Rousseau, la philosophie radicale et les fondements théoriques du républicanisme social
p. 33-51
Texte intégral
1De Robespierre à Jaurès, Rousseau fait l’unanimité parmi les républicains radicaux. L’Incorruptible n’hésite pas à affirmer suivre sa trace dans sa dédicace « aux mânes de Jean-Jacques Rousseau » où, en ce début de période révolutionnaire (le texte est rédigé à l’été 1791), il rappelle le rôle de l’auteur du Contrat social dans sa formation intellectuelle et politique :
Bien jeune, tu m’as fait apprécier la dignité de ma nature et réfléchir aux grands principes de l’ordre social. Le vieil édifice s’est écroulé : le portique d’un édifice nouveau s’est élevé sur ses décombres, et grâce à toi, j’y ai apporté ma pierre. […] Heureux si, dans la périlleuse carrière qu’une révolution inouïe vient d’ouvrir devant nous, je reste constamment fidèle aux inspirations que j’ai puisées dans tes écrits !
2Quant à Jaurès, il lui consacre un article entier dans la Revue de métaphysique et de morale intitulé « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » (1912, reprenant une conférence de 1889) où il souligne avec ferveur combien son propre socialisme, sa conception de la république sociale sont inspirés de l’auteur du Contrat social :
Il était impossible à Rousseau vivant en communion de cœur avec la nature et Dieu, la liberté et la joie, de ne pas protester contre l’existence misérable, factice et servile que les gouvernements faisaient aux hommes, privés de tout par la folie des uns et la frivolité des autres, et succombant sous l’excès d’un travail malsain. Il était impossible à Jean-Jacques, lorsqu’il observait les gouvernements et les sociétés avec son esprit de vie libre, de ne pas constater qu’ils ne reposaient plus sur leurs bases. Les joies, même les plus naïves, soulevaient dans son esprit de terribles questions politiques et sociales.
3 Et plus loin, de confirmer :
Messieurs, le vigoureux esprit de Rousseau lui retraçait pourtant avec tant de relief l’idéal de la liberté politique et de l’égalité sociale que, peu à peu, à son insu même, cet idéal lui apparaissait bientôt comme réel.
4Dansl’approchesingulière de la république comme république sociale, l’idéal est en effet double, et articule la liberté commune républicaine et l’égalité sociale.
5Quel républicain était donc Rousseau pour que Robespierre et Jaurès s’y reconnaissent tant ? En quoi peut-il appartenir à ce groupe des républicains sociaux, ou à tout le moins au groupe de ceux qui ont posé les prémisses d’un républicanisme social ? Et qu’est-ce que cela nous apprend du républicanisme français ?
6Mon propos s’inscrit ici dans une réflexion plus vaste sur la catégorie plurielle de « républicanisme » et la difficulté que l’on peut avoir spontanément à se situer aujourd’hui dans les multiples réflexions qui ont lieu autour de cette catégorie. Dans le prolongement du travail réalisé par Claudia Moatti et Michèle Riot-Sarcey dans leur ouvrage collectif La république dans tous ses états1, je souhaite ici revenir au plus près de la dynamique de l’idée républicaine, non pas comme tradition, mais dans son évolution plurielle, multiple, et peut-être m’efforcer de saisir les paradoxes, ou à tout le moins les préventions, auxquels nous faisons face. Après avoir essayé de lever quelques préjugés que l’étude de cette philosophie (ce courant de pensée) recèle, je m’attarderai pour finir sur le cas particulier de Rousseau. L’enjeu est ici de montrer que cette philosophie n’est pas monolithique, qu’elle recouvre plusieurs approches, et qu’au-delà de ses schèmes fondamentaux, le choix de l’aborder du point de vue de sa dimension sociale permet de dessiner un idéal républicain singulier qui, peut-être, ne se réduit pas à un idéal strictement français…
LA SINGULARITÉ DU RÉPUBLICANISME FRANÇAIS…
7On entend encore souvent dire, dans une lecture commune qui ne prend pas en compte l’historiographie de ces cinquante dernières années au sujet de l’idée républicaine, que le républicanisme trouve en France sa terre d’élection2. On estime ainsi que la philosophie républicaine serait singulièrement incarnée par une nation, son histoire et sa culture civique. Et l’on sait que dans ce récit mythique, la figure de Rousseau, comme grand homme, père spirituel de la patrie, a une place centrale. Si les clichés ont la vie dure et rendent difficilement possible une compréhension fine, détaillée et nuancée d’une réalité, bien plus complexe et bien moins linéaire qu’il n’y paraît, d’une culture politique à l’histoire souvent plus longue que celle des deux derniers siècles, celui-là a probablement constitué un frein important à l’ouverture française à la recherche menée dans le monde anglo-saxon sur la tradition républicaine. On sait qu’il aura fallu attendre la fin des années 1990 pour que les ouvrages majeurs de Quentin Skinner et John Pocock soient traduits pour le public français3.
8Cela explique peut-être pourquoi l’exploration du républicanisme français semblait plus intéresser depuis une trentaine d’années les spécialistes étrangers4 (qui sont loin cependant d’y consacrer une part importante) que les chercheurs français, jusqu’au récent ouvrage de Jean-Fabien Spitz, Le moment républicain enFrance, paru chezGallimard en2005, et quiconstitue un tournant. Incontestablement, nous redécouvrons le républicanisme français depuis un peu moins de dix ans, et cet ouvrage collectif en est la plus belle expression. Car depuis que Claude Nicolet avait proposé une lecture de l’« idée républicaine en France » au début des années 19805, aucune interprétation nouvelle de l’idée républicaine française n’était en effet apparue dans le débat en langue française alors même que l’enjeu pour la compréhension de la singularité de la culture politique française est de taille.
9L’oubli régulier du caractère scientifiquement fondateur de l’ouvrage de Claude Nicolet est d’ailleurs surprenant. Il apportait une interprétation historique percutante et brillamment développée qui semblait répondre adéquatement à une conception implicitement admise de la particularité de la culture politique française. Le problème que posait de manière si pertinente Claude Nicolet était le suivant : depuis deux siècles, en France, se sont succédé des républiques multiples, des monarchies de différents types, un empire colonial et une tradition bonapartiste bien ancrée, autant d’éléments qui témoignent de la difficulté pour l’idéal républicain de s’imposer dans les faits, en dépit des diverses proclamations selon lesquelles la France est une république, témoignant par là même de la polysémie évidente du terme en France. Et d’ailleurs, s’il est historiquement envisageable de tenter de décrire les couches de significations qui ont recouvert ce terme, est-il vraiment possible d’identifier un idéal républicain dans cette histoire politique mouvementée ? « Rechercher si, en français, le mot République a un sens6 », tel est le travail qu’il s’agit de réaliser, nous rappelait justement Claude Nicolet dans son ouvrage, en revenant aux sources intellectuelles plurielles. C’est, je crois, l’interrogation que nous poursuivons ici à notre manière.
10Claude Nicolet, pour sa part, nous donnait alors à découvrir de manière critique l’intensité et la diversité des débats qui animaient les républicains français, des prémisses idéologiques de la Révolution française à la grande synthèse politique de la Troisième République, en passant par l’expérience plus radicale de 1848. Ce siècle républicain contenait apparemment en lui les fondements d’une culture politique exceptionnelle et non exportable… Or, en dépit de sa richesse et de l’importance de son apport, cette grande thèse de Claude Nicolet – et les développements philosophiques qu’elle a rendus possibles – repose sur un premier présupposé, à mes yeux discutable, et qui mérite donc d’être souligné ici : l’idée que le républicanisme, dans sa version moderne, naît en France avec la Révolution. Seule l’Antiquité, domaine de spécialité de cet éminent historien, est reconnue comme un précédent classique dont l’influence est primordiale7. C’est donc tout un pan de l’histoire de l’idée républicaine, depuis la Renaissance jusqu’à Rousseau, dont l’influence directe n’est pas examinée8, ce sont les fondements philosophiques du renouvellement théorique du républicanisme depuis la Renaissance qui sont laissés de côté, ceux qui sont justement travaillés depuis près de cinquante ans par les historiens des idées anglo-saxons de l’école de Cambridge, au premier rang desquels John Pocock et Quentin Skinner.
11Qu’est-ce qui est intellectuellement insatisfaisant dans ce présupposé ? Ce n’est bien sûr pas la place attribuée à la Révolution française dans la construction longue de l’idée républicaine en France. C’est la disparition supposée de la référence à l’idée républicaine en deçà de la Révolution française. Tout se passe comme si le moment révolutionnaire, par l’immensité de ses actes, constituait une rupture épistémologique en plus d’être une rupture politique. Or je crois que cette vision est réductrice : lui fait défaut aussi bien la bonne compréhension de ce qu’est la philosophie républicaine, son histoire, sa pluralité interne, que ce qu’est la singularité propre du moment politique révolutionnaire, et du bouleversement radical qu’il a engendré. La mystification, quelle qu’elle soit, quel que soit l’objet qu’elle touche, est source d’irrationalité au prétexte d’une apparente valorisation des origines qui mésestime la pluralité des sources intellectuelles. Elle conduit même à séparer le bon grain de l’ivraie dans la période révolutionnaire en valorisant la bonne Révolution, distinguée de la mauvaise Révolution marquée par la Terreur… On fait ainsi du cadre français un cadre exceptionnel, véhiculant en effet le mythe de l’exception au lieu de saisir la singularité d’une construction longue dans toute sa complexité. Aussi, je ne suis pas du tout convaincu par l’idée d’une exception française qui ne permet pas, je crois, de souligner, avec suffisamment de force et de nuances, l’originalité et la vigueur d’un cheminement non linéaire (plutôt que discontinu) et complexe de l’idée républicaine.
12Et de fait, les confusions apparentes sont une bonne illustration de ce à quoi nous conduit le mythe de l’exception française. Car malgré leur lecture différente de la Révolution française et surtout leur appréciation opposée de l’idéologie républicaine, Claude Nicolet et François Furet se rejoignent autour de l’idée que la tradition républicaine trouve son origine dans une exceptionnelle culture nationale révolutionnaire : en oubliant que la tradition républicaine s’est profondément renouvelée quelques siècles avant que la France n’entre dans sa période révolutionnaire, Claude Nicolet ne trouve comme origine lointaine au républicanisme français que l’idéal antique de la citoyenneté9, tandis que François Furet ne se saisit pas de la manière dont la tradition républicaine européenne concevait avant tout sa philosophie comme une philosophie de la liberté10. Ils omettent ainsi l’un et l’autre la radicalité singulière du républicanisme français, dans son expression révolutionnaire comme dans sa genèse idéologique. Comment le républicanisme français aurait-il pu se limiter à la culture politique issue de la Révolution, et ignorer totalement le renouveau moderne de la philosophie républicaine en Europe dont Rousseau le premier reconnaissait l’important héritage11 ? Or c’est bien ici à travers la figure philosophique de Rousseau que je vais tenter de cerner au moins un leitmotiv central (le républicanisme énonce les conditions de la liberté commune, mais rend également leur réalisation concrète en ne réduisant jamais la vie du citoyen à une simple survie tant au plan politique qu’au plan matériel et social) de ce que l’on pense être le républicanisme social à la française en le réinscrivant dans le déploiement européen plus global et pluriel de la philosophie républicaine.
UN MOMENT RÉPUBLICAIN EN FRANCE AVANT LA RÉVOLUTION ?
13Le présupposé que nous avons souligné dans cette première partie, et qui nous empêche de cerner un peu plus précisément la singularité complexe du républicanisme français, avait déjà été en partie remis en question à sa manière par Blandine Kriegel lorsque, revenant sur l’exception républicaine française dans Philosophie de la République12, elle rappelait que « l’idée républicaine a donc au moins une extension européenne13 ». Par la suite, étudiant les transformations de la pensée républicaine française à partir d’un groupe de cinq penseurs (Littré, Dupont-White, Vacherot, Pelletan et Barni), au début des années2000, Sudhir Hazareesingh a souligné la manière dont ces auteurs poursuivaient, tout en la réinventant à leur manière pour répondre à un contexte historico-politique particulier, une pensée dont la tradition en Europe était déjà longue de plusieurs siècles14.
14Toutefois, c’est l’ouvrage de Jean-Fabien Spitz qui s’est donné pour tâche de définitivement démontrer que cette philosophie politique républicaine, loin de commencer abruptement avec la Révolution française, s’inscrit dans une approche philosophique plus large, d’envergure européenne, et c’est en cela que dans le débat français il constitue un tournant, au sens où il s’efforce de rétablir l’équilibre. Le problème est qu’il le fait en déséquilibrant dans l’autre sens la réflexion pour finir par enjamber, comme il dit, la Révolution française, ce qui ne peut être satisfaisant :
Que cette philosophie politique ne soit pas née du jacobinisme, qu’elle enjambe la Révolution pour rejoindre, à travers Rousseau et quelques autres, la tradition beaucoup plus vaste du républicanisme euro-atlantique, bref que ses fondements intellectuels ne soient ni spécifiquement français ni spécifiquement révolutionnaires, c’est ce que les historiens français des idées politiques veulent continuer d’ignorer15.
15Remettant en question la lecture de François Furet menant irrémédiablement à envisager aujourd’hui l’idée de république comme à son crépuscule, tant elle lui apparaissait archaïque et contraire à la liberté, Jean-Fabien Spitz fait revivre les représentants de la pensée politique française de ce « moment républicain » (Henri Michel, Alfred Fouillée, Léon Bourgeois, Émile Durkheim, Célestin Bouglé) que connut la France entre l’affaire Dreyfus et le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Il explique en particulier pourquoi, loin d’être « illibérale16 », la philosophie républicaine française est à la fois et indissociablement une philosophie individualiste et une théorie de l’intervention de la puissance publique en faveur de ce qu’il décrit comme une juste égalité des chances. La république, si elle n’a pour fin que l’établissement d’une forme de liberté qui s’oppose à toute forme de domination, si elle entend par conséquent substituer le droit à la force, a donc pour principe premier de traiter effectivement chacun comme un égal, autrement dit elle n’existe que lorsqu’elle fait concrètement en sorte que chacun dispose des mêmes chances que tous les autres d’avoir accès à des positions identiques, explique Jean-Fabien Spitz.
16Remettant en cause par la même occasion le présupposé de Claude Nicolet, Jean-Fabien Spitz démontre que la culture politique française est une expression singulière de cette philosophie républicaine plus large qui ne se réduit pas à l’hexagone, dont la passion révolutionnaire s’explique en raison des luttes collectives qui furent nécessaires à l’établissement, contre l’arbitraire, d’un régime de liberté. Il parvient ainsi à cette « dé-singularisation17 » du républicanisme français en le réinscrivant dans le prolongement de l’héritage républicain européen dont il est issu. Le républicanisme dans sa version française n’est donc pas une exception, et c’est précisément en cela que l’on peut en étudier la spécificité. Il est une expression particulière au sein de la constellation républicaine dont l’originalité
n’est donc pas de rejeter les deux phénomènes modernes − solidaires l’un de l’autre − que sont la privatisation de l’existence et sa réorientation vers la marchandise et le bien-être, mais […] consiste à affirmer que la véritable libération de l’individu passe par le règne de la loi18.
17Certes, mais quel est le périmètre que recouvre exactement la loi ? Et que détermine-t-elle notamment sur le plan économique et social, et en particulier pour les conditions d’existence matérielle des citoyens ? Tout l’enjeu est en effet, une fois le premier préjugé dépassé, de comprendre comment l’on peut revenir à des sources prérévolutionnaires où s’exprime pour la première fois un républicanisme social français, à travers Rousseau par exemple, sans pour autant réduire ce républicanisme français à une simple expression de la liberté commune réalisée par la loi dans la plus pure continuité du républicanisme classique ou néoromain, comme le fait Jean-Fabien Spitz dans La liberté politique.
UN RÉPUBLICANISME SOCIAL POUR UNE PHILOSOPHIE RADICALE ?
18Il s’agit, donc par un retour sur le républicanisme des Lumières françaises, de prendre quelques distances avec Jean-Fabien Spitz pour essayer de comprendre comment ne pas diluer, puisque tel est le risque, le républicanisme social, particulièrement prégnant dans le cas français, dans le républicanisme au sens large.
19Une problématique centrale s’offre en effet à nous, une fois le premier préjugé levé, comme nous venons de le faire.
20Quelle est précisément l’influence du républicanisme européen, dans ses multiples facettes, sur le républicanisme français, lui-même pluriel, et au fond, puisque l’on sait désormais qu’il n’est pas uniforme, dans quel sillage l’aile du républicanisme français que l’on identifie comme sociale (à laquelle tout le républicanisme français ne se réduit pas) s’est-elle inscrite pour se constituer intellectuellement ? Quelles sont les sources républicaines les plus pertinentes à mettre en exergue dans le républicanisme européen d’avant la Révolution pour comprendre comment se constitue singulièrement un républicanisme social, en France, qui n’aurait rien de spécifiquement français ?
21Ce questionnement immense est un programme de recherche à part entière. Il n’est pas exploité par Jean-Fabien Spitz qui se consacre à l’histoire des idées des xixe et xxe siècles, mais ne s’intéresse pas directement à la construction de l’idée républicaine en France, avant la Première République.
22Il existe pourtant bien au moins un travail universitaire dont le lien avec cette problématique a été peu travaillé encore dans le détail. Cette grille de lecture est celle que nous offrent les travaux de Jonathan Israel depuis quelques années, en étudiant Les lumières radicales19 – grille de lecture sur laquelle je vais m’arrêter maintenant.
23C’est l’idée d’un républicanisme radical, d’influence très largement spinoziste et d’expansion européenne : un républicanisme radical dont le républicanisme social à la française serait, comme je vais essayer de commencer à l’indiquer ici, l’expression peut-être la plus aboutie dans la période prérévolutionnaire ; un républicanisme radical qui témoignerait du fait que le républicanisme social à la française ne serait pas au fond une exception, mais bien une forme de républicanisme dont les principes seraient poussés à leurs ultimes conséquences…
24On a vu la difficulté de cerner la catégorie de « républicanisme », mais qu’entend-on exactement par « radical » ? On définit ce républicanisme comme radical car ne se limitant pas à la seule compréhension de la liberté commune opposée à toute forme de domination, mais incluant une réflexion nouvelle sur l’égalité et la question sociale et n’hésitant pas à bouleverser tous les ordres : l’ordre politique, en remettant définitivement en question toutes les formes d’assujettissement ; l’ordre religieux, en s’attaquant aux fondements du pouvoir clérical ; mais aussi l’ordre économique et social, en remettant concrètement en cause toutes les formes de domination instituées, au-delà de la seule question théologico-politique, et osant donc poser la question de l’égalité entre les hommes et de la garantie d’une existence digne pour tous les citoyens. Radical donc, ce républicanisme ne se confond ni avec le républicanisme classique et sa mise en avant de la liberté positive (même s’il en est en partie héritier), cette liberté des Anciens fondée sur la seule logique des devoirs, ni avec le républicanisme moderne et sa mise en avant d’une forme de liberté négative (ou néoromaine), fondée sur l’articulation nécessaire entre la logique du devoir et celle du droit (même s’il en est sans doute une déclinaison particulière). Ce républicanisme rendrait plutôt effective l’émancipation au plan individuel comme au plan collectif, dès lors qu’est posée comme finalité à l’idée républicaine que tout citoyen d’une république doit disposer des moyens pour une vie digne, qui bien sûr ne se limite en rien à la seule vie libre, ni à une simple survie. L’homme libre qui survit n’est peut-être pas esclave politiquement, mais il le demeure au plan économique et social, tant sa condition est déterminée par l’état des relations interhumaines qui témoigne de servitudes modernes et de féodalités ancestrales où la république ne semble pas avoir voix au chapitre. C’est justement cela que le républicanisme social, que nous essayons de cerner ici dans sa radicalité, tient à remettre en cause en imposant des formes de maîtrise publique des domaines qui ne peuvent être abandonnés aux intérêts privés. Le curseur bouge donc avec le radicalisme appliqué à la philosophie républicaine : elle était traditionnellement centrée sur la liberté collective et la lutte contre l’arbitraire qui soumet une population à un joug politique quelconque, elle se trouve recentrée sur l’égalité et la lutte contre toutes les formes de domination et d’arbitraire qui envahissent en permanence le champ social et économique où règne la conflictualité des intérêts particuliers et où ne parvient pas à s’imposer l’intérêt général. Et se confirme ainsi l’idée que de la modérée à la sociale, la république n’est pas une, mais bien plurielle.
25Ce radicalisme au plan politique et social s’explique, selon Israel, en raison d’un radicalisme philosophique chez Spinoza, « explicite et systématique20 ». Nous partageons entièrement cette idée, comme nous l’avons montré ailleurs21. De la métaphysique à la politique, tout doit être bousculé pour que la manière de concevoir les relations interhumaines change. Que le système féodal s’écroule, et alors tous les possibles sont envisageables. C’est cette brèche qui est ouverte par la philosophie de Spinoza à l’aube des Lumières. Voici ce qu’en dit Israel :
Le système culturel et intellectuel qui prévalait au milieu du xviie siècle en Europe, à l’exception, partielle, de l’Angleterre et des Provinces-Unies, était, en dépit de ses profondes divisions confessionnelles, cohérent d’un point de vue doctrinal, propice à l’uniformité, autoritaire et formidablement résistant à l’innovation et aux changements intellectuels. En tant que tel, il s’harmonisait admirablement non seulement aux hiérarchies ecclésiastique et aristocratique qui prévalaient dans l’Église et la société, mais aussi à l’absolutisme des princes qui s’imposait alors partout. Ce fut pourtant au moment précis où le principe monarchique était à son apogée en France aussi bien qu’en Allemagne, en Scandinavie et en Italie, que cette culture européenne commune, fondée sur la primauté de la théologie confessionnelle et de l’aristotélisme scolastique, se mit tout d’abord à vaciller, puis s’affaiblit rapidement, jusqu’à disparaître tout à fait. À partir des années 1650, passant d’un pays à un autre, différentes versions de la philosophie nouvelle enfoncèrent les défenses de l’autorité, de la tradition et de la théologie confessionnelle, faisant éclater le vieil édifice de la pensée à tous les niveaux, de la cour à l’université et de la chaire au café22.
26Spinoza mènera la philosophie nouvelle à son paroxysme. Si ce radicalisme prend surtout racine pour Israel dans la philosophie que propose Spinoza, c’est d’ailleurs parce qu’il conduit à son terme, et de manière systématique, la remise en cause complète de tout ce que le monde féodal avait instauré pour élargir son empire de l’État aux consciences, si bien que Spinoza
durant un siècle, de 1650 à 1750, n’a eu aucun rival ayant approché sa notoriété en tant qu’adversaire principal des fondements de la religion révélée, des idées reçues, de la tradition, de la moralité, et de ce qui était considéré, aussi bien dans les États absolutistes que dans ceux qui ne l’étaient pas, comme une autorité politique de droit divin23.
27Aussi devint-il « le croque-mitaine philosophique de l’Europe des premières Lumières24 », en raison de sa pensée révolutionnaire pour son temps.
28Bien sûr, ce concept de radicalisme peut poser tout autant question que celui de républicanisme, on peut notamment s’interroger sur ce qu’il recouvre exactement. On sent bien que tout ce qui bouscule l’univers des croyances et habitudes établies relève, pour Jonathan Israel, du radicalisme. Mais je crois qu’il l’identifie vraiment à cette idée de rompre définitivement avec un passé d’asservissement en balayant les structures existantes25 et en introduisant des conceptions nouvelles. Ce radicalisme devient républicain lorsqu’est considéré le renversement de l’ordre monarchique, de toutes les formes de féodalisme et de la hiérarchie sociale. De ce point de vue, le républicanisme démocratique d’un Spinoza est de fait l’expression d’un radicalisme social en ce qu’il renverse l’ordre social établi. Mais il va de soi que le républicanisme radical implique un radicalisme philosophique complet, tant il est vrai qu’une démarche émancipatrice globale est indispensable pour créer une république véritable et que l’on ne peut faire des citoyens éclairés et émancipés sous le règne de la loi divine.
29Bien sûr, on peut toujours de ce point de vue critiquer la radicalité exclusivement en pensée d’un Spinoza, par opposition par exemple aux frères Koerbagh, philosophes subversifs qui faisaient partie de son cercle, ou à son maître de latin Franciscus van den Enden, poursuivant sans doute à sa manière l’esprit de la Fronde, et voulant mettre en pratique ses idées, puisqu’il fomenta une conspiration révolutionnaire au sein même du royaume de France, en Normandie, en 1674, pour établir une république autonome, démocratique et égalitaire. La radicalité de la pensée et des actes, et l’activisme que cela implique de la part de ces deux frères ou du maître de latin, étaient tels, qu’en opposition à la thèse de Jonathan Israel, Pim den Boer propose de conserver l’adjectif, anachronique pour le xviie siècle, de « radical » pour des tempéraments comme ceux-là, au sens où ils se mettaient vraiment en danger pour leurs idées et manifestaient véritablement « la volonté de s’enraciner dans les couches populaires », contrairement à Spinoza, qu’il ne considère pas comme radical, notamment en raison de son usage de la langue latine, « incompréhensible pour les couches sociales populaires », et dont il nous engage à prendre la devise « caute » vraiment au sérieux26.
30Même si nous prenons en considération cet argument historique tout à fait probant et la critique d’anachronisme qui peut être associée à l’utilisation de cette catégorie politique de « radical », nous pensons cependant qu’elle mérite tout notre intérêt dans la mesure où précisément elle indique que le lecteur contemporain recevait ces lignes comme allant, de manière franche et directe, à l’encontre d’une pensée officielle et conservatrice, sur le plan philosophique, politique, théologique, comme économique et social, et n’hésitait donc pas à se mettre en dissidence par rapport à ce qu’il était recommandé de penser. Conservons donc cette grille d’interprétation en montrant ce qu’elle nous permet de dire de Rousseau. Ce sera mon dernier point.
ROUSSEAU, SPINOZA, OU LA DÉFINITION D’UNE VIE HUMAINE EN RÉPUBLIQUE
31Jonathan Israel conclut précisément son ouvrage consacré aux Lumières radicales non sur Spinoza mais sur Rousseau, dans un chapitre épilogue intitulé « Rousseau, le radicalisme et la Révolution ». Il souhaite dans cette conclusion souligner la maturation intellectuelle qui, de Spinoza à Rousseau, nourrit la nécessité révolutionnaire :
Mettre à bas le roi et sa cour, un monde monarchique ancré dans des traditions, des croyances et un ordre social qui avaient déterminé pendant plusieurs siècles la distribution de la terre, de la richesse, des postes et des statuts, voilà qui semble impossible, ou excessivement improbable, à moins d’une révolution intellectuelle, une révolution de l’esprit qui ait eu le temps de mûrir et de s’insinuer dans de larges pans de la société, longtemps avant le commencement de la Révolution elle-même27.
32La philosophie radicale avait donc
terrassé l’Ancien Régime, en minant les idées et les croyances et en dénouant les allégeances sur lesquelles il reposait, et ce avant que le premier coup de feu ne fût tiré sur la Bastille. […] Les idées radicales contribuèrent ainsi indéniablement à faire la Révolution28,
33insiste Jonathan Israel. Tout le vocabulaire nouveau qu’elle construisit, inspiré de cet héritage radical, allait se déployer sans qu’il lui soit nécessaire outre mesure de mettre en exergue son inspiration véritable, quand un Rousseau pouvait suffire à faire la synthèse.
34Pour illustrer cela, je pourrais, pour finir, développer le lien entre Spinoza et Rousseau concernant l’égalité, la propriété ou la souveraineté. Mais il me semble plus intéressant de souligner un élément théorique absolument fondamental et caractéristique de ce qui fait l’essence du républicanisme social, ce fil directeur conceptuel qui prétend remettre la république sur ses deux jambes (liberté commune et égalité des conditions). Si je ne retenais qu’une idée pour illustrer cette philosophie républicaine radicale, ce républicanisme social des Lumières, ce serait la manière dont Rousseau, dans la lignée de Spinoza, va répondre à la question éternelle des républicains, à savoir comment une république peut exister et durer… Il y répond en expliquant ce qu’est une vie humaine en république, autrement dit en menant une critique frontale des sociétés centrées sur l’intérêt particulier et en explicitant comment la seule direction que peut prendre la république, c’est celle non pas simplement de l’intérêt général, mais au contraire celle qui rend possible une émancipation de tous, sur le plan individuel comme au plan collectif. Ainsi, se manifesteront au mieux les fondements intellectuels du républicanisme social.
35Précisons les choses à ce propos29. On sait la critique constante que Rousseau fait des sociétés d’oppression qui l’entourent. Partout règnent la misère et l’intérêt particulier. Si les principes règnent dans les livres, c’est bien la tyrannie qui est omniprésente dans le réel politique. Son républicanisme affirmé le conduit d’emblée, à la suite de tous ceux qui depuis plus d’un siècle soulignaient la crise de la moralité et de l’esprit public, à envisager la question des relations interhumaines sous le prisme d’une dénonciation acerbe des modes de sociabilité médiocres, basés sur l’apparence sociale, qui les caractérisaient. Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité résume le processus qui conduit à cet état de fait :
L’ambition dévorante, l’ardeur d’élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se mettre au-dessus des autres, inspire à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement, une jalousie secrète d’autant plus dangereuse que, pour faire son coup plus en sûreté, elle prend souvent le masque de la bienveillance ; en un mot, concurrence et rivalité d’une part, de l’autre opposition d’intérêt, et toujours le désir caché de faire son profit aux dépens d’autrui. Tous ces maux sont le premier effet de la propriété et le cortège inséparable de l’inégalité naissante30.
36La perte de l’esprit public et de l’intérêt général qui est sa finalité alimente entièrement la réflexion républicaine de Rousseau. Sa radicalité est de ne sauvegarder absolument rien de ce qui dans le système en cours participe d’une domination économique et sociale par définition antirépublicaine, contraire à l’intérêt public. Le geste de Rousseau est de donner à entendre ce qu’est la société politique pour lui, à savoir le contraire de l’état de guerre. Pour faire vivre la volonté générale, il faut donc affirmer la différence entre l’intérêt général de la république et les intérêts privés qui nécessairement entrent en contradiction. Il faut conquérir le vrai sens de la liberté républicaine, c’est-à-dire soumettre l’oligarchie aux exigences du peuple à la place duquel elle règne. Seul le droit commun de la république, seul l’ordre politique instauré par la loi peut constituer une réponse aux inégalités sociales et autres désordres causés par une vision égoïste de l’ordre social31.
37Comment donc reconquérir le vrai sens de la liberté républicaine (réciproque, collectivement partagée et non individualiste) ? Précisément en ne renonçant pas à sa dimension matérielle, c’est-à-dire à l’articulation indispensable entre la liberté commune et l’égalité des conditions. C’est ce que montre par exemple Rousseau lorsqu’il articule paix et abondance dans les Fragments politiques :
Car, comme la société ne peut prévoir ni satisfaire les différents désirs de ceux qui la composent, elle ne se charge point de ce soin mais seulement de pourvoir à la défense et à la sûreté commune, et à l’égard de la subsistance, de mettre les particuliers à portée de pourvoir par eux-mêmes à leurs besoins, de sorte que tous les engagements que la confédération peut prendre envers les confédérés se réduisent à ces deux points : la paix et l’abondance ; pourvu que sous ce mot de paix on entende non seulement la sûreté qui fait la paix au dehors, les mœurs qui font la paix au-dedans, mais aussi la liberté sans laquelle il n’y a aucune paix véritable32.
À l’égard de l’abondance, je n’entends pas par ce mot une situation où quelques particuliers regorgent de toutes choses tandis que tout le reste du peuple est contraint à recourir à eux pour en recevoir sa subsistance au prix qu’il leur plaît d’y mettre, ni cet autre état hypothétique et impossible, au moins pour sa durée, où tout le monde trouveroit sous sa main sans travail et sans peine de quoi satisfaire à tous ses besoins, mais celui où toutes les choses nécessaires à la vie se trouvent rassemblées dans le païs en telle quantité que chacun peut avec son travail amasser aisément tout ce qu’il lui en faut pour son entretien33.
38Pour un républicain conséquent, la paix civile ne peut être une guerre économique larvée, la société politique ne peut laisser en son sein régner le conflit d’intérêt permanent et charrier ainsi son lot d’asservissement ou de soumission qui, quand ils ne sont pas politiques, sont d’ordre économique ou social. La paix civile doit donc s’associer à l’abondance. Il faut bien sûr entendre par là qu’une république qui mettrait en péril ses citoyens en ne leur permettant pas de vivre dans des conditions décentes, par exemple en favorisant la pénurie, en organisant la rareté à tous les niveaux, ou, pour le redire dans les termes exacts du texte, en ne permettant pas à chacun de pourvoir à son existence par la satisfaction des besoins, n’aurait de libre que le nom et pas même l’apparence puisqu’elle témoignerait dans les faits d’une profonde inégalité et d’une réelle injustice qui irait immédiatement à l’encontre de la liberté commune au fondement du contrat républicain, en réduisant la république à une juxtaposition d’individus économiquement et socialement asservis.
39Mais il faut aller plus loin. La république dont parle ici Rousseau est bien la république sociale, et la question du droit au travail, du droit à l’éducation, de la protection sociale, sont inclus dans l’horizon qu’il trace. Il y a bel et bien ici, comme fondement à la base de toute organisation républicaine légitime, la nécessité d’assurer à tous une existence digne d’un être humain, sans quoi la citoyenneté républicaine n’est qu’un concept vide pour une société misérable. Il n’y a de république véritable que celle qui est constituée d’hommes libres, comme l’a toujours dit la philosophie républicaine, mais les républicains sociaux ajoutent aussitôt qu’il n’y a d’hommes libres que ceux que l’on ne réduit pas socialement à l’état de bêtes brutes, c’est-à-dire ceux auxquels on donne les conditions matérielles pour une existence décente.
40Reste à savoir ce qui, dans cette réflexion rousseauiste, relève de la radicalité spinoziste ? Eh bien, précisément, Spinoza est au cœur de tout ce raisonnement qu’il tenait déjà pleinement soixante-dix ans plus tôt, dans plusieurs passages de son œuvre politique, mais pour n’en citer qu’un, surtout au fameux chapitre5 du Traité politique :
Une république dont les sujets, paralysés par la crainte, ne prennent pas les armes, doit être dite plutôt sans guerre qu’en paix […]. La paix en effet n’est pas l’absence de guerre : c’est une vertu qui naît de la force d’âme (animi fortitudine). […] une République dont la paix dépend de l’inertie de sujets conduits comme du bétail pour n’apprendre rien que l’esclavage mérite le nom de « désert », mieux encore que celui de « république ». Par conséquent, lorsque nous disons que l’État le meilleur est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, j’entends par là une vie humaine, qui se définit non par la seule circulation du sang et par les autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant toute chose par la raison, véritable vertu de l’âme, et sa vraie vie34.
41Une république qui dure, pour Spinoza comme pour Rousseau, c’est, certes, une république qui n’asservit pas ses membres. Il n’y a de république que lorsqu’est assuré un droit égal à une vie humaine – cette vie qui ne se réduit pas à la simple circulation du sang, mais qui exige des conditions matérielles d’existence digne – et qui lutte concrètement contre tous les obstacles, économiques et sociaux, qui viendraient remettre en question cette finalité. L’opposition entre la notion de « république » et celle de « désert » pourrait nous induire en erreur en nous faisant croire que Spinoza reprend ici une notion classique de concorde, comme cet état qui permet à chacun de survivre tout en n’étant pas soumis à autrui. En effet, une vie soumise, une vie d’esclave, n’est pas compatible avec une vie en république. Ce qui est vrai au plan politique doit l’être aussi sur le plan économique. Une république qui rendrait tous les hommes citoyens, mais les maintiendrait dans un état d’asservissement économique et social, est une contradiction dans les termes, car elle serait incapable de rendre possible une vie humaine. Une vie humaine est par définition une vie digne d’être vécue, ce qui ne peut qu’impliquer nécessairement les mesures sociales qui feront que la république déploiera son essence en direction d’actes politiques qui garantiront à chaque homme le droit naturel à exister en tant qu’homme : accès aux biens communs, droit à l’éducation et à la culture pour donner toute sa force à la raison, droit à une protection collective de la communauté chargée d’administrer rationnellement les affaires publiques.
42Il n’y a donc de république véritable, pour Rousseau comme pour son prédécesseur Spinoza, que celle à laquelle les républicains français du dix-neuvième siècle donneront le nom de république sociale, capable d’assurer à tous les conditions d’une existence digne d’une véritable vie humaine, comme y insiste le texte. Cette idée centrale fait sans doute exploser l’idée d’une spécificité française du républicanisme social qui, chez un Rousseau, n’est pas éloigné du républicanisme radical d’un Spinoza. La défense de la liberté commune suppose donc des conditions sociales, et l’on ne peut les passer au second plan comme si elles n’avaient pas de réalité théorique. Au-delà de la défense de la liberté, la question sociale se dessine en filigrane. La plupart des commentateurs de Spinoza insistent sur l’interdépendance des hommes en société : il y a entre les citoyens une solidarité de facto puisqu’ils dépendent de leur puissance commune pour jouir de leurs droits et les faire fructifier. L’idée selon laquelle l’union crée plus de force et de richesse que chacun isolément fonde le principe d’une interdépendance civique. Ce point a une application concernant la gestion commune des ressources. Cette préoccupation est même posée en principe au paragraphe 15 du livre II du Traité politique dans lequel il montre que les ressources individuelles résultent de l’union de tous et y sont liées, et sont donc subordonnées, dans une certaine mesure, à une volonté, un intérêt et un bien commun :
Les hommes ne peuvent guère se maintenir en vie ou cultiver leur âme sans le secours les uns des autres. De tout cela nous concluons que le droit de nature propre au genre humain ne peut guère se concevoir que là où les hommes ont des règles de droit communes d’après lesquelles, ensemble, ils peuvent à la fois revendiquer légitimement la propriété des terres habitables et cultivables, se protéger, repousser toute force et vivre selon le sentiment commun de tous35.
43C’est là vraiment une thématique qui devient centrale des pré-Lumières radicales jusqu’aux Lumières affirmées et qui se retrouvera comme influence première des revendications révolutionnaires, puis des socialistes républicains. Le corps politique ne peut se réduire à un tout léthargique, sans quoi il ne mérite plus le nom de république. Affirmer cela, c’est combattre la fausse tranquillité proposée par Hobbes, celle du sommeil innocent dans les bras volontiers autoritaires du Léviathan. C’est aussi favoriser une composition sociale qui permette à tout citoyen d’avoir des conditions de vie qui rendent son existence acceptable, ne le réduisent pas à l’état de bête brute, dépendante de ses maîtres, et lui permettent donc d’user de sa raison36. Un pouvoir ne peut se plaindre de ne pas disposer de citoyens éclairés, si par un comportement violent qui les réduit automatiquement à la crainte ou à la misère, il ne leur laisse jamais l’opportunité d’user de la raison. Chez Spinoza comme chez Rousseau, l’enjeu reste bien le même : souligner que les hommes ne peuvent persévérer dans la liberté commune de façon assurée si l’État ne garantit pas des conditions matérielles et morales d’une existence digne d’être vécue, autrement dit s’il ne fait pas en sorte que les citoyens ne vivent pas dans la pauvreté et la terreur.
Notes de bas de page
1 Claudia Moatti, Michèle Riot-Sarcey (dir.), La République dans tous ses états. Pour une histoire intellectuelle de la république en Europe, Paris, Payot, 2009.
2 Ce développement concernant les études républicaines en France reprend et prolonge les analyses présentées dans l’article de Christophe Miqueu, « Le républicanisme. Présentation d’un champ de recherches en philosophie politique », Klesis-Revue philosophique, 2, septembre 2006 (http://www.revue-klesis.org/pdf/MIQUEU.pdf).
3 Le moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique (Paris, PUF) et Vertu, commerce et histoire (Paris, PUF) de John Pocock ont respectivement été traduits en 1997 et 1998, tandis que La liberté avant le libéralisme (Paris, Seuil) et Les fondements de la pensée politique moderne (Paris, Albin Michel) de Quentin Skinner ont eux été traduits respectivement en 2000 et 2001.
4 Voir entre autres les ouvrages de Sanford Elwitt, The Third Republic Defended : Bourgeois Reform in France, 1880-1914, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1986 ; Mark L. Hulliung, Citizens and Citoyens : Republicans and Liberals in America and France, Cambridge, Harvard University Press, 2002 ; Philip Nord, The Republican Moment. Struggles for Democracy in Nineteenth-Century France, Cambridge, Harvard University Press, 1995 ; Pamela M. Pilbeam, Republicanism in Nineteenth-Century France, 1814-1871, Londres, Macmillan, 1995 ; Sudhir Hazareesingh, Intellectual Founders of the Republic. Five Studies in Nineteenth-Century French Political Thought, Oxford, Oxford University Press, 2001.
5 Claude Nicolet, L’idée républicaine en France, 1789-1924, Paris, Gallimard, 1982.
6 Claude Nicolet, L’idée républicaine..., op. cit., p. 9.
7 Voir ibid., p. 25 : « La référence à l’Antiquité jouera un rôle tel dans la genèse de l’idée républicaine à la fin des Lumières, pendant la Révolution et même encore au milieu du xixe siècle, qu’il est essentiel de voir comment elle s’est déplacée, au cours de cette période, du domaine apparemment gratuit de la culture à celui de la politique, au moins théorique. »
8 Pourtant, l’intérêt historiographique porté à cette tradition républicaine européenne date au moins du début du siècle dernier comme en témoigne l’ouvrage de Hebert A. L. Fisher, The Republican Tradition in Europe, Londres, Methuen, 1911.
9 L’étude comparée entre les modèles républicains français et romain qu’il propose dans le cadre de l’ouvrage codirigé par Serge Berstein et Odile Rudelle, Le modèle républicain (Paris, PUF, 1992, p. 19-56), et qui est intitulée « Citoyenneté française et citoyenneté romaine. Essai de mise en perspective », confirme ce saut historique qui élude une partie majeure de la tradition républicaine européenne.
10 François Furet, De Turgot à Napoléon, 1770-1814, t. 1, La Révolution, Paris, Fayard (Pluriel), 2011.
11 Cf. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, Flammarion, 2001, l. III, chap. VI, p. 111 : « Le Prince de Machiavel est le livre des républicains. » Dans l’édition de 1782 est ajoutée à cette remarque la note suivante : « Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen : mais attaché à la maison de Médicis il était forcé dans l’oppression de sa patrie de déguiser son amour pour la liberté. Le choix seul de son exécrable Héros manifeste assez son intention secrète ; et l’opposition des maximes de son Livre Du Prince à celles de ses Discours sur Tite Live et de son Histoire de Florence démontre que ce profond politique n’a eu jusqu’ici que des lecteurs superficiels ou corrompus. La Cour de Rome a sévèrement défendu son livre, je le crois bien ; c’est elle qu’il dépeint le plus clairement. »
12 Blandine Kriegel, Philosophie de la République, Paris, Plon, 1998.
13 Ibid., p. 25.
14 Sudhir Hazareesingh, Intellectual Founders..., op. cit.
15 Jean-Fabien Spitz, Le moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005, p. 14.
16 Ibid.
17 Jean-Fabien Spitz, Le moment..., op. cit., p. 38.
18 Ibid., p. 452.
19 Jonathan Israel, Les lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité, 1650-1750, Paris, Éditions Amsterdam, 2005.
20 Jonathan Israel, Les lumières radicales..., op. cit., p. 40.
21 Christophe Miqueu, Spinoza, Locke et l’idée de citoyenneté. Une génération républicaine à l’aube des Lumières, Paris, Classiques Garnier, 2012.
22 Jonathan Israel, Les lumières radicales..., op. cit., p. 43.
23 Jonathan Israel, Les lumières radicales..., op. cit., p. 197.
24 Ibid., VIII, p. 197 et suiv.
25 Ibid., p. 37.
26 Voir Pim den Boer, « Le dictionnaire libertin d’Adriaen Koerbagh », dans Catherine Secrétan, Tristan Dagron, Laurent Bove (dir.), Qu’est-ce que les Lumières « radicales » ? Libertinage, athéisme et spinozisme dans le tournant philosophique de l’âge classique, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p. 105-129.
27 Jonathan Israel, Les lumières radicales..., op. cit., p. 789.
28 Ibid., p. 790.
29 Les lignes qui suivent sont amplement développées dans le livre que j’ai coécrit avec Gabriel Galice, Penser la République, la guerre et la paix sur les traces de Jean-Jacques Rousseau, Genève, Slatkine, 2012.
30 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (désormais DI), Œuvres Complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), t. III, 1964, p. 174-175.
31 Maurizio Viroli, La théorie de la société bien ordonnée chez Jean-Jacques Rousseau, Berlin/ New York, Walter de Gruyter, 1988.
32 Jean-Jacques Rousseau, Fragments politiques (désormais FP), Œuvres Complètes, t. III, p. 523.
33 Jean-Jacques Rousseau, FP, p. 523-524.
34 Baruch Spinoza, Traité politique, trad. Ch. Ramond légèrement modifiée, Paris, PUF, 2003, p. 137.
35 Baruch Spinoza, Traité politique, op. cit., l. II, § 15, p. 107.
36 Pour un prolongement sur cette question et ses implications contemporaines, voir Laurent Bove, « Politique : “j’entends par là une vie humaine”. Démocratie et orthodoxie chez Spinoza », Multitudes, 3/22, 2005, p. 63-76.
Auteur
Université de Bordeaux 4 (ESPE d’Aquitaine) Sophiapol (Université Paris Ouest-Nanterre La Défense)
Agrégé et docteur en philosophie, est maître de conférences en philosophie politique à l’université de Bordeaux (ESPE d’Aquitaine) et membre du laboratoire SPH (EA4574). Il travaille sur l’histoire et l’actualité de la pensée républicaine. Il est l’auteur de Spinoza, Locke et l’idée de citoyenneté. Une génération républicaine à l’aube des Lumières (Classiques Garnier, 2012) et avec Gabriel Galice de Penser la République, la guerre et la paix sur les traces de Jean-Jacques Rousseau (Slatkine, 2012). Il a également codirigé les ouvrages collectifs suivants : Harrington et le républicanisme à l’âge classique (avec J. Terrel et B. Graciannette, Presses universitaires de Bordeaux, 2014), Éthique et déontologie dans l’Éducation nationale (avec J.-F. Dupeyron, Armand Colin, 2013), Conflits et démocratie. Quel nouvel espace public ? (avec H. Bentouhami, L’Harmattan, 2010), et Locke’s Political Liberty : Readings and Misreadings (avec M. Chamie, Voltaire Foundation, 2009).
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