« Constitution » et « démocratie libérale » : éléments de réflexion à partir de l’expérience tunisienne
p. 9-28
Texte intégral
1Dans son acception la plus couramment admise, la « Constitution » désigne le texte ou l’ensemble de textes fondamentaux qui déterminent « la forme du gouvernement » ou encore « l’organisation des pouvoirs publics, leur fonctionnement et leurs rapports mutuels ».
2Plus spécifiquement, la « Constitution » est liée à l’idée de « détermination et de garantie des droits fondamentaux ». Si dans son acception courante, le concept de « Constitution » est aussi ancien que celui de pouvoir politique, dans le deuxième sens, lié à l’idée de « droits fondamentaux » de l’Homme ou du Citoyen et de garantie de ces « droits fondamentaux » par leur inscription dans le texte fondamental de l’organisation de l’État, il est relativement récent, quand on regarde l’aspect strictement historique.
3Une autre idée sous-jacente à cette notion moderne de « Constitution » ne doit être ni oubliée ni confondue avec elle : lorsqu’on associe ces deux concepts d’organisation du pouvoir politique et de « droits fondamentaux », on considère – ou, tout au moins, on suppose – généralement qu’il doit exister entre eux une relation de cohérence ou même de corrélation. Pour certains, il s’agit d’une « relation instrumentale », la Constitution devant être un instrument d’organisation et de limitation du pouvoir politique en vue de garantir les droits de l’individu. Le « constitutionnalisme » n’est que l’expression la plus ouverte de cette conception. La formulation la plus connue de cette conception se trouve dans l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen qui proclame : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». On considère généralement que la forme écrite de la Constitution est la plus appropriée pour assurer cette garantie des droits fondamentaux.
4Il découle de cette liaison « consubstantielle » entre « libertés individuelles » et « Constitution » que cette dernière devient naturellement le centre de gravité du système politique, dans son ensemble, et le pôle d’attraction de toutes les revendications et des pressions sociales soucieuses de faire aboutir leurs demandes, ou de concrétiser les « libertés individuelles » nouvelles. De fait, c’est à la suite des demandes et pressions de la « société civile » que les principales composantes de l’idéologie libérale et ses corollaires démocratiques se sont trouvés, dans un grand nombre de cas, inscrits dans la Constitution, soit au moment de son adoption, soit encore par leur incorporation dans le texte fondamental à la suite d’amendements apportés à ce dernier. La Constitution est ainsi synonyme de manifeste des droits fondamentaux et des principes démocratiques ou, plus brièvement, de principes de « démocratie libérale ».
5Aujourd’hui, la démocratie libérale et l’instrumentalisation de la Constitution qui y est attachée se présentent comme un couple de principes éthico-politiques dominants, et rares seraient les systèmes politiques contemporains qui prendraient ouvertement le risque de « faire l’impasse » sur ce qui peut être considéré comme un consensus universel, une sorte de « patrimoine politique commun de l’humanité ». L’expansion actuelle de ce modèle d’organisation de la société politique est telle qu’il en est devenu le paradigme quasi universel de la politique moderne.
6Ce constat global étant ainsi brièvement rappelé, et puisque notre contribution doit être axée sur l’étude d’une expérience constitutionnelle déterminée, il faut noter tout de suite que l’histoire constitutionnelle de la Tunisie s’inscrit bien dans cette mouvance idéologique. En effet, l’idée d’une déclaration des droits individuels garantis contre l’arbitraire de l’État a effectivement existé dès le XVIIe siècle et s’est trouvée exprimée par le « mizan », la « balance des droits », véritable charte des droits très en avance sur son époque. Elle s’est encore manifestée plus clairement plus tard, au milieu du XIXe siècle, à travers l’adoption de deux textes importants : une proclamation des droits fondamentaux, le Pacte fondamental de 1857, et ensuite, une Constitution-charte, qui affirmait déjà une relation directe de cohérence avec la charte des droits fondamentaux, la Constitution de 1861.
7Ainsi qu’on le sait, cette expérience n’a pas connu une suite très brillante en raison de la double rupture entraînée d’une part, par la crise politique interne au pays et qui a conduit à la suspension de la Constitution de 1861, et avec elle – notons-le bien –, de la garantie des droits et, d’autre part, par l’intermède du Protectorat entre 1881 et 1955. Même durant cette période de domination étrangère, les revendications nationalistes ont continué de s’articuler autour de l’idée d’un « Parlement tunisien », donc un État indépendant, et de celle de l’instauration d’un régime démocratique et d’une « Constitution », c’est-à-dire un texte fondamental garantissant les libertés publiques et instituant des limitations aux pouvoirs arbitraires de l’État.
8Au risque de surprendre ou de choquer, nous pensons que malgré la récurrence de la thèse de la « connexion » ci-dessus décrite, on est en droit de s’interroger sur sa pertinence au regard de l’histoire politique et de l’analyse comparée des systèmes politiques contemporains. La question que nous nous poserons ici est donc de vérifier si réellement la Constitution, par son adoption et par sa mise en vigueur, a été un facteur déterminant dans la réalisation de la démocratie et de « l’État de droit », expression suprême du consensus éthico-politique dont nous avons parlé plus haut.
9Entendons-nous bien : notre interrogation porte sur un problème « d’effectuation »1 de l’idéologie en question et sur les conditions réelles dans lesquelles celle-ci a pu se réaliser ou, au contraire, échouer. Notre approche de la question est d’abord critique, et ensuite, elle est placée sous un éclairage de sociologie politique et de sociologie juridique, et non point sous l’angle de la seule étude de droit positif.
10Pour répondre à la question ainsi posée, la thèse que nous présenterons est axée sur deux séries d’éléments de réflexion. D’abord, il est loin d’être établi que l’incorporation de l’idéologie de la démocratie libérale dans un texte constitutionnel a été un facteur déterminant dans l’effectuation de cette idéologie (I). Ensuite, il est très probable que cette idéologie a été réalisée grâce à l’intervention d’autres facteurs qui, dans l’ensemble, n’étaient pas prévus par les initiateurs de l’idéologie constitutionnaliste (II). Cette réflexion peut trouver une illustration dans l’étude de l’expérience tunisienne, objet de notre contribution.
I. La problématique connexion entre « Constitution » et « démocratie libérale »
11Rappelons-nous la formule de l’article 16 de la Déclaration de 1789. Le ton incantatoire de la fameuse proclamation et son caractère tranché sautent aux yeux. « Toute société » : par cette formule, les auteurs de la Déclaration ont entendu donner à leur Proclamation une portée universelle et un caractère définitif. Par les formules sans appel : « dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée », l’article 16 indique le contenu de la nouvelle idéologie, et en même temps, il en annonce la sanction, qui tombe comme un couperet : « n’a point de Constitution ». Le caractère apodictique du jugement et aussi la portée universelle péremptoirement donnée à la nouvelle idéologie se passent de tout commentaire. Cette double affirmation laisse supposer l’existence d’une solide connexion, et même d’une véritable corrélation entre les deux éléments : la Constitution et l’idéologie de la démocratie libérale. C’est, en tout cas, la croyance commune : « Au fondement même de notre ordre constitutionnel, écrit un auteur, existe (...) cette idée que les deux piliers de toute Constitution sont la séparation des pouvoirs et la garantie des droits »2.
12L’observation des expériences constitutionnelles contemporaines est loin de confirmer cette affirmation ; elle conduit plutôt à la remise en question de ce postulat (A). C’est aussi à la lumière des résultats acquis sur ce premier point, que nous analyserons le cas tunisien (B).
A. Droit comparé et essai d’une typologie des expériences
13Existe-t-il une réelle « corrélation »3 entre l’adoption de l’idée de Constitution, loi d’organisation du pouvoir politique, et l’émergence ou l’effectuation de l’idéologie de la démocratie libérale ? Notre sentiment est qu’il serait bien hasardeux de répondre à cette question par l’affirmative. Dans le cadre de cette brève communication, il serait hors de question de procéder à une étude systématique des expériences constitutionnelles contemporaines pour parvenir à des conclusions suffisamment étayées. On nous pardonnera de procéder autrement pour répondre à la question posée. Une vue d’ensemble des systèmes politiques contemporains nous permettra de dégager, au regard de la question que nous examinons ici, cinq situations-types qui peuvent être décrites dans les termes suivants :
- Groupe a : c’est le cas où la Constitution ne fait aucune mention des principes de l’idéologie de la démocratie libérale. Les origines de ce silence peuvent varier d’une situation à l’autre. L’examen de cet aspect ne nous retiendra pas ici. Ce qu’il faut en retenir cependant, c’est que, dans ce cas, il n’est question ni de « corrélation » ni même d’une simple « connexion » entre les deux éléments. Un seul exemple sera cité pour illustrer cette première hypothèse. La Constitution de la IIIe République en France ne fait pas mention des principes de l’idéologie de démocratie libérale dont l’article 16 de la Déclaration de 1789 proclamait si énergiquement l’universalité.
14Groupe b : c’est le cas où la Constitution fait mention des principes de la démocratie libérale, mais omet de résoudre le problème de leur effectuation. Le cas typique est celui de la Constitution française de 1946 qui, malgré la proclamation de ces principes dans le Préambule, n’a pratiquement rien prévu pour ce qui est de leur mise en œuvre effective.
15Groupe c : c’est le cas où la Constitution mentionne ou renvoie aux dits principes en leur donnant une certaine valeur constitutionnelle, mais où l’effectuation n’est pas assurée selon des modalités satisfaisantes. La Constitution française de 1958 est tout à fait représentative de ce troisième groupe. À l’origine, le Conseil constitutionnel qu’elle a institué était plus un « corps politique » dont « l’activité est presque entièrement orientée vers le cantonnement du Parlement », ou encore « un obstacle à la toute-puissance du Parlement... qu’il est chargé d’endiguer »4, qu’une juridiction constitutionnelle chargée de veiller à la protection des droits fondamentaux des citoyens.
16L’observation de l’expérience française à laquelle nous nous sommes référés jusqu’ici est significative à plus d’un titre. En effet : d’abord, au vu des textes qui ont jalonné la longue histoire constitutionnelle française, la « corrélation » dictée par le fameux article 16 de la Déclaration universelle de 1789 est loin d’y être un fait d’évidence ; ensuite, cette connexion ne s’est faite qu’à la suite d’une longue évolution, qui s’est étalée sur près de cent soixante ans ou plus, et ne s’est réalisée que par des voies que les constituants de l’époque n’avaient pas du tout en vue ; enfin et surtout, cette lente progression ne fait apparaître entre l’idée de Constitution et l’idéologie de la démocratie libérale ni une relation de concomitance, ni a fortiori celle d’une connexion. En un mot, l’adoption de l’idée de Constitution n’a pas automatiquement entraîné la mise en œuvre des libertés fondamentales par le droit positif.
- Groupe d : c’est le cas où, dans son texte initial ou dans les amendements qui lui ont été apportés, la Constitution a prévu un certain nombre de principes relevant de l’idéologie de la démocratie libérale en même temps qu’elle a mis en place une institution juridictionnelle qui s’est considérée comme la garante de ces libertés et droits fondamentaux. Le cas le plus représentatif de cette situation est, bien évidemment, la Constitution américaine. La Cour suprême des États-Unis s’est donné le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois, particulièrement dans le domaine des libertés publiques, bien qu’il soit très hasardeux d’affirmer que tel était l’original intent des rédacteurs de cette Constitution5.
17Groupe e : le dernier groupe est celui où l’idéologie de la démocratie libérale est affirmée, mais où il n’existe pas pour autant une Constitution écrite. Le système britannique est l’illustration la plus connue de cette dernière catégorie. Les principes de l’idéologie libérale y ont été élevés à un rang prééminent comme dans les systèmes américain et français, mais ils n’ont pas pour autant la même source ni la même genèse historique.
18Toutes ces données très rapidement rappelées nous conduisent à cette conclusion très simple : la proclamation par l’article 16 de la Déclaration de 1789 des principes de l’idéologie libérale et de leur corrélation avec l’idée de Constitution ne correspond pas à une réalité historique avérée.
19C’est sur cette toile de fond ainsi retouchée que nous examinerons l’expérience tunisienne, étant entendu que l’argumentation qui sera développée à son propos s’appliquera mutatis mutandis à d’autres expériences constitutionnelles de même nature. Par cette précision, nous voulons mettre l’accent sur l’aspect méthodologique de notre démarche plutôt que sur le particularisme de l’expérience tunisienne elle-même.
B. Une illustration : l’expérience constitutionnelle tunisienne
20Nous avons fait état des premières tentatives, en Tunisie, de mise en place d’un mécanisme de proclamation et de mise en œuvre de l’idéologie de la démocratie libérale, et de son échec historique. Qu’en est-il de l’expérience actuelle ? S’inscrit-elle dans le courant idéologique de la démocratie libérale dont nous avons parlé jusqu’ici ? Combine-t-elle, et le cas échéant, dans quelle mesure, les mêmes éléments de réflexion que nous avons rencontrés jusque-là, en matière d’effectuation de ladite idéologie ?
21Ainsi que nous allons le montrer, l’expérience tunisienne actuelle s’inscrit dans le courant qui associe l’affirmation des principes de la démocratie libérale à celle de Constitution. La question qui se pose à ce sujet est de déterminer l’interprétation appropriée de cette expérience au regard dudit modèle.
22L’analyse de la Constitution tunisienne de 1959 montre que celle-ci appartient au groupe « b », dans la mesure où elle proclame dans son texte – et plus précisément dans son dispositif – un ensemble de principes relevant indéniablement de l’idéologie de la démocratie libérale. Ce fait est intéressant car il montre que, dès 1959, la Tunisie, comme nombre d’États nouvellement indépendants, a résolument adhéré à la nouvelle idéologie, considérée comme une doctrine éthico-politique quasi universelle.
23La Constitution tunisienne a inscrit dans son texte les principes fondamentaux de la démocratie et du libéralisme. Pas moins de 13 articles ont été consacrés à cette matière. Dès 1959, la Constitution tunisienne a adopté les différentes « générations » des droits de l’Homme. Par la suite, l’œuvre du constituant de l’Indépendance a été parachevée par l’adoption, par la loi constitutionnelle n° 97-65 du 27 octobre 1997, de cette composante essentielle de la démocratie qui faisait défaut jusque-là, à savoir la reconnaissance du rôle des partis politiques et aussi du principe du multipartisme (article 8 de la Constitution). C’est donc, à partir de ce moment-là que l’on peut dire que l’idéologie de la démocratie libérale, dans sa dimension politique, s’est trouvée affirmée au niveau du texte constitutionnel.
24Il faut encore ajouter que l’adhésion à cette idéologie a été exprimée non pas seulement dans le Préambule, mais aussi dans le dispositif même de la Constitution. Le chapitre premier de la Constitution a été, en effet, presque entièrement consacré à la proclamation de ces principes idéologiques. Il n’est pas indifférent de noter que ce chapitre précède ceux relatifs à l’organisation du pouvoir politique et à la définition de ses institutions constitutionnelles.
25Ainsi, la Constitution de 1959 peut être interprétée comme un cas de « connexion » entre la notion de Constitution et l’idéologie de la démocratie libérale. Cette relation semble être aussi de type « instrumental », la Constitution étant considérée comme l’instrument de réalisation de cette idéologie et comme devant obéir à sa logique et à ses finalités. Les chapitres « organiques et fonctionnels » doivent être interprétés en fonction et en conformité avec les dispositions du chapitre premier qui proclame les principes idéologiques.
26Le caractère instrumental de la Constitution dans ses rapports avec les choix idéologiques est encore renforcé par le Préambule, qui proclame d’abord vouloir « instaurer une démocratie fondée sur la souveraineté du peuple et caractérisée par un régime politique stable et basé sur la séparation des pouvoirs » et ensuite que « le régime républicain constitue la meilleure garantie pour le respect des droits de l’Homme, pour l’instauration de l’égalité des citoyens en droits et en devoirs... ». L’aspect instrumental de l’ensemble de l’organisation institutionnelle apparaît ainsi clairement dans le fait que, si la Tunisie a aboli l’ancien régime monarchique et choisi le régime républicain, c’est parce que ce dernier est « la meilleure garantie pour le respect des droits de l’Homme... ». Du reste, les deux alinéas que nous venons de citer constituent un tout, dans la mesure où, en proclamant le principe démocratique et le principe de séparation des pouvoirs en même temps que la garantie des droits de l’Homme, le Préambule a réuni les principaux éléments constitutifs de la nouvelle idéologie éthico-politique et a indiqué la nature du régime politique qui garantira le mieux leur mise en œuvre. Il y a ainsi une logique dans ces choix et une cohérence entre les finalités idéologiques et les instruments institutionnels de leur réalisation.
27Si, sur le plan des textes, l’expérience tunisienne établit une évidente « connexion » entre l’élément formel de la Constitution et l’élément matériel des finalités éthico-politiques, il est important toutefois de ne pas se limiter à cette lecture superficielle des textes si l’on veut donner un compte rendu fidèle de la réalité du système. Il faut encore se tourner vers cet aspect plus important que nous avons appelé l’effectuation de la norme constitutionnelle.
28De ce point de vue précis, il semble que le système tunisien actuel doive plutôt être classé dans le groupe « a » de la typologie que nous avons esquissée plus haut, c’est-à-dire ce groupe de systèmes qui, sur le plan normatif et structurel, ne tirent pas toutes les conséquences de leurs choix éthico-politiques et restent plutôt en-deçà de leurs ambitions. Deux séries de données vont le démontrer.
29La première faiblesse du système actuel est que la normativité des proclamations constitutionnelles se trouve suspendue à la volonté du législateur. Pratiquement, l’exercice effectif des libertés publiques est conditionné d’une manière directe ou indirecte par l’intervention d’une loi, nécessaire pour la détermination des modalités d’exercice de ces libertés ou de leurs limites, c’est-à-dire leur réalité normative. Si l’on nous permet cette formule, en matière de libertés publiques, « le législateur tient le constituant en l’état ». La Constitution et la proclamation des libertés qu’elle contient ne suffisent donc pas pour donner réalité à celles-ci. Tout dépend de la volonté du législateur. Et tout peut être modifié ou tout simplement suspendu aussi bien par sa non-intervention que par l’effet de sa volonté positive. De fait, et ainsi que l’expliquent fort bien les spécialistes, l’effectivité des libertés publiques est restée pendant assez longtemps tout à fait théorique, soit en raison de la non-intervention d’une loi les réglementant, soit en raison du fait que la loi adoptée en rendait l’effectivité plus ou moins aléatoire. Dans certains cas, la constitutionnalité de cette loi paraît douteuse. L’exemple le plus typique à cet égard est la loi du 7 novembre 1959 relative aux associations, et dont l’inconstitutionnalité a soulevé, à l’époque, beaucoup de polémiques.
30Ce qui vient d’être dit n’est que le premier obstacle à l’effectuation de la Constitution dans ce domaine. Il en existe un second. Il se situe au niveau du pouvoir réglementaire. Ce dernier peut intervenir dans le domaine des libertés publiques soit dans sa fonction naturelle d’instrument d’application de la loi, soit encore par le moyen de la mise en œuvre par le Président de la République du « pouvoir réglementaire général » (article 53, al. 2) : un pouvoir quasiment législatif. Le problème est que, en droit tunisien, les décrets réglementaires, dans les deux modalités de leur mise en œuvre que l’on vient de mentionner, ne peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant le tribunal administratif (article 3 de la loi du 1er juin 1972 relative au tribunal administratif). Leur illégalité ne peut être soulevée que par voie d’exception. Or, l’efficacité de ce recours reste tout à fait limitée puisque, dans le meilleur des cas, le décret réglementaire, considéré comme inconstitutionnel par la juridiction saisie, sera seulement écarté dans l’affaire jugée, mais ne disparaîtra pas entièrement de l’ordonnancement juridique. Il en découle qu’ici, le pouvoir réglementaire « tient en l’état » et le constituant et le législateur.
31Il est vrai que très récemment, le système constitutionnel tunisien a enregistré un progrès important qui a consisté en la constitutionnalisation de l’institution dite « Conseil constitutionnel ». La loi constitutionnelle n° 95- 90 du 6 novembre 1995 a ajouté à la Constitution un chapitre IX nouveau qui a défini dans les articles 72 à 75 les modalités d’intervention du Conseil constitutionnel dans le domaine du contrôle de la constitutionnalité des projets ou propositions de loi6.
32Cette réforme constitue assurément un tournant remarquable et un progrès certain dans le domaine de la concrétisation des libertés fondamentales. Sa portée reste cependant limitée. En effet, outre que certaines des interventions du Conseil constitutionnel prévues par la Constitution peuvent réellement poser problème7 et que, dans l’ensemble, il existe un réel déséquilibre entre les deux pouvoirs – législatif et exécutif – dans la mise en œuvre des fonctions de contrôle du dit Conseil, il y a lieu de noter que la Constitution a écarté la juridictionnalisation de cette institution, et n’a pas changé de position depuis. Les perspectives de développement de la fonction de cette institution au regard de la garantie des libertés publiques posée ici restent donc, en l’état actuel des choses, relativement aléatoires.
33Dans l’ensemble, la « corrélation » entre Constitution et idéologie de la démocratie libérale présente ainsi des défaillances importantes. Entre la proclamation même de cette idéologie au niveau constitutionnel et son effectuation dans la réalité de la vie juridique, le chemin reste long, et la côte raide et rocailleuse.
34Ce bilan mitigé de l’expérience constitutionnelle tunisienne, loin de constituer un cas isolé, illustre, en réalité, les difficultés que l’on rencontre très généralement dans la solution du problème de la corrélation ou, du moins, de la « connexion » entre Constitution et idéologie de la démocratie libérale. Le constitutionnalisme n’est, historiquement, qu’une simple « idéologie »...
35Dans le domaine qui nous préoccupe ici, la Constitution est loin d’être une « panacée universelle ». Dans un grand nombre de cas, si l’idéologie de la démocratie libérale a trouvé corps et réalité, il faut en chercher les raisons ailleurs que dans le recours exclusif à la Constitution. Nous allons essayer de le montrer dans ce qui suit.
II. Les conditions de l’effectuation de l’idéologie de la démocratie libérale
36Le fait que le cas constitutionnel tunisien soit quelque peu décevant pour ce qui concerne le problème qui nous préoccupe ici n’est pas une rareté. L’histoire constitutionnelle comparée, dont l’étude est importante pour toute construction théorique valable, montre, au contraire, que les systèmes politiques et constitutionnels ne se sont pas faits en un jour, mais qu’ils ont évolué, non pas suivant une logique arrêtée par avance, mais bien plutôt au gré des aléas de la confrontation politique, sociale, économique et culturelle, propres à chaque société. Certes, le mythe de la perfection de la Constitution, cette notion découverte à l’époque révolutionnaire européenne et parée des mérites attachés alors à toutes les créations de la Raison, a joué un rôle important dans la construction de la doctrine constitutionnaliste. L’image rassurante du « grand horloger » qui gouverne l’Univers a été transposée dans le domaine des sciences humaines et a permis l’édification des grandes idées de Loi, de Constitution, de Droit et de Code, sur le même modèle. On a seulement oublié que les choses humaines sont plus complexes que les choses du monde.
37En fait, les grandes idées libérales de la période révolutionnaire ont été occultées pendant longtemps, même dans les deux patries de la révolution libérale, l’Amérique et la France. Dans le cas des États-Unis, la Constitution a été ignorée, malgré la décision de la Cour suprême de 1803, qui a pourtant ouvert une voie prometteuse. Plus grave : les nombreux amendements apportés au texte initial et portant pour la plupart d’entre eux sur les libertés et la garantie des droits fondamentaux, sont restés « lettre morte » pendant près d’un siècle, pour nombre de ces droits et libertés. En France, la doctrine des droits fondamentaux n’a pas eu immédiatement les prolongements juridiques que l’on pouvait escompter, et cette déficience a duré presque aussi longtemps que dans le cas américain.
38Pour autant, les deux expériences, en dépit de leurs défaillances, sont importantes, car elles ont permis de découvrir les facteurs positifs qui ont contribué effectivement à la concrétisation des droits fondamentaux et à leur inscription dans la réalité des systèmes de droit de ces pays. Nous examinerons en premier lieu quelques-uns de ces facteurs d’effectuation des principes de l’idéologie de la démocratie libérale (A). En second lieu, nous examinerons l’expérience tunisienne actuelle à la lumière des conclusions que nous tirerons de l’étude de droit comparé ainsi présentée (B).
A. Agents et facteurs d’effectuation de l’idéologie démo-libérale
39La diversité des facteurs que nous allons mentionner dans ce qui suit ne doit pas surprendre. D’un autre côté, en les citant dans le désordre comme nous allons le faire, il ne faut pas perdre de vue que chacun de ces facteurs a, en réalité, sa propre logique, sa propre dynamique, et sa propre vitesse d’action. Enfin, il faut considérer que, sous certaines conditions favorables, ces facteurs ont heureusement combiné leurs actions respectives pour donner au mouvement de l’histoire un « coup d’accélérateur » particulièrement efficace.
1. Le juge
40La contribution de l’autorité juridictionnelle a été historiquement déterminante, aussi bien dans le déclenchement du processus d’effectuation, que dans le développement de ce dernier. Les expériences des pays anglosaxons et l’expérience française constituent des illustrations remarquables de cette action. Dans le cas américain, après un « passage à vide » qui a duré près de trois quarts de siècle, la Cour suprême a repris le rôle avant-gardiste qu’elle a esquissé avec la sentence Marbury v. Madison en 1803. Dans le cas français, le rôle de l’autorité juridictionnelle s’est développé dans les deux voies de la jurisprudence judiciaire et de la jurisprudence administrative. Il a connu un nouvel essor avec l’intervention du Conseil constitutionnel. Dans les deux cas, la garantie des droits a été le produit de l’effort de l’interprétation du juge, avec ou même sans le concours direct de la volonté exprimée dans la Constitution.
41Dans le cas de la Cour suprême, c’est la continuelle « découverte » des intentions des Founding Fathers, de « l’esprit de la Constitution » et autres concepts créateurs, qui lui a permis de réaliser sa grande œuvre, en dépit de l’opposition des autres pouvoirs constitués et des partis politiques. Dans l’expérience française, il est très significatif de relever que c’est par le recours à « la protection de la loi » et au « contrôle de légalité » que les juges judiciaire et administratif ont accompli la mission d’effectuation des principes de l’idéologie libérale, tout au moins, dans une large mesure. C’est dans un deuxième temps qu’au « bloc de légalité » est venu s’ajouter le « bloc de constitutionnalité », suite à l’évolution du contenu de la Constitution et au rôle éminent du Conseil constitutionnel dans le renforcement de la réalité, de l’étendue et de l’effectivité des droits fondamentaux8.
42En dépit de la différence de style, les contributions des juges anglosaxons et des juges français au développement de l’idéologie de démocratie libérale sont très comparables. Bien que le juge français ne le proclame pas aussi ouvertement, il agit de la même manière créatrice que son homologue anglo-saxon qui, lui, dit d’une manière très directe : « La Constitution est ce que les juges disent qu’elle est » (Juge C.E. Hughes).
2. La « société civile »
43L’une des contradictions de la démocratie veut que le pouvoir politique se trouve souvent dans l’incapacité d’agir, de légiférer, et parfois même, de faire face aux urgences. Il y a assurément beaucoup à dire sur ce sujet. Retenons seulement que l’idée selon laquelle la démocratie est le système politique qui permet au peuple détenteur de la souveraineté de l’exercer effectivement a été souvent démentie par les faits. Entre la « société politique » et la « société civile », il arrive souvent que « le courant ne passe plus », et que, même, une véritable rupture apparaisse. Les sociétés démocratiques ne sont pas à l’abri de tels dysfonctionnements. Dans ces sociétés, il arrive que la classe politique ne soit plus à l’écoute de la « société civile », en tout cas pas avec la célérité et l’efficacité souhaitée par cette dernière. Face à ces carences, c’est la « société civile » qui prend le relais. À de nombreuses occasions, elle a effectivement montré qu’elle possède une capacité de mobilisation que la classe politique ne possède pas, ou ne veut pas mettre en œuvre. Il est évident, par exemple, que la « question noire » aux États-Unis doit à l’éveil de la conscience populaire et aux grands leaders noirs comme Martin Luther King9, beaucoup plus qu’à l’action des législateurs du Capitole, ou même à l’action des juges...
44Ce n’est là, du reste, qu’un problème parmi tant d’autres dont la « société civile » se soit saisie plus « utilement » que les dirigeants politiques. Les occasions d’intervention « agissante » de la « société civile » sont aujourd’hui plus nombreuses et souvent très efficaces. Pensons aux problèmes actuels du droit à l’avortement, de l’euthanasie, de la protection de l’environnement, de la parité ou de l’égalité entre les deux sexes, de la peine de mort, ou du statut des minorités étrangères, pour nous rendre compte que, dans la découverte et la position des problèmes d’actualité aussi bien que dans la maturation des solutions, la « société civile » joue souvent un rôle plus déterminant que la « société politique ».
45Devant le « blocage » de la « société politique », il arrive, dans un grand nombre de cas, que l’institution juridictionnelle se fasse l’écho des demandes de la « société civile », car elle fait preuve d’une plus grande sensibilité que la classe politique. Dans nombre de domaines, les actions de ces deux grands pôles de la société moderne – la « société civile » et l’autorité juridictionnelle – concourent ainsi à la réalisation de certains objectifs de l’idéologie de la démocratie libérale plus efficacement que le pouvoir politique, et souvent, en dehors de l’intervention explicite du constituant.
3. L’impact du droit international moderne
46L’idéologie de la démocratie libérale a dépassé les frontières des nations. Elle s’est internationalisée ; elle s’est même « mondialisée ». Ceci est peut-être l’aspect politique le plus marquant de l’évolution récente de la société internationale. Mais, ce qui est plus important pour notre propos, c’est que tout naturellement, cette idéologie a eu un impact indéniable sur le contenu du droit international. À son tour, le droit international a influencé le contenu du droit interne des États relatif aux questions qui nous intéressent ici. On trouverait difficilement, aujourd’hui, des matières importantes du droit interne qui n’aient pas encore été touchées par le droit international. Même le niveau le plus spécifiquement « national », le droit constitutionnel, n’a pas entièrement échappé à cette invasion des principes adoptés par le droit international dans le domaine des droits fondamentaux et des libertés individuelles. Certes, il s’agit là de relations fort complexes, et qui sont marquées par une action dialectique entre « ordre international » et « ordre constitutionnel interne ». Mais dans l’ensemble, il est indéniable que le droit constitutionnel de la plupart des États modernes n’a jamais été aussi imprégné et aussi déterminé dans son action normative par le droit international10. L’emprise de ces principes véhiculés par l’ordre international est encore plus évidente dans le cas d’un droit fortement intégré comme le droit communautaire.
4. L’action du temps
47Les facteurs dont nous avons parlé jusque-là peuvent paraître trop statiques pour ce qui est de l’effectuation des principes de l’idéologie de la démocratie libérale. Il faut mentionner la dynamique du temps, facteur déterminant dans l’évolution des phénomènes sociaux en général, et dans l’évolution du droit, plus particulièrement11. Cela est aussi vrai pour les systèmes de droit coutumier que pour les systèmes de droit écrit. Le droit constitutionnel n’échappe pas à la règle. Pour ce qui est des pays de droit coutumier, Jeremy Bentham écrivait, il y a deux cents ans : The common law is but a séries of ex post facto laws. Cette réflexion générale s’applique aussi bien au domaine qui nous intéresse ici. Un auteur contemporain, qui paraphrasait cette opinion, a pu écrire : Rules of constitutional interprétation are but a séries of ex post facto law12. Pour ce qui est des pays de droit écrit, le culte de la loi codifiée n’a pas empêché la reconnaissance de l’importance de ce facteur « temps ». Dans son fameux discours préliminaire, Portalis admettait que « les lois sont aussi le produit du temps »13.
B. Le problème de l’effectuation en Tunisie
48La Constitution tunisienne de 1959 n’a pas apporté plus de précisions sur les instruments et les modalités d’effectuation de ses dispositions à caractère éthico-politique que les autres Constitutions examinées rapidement dans les développements qui précèdent. Comme dans ces derniers cas, ce texte constitutionnel finira peut-être par être relayé par l’environnement dans lequel il s’inscrit. L’intervention des différents facteurs cités plus haut ne se fera probablement pas de la même manière que ce qu’on a observé dans les pays mentionnés ici. Il est cependant inévitable que cette problématique d’ensemble ne manquera pas de se poser un jour ou l’autre, dans toute son ampleur.
49En vérité, cette difficulté a déjà effectivement imposé sa présence. Ce fait constitue par lui-même un élément positif, même si les résultats actuels restent en deçà des espérances. La question de l’invocation des droits fondamentaux et des garanties constitutionnelles par les justiciables et de leur mise en œuvre concrète s’est, en effet, posée devant les tribunaux en Tunisie. L’ancienne Cour de sûreté de l’État a rencontré la question et elle en a même débattu14. Même si dans ce cas, l’opinion de cette Cour a été peu encourageante, elle n’en constitue pas moins un précédent, qui représente une première étape dans la reconnaissance de la réalité du problème. Mais il y a une autre donnée plus significative encore qu’il faut mentionner ici. Un tribunal de première instance15 et même une cour d’appel16 se sont lancés dans le débat, et ont publiquement posé, dans toute sa plénitude, le problème du contrôle de constitutionnalité des lois et de la compétence du juge judiciaire dans ce domaine. L’affaire a créé un certain émoi, mais aussi un certain espoir. La Cour de cassation a, il est vrai, donné un coup d’arrêt à l’évolution ainsi esquissée par les tribunaux du premier degré par son arrêt du 1er juin 1988 (affaire n° 27971)17.
50D’autres indices portent à croire que des progrès peuvent encore être enregistrés dans ce domaine. En effet, il est significatif de rappeler que la Cour de sûreté de l’État, juridiction d’exception, a été supprimée. Si la Constitution comporte aujourd’hui un chapitre V relatif à la « Haute Cour », celle-ci ne constitue pas cependant une réédition de la défunte juridiction d’exception. D’après l’article 68 de la Constitution, la « Haute Cour » a une compétence limitée qui concerne les affaires de « haute trahison commise par un membre du gouvernement ». Sa compétence s’arrête là. « L’exception » au droit n’est plus de mise aujourd’hui.
51Un autre progrès important est constitué par la récente réforme du Conseil constitutionnel adoptée en 1995 et en 1998. Certes, cette institution n’est pas encore une juridiction constitutionnelle, dans le sens plein du terme. Elle est loin, cependant, de ressembler au timide organisme créé par décret, en 198718. Son rôle en matière de protection des libertés s’est trouvé renforcé par les articles 72 à 75 de la Constitution qui lui ont attribué d’importantes compétences, et surtout, ont expressément prévu que sa saisine est désormais obligatoire pour diverses catégories de lois, que « l’avis du Conseil constitutionnel est communiqué au Président de la République », que cet « avis » est obligatoirement transmis à la Chambre des députés et enfin, qu’il « s’impose à tous les pouvoirs publics... » (Article 75). On peut regretter que ces « avis » ne soient pas accessibles pour le grand public et que, de ce fait, une certaine confidentialité continue d’entourer malencontreusement et inutilement l’œuvre du Conseil constitutionnel. Pour apprécier cette œuvre, il faut se contenter des indices indirects, des recoupements de témoignages et des analyses des « initiés ». Les éléments recueillis ne permettent cependant pas d’affirmer aujourd’hui que le Conseil constitutionnel a contribué d’une manière significative au renforcement de nombre de droits et de libertés fondamentales19. L’intervention du troisième facteur, dont nous allons parler dans ce qui suit, apportera peut-être des éléments constructifs dans le domaine ici examiné.
52Dans les développements qui précèdent, nous avons mis l’accent sur l’importance du facteur « temps » et sur le « gradualisme » que l’histoire semble avoir imposé dans l’évolution de la vie politique des nations et des lois qui président à leur destinée. L’expérience tunisienne ne fait pas exception à cette règle universelle. Comme dans nombre de pays, appartenant aux démocraties traditionnelles ou non, le système tunisien a encore à faire en matière d’adéquation entre les instruments institutionnels dont il s’est doté et les finalités idéologiques qu’il a choisies. Pour le montrer, et en nous référant aux paramètres utilisés dans les développements qui précèdent, il convient, à titre d’illustration, de mettre l’accent sur les deux données suivantes. La première a trait à « l’ordre juridique » ; la seconde porte sur la dialectique impliquée par l’idéologie de la démocratie libérale à laquelle la Constitution tunisienne a pleinement adhéré.
53La première donnée est relative à l’ordre juridique positif et à son degré de cohérence interne, élément essentiel dans toute construction juridique. Selon la représentation classique, un ordre juridique cohérent veille à la validité de chacune des catégories de règles de droit qui le composent, les unes se présentant dans un ordre hiérarchique par rapport aux autres, en remontant de la base vers l’étage le plus élevé de cette construction. L’image couramment utilisée est celle de la « pyramide des normes », au sommet de laquelle se trouve la Constitution, précisément. Or, il est évident que la solidité de la construction du type pyramidal est conditionnée par l’absence de la moindre faille dans le rapport de stricte hiérarchie qui relie chacun de ses composants à tous les autres. Si nous appliquons au cas de l’ordre juridique tunisien ce principe élémentaire d’architecture, mais dont le temps a prouvé la solidité, nous y découvrirons des failles qui en affaiblissent considérablement la fermeté et la cohérence.
54La crédibilité d’un ordre juridique fondé sur la Constitution est fonction de la conformité de chacun de ses éléments à cette règle suprême. Tout le génie de cette innovation politico-juridique révolutionnaire qu’est la Constitution réside dans le postulat que toute norme, tout acte de volonté, toute prescription comportant des obligations ou des droits, doivent être clairement soumis à la Constitution par une relation de conformité qui, seule, leur donne leur validité propre, et que cette relation de conformité doit être vérifiable et sanctionnée. C’est à cette condition que peuvent se réaliser ce que l’on appelle « l’État de droit », et aussi les finalités idéologiques de la Constitution, dont il a été dit plus haut qu’elles représentent la raison d’être de toutes les institutions mises en place par la règle fondatrice de tout l’ordre politique et juridique.
55« L’État de droit » se réalise seulement à partir du moment où aucune autorité ne se sent plus placée au-dessus du droit. C’est à cette même condition que peuvent se réaliser pleinement les finalités de la philosophie libérale inscrite dans la Constitution. Assurément, il s’agit là d’une exigence dont peu de systèmes politiques actuels peuvent s’enorgueillir d’en avoir promptement assumé toutes les implications. Il n’y a pas longtemps encore, dans certains des pays où la tradition de démocratie libérale est la mieux assise, on trouvait tout à fait normal que la Constitution ne soit pas considérée comme une règle juridique dans le sens plein du terme. On enseignait, au contraire, les dogmes de la « souveraineté » de la loi, de la légitimité des privilèges de la puissance publique, du particularisme du droit exorbitant au droit commun qui doit lui être appliqué, du particularisme du droit de la responsabilité de l’État, etc. La mutation a été longue et difficile, et pleine de détours. Dans d’autres cas, elle n’a pu se faire qu’au prix de nombreuses volte-face et de tragiques reniements20. Mais, le fait est aussi que dans ces systèmes, la mutation s’est aujourd’hui réalisée, dans une large mesure tout au moins.
56C’est ce chemin qu’il reste au système constitutionnel tunisien à parcourir.
57La faiblesse de la pyramide des normes du système de droit tunisien réside dans l’exemption du pouvoir réglementaire de tout contrôle juridictionnel. Qu’il s’agisse du pouvoir réglementaire exercé dans l’application de la loi ou de ce que la Constitution appelle le « pouvoir réglementaire général » (article 35 et article 53), on est en présence d’un pouvoir quasiment « souverain », non contrôlable juridictionnellement, sauf par voie d’exception. De ce point de vue, le système de droit tunisien d’aujourd’hui attribue au pouvoir réglementaire la même souveraineté que le système constitutionnel français reconnaissait, il y a quelques décennies encore, à la loi. Or, il est incontestable que ce régime exceptionnel constitue un lourd handicap pour le système de droit, aussi bien au regard de l’exigence de cohérence qui est logiquement la sienne, qu’au regard de la crédibilité de la construction constitutionnelle, dans ses deux niveaux éthico-politique et institutionnel.
58La nécessité de la révision de ce système se recommande d’autant plus que la matière ici discutée a été malencontreusement laissée dans l’ombre. Sur ce plan, il ne serait pas faux de dire que la dernière réforme constitutionnelle du 27 octobre 1997, positive par ailleurs, a compliqué la question qui nous préoccupe actuellement. En effet, par la combinaison des articles 34 et 35 de la Constitution, il s’avère que d’une part, le domaine de la loi a été considérablement réduit, et que d’autre part, le bénéficiaire de cette marginalisation de la loi a été le pouvoir réglementaire général. En effet, l’article 34 a donné une liste limitative des matières dans lesquelles la loi peut désormais intervenir, à un titre ou à un autre. En même temps, l’article 35 de la Constitution a clairement prescrit que « les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi relèvent du pouvoir réglementaire général ».
59En outre, le terrain nouvellement conquis par le pouvoir réglementaire s’est trouvé solidement défendu par une double série de dispositions, dont les effets se cumulent. D’un côté, il est dit dans l’alinéa 2 de l’article 35 cité que « les textes précédents relatifs à ces matières législatives peuvent être modifiés par décret... ». D’un autre côté, l’alinéa 3 de ce même article dispose : « Le Président de la République peut opposer l’irrecevabilité de tout projet de loi ou d’amendement intervenant dans le domaine du pouvoir réglementaire général... ». Le paradoxe est d’autant plus évident que la réforme du 27 octobre 1997, en même temps qu’elle a étendu et défendu le pouvoir réglementaire général, a soumis la loi à une procédure de contrôle au regard de sa « conformité ou de sa compatibilité » par rapport à la Constitution (articles 72, 73 et 74, notamment). Le déséquilibre est indéniable : la loi est à la fois marginalisée et contrôlée ; le pouvoir réglementaire général, lui, est renforcé et toujours assuré de l’immunité contentieuse.
60Un déséquilibre aussi marqué finit par aller à l’encontre de l’idéologie que la Constitution même entend réaliser. Cette dernière n’affirme-t-elle pas que la Chambre des députés est « une assemblée représentative » du peuple souverain ? S’il en est ainsi, il devient difficile de justifier la différence de traitement que l’on constate actuellement dans le statut du « pouvoir législatif » et du « pouvoir exécutif ». La Constitution de 1959 est, avant toute chose, l’affirmation de la subordination de tous les organes exprimant la souveraineté du peuple à ses prescriptions. C’est pour cette raison que le contrôle de la constitutionnalité de la loi – même si, par ailleurs, il demande encore à être amélioré – est une étape positive dans la voie de la réalisation des objectifs fondamentaux de la Constitution. C’est, entre autres, à cette condition que l’État de droit peut prendre corps. Il est donc juste de dire que, l’État de droit étant un tout, il serait difficile de faire co-exister, sous l’égide de la même Constitution, un système de contrôle pour la loi et un statut d’immunité juridictionnelle pour les décrets réglementaires. Les objectifs de la Constitution et « l’État de droit » qui en est l’expression la plus directe, se réaliseront pleinement le jour où, face à la loi ou au décret, la même garantie des libertés individuelles et des droits fondamentaux se trouvera offerte au citoyen. Un grand pas sera ainsi fait dans la voie de la concrétisation des objectifs fondamentaux de la Constitution et dans la réalisation de l’État de droit, le jour où la saisine du tribunal administratif se trouvera étendue aux décrets réglementaires. Pour cela, il suffirait de modifier la loi de 1972 relative à l’organisation et au fonctionnement de cette juridiction.
61Il serait cependant naïf de croire que tout dépendrait du seul système de droit et de l’agencement harmonieux de l’ordre normatif. Aussi important qu’il soit, même dans la société moderne, le droit est cependant insuffisant pour assurer le bon fonctionnement des institutions publiques et pour garantir le développement de la société dans son ensemble. Cette observation prend toute sa signification dans le cas de la démocratie libérale, particulièrement. En effet, la démocratie libérale n’est pas seulement la garantie des droits : elle est encore et surtout, la participation des membres de la collectivité à la décision politique. Dans ce processus de la prise de décision politique, la société démocratique est la société du dialogue, de la confrontation, de la composition. Par opposition aux sociétés pré-démocratiques, qui sont des sociétés figées dans leur conformisme et qui connaissent une vie politique morne et morose, la société démocratique est la société de l’action, de la vie, et même de « l’agitation » (Tocqueville) des idées et des intérêts. C’est cela qui, dès le début du XIXe siècle, a le plus fortement séduit un observateur aussi perspicace que l’auteur de la Démocratie en Amérique. Parlant de l’Américain moyen face à la « chose publique », Tocqueville a en effet noté le grand intérêt que ce dernier consacrait naturellement au débat politique. Cet intérêt est si grand, observait-il, que si on venait à l’en priver et à le « réduire à ne s’occuper que de ses propres affaires (...), l’Américain deviendrait incroyablement malheureux ». Tocqueville en concluait : « Cette agitation sans cesse renaissante, que le gouvernement de la démocratie a introduite dans le monde politique, passe, ensuite, dans la société civile. Je ne sais si, à tout prendre, ce n’est pas là le plus grand avantage du gouvernement démocratique, et je le loue bien plus à cause de ce qu’il fait faire que de ce qu’il fait »21.
62Cette réflexion est très éclairante, car elle met en évidence la différence, souvent ignorée, entre « société politique » (qui gouverne) et « société civile » (dont le rôle est d’impulser l’action de la première), et les rôles respectifs qu’elles doivent jouer. La première ne doit point absorber la seconde, ni la mettre sous sa tutelle, ni encore moins la prendre en otage, comme cela a été le cas dans un grand nombre d’expériences prétendument « démocratiques ». La « société politique » ne peut prétendre avoir pleinement respecté la logique démocratique qu’à partir du moment où elle est capable de répondre aux demandes et aux aspirations de la « société civile ». Pour que donc la démocratie se réalise, il faut redonner à la « société civile » son rôle prépondérant dans la décision politique, car ce qui importe, c’est moins l’ampleur de l’action du gouvernement que la liberté réelle d’action laissée au citoyen. Dans une réelle démocratie, la citoyenneté importe plus que la politique, le citoyen plus que le politicien, l’esprit civique plus que la norme juridique, quelle qu’elle soit. « La démocratie, écrivait Tocqueville, ne donne pas au peuple le gouvernement le plus habile, mais elle fait ce que le gouvernement le plus habile est souvent impuissant à créer. Elle répand dans le corps social une inquiète activité, une force surabondante, une énergie qui n’existent pas sans elle, et qui, pour peu que les circonstances soient favorables, peuvent enfanter des merveilles »22.
63Dans ce sens-là, on peut dire que la « démocratie » est encore, une idée tout à fait nouvelle23.
64Ce réajustement des priorités et des préséances est cependant loin d’être acquis partout. Y fait obstacle la longue tradition de l’inégalité et de la dépendance qui a marqué l’histoire des sociétés politiques depuis des siècles, et qui se maintient encore de nos jours, ici ou là. Si, par hypothèse, le souci de l’équilibre entre « société civile » et « société politique » est totalement absent dans les sociétés pré-démocratiques, il faut admettre qu’il est très faiblement perçu dans les démocraties qui, étant encore à l’état de construction, n’ont pas pleinement assumé toutes les implications de leurs choix. Certaines d’entre elles semblent même vivre cette étape que Tocqueville décrivait aux environs de 1835 en pensant au vieux continent européen qui, déchiré par tous les antagonismes, était loin d’avoir opté pour la démocratie : « Dans ce siècle, a-t-il écrit, où les destinées du monde chrétien paraissent en suspens, les uns se hâtent d’attaquer la démocratie comme une puissance ennemie, tandis qu’elle grandit encore ; les autres adorent déjà en elle un dieu nouveau qui sort du néant ; mais les uns et les autres ne connaissent qu’imparfaitement l’objet de leur haine ou de leur désir... »24.
65Ceci dit, il serait erroné de penser « qu’ailleurs, l’herbe est plus verte » et que les choses y vont beaucoup mieux. La démocratie est le système politique le plus délicat à réaliser, et les dérives qu’il peut connaître et contre lesquelles il est souvent incapable de se défendre, sont nombreuses et graves. Les extrémismes idéologiques, les tentations démagogiques, la démocratie des scandales, ou la « démocratie-spectacle » que connaissent nombre de pays de démocratie libérale traditionnelle en sont la preuve. Ici ou là, la « société civile » a subi les conséquences des déficiences du système politique qui lui inspirait, au départ, la plus grande confiance au point qu’on « l’adorait comme un dieu » (Tocqueville). Ces nombreuses déficiences constituent autant d’avertissements appelant les uns et les autres à la plus grande vigilance et aussi à la plus grande modestie. La démocratie libérale ne se réalise pleinement que le jour où elle se trouve placée sous l’égide d’une « société civile » pleinement consciente de ses responsabilités. En l’absence d’une telle conscience politique, elle doit admettre, comme la mise en garde en a été faite depuis plus de quatorze siècles, qu’elle ne peut « espérer avoir que le gouvernement qu’elle mérite » : Kaifama kountoum, uouwalla allaikoum (Hadith du Prophète Mohamed)...
Notes de bas de page
1 Effectuation : (Philo.) Action par laquelle une chose advient à la réalité (Le Grand Larousse Universel).
2 Jean-Michel Blanquer, « L’ordre constitutionnel d’un régime mixte ; le sens donné à la Constitution par le Conseil constitutionnel », RDP, 1998, n° 5/6, p. 1537.
3 Rappelons que par « corrélation », on entend « un rapport entre deux phénomènes qui varient en fonction l’un de l’autre » (Le Petit Robert). La « corrélation » implique donc une relation plus forte que « connexion », « lien », « rapport » ou encore « relation ».
4 B. Chantebout, Droit constitutionnel et science politique, Paris, A. Colin, 1982, pp. 472-473.
5 Voir à ce sujet : É. Zoller, Ph. Raynaud, « Le judiciaire américain, l’interprétation et le temps : deux points de vue », Revue Droits, n° 30, 1999, pp. 97-125.
6 Il faut ajouter les projets de traités prévus par l’article 2 de la Constitution (article 72, al. 2).
7 Il s’agit du cas où, d’après la Constitution (article 73, al. 2 et article 74, al. 1), le Conseil constitutionnel peut se trouver appelé à intervenir dans l’examen de projets ou propositions de loi adoptés par la Chambre des députés.
8 Sur ces questions, voir notamment : Louis Favoreu, « Légalité et constitutionnalité », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 3, 1997, pp. 73-83 ; Olivier Beaud, « Le droit constitutionnel par-delà le texte constitutionnel et la jurisprudence. À propos d’un ouvrage récent », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 6, 1999, pp. 68-77.
9 Que l’on se souvienne de son grand discours : « I have a dream... » !
10 Nous nous permettrons de renvoyer le lecteur à notre contribution intitulée : « Droit international et droit constitutionnel : les développements récents » au colloque de Tunis, 1998, sur le thème : Droit international et droits internes, développements récents. Les travaux de ce colloque ont été publiés aux Éditions Pédone en 1998, sous la direction des Professeurs Rafaâ Ben Achour et Slim Laghmani.
11 Vaste sujet de réflexion, qu’il serait difficile d’évoquer dans cette modeste communication. Voir les contributions consacrées à ce thème dans la revue Droits, n° 30, 1999, et regroupées sous le titre : « Temps, interprétation et droit ».
12 Hans W. Baade, « Time and meaning, notes on the intertemporal law of statutory construction and constitutional interprétation », Le Temps et le Droit, Actes du IVe Congrès international de l’Association internationale de méthodologie juridique, Québec, Édit. Yvon Blais, 1996, pp. 211-236, v. spécial, p. 231.
13 Voir Denis Baranger, « Temps et Constitution », Droits, n° 30, 1999, pp. 45-70.
14 Cour de sûreté de l’État, arrêts du 24 août 1974 (affaire EI-Amel Ettounisi), du 19 août 1977 (affaire du Mouvement de l’Unité Populaire) et du 1er septembre 1987.
15 Tribunal de 1re instance de Kairouan, 24 décembre 1987, affaire 51833.
16 Cour d’appel de Sousse, 11 avril 1988, affaire pénale n° 58519.
17 Pour le texte de ces décisions, Zouhair M’dhaffar, Le Conseil constitutionnel, en langue arabe, Tunis, 1993 pp. 169-200.
18 Décret n° 87-1414 du 16 décembre 1987 portant création du Conseil constitutionnel.
19 Voir Z. Mdhaffar, Le Conseil constitutionnel, op. cit., pp. 101-116.
20 Parmi les illustrations les plus significatives de ce chemin tortueux de la démocratie et de la réalisation de sa philosophie éthico-politique, l’histoire politique et constitutionnelle occupe une place remarquable. Pour ne donner, dans une littérature très riche, qu’une seule référence d’une analyse équilibrée mais sans concessions, voir Leslie Lipson, Les Grands Thèmes de la pensée politique, traduction de Anne-Emmanuelle Chaudesaigues, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977, pp. 91-277.
21 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, GF-Flammarion, 1981. tome I, p. 340.
22 A. de Tocqueville, op. cit., I, p. 341.
23 Voir R. Legros, L’Avènement de la démocratie, Paris, Grasset, Le cercle de philosophie, 1999.
24 A. de Tocqueville, op. cit., I, p. 341.
Auteur
Professeur à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis ; ancien doyen.
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