Chapitre 5. Vivre en périphérie pour mieux se réancrer dans la ville
p. 153-197
Texte intégral
1L’urbanisation des périphéries urbaines de Phnom Penh modifie les modes d’occupation de l’espace, ce qui peut se lire au croisement des transformations morphologiques et sociales des lieux de vie. La multiplication des transactions immobilières et des constructions entraîne en effet une évolution des profils des habitants initiaux et l’arrivée de nouveaux groupes socio-économiques. À ce stade de notre développement, nous considérons la production immobilière comme le résultat conjugué d’une production de logements, de leur appropriation par des individus et des familles et de la corrélation entre ces formes d’appropriations, les types d’espaces de vie et les appartenances socio-économiques des habitants. En somme, l’enjeu est bien de comprendre comment la production immobilière participe de la production de nouveaux territoires, définis notamment comme l’« agencement de ressources matérielles et symboliques capable de structurer les conditions pratiques de l’existence d’un individu ou d’un collectif social et d’informer en retour cet individu et ce collectif sur sa propre identité1 ».
2L’élaboration d’une grille de lecture de la transformation des espaces périphériques et des lieux de vie apparaît alors primordiale, notamment pour saisir l’importance du rapport systémique entre la production immobilière, l’espace et les modes de vie dans la production de territoires urbains (fig. 31). Cette dernière procède d’un changement plus global de la relation entre les populations urbaines et leurs espaces de vie, qui s’élabore sur une distinction croissante entre le centre-ville et ses périphéries, et entre les différents quartiers et les types de produits immobiliers. En conséquence, de nouveaux territoires urbains émergent sur le substrat de pratiques et de représentations souvent antérieures à l’installation en ville et à la transformation des espaces urbains, mais toujours reliées au continuum des dynamiques socioculturelles locales. Afin d’embrasser l’ensemble de ces processus, une approche comparative s’avère nécessaire. Nous avons donc porté notre attention sur trois périphéries, qui présentent des dynamiques de transformation dissemblables, tout en partageant un dénominateur commun : ce sont des espaces en transformation rapide, qui s’intègrent de manière croissante à la ville2.
À ce stade de notre analyse, ce schéma fait la synthèse de notre approche de la production de l’espace par l’activité immobilière construite au fil des chapitres précédents. « L’espace en production » représente la combinaison d’une structure verticale de la filière de production de biens immobiliers, de l’investissement à la vente des biens, et d’un déploiement horizontale du processus d’appropriation des espaces produits par des individus et des groupes. « L’espace de la production » représente l’ensemble des facteurs économiques, socioculturels, historiques et politiques qui conditionnent la production immobilière. À l’interface, de nouveaux territoires urbains émergent, qui apparaissent à l’étude des modes de vie et de territorialisation des individus et des groupes. Un schéma de synthèse présentant notre approche de la « production de l’espace par l’activité immobilière » est présenté en conclusion de cet ouvrage (fig. 57, p. 310).
Les périphéries, des espaces d’interface entre la ville et la campagne
Les périphéries entre migrations anciennes et récentes
3L’analyse des parcours résidentiels des ménages interrogés à Chbar Ampeul et à Teuk Tla3 met en lumière quelques grandes tendances mobilitaires. Les périphéries urbaines se présentent comme de véritables espaces d’interface entre le centre-ville et la province. Cependant, les statistiques montrent des situations hétérogènes, qui illustrent les particularités de chaque espace étudié.
4Les ménages de Chbar Ampeul viennent majoritairement de la province, lorsque ceux de Teuk Tla proviennent avant tout du centre de la ville (tableau 4), même si ces deux espaces sont principalement habités par des ménages dont les couples principaux4 sont nés en province. Les liens entre les périphéries et les espaces provinciaux apparaissent encore plus forts au regard des lieux de naissance (srok kormneut) des membres des couples principaux interrogés.
5Le bassin migratoire des périphéries étudiées est ainsi d’abord constitué de ses provinces proches (fig. 32), qui présentent aussi les plus fortes densités de population au Cambodge5. Chbar Ampeul semble surtout connecté à la partie sud-est du Cambodge, illustrant ainsi un relatif enclavement, lorsque Teuk Tla montre une plus grande diversité des origines géographiques.
6Si nous ne disposons pas de données quantitatives pour Tuol Sangke sur les lieux de naissance des habitants, certains entretiens menés entre 2008 et 2009 donnent une idée assez claire de l’évolution de la population de cet espace :
La population de Tuol Sangke s’est beaucoup transformée depuis le milieu des années 2000. La partie sud, à proximité de l’usine EDC, fut repeuplée dès 1979- 1980, car il fallait faire marcher l’usine, et parce que nous nous trouvons près d’un nœud de communication important. Les gens se sont aussi installés le long de la route nationale 5, en attendant de pouvoir entrer dans la ville. […] Le développement des industries a fait venir une population ouvrière importante et a permis aux fermiers installés près des boeung de louer des logements ouvriers. Dès le début des années 2000, des riches du centre-ville ont commencé à construire des grandes villas plus au nord. […] À partir du milieu des années 2000, les promoteurs ont commencé à construire des opérations de plusieurs centaines de logements. Certains paysans sont partis. Ceux qui sont restés ont arrêté leurs activités agricoles. […] Aujourd’hui, une part très importante de la population dans la partie nord de la ville vient du centre-ville et n’est pas née ici6.
Mes voisins, les gens du quartier, ne sont pas d’ici. Beaucoup viennent de la province, comme beaucoup de gens à Phnom Penh, et il y a beaucoup de nouveaux arrivants. Certains ont vécu ici avant les Khmers rouges et sont revenus au bout d’un moment, mais ils ne sont pas tellement nombreux7.
7Aux dires des personnes interrogées, les nouveaux habitants de Tuol Sangke sont avant tout des habitants du centre-ville. Le sud de cet espace, qui borde le centre-ville, a été très vite repeuplé avec le retour de la population en 1979. À partir de 2005, les nouveaux projets urbains au nord attirent surtout une population à la recherche de nouveaux espaces de vie et d’investissements immobiliers lucratifs. Certains habitants initiaux sont restés, ils ont changé d’activité et ont ouvert un commerce à destination des nouveaux habitants, lorsque d’autres ont construit des chambres à destination des ouvrières de la confection. Selon le chef de la commune urbaine de Tuol Sangke, une part importante de l’ancienne population est partie plus au nord ou est retournée en province8.
8L’analyse de la localisation du précédent logement des ménages et des durées moyennes des temps d’occupation du logement actuel donnent une vue assez précise des dynamiques temporelles des mouvements résidentiels au sein des périphéries étudiées. Les migrations de la province vers les espaces périphériques apparaissent assez anciennes, alors que les mobilités intra-urbaines sont un phénomène nouveau. Les mouvements de population depuis le centre de la ville sont plus récents à Chbar Ampeul et à Tuol Sangke qu’à Teuk Tla, en atteste l’ancienneté de l’étalement urbain vers l’ouest (voir le chapitre 1).
9De manière générale, un tiers des répondants habitait dans le centre-ville avant de venir s’installer dans leur logement actuel et un autre tiers habitait en province (tableau 4, p. 155). À Chbar Ampeul, la mobilité intracommunale ou de proximité semble plus forte qu’ailleurs, signe potentiel d’enclavement et de mobilités résidentielles récentes. Les temps d’occupation, plus longs en moyenne, tout comme la situation géographique de Chbar Ampeul, séparée de la ville par le Tonlé Bassac qui joue encore aujourd’hui le rôle de barrière fluviale, peuvent notamment expliquer ces dynamiques résidentielles, qui témoignent du plus fort ancrage de ménages arrivés au cours des années 1980 :
Nous sommes arrivés sur une barque par le Mékong en 1979. Nous n’avons pas pu accoster sur les quais dans le centre, alors nous nous sommes arrêtés au niveau de Chbar Ampeul. Il y avait beaucoup de monde bloqué de l’autre côté du pont. Les Vietnamiens ne laissaient pas les gens rentrer dans la ville. Beaucoup s’installaient autour du marché où le commerce reprenait peu à peu. Les gens s’installaient un peu partout, dans les anciennes maisons et sur les berges. […] Finalement, nous sommes restés ici, et nous occupons la même maison qu’en 19799.
Nous venons du sud de la province de Prey Veng. Nous y sommes restés pendant les Khmers rouges. Lorsque les Vietnamiens sont arrivés, il y avait des combats. Nous avons décidé d’aller à Phnom Penh, car les gens disaient qu’il y avait plus de sécurité et de nourriture. Lorsque nous sommes arrivés au pont de Chbar Ampeul, nous avons vu qu’il y avait beaucoup d’activité dans le secteur. Pour rester près de la route nationale et de notre province d’origine, nous nous sommes arrêtés ici et nous avons décidé d’y vivre10.
10À la différence de Chbar Ampeul, Teuk Tla et Tuol Sangke semblent bien plus partagées entre migrations rurales et urbaines. Si les temps d’occupation à Teuk Tla sont proches de ceux de Chbar Ampeul, l’installation de la population du centre-ville y est en moyenne plus récente que dans les autres espaces étudiés (quatre années). Cette statistique s’explique notamment par la construction de projets immobiliers récents de plusieurs dizaines à plusieurs centaines d’unités d’habitations à partir de la deuxième moitié des années 2000. Ce mouvement entraîne par ailleurs le départ des premiers occupants installés depuis 1979, qui présentaient des temps d’occupation plus longs :
Nous habitons ici depuis 1981. […] Lorsque nous sommes revenus, nous avons retrouvé notre terrain et même notre maison. Depuis que les prix des terrains et des maisons ont augmenté, beaucoup de nos voisins, qui étaient revenus après 1979, sont partis. Certains sont partis rejoindre de la famille en province et certains ont déménagé dans un autre endroit à Phnom Penh. […] Cet endroit a rapidement changé en quelques années, il y a beaucoup de nouveaux arrivants, de Phnom Penh et de la province11.
11Les temps d’occupation à Tuol Sangke se démarquent de ceux des deux autres périphéries. Comme à Teuk Tla, la population issue des premières vagues d’installation et de réinstallation entre 1979 et 1980 a été remplacée par des habitants du centre-ville et de nouveaux arrivants de la province. Mais dès le milieu des années 2000, la proximité de Tuol Sangke avec le centre-ville et les perspectives de gains immobiliers rapides ont poussé des habitants des districts périphériques à venir s’y installer et à y rester (tableau 5). Au-delà de sa situation péricentrale, l’attractivité de cet espace a ainsi généré une mobilité intrapériphérique relativement importante.
12La précocité des installations en périphérie après 1979 semble donc avoir fait l’objet d’un renouvellement récent, qui ne concerne cependant pas toutes les périphéries de la même façon. L’arrivée de populations des espaces centraux représente sûrement la dynamique la plus récente de l’évolution des mouvements migratoires en périphérie de la ville. Mais là encore, les stratégies résidentielles apparaissent multiples.
Des périphéries produites à partir du centre-ville
13En dix ans, la population de certaines communes périphériques augmente de près de 350 %. La période 1998-2005 enregistre le plus grand nombre de départs des espaces centraux, ceux-ci tendant à s’atténuer entre 2005 et 2008 (fig. 33). La croissance des densités de population en périphérie et leur décroissance dans le centre s’accompagnent d’une baisse du nombre d’opérations immobilières au centre-ville et d’une augmentation des constructions en périphérie (fig. 34). Si la baisse généralisée du nombre de permis de construire déposés témoigne d’un ralentissement des nouvelles constructions à partir de 2004, la faiblesse des enregistrements fonciers, particulièrement en périphérie, force à considérer ces données avec précaution. La baisse généralisée du nombre de permis de construire s’explique aussi par une augmentation régulière du nombre d’unités de logements dans les projets de construction. En 2000, la moyenne du nombre de logements par opération immobilière est de 1,7. En 2004, ce chiffre s’élève à 8,912. La croissance de la taille moyenne des projets laisse supposer une augmentation du nombre de promoteurs immobiliers aux capacités financières plus importantes.
14Finalement, en corrélant les variations de la densité de population avec l’évolution du nombre de dépôts de permis de construire, ces statistiques montrent que les espaces périphériques accueillent des migrations importantes d’une population du centre-ville, qui vient habiter des projets immobiliers de plus en plus conséquents. Ces dynamiques laissent présager une évolution des profils socio-économiques des habitants en périphérie et l’émergence de nouveaux espaces de vie.
15Près de 70 % des ménages interrogés étant propriétaires de leur logement13, les migrations des habitants du centre-ville vers les périphéries constituent principalement un processus de transfert de la propriété immobilière. Toutes les périphéries ne se ressemblent toutefois pas. La forte proportion de locataires dans certains espaces illustre bien souvent la présence d’une importante population ouvrière ou d’habitants temporaires issus de la province. En insistant sur les motivations des mobilités résidentielles, nous avons pu identifier des raisons principales et des raisons secondaires qui ont conduit à un nouvel emménagement.
16Comme nous le montre le tableau 6, l’emménagement des ménages au sein des espaces périphériques est le résultat, pour près de 42 % d’entre eux, d’une stratégie économique (stratégie d’investissement ou prix de la propriété ou du terrain). Une forte proportion de ménages semblent avoir déménagé de manière contrainte (17 %). Ce chiffre correspond aux ménages installés depuis les premiers temps de la réouverture de la capitale et qui n’ont jamais déménagé, à ceux qui ont déménagé pour des raisons familiales indépendantes de leur volonté et à ceux qui ont été contraints, pour diverses raisons, de quitter leur précédent logement. Espace périphérique étudié le plus éloigné de la ville dense, Chbar Ampeul bénéficie d’une attractivité liée à son environnement naturel. Teuk Tla présente une importante attractivité économique, grâce à la présence d’industries de confection, à celles de l’aéroport et de nombreuses sociétés de services, particulièrement le long du boulevard Confédération-de-Russie et de la route de Chom Chao. Les raisons des emménagements à Tuol Sangke sont relativement proches de celles de Teuk Tla. Les motivations relatives aux prix des logements et à une stratégie d’investissement (respectivement 24 % et 25 %) sont les plus représentées parmi les espaces étudiés. Au regard de la faiblesse des emménagements liés à l’activité, nous présupposons une forte polarisation du centre de la ville, où est située une part importante des activités exercées par les ménages de cet espace. Il nous faudra cependant revoir ce constat par la suite.
I. Le ménage était locataire ou hébergé gratuitement (principalement les jeunes couples) et a emménagé pour accéder à la propriété.
II. Le ménage a emménagé pour se rapprocher du lieu de travail d’un des membres ou pour avoir accès à de nouvelles occasions d’emplois.
III. Le ménage a emménagé pour accéder à un meilleur espace de vie, à un meilleur logement ou pour vivre dans un autre environnement social.
IV. L’emménagement est le résultat d’une stratégie immobilière. La principale motivation a été pour le ménage de réaliser un bon investissement en vendant le précédent logement à un prix qu’il considérait comme bon et en achetant un logement avec lequel il pourra, lors de la revente, dégager une plus-value immobilière.
V. Un des membres du couple principal ou les deux sont nés et ont grandi dans le voisinage ou dans la même maison. Ce groupe intègre à la fois les ménages qui ne sont jamais partis de leur espace natal et ceux qui y sont revenus.
VI. La principale raison de l’emménagement dans cet espace est le prix de la propriété ou du terrain. La décision ne fait cependant pas partie d’une stratégie d’investissement clairement identifiée. VII. L’installation dans cet espace a été contrainte et n’est pas le résultat d’un réel choix de la part du ménage.
Source : enquêtes réalisées entre 2008 et 2009 (échantillon : 414 réponses).
Une répartition inégale des types d’activité entre les périphéries
17En considérant les types d’activité principale14 des ménages interrogés, différentes tendances socio-économiques se dégagent15 (tableau 7). Par souci de lisibilité, nous avons choisi de présenter ici les types d’activité classés par grands groupes, tout en apportant quelques modifications à la typologie utilisée par le Bureau international du travail16. Chaque activité principale exercée par l’un des membres des ménages interrogés a été classée dans douze principaux groupes : administration ; agriculteurs et ouvriers qualifiés de l’agriculture et de la pêche ; artisans et ouvriers des métiers de type artisanal ; conducteurs d’installations et de machines et ouvriers de l’assemblage ; directeurs de société, dirigeants et gérants ; employés de type administratif ; forces armées/ police ; ouvriers et employés non qualifiés ; personnels des services et vendeurs de magasin et de marché ; professions intellectuelles et scientifiques ; professions intermédiaires ; rentiers.
18Les groupes des artisans et ouvriers des métiers de type artisanal, des ouvriers et employés non qualifiés et des personnels des services et vendeurs de magasin et de marché concernent 54 % des activités principales exercées par les ménages interrogés au sein des espaces périphériques. Les personnels de services et vendeurs de magasin et de marché représentent plus d’un quart de l’activité principale des ménages interrogés, ce qui s’explique notamment par la définition très large de ce groupe et les nombreuses activités qu’il intègre.
19Les ménages interrogés à Chbar Ampeul tirent leurs revenus d’activités demandant peu de qualification (ouvriers dans de petites industries artisanales, conducteurs de taxis, collecteurs d’ordures ou vendeurs ambulants, par exemple). En comparaison des autres espaces étudiés, les activités marchandes et de service semblent être peu développées, tout comme les emplois très qualifiés. Chbar Ampeul, espace étudié le plus éloigné du centre et le plus proche des espaces agricoles entourant la ville, est la seule zone périphérique où certains individus déclarent vivre principalement des revenus tirés de l’agriculture et de la pêche, le taux restant cependant bas (4 %). Les revenus des ménages de cet espace semblent être par ailleurs tirés vers le haut par la présence du marché de Chbar Ampeul, qui permet à un certain nombre de familles d’accumuler des revenus liés à la présence de cette infrastructure (commerce, conducteurs de taxis et rabatteurs, ou encore divers emplois non qualifiés liés au nettoyage, à l’entretien, etc.).
20Teuk Tla présente des profils socio-économiques sensiblement différents. Les emplois dans l’administration, en tant que directeurs de société, dirigeants et gérants et dans les forces armées/police sont proportionnellement plus importants que dans les autres espaces. La part importante du groupe des forces armées/police s’explique par la présence d’anciennes bases militaires dans cette partie de la ville. À partir des années 1980, un nombre important de ces militaires ont acquis une propriété aux alentours parfois concédée par les institutions militaires. Si la plupart de ces ménages ne servent plus aujourd’hui au sein de l’armée, ils se sont maintenus dans cet espace. Bien que le groupe le plus important reste celui des ouvriers et employés non qualifiés, sa proportion vis-à-vis des autres secteurs d’activité est bien inférieure à celle de Chbar Ampeul, tandis que celle des personnels des services et vendeurs de magasin et de marché est plus importante (14 %). Les ménages habitant l’espace de Teuk Tla exercent donc des activités plus diversifiées qu’à Chbar Ampeul. Cette dynamique illustre la transformation rapide de cette partie de la ville, et l’implantation croissante de sociétés de services et d’espaces commerciaux, qui polarisent une partie de la population de Teuk Tla.
21Les dynamiques socio-économiques à Tuol Sangke sont encore différentes. Les professions intermédiaires, les employés de type administratif et les artisans et ouvriers des métiers de type artisanal sont les plus représentés parmi les trois espaces étudiés. La forte proportion des artisans et ouvriers des métiers de type artisanal s’explique par les nombreux artisans (notamment des ferronniers) installés au sud de cet espace depuis le milieu des années 1980. Le groupe des personnels des services et vendeurs de magasin et de marché est le plus représenté. Les ménages habitant la commune de Tuol Sangke bénéficient en effet de la proximité avec le centre-ville et des nombreuses activités commerciales et de services qui s’y développent depuis la deuxième moitié des années 200017.
22Les dynamiques de captation et de capitalisation des ressources immobilières expliquent notamment la forte proportion de rentiers interrogés (7 %) en comparaison des autres espaces étudiés. Deux profils de rentiers se distinguent clairement à Tuol Sangke : tout d’abord, les propriétaires d’anciens terrains agricoles ayant construit des logements ouvriers et tirant des revenus de leur location ; ensuite, des propriétaires récents, issus du centre, qui se sont spécialisés dans l’achat et la revente de biens immobiliers dans la partie nord de la ville.
23Comme nous le voyons dans le tableau 8, près de 50 % des ménages interrogés exercent leur activité principale à proximité ou au sein du domicile, nuançant ainsi la polarisation présupposée du centre de la ville sur ses périphéries. La proportion la plus forte de ménages déclarant travailler dans le centre-ville se situe à Chbar Ampeul, bien que nous ayons souligné plusieurs fois que cet espace accusait une certaine déconnexion avec le reste de la ville. Près de 20 % des ménages interrogés y exercent par ailleurs une activité dans le voisinage. Ce pourcentage concerne principalement les ménages profitant de la présence du marché de Chbar Ampeul et les agriculteurs.
24À Teuk Tla et à Tuol Sangke, un quart des ménages exercent leur activité principale à domicile. Tuol Sangke, malgré sa proximité avec le centre-ville, présente le plus faible taux de ménages exerçant leur activité principale au cœur de l’agglomération, ce qui peut paraître étonnant. La réinstallation dans cet espace péricentral a peut-être entraîné un changement d’activité, ce qui confirmerait le dynamisme économique de la partie nord de la ville et des périphéries en général, comme en témoigne la forte proportion de ménages exerçant leur activité principale à domicile, dans le voisinage et au sein d’une autre périphérie.
25La polarisation du centre-ville doit donc être nuancée, même si ces statistiques cachent de fortes disparités entre les différents groupes socioprofessionnels. Elles nous permettent cependant de relever des écarts importants entre les périphéries, qui ne présentent pas les mêmes relations avec le centre. Il y a bien, de manière générale, une forte mixité entre les populations ayant migré du centre-ville et qui y gardent un emploi, et les populations issues des zones rurales, présentes depuis plusieurs décennies ou arrivées récemment, et qui exercent des activités en province ou à proximité de leur espace de vie. Finalement, ces statistiques illustrent des niveaux d’intégration hétérogènes, qu’il est nécessaire d’apprécier à partir d’une perspective historique.
Les périphéries urbaines : des niveaux différentiels d’intégration
26La périphérie nord comprend des espaces urbanisés à la fin des années 1960 dans sa partie sud – assimilée aujourd’hui à un espace péricentral –, des espaces dédiés à l’industrie de la confection et au logement des ouvriers qui apparaissent dès le milieu des années 1990 et de nouveaux espaces résidentiels produits depuis la première moitié des années 2000. Ce secteur peut se subdiviser en deux : au sud, un espace péricentral dont le développement correspond à une attractivité foncière, mais aussi générée par son dynamisme économique ; au nord, un espace périurbain préservé de l’urbanisation jusqu’au milieu des années 2000 par la présence d’espaces lacustres importants et une topographie favorable aux inondations, mais qui se transforme aujourd’hui par l’intermédiaire de projets immobiliers importants. La périphérie nord a ainsi subi deux principales vagues de colonisation par la population du centre. La plus ancienne date du début des années 2000 et s’est caractérisée par la construction de logements individuels, notamment de type « villas ». La plus récente date de la deuxième moitié de la décennie et s’est traduite par un accroissement des projets de construction de moyenne et de grande envergures. Parallèlement, l’installation d’industries de confection a favorisé la mutation des friches et des terrains agricoles en terrains constructibles, le long des grands axes au cours des années 1990, puis au sein des interstices vides d’urbanisation au cours des années 2000. La présence d’importantes voies de communication (route nationale 5), la proximité du quartier de Tuol Kork et le récent développement de deux villes-satellites plus au nord accentuent encore l’attractivité de cet espace. En transformation rapide, la population de la commune de Tuol Sangke (fig. 16, p. 94) a doublé en dix ans, passant d’un peu plus de 27000 habitants en 1998, à un peu de plus de 55000 en 200818. La population de la commune de Russey Keo a, quant à elle, augmenté de 33 % au cours de la même période, taux qui correspond approximativement à la moyenne d’augmentation de la population générale de Phnom Penh entre 1998 et 2008. La population de cet espace semble s’être renouvelée rapidement au cours des dix dernières années, résultat de l’augmentation générale de la population au sein des espaces péricentraux de la capitale cambodgienne, mais aussi de la mutation des activités économiques générée par l’arrivée de populations du centre-ville exerçant des activités des secteurs secondaires et tertiaires et par le départ d’une partie de la population spécialisée dans l’artisanat et l’agriculture périurbaine. Les habitants de la périphérie nord montrent donc des écarts socio-économiques importants, qui tendent cependant à s’atténuer. En effet, la vitalité des projets immobiliers récents et en cours de construction dans ce secteur annonce l’arrivée toujours plus importante de populations aux revenus moyens et élevés et le départ de la population initiale, et notamment les ménages aux revenus les plus faibles.
27À la différence de la périphérie nord, la mutation de la périphérie ouest s’explique par la présence d’un réseau viaire extrêmement structurant (route de Chom Chao et boulevard de la Confédération-de-Russie) et de l’aéroport, qui en fait un véritable espace pivot entre le centre de la ville, la province et l’étranger. La densification de la commune de Teuk Tla (fig. 16, p. 96), amorcée dès le début des années 1970 sous l’effet de l’installation de réfugiés fuyant les combats dans les campagnes, s’est accentuée avec le développement des activités industrielles à partir du début des années 1990, mais aussi par la diversification des activités de services au cours des années 2000. La présence d’importantes voies de communication a favorisé l’installation d’activités de transports, de logistique et de construction et, plus récemment, d’espaces de loisir destinés à une population locale et étrangère aisée. La proximité de l’aéroport a aussi engendré l’installation d’infrastructures militaires au cours des années 1980. Depuis le début des années 2000, le dynamisme économique de cet espace s’accompagne d’une multiplication de projets immobiliers privés, les espaces disponibles rendant possible la construction de plusieurs milliers de logements en un temps rapide. Entre 1998 et 2008, la population de la commune de Kakab (fig. 16, p. 96) passe de près de 18000 habitants à un peu plus de 35000, et celle de la commune de Teuk Tla d’un peu plus de 33000 à un peu plus de 61000 habitants19. Teuk Tla a en effet subi une colonisation récente d’une part des résidents en provenance du centre-ville, qui viennent habiter de nouveaux projets construits notamment sur des terrains vendus à des promoteurs privés par des institutions civiles et militaires. Le dynamisme économique, les prix immobiliers attractifs, la situation en retrait des principales zones inondables et la présence de nombreuses infrastructures de communication expliquent la forte attractivité de cet espace, qui accroît son influence sur les espaces périurbains alentour et ses provinces proches. Les profils socio-économiques semblent moins hétérogènes qu’en périphérie nord, notamment car les projets résidentiels construits depuis le début des années 2000 accueillent des populations aux revenus moyens. Cependant, la construction de projets récents à destination de ménages aux revenus supérieurs signale l’embourgeoisement de certains quartiers (en particulier ceux qui bordent les axes de communication).
28Enfin, la périphérie sud-est illustre l’accélération de l’intégration des périphéries plus enclavées au cours des dernières années. La présence de grandes villas témoigne néanmoins d’un ancrage ancien, dès les années 1960, de riches notables, et notamment de membres de la famille royale et du gouvernement. Si la densification de cet espace s’accélère entre 1970 et 1975, cette partie de la ville se transforme véritablement au retour de la population cambodgienne et vietnamienne20 dans ce secteur à partir de 1979. Le quartier de Chbar Ampeul est un important point de contrôle militaire et administratif dès 1979. En conséquence, la population qui afflue et qui n’est pas autorisée à entrer immédiatement dans la ville se concentre autour du marché de Chbar Ampeul, lieu d’intenses échanges de produits de consommation en provenance du Vietnam qui faisaient défaut dans la capitale, et le long de la route nationale 1, principal axe de communication vers ce pays. Les espaces boisés et fluviaux alentour autorisent par ailleurs la mise en place d’activités primaires, principalement de subsistance, qui permettent un apport alimentaire non négligeable lors des pénuries du début des années 1980. Une partie de cette population n’a jamais quitté cet espace, dont l’occupation devait être, à l’origine, temporaire. Les temps d’occupation y sont donc relativement longs, particulièrement pour les habitants venant de la province. Ces chiffres témoignent par ailleurs de l’inertie résidentielle au sein de cette périphérie, qui ne correspond cependant pas à une totale déconnexion du centre-ville, où travaille une part importante d’habitants. Le peuplement y est resté relativement stable entre 1998 et 2008. Espace peu dense et faiblement bâti – dès lors que l’on s’éloigne des berges –, les espaces fluviaux semblent avoir joué le rôle de frontières naturelles qui ont freiné l’étalement urbain vers l’est. Depuis un peu moins de dix ans cependant, cet espace subit d’importantes transformations. Sa proximité avec le centre-ville en fait un espace convoité ; la spéculation foncière a accéléré l’acquisition de vastes terrains par des promoteurs du centre-ville et la construction d’infrastructures favorisant son désenclavement, notamment par le dédoublement du pont. Le marché immobilier s’y développe alors de manière exponentielle, et les profils socio-économiques des habitants évoluent rapidement depuis les cinq dernières années, mais plus lentement que dans les autres périphéries étudiées. La construction de très grands projets immobiliers, de centres commerciaux, de banques et même d’un grand hôpital international préfigure un développement accéléré au cours des prochaines années.
29Ces évolutions générales des périphéries urbaines ne témoignent cependant pas des disparités de la réorganisation des espaces locaux. L’évolution du rapport entre le centre et les périphéries urbaines s’appuie sur – et engendre – de nouvelles divisions sociales de l’espace, qui s’observent localement dans le réagencement des espaces de vie. Il semble ici nécessaire d’adopter une approche plus fine des espaces périphériques – notamment par la distinction de différents secteurs d’habitations – afin de mieux identifier les évolutions socio-économiques en fonction de la réorganisation des différents espaces de vie étudiés.
Appréhender les périphéries urbaines par une typologie des habitations et des espaces de vie
30L’étude d’un système de production d’espaces urbains implique de considérer les sphères tant physiques que sociospatiales de la production immobilière. La construction de nouveaux espaces bâtis et la transformation des plus anciens s’accompagnent en effet d’une évolution du rapport entre les habitants et leurs espaces de vie, lisible au travers de leurs pratiques et perceptions non seulement de leurs logements, mais aussi de leurs voisinages et quartiers. La mise en valeur d’« habitations » et d’« espaces de vie » spécifiques permet alors de distinguer différentes dynamiques de territorialisation liées à l’évolution de la production immobilière en périphérie de la capitale cambodgienne.
31Une typologie du bâti à Phnom Penh, par essence réductrice, permet de distinguer neuf types d’habitation principaux. Les « compartiments chinois » (chapitre 1) représentent une forme de logement dominante à Phnom Penh ; les maisons de type « villa » sont des logements individuels de plus de 50 m2 – et même souvent de plus de 100 m2 –, construits en matériaux durs, de plain-pied et généralement habitées par une seule famille21 ; les « maisons en bois », généralement construites sur pilotis, constituent l’habitation rurale « typique22 », même si leurs formes sont multiples et leurs influences architecturales anciennes23 ; les « condominium » et « serviced appartments », principalement présents dans le centre-ville et avant tout destinés à une population étrangère ou aux Cambodgiens aisés et de la diaspora ; les « tours de grande hauteur », qui accueillent surtout des activités, mais aussi des logements ; les « immeubles », peu nombreux et situés dans les espaces centraux denses ; les « logements ouvriers » (chapitre 3) ; les « logements précaires », habités par des familles pauvres, souvent locataires du logement ou du terrain, ou installées spontanément sur la parcelle24 ; enfin, les « logements hybrides », qui s’apparentent par exemple à des maisons en bois ou des compartiments chinois transformés en villas, ou encore à des logements de type pavillonnaire, dont l’architecture fait appel à une multitude d’influences.
32Le logement, compris ici comme « une unité résidentielle d’habitation25 » accueillant des individus, des familles et des groupes d’individus, est à la fois un produit de consommation et d’investissement, et un espace pivot à partir duquel se déploient différents modes d’habiter. Partir du logement comme objet premier d’analyse revient ici à prendre comme point de départ un bien immobilier particulier, pour ensuite comprendre comment la production et le commerce de ce bien participent de la production d’espaces urbains en général. Dans le prolongement de l’élément architectural, le logement est considéré ici comme un bien matériel issu d’un processus de production. Il est à ce titre échangeable sur un marché et peut constituer un patrimoine à la disposition des ménages. En tant que biens économiques, les logements sont des indicateurs du profil socio-économique du propriétaire ou locataire26. À Phnom Penh, nous pouvons supposer que les ménages habitant des villas sont plus riches que ceux habitant des maisons en bois ou des logements précaires. De même, nous pouvons présumer que les espaces urbains accueillant un nombre important de nouvelles constructions voient les profils socio-économiques des ménages qui y habitent changer rapidement. Passé ces constats rapides, il est évident que le type architectural d’un logement ne définit en rien les pratiques qui y sont associées et ne déterminent pas automatiquement les profils socio-économiques des habitants. En effet, un logement n’existe pas en dehors de l’espace au sein duquel il est construit. Nous ne pouvons pas, en ce sens, extraire l’élément architectural de son environnement urbain, dont la formation s’inscrit dans un processus historique autrement plus long27. Dans cette optique, la typologie des logements nous sert principalement à distinguer différents types de secteurs d’habitations, qui permettent de resituer le logement au sein de son territoire.
33Les secteurs d’habitations sont ici compris comme des espaces de vie pratiqués, appropriés et représentés. Les secteurs d’habitations sont ainsi liés aux modes d’habitat et d’habiter qui, au-delà de la localité et du voisinage (dont l’importance doit cependant être considérée), renvoient aux pratiques spatiales des habitants en général28. Une approche par les secteurs d’habitations implique donc de considérer la production de l’espace comme le résultat de pratiques sociales et familiales29, de pratiques spatiales appréhendées temporellement et qui dépassent de loin la sphère du logement30, mais aussi comme le résultat de projections et d’appropriations aussi bien individuelles que collectives31.
34Cette approche nous paraît d’autant plus essentielle au regard de l’histoire récente du Cambodge. Les conséquences du dépeuplement et du repeuplement de Phnom Penh – la perte d’une partie des savoirs urbains, la redistribution des cartes économiques et sociales et l’évolution rapide des modes de production des espaces urbains – conditionnent en partie l’émergence de nouveaux modes d’habiter dans la capitale, par un effet de déterritorialisation-reterritorialisation. Les plus faibles densités des espaces périphériques permettent par ailleurs le déploiement – et le redéploiement pour les nouveaux habitants – de pratiques spatiales interdites par les fortes densités du centre-ville. Alors, la conquête des espaces périphériques n’implique pas seulement une accélération de l’étalement urbain et une densification du bâti, mais aussi un renouvellement de la territorialisation d’une population citadine en quête de nouvelles formes d’ancrage.
35Les pratiques sociospatiales au sein des secteurs d’habitations périphériques à Phnom Penh doivent ainsi se lire au croisement des sphères du logement, des espaces communs et des espaces publics. Au Cambodge comme dans bien d’autres endroits dans le monde, les logements restent peu ouverts sur l’extérieur32. Selon Jacques Népote, la maison représente pour les Khmers « une unité sociale élémentaire », c’est-à-dire une « expansion métaphorique de la réalité familiale »33, et constitue donc le fondement de l’identité sociale khmère. Cependant, le rôle du logement dans le déploiement des relations familiales et sociales en général est loin d’être homogène. En effet, les spécificités du milieu urbain (occupation plus dense de l’espace, nouvelles contraintes de construction, influences plus importantes de modes d’habiter allochtones, etc.) ont fait évoluer l’ensemble des pratiques symboliques et rituelles attachées à la maison34, ce qui transforme en retour le rôle du logement en tant qu’espace de sociabilité. La pratique des logements est sûrement plus diversifiée en ville qu’à la campagne, ne serait-ce que par la diversité des milieux de vie qui s’y rassemblent. Entre un immeuble de la ville centre, un ensemble résidentiel dans le péricentre et une maison en bois sur pilotis de la périphérie, les pratiques du logement sont très différentes. Cependant, certains espaces clés au sein des habitats structurent les pratiques sociales attachées au milieu de vie. Si l’intérieur de l’habitation reste l’espace privé, le palier ou la première pièce du logement située juste après l’entrée principale peuvent être des lieux de sociabilité importants. De même, la partie de la cour attenant à la maison, située dans l’axe de l’entrée de la propriété et aménagée parfois en « terrasse », peut elle aussi servir au déploiement d’une sociabilité de voisinage ou à l’accueil d’étranger, spécialement pour les villas récentes de plain-pied. Les espaces viaires occupent enfin une place importante dans les secteurs d’habitations, car ils accompagnent les recompositions sociospatiales35 tout en représentant une interface entre les espaces de vie locaux et le reste de la ville36. De même, l’utilisation des espaces communs joue un rôle primordial dans l’organisation sociospatiale des secteurs d’habitations. Espaces intermédiaires entre les espaces privés des logements et les espaces publics tels que la rue et les parcs, les espaces communs correspondent à des lieux pratiqués par un ou différents groupes d’individus dans un but précis. Généralement privés, ils ont diverses fonctions assignées par un groupe, qu’il soit familial ou non. Ils peuvent s’apparenter à des cours extérieures ou des parties d’un logement par exemple. Au sein des espaces communs se jouent des sociabilités propres aux différents types de secteurs d’habitations. Leur étude permet dès lors de dégager des dynamiques sociospatiales spécifiques aux différents types d’espaces et d’en étudier leurs significations.
36Cinq types de secteurs d’habitations ont été identifiés37 : les « nouveaux lotissements », soit les projets immobiliers récents, construits depuis les années 1990, principalement de type borey (chapitre 3) ; les « espaces mixtes à dominante de logements ouvriers », qui accueillent différents types de logements, mais sont d’abord habités par une population ouvrière vivant dans des chambres de petites dimensions ; les « espaces mixtes à dominante de logements individuels », où les villas, les logements hybrides et les maisons en bois représentent la majorité du parc résidentiel ; les « espaces périurbains en cours d’urbanisation », principalement constitués de maisons en bois, mais où les logements sont en transformation rapide (édification récente de compartiments chinois et de villas, départ croissant de la population originelle et arrivée de nouveaux citadins) ; les « espaces précaires », constitués de logements précaires et habités par des ménages à faibles ou très faibles revenus. C’est maintenant au prisme de cette typologie des espaces de vie que nous allons reconsidérer les dynamiques spatiales des recompositions socio-économiques des espaces périphériques.
De fortes disparités socio-économiques entre les différents secteurs d’habitations
Les dynamiques migratoires par secteurs d’habitations
37En reconsidérant les raisons qui ont motivé le dernier emménagement en fonction des secteurs d’habitations identifiés, nous disposons d’une lecture plus fine des stratégies résidentielles des ménages et de l’évolution des modes de production des espaces périphériques.
38Les secteurs de nouveaux lotissements attirent principalement des ménages ayant mis en place une stratégie d’investissement et des ménages souhaitant changer d’espace de vie. La recherche d’une meilleure qualité de vie est un thème récurrent de nos entretiens réalisés au sein de ces secteurs d’habitations :
Nous avons décidé de nous installer dans cet espace, car le voisinage est bien. Le quartier est calme et les voisins sont mieux que ceux que nous avions avant. Il y a aussi plus d’arbres et le compartiment chinois que nous avons acheté est mieux que celui que nous avions avant. […] Nous avons déménagé pour cela : avoir un meilleur environnement de vie38.
39Les secteurs d’habitations périurbains en voie d’intégration présentent la plus forte proportion d’habitants n’ayant jamais déménagé, ou alors dans le voisinage. Cette statistique montre le fort ancrage de populations qui vivaient, avant la progression du front d’urbanisation, au sein d’espaces principalement agricoles en bordure de la ville. La faiblesse du prix des biens immobiliers et des locations favorisent l’installation de ménages ayant peu de ressources au sein des secteurs d’habitations précaires, qui accueillent par ailleurs la plus grande part d’emménagements contraints :
Nous avons été obligés de vendre notre maison pour rembourser des dettes. Nous avons rencontré quelqu’un qui nous a dit qu’il y avait des chambres disponibles et peu chères le long de la voie ferrée. Nous y sommes allés et nous avons pu construire petit à petit notre maison. Nous savons aujourd’hui que, du jour au lendemain, on pourra nous expulser, car ils doivent reconstruire les voies ferrées. […] Nous restons ici, car c’est le seul endroit où nous pouvons être39.
40Les secteurs d’habitations principalement constitués de logements ouvriers offrent des occasions économiques multiples (tableau 9). Pour 21 % des ménages qui ont emménagé dans ces espaces, la raison première de la mobilité est la perspective d’occuper un nouvel emploi, ou de pouvoir bénéficier du dynamisme des activités économiques qui s’y sont développées, particulièrement la confection. Les emménagements contraints y sont aussi importants (26 %). Ce taux s’explique notamment par l’absence de choix dans la mobilité d’un nombre élevé d’ouvrières. Certaines se trouvent parfois dans l’obligation de changer de domicile ou d’emploi, sans réellement pouvoir choisir leur lieu d’emménagement, trouvé au gré des occasions ou imposé par l’employeur. Les faibles loyers des logements ouvriers attirent par ailleurs des ménages en situation précaire, qui n’ont d’autres choix que d’habiter ces logements vétustes.
41Les raisons des emménagements au sein des secteurs d’habitations à dominante de maisons individuelles sont assez partagées. Changer d’espace de vie (21 %), réaliser un bon investissement (24 %) et acheter un logement peu onéreux (26 %) semblent être les principales motivations. Les différents secteurs d’habitations ne sont ainsi pas concernés par les mêmes dynamiques résidentielles.
42Les tableaux 10 et 11 montrent que les secteurs de nouveaux lotissements présentent une très forte proportion d’individus venant du centre de la ville et ayant récemment déménagé en périphérie. Les plus anciens habitants de ces nouveaux quartiers sont les ménages qui habitaient dans la même commune et ceux qui habitaient à l’étranger. Avec les maisons individuelles, ces types d’habitation semblent être les préférés des habitants du centre. Les espaces périurbains en voie d’intégration, les plus éloignés du centre-ville, se partagent le haut des statistiques entre des déménagements de proximité et des migrations depuis la province (49 %, dont 15 % pour la province de Kandal). Les temps d’occupation y sont les plus longs, même si ces espaces deviennent peu à peu de nouveaux lieux de conquête pour les promoteurs et les acheteurs individuels à la recherche de produits fonciers rentables et de nouveaux espaces de vie (comme le montre l’installation récente de ménages issus du centre-ville).
43Les habitants des secteurs d’habitations précaires semblent être plus enclins à la mobilité à l’intérieur d’un même district. Derrière cette statistique se cachent les nombreux déménagements de proximité, conséquence directe de l’insécurité de la tenure foncière et de la forte proportion de locataires. Les temps d’occupation (onze années en moyenne) témoignent cependant d’une occupation relativement longue, qui n’empêche en rien la menace constante d’une expulsion foncière ou d’un départ contraint. De manière logique, les secteurs d’habitations accueillant un nombre important de logements ouvriers présentent une forte proportion d’individus et de ménages venant de la province. Ce type d’espace est le plus concerné par les déplacements entre périphéries, qui s’expliquent par une rotation de l’emploi parfois très importante dans certaines industries de confection. Les ouvrières s’installent alors dans une autre périphérie pour habiter à proximité de leur nouveau lieu de travail. Les temps d’occupation y sont ainsi très courts (six années en moyenne). L’installation récente d’une population issue du centre annonce, ici encore, une transformation rapide de ces espaces de vie.
44Les secteurs d’habitations majoritairement constitués de maisons individuelles se situent à la deuxième place des espaces accueillant une forte proportion d’habitants des espaces urbains centraux. Les compartiments chinois ne sont pas les uniques habitations prisées par ces derniers. Une partie importante de maisons en bois sont ainsi rachetées, rénovées ou transformées, tout comme certaines villas. Les nouvelles constructions sont elles aussi nombreuses. Les temps d’occupation moyens (douze années environ) mettent au jour la cohabitation, au sein de ces secteurs, de ménages anciennement installés et de nouveaux arrivants.
45Finalement, une opposition entre les espaces centraux et les périphéries, qui se présentent comme de véritables alternatives citadines pour un nombre important d’habitants, semble voir le jour. Les périphéries permettent en effet l’élaboration de nouveaux modes d’occupation de l’espace, contraints au centre-ville par les densités du bâti et les coûts des biens immobiliers. Cependant, les périphéries accueillent des groupes de populations aux profils socio-économiques particulièrement dissemblables, ce qui témoigne d’une division socio-économique de l’espace particulièrement marquée.
Les périphéries entre mixité sociale et spécialisation résidentielle excluante
46L’hétérogénéité des types d’activités et des niveaux moyens de revenus entre les différents secteurs d’habitations révèle de forts écarts socio-économiques entre les différents secteurs d’habitations. Les secteurs des nouveaux lotissements ont de loin le salaire moyen le plus élevé. L’écart avec le revenu médian illustre la présence de quelques très gros revenus et des disparités socio-économiques importantes entre les ménages habitant ces espaces40. Corrélé au nombre de personnes par logements, le revenu moyen par habitant des quartiers de compartiments récents est donc très élevé. Le très faible revenu moyen par individu au sein des secteurs d’habitations périurbains en voie d’intégration s’explique par un nombre moyen d’individus par logement très important. Le fait que le revenu médian y soit plus élevé que le revenu moyen s’explique notamment par la présence de très faibles revenus, qui tirent la moyenne vers le bas. Néanmoins, cet écart, en comparaison de la majorité des autres secteurs d’habitations, n’est pas important. Les faibles revenus sont généralement complétés par une autre activité rémunératrice.
47Les secteurs d’habitations précaires présentent les plus faibles revenus moyens et la plus grande part du nombre de ménages ayant plus d’une activité rémunératrice. Tout comme dans les espaces périurbains, ces ménages tendent donc à cumuler des activités peu lucratives. La proximité du salaire médian et du salaire moyen au sein du quartier d’habitats précaires indique le faible nombre de hauts revenus dans ces quartiers et une relative homogénéité des niveaux de revenus des ménages.
48Le nombre moyen de personnes par logement au sein des secteurs d’habitations à dominante de logements ouvriers est le plus faible de tous les quartiers étudiés. Ce chiffre s’explique notamment par le nombre important et la faible surface des chambres ouvrières, qui accueillent très rarement plus de quatre individus. À l’inverse des secteurs d’habitations périurbains, l’écart entre les revenus moyen et médian s’explique par la cohabitation dans ces espaces d’une population ouvrière et d’une classe de propriétaires aux revenus importants.
49Enfin, le quartier mixte à dominante de maisons individuelles présente le salaire moyen le plus élevé après le secteur de nouveaux lotissements. L’écart entre les revenus moyen et médian atteste la cohabitation de ménages anciennement installés et ayant de faibles revenus, et d’une nouvelle population riche originaire du centre-ville, propriétaire de grandes villas et présentant des revenus parfois très élevés.
50Les secteurs de nouveaux lotissements enregistrent la plus forte proportion de ménages tirant principalement leurs revenus d’une activité au sein d’une administration civile ou militaire (tableau 13, p. 182). Les proportions de professions intellectuelles et scientifiques et de directeurs de sociétés, dirigeants et gérants y sont aussi les plus fortes. Les revenus moyens par type d’activité principale exercée (tableau 7, p. 165) montrent ainsi que les quartiers de nouveaux lotissements sont habités par des ménages exerçant pour près de 63 % d’entre eux des activités appartenant aux deux groupes les plus rémunérateurs. Paradoxalement, ces quartiers accueillent une part non négligeable d’ouvriers et d’employés non qualifiés, ce qui révèle des déménagements, du centre-ville vers les espaces périphériques, de propriétaires modestes ayant profité de l’augmentation des prix immobiliers pour vendre leur bien dans le centre et acheter un logement au sein des nouveaux quartiers en périphérie.
51Les secteurs d’habitations périurbains en voie d’intégration présentent logiquement la plus forte proportion de ménages ayant une activité agricole comme principale activité rémunératrice. Les ouvriers et employés non qualifiés y sont aussi les plus nombreux. Les professions fortement rémunératrices – les deux premiers groupes d’activités – sont, en comparaison des autres types de secteurs d’habitations, relativement bien représentées. Près de 60 % des ménages tirent enfin leurs principaux revenus d’activités faiblement lucratives. Les types d’activités au sein des espaces périurbains en voie d’intégration confortent ainsi le constat d’une cohabitation de ménages ayant de hauts (voire de très hauts) revenus et de ménages ayant des revenus très bas.
52Au sein des secteurs d’habitations précaires, la distinction est plus nette. Les activités faiblement rémunératrices y sont fortement représentées. Dans les secteurs d’habitations à dominante de logements ouvriers, la forte proportion d’activités relevant du groupe « artisans et ouvriers des métiers de type artisanal » s’explique par la confection, classée dans cette catégorie par le Bureau international du travail. La forte proportion « d’activités intermédiaires », en comparaison des autres secteurs étudiés, peut s’expliquer notamment par la présence de cadres de l’industrie textile.
53Si les secteurs d’habitations à dominante de maisons individuelles présentent une certaine analogie avec les secteurs d’habitations à dominante de logements ouvriers, les activités faiblement rémunératrices y sont moins représentées. La part relative de « personnel des services et vendeurs de magasin et de marché » atteste le développement des activités tertiaires au sein de ces espaces, qui accueillent la part la plus importante de ménages vivant principalement de leurs rentes. Cette statistique nous conforte dans l’idée que ce type de secteurs d’habitations accueille de nombreux ménages enrichis principalement par l’activité immobilière. Si l’on observe la localisation des activités exercées par les ménages, les périphéries apparaissent à la fois polarisées par le centre, tout en déployant de nouvelles activités au sein d’espaces parfois très dynamiques économiquement.
Entre polarisation du centre-ville et activités dans le voisinage
54Le tableau 14 précise la localisation des activités principales des ménages en fonction des secteurs d’habitations. Les espaces de nouveaux lotissements sont les mieux connectés au centre-ville :
Je vais tous les jours travailler près du wat Phnom. Il y a de plus en plus de monde sur la route, mais cela ne m’embête pas. Pendant la saison des pluies, je peux mettre parfois plus d’une heure pour rentrer [la distance entre son lieu de travail et son lieu d’habitation est d’environ 7 km]. […] Lorsque nous avons décidé de venir habiter ici, la distance n’a pas été un problème. Nous avons une voiture [laan, en khmer], donc ça va41 !
55Cependant, le faible développement économique au sein même de ces projets représente une occasion pour les ménages ne pouvant développer une activité dans les espaces centraux :
Lorsque nous sommes venus ici, nous avons vu qu’il n’y avait pas de pharmacie au sein du borey. Dans le centre-ville, c’est trop cher d’acheter un logement au rez-de-chaussée. Du coup, avec mon diplôme de pharmacienne, nous avons décidé d’ouvrir une pharmacie ici, et notre commerce marche bien42.
56De manière étonnante, les secteurs d’habitations périurbains, espaces les plus éloignés du centre de la ville, semblent particulièrement bien connectés à celle-ci. Ce pourcentage conforte dans l’idée que la population se renouvelle rapidement, conséquence de l’arrivée de nouveaux habitants. Nous pouvons penser que ces ménages gardent leur emploi dans le centre-ville et utilisent les espaces périphériques exclusivement comme lieu de résidence. Au contraire, une proportion importante des ménages des secteurs précaires travaille à proximité de son lieu de résidence. Ils assurent notamment des emplois peu qualifiés dans la construction pour des promoteurs locaux ou dans des projets de construction de logements individuels. Ils sont également au service des nouveaux habitants, qui emploient du personnel de maison par exemple.
Je travaille comme ouvrier pour les nombreux projets qui se construisent autour. Les propriétaires nous emploient à la journée. Des fois, ils nous disent de venir travailler tous les jours pendant une semaine. D’autres fois, nous devons venir tous les jours pour savoir s’il y a du travail43.
57Les ménages des espaces mixtes à dominante de logements ouvriers travaillent majoritairement à proximité de leur secteur d’habitations. Cette forte proportion s’explique en partie par la présence des ouvriers de la confection qui logent le plus souvent proche de l’usine dans laquelle ils travaillent. En effet, plus de 80 % des ouvrières habitent à moins de quinze minutes à pied de leur lieu de travail44. Au sein des espaces mixtes à dominante de maisons individuelles, 39 % des ménages exercent leur activité près de leur logement. En comparaison des autres espaces étudiés, une forte proportion de ménages exerce une activité dans une autre périphérie. Ces deux taux témoignent ainsi de l’ancrage fort des habitants sur leurs territoires et des relations économiques importantes qu’ils ont tissées dans leur voisinage. Ces facteurs expliquent qu’une partie des habitants soit particulièrement tournée vers ses espaces périphériques proches plutôt que vers les espaces centraux.
58Au regard des dynamiques socio-économiques des différentes périphéries et secteurs d’habitations étudiés, quelques grandes tendances liées à la réorganisation socio-économique des espaces de vie se dégagent :
59— Les secteurs de nouveaux lotissements génèrent une agglomération de ménages ayant des revenus importants. Ces espaces accueillent par ailleurs des ménages faisant partie de « groupes socio-économiques intermédiaires » émergents disposant d’un peu de capital économique qu’ils souhaitent investir dans l’achat d’une nouvelle propriété. La plupart des employés de l’État, qui entrent cette catégorie, y sont nombreux :
Je travaille à l’Assemblée nationale, et je m’occupe des affaires administratives. […] Les Vietnamiens nous ont donné en 1979 un appartement dans le centre. Mon salaire actuel n’est pas très important, mais grâce à la vente de notre logement précédent, et à l’argent que nous avons accumulé, nous avons pu acheter un compartiment dans ce borey, car il n’était pas très cher45.
60— Au sein des secteurs d’habitations périurbains en voie d’intégration, l’augmentation des prix immobiliers et la disparition progressive des espaces (champs et espaces vacants) permettant l’exercice d’activités primaires contraignent les ménages initiaux à diversifier leurs sources de revenus, notamment en multipliant les activités peu lucratives, ou, pour ceux disposant de suffisamment de ressources foncières, en exerçant des activités rentières (location d’une partie de leurs terrains ou de logements précaires qu’ils construisent sur leurs anciennes terres agricoles). Les ménages ne disposant pas de ressources immobilières suffisantes subissent les effets de la pression foncière grandissante :
Nous voulions acheter dans le quartier un terrain pour construire une maison pour notre seconde fille et son mari. Il y a quelques mois, des investisseurs se sont présentés pour acheter nos terrains. Après ça, notre voisin, avec qui nous négocions depuis quelques mois pour l’achat d’un terrain qu’il possède, a arrêté la négociation. En même temps, tout le monde dans le quartier a augmenté les prix de sa propriété, dans l’espoir de la vendre plus cher à l’investisseur. […] Aujourd’hui, nous ne pouvons pas acheter une maison pour nos enfants. Du coup, ils vivent toujours ici. Ils viennent d’avoir leur premier enfant et la place manque. Heureusement, nous avions de la place autour de la maison pour construire une chambre supplémentaire. Je ne sais pas comment nous allons faire avec nos autres enfants. Il faudra qu’ils habitent avec leur belle famille. […] Même si nous vendons une partie de notre propriété, nous n’aurons pas assez d’argent pour racheter un terrain assez grand pour construire une maison46.
61— De manière logique, les secteurs d’habitations précaires étudiés sont ceux présentant les revenus moyens les plus faibles. Néanmoins, corrélés au nombre de personnes vivant dans le logement, les ménages habitant ces espaces ont parfois un revenu plus élevé que les ménages des espaces périurbains, notamment parce qu’ils accumulent un nombre important d’activités secondaires parfois plus lucratives. Il est cependant nécessaire de considérer la faible sécurité foncière de ces ménages. Principalement locataires ou occupants illégaux, ils vivent continuellement sous la menace d’une expulsion ou de la vente du terrain sur lequel ils sont installés. Leurs espaces de vie sont généralement les moins bien équipés et sont souvent insalubres. La multiplication d’activités faiblement rémunératrices leur permet de maintenir un niveau de revenu nécessaire à la satisfaction de leurs besoins élémentaires. Néanmoins, les dépenses pour la location du logement, le paiement des factures d’eau et d’électricité – généralement plus élevées que dans les autres espaces urbains –, les dépenses liées aux jeux et à l’alcool et bien souvent des frais médicaux importants absorbent une part substantielle des revenus.
62— Les secteurs d’habitations à dominante de maisons individuelles et de logements de travailleurs présentent des profils proches. Ces deux secteurs accueillent en effet des populations en provenance des espaces urbains centraux et ayant de hauts revenus, et des ménages à faibles ou moyens revenus, installés depuis plusieurs décennies pour les anciens habitants périurbains rattrapés par l’urbanisation, ou depuis quelques années dans le cas des ouvrières de la confection. À l’instar des secteurs de nouveaux lotissements, les espaces accueillant majoritairement des maisons individuelles sont spécialisés dans leur fonction résidentielle.
63L’hétérogénéité des espaces périphériques soulignée dans la première partie de ce chapitre se renforce donc à l’étude des différents secteurs d’habitations qui les composent. En présupposant que cette division sociospatiale de l’espace est notamment consolidée par la réorganisation des modes de production des périphéries, il paraît nécessaire de s’intéresser aux nouvelles articulations entre les différents groupes sociaux, mais aussi aux relations inédites qu’ils tissent avec leurs territoires.
Les périphéries, des alternatives citadines pour de nouvelles utilisations des ressources urbaines
Formulation et reformulation des appartenances sociales en périphérie de la ville
64L’émergence de nouveaux secteurs d’habitations et la transformation des plus anciens accélèrent une modification des activités quotidiennes, économiques ou non. Tous les espaces de vie ne sont cependant pas concernés par les mêmes processus de territorialisation. Certains logements accueillent par exemple des activités récréatives auxquelles participe une partie des habitants :
Les habitants du quartier se retrouvent chez moi pour jouer aux cartes et discuter. Les personnes plus âgées peuvent rester dehors pour s’occuper des enfants ou discuter. C’est mieux pour elles. Dans le centre, ce n’est pas possible. Il y a trop de bruit et de monde. Ici, c’est mieux. […] Tout le monde ne joue pas aux cartes. Les personnes qui viennent chez moi, nous nous connaissons depuis longtemps. Je suis revenue avec eux en 1980 dans le quartier, lorsque les Khmers rouges sont partis47.
65La fonction commerciale joue dans ces dynamiques un rôle central. Les commerces installés dans les cours des logements, en bordure ou un peu en retrait des rues et des chemins assurent une relation sociospatiale entre le logement et son extérieur. Les lieux de restauration peuvent accueillir les clients à l’intérieur de la cour des logements, générant apparemment du lien social entre les sphères publiques et privées des secteurs d’habitations. De même, les commerces ambulants, qui parcourent les rues, assurent un lien entre les territoires locaux et le reste de la ville. Les discussions et les rencontres autour de ces boutiques itinérantes permettent le partage d’expériences et d’informations venant du dehors, de la province ou de la ville. Cependant, ces relations sociales, qui s’organisent autour de la rue et des passages, cachent parfois les tensions suscitées par l’évolution des modes d’occupation du sol. Certains conflits se trouvent ainsi exacerbés lorsque les ressources des secteurs d’habitations sont altérées, ou quand leurs modes d’appropriation évoluent sous la pression du développement urbain et du changement des pratiques des habitants.
66Par exemple, l’arrivée massive d’ouvrières de la confection transforme les solidarités locales en déséquilibrant l’organisation socio-économique des espaces de vie48. Par ailleurs, si les nouveaux propriétaires venus du centre-ville ne rencontrent pas d’opposition à leur installation de la part des habitants initiaux, ces deux populations, selon nos observations, se mélangent peu. Dans les secteurs d’habitations à dominante de maisons individuelles et dans les secteurs d’habitations périurbains en cours d’intégration, les nouveaux arrivants ne semblent pas utiliser les espaces communs avec les habitants qui s’y réunissent pour jouer ou discuter. Les nouvelles constructions sont par ailleurs plus fermées sur la rue que les anciennes. Les grandes tables en bois situées devant les logements, qui permettent aux habitants du quartier de se réunir pour discuter, se trouvent avant tout devant les maisons des habitants les plus anciens, et non devant les nouvelles résidences. L’arrivée de nouveaux habitants suscite parfois des réactions contradictoires en fonction des situations. Dans les secteurs d’habitations à dominante de maisons individuelles et de logements ouvriers, tout comme dans les espaces périurbains en voie d’intégration, certains discours révèlent des antagonismes certains :
De plus en plus d’habitants du centre-ville viennent vivre ici. Parfois, je n’aime pas ça. Ils ont de grosses voitures et sont frimeurs. Ils ont plusieurs motos [moto en khmer] pour les enfants et du coup, ils attirent les voleurs. […] Oui, la route vient d’être refaite. L’arrivée de familles plus riches a permis cela et c’est bien49.
67L’arrivée de ménages aux revenus plus importants peut profiter à l’ensemble du quartier, tout en suscitant quelques jalousies. Ces discours ont été recueillis au sein des espaces les plus éloignés du centre, particulièrement en bordure du front d’urbanisation. Dans les quartiers de nouveaux lotissements, les profils socio-économiques plus homogènes génèrent moins, en apparence, de ce type de discours. Mais plus largement, le possible redéploiement en périphérie d’activités difficilement praticables dans la ville dense représente sûrement un des principaux attraits pour ces espaces.
Une opposition de plus en plus marquée entre le centre de la ville et ses périphéries
68Les habitants anciennement installés tout comme les nouveaux arrivants se rejoignent généralement lorsqu’ils décrivent leur secteur d’habitations : vivre ici est mieux qu’habiter dans le centre. Leur description des espaces de vie se fait souvent en opposition aux espaces centraux, accusés de multiples maux. La pollution environnementale, sonore et visuelle, la congestion de la circulation et l’insécurité font partie des principales raisons qui poussent certains ménages à s’installer dans les espaces périphériques :
Là où nous habitions avant, il y avait beaucoup de bruit à cause du trafic des voitures et des motos. Ma femme a eu des problèmes de santé, elle avait du mal à respirer. Nous avons décidé de partir à cause de cela, pour habiter dans un espace plus aéré. On respire mieux ici, c’est plus calme50.
69De même, la volonté d’habiter des espaces plus arborés, où la végétation est plus présente, revient souvent dans ces discours. Les espaces périphériques les moins denses offrent un paysage qui correspond, pour certains, à des valeurs sociales et culturelles centrales :
Nous, les Khmers, nous avons besoin d’avoir des plantes dans notre maison. Nous avons l’habitude de cultiver des plantes, de connaître la nature. C’est important, et surtout pour nos enfants. Je ne veux pas que mes enfants oublient comment on se sert des plantes51.
70Les discours sur la sécurité occupent par ailleurs une place très importante dans la description des espaces de vie par leurs habitants, ce qui renvoie plus largement à un sujet essentiel souvent discuté par les habitants de Phnom Penh, mais aussi dans l’espace public par l’intermédiaire de la presse, de la télévision et des discours politiques52. Pour certains des ménages interrogés, les espaces périphériques sont moins le théâtre d’actes de banditisme que le centre-ville, qui est par ailleurs souvent perçu et vécu comme un lieu hostile : y vivre est devenu plus difficile et anxiogène pour certains ménages. Il y a trop de monde, c’est dangereux et sale, et la cohabitation avec les autres habitants est souvent problématique :
Nous sommes partis, car nous en avions marre des voyous. Devant chez nous, des jeunes buvaient le soir jusqu’à tard. Ensuite, ils faisaient beaucoup de problèmes. […] Il y avait également des problèmes de vol la nuit, mais aussi le jour. […] Ici, c’est beaucoup plus calme. Tout le monde se connaît, et, si quelqu’un qui n’habite pas ici vient dans le quartier, nous le voyons tout de suite53.
Mon travail consiste notamment à gérer les conflits entre les voisins. Certaines personnes utilisent les escaliers et certaines terrasses pour leurs propres activités. Cela pose problème parfois. D’autres jettent des déchets et salissent les logements. […] Les gens doivent faire attention. Il n’y a pas de règles écrites, il faut gérer cela au quotidien. Le manque d’espace est souvent un problème54.
71Accéder à un logement individuel permet d’éviter les conflits de voisinage, considérés par les habitants comme plus nombreux dans la ville dense, où l’utilisation des espaces communs est souvent source de tensions. Les espaces périphériques représentent en ce sens une véritable alternative citadine. Une partie des habitants préfèrent déménager dans des espaces moins bien équipés en infrastructures éducatives et médicales, au profit d’un environnement de vie où les frontières entre les espaces privés, les espaces communs et les espaces publics sont plus marquées, et mieux contrôlables.
72Si le changement d’espace de vie n’apparaît pas comme la raison première des emménagements au sein des secteurs d’habitations étudiés (voir tableau 9, p. 177), la partie qualitative des enquêtes montre l’importance du changement d’environnement de vie dans les stratégies résidentielles. Pour les ménages provenant des espaces centraux, l’installation dans un espace périphérique permet de pallier le manque de place dans leur précédent secteur d’habitations. La perspective de pouvoir s’approprier et utiliser des espaces communs pour déployer diverses activités fait partie de l’attrait pour les périphéries. Par ailleurs, ces espaces rappellent pour certains ménages l’environnement rural auquel ils sont attachés, qui représente parfois un moteur important des choix de localisation. L’accès au rez-de-chaussée est en ce sens un déterminant primordial des stratégies résidentielles. Les plus faibles densités autorisent une grande flexibilité dans l’appropriation des espaces extérieurs que sont les trottoirs, la rue et les cours. Le gain de place correspond aussi à une économie des coûts domestiques et offre de nouvelles perspectives économiques :
Mon mari est chauffeur de taxi. Nous habitions près du marché O’Russey [situé dans le centre-ville] et il ne pouvait y garer sa voiture. Nous étions obligés de payer tous les mois pour garer la voiture ailleurs et cela coûtait cher. Maintenant, nous pouvons garer la voiture chez nous, et c’est beaucoup mieux. […] Avoir des motos n’est pas facile, lorsque l’on habite dans le centre. On doit les faire garder dans des parkings privés. Parfois, il y a des vols et c’est compliqué. Avoir un compartiment chinois permet de garer les motos à l’intérieur de la maison55.
Nous avons décidé de nous installer ici, car c’est plus facile pour nous. Nous organisons des mariages et il faut stocker des tables, des chaises, des ustensiles de cuisine. C’est plus facile dans la campagne, il y a de la place. […] À Phnom Penh, c’est plus dur. Alors vivre ici, avoir de la place, c’est mieux56.
73De manière générale, habiter en périphérie permet à certains individus de profiter des plus faibles densités du bâti et d’élaborer de nouvelles relations sociales :
Dans les compartiments chinois du centre-ville, les gens s’approprient les escaliers, les paliers et les toits, lorsque c’est possible. Moi, je préfère aller dans la
rue pour discuter, rencontrer les gens […]. Ici, dans ce quartier, c’est possible, et tout est plus facile. Je peux m’installer devant chez moi avec d’autres personnes. C’est un meilleur environnement et c’est pourquoi nous voulions partir du marché Chah57.
74L’urbanisation plus diffuse ouvre aussi des perspectives pour les pratiques récréatives. Sur la figure 35, nous voyons en bordure d’un borey un espace ouvert pratiqué par les habitants du voisinage. Le terrain appartient au propriétaire du borey, qui l’a viabilisé. L’espace n’est cependant pas fermé et les habitants du projet comme des secteurs d’habitations alentour l’utilisent. Les installations sportives sommaires (filets de volley et de badminton par exemple) sont nombreuses au sein de terrains vacants, privés ou appartenant à l’État, qui s’assimilent ici à des espaces publics.
75La plus faible densité de l’urbanisation en périphérie permet par ailleurs le déploiement d’activités économiques plus difficilement exerçables dans la ville dense, comme le tissage par exemple (fig. 36), ici une activité artisanale rurale. De même, certains métiers polluants ne viennent plus déranger les voisins :
Nous habitions dans un immeuble. Ma femme vendait des poulets au marché. Elle tuait les poulets sur le palier et il y avait du sang partout dans les escaliers. Le sol était très sale. Cela faisait venir les rats. Plusieurs voisins nous ont dit d’arrêter, mais nous ne pouvions le faire ailleurs. Ici, nous n’avons plus ce problème, car nous avons notre propre maison. Personne ne se plaint aujourd’hui58.
76Les espaces périphériques accueillant des usines de confection sont aussi très attractifs. La présence d’un nombre important d’ouvriers permet le développement d’activités secondaires à destination de cette population. Dans la commune urbaine de Chbar Ampeul 2, un contremaître travaillant dans l’industrie de la confection organise des transports réguliers de vêtements de l’usine à son domicile – un compartiment chinois dans un borey –, où il stocke une partie de la marchandise59. Il sollicite alors les habitants situés en bordure du front d’urbanisation pour effectuer les finitions sur les vêtements, principalement la coupe de fils. Ces habitants, essentiellement des femmes, viennent récolter les vêtements au domicile du contremaître et les rapportent une fois le travail effectué. Les vêtements sont ensuite réintégrés dans le circuit normal de production à l’usine. Cette activité apporte aux ménages des revenus supplémentaires non négligeables.
77Certains ménages élaborent leur stratégie résidentielle en fonction des activités qu’ils pourront exercer au sein des périphéries. À proximité des industries, la possibilité d’ouvrir un restaurant pour les ouvrières ou de leur vendre des biens de consommation courante favorise l’emménagement dans ces espaces :
Nous souhaitions déménager dans un quartier où nous pouvons faire du commerce. Nous avons entendu par des amis qu’à Teuk Tla, il y a beaucoup d’usines de confection. Nous sommes allés voir là-bas et nous avons vu que les ouvrières de la confection étaient très nombreuses. Nous avons parlé avec des gens qui nous ont dit que l’activité était importante ici. Nous avons décidé d’acheter un terrain, de construire un compartiment et d’ouvrir un petit restaurant en bas de la maison. Les ouvrières viennent manger ici le matin, le midi et le soir, et cela nous rapporte de l’argent. Le commerce est bon grâce à elles. Dans le centre, nous n’aurions pas pu faire cela, nous n’avions pas de rez-de-chaussée et c’est trop cher d’avoir un restaurant là-bas. Ici, nous pouvons nous mettre sur le trottoir devant la maison, car il nous appartient. C’est beaucoup mieux60.
78En plus des nouvelles occasions économiques permises par de plus faibles densités du bâti et la présence d’industries manufacturières, les périphéries accueillent des activités du secteur primaire absentes du centre-ville. En bordure du front d’urbanisation, les champs cultivés (fig. 37, p. 194) et les rizières61 attestent le maintien d’activités agricoles au sein des espaces périurbains, même si la vente de ces terres tend à accélérer l’étalement urbain et le gel du foncier (lorsque les acquéreurs attendent la croissance des prix), qui entraînent la disparition progressive de ce type d’activité. Les plus faibles densités des espaces périphériques permettent par ailleurs aux habitants de faire pousser des plantes décoratives, des fruits et des légumes dans les cours des habitations. Certains ménages y exercent des activités agricoles ou de cueillette qui apportent de petits revenus complémentaires et des ressources alimentaires. Le maintien de l’élevage à l’intérieur des interstices vides d’urbanisation à Teuk Tla, en bordure de projets immobiliers récents (fig. 38, p. 195), montre par ailleurs la coexistence au sein des périphéries urbaines de pratiques à la fois rurales et citadines.
79La présence de telles activités et l’occupation de l’espace en périphérie constituent, pour certains habitants, des marqueurs spatiaux évoquant la ruralité :
Ici, nous sommes plus proches de la terre. Là où j’habitais avant à Phnom Penh, il y avait trop de fantômes. C’est à cause des Khmers rouges tout ça. Ici, je me sens mieux, j’ai moins peur. Nous sommes plus proches de la campagne, il y a des arbres et des plantes. Certains de mes voisins cultivent la terre, et d’autres ont des poulets et des cochons. J’aime bien, cela me rappelle Kampong Cham, là où je vivais avant62.
80Ici, l’origine provinciale de cette habitante et la nostalgie de son ancien lieu de vie, quitté de force à cause des Khmers rouges, expliquent un rapport affectif particulier avec son environnement périurbain actuel. Ce type de déclaration est souvent revenu lors des entretiens. Les périphéries représentent pour certains habitants ayant subi un déracinement une véritable alternative à une installation urbaine parfois contrainte. Des parcours résidentiels caractéristiques se dessinent alors. Pour les habitants n’ayant pas réellement choisi (en raison de la guerre, des pénuries, de l’absence de repères, etc.) de venir vivre à Phnom Penh après la chute du régime khmer rouge, le retour au sein de leur province d’origine n’est pas fréquent. L’annulation, en 1989, des droits de propriété antérieurs à 1979 empêche ces habitants de réclamer leurs anciens biens immobiliers, souvent accaparés par d’autres (chapitre 1). Le retour dans l’ancien lieu de vie rural, fréquemment associé à des souvenirs douloureux, est souvent impensable. L’installation en périphérie après quelques années ou décennies de vie dans le centre-ville représente une situation intermédiaire entre le retour en province et la vie en ville. Les périphéries urbaines permettent donc un processus de (re)territorialisation caractérisé par un « réancrage » spatial non plus imposé par les circonstances, mais choisi en fonction d’une stratégie résidentielle que les habitants ont eux-mêmes élaborée. À ce titre, les borey sont des espaces très prisés des citadins, car ils représentent généralement l’accès à la propriété, l’acquisition de logements plus modernes et l’intégration dans un espace de vie permettant de nouvelles pratiques sociospatiales.
Une plus grande marge de manœuvre dans l’utilisation des ressources locales : le cas des borey
81Les borey offrent la possibilité aux habitants de s’approprier les espaces communs extérieurs derrière et devant les logements, en fonction de la place disponible. Les espaces communs à l’arrière des compartiments, à proximité de la cuisine, sont principalement utilisés par les femmes du ménage. Le linge est lavé et étendu à cet endroit ; on y fait la cuisine au bois et au charbon ; on y discute avec les voisins et on y partage certains repas. D’autres activités domestiques peuvent y être effectuées par les femmes (la couture) comme par les hommes (réparation et entretien de la moto et des vélos). Il est courant que les vendeurs ambulants, qui parcourent les borey à la recherche de clients, sillonnent, en fonction de l’heure, ces espaces arrière plutôt que les rues principales. Cela permet aux marchands d’entrer directement en contact avec les habitants, sans avoir à passer par la porte principale du logement, généralement fermée.
82L’occupation des espaces arrière diffère de borey à borey. La localisation des secteurs d’habitations joue un rôle majeur dans la détermination de l’utilisation des espaces extérieurs. Une occupation dense et la présence de marchandises (fig. 39, p. 196) illustrent une utilisation importante de ces espaces dans un borey de Prek Pra. Les habitants y réalisent notamment des activités artisanales, dans le but de vendre les produits au marché de Chbar Ampeul. Dans d’autres secteurs, les espaces arrière restent vident, généralement lorsque le borey est habité par des ménages exerçant des activités en dehors de leur espace résidentiel, principalement dans le centre de la ville. Les différents modes d’appropriation des espaces au sein des borey montrent la multiplicité des profils socio-économiques des ménages qui y habitent et la variété des fonctions de ces espaces de vie.
83L’utilisation des espaces devant les compartiments chinois peut prendre plusieurs formes. Lorsque le propriétaire du borey l’autorise, les ménages peuvent s’approprier une partie du trottoir en construisant un enclos fermé, souvent constitué de grilles en fer. L’empiétement sur le trottoir ou la privatisation d’une partie d’un projet par une famille permet parfois de gagner une surface importante63. Les objectifs sont multiples : gagner un espace de cours, de stockage, de stationnement ou tout simplement bénéficier d’une surface d’habitation plus importante. Au sein des secteurs de nouveaux lotissements, certains groupes d’habitants se cotisent pour faire construire un auvent en tôle qui protège plusieurs compartiments du soleil, facilitant ainsi la pratique du lieu pendant la journée (fig. 40).
84Contrairement à certains compartiments chinois du centre, l’agrandissement sur trottoir des rez-de-chaussée permet de libérer la pièce principale du logement, où l’on gare le ou les véhicules, et qui peut alors être dédiée à une autre utilisation. Dans le cas où la pièce principale ne sert pas à entreposer des biens ou à exercer une activité, les ménages l’occupent comme un salon. Des canapés, des chaises et parfois une table sont installés. Une télévision est généralement présente dans le fond de la pièce. L’espace est alors pratiqué dans la journée comme un espace de repos, une pièce de jeu pour les jeunes enfants ou un lieu de travail et de révision pour les enfants plus âgés. Les occupations des espaces extérieurs affectent ainsi les pratiques du logement en tant que tel.
85Si toutes les périphéries présentent des dynamiques propres tout en partageant des facteurs communs de transformation, l’approche par les secteurs d’habitations permet d’identifier des différences fonctionnelles importantes entre les espaces périphériques distingués (spécialisation industrielle, résidentielle, etc.). Les nouvelles divisions sociales de l’espace s’accompagnent par ailleurs de pratiques spatiales liées aux activités économiques, aux loisirs et aux relations de voisinage, qui représentent les fondements du processus de reterritorialisation en périphérie de la ville. Ce processus passe par la reformulation des relations entre les différents groupes socio-économiques, notamment par l’intermédiaire des espaces publics et des espaces communs, illustrant le rapport entre les logements, les espaces de vie et le réseau viaire.
86Cependant, les différents processus de territorialisation, de reterritorialisation et d’ancrage en périphérie de Phnom Penh s’inscrivent dans un maillage territorial particulier, dont les rapports de force entre les habitants, les élites locales et les représentants de l’État au niveau local constituent la substance. Une analyse des rapports de pouvoir devient alors indispensable, car elle permettra de mettre au jour différents modes de gouvernement des groupes de population en périphérie et, in fine, de mieux saisir comment les rapports entre acteurs structurent l’activité immobilière et la production de territoires urbains.
Notes de bas de page
1 B. Debarbieux, « Territoire », dans J. Levy, M. Lussault (éd.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, p. 910.
2 La dénomination et la localisation de ces espaces sont indiquées au début du chapitre 3 (fig. 16, p. 94).
3 L’enquête menée en 2008 auprès de 303 ménages ne s’intéressait pas aux parcours résidentiels des familles avant leur dernier déménagement. Nous ne disposons ainsi pas de données quantitatives relatives à cette thématique pour le secteur de Tuol Sangke, mais présenterons des analyses de données qualitatives sur ce thème.
4 Le couple principal correspond au couple « chef de famille » qui possède le logement et qui préside généralement aux prises de décision concernant la famille dans son ensemble.
5 National Institut of Statistics, Ministry of Planning (éd.), General Population Census of Cambodia 2008. National Report on Final Census Results, Phnom Penh, National Institut of Statistics/Ministry of Planning, 2009.
6 Entretien le 4 août 2009 avec le chef de la commune de Tuol Sangke.
7 Entretien le 17 juillet 2008 avec un habitant de la commune de Tuol Sangke.
8 Entretien le 4 août 2009 avec le chef de la commune de Tuol Sangke.
9 Entretien le 19 juin 2009 avec un habitant de Chbar Ampeul 2.
10 Entretien le 21 juin 2009 avec un habitant de Chbar Ampeul 2.
11 Entretien le 30 septembre 2009 avec un habitant de Teuk Tla.
12 Entretiens informels à la municipalité entre 2008 et 2009.
13 D’après les enquêtes menées auprès de ménages entre 2008 et 2009 (échantillon : 501 réponses).
14 Nous entendons par « activité principale » l’activité générant les revenus les plus élevés dans le ménage.
15 La classification des professions que nous présentons ici suit celle utilisée par le National Institute of Statistics du Cambodge, qui correspond à la Classification internationale des types de professions établie par le Bureau international du travail (http://www.ilo.org).
16 Nous avons choisi de distinguer dans le groupe 1, initialement intitulé « Membres de l’exécutif et des corps législatifs, cadres supérieurs de l’administration publique, dirigeants et cadres supérieurs d’entreprise », les personnels de l’« administration » et les « directeurs de société, dirigeants et gérants ». Nous avons par ailleurs choisi de regrouper les « forces armées » et la « police », alors que le Bureau international du travail les distinguait initialement. Enfin, nous distinguons les « rentiers », c’est-à-dire les ménages tirant la plus grande part de leurs revenus de leur patrimoine, dans un groupe à part. Pour avoir accès à l’ensemble de la classification et à la définition des groupes socioprofessionnels, voir : http://www.ilo.org/public/french/bureau/stat/isco).
17 Entretien le 4 août 2009 avec le chef de la commune de Tuol Sangke.
18 National Institut of Statistics, Ministry of Planning (éd.), General Population Census of Cambodia 1998…, op. cit. ; Id. (éd.), General Population Census of Cambodia 2008…, op. cit.
19 Id., General Population Census of Cambodia 1998…, op. cit. ; Id. (éd.), General Population Census of Cambodia 2008…, op. cit.
20 Dans cet espace, la population vietnamienne est principalement installée le long des berges du Tonlé Bassac et autour du marché de Chbar Ampeul, situé à proximité du pont reliant ce quartier au reste de la ville.
21 L’architecture des villas s’inspire des constructions thaïlandaises, elles-mêmes influencées par l’architecture des logements pavillonnaires américains, diffusé au Cambodge depuis le début des années 1990.
22 J. Delvert, Le paysan cambodgien, 2e éd., Paris, L’Harmattan, 1994 [1961] ; P. Huy, « La maison cambodgienne : choix du terrain, prescriptions et typologies », Péninsule, 47, 2003, p. 47-92.
23 J. Népote, « Comprendre la maison cambodgienne (II) », Péninsule, 49, 2004, p. 5-95.
24 Le terme « précaire » peut être trompeur, car certains de ces ménages occupent des logements construits en dur. La notion de « quartier informel », souvent utilisée, n’a pas été retenue, car elle peut prêter à confusion. Comme nous l’avons évoqué, les tenures informelles concernent en effet la majeure partie des tenures immobilières (propriété foncière et propriété du logement). De même, la notion de « quartier insalubre » semble réductrice, certains quartiers précaires pouvant être tout à fait salubres. Le terme « précaire » permet donc de souligner la précarité de la construction, de la tenure foncière, de l’environnement urbain ou de la situation socio-économique des habitants.
25 A. Guédez, M. Levy, « Logement », dans J. Levy, M. Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, op. cit., p. 576.
26 B. Bensoussan, « Qualifier l’habitation. Déterminants socioculturels, propriétés de l’habitat, lexique de l’immobilier », Mots. Les langages du politique, 91, 2009, p. 94.
27 J.-P. Frey, « Le logement comme forme architecturale : une approche typologique », dans M. Segaud, C. Bonvalet, J. Brun, Logement et habitat, l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1998, p. 51-58.
28 O. Lazzarotti, L’habiter, la condition géographique, Paris, Belin, 2006 ; M. Stock, « L’habiter comme pratique des lieux géographiques », EspacesTemps.net, 2004;Id. « Théorie de l’habiter. Questionnement », dans T. Paquot, M. Lussault, C. Younès (dir), Habiter, le propre de l’humain, Paris, La Découverte, 2007, p. 103-125.
29 C. Bonvalet, « Sociologie de la famille, sociologie du logement : un lien à redéfinir », Sociétés contemporaines, 25, 1997, p. 25-44.
30 M. Segaud, Anthropologie de l’espace. Habiter, fonder, distribuer, transformer, 2e éd., Paris, Armand Colin, 2012 [2007].
31 P. Gervais-Lambony, Territoires citadins : 4 villes africaines, Paris, Belin, 2003. Cependant, cette recherche s’intéresse moins aux dimensions spirituelle, religieuse et rituelle du lien entre la famille et la maison au Cambodge, comme cela a déjà été souligné dans de nombreux travaux. En ce sens, l’approche de l’habitat présentée ici se veut plus sociale qu’anthopologique.
32 J. Delvert, Le paysan cambodgien…, op. cit., p. 219.
33 J. Népote, « Comprendre la maison cambodgienne (II) », art. cité, p. 12.
34 D. Dordain, M. Sathavy, « La maison khmère entre traditions rituelles et transition urbaine », articles en ligne du réseau Asie & Pacifique, 2013, http://www.reseau-asie.com.
35 T. Paquot, L’espace public, Paris, La Découverte, 2009 ; M. Gibert, « Moderniser la ville, réaménager la rue à Ho Chi Minh Ville », EchoGéo, 12, 2010, DOI : 10.4000/echogeo.11871.
36 T. Sanjuan, « La rue en Asie », EchoGéo, 12, 2010, DOI : 10.4000/echogeo.11914.
37 La distinction des secteurs d’habitations s’appuie notamment sur la présence de « frontières morphologiques » (espaces lacustres, canaux…) et d’aménagements humains (réseau viaire, réseau hydrologique, importantes propriétés publiques ou privées délimitées par des murs), sur la représentativité d’un ou de deux types de logements particuliers et, le cas échéant, sur la présence d’un pôle d’activité structurant (zone industrielle par exemple). Les typologies présentées ici ont été soumises à l’examen de certains fonctionnaires de la municipalité afin de valider notre approche méthodologique.
38 Entretien le 27 octobre 2010 avec un habitant de Tuol Sangke.
39 Entretien le 23 juin 2008 avec un habitant de Tuol Sangke.
40 Sur cent répondants, quatorze ménages déclarent plus 1000 dollars de revenus par mois et cinq plus de 2000 dollars de revenus par mois.
41 Entretien le 22 septembre 2009 avec une habitante d’un nouveau lotissement à Teuk Tla.
42 Entretien le 14 septembre 2009 avec une habitante d’un nouveau lotissement à Teuk Tla.
43 Entretien le 2 juillet 2009 avec un habitant d’un secteur d’habitations précaires dans la commune de Chbar Ampeul 2.
44 G. Fauveaud, « Croissance urbaine et dynamiques socio-spatiales des territoires ouvriers à Phnom Penh », Cybergeo, document 619, 2012, DOI : 10.4000/cybergeo.25490. Marcher se dit dae en khmer.
45 Entretien le 20 juin 2009 avec un habitant d’un d’un nouveau lotissement à Chbar Ampeul 2.
46 Entretien le 9 juillet 2009 avec un habitant d’un quartier périurbain de Chbar Ampeul 2.
47 Entretien le 16 septembre 2009 avec une habitante de Teuk Tla.
48 Voir G. Fauveaud, « Croissance urbaine et dynamiques socio-spatiales… », art. cité ; Id., Produire la ville en Asie du Sud-Est. Les stratégies sociospatiales des acteurs immobiliers à Phnom Penh, Cambodge, thèse de doctorat en géographie dirigée par T. Sanjuan, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2013.
49 Entretien le 5 juillet 2008 avec un habitant de Tuol Sangke.
50 Entretien le 29 juin 2009 avec un habitant de Chbar Ampeul 2.
51 Entretien le 30 juin 2009 avec un habitant de Chbar Ampeul 2.
52 La question des bandes armées et des vols était un sujet important des élections municipales de 2012. Les cortèges de voitures et de motos affiliés à tel ou tel parti politique parcouraient la ville et prônaient notamment une meilleure gestion de la sécurité dans les quartiers. Les nombreuses affiches placardées dans la ville mettaient en exergue le même argumentaire.
53 Entretien le 29 août 2009 avec un habitant de Teuk Tla.
54 Entretien le 23 novembre 2010 avec le chef du village 10, commune urbaine de Psar Chah située au centre-ville.
55 Entretien le 5 juillet 2009 avec une habitante de Tuol Sangke.
56 Entretien le 9 juin 2009 avec une habitante de Chbar Ampeul 2.
57 Entretien le 16 septembre 2009 avec un habitant de Teuk Tla. Le marché Chah, ou vieux marché, est situé dans le centre-ville, en bordure de l’ancien quartier français.
58 Entretien le 9 juin 2009 avec un habitant de Chbar Ampeul 2.
59 Entretien du 23 juin 2009 avec un habitant de Chbar Ampeul 2.
60 Entretien le 30 août 2009 avec un habitant de Teuk Tla.
61 Les rizières et les parcelles agricoles en général sont désignées en khmer par le terme dey srai.
62 Entretien le 28 juin 2009 avec une habitante de Chbar Ampeul 2.
63 Pour une idée plus précise de l’emprise des agrandissements sur trottoir au sein de borey, nous invitons le lecteur à se reporter à la figure 26, p. 109.
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