Chapitre 3. Des dynamiques d’urbanisation au pas de la production immobilière locale
p. 95-123
Texte intégral
1Dans l’arrière-cour des grands projets immobiliers, l’urbanisation évolue au rythme de l’enrichissement d’une partie des citadins, de mouvements spéculatifs importants et de la croissance de la population, notamment sous l’effet de mouvements migratoires conséquents, à la fois intra-urbains et en provenance des espaces ruraux. Concomitamment, les espaces périurbains et péricentraux se transforment au rythme d’investissements à répétition qui s’accélère depuis la fin des années 1990, modifiant en profondeur l’occupation du territoire municipal (fig. 17). Ces projets immobiliers peuvent être conduits par un promoteur qui construit un projet immobilier de plusieurs centaines de logements, ou par un acteur individuel qui édifie une ou plusieurs habitations. Parce que ces initiatives sont principalement prises par des acteurs locaux, elles représentent le cœur véritable de la réorganisation des pratiques immobilières dans la capitale cambodgienne. Elles s’inscrivent en ce sens dans une urbanisation plus diffuse, qui se déploie le long des principaux axes de circulation, au sein des interstices vides d’urbanisation et des espaces en cours de densification. Cette production urbaine n’est cependant pas uniforme. Si les promoteurs s’appuient sur des produits immobiliers types de l’urbanisation à Phnom Penh, ils composent largement avec les nouvelles influences architecturales qui se sont diffusées depuis les années 1990, notamment par l’intermédiaire de promoteurs immobiliers étrangers. Leurs profils semblent tout aussi diversifiés. En ce sens, en fonction de la situation des espaces étudiés, du type de mise en valeur des biens fonciers et des stratégies d’acteurs mises en place, les modes de production de territoires urbains apparaissent multiples.
Une production urbaine diffuse : densification urbaine et étalement de la ville
Un exemple du processus de densification des espaces péricentraux
2Les espaces périphériques proches du centre-ville sont concernés par trois processus de densification. Tout d’abord, nous observons une densification au sein même des îlots, par le morcellement des parcelles (dey lo), lorsque le propriétaire choisit de vendre une partie de sa propriété foncière. Ensuite, la pression foncière favorise la disparition des espaces de jardin (swoon chbaa) et de cour (ti thlia) au profit de la construction de nouveaux logements par une famille au sein de sa parcelle. Enfin, la croissance des prix fonciers engendre une évolution de la morphologie des habitations, qui accueillent un nombre plus important d’occupants.
3Du point de vue des habitants, les processus de densification des espaces urbains sont à la fois voulus et contraints. La figure 18 représente un quartier1 qui a subi une densification importante du bâti au cours des trente dernières années. L’occupation de l’espace au début des années 1980 diffère largement de celle observée en 2009. L’urbanisation dans ce secteur est assez ancienne : elle s’explique par la construction à la fin des années 1960 d’une des principales unités de production de l’entreprise d’État, Électricité du Cambodge (EDC). Au moment du retour de la population dans la ville en 1979, cet espace était un secteur réservé à l’installation de fonctionnaires travaillant à la remise en route et au maintien de la centrale électrique2. Principalement constitué de maisons sur pilotis et de villas en 1979, le quartier s’est transformé rapidement à partir du début des années 1990. La figure 18 montre l’occupation du bâti au sein de l’îlot avant le processus de densification, qui commence au cours des années 1980. Selon les habitants les plus anciens, l’installation de nouveaux ménages favorise dès la première moitié des années 1980 la vente de certaines parties des cours intérieures pour la construction de maisons individuelles.
4Au cours de la décennie suivante, les premiers compartiments construits empiètent sur le réseau viaire. L’accès à cet îlot a été aussi modifié du fait de ventes et d’achats fonciers à répétition. Il existait avant les années 2000 deux entrées dans ce quartier ; il n’en reste qu’une aujourd’hui, l’autre étant bloquée par des maisons, car des propriétaires ont racheté une partie de la voirie – moyennant paiement au chef de la commune urbaine (le mé sangkat) – pour agrandir leurs terrains. La fermeture progressive des voies de circulation illustre par ailleurs une absence de planification, qui permet aux propriétaires et aux représentants territoriaux locaux de modifier la trame viaire au profit de la production immobilière.
5Au début des années 1980, le bâti sur l’îlot occupe un peu moins de 20 % de l’espace : sept unités d’habitations se partagent environ 470 m2 de surface au sol. En 2009, le bâti occupe près de 55 % de l’îlot et 47 unités d’habitations se répartissent sur les 874 m2 de surface au sol3. Les densités actuelles du bâti dans l’îlot ne sont pas éloignées de celles des projets résidentiels modestes récemment construits. Néanmoins, les habitations sont ici beaucoup plus petites, et les espaces viaires beaucoup plus exigus (fig. 19). La division des parcelles, l’élévation du bâti, le morcellement intérieur des logements et lots fonciers, les nouvelles constructions dans les cours et la diminution ou la disparition de la voirie sont autant de marqueurs de cette densification. Alors que cette zone accueillait dans les années 1990 un grand nombre d’artisans (principalement des forgerons), les espaces d’ateliers disparaissent progressivement au profit de la construction de logements. Lors de nos enquêtes, seulement deux ateliers étaient encore présents.
6La croissance des prix fonciers rend difficile l’achat de nouveaux biens immobiliers à Phnom Penh pour loger les jeunes couples de la famille. Les parcelles accueillent donc de nouvelles habitations destinées aux enfants, tout comme les espaces sous les maisons sur pilotis, normalement ouverts et dévolus au stockage et aux activités domestiques et artisanales, sont fermés, afin de construire des chambres pour d’autres membres de la famille ou des locataires extérieurs. Notamment, la densification des logements fait écho à la difficulté croissante pour les jeunes couples mariés, suite à l’augmentation importante des prix fonciers, d’accéder à la propriété immobilière à proximité de l’espace de vie d’une des deux familles du couple.
7Peu à peu, les compartiments, et parfois les maisons anciennement sur pilotis, gagnent un ou deux étages. Les nouveaux étages bâtis sont principalement réservés à la location et des escaliers extérieurs sont construits pour en faciliter l’accès, ce qui accroît à la densification des parcelles (fig. 18).
8Parallèlement, l’arrivée d’industries de confection un peu plus au nord de ce quartier a motivé les propriétaires, à partir du milieu des années 1990, à construire des logements précaires au sein des cours, afin de pouvoir loger des ouvriers4. Au fur et à mesure de l’arrivée des usines et de la croissance de la demande de logements ouvriers, certains propriétaires ont décidé dans la première moitié des années 2000 de construire un deuxième étage au bâtiment accueillant les ouvriers, ce qui leur permet de multiplier par deux leur capacité d’accueil.
Un étalement multiforme entre initiatives individuelles et interventions de moyenne envergure
9Comme pour les espaces péricentraux, la croissance des prix fonciers au sein des espaces périurbains entraîne une densification de l’occupation du sol et un étalement urbain plus conséquent. De même, les espaces communs sous les maisons sont comblés pour accueillir des chambres destinées à la location, ou pour loger des personnes de la famille. Par ailleurs, le remplacement des anciens logements périurbains par des compartiments chinois et la construction de logements individuels récents deviennent des marqueurs de la progression du front d’urbanisation (fig. 20). Une multitude d’acteurs familiaux acquièrent des terrains, soit pour les revendre en l’état ou viabilisés lorsque les prix fonciers auront crû, soit pour y construire des logements. Dans ce dernier cas, les propriétaires subdivisent généralement la parcelle, construisent quelques logements, occupent une habitation puis revendent ou louent les autres. La construction de compartiments destinés à la vente ou à la location favorise l’arrivée de nouvelles populations, qui remplacent les habitants initiaux ou s’ajoutent à eux.
10De même, la multiplication des industries de la confection a largement contribué à densifier des espaces périphériques. Au cours des années 1990, l’installation d’usines de textiles au sein des espaces périurbains peu denses et l’arrivée de plus en plus importante d’une population ouvrière précaire a favorisé l’urbanisation des espaces agricoles et de friche. Une majorité de cette population loge chez les habitants des villages périurbains ou dans de petites chambres de plain-pied que les propriétaires locaux construisent sur leurs parcelles : d’environ 10 m2, plusieurs ouvriers y cohabitent, entre deux et trois généralement. Le besoin en logement de cette population solvable permet à certains propriétaires périphériques de capitaliser leur propriété foncière en allouant une partie de leur lot à la construction de logements précaires, ou en construisant de petites chambres au sein même de leur logement existant (fig. 18, p. 99). En conséquence, le statut socio-économique de certains propriétaires périurbains évolue : certains agriculteurs abandonnent leur activité et deviennent rentiers ; d’autres combinent cette nouvelle activité avec leur ancienne, la gestion des locations et des locataires étant généralement assurée par les femmes au sein de chaque ménage5. À la suite des espaces péricentraux, ces espaces ouvriers en périphérie ont été progressivement densifiés, en même temps que certaines industries se sont relocalisées plus loin de la ville dense.
11Cette production immobilière familiale dans les espaces péricentraux et périurbains est parfois porteuse d’innovation architecturale. Le travail esthétique sur les façades des compartiments, tout comme la recherche de nouvelles lignes architecturales, témoignent d’une volonté de la part de ces petits promoteurs de construire des produits immobiliers qui se différencient des compartiments habituellement bâtis. De même, certains types de logements, auparavant absents de Phnom Penh et que l’on ne retrouve pas au sein des projets des promoteurs professionnalisés, émergent peu à peu par la multiplication des initiatives individuelles6. La réinstallation à Phnom Penh de Cambodgiens venus de l’étranger favorise notamment cette diffusion de nouveaux modes de production de logements. Nous pouvons supposer ici que le bouche-à-oreille et le mimétisme accéléreront cette diversification des petites initiatives immobilières.
12Les investissements individuels et familiaux plus diffus en périphérie favorisent donc une transformation en profondeur des logiques d’occupation de l’espace, de la trame foncière, des paysages urbains, ainsi que des modes de production et d’échanges des biens immobiliers et des espaces d’habitation. Ce processus s’inscrit plus généralement dans une évolution globale des stratégies de rente immobilière. Face à l’augmentation des prix fonciers au cours des années 1990, l’acquisition de terrains de plus en plus étendus et éloignés de la ville dense illustre l’émergence de promoteurs cambodgiens importants.
13Comme le montre la figure 22, les espaces périurbains à l’est de Chbar Ampeul, au sud-est de la ville, accueillaient plus de 1500 m2 de remblais en 20117. Situés dans le bassin versant du Mékong, ces espaces inondables, qui s’apparentent bien souvent à des marécages en saison des pluies, nécessitent un travail de remblai important, préalable indispensable à toute construction. La figure 21 montre le remblai n° 2 visible sur la figure 22.
14Le sable des remblais provient principalement des zones fluviales. Pendant les années 2000, le sable qui servait au remblai dans la zone était pompé dans le Tonlé Bassac. Aujourd’hui, il est principalement pompé en amont du Tonlé Sap et du Mékong8. Le sable est ensuite transporté par bateaux jusqu’aux berges du Tonlé Bassac (au plus près des terrains à remblayer), pour être finalement acheminé par tuyaux sur les terrains.
15Les promoteurs peuvent « réserver » pour plus tard les terrains remblayés, dans l’attente d’une croissance des prix immobiliers (remblai n° 1 sur la fig. 22). Si la carte ne le montre pas, les constructions sur le remblai n° 1 ont commencé début 2012 et une partie des logements sont aujourd’hui occupés. Certains terrains remblayés peuvent être divisés en lots et proposés à la vente (remblai n° 3 sur la fig. 22). Dans ce cas, il faudra attendre la fin de la viabilisation du terrain pour que l’acheteur puisse commencer à construire son logement. Le prix de la parcelle en cours de viabilisation est moins cher que celui d’une parcelle viabilisée : cela en fait le principal argument de vente. Enfin, un terrain remblayé peut être en cours de constitution (remblai n° 2 sur la fig. 22). Dans ce dernier exemple, le promoteur cherche à racheter des terrains se situant à l’ouest de sa propriété. Le processus de rachat peut prendre du temps, surtout lorsque le foncier est particulièrement morcelé en propriétés individuelles, comme c’est le cas ici.
16Les zones de remblai au sein des espaces périurbains représentent les prémices de l’avancée du front d’urbanisation. Le rachat des terrains favorise la pression foncière et entraîne la disparition des activités agricoles. L’acquisition de plusieurs milliers de kilomètres carrés de terres par de grands propriétaires attirera par la suite des investisseurs individuels, qui rachètent à leur tour de petits terrains. L’arrivée d’investisseurs de grande et de moyenne envergures génère ainsi une accélération exponentielle des transactions immobilières dans l’espace concerné. Les différents modes d’étalement urbain et de densification des interstices décrits plus haut correspondent par ailleurs à l’émergence de produits immobiliers et de projets résidentiels génériques, portés par la nécessité de produire des espaces urbains rapidement et à moindre coût.
Les compartiments chinois et les borey : produire la ville « en série »
17Comme nous l’avons évoqué plus haut, les compartiments chinois représentent généralement des marqueurs importants de la progression du front d’urbanisation. Leur présence à Phnom Penh est attestée dès le xixe siècle (chapitre 1). Symbole selon Charles Goldblum de l’existence d’un modèle urbain sino-colonial, le compartiment chinois est définitivement attaché à l’accélération de l’urbanisation des villes marchandes en Asie du Sud-Est à partir du xixe siècle, dynamique notamment portée par les diasporas chinoises marchandes9. Comme le note Emmanuel Cerise pour Hanoi, « les compartiments sont des composantes essentielles des projets qui font la ville aujourd’hui10 », remarque tout à fait valable pour Phnom Penh.
18Dès la fin du xixe siècle, les stratégies politiques et urbanistiques des Français au Cambodge favorisent la disparition progressive de la ville végétale cambodgienne11 au profit de formes bâties évoquant la ville marchande chinoise et sino-khmère. Dès lors, le compartiment chinois occupe une place centrale dans les dynamiques d’urbanisation de la capitale cambodgienne. Son actuel succès à Phnom Penh s’explique en partie par les mêmes raisons qu’aux xixe et xxe siècles : le compartiment chinois est un produit attractif pour les investisseurs et les aménageurs urbains. Composé de briques et de peu de ciment, sa construction est rapide, peu coûteuse et le type de bâti permet une emprise optimale de l’habitat sur la parcelle. Sa forme rectiligne permet d’accoler une série de logements et d’optimiser l’occupation de l’espace. Enfin, les méthodes de construction, peu complexes, sont assez répandues dans la capitale et ne demandent pas de compétences techniques poussées.
19La dimension du rez-de-chaussée permet d’y installer une activité, de stocker des marchandises et de garer un véhicule (fig. 23). L’habitat est peu large, mais profond. La cuisine et la pièce d’eau sont situées à l’arrière du bâtiment, proches d’une sortie. Dans les séries de compartiments récents construits au sein des espaces périphériques, la cuisine donne généralement sur un passage. Les compartiments chinois présentent enfin l’intérêt pour les habitants d’être facilement extensibles en hauteur.
20L’adaptabilité de ce type d’habitat explique en partie sa large diffusion dans la ville. En offrant la possibilité d’allier fonctions résidentielle et commerciale, le compartiment intéresse tant les habitants que les commerçants et les entreprises, ce qui explique son succès :
Le compartiment est une forme architecturale qui s’est toujours adaptée aux situations urbaines qui se sont présentées à lui. Lorsque le commerce privé est possible, le compartiment tire profit des opportunités économiques pour se développer, tendant vers une forme toujours plus dense, plus haute, utilisant et rentabilisant tout l’espace disponible. La tendance observée actuellement à Hanoi est à la séparation des deux fonctions cogénératrices du compartiment : le commerce et l’habitat12.
21Tout comme à Hanoi, les compartiments chinois à Phnom Penh ne sont pas exploités de manière identique au sein de l’urbain dense et dans les espaces périphériques. L’hybridité tant dans les fonctions13 que dans les formes architecturales en fait ainsi un produit particulièrement adaptable à l’évolution des modes de construction des espaces urbains en général. À Phnom Penh, les compartiments chinois d’origine sino-coloniale ont pratiquement disparu14. Le changement du rapport entre les espaces intérieurs et extérieurs, l’évolution des activités qui y sont pratiquées et les mutations des types architecturaux démontrent une transformation contemporaine des modes d’habiter au sein des compartiments chinois du centre-ville, principalement portée par trois dynamiques : une sécurisation et une fermeture accrues des logements ; une plus grande division des compartiments, qui conduit à une diminution de la surface moyenne des espaces de vie ; une diversification des moyens d’accès aux habitats (escaliers extérieurs, accès par des logements mitoyens par exemple), comme conséquence de la précédente caractéristique15.
22Ces transformations constatées ne sont pas tout à fait les mêmes au sein des espaces périphériques, ce qui s’explique principalement par les plus faibles densités du cadre bâti, par les types de projet urbain en construction et par les stratégies des nouveaux propriétaires de ces logements. La multiplication de projets appelés borey, que l’on pourrait traduire, lorsqu’il désigne une zone d’habitation à Phnom Penh, par « cités résidentielles », transforme rapidement les paysages urbains périphériques. La mutation sémantique de l’emploi du terme borey correspond à l’évolution contemporaine de la désignation des nouveaux espaces résidentiels au Cambodge, mais plus particulièrement dans la capitale. Signe de la réémergence d’une nouvelle « référence résidentielle » à Phnom Penh16, ce terme désigne dans le langage courant un quartier composé de logements récents – généralement des compartiments chinois –, et où l’accès aux personnes extérieures est contrôlé, conditionné ou libre. Les promoteurs utilisent largement ce terme pour nommer leurs projets. Véritable signifiant à la fois sémantique et paysager de l’urbanité contemporaine à Phnom Penh, il est devenu un référent spatial pour l’orientation des populations urbaines dans la ville et la dénomination de quartiers de la capitale, au même titre que les pagodes et les marchés. On habite, ou on se rend, près des borey de Teuk Tla par exemple, au même titre que l’on habite près du wat Ounalom dans le centre-ville.
23Pour les habitants de Phnom Penh, les borey désignent des lieux de vie généralement confortables, voire luxueux, construits avec de bons matériaux et ayant une emprise foncière relativement importante. Les grandes villes-satellites peuvent être désignées par ce terme. Certains projets emblématiques ont largement favorisé la diffusion du mot, comme le borey Chamkarmon par exemple, situé dans le centre-ville et construit par la Canadia Bank au début des années 2000. Au sein de certains borey, la hauteur du bâti et le rapprochement des constructions peuvent donner une impression d’encaissement (fig. 25). Lorsque le logement est partagé entre plusieurs propriétaires, des escaliers en fer mènent aux étages supérieurs. Ces derniers peuvent être installés au sein des passages situés derrière les habitations. La hauteur des compartiments est variable, entre deux et trois niveaux généralement. L’architecture des constructions n’est pas uniforme, même si les dimensions des logements changent souvent peu à l’intérieur d’un même projet ; différents types de matériaux peuvent être utilisés pour agrémenter les façades.
24Au début des années 1990, ces projets sont limités à quelques unités de logement, sur des espaces généralement vastes dont la surface augmente parfois au rythme des rachats fonciers, et où la densité du bâti évolue progressivement, en fonction des investissements successifs dans la construction de nouveaux logements ou d’infrastructures. La multiplication des borey en périphérie accélère ainsi une profonde réorganisation des territoires urbains. Tantôt vecteurs de la progression du front d’urbanisation, tantôt accélérateurs de la densification des espaces interstitiels, ou encore enclaves résidentielles au sein de la ville dense, les cités résidentielles représentent un élément moteur de l’étalement urbain et de la densification du bâti, tout en participant de l’émergence d’une certaine forme d’« urbanité générique » propre aux espaces périphériques, qui accueillent la très grande majorité des nouveaux projets immobiliers. Nous pouvons estimer aujourd’hui qu’entre 90 et 120 projets de cités résidentielles sont construits ou en cours de construction dans la capitale17 (fig. 17, p. 97). Ces espaces de vie sont situés soit le long des grands axes de circulation, soit à proximité – le prix du foncier, la disponibilité des terrains et la présence d’infrastructures influençant largement les choix de localisation des promoteurs. Le prix au mètre carré est sensiblement moins cher au fur et à mesure de l’éloignement des grands axes : à quelques centaines de mètres de ceux-ci, les prix peuvent être divisés par deux ou trois. En conséquence, les espaces les plus rentables pour les promoteurs immobiliers locaux se situent généralement au sein des interstices vides d’urbanisation, qui concentrent parfois une grande quantité de borey. La figure 24 (p. 109) montre par exemple un paysage urbain essentiellement constitué de façades de borey bordant une route récemment rénovée en périphérie de la ville. Les logements donnant sur l’axe de circulation accueillent des activités marchandes ou de services en rez-de-chaussée. Les compartiments chinois visibles de part et d’autre des entrées des cités résidentielles font partie du lotissement et sont tournés vers la route. À l’inverse, les compartiments chinois à l’intérieur sont perpendiculaires à la route principale et font face à la rue (vithey) intérieure au projet. Ce type d’agencement du bâti est typique des borey bordant un axe de circulation important.
25Il existe plusieurs types de borey, que l’on peut distinguer en fonction des modes d’occupation de l’espace, des différentes fonctions que le projet assume, de sa composition bâtie proprement dite, de la localisation du projet et du profil socio-économique des ménages qui y habitent. Les figures 25 et 26 représentent la disposition d’une série de compartiments chinois dans un îlot au sein de la commune de Tuol Sangke. En intégrant le réseau viaire à la superficie de l’îlot, les compartiments chinois occupent 60 % de l’espace de ce dernier, rapport qui monte à près de 95 % si l’on considère l’occupation du bâti dans l’îlot sans le réseau viaire. Les espaces communs (passages à l’arrière des logements et entre les compartiments) occupent 7 % de l’îlot, tandis que les trottoirs représentent 18 % de l’occupation de l’espace18. Cette forte densité de l’habitat dans l’îlot représente donc une utilisation optimale de la ressource foncière pour l’entrepreneur. Plus de la moitié des compartiments comprend un seul étage et un peu plus de 60 % possèdent entre quatre et six pièces de vie. Seulement 14 % des logements ont trois étages. Ce type d’occupation de l’espace est représentatif des borey localisés à proximité de la ville dense et le long des voieries les plus structurantes.
26Certaines cités résidentielles présentent cependant une occupation moins orthogonale, ce qui s’explique par l’étalement dans le temps des acquisitions foncières par le ou les promoteurs. En fonction de la réussite du projet et des décisions des propriétaires fonciers, les entrepreneurs rachètent petit à petit les terrains avoisinants, afin d’y construire de nouveaux compartiments. Dans ce cas, l’occupation de l’îlot peut être bien moindre. Par exemple, dans une cité résidentielle de Teuk Tla19, l’occupation de l’habitat sur l’îlot est de 37 %. En revanche, les espaces de trottoirs sont particulièrement importants (21 % de l’îlot), ce qui vient pallier l’absence d’espaces communs à l’arrière des habitats pour la plupart des compartiments. La voirie à l’intérieur de l’îlot occupe quant à elle 42 % de l’espace. Les formes des compartiments y sont aussi plus variées : ceux donnant sur l’axe principal sont plus grands, tandis que d’autres ne présentent pas une forme rectiligne. Il a fallu adapter les formes du bâti à celles de l’îlot, dans le but de perdre le minimum de place. L’agencement de cette cité résidentielle est une conséquence directe de sa localisation (en bordure du front d’urbanisation), de la stratégie du promoteur (rachats fonciers progressifs) et de la liberté accordée aux habitants pour la construction de leurs logements (plus de place laissée aux négociations au cas par cas, en fonction des desiderata des propriétaires).
27La forme des borey et leurs modes de développement peuvent enfin être tributaires des contraintes du milieu naturel. Au sein de la commune de Chbar Ampeul 2, un propriétaire rachète en 1993 au gouvernement un terrain principalement constitué de marécages et situé à quelques centaines de mètres du Tonlé Bassac (fig. 27 et 28). Entre les années 1990 et 2000, il rachète petit à petit les terrains autour pour agrandir son projet. Afin de contrôler le drainage de cette zone particulièrement inondable, le propriétaire fait construire un canal qui entoure le projet et un pont, qui permet d’entrer et sortir du borey. Ce type de projet est particulièrement représentatif des contraintes de l’urbanisation périurbaine en zone inondable à Phnom Penh. En remblayant et en construisant le canal autour de son projet, ce promoteur enclave particulièrement la zone d’habitation, qui s’apparente ici à une véritable forteresse protégée par des douves. L’occupation de l’espace au sein du borey se situe au croisement des deux exemples précédemment étudiés. Le bâti occupe une place très importante dans l’îlot, tandis que celle de la voirie est moindre en comparaison des autres espaces pris en exemple, le projet ne constituant pas un lieu de circulation majeur. À l’intérieur des projets, tous les logements ne présentent pas les mêmes dimensions : ceux construits au cours des années 1990 sont plus grands que ceux édifiés par la suite, lorsque le nombre d’étages varie peu (d’un à deux étages maximum).
28Les formes urbaines dominantes de l’urbanisation contemporaine de la capitale cambodgienne ne signalent donc pas une rupture urbanistique et architecturale fondamentale avec le passé. Phnom Penh reste ancrée dans le « fait urbain » cambodgien (les borey) et dans une de ses formes génériques depuis le xixe siècle (le compartiment chinois). Cependant, si une transmission dans le temps des références et savoirs urbains se dessine, ces nouveaux espaces sont vecteurs de réalités architecturales, urbanistiques, spatiales et territoriales neuves : derrière l’uniformité apparente du paysage urbain se cachent un renouvellement des dynamiques de transfert et de réappropriation des modes de production de la capitale cambodgienne.
Les projets immobiliers locaux : entre artisanat, innovation et nouveaux rapports à la propriété immobilière
Une production « artisanale » des projets immobiliers
29La comparaison des séries de compartiments chinois construits au début des années 1990 aux nouvelles cités résidentielles construites à partir des années 2000 démontre une nette évolution des projets immobiliers. Pour la construction comme pour la vente, nous notons le passage d’une production « artisanale » et « amateur » à une production de plus en plus professionnalisée et normalisée.
30Les acteurs que nous qualifions d’« amateurs » ont intégré les marchés immobiliers au gré des occasions, en se spécialisant peu à peu, généralement à partir d’une autre activité principale, en tant que promoteur immobilier. Leurs borey sont principalement composés de compartiments chinois alignés. Ces promoteurs s’appuient principalement sur une stratégie de « bouche-à-oreille », c’est-à-dire sur une diffusion locale des informations relatives à la vente de leurs logements. La publicité du projet se fait essentiellement sur le bord de la route, au moyen de panneaux publicitaires sur lesquels sont inscrits le nom du propriétaire et ses coordonnées téléphoniques20. Le propriétaire peut aussi s’appuyer sur sa notoriété ou sur son ancrage local pour s’assurer une plus grande publicité, ou encore promouvoir ses activités immobilières dans le cadre de son activité principale. Par exemple, dans la commune de Chbar Ampeul 2, un promoteur a choisi d’appeler sa cité résidentielle « High Tech », du nom d’une importante compagnie d’eau en bouteille cambodgienne qu’il détient également. Il pratique l’activité immobilière et le fait savoir par l’utilisation d’une toponymie évoquant sa compagnie privée. Les ventes se réalisent principalement au domicile du propriétaire ou sur son lieu de travail lorsqu’il pratique une autre activité, ce qui est très souvent le cas.
31Les promoteurs amateurs déployant des pratiques artisanales ne s’appuient généralement pas sur des documents fonciers et juridiques étoffés. La constitution d’un contrat de vente (ketch soanya ou kongtra) n’est pas systématique. Lorsqu’il existe, ce dernier n’indique que les échéances et montants des paiements, ainsi que les mesures de rétorsion en cas d’impayé : les contrats de vente ne contraignent finalement que l’acheteur. De même, la signature d’un cahier des charges indiquant les droits et devoirs du promoteur comme du client est très rare. Les documents présentés au client se limitent généralement à un plan de cadastre ou à un schéma sommaire d’occupation du sol indiquant les lots vendus et ceux disponibles. Le promoteur peut proposer à l’acheteur de prendre en charge la construction du logement21 ou, au contraire, laisser celle-ci à l’initiative du client. Dans ce dernier cas, le promoteur propose de fournir la main-d’œuvre et les matériaux, souvent à un prix supérieur à celui du marché. Généralement, les dimensions et les hauteurs maximales des logements sont imposées par le promoteur. Les conditions de connexion aux réseaux d’eau et d’électricité sont, elles aussi, variables. Si les principaux fournisseurs d’eau (la Phnom Penh Water Supply Authority [PPWSA]) et d’électricité (EDC) ont développé des réseaux dans le secteur d’habitation, deux cas sont possibles : 1) les habitants de la cité résidentielle payent directement au prestataire de service, leur consommation calculée à partir de compteurs individuels ; 2) le promoteur négocie directement avec le fournisseur et facture aux ménages une partie du coût total de la consommation d’eau et d’électricité par les habitants. Enfin, si la construction d’une fosse septique est obligatoire à Phnom Penh, l’installation est laissée à la charge et au bon vouloir des acheteurs, qui s’en passent très souvent malgré les campagnes incitatives menées par la municipalité et les autorités de quartier et en dépit des plans initiaux présentés lors de la demande de permis de construire.
32L’argumentaire de vente est principalement centré sur le succès du projet (qui fera augmenter le prix du logement) et l’avancement des ventes des lots, souvent prouvé par la mention du nom des acquéreurs sur les plans d’occupation du sol présentés aux acheteurs. La localisation périphérique de ces projets est vendue comme le gage d’un meilleur environnement de vie, composé de nombreux espaces verts et proche de la campagne, par opposition à la ville dense et au centre-ville, pollués et dangereux. Certains promoteurs amateurs utilisent des moyens artisanaux originaux pour convaincre et rassurer leurs futurs clients. Au sein de la commune de Chbar Ampeul 2 par exemple, un promoteur a choisi d’afficher à l’entrée du borey un panneau de très grande taille montrant une photographie satellite de son projet et des terrains environnants, une délimitation des différentes propriétés foncières du secteur et la copie d’un document officiel certifiant l’enregistrement de la propriété au cadastre22. Cette initiative publicitaire illustre particulièrement bien le contexte dans lequel évolue cette production immobilière intermédiaire portée par des acteurs amateurs. D’un côté, elle fait écho à une concurrence accrue sur les marchés immobiliers et représente une stratégie originale pour attirer les clients. D’un autre côté, elle répond à l’opacité particulièrement importante des marchés immobiliers, au manque d’enregistrement foncier (qui accroît l’opacité) et au contexte d’incertitude qui s’ensuit. Inscrire physiquement dans l’espace la preuve de sa propriété foncière veut ici rassurer les potentiels clients.
33Depuis la fin des années 1990, la spécialisation des promoteurs amateurs dans l’activité immobilière, l’arrivée de promoteurs étrangers et l’émergence de nouveaux acteurs immobiliers participent d’une transformation en profondeur de ces pratiques immobilières intermédiaires. En conséquence, la conception, les modes de production et d’échange tout comme la relation avec les clients vont être profondément bouleversés.
Une professionnalisation de la production immobilière entre transfert, réappropriation et innovation
34Alors que les projets immobiliers des années 1990 accueillaient presque exclusivement des logements, les promoteurs locaux à partir de la première moitié des années 2000 proposent des services et de nouveaux équipements à l’intérieur de leurs projets, imitant ainsi les projets des grands investisseurs internationaux. La construction d’infrastructures commerciales (marchés), de loisir (salles de sport, piscines collectives) ou d’infrastructures communautaires (salles des fêtes) témoigne de cette tendance. Comme nous le déclarait un promoteur local :
J’ai construit la salle des fêtes il y a deux ans. La plupart des gens qui me la louent sont des habitants de Chbar Ampeul 2, mais peu habitent le borey. Ce sont avant tout des mariages qui y sont organisés. […] Au fur et à mesure du développement de cette zone, les gens étaient demandeurs d’un espace pour se réunir et organiser des fêtes. Mon terrain est tout à fait propice à cela. C’est dans cette idée que j’ai construit la salle de musculation. Certains étrangers la pratiquent. Avec la transformation du quartier, il y a de plus en plus de riches et d’étrangers qui viennent s’installer ici23.
35En même temps que les projets gagnent en envergure, leur composition se complexifie. Certains promoteurs prévoient ainsi de construire des hôtels au sein de leur cité résidentielle, ce qui illustre une mixité croissante des usages. Par exemple, la compagnie Ly Hour Investment, du nom de son propriétaire24, choisit d’employer un vocabulaire largement copié sur les termes utilisés par les grands promoteurs étrangers pour dénommer ses projets et les habitations qu’ils contiennent25. Ces noms viennent remplacer ou compléter les anciennes dénominations, qui renvoyaient aux types de logements (villa, compartiment, etc.). L’utilisation de nouveaux moyens commerciaux atteste par ailleurs la diffusion de nouvelles techniques de promotion. Par exemple, les plans de coupe des habitats utilisés par Ly Hour Investment sont très proches de ceux présentés par Ciputra. Enfin, ce mimétisme concerne aussi l’emploi du vocabulaire publicitaire en général.
36Cependant, il serait réducteur d’y voir un simple transfert d’influences architecturales allochtones. En effet, les initiatives immobilières et le métissage architectural illustrent l’émergence de formes urbaines locales innovantes. Par exemple, le promoteur Ly Hour Investment prévoit de construire dans l’un de ses projets une zone commerciale. Au regard de l’architecture du bâtiment – notamment les quatre entrées, les arrondis du toit et les persiennes – et de la distribution prévue des activités à l’intérieur, ce projet démontre une synthèse tant architecturale que fonctionnelle entre le centre commercial et les marchés cambodgiens de la capitale. La publicité de ce même projet présente par ailleurs une occupation de l’espace qui évoque directement la cité hydraulique angkorienne26. Si la forme du projet final sera bien différente, la représentation signifie beaucoup quant au désir du promoteur de s’appuyer sur ce qu’il considère certainement comme étant un canon des références urbanistiques au Cambodge.
37La recherche de nouveaux types de logements s’inscrit dans le même processus. Le promoteur Peng Huot propose à ce titre un logement qu’il nomme « métis » (ptéah kaun kat). Si la construction se présente comme une synthèse entre le compartiment chinois et la « maison jumelée », l’originalité réside dans sa dimension et la distribution intérieure des différents espaces de vie. Ce logement est ainsi deux fois plus large qu’un compartiment chinois, mais bien moins profond. L’espace de vie s’organise autour d’un escalier central à paliers, qui mène aux différentes pièces27.
38L’émergence de promoteurs professionnels participe très certainement d’une accélération de la diffusion de ces nouvelles pratiques immobilières. Par exemple, l’OCIC a choisi de construire une cité résidentielle, située le long du boulevard Confédération-de-Russie dans la commune de Teuk Tla (principal axe de transport menant à l’aéroport), organisée autour d’un centre commercial imposant à destination des habitants du projet et des populations alentour, qui ne disposent pas d’une telle infrastructure dans leur voisinage. Le projet bénéficie par ailleurs d’une localisation privilégiée, le long d’un axe très fréquenté. L’intérieur du centre commercial contient un supermarché chinois et un nombre important de boutiques pour cette minorité. Les différentes boutiques bordant les rues sont principalement coréennes et chinoises, ces populations étant par ailleurs largement présentes au sein des nombreuses autres cités résidentielles du quartier. Ce type de projet semble accompagner et accélérer le redéploiement de groupes minoritaires, généralement issus du centre-ville et se relocalisant dans de nouveaux projets résidentiels en périphérie de la ville. À ce titre, les projets résidentiels construits par l’OCIC, compagnie qui capte une masse importante de capitaux chinois, sont particulièrement habités par cette minorité, composée de Sino-Khmers installés depuis longtemps et de migrants chinois récents, généralement très actifs dans les affaires28.
39Au sein de ces projets plus récents construits par des promoteurs professionnels, les types de logements se diversifient fortement. Le compartiment chinois n’est plus l’unique type de logement proposé, les villas, les town houses et les condominiums occupant une place de plus en plus importante. Par ailleurs, la relation entre le promoteur et l’acheteur tend à évoluer rapidement. Si la vente sur plan est toujours de mise, les promoteurs offrent de moins en moins souvent la possibilité aux acheteurs de construire eux-mêmes leur logement, ces derniers devant choisir entre plusieurs types de constructions préétablies. Cette obligation est surtout présente au sein des projets développés par les promoteurs professionnalisés, qui sont particulièrement attentifs à ce que leur projet reste identique aux plans présentés aux acheteurs, ou en tout cas qu’il garde une certaine unité et cohérence esthétique.
40Les matériaux utilisés pour la construction des logements ne diffèrent cependant pas des projets artisanaux ; la brique et le ciment restent les plus utilisés. Certains promoteurs proposent néanmoins d’agrémenter les habitats avec des panneaux de bois, ou des ornementations extérieures, généralement faites en ciment. Les volumes intérieurs des compartiments chinois sont eux aussi identiques, tandis que les appartements au sein des town houses, des immeubles et des condominiums varient en fonction des constructions. Les promoteurs peuvent enfin proposer plusieurs types d’ameublement sous-traités à des artisans de Phnom Penh.
41Enfin, les modes d’échanges sont tout aussi révélateurs d’une professionnalisation des processus de production des biens-logements. Les promoteurs cambodgiens valorisent de manière croissante le caractère « légal » de leurs projets immobiliers, en publiant notamment les papiers officiels octroyés par les autorités locales29. L’évolution du rapport entre le vendeur et l’acheteur, ainsi que la normalisation croissante du cadre juridique sont autant d’indicateurs de la réorganisation du commerce de biens immobiliers dans la capitale.
L’ambivalence de la normalisation croissante des échanges immobiliers : le rôle des promoteurs locaux
42Auparavant, les échanges de biens immobiliers se réalisaient principalement au domicile des promoteurs. Mais, depuis le milieu des années 2000, la professionnalisation des acteurs immobiliers favorise la construction de bureaux de vente à l’intérieur des projets et l’intermédiation d’agences immobilières. Les bureaux de vente et d’accueil de la clientèle permettent de promouvoir le sérieux du projet et d’afficher un certain professionnalisme. Les employés profitent de cet espace pour faire de la publicité pour d’autres projets construits par le promoteur à Phnom Penh, ou même en province. L’accueil du client devient un élément important du processus d’échange, à la différence des promoteurs artisanaux, qui ne prêtent guère attention à la réception des acheteurs (voir chapitre 7).
43La croissance de la concurrence sur les marchés immobiliers pousse les investisseurs à proposer de nouveaux services et à renforcer leurs compétences immobilières. La généralisation de la signature d’un contrat de vente et la diversification des modes d’achats indiquent une normalisation croissante des pratiques immobilières, qui s’explique par la professionnalisation accrue des acteurs immobiliers et par la multiplication des projets urbains de moyenne envergure30. Une certaine régularisation des échanges de biens immobiliers semble émerger.
44Les contrats de vente sont aujourd’hui proposés par la majorité des promoteurs vendant un logement ou une parcelle au sein d’un projet immobilier de moyenne et de grande envergure. Il en existe trois principaux types : un contrat lorsque le bien immobilier est acheté comptant, un contrat lorsque la vente se fait en deux versements (versement d’un acompte dans un premier temps, le reste dans un second temps) et un contrat lorsque les versements sont multiples. Tous les contrats indiquent clairement l’identité des deux parties (nom, sexe, âge, nationalité, adresse, numéro de document d’identité), les dimensions et la localisation du bien immobilier, ainsi que les garanties en cas de litige. Les termes de la garantie peuvent être imposés par le vendeur, ou bien négociés et précisés lors de la signature du contrat. En cas de retrait de l’acheteur, ce dernier perd généralement les arrhes versées. En cas de retrait du vendeur après un ou plusieurs versements de l’acheteur, le vendeur s’engage généralement à payer à l’acheteur, en fonction de ce que stipule le contrat, plusieurs fois le montant déjà versé. La signature du contrat entre l’acheteur et le vendeur est attestée par deux témoins, qui représentent les deux parties, l’apposition d’empreintes digitales faisant foi de la présence de tous les participants. À chaque versement d’arrhes, la présence des deux témoins et l’apposition des empreintes digitales sont obligatoires. Les contrats peuvent être signés en présence d’une autorité territoriale locale, comme le chef du village urbain (le mé phum) ou celui de la commune urbaine, ce qui représente un gage de sécurité autant pour l’acheteur que pour le vendeur. Le contrat peut enfin indiquer que le vendeur s’engage à fournir les papiers de propriété à l’acheteur.
45La normalisation de la propriété immobilière que peuvent proposer les promoteurs n’est pas identique partout. L’obligation pour le vendeur de faire enregistrer le bien immobilier au cadastre peut être stipulée dans le contrat. Dans d’autres cas, le niveau de la hiérarchie territoriale qui certifie l’acte de propriété peut être décidé lors de la signature du contrat (commune urbaine, district ou municipalité). Enfin, l’enregistrement de la terre peut être laissé à l’initiative de l’acheteur, sans que cela fasse l’objet d’un accord contractualisé entre les deux parties. Les coûts entraînés sont très généralement à la charge de l’acheteur. Si c’est le promoteur qui réalise l’enregistrement, le coût de ce dernier sera systématiquement reporté sur le prix de vente du bien (à un prix très supérieur au coût réel demandé par les autorités locales).
46Par ailleurs, au sein de marchés immobiliers de plus en plus concurrentiels, fournir un acte de propriété devient un argument de vente pour le promoteur. À ce titre, nous pouvons ici émettre l’hypothèse d’une normalisation accrue des modes d’échange des biens immobiliers, favorisée par la systématisation de l’enregistrement foncier des transactions par les promoteurs immobiliers internationaux31. Les grands projets périphériques et centraux proposent en effet invariablement de fournir un acte de propriété enregistré au cadastre et signé par le Datucc de la municipalité de Phnom Penh. Cette systématisation de la normalisation immobilière semble avoir encouragé les petits et moyens promoteurs à proposer le même type de service32. En fonction de la date d’achat du bien dans le projet immobilier, nos enquêtes ayant trait à l’évolution des types de documents de propriété possédés montrent une tendance à la standardisation de l’enregistrement immobilier au sein des borey.
Tableau 2. Les différences de taux et documents de certification de la propriété immobilière entre les borey et les autres espaces urbains étudiés(%)
Borey | Autres espaces de vie | |
Ne sait pas ou ne souhaite pas répondre | 5 | 12 |
Aucun | 0 | 17 |
Accord oral avec témoin | 0 | 1 |
Documents divers | 1 | 6 |
Village urbain | 0 | 3 |
Commune urbaine | 41 | 45 |
District | 36 | 5 |
Municipalité | 17 | 11 |
Total général | 100 | 100 |
Source : enquêtes réalisées entre 2008 et 2009 (échantillon : 503 ménages).
47Les différences de certification de la propriété immobilière entre les habitants des borey et le reste des citadins interrogés (tableau 2) montrent un enregistrement plus important au sein des borey, ou du moins un enregistrement plus systématique auprès des niveaux supérieurs de la hiérarchie territoriale. La typologie présente des données agglomérées en fonction de la sécurité de la tenure foncière que procurent les certifications, mais les différents types de documents attestant la propriété foncière, tout comme les divers cadres légaux au sein desquels ont été réalisées les transactions, sont bien plus complexes. Les « documents divers » peuvent être des livrets de famille ou différentes factures attestant l’occupation du bien – soit les documents les moins valorisables.
48Cependant, cette normalisation apparente semble engendrer deux effets paradoxaux : d’un côté, elle génère un enregistrement plus systématique d’une partie des nouvelles propriétés ; d’un autre côté, l’acte de vente tend à devenir peu à peu un document de référence de la propriété immobilière, qui pousse les propriétaires des projets immobiliers récents à rester dans l’informalité :
Le contrat de vente avec ce propriétaire me suffit, il est assez connu, comme cela je n’ai pas à payer la commune ou le district pour avoir leur signature. Dans mon précédent logement, j’avais la signature du district sur mon certificat de propriété, mais en achetant une maison dans ce borey, je sais que je ne vais pas avoir de problèmes, grâce au propriétaire. Je suis la première à acheter cette terre, c’est moi qui ai fait construire le compartiment, personne ne peut réclamer mon compartiment chinois. […] Peut-être que si je veux vendre, et que je dois faire des papiers de propriété, alors j’irai à la commune ou au district33.
49Finalement, si l’hypothèse d’une normalisation accrue des transactions immobilières se vérifie, nous notons la complexification, par l’intermédiaire des contrats de vente, du système de certification des biens immobiliers (voir le chapitre 1). L’enregistrement auprès des autorités territoriales locales n’est plus l’unique niveau intermédiaire ou final de l’enregistrement foncier : les promoteurs immobiliers semblent faire figure de nouveaux garants de la propriété immobilière. Derrière ce constat, et nous y reviendrons au cours du chapitre 6, se dessine le repositionnement sociopolitique des promoteurs dans la cité et le transfert croissant d’une partie des prérogatives des autorités territoriales vers les acteurs privés.
50Des grands projets immobiliers aux espaces résidentiels plus modestes, des acteurs individuels aux promoteurs qui se professionnalisent, la production immobilière tend donc à se complexifier rapidement. Les formes urbaines apparaissent ainsi largement liées aux stratégies économiques, ces dernières définissant un rapport particulier entre les acteurs immobiliers (les promoteurs, les lotisseurs, les petits spéculateurs) et la ressource foncière. Cependant, les processus de densification des espaces urbanisés et d’étalement de la ville ne renvoient pas aux mêmes objectifs. Les périphéries permettent le déploiement de stratégies spéculatives à grande échelle, lorsque la transformation et la densification des espaces déjà bâtis procèdent notamment de tactiques familiales d’enrichissement ou de la part de petits investisseurs.
51La réorganisation de la production immobilière se réalise cependant dans un cadre urbanistique et juridique flou. En conséquence, les grands projets immobiliers peinent à s’articuler avec la ville existante, en même temps que la multiplication des initiatives individuelles favorise un morcellement du foncier, qui freine la mise en place de plans de développement territorial ou de plans d’urbanisme. Par ailleurs, l’importance de l’informalité, le manque d’enregistrements fonciers et l’émergence de nouvelles élites locales engendrent l’émergence de nouvelles divisions sociales de l’espace, lisibles tant à l’échelle locale qu’à celle de l’ensemble de la métropole. En conséquence, la production de nouveaux espaces urbains provoque – en même temps qu’elle s’appuie sur – la marginalisation d’une partie importante de la population urbaine, qui pâtit d’une planification urbaine déficiente et d’une « métropolisation à marche forcée ».
Notes de bas de page
1 Ou un secteur de la ville, désigné généralement en khmer par le terme paèk.
2 Entretien le 16 août 2008 avec un habitant de Tuol Sangke.
3 Calculs réalisés à l’aide du logiciel AutoCAD à partir de mesures relevées sur le terrain.
4 Phnom Penh rassemble environ 208 usines de confection et 200000 ouvriers en 2011 (http://www.gmac-cambodia.org). Les unités de production sont principalement situées au sein des espaces péricentraux et périurbains, à l’ouest, au sud et au nord de la ville. Au cours des années 2000, nous assistons à une disparition progressive des usines au sein de l’urbain dense – leur nombre passe de 17 à 7 entre 2006 et 2011 –, et à une redistribution des ateliers les plus éloignés des principaux axes routiers au bénéfice des communes ouest. Ces dynamiques se caractérisent notamment par une concentration accrue des usines au sein des territoires urbains et par une accélération de la transformation des espaces périphériques (G. Fauveaud, « Croissance urbaine et dynamiques socio-spatiales des territoires ouvriers à Phnom Penh », Cybergeo, document 619, 2012, DOI : 10.4000/cybergeo.25490). Plus de 90 % des travailleurs de la confection au Cambodge sont des femmes issues de zones rurales dont l’âge moyen est de 21 ans. Pour 73 % des ouvrières, leur travail dans l’industrie de la confection représente leur premier emploi en dehors du secteur primaire. (Banque asiatique de développement, Garment Employees in Cambodia ASocioEconomic Survey, Manille, 2004 ; G. Fauveaud, Les industries de la confection à Phnom Penh : une industrie sans racines ?, mémoire de master 2 dirigé par T. Sanjuan, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2007).
5 G. Fauveaud, « Croissance urbaine et dynamiques… », art. cité.
6 Id., Produire la ville en Asie du Sud-Est. Les stratégies sociospatiales des acteurs immobiliers à Phnom Penh, Cambodge, thèse de doctorat en géographie dirigée par T. Sanjuan, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2013, p. 214-216.
7 Calcul réalisé avec le logiciel ArcGIS.
8 Malgré une tentative de régulation de ce commerce devenu particulièrement lucratif et de plus en plus internationalisé, de nombreux « dragueurs » continuent d’exercer leur activité dans l’illégalité. Ils sont souvent employés par des élites cambodgiennes proches ou membres du gouvernement.
9 C. Goldblum, Compartiments et chinatowns, matrices de la ville « moderne » en Asie du Sud-Est, Paris, École d’architecture Paris-Villemin/Bureau de la recherche architecturale, 1985 ; Id., « Compartiments chinois et chinatowns du Nanyang (Asie du Sud-Est) », dans J.-C. Croizé, J.-P. Frey, P. Pinon, Recherche sur la typologie et les types architecturaux, Paris, L’Harmattan, 1991, p. 179-184.
10 E. Cerise, Fabrication de la ville de Hanoi entre planification et pratiques habitantes. Conception, production et réception des formes bâties, thèse de doctorat en architecture dirigée par P. Clément, École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville, 2009, p. 393.
11 La maison végétale se dit ptéah sloek en khmer.
12 E. Cerise, Fabrication de la ville de Hanoi…, op. cit., p. 445.
13 A. Viaro, « Le compartiment chinois est-il chinois ? », Architecture et culture, 27/28, 1992, p. 139-150.
14 Y. Wakita, H. Shiraishi, « Consideration on Space Organisation of Shophouse and Block Formation in Phnom Penh, Cambodia », Journal of Architecture and Planning, 616, 2007, p. 7-14.
15 Id., « Utilization of Exterior Space on the Urban Blocks in Phnom Penh, Cambodia », Journal of Architecture and Planning, 631, 2008, p. 1939-1945 ; Id., « Spatial Recomposition of Shophouses in Phnom Penh, Cambodia », Journal of Asian Architecture and Building Engineering, 9/1, 2010, p. 207-214.
16 G. Fauveaud, « Le borey : une nouvelle référence résidentielle pour Phnom Penh ? » dans M. Franck, T. Sanjuan (dir.), Trajectoires et territoires de l’urbain en Asie orientale, Paris, CNRSÉditions (Alpha), sous presse.
17 Voir http://www.phnompenh.gov.kh.
18 Ces calculs ont été réalisés à l’aide du logiciel AutoCAD et à partir de mesures prises sur le terrain.
19 Voir G. Fauveaud, Produire la ville en Asie du Sud-Est, op. cit., p. 159.
20 Voir G. Fauveaud, Produire la ville en Asie du Sud-Est, op. cit., p. 164.
21 Il peut dans ce cas proposer différentes options (ce qui n’est pas systématique), comme le nombre d’étages, différentes formes du bâti, des ornements particuliers, des types de fenêtres et de portes par exemple.
22 Voir G. Fauveaud, Produire la ville en Asie du Sud-Est, op. cit., p. 197. Le cadastre se dit sori yao dey.
23 Entretien le 9 juin 2009 avec le propriétaire d’un borey à Chbar Ampeul 2.
24 Ly Hour serait originaire de la province de Kampong Cham (http://www.lyhourgroup.com). Élite sino-khmère connue de beaucoup d’habitants de Phnom Penh, notamment pour son activité de change qu’il tient depuis de nombreuses années en plein centre de la ville, Ly Hour est devenu, peu à peu, un acteur financier important. Sa spécialisation dans l’activité immobilière représente une redirection logique d’un patrimoine financier acquis dès le début des années 1980. En 2011, il avait à sa charge trois projets de borey d’envergure moyenne au sein des espaces périphériques de la capitale, tout en étant propriétaire d’une multitude de terrains à Phnom Penh, généralement en périphérie.
25 Comme en témoigne l’utilisation des termes Diamond Villa ou Chrystal Villa par exemple.
26 Voir G. Fauveaud, Produire la ville en Asie du Sud-Est, op. cit., p. 198.
27 Voirhttp://penghuoth.com.
28 Sur la question de la présence chinoise au Cambodge, voir notamment : D. Tan, C. Grillot, L’Asie du Sud-Est dans le siècle chinois (Cambodge, Laos et Viêt Nam), Paris, Irasec (Carnet de l’IRASEC, 6), 2013.
29 Voir par exemple : http://www.lyhourgroup.com.
30 La signature de contrats pour l’échange de biens immobiliers en dehors de ces projets est beaucoup moins systématique.
31 Sur la question de la certification foncière et immobilière à Phnom Penh, voir le chapitre 1.
32 Entretien le 31 juillet 2009 avec Mom Morakot, promoteur immobilier à Phnom Penh.
33 Entretien le 14 août 2009 avec un habitant du village de Chrouy Bassac, commune de Prek Pra.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Une merveille de l’histoire
Le Japon vu par Élisée Reclus et Léon Metchnikoff
Philippe Pelletier
2021
Géographes français en Seconde Guerre mondiale
Nicolas Ginsburger, Marie-Claire Robic et Jean-Louis Tissier (dir.)
2021
Ressources mondialisées
Essais de géographie politique
Marie Redon, Géraud Magrin, Emmanuel Chauvin et al. (dir.)
2015
La carte avant les cartographes
L’avènement du régime cartographique en France au XVIIIe siècle
Nicolas Verdier
2015
La production des espaces urbains à Phnom Penh
Pour une géographie sociale de l’immobilier
Gabriel Fauveaud
2015
Dépoldériser en Europe occidentale
Pour une géographie et une gestion intégrées du littoral
Lydie Goeldner-Gianella
2013
Voyage en Afrique rentière
Une lecture géographique des trajectoires du développement
Géraud Magrin
2013
Wuhan, une grande ville chinoise de l’intérieur
Le local à l’épreuve de la métropolisation
Georgina André
2023