les actes extérieurs à sa fonction, le Président de la République lui-même n’est pas épargné, dans les controverses tout au moins. Le changement est d’importance. Au début de la Ve République, le problème de sa responsabilité pénale ne se posait guère...
15Après avoir déclaré le Président irresponsable politiquement (sauf cas de haute trahison), l’article 68 de la Constitution précise : « Il ne peut être mis en accusation que par les deux assemblées statuant par un vote identique au scrutin public et à la majorité absolue des membres les composant ; il est jugé par la Haute Cour de justice. » La phrase citée n’est-elle que l’explicitation ou la mise en œuvre de la disposition précédente ? Faut-il, au contraire, la lire isolément ? En ce cas, le chef de l’État pourrait échapper aux tribunaux de droit commun pour les actes détachables de l’exercice de ses fonctions qui seraient constitutifs d’une infraction ; sans être le roi selon la Charte, dont la personne était « inviolable et sacrée », il bénéficierait d’une immunité de juridiction de nature à protéger pleinement sa fonction. Commentateurs et exégètes ont récemment nourri sur la question des controverses grammaticales aux implications politiques très directes. Il a ainsi été soutenu que la justice pénale ordinaire était compétente pour connaître de faits constitutifs de « prise illégale d’intérêts » que le Président Chirac aurait commis du temps où il était maire de Paris et Président du Rassemblement pour la République (RPR). Le garde des Sceaux accrédita un moment cette thèse. Madame Guigou expliquait, le 17 mai 1998 (sur l’antenne d’Europe 1), que le Président de la République « est irresponsable pour les actes qui relèvent de sa fonction de Président. Mais, comme tous les Français, ajoutait-elle, [il] peut être traduit devant les tribunaux s’il a commis des délits ».
16 Au cas particulier, le juge d’instruction chargé de l’enquête sur le financement du RPR s’est déclaré incompétent (15 avril 1999), au motif que la mise en examen du Président heurterait les principes constitutionnels de la séparation des pouvoirs et de la continuité de l’État. Il s’est appuyé sur la décision du Conseil constitutionnel, en date du 22 janvier 1999, relative au traité portant statut de la Cour pénale internationale (98-408 DC)15. Il serait cependant bien excessif d’affirmer que la Haute Instance a consacré l’irresponsabilité du Président de la République pour crimes et délits ordinaires. Elle s’est bornée, d’une manière quelque peu sibylline, à juger que le statut de la Cour pénale internationale n’était pas conforme (notamment) au régime de responsabilité pénale du Président de la République ; et que cette non-conformité portait à la fois sur les actes commis dans l’exercice des fonctions et sur les autres actes : « Considérant qu’il résulte de l’article 68 de la Constitution que le Président de la République, pour les actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions et hors le cas de haute trahison, bénéficie d’une immunité ; qu’au surplus, pendant la durée de ses fonctions, sa responsabilité pénale ne peut être mise en cause que devant la Haute Cour de justice, selon les modalité fixées par le même article ».
17Tant que dure son mandat, le Président de la République bénéficie donc d’une immunité de juridiction pour les crimes et délits ordinaires. Mais, une fois sorti de charge, sa responsabilité peut être mise en cause dans les conditions du droit commun (et le respect des délais de prescription)16. Encore est-ce là, si l’on peut dire, l’interprétation minimale. Pour certains constitutionnalistes, l’opinion du Conseil constitutionnel sur la responsabilité présidentielle n’est qu’un obiter dictum dépourvu de l’autorité de la chose jugée17. Le juge pénal, sous le contrôle de la Cour de cassation. garderait sa liberté d’appréciation. Il a d’ailleurs été soutenu que la décision 98-408 DC ne concerne que les actes du chef de l’État accomplis dans l’exercice de ses fonctions ; elle ne changerait rien au droit positif, qui ne comporte pour les autres cas aucun privilège de juridiction18. La responsabilité pénale du Président de la République pourrait être ainsi invoquée à tout moment, pour peu qu’un juge soit résolu à l’envisager.
18 B. La situation des ministres offre moins de prise aux conjectures. Leur responsabilité pénale peut bel et bien être recherchée, comme l’a montré cette année le procès à grand spectacle tenu devant la Cour de justice de la République dans l’affaire du sang contaminé. La matière a connu une évolution remarquable que je retracerai brièvement. À une responsabilité pénale purement théorique a succédé une responsabilité-alibi, impuissante à masquer ou à compenser l’effacement de la responsabilité politique.
19Dans sa rédaction de 1958, l’article 68 de la Constitution prévoyait (alinéa 2) que « les membres du gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions »19. Par rapport aux Républiques précédentes, le caractère juridictionnel de la procédure se trouvait renforcé. Non seulement le principe de la légalité des délits et des peines était explicitement affirmé (alors qu’il avait été écarté en 1918, dans l’affaire Malvy), mais le ministère public et la commission d’instruction revenaient à des magistrats professionnels. On se situait cependant fort loin du droit commun. Les ministres étaient soumis à un régime exceptionnel qui les rendait en pratique pénalement irresponsables. La procédure extrêmement solennelle et lourde de la mise en accusation par les deux assemblées leur était applicable, de la même façon qu’au Président de la République. Ils devaient être jugés par la Haute Cour de justice, composée exclusivement (et à parité) de députés et de sénateurs, sans personnalités extérieures comme sous la IVe République. Et surtout il résultait de la jurisprudence de la Cour de cassation que la Haute Cour avait une compétence exclusive pour les juger, ce qui mettait le ministère public et les particuliers dans l’impossibilité de les poursuivre20. Du point de vue des victimes, l’incompétence des juridictions pénales ordinaires équivalait à un déni de justice. Si insuffisante que fût la « République des camarades », au moins avait-elle, en 1893, laissé condamner en cour d’assises l’ancien ministre Baïhaut, compromis dans l’affaire du Panama.
20 Les inconvénients du système, soulignés dès l’origine par de nombreux commentateurs, apparurent en pleine lumière lors de l’affaire du Carrefour du développement. Saisie du cas de l’ancien ministre de la Coopération et du développement Christian Nucci, la commission d’instruction de la Haute Cour, statuant pour la première fois, rendit un arrêt de non-lieu le 4 avril 1990 (en application des dispositions amnistiantes de la loi du 15 janvier précédent). À tort ou à raison, il se dit que les ministres bénéficiaient décidément d’une immunité pénale de fait21. Les juristes comprirent qu’il n’y avait dans l’article 68 alinéa 2 de la Constitution qu’« un sabre de bois » hors d’usage22. L’affaire du sang contaminé conduisit quelques années plus tard à le briser définitivement. Le 5 février 1993, la commission d’instruction de la Haute Cour constata l’extinction de l’action publique mise en mouvement pour non-assistance à personne en danger contre Laurent Fabius, ancien Premier ministre, Georgina Dufoix, ancien ministre des Affaires sociales et de la solidarité nationale et Edmond Hervé, ancien secrétaire d’État à la Santé. Les critiques redoublèrent. Un nouveau dispositif, destiné à apaiser l’opinion, fut institué par la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993, complétée par la loi organique du 23 novembre 1993. L’idée, venue du « comité Vedel » pour la révision de la Constitution, était de rapprocher les ministres des citoyens ordinaires en créant, pour apprécier leur éventuelle responsabilité pénale à raison des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions, une nouvelle juridiction, la Cour de justice de la République, « proche des juridictions ordinaires mais néanmoins spécifique »23.
21Des nouveaux articles 68-1 et 68-2 de la Constitution il résulte une construction hybride. La mise en accusation des ministres échappe désormais à l’initiative et à la décision des assemblées politiques. Toute personne s’estimant lésée par un crime ou un délit commis par un membre du gouvernement peut saisir une commission des requêtes, composée de magistrats de l’ordre judiciaire, de membres du Conseil d’État et de membres de la Cour des comptes, qui appréciera l’opportunité des poursuites. Le procureur général près la Cour de cassation peut aussi agir d’office, après avoir recueilli l’avis conforme de la commission des requêtes. Afin de « dépolitiser la responsabilité pénale des membres du gouvernement », suivant les propres termes d’André Fanton, rapporteur du projet de loi constitutionnelle à l’Assemblée nationale24, il est prévu en outre que des pourvois en cassation peuvent être exercés contre les arrêts de la commission d’instruction et ceux de la Cour de justice. De telles innovations sont importantes. Mais la juridiction nouvelle reste majoritairement composée de parlementaires (au nombre de douze), aux côtés desquels siègent trois magistrats de la Cour de cassation, dont l’un préside la Cour. Et il est à noter que, pas davantage qu’auparavant, les particuliers ne peuvent se porter partie civile. Selon l’humeur, on insistera sur l’équilibre entre les considérations politiques et les nécessités judiciaires ou sur l’accumulation des demi-mesures, d’ailleurs durement négociées, comme la réforme dans son ensemble. (Les sénateurs, au nom de la tradition républicaine, se refusèrent longtemps à admettre que le Parlement fût complètement écarté de la saisine et que la présidence de la nouvelle juridiction ne revînt pas à un parlementaire ; les députés, assez réservés vis-à-vis de la commission des requêtes, montrèrent de la réticence à accepter l’idée d’un recours en cassation contre les arrêts de la Cour).
22L’arbre se connaît à ses fruits. Le premier arrêt de la Cour de justice de la République (et le seul jusqu’à présent), rendu le 9 mars 1999 dans l’affaire du sang contaminé, n’a contenté personne25. Les victimes, à défaut d’avoir pu se porter partie civile, voulaient un vrai procès. Au lieu de quoi, elles durent assister certains jours, selon les propres termes du président, à un spectacle « surréaliste » ; le secret du délibéré, au surplus, fut ouvertement violé par des parlementaires-juges qui ne se comportèrent pas en juges. Les ministres déférés devant la Cour se virent certes, pour deux d’entre eux, renvoyés des fins de la poursuite ; mais Edmond Hervé fut déclaré coupable, tout en étant dispensé de peine (pour n’avoir « pu bénéficier totalement de la présomption d’innocence »)26 . Pas davantage ne pouvait être satisfaite la commission d’instruction, qui avait joué en vain un rôle de procureur, ni l’accusation, convaincue du caractère inapproprié du procès et suggérant simplement, après avoir demandé la relaxe des ministres poursuivis, qu’au nom « du bon sens et de l’équité » soit infligé un « blâme public » (qui n’est pas une sanction pénale) à tel ou tel d’entre eux27.
23Le constitutionnaliste ne trouve pas davantage son compte. Face à une demande sociale impérieuse, la responsabilité pénale des ministres a été recherchée comme le substitut d’une responsabilité politique défaillante, dont, en l’absence d’infractions intentionnelles, les mécanismes ne semblaient pourtant pas inadaptés. La criminalisation de la responsabilité ministérielle conduit à un étrange renversement des principes. Les gouvernants, on l’a vu, tendent à considérer qu’en matière politique « nul n’est responsable que de son propre fait », alors que c’est un principe de droit pénal (consacré en ces termes par l’article 121-1 du Nouveau Code pénal) ; dans le même temps, il faudrait admettre que les ministres peuvent être pénalement responsables du fait d’autrui ou pour des infractions involontaires ou collectives... Force est de rappeler que la responsabilité pénale et la responsabilité politique ne sont pas interchangeables. La responsabilité politique n’est pas essentiellement répressive, comme la responsabilité pénale, mais préventive. Son objet n’est pas de punir des fautes passées, mais d’éviter pour l’avenir des erreurs, des imprudences, des négligences.
24La confusion présente aboutit paradoxalement à renforcer l’irresponsabilité des ministres. Elle fait oublier que les formes rigides et protectrices de la justice pénale ont précisément conduit, il y a bien longtemps, à substituer la responsabilité politique à l’impeachment. La régression est patente. Il n’existe pas de critère pour apprécier si une décision ministérielle (ou une absence de décision) constitue une faute punissable. Sauf cas exceptionnel, le juge se trouvera toujours dans l’embarras pour décider, sur un terrain qui n’est pas le sien, que le ministre n’a pas correctement rempli sa fonction. Par souci d’équité, il hésitera à condamner. Le procès du sang contaminé illustre parfaitement l’impasse à laquelle conduit la criminalisation de la responsabilité politique. En dispensant de peine, dans des conditions exorbitantes du droit commun, le seul ministre condamné, la Cour de justice de la République a pris une position moyenne et agi en juge politique plutôt qu’en juge répressif. Elle a tenu une sorte de procès politique juridictionnalisé relevant de ce qu’Olivier Beaud appelle excellemment une « justice politique par défaut »28. J’ajoute, sans insister ici, que, pour inefficace qu’elle soit, la criminalisation de la responsabilité ministérielle favorise l’essor d’un pouvoir judiciaire incontrôlé. Ce n’est pas un hasard si la même réforme constitutionnelle qui a institué la Cour de justice de la République a transformé le Conseil supérieur de la magistrature dans le dessein de renforcer l’indépendance des juges...
25 Que faire ? La criminalisation de l’activité politique est un mouvement de fond parti des profondeurs de la société. Il serait chimérique de vouloir l’arrêter d’un trait de plume, fût-il constituant. Non seulement la raison d’Etat n’est plus admise, pas plus en France que dans aucune autre démocratie libérale, mais l’idée même d’Etat ou d’intérêt général devient de moins en moins intelligible. Dans la conception actuellement dominante – qui a permis, il faut le noter, la création de la Cour pénale internationale –, les ministres et chefs d’Etat doivent être des justiciables comme les autres. Idéalement, les gouvernants ont vocation à être soumis aux qualifications et procédures du droit pénal commun. Il importe finalement assez peu qu’ils représentent l’État. Leur statut protecteur doit s’effacer si nécessaire29. La frénésie communicatrice de notre temps joue dans le même sens, en faisant litière des écrans institutionnels ; et, de même, l’individualisme exacerbé qu’entretient le modèle américain. Les forces extérieures à l’individu, la Providence, le Destin, le Hasard, n’offrent plus guère de ressources consolatrices. Chacun est personnellement responsable de ses actes et toute action (ou inaction) dommageable doit pouvoir être imputée à un sujet de droit nommément désigné.
26Dans ces conditions, il est difficile d’imaginer, pour juger les ministres, de revenir à une organisation purement corporative comme celle de la IIIe République, qui au demeurant contreviendrait à l’ordre public européen. Si, par ailleurs, on se refuse, par égard pour les fonctions ministérielles, à donner compétence aux tribunaux ordinaires, il ne reste qu’à rechercher l’amélioration de l’existant. Certains aménagements, tels que l’octroi aux victimes du droit de se porter partie civile devant la Cour de justice de la République, rendraient moins lourde d’inconvénients la criminalisation de l’activité gouvernementale30. Mais c’est bien entendu la restauration de la responsabilité politique qui apporterait le vrai remède à la situation décrite. À défaut d’une rénovation en profondeur du régime parlementaire, qu’il serait irréaliste d’envisager, diverses réformes ponctuelles pourraient aller dans ce sens en facilitant le contrôle de l’opposition. L’élargissement de la compétence des commissions d’enquête, qui ne peuvent connaître aujourd’hui de faits donnant lieu à poursuites judiciaires, serait particulièrement bienvenu. Rien n’indique toutefois qu’à court terme le monde politique français soit disposé à rompre avec les commodités du système qui vient d’être présenté.
Notes de bas de page
1 P. Desmottes, De la responsabilité pénale des ministres en régime parlementaire français, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence. 1968. préface de R. de Lacharrière, p. 78.
2 Cf. P. Bastid, Benjamin Constant et sa doctrine, Paris, Armand Colin, 1966, notamment t. II, p. 951 ; A. Laquieze, Les origines du régime parlementaire en France (1814-1848), thèse, Paris II (multigr.), pp. 342 et suiv.
3 Paris, Flammarion, 1987, préface de R. Rémond. Contra P. Pactet. qui intitule un paragraphe de ses Institutions politiques et droit constitutionnel : « L’irresponsabilité du Président » (Paris, Armand Colin. 18e éd., 1999, p. 416).
4 Une République présidentielle ?, Paris. Bordas, 2 vol., 1975-1977.
5 Écrits constitutionnels, Paris, Éditions du CNRS, 1982, pp. 418 et suiv.
6 Son discours de Verdun-sur-le-Doubs, à l’approche des élections législatives, était parfaitement clair : « Vous pouvez choisir l’application du programme commun. C’est votre droit. Mais, si vous le choisissez, il sera appliqué. Ne croyez pas que le Président de la République ait dans la Constitution les moyens de s’y opposer » (27 janvier 1978).
7 Cf. O. Beaud, « La contribution de l’irresponsabilité présidentielle au développement de l’irresponsabilité politique sous la Ve République », Revue du droit public, numéro spécial sur « Les 40 ans de la Cinquième République », 1998, pp. 1551 et suiv.
8 « Haute Cour et déficit juridique », Le Monde, 30 octobre 1992.
9 Cf. O. Beaud, article cité, pp. 1555 et suiv., et « Le transfert de la responsabilité politique du ministre vers ses proches subordonnés », in O. Beaud et J.-M. Blanquer (dir.), La responsabilité des gouvernants, Paris. Descartes et Cie, 1999, p. 203.
10 J.-M. Blanquer, Le Point, 20 août 1999.
11 À l’Assemblée nationale, le 11 mai 1999, Journal officiel, Débats parlementaires, Assemblée nationale, 1999, p. 4305.
12 À l’Assemblée nationale, le 17 novembre 1999, ibid., p. 9518.
13 Cf. P. Avril, « Pouvoir et responsabilité », Mélanges Burdeau, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1977, p. 9.
14 Article cité.
15 Journal officiel, 24 janvier 1999, p. 1317. Cette décision a déjà suscité d’abondants commentaires. Une bibliographie figure dans Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 7, 1999, p. 116.
16 L’interprétation ainsi résumée est conforme au bon sens (la protection du mandat présidentiel ne saurait être inférieure à celle du mandat parlementaire) et elle s’accorde à des analyses doctrinales fort diverses. Cf. notamment L. Favoreu, « La responsabilité pénale du chef de l’Etat : l’interprétation de l’article 68 de la Constitution », Revue française de droit constitutionnel, 1999, p. 324 (Le Figaro, 16 juin 1998) ; M. Troper, « Comment décident les juges constitutionnels », ibid., p. 325 et Le Monde, 13 février 1999 ; J.-E. Schoettl, « La responsabilité pénale du chef de l’Etat », Revue du droit public, 1999, p. 1037 ; G. Carcassonne, « Le Président de la République française et le juge pénal », Mélanges Ardant, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1999, p. 275 ; R. Badinter, « La responsabilité pénale du Président de la République sous la Ve République », Mélanges Gélard, Paris, Montchrestien, 1999, p. 151. (On notera que l’ancien Président du Conseil constitutionnel semble pour sa part juger excessivement épaisse « l’armure » couvrant le Président, p. 159).
17 O. Duhamel, Le Monde, 26 janvier 1999 ; F. Luchaire, « La Cour pénale internationale et la responsabilité du chef de l’Etat devant le Conseil constitutionnel, » Revue du droit public, 1999, p. 457.
18 D. Rousseau, La Croix, 26 janvier 1999.
19 C’est ici la seule hypothèse à examiner. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, les actes commis par un ministre dans l’exercice de ses fonctions sont ceux qui ont un rapport direct avec la conduite des affaires de l’État, à l’exclusion des comportements concernant la vie privée ou les mandats électifs locaux. À ce dernier titre, les ministres sont sans discussion justiciables des juridictions ordinaires.
20 Chambre criminelle, 14 mars 1963, Frey c°/ de Blignières, Bulletin des arrêts de la Chambre criminelle, n° 122, p. 243 ; Gazette du Palais, 1963, Ire sem., p. 434.
21 Cf. M. Kamto, « La responsabilité pénale des ministres », Revue du droit public, 1991, p. 1302 et suiv.
22 B. Mathieu, « La Haute Cour de justice et la responsabilité pénale des ministres ou comment se servir d’un sabre de bois. À propos de l’arrêt du 4 avril 1990 de la commission d’instruction de la Haute Cour de justice », Revue française de droit constitutionnel, 1990, p. 735.
23 23Rapport remis le 15 février 1993 au Président de la République par la Comité consultatif pour la révision de la Constitution, Paris, La Documentation française, 1993, p. 49.
24 Le 23 juin 1993. Journal officiel, Débats parlementaires. Assemblée nationale, 1993, p. 2137.
25 Cf. le « dossier spécial » publié dans la Revue de droit public (1999, pp. 313 à 455), qui rassemble l’arrêt de la commission d’instruction de la Cour de justice de la République, l’arrêt de la Cour, des extraits des réquisitions du ministère public et des commentaires doctrinaux (par J. Robert, P. Avril, P. Conte, M. Degoffe et O. Beaud). Cf. aussi, parmi les (nombreuses) publications récentes, O. Beaud, Le sang contaminé, Paris, Presses universitaires de France, 1999 (coll. « Béhémoth » avec une bibliographie) ; D. Baranger, « Une tragédie de la responsabilité. Remarques autour du livre d’Olivier Beaud : « Le sang contaminé »», Revue du droit public, 1999, p. 27 ; ainsi que les articles, autrement orientés, de M. Degoffe, « Responsabilité pénale et responsabilité politique du ministre », Revue française de droit constitutionnel, 1996, p. 385 et « La responsabilité pénale du ministre du fait de son administration », Revue du droit public, 1998, p. 433.
26 Revue du droit public, 1999, p. 338.
27 Ibid., p. 378.
28 Ibid., p. 449.
29 Cf. O. Beaud, ibid., pp. 436 et suiv. ; D. Baranger, article cité, pp. 29 et suiv.
30 M. Degoffe achève son plaidoyer « Pour la Cour de la justice de la République » en demandant sur ce point « des accommodements », Revue du droit public, 1999, p. 418.
Auteur
Professeur à l’Université René Descartes-Paris V.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Environnement et santé
Progrès scientifiques et inégalités sociales
Maryse Deguergue et Marta Torre-Schaub (dir.)
2020
La constitution, l’Europe et le droit
Mélanges en l’honneur de Jean-Claude Masclet
Chahira Boutayeb (dir.)
2013
Regards croisés sur les constitutions tunisienne et française à l’occasion de leur quarantenaire
Colloque de Tunis, 2-4 décembre 1999
Rafâa Ben Achour et Jean Gicquel (dir.)
2003
Itinéraires de l’histoire du droit à la diplomatie culturelle et à l’histoire coloniale
Jacques Lafon
2001
Des droits fondamentaux au fondement du droit
Réflexions sur les discours théoriques relatifs au fondement du droit
Charlotte Girard (dir.)
2010
François Luchaire, un républicain au service de la République
Jeannette Bougrab et Didier Maus (dir.)
2005