La souveraineté
p. 79-95
Texte intégral
1Mère de toutes les vertus, la souveraineté est aussi mère de tous les vices. Tout dépend de ce que l’on y met. Tout dépend des volontés qui la mènent ou la malmènent. C’est, en effet, grâce à la souveraineté que des peuples s’accomplissent s’ils s’en saisissent et en font bon usage. C’est, en revanche, à cause de la souveraineté, ou plus exactement à cause d’une certaine conception de la souveraineté, que les peuples les plus nombreux de la planète croupissent, aujourd’hui encore, dans les ténèbres de l’obscurantisme et du sous-développement.
2Évoquant cette face noire de la souveraineté, Ali Belhouane, rapporteur de l’Assemblée nationale constituante1, s’exprimait en ces termes : « La souveraineté en Tunisie était toute incarnée dans la personne du Bey. Étant, en effet, le propriétaire du royaume tunisien, le Bey en disposait en conséquence et disposait, en même temps, de ses habitants en admettant toutes les concessions à l’endroit de ce royaume et de ses habitants. C’est ainsi que le peuple tunisien a connu les inconvénients de la monarchie absolue et du protectorat étranger »2. Aussi, la première œuvre de la constituante a-t-elle été d’adopter les dispositions afférentes à la souveraineté dans sa séance du 14 avril 19563.
3Un article premier restaure la souveraineté de l’État en énonçant que « la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain », c’est la souveraineté-indépendance qui ne nous intéresse pas directement ici.
4Un article second s’intéresse à la souveraineté dans l’État en énonçant que « la souveraineté appartient au peuple tunisien qui l’exerce conformément à la Constitution ». C’est cette deuxième facette de la souveraineté, la souveraineté dans l’État, située dans la logique du droit constitutionnel, qui se trouve donc aujourd’hui au cœur de nos propos.
5Dans une vision exhaustive, la question de la souveraineté dans l’État peut nous conduire à disserter longuement sur la plupart des dispositions de la Constitution. Car la notion de souveraineté est une notion polysémique : « Ce que l’on entend par souverain, écrit Georges Burdeau, c’est d’abord une certaine qualité, une certaine manière d’être, un certain caractère de la puissance. Pris adjectivement, souverain désigne un pouvoir qui n’en admet aucun autre au-dessus de lui, une puissance qui, dans la sphère où elle est appelée à s’exercer, ne relève d’aucune autre »4. Puis, ajoute l’auteur, « par extension, on qualifie de souveraine une puissance comportant un ensemble de pouvoirs déterminés, il ne s’agit plus alors d’une qualité de la puissance, mais de son contenu... »5. Le troisième sens du mot souveraineté, celui qui, en fait, intéresse directement nos propos d’aujourd’hui, est ainsi formulé par l’éminent auteur : « (...) substantivement, le souverain, c’est le détenteur de la force politique suprême dans l’État »6.
6S’intéresser donc à la souveraineté dans l’optique dans laquelle il nous est demandé de nous situer au colloque qui nous réunit aujourd’hui, c’est s’interroger, d’abord sur la source de la souveraineté, son détenteur, qui est, autrement dit, le souverain. C’est s’interroger, ensuite, sur l’entité qui exerce la souveraineté : est-ce le peuple comme le propose J.-J. Rousseau7 ? Ou les représentants de la nation comme le suggère Sieyès8 ?
7Ce sont là les deux interrogations principales auxquelles on est invité à répondre à la lumière de la Constitution tunisienne du 1er Juin 1959 qui a fêté, il y a un peu plus de six mois, son quarantenaire.
8Mais autant ces deux questions paraissent simples et faciles à formuler, autant sont difficiles les deux réponses qu’elles requièrent. L’asymétrie, « questions faciles, réponses difficiles », résulte du caractère plus ou moins alambiqué des dispositions de la Constitution tunisienne afférentes à la souveraineté :
9À la question « Qui est le souverain : le peuple ou la nation ? » le constituant ne nous a pas répondu franchement. Mais c’est en faveur de la nation que le constituant nous a semblé inscrire sa réponse. Car, c’est en frôlant la théorie de la souveraineté populaire qu’il a adopté la théorie de la souveraineté nationale.
10Ensuite, à la question « Qui exerce la souveraineté : le peuple ou ses représentants ? », la réponse du constituant nous a paru favoriser les représentants. Cette inscription dans la logique du système représentatif nous a paru évidente même si quelques implications de la souveraineté populaire semblent avoir été véhiculées par notre Constitution.
11Ainsi, et pour résumer, voici les deux axes autour desquels s’articuleront nos prochains propos : l’adoption sinueuse de la théorie de la souveraineté nationale (I) et l’exercice voilé de la souveraineté par les représentants de la nation (II).
I. L’adoption sinueuse de la théorie de la souveraineté nationale
12C’est pour des raisons contextuelles, nous semble-t-il, que l’Assemblée nationale constituante feint, par l’emploi de grandes formules, de s’inscrire en faveur de la théorie de la souveraineté populaire, alors que c’est la théorie de la souveraineté nationale qui a retenu sa réelle faveur.
13Il est donc clair que la démonstration de ce choix sinueux va s’articuler autour de trois éléments : l’inscription apparente du constituant en faveur de la théorie de la souveraineté populaire (A), l’adoption réelle de la théorie de la souveraineté nationale (B) et les raisons politiques de cette démarche du constituant (C).
A. L’inscription apparente en faveur de la théorie de la souveraineté populaire
14L’article 3 de la Constitution tunisienne énonce que « la souveraineté appartient au peuple tunisien qui l’exerce conformément à la Constitution ». Prise isolément, cette disposition permet, sans ambiguïté aucune, de conclure à l’adoption par le constituant du 1er juin 1959 de la théorie de la souveraineté populaire.
15Ce constat ressort avec éclat du premier fragment de la disposition de l’article 3 : « la souveraineté appartient au peuple (...) ». Ce constat n’est, en revanche, pas remis en cause par le second fragment dudit article « (...) qui l’exerce conformément à la Constitution ». Car, à s’arrêter à ce seul niveau, la Constitution, c’est-à-dire les autres dispositions de la Constitution, pourraient, hypothétiquement au moins, organiser l’exercice de la souveraineté autour des implications logiques de la théorie de la souveraineté populaire et consacrer ainsi l’électorat-droit, le mandat impératif et le référendum ou l’initiative populaire9.
16Mais ce n’est cependant là qu’une variation imaginaire. Variation que l’on pouvait imaginer au moment où la constituante, sur proposition de Bourguiba, alors chef du gouvernement, avait discuté et voté cette disposition et une autre, celle de l’article premier du texte définitif de la Constitution du 1er juin 1959, dans sa séance du 14 avril 195610.
17Cette variation était d’ailleurs consolidée par les propos de Bourguiba11, qui, dans son discours du 8 avril 1956, affirmait sans équivoque devant l’Assemblée constituante que « la souveraineté en Tunisie est celle du peuple qui en est la source légitime et authentique »12.
18Cette formule est d’ailleurs réitérée par la Constitution du 1er juin 1959 et précisément, dans le troisième point de son préambule qui proclame « instaurer une démocratie fondée sur la souveraineté du peuple ».
19Mais ce n’est cependant là qu’une sorte de trompe-l’œil, inductible des formules, très claires pourtant, employées par le dispositif (article 3) et par le préambule de la Constitution, ainsi que par le discours du leader du Mouvement de libération nationale.
20En effet, la confrontation de cette induction à l’intention réelle du constituant va vite nous prouver l’option de ce dernier pour la théorie de la souveraineté nationale. C’est ce que l’on tâchera de vérifier à l’instant.
B. L’adoption réelle de la théorie de la souveraineté nationale
21Cette affirmation trouve son fondement dans plusieurs arguments qui se dégagent, d’abord, du discours politique (1), ensuite, des travaux préparatoires relatifs à l’article 3 de la Constitution (2), enfin, de certaines formules employées dans d’autres parties du texte de la Constitution (3).
221. Tout d’abord, dans le discours précité du 8 avril 1956, Bourguiba a joué sur une double corde.
23La première, déjà évoquée, consistait à affirmer que la souveraineté est celle du peuple qui en est la source légitime et authentique. La seconde, qui nous intéresse ici, prend le contre-pied de la précédente, puisque Bourguiba ne tardera pas de rappeler qu’« il est de notre devoir de sauvegarder l’unité de la nation au sein de cette assemblée »13, et d’ajouter : « chaque constituant, bien qu’il soit élu dans une circonscription électorale particulière, n’en demeure pas moins le représentant de la nation tout entière (...) »14.
24Or, on n’ignore pas que dans la théorie générale de la souveraineté peuple et nation ne sont pas de simples mots interchangeables, mais des concepts opposés. Pour la désignation du souverain, le mot peuple renvoie à la théorie rousseauiste de la souveraineté populaire, alors que le mot nation renvoie, de son côté, à la théorie de la souveraineté nationale de Sieyès15.
252. C’est ensuite des travaux préparatoires qu’argument peut être tiré de la faveur du constituant pour la souveraineté nationale. Cela ressort nettement des répliques, toujours énergiques, de Bourguiba quand l’un des constituants propose de formuler l’article 3 (article 2 dans l’avant-projet) de la Constitution de manière à favoriser l’option pour la souveraineté populaire.
26C’est ainsi que, lorsque Monsieur Taïeb Essahbani, lors de la discussion de l’article 2 de l’avant-projet (actuel article 3), « propose de changer le mot « titulaire » de la souveraineté16 par le mot « source » de la souveraineté (...) », Bourguiba, comme pour le rappeler à l’ordre, lui répond sèchement que « le peuple n’exerce pas la souveraineté. C’est la Constitution qui détermine les mécanismes de son exercice. Ainsi, le peuple est le titulaire de la souveraineté mais il ne l’exerce pas »17. Cette réponse n’est pas sans laisser sous-entendre la faveur de Bourguiba pour le système représentatif qui est le pilier central de la théorie de la souveraineté nationale.
27La faveur de Bourguiba, le principal acteur des travaux de la constituante, pour la souveraineté nationale, est encore bien nette lorsque, veillant à écarter une polémique engagée par Ahmed Drira – polémique qui, en soi, ne nous intéresse pas ici18 – Bourguiba expliquait que « la souveraineté qui se trouve au cœur de la nation (...) ne peut pas être limitée »19.
28De ces deux interventions de Bourguiba, on infère aisément que, d’abord, les travaux préparatoires n’établissent pas de lien entre l’expression « souveraineté populaire » et les conséquences logiques qui s’y rattachent dans la théorie rousseauiste et, ensuite, les mots « peuple » et « nation » reflètent dans l’esprit des constituants une synonymie presque rigoureuse qui interdit d’inférer, de l’emploi du mot « peuple » dans sa forme substantive ou adjective, l’option des constituants pour la théorie préconisée par l’auteur du Contrat social.
293. C’est enfin dans le texte de la Constitution que l’option pour la souveraineté nationale trouve son argument le plus fort.
30Cela ressort en premier lieu du préambule de la Constitution où l’on constate le même usage rhétorique des mots « peuple » et « nation ». Rhétorique que l’on rapprochera aussi de celle véhiculée dans le texte de la Proclamation de la République du 25 juillet 195720.
31Mais l’essentiel est pour nous ici d’observer que, bien que cet usage rhétorique des deux mots ne bascule pas en faveur du mot « nation », son existence suffit déjà pour induire la faveur des constituants pour la souveraineté nationale.
32Cela ressort en second lieu, mais avec beaucoup plus de force probante, cela va de soi, du dispositif de la Constitution. Dans tout le dispositif, le mot peuple n’est employé que quatre fois21. Il a été utilisé une cinquième fois par le quatrième alinéa de l’article 39 ajouté en 1975 pour proclamer la présidence à vie de Bourguiba22. Cette disposition est utile à mentionner ici car elle montre la conception négative, presque méprisante, que les constituants se sont fait du concept « peuple » ou, au moins, de la composante « peuple tunisien », en tout cas inférieure à l’idée de nation. Conception négative qui interdit de croire que les constituants ont songé à bâtir la souveraineté sur le schéma rousseauiste. Le fameux alinéa 4 ajouté à l’article 39 en 1975, ne disposait-il pas, en effet, qu’« à titre exceptionnel et en considération des services éminents rendus par le Président Habib Bourguiba au peuple tunisien qu’il a libéré du joug du colonialisme et dont il a fait une Nation unie et un État indépendant (...) » ?
33Mais si on laisse les mots de côté, c’est dans des formules et mécanismes appropriés à la théorie de la souveraineté nationale que les arguments les plus forts se dégagent en faveur de notre démonstration.
34La formule de l’article 25 selon laquelle « chaque député est le représentant de la nation entière », ou encore, celle de l’article 26 selon laquelle « le député ne peut être poursuivi, arrêté ou jugé en raison d’opinions exprimées, de propositions émises ou d’actes accomplis dans l’exercice de son mandat au sein de l’assemblée », véhiculent nettement, comme on l’analysera ultérieurement, le régime représentatif qui est au cœur de la souveraineté nationale.
35Tout ce qui précède, discours politique, travaux préparatoires et texte de la Constitution, met donc ainsi en évidence l’option, ou plutôt l’adoption de la théorie de la souveraineté nationale et non celle de la souveraineté populaire qui n’est, à l’analyse, qu’un faux-semblant manié par les constituants pour composer avec un contexte historique et politique précis.
36Venons-en donc maintenant au pourquoi de ce chemin sinueux emprunté par la constituante pour adopter, par un détour acrobatique, la souveraineté nationale.
C. Les raisons politiques de ce choix sinueux
37Ces raisons ne peuvent trouver leur source que dans l’historicité, c’est-à-dire dans le contexte socio-politique dans lequel l’article 3 a vu le jour. Contexte socio-politique auquel il faut ajouter le talent de l’homme rusé qui était derrière toute la Constitution du 1er juin 1959.
38En effet, s’il est clair que pour le constituant, et derrière lui Habib Bourguiba, la souveraineté ne peut être que nationale, force est déjà d’observer que l’adoption franche de la théorie de Sieyès n’était pas sans risque de compromettre le schéma tactique du leader du Mouvement national ; celui de la conquête du pouvoir, l’éviction du Bey et, après coup, le centrage du pouvoir autour de sa personne.
39Or, pour s’emparer du pouvoir et asseoir les fondements du régime qu’il projetait à sa mesure. Bourguiba devait avoir le peuple de son côté pour évincer le Bey.
40S’attirer d’abord la sympathie du peuple, cette force vive de la société tunisienne dans la lutte pour l’indépendance, pour y trouver son appui dans le processus de la conquête du pouvoir. D’où la nécessité, pour lui, de proclamer dans ses discours et par le canal de l’Assemblée nationale constituante le principe de la souveraineté populaire.
41Évincer, ensuite, le Bey et noyer chez lui toute aspiration à la conservation du pouvoir en écartant, ne serait-ce qu’en apparence, l’idée de la souveraineté nationale dans laquelle le Bey pouvait, et a même pu à un moment23, trouver refuge pour se maintenir au pouvoir – ne serait-ce qu’à titre honorifique – dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle24.
42Que le peuple – et donc l’idée de souveraineté populaire – n’aient servi à Bourguiba et à son régime, établi par la Constitution de 1959, que de simple appui et d’alibi servant à évincer le Bey et à conquérir le pouvoir, cela ressort nettement de l’alinéa 4 greffé à l’article 39 en 1975 qui avance une idée du peuple – comme on l’a déjà souligné – toute faite de mépris.
43Mais si, pour déterminer le souverain, c’est par une voie sinueuse que la Constitution tunisienne s’est inscrite dans la théorie de la souveraineté nationale en prenant le détour – historiquement explicable, comme on l’a vu – de la souveraineté populaire, c’est aussi par une attitude similaire que notre constituant a opéré pour voiler sa préférence manifeste pour l’exercice de la souveraineté par les représentants de la nation. Là aussi, comme on le constatera dans la deuxième partie, la Constitution tunisienne donne l’impression, mais l’impression seulement, que l’exercice de la souveraineté est plus au moins confié au peuple.
44Tâchons donc de lever le voile qui cache l’intention réelle du constituant d’attribuer l’exercice de la souveraineté aux représentants de la nation.
II. L’ exercice voilé de la souveraineté par les représentants de la nation
45Au niveau de l’exercice de la souveraineté, le constituant a procédé de manière quasi identique au niveau premier, déjà exploré, du titulaire de la souveraineté ; il commence d’abord par jeter un faux-semblant25 : l’exercice de la souveraineté par le peuple (A), il vient, ensuite, à arrêter la substance vraie, la substance réelle de son intention : l’exercice de la souveraineté par les représentants de la nation (B).
A. Un faux-semblant : l’exercice de la souveraineté par le peuple
46Deux institutions situées dans la droite ligne de la doctrine rousseauiste de la souveraineté populaire constituent les matériaux de ce faux-semblant. Il s’agit d’abord du suffrage universel (1) et ensuite du référendum (2).
1. Le suffrage universel
47Il a été consacré par le texte initial de la Constitution du 1er juin 1959. Il est prévu par les articles 19, 20 et 39 (article 40 avant la révision du 8 avril 1976)26 . L’article 1er du Code électoral le confirme en énonçant que « le suffrage est universel, libre, direct et secret ».
48Ces dispositions constitutionnelles et organiques permettent d’induire la première implication logique de la souveraineté populaire : l’électorat droit.
49Mais alors que dans la doctrine de J.-J. Rousseau le droit de suffrage est, comme le précise R. Carré de Malberg, « un droit préexistant à l’État et à la Constitution »27, le suffrage en Tunisie est un droit attribué par la Constitution, c’est-à-dire, en définitive, qu’il ne s’agit pas d’un électorat-droit, mais d’un électorat-fonction, donc conforme aux implications logiques de la doctrine de la souveraineté nationale selon laquelle, en votant, le citoyen n’exprime pas un droit inné, un droit originaire qui précède l’État et la Constitution.
50Ali Belhouane exprimait nettement cette attribution du droit de suffrage en affirmant, dans la séance du 3 février 1958, que « la question est de principe que celle d’attribuer à la tunisienne tous ses droits politiques ou au moins son droit d’électeur »28. Affirmation confirmée par d’autres constituants, dont Azzouz Rebaiî, qui observait au cours de la même séance qu’« en tant que députés de la nation, nous sommes aujourd’hui enclins à exprimer clairement notre position en faveur de la participation de la femme au suffrage »29.
51Ce droit de la femme au suffrage n’est donc pas inné en Tunisie, contrairement à ce qu’enseigne le rousseauisme30 ; il a été attribué par le droit et aurait même pu être restreint si tous les constituants avaient été du même avis que Mahmoud Ezzarzri, qui s’était clairement inscrit contre le vote de la femme en soulignant que « lorsque nous observons l’expérience des nations étrangères, nous constatons que la question du droit de vote de la femme (sous-entendu) n’y est apparue qu’il y a deux ans seulement. Alors que, chez nous, nous voulons admettre, aujourd’hui, la participation de la femme au suffrage bien que notre indépendance ne date que d’hier (...). Au sud, par exemple, (...) personne, même d’ici cinq à dix ans, ne peut accompagner sa mère ou sa sœur aux bureaux de vote (...) »31.
52Par ailleurs, et à convenir – à convenir seulement, car là n’est pas du tout notre conviction – que le suffrage en Tunisie implique l’électorat-droit, à quoi ce dernier servirait-il s’il ne se trouve pas combiné avec le mandat impératif, l’autre implication logique de la doctrine du Contrat social, que la Constitution tunisienne ne consacre pas, comme on le verra ultérieurement ?
53Qu’en est-il maintenant du référendum, assoit-il vraiment l’exercice populaire de la souveraineté ?
2, Le référendum
54Le référendum est une technique démocratique d’intervention du peuple dans l’œuvre législative. Mais il n’en est ainsi que s’il assure l’intervention effective du peuple dans l’accomplissement de cette œuvre, c’est-à-dire lorsque cette technique est organisée, comme l’enseigne la doctrine de la souveraineté populaire, de manière à assurer un réel veto du peuple.
55Mais ce n’est pas vraiment dans cette optique que notre Constitution organise la technique référendaire. C’est plutôt, paradoxalement, pour favoriser l’efficacité de certains traits représentatifs du régime établi par elle que notre Constitution a institué le référendum à partir de la révision du 8 avril 197632, avant de le conforter lors de la révision du 27 octobre 199733. Ce qui vaut plus ou moins pour les deux techniques référendaires tunisiennes portant sur la révision de la Constitution (a) et, aussi, mais pleinement, pour les référendums législatif et consultatif (b).
a. Le référendum constitutionnel
56Il y a lieu de distinguer entre le référendum institué par l’article 2 alinéa 2 et celui institué par les articles 76, 77 et 78 de la Constitution.
57L’observation que l’on vient de faire vaut certainement moins à l’égard du référendum constitutionnel prévu par l’article 2 alinéa 2 de la Constitution qui se rapporte aux traités tendant à assurer l’unité du Grand Maghreb Arabe : « Les traités conclus à cet effet et qui seraient de nature à entraîner une modification quelconque de la présente Constitution seront soumis par le Président de la République à un référendum après leur adoption par la Chambre des députés, dans les formes et conditions prévues par la Constitution ».
58Devant intervenir obligatoirement34 après l’adoption du traité par la Chambre des députés et donc après que cette dernière eut révisé la Constitution comme l’y invite, depuis 1979, l’article 46 alinéa 2 de son règlement intérieur, ce référendum constitutionnel obligatoire semble bel et bien faire du peuple le co-auteur de cette parcelle d’œuvre constitutionnelle et paraît donc concrétiser l’une des implications de la doctrine rousseauiste.
59Mais que l’on n’exagère cependant pas la portée de la disposition de l’article 2 alinéa 2 de la Constitution. Déjà très réduite juridiquement par son objet très limité, cette technique référendaire est teinte d’une coloration politique évidente. Personne n’ignore, en effet, les circonstances passées, toutes ponctuelles, de l’affaire de l’union avortée avec la Libye qui en ont suggéré l’insertion dans notre Constitution lors de la révision de 1976.
60Quant au référendum constitutionnel introduit par la révision du 27 octobre 1997, il se trouve centré sur l’objectif latent de court-circuiter la représentation nationale classique au profit du chef de l’État, qui devient alors pleinement le représentant suprême de la nation. Ce qui ressort avec vigueur de l’aménagement, bien ficelé dans ce sens, de cette nouvelle technique référendaire.
61En effet, cette deuxième catégorie de référendum constitutionnel présente, contrairement à celle de l’article 2 alinéa 2 avec laquelle elle risque d’ailleurs d’entrer en conflit, un caractère facultatif : « Le Président de la République peut soumettre les projets de révision de la Constitution au référendum », nous dit le deuxième alinéa de l’article 76 nouveau. Ce qui met bien en exergue la connotation subjective de la mise en œuvre de cette institution nouvelle : le chef de l’État est largement maître de cette procédure, même si elle intervient après la détermination de l’objet de la révision et son examen par une commission ad hoc, à la suite d’une résolution prise à la majorité absolue des députés (article 77 alinéa 1er) et après son adoption par la Chambre des députés à la majorité absolue (article 77 alinéa 3).
62Mais cette dernière intervention de la Chambre des députés est lâche comparativement à celle qui doit être adoptée dans la procédure de révision de droit commun, qui prévoit la majorité des deux tiers dans chacune des deux lectures séparées de trois mois, au moins (article 77 alinéa 2).
63Ainsi, si le Président de la République craint de ne pouvoir réunir cette majorité requise en procédure de révision de droit commun, il peut, moyennant une propagande dont il a les moyens, s’en remettre au peuple docile et peu initié pour faire passer bien plus facilement son projet de révision. En effet, si le Président de la République dispose, au Parlement, d’une majorité n’allant pas jusqu’à la majorité qualifiée requise par l’article 77 alinéa 2, son projet de révision passera tout de même, puisque la simple majorité absolue dont il dispose constitue, à elle seule, un gage de succès pour son projet ; sa contre-partie étant assurée, et même confortée, moyennant une bonne propagande, auprès du corps électoral qui avait antérieurement donné ses voix à cette majorité parlementaire.
64Par là, nous nous arrêtons nettement sur l’intention réelle que cache le référendum constitutionnel institué par la révision du 27 octobre 1997 : il est, à l’analyse, moins conçu pour assurer une intervention réelle du peuple que pour court-circuiter la majorité qualifiée des députés au niveau de la procédure de droit commun de révision de la Constitution.
65Ainsi, même si, dans le futur, le Parlement se voit accueillir un plus grand nombre de l’opposition mais qui n’aille pas jusqu’à atteindre la majorité absolue, le Président de la République continuera à assurer sa haute suprématie : avec une majorité simple, il gouverne le pays, mais aussi, avec une majorité simple, il peut changer le statut de l’État !
b. Les référendums législatif et consultatif
66Prévus par l’article 47 de la Constitution, ces référendums obéissent à une technique dont la visée plébiscitaire est peut être trop apparente pour conclure à une réelle intervention populaire : « le Président de la République peut soumettre directement au référendum les projets de loi ayant une importance nationale ou les questions touchant à l’intérêt supérieur du pays sans que ces projets et questions soient contraires à la Constitution ».
67« Lorsque le référendum a conclu à l’adoption du projet, le Président de la République le promulgue dans un délai maximum de quinze jours à compter de la date de proclamation des résultats »35.
68L’importance du rôle joué ici par le Président de la République (c’est lui qui a la faculté de déclencher le référendum), combinée avec l’inertie politique et la docilité du citoyen tunisien montre bien l’intention cachée du référendum prévu par l’article 47.
69D’une part la représentation nationale classique – c’est-à-dire les députés – est court-circuitée à l’endroit des projets de loi d’importance nationale et des questions touchant à l’intérêt supérieur du pays36.
70D’autre part, ce court-circuitage de la Chambre des députés ne semble pas profiter réellement au peuple37. D’ailleurs, cette technique ne peut être actionnée que par le représentant suprême de la nation qui, par ce biais, conforte notablement sa suprématie. Etant, en effet, le moteur de cette procédure, le Président de la République en usera probablement, mais seulement s’il est certain que la docilité des citoyens à l’homme les conduirait à dire « oui » aux projets de loi ou aux questions qui leur sont soumis38.
71Le référendum de l’article 47 montre alors bien son vrai visage de gage de la représentativité suprême de l’homme beaucoup plus qu’il n’est technique d’intervention populaire dans la confection des normes législatives.
72Ainsi ne doit-on pas admettre, en définitive, qu’aussi bien le référendum dans toutes ses variantes, que le suffrage universel, tels qu’ils sont organisés par la Constitution du 1er juin 1959, ne sont que de faux-semblants d’exercice populaire de la souveraineté ?
73C’est du moins là notre conviction, d’autant plus que la substance réelle de notre Constitution verse nettement, comme l’on se propose de le constater maintenant, dans l’exercice de la souveraineté par les représentants de la nation.
B. La substance réelle : l’exercice de la souveraineté par les représentants de la nation
74Corrélat de la souveraineté nationale, le système représentatif est d’une consécration évidente par notre Constitution. Ce qui ressort avec évidence du mandat dont disposent les organes de l’État.
75Dans la doctrine de Rousseau de la souveraineté populaire, l’exercice du pouvoir revient en principe directement aux citoyens. Mais l’auteur du Contrat social admet que, dans les grands États, il est inconcevable que le peuple puisse être directement impliqué dans l’exercice effectif du pouvoir39. Il admet ainsi que le pouvoir soit exercé par un organe de l’État dont les membres, les députés, sont élus par le peuple. Mais Rousseau prend garde de préciser que « les députés du peuple ne peuvent être ses représentants : ils ne sont que ses commissaires »40, qui expriment la volonté de leurs électeurs dans une totale transparence et sont responsables devant eux et donc révocables s’« ils ne se conformaient pas à leur volonté » : c’est le mandat impératif.
76Or, notre Constitution est loin de consacrer cette forme de mandat préconisé par Rousseau. Mais c’est le mandat représentatif, situé dans la droite ligne de la souveraineté nationale, que la Constitution tunisienne du 1er juin 1959 véhicule clairement. C’est ce qui ressort avec éclat de ses articles 18, 25 et 26.
77Cela ressort d’abord de l’article 18 qui énonce que « le peuple exerce le pouvoir législatif par l’intermédiaire d’une assemblée représentative41 dénommée Chambre des députés »42.
78La Chambre des députés fait donc clairement écran entre le peuple et la loi43 : c’est le mandat représentatif en substance qui implique que l’assemblée des élus n’est qu’un organe de la nation ou de l’État qui l’incarne et dont elle exerce la fonction législative. Le rôle des électeurs étant en revanche de désigner, par l’élection, non pas leurs mandataires, comme en souveraineté populaire, mais les représentants de la nation.
79C’est ensuite de l’article 25 de la Constitution de juin 1959 que le mandat représentatif ressort : « chaque député est le représentant de la nation entière ». Ce qui signifie en substance qu’une fois élu, le député n’a aucun compte à rendre à ses électeurs particuliers : « le député, écrit R. Carré de Malberg dans ce sens, ne remplit pas un mandat qui l’enchaîne, mais il exerce une fonction libre. Il n’exprime pas la volonté de ses électeurs, mais il se décide par lui-même et sous sa propre appréciation »44 ; ce qui est tout à fait logique puisque le député est le représentant de la nation entière.
80Cette même logique du mandat représentatif est enfin poussée à son extrême par l’article 26 de la Constitution qui organise l’entière liberté du député dans l’exercice de sa fonction législative. Cet article énonce, en effet, que « le député ne peut être poursuivi, arrêté ou jugé en raison d’opinions exprimées, de propositions émises ou d’actes accomplis dans l’exercice de son mandat au sein de la Chambre ». Cette disposition, reprise presque intégralement de l’article 26 alinéa 1er de la Constitution française du 4 octobre 1958, concrétise parfaitement les propos de R. Carré de Malberg qui observe que le député « (...) ne parle, ni ne vote, au nom et de la part de ses électeurs, mais il forme son opinion et émet son suffrage selon sa conscience et ses vues personnelles »45. Ainsi le député n’a pas à se conformer aux instructions de ses électeurs particuliers. Et, à considérer que ces instructions soient prises en compte, voire défendues par le candidat à la députation dans ses professions de foi au cours de la compagne électorale, celles-ci ne sauraient le lier une fois élu. Sa liberté est totale, il n’est pas révocable et rien ne doit l’inquiéter dans l’exercice de sa fonction46.
81Voilà donc ce qui démontre, sans ambiguïté, l’alignement de notre Constitution sur le régime représentatif qui n’a rien à voir avec la doctrine de la souveraineté populaire, ni au niveau du titulaire de la souveraineté, ni au niveau, plus concret, de l’exercice du pouvoir, de l’exercice de la souveraineté47.
82Ainsi, de la théorie de la souveraineté qu’il a adoptée à l’exercice, qu’il a aménagé, de la souveraineté, notre constituant a nettement versé dans les idées de Sieyès, dont s’est manifestement inspiré Bourguiba ; l’homme qui a été derrière l’ossature de notre Constitution. Seulement, c’est par des détours un peu sinueux et par une rhétorique rusée que le « Sieyès » tunisien a opéré pour accomplir l’œuvre de la souveraineté nationale par le biais de l’Assemblée nationale constituante. Laquelle souveraineté de la représentation nationale classique, le Parlement, tend, elle aussi, a être confisquée par une technique référendaire aménagée surtout en faveur du chef de l’État.
Notes de bas de page
1 Instituée par le décret beylical du 29 décembre 1955, l’Assemblée nationale constituante tenait sa séance inaugurale le 8 avril 1956 à la suite de l’élection de ses 98 membres le 25 mars 1956.
2 JOT débats de l’Assemblée nationale constituante, n° 3, séance du 27 janvier 1958, p. 43, traduction personnelle.
3 JOT débats de l’Assemblée nationale constituante, n° 1, séance du 14 avril 1956, pp. 13 et suiv. Dans l’avant-projet, il s’agissait de l’article 1er : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, sa religion est l’islam, sa langue l’arabe ». L’absence, dans le texte de l’avant-projet, de l’expression « son régime est la République », que l’on retrouve dans l’article 1er de la Constitution du 1er juin 1959, s’explique par le fait que la Tunisie était encore une monarchie en avril 1956 ; la proclamation de la République n’ayant eu lieu que le 25 juillet 1957.
4 G. Burdeau, Traité de Science politique, État, tome 2, Paris, LGDJ, IIIe éd., 1980, p. 4.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 J.-J. Rousseau, Du Contrat Social, 1762, où l’auteur considère dans le livre I, chapitre VII (p. 20 dans la collection publiée à Tunis en 1994 par les éditions Gérés) que « le souverain n’est formé que des particuliers qui le composent » et ajoute, dans le livre III, chapitre I : « supposons que l’État soit composé de dix mille citoyens. Chaque membre de l’État a pour sa part la dix-millième partie de l’autorité souveraine ».
8 Bourgeois libéral, Sieyès était l’un des plus habiles théoriciens de l’Assemblée constituante pendant la Révolution française de 1789. C’est à lui que l’on doit la théorie de la souveraineté nationale qui part de l’idée que la souveraineté n’appartient pas de façon fractionnée et indivise aux citoyens en tant que personnes physiques. Elle appartient à la nation qui correspond à la communauté des citoyens, c’est-à-dire aux citoyens en tant qu’ensemble abstrait, incapable d’agir de lui-même. D’où l’idée-force de la représentation nationale.
9 Sur ces implications de la souveraineté populaire, V.G. Burdeau, F. Hamon et M. Troper, Droit constitutionnel, Paris, LGDJ, 22e éd., 1991, pp. 184 et suiv.
10 JOT débats de l’Assemblée nationale constituante, n° 1, pp. 13 et suiv.
11 11Alors Président de l’Assemblée nationale constituante, il avait été le seul à avoir présenté sa candidature à cette fonction et à y être élu à l’unanimité à la séance inaugurale du 8 avril 1956. Sa qualité de leader du Mouvement national se confirme et lui vaut la direction du premier organe politique national élu par le peuple. C’est lui qui sera le principal instigateur de la Constitution de 1959.
12 JOT débats de l’Assemblée nationale constituante, n° 1, séance du 8 avril 1956, p. 3, traduction personnelle.
13 Discours précité, ibid.
14 Ibid.
15 Voir supra, notes 7 et 8.
16 JOT débats de l’Assemblée nationale constituante, n° 1 séance du 14 avril 1956, p. 19, traduction personnelle.
17 1bid. Traduction personnelle.
18 Sur cette polémique, indifférente pour nos propos, voir l’intervention de Ahmed Drira, JOT débats de l’Assemblée nationale constituante, n° 1, séance du 14 avril 1956, p. 17.
19 Ibid, p. 18. Traduction personnelle.
20 Dans la résolution de l’Assemblée nationale constituante proclamant la République, on recense trois fois l’emploi du mot peuple dans sa forme substantive et trois fois l’emploi du mot nation, dont deux dans sa forme adjective, utilisés pour qualifier l’Assemblée constituante : une Assemblée nationale constituante pour établir la souveraineté du peuple ! Ce qui est déjà une inconséquence conceptuelle qui veut tout dire. En revanche, dans le préambule de la Constitution, les mots peuple et nation, abstraction faite de la forme substantive ou adjective qu’ils prennent, sont respectivement utilisés sept fois contre quatre.
21 Voir les articles 3, 8 nouveau, 18 et 64. En revanche, le mot nation s’y retrouve à sept reprises.
22 Disposition supprimée par la révision du 25 juillet 1988 après s’être trouvée sans objet depuis la destitution de H. Bourguiba, le 7 novembre 1987.
23 Nous visons par là le projet de Constitution du 9 janvier 1957 visant à instituer une monarchie constitutionnelle. Ce projet, qui comportait 107 articles, n’a pas été officiellement publié. Il le fut cependant dans les actes du colloque organisé par l’Association tunisienne de droit constitutionnel les 29, 30 et 31 mai 1984, autour du thème « L’Assemblée nationale constituante », Tunis, CERP, 1986, pp. 260 et suiv.
L’idée d’une monarchie constitutionnelle a même été utilisée par Bourguiba qui, dans un important discours prononcé à Zaouiet-Kouch au Sahel, affirmait : « Si tel est le vœu du peuple tunisien, le Bey sera le serviteur de la nation tout en gardant son fauteuil royal ». Cf. Le petit matin du 25 mars 1956.
24 Le rejet définitif de l’idée d’une monarchie constitutionnelle s’est produit le 25 juillet 1957 avec la proclamation de la République. Il est du reste intéressant de lire l’excellent rapport de Ali Belhouane présenté aux constituants dans la séance du 27 janvier 1958, où il avait habilement justifié l’abolition de la monarchie et glorifié le peuple tunisien.
25 Voir les articles 3, 8 nouveau, 18 et 64. En revanche, le mot nation s’y retrouve a sept reprises.
26 L’article 19 nouveau de la Constitution énonce que « les membres de la Chambre des députés sont élus au suffrage universel, libre, direct et secret, selon les modalités et les conditions fixées par la loi électorale ».
L’article 20 nouveau prévoit, de son côte, qu’« est électeur tout citoyen possédant la nationalité tunisienne depuis au moins cinq ans, âgé de vingt années accomplies et remplissant les conditions prévues par la loi électorale ».
Quant à l’article 39 alinéa 1er, il énonce que « le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel, libre, direct et secret (...) ».
27 R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Paris, Sirey, tome 2, 1927, p. 185.
28 JOT débats de l’Assemblée nationale constituante, n° 4, séance du 3 février 1958, p. 84. Traduction personnelle.
29 Ibid., p. 84. Traduction personnelle.
30 Les enseignements du rousseauisme quant à l’électorat sont clairs. Pour Rousseau le suffrage est « un droit que rien ne peut ôter aux citoyens », dans Du Contrat social, livre IV, chapitre 1er. « Les citoyens, explique R. Carré de Malberg, sont considérés comme ayant à l’exercice de la souveraineté un droit préexistant à l’État et à la Constitution », dans Contribution à la théorie générale de l’État, op. cit., tome 2, p. 185.
Cette acception du suffrage ne permet donc pas de mettre en discussion le vote de la femme puisque, étant citoyenne, chaque femme aurait, comme le propose J.-J. Rousseau, une « fraction de souveraineté ». Dans ce sens, voir supra, note 7.
C’est par contre dans le cadre de la théorie de la souveraineté nationale que peut être discuté le droit de vote des différentes catégories de citoyens, puisque l’électorat n’y est accordé qu’en fonction de ce que le droit positif, c’est-à-dire la Constitution, considère être la plus grande utilité pour la collectivité : c’est la théorie de l’électorat-fonction qui admet le suffrage restreint fondé, soit sur un cens plus ou moins élevé (suffrage censitaire), soit sur un minimum de connaissances (suffrage capacitaire), soit même sur le sexe, ce qui implique, dans la société de type patriarcal que nous connaissons depuis longtemps, que seuls les hommes y ont droit (suffrage masculin).
31 JOT débats de l’Assemblée nationale constituante, n° 4, séance du 3 février 1958, p. 84.
32 L’institution du référendum s’est faite par le canal de l’alinéa 2 greffé à l’article 2 de la Constitution, ainsi que par l’article 47 du même texte. Loi constitutionnelle n° 76-37 du 8 avril 1976 modifiant et complétant la Constitution du 1er juin 1959, JORT, n° 26 des 9 et 13 avril 1976, pp. 858 et suiv.
33 La révision du 27 octobre 1997 ayant élargi le référendum législatif (article 47) et institué le référendum constitutionnel (articles 76 alinéa 2, 77 alinéa 2 et 78 alinéas 2 et 3). Loi constitutionnelle n° 97-65 du 27 octobre 1997 modifiant et complétant certains articles de la Constitution, JORT, n° 87 du 31 octobre 1997, pp. 1967 et suiv.
34 C’est ce qui ressort de la formule de l’article 2 alinéa 2 : « (...) seront soumis par le Président de la République à un référendum (...) ».
35 Le texte de l’article 47 issu de la révision de 1976 était ainsi rédigé : « Le Président de la République peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics ou tendant à ratifier un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions. (...) Lorsque le référendum a conclu à l’adoption du projet, le Président de la République le promulgue dans un délai maximum de quinze jours ».
36 Les expressions « projets de loi d’importance nationale » et « questions touchant à l’intérêt supérieur du pays », qui ne figuraient pas dans le version de 1976 de l’article 47. sont entourées d’un grand flou ; on peut y mettre ce que l’on veut, de sorte que, combinées avec les articles 34 et 35 nouveaux (révision d’octobre 1997) qui, à l’instar de la Constitution française du 4 octobre 1958, opèrent un partage des compétences entre le législateur et le Président de la République, elles peuvent conduire à un total court-circuitage de la Chambre des députés.
37 Ce qui, au contraire, aurait été susceptible de l’être si le référendum de l’article 47 était un référendum obligatoire du même type que celui prévu par l’article 2 alinéa 2 de notre Constitution.
38 Ce caractère plébiscitaire du référendum est souligné par M. Hauriou qui, dans son Précis de droit constitutionnel, Sirey, 2e éd., 1929, considère qu’il y a plébiscite dès lors non seulement qu’il y a vote personnalisé, mais encore, dès lors qu’il y a, à l’occasion du vote sur un texte, manifestation de confiance à un homme ou au régime qu’il incarne. Ces propos ne trouvent-ils pas leur confirmation dans la subjectivité résultant du caractère facultatif du recours au référendum dont dispose le Président de la République ?
39 Voir : J.-J. Rousseau, op. cit., livre III, chap. 10, pp. 98 et suiv., où l’auteur enseigne que, faute de pouvoir exercer directement le pouvoir législatif, le peuple se remet à des assemblées : « (...) L’activité de l’intérêt privé, l’immensité des Etats (...) ont fait imaginer la voie des députés dans les Assemblées de la nation ». Rapprocher ce passage avec la note suivante pour constater comment l’auteur conçoit cette idée de représentation du peuple.
40 Du Contrat social, op. cit., p. 62 où l’auteur écrit : « Ainsi ceux qui prétendent que l’acte par lequel un peuple se soumet à des chefs n’est point un contrat, ont grande raison. Ce n’est absolument qu’une commission, un emploi dans lequel, simples officiers du souverain, ils exercent en son nom le pouvoir dont il les fait dépositaires, et qu’il peut limiter, modifier et reprendre quand il lui plait, l’aliénation d’un tel droit étant incompatible avec la nature du corps social (...) ». Voir aussi plus loin, p. 99.
41 L’adjectif « représentative », qui qualifie la Chambre des députés, est à lui seul démonstratif.
42 Dans le texte initial de la Constitution du 1er juin 1959, le Parlement tunisien était dénommé « Assemblée nationale ». L’appellation de cet organe « Chambre des députés » lui a été attribuée par la loi constitutionnelle n° 81-47 du 9 juin 1981 ; JORT, n° 40 du 12 juin 1981, p. 1391.
43 Sous réserve du référendum. Mais nous avons toutefois bien vu que, telles qu’organisées par notre Constitution, les techniques référendaires paraissent davantage un gage de représentativité qu’une réelle intervention du peuple dans l’œuvre législative et constitutionnelle.
44 Op. cit., tome 2, p. 217.
45 Ibid.
46 Ceci est tout à fait vrai en droit. Dans la pratique cependant, l’emprise du parti unique sous Bourguiba, puis du parti ultra-dominant, aujourd’hui, est particulièrement contraignante pour la quasi-totalité des députés, ceux de l’opposition étant d’un nombre insignifiant dans le Parlement tunisien.
47 Ce qui est d’ailleurs sans nécessiter une grande démonstration. Car, comme l’écrit fort judicieusement R. Carré de Malberg, « la doctrine, qui voit dans l’électorat un droit individuel de souveraineté, commet une erreur fondamentale touchant la nature réelle et les origines de la souveraineté. Il n’est personne dans l’État qui puisse se prétendre souverain antérieurement à la Constitution originaire qui fixe l’organisation étatique. La raison en est que la souveraineté ne prend naissance que par l’effet de cette organisation », op. cit.
Pourquoi alors proclamer la souveraineté populaire qui est incompatible avec les propos, très fondés, que l’on vient de lire sous la plume de l’éminent publiciste R. Carré de Malberg ? Proclamer la souveraineté du peuple et la consacrer, à l’instar de l’article 3 de la Constitution tunisienne de 1959, n’est-ce pas se vouer à une inconséquence juridique caractérisée ? N’est-ce pas, en dernière analyse, une œuvre politiquement chargée d’arrières pensées tendant, paradoxalement, à se servir du peuple plutôt qu’à le laisser servir ?
Auteur
Maître assistante à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis.
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