Chapitre 2. Les grands projets urbains : métropolisation et production urbaine de grande envergure
p. 65-93
Texte intégral
1Au sein d’un marché immobilier asiatique de plus en plus concurrentiel, les grands conglomérats immobiliers régionaux sont à la recherche de nouveaux marchés pour investir leurs capitaux. La forte croissance économique cambodgienne et le déficit d’infrastructures immobilières ont rapidement attiré, dès la fin des années 1990, des promoteurs régionaux spécialisés dans la production immobilière de grande envergure. Ces acteurs privés construisent principalement des condominiums (ptéah kondo), des town houses1, des serviced apartments2, des tours de moyennes et de grandes hauteurs, ainsi que des grands projets urbains qui réunissent logements, centres d’affaires et infrastructures diverses. Ces projets sont particulièrement perçus comme étant porteurs d’une nouvelle modernité urbaine qui doit, par effet de synergie, entraîner la croissance en attirant les investisseurs étrangers. Ces produits immobiliers proposés « clés en main » contribuent sensiblement à réorganiser les dynamiques d’occupation de l’espace, les articulations territoriales et les modes de production des espaces urbains. Ils méritent en ce sens une attention particulière.
2Au cours de ce chapitre et du suivant, nous porterons notre attention sur la filière de production des biens immobiliers, qui compose la dimension verticale de « l’espace en production » (fig. 57, p. 310).
Une production urbaine de grande envergure en périphérie
Les grands projets urbains en Asie du Sud-Est : une production internationalisée
3Les grands projets de développement urbain – traduction presque littérale de l’expression anglophone large scale urban development projects – désignent un ensemble très varié de projets immobiliers (grands projets d’infrastructures, aéroports, centres d’affaires, grands centres commerciaux ou importants quartiers résidentiels privés) aux appellations nombreuses : nouveaux projets urbains, villes nouvelles, villes-satellites, grands projets urbains, mégaprojets urbains ou encore mégaprojets urbains intégrés. Ces constructions illustrent particulièrement bien la diffusion croissante de références urbanistiques globalisées3 et la réorganisation des rapports entre les acteurs privés et publics de la production des villes des pays en développement. Ces investissements stratégiques correspondent généralement à des décisions politiques et économiques prises au sommet de la hiérarchie institutionnelle, ce qui génère parfois d’importantes tensions sociales entre les citadins et l’État4.
4Certains grands projets s’affichent d’abord comme des centres économiques – principalement dans la ville dense –, lorsque d’autres accueillent avant tout des logements – généralement en périphérie5. Les proportions entre espaces résidentiels et espaces de bureaux à l’intérieur de chaque projet varient fortement. Lorsque les projets sont principalement résidentiels, la présence d’infrastructures éducatives (des écoles secondaires aux universités) et récréatives (des jardins d’enfants aux complexes multisports ou aux golfs) est courante. Dans de nombreux cas, ils accueillent un centre d’activité à destination d’une population d’affaires étrangère et locale. Si les grands projets d’affaires sont principalement constitués de tours de grandes hauteurs, d’hôtels internationaux, de centres de conférences et de logements à très haut standing, les grands projets résidentiels apparaissent plus variés.
5Pour certains auteurs, les grands projets urbains, tels que les villes-satellites, sont des exemples probants des transferts régionaux de compétences et de formes immobilières, notamment à partir de Jakarta, où le promoteur Ciputra, par ailleurs présent à Phnom Penh, initie les premiers grands projets urbains au cours des années 1970. Tom Percival et Paul Waley parlent, à ce titre, d’un « urbanisme intra-asiatique » propre à la région6, lorsque Gavin Shatkin y voit une synthèse de formes architecturales internationales de tout horizon et un exemple édifiant de la « globalisation urbanistique7 ».
6Donner une définition généraliste des grands projets urbains ou des villes-satellites apparaît donc illusoire. Certains sont principalement composés de maisons individuelles ou de town houses lorsque d’autres accueillent des tours de logement, des condominiums ou des serviced apartments. Si les grands projets résidentiels sont généralement assimilés à des communautés fermées, la réalité est bien plus complexe. Certains promoteurs interdisent l’accès à l’ensemble du projet aux non-résidents lorsque d’autres restreignent uniquement l’accès aux espaces résidentiels tout en laissant libre l’entrée – moyennant l’acquittement d’un droit d’entrée – aux infrastructures d’affaires, de loisirs, de santé ou éducatives. De même, la fermeture théorique des projets n’interdit pas une certaine perméabilité (présence de vendeurs ambulants, relations importantes avec des artisans ou des habitants alentour, etc.) à leur environnement direct. Par ailleurs, les sommes investies – de quelques centaines de millions à plusieurs milliards de dollars – et le foncier concerné – de moins d’une centaine à plusieurs milliers d’hectares – sont très variables. Les différentes localisations des projets (centre de la ville, espaces péricentraux ou périurbains) n’impliquent pas les mêmes enjeux territoriaux et socio-économiques. Enfin, la production de tels espaces urbains doit être resituée dans les réalités urbanistiques et les environnements sociopolitiques locaux, qui déterminent tant les processus de construction que les modes de gestion et les dynamiques d’appropriation de ces espaces8.
7Malgré ces réalités multiples, la généralisation des grands projets immobiliers correspond, en Asie, à une évolution globale des modes de production des villes. Parce que les grands projets urbains ont principalement vocation à « se donner à voir », ils s’inscrivent définitivement dans l’internationalisation des modes de production des villes et dans la compétition inter-urbaine régionale et internationale. Pour les États, la « modernisation » des espaces urbains est souvent le corollaire de l’attraction de nouveaux flux de capitaux. Les grands projets urbains représentent pour eux une forme de « modernisation générique » des villes proposée par des investisseurs et promoteurs privés spécialisés dans ce type d’aménagement et de construction. Mais l’importance des investissements représente aussi un enjeu financier important pour les institutions locales, qui vont bien souvent chercher à tirer profit de ces flux de capitaux parfois considérables et du transfert aux acteurs privés d’une partie des tâches liées à l’aménagement et à la gestion des villes, auparavant réservées aux autorités publiques.
Les périphéries urbaines, supports de nouveaux signifiants de la production urbaine de grande envergure
8ÀPhnom Penh, les grands projets périphériques sont majoritairement désignés, par les institutions comme par les promoteurs, par le terme ville-satellite. Ils s’apparentent à de très grands espaces résidentiels privés (de plusieurs dizaines ou centaines d’hectares) regroupant des logements (lomneuw), des services, des espaces récréatifs et parfois des espaces d’affaires et de commerces. Si les premiers projets arrivent sur le bureau du gouverneur de la municipalité au début des années 2000, leur construction (samnang) ne commence qu’à la fin de la décennie.
9La construction des villes-satellites correspond en partie à la vente par l’État d’espaces lacustres à des promoteurs étrangers tout d’abord, puis à des promoteurs locaux ensuite (fig. 9). Dans la première moitié des années 2000, le promoteur international d’origine coréenne World City et le promoteur et investisseur international d’origine indonésienne Ciputra se portent acquéreurs auprès du gouvernement cambodgien d’une partie des espaces lacustres du nord de la ville, qu’ils proposent de remblayer afin de construire deux villes-satellites. Le système hydraulique de cet espace est structuré autour du lac Poung Peay qui assure, en période de crue et pendant la saison des pluies, la plus grande partie du stockage des eaux9.
10Le projet Grand Phnom Penh International City, dont le montant s’élève à près de 700 millions de dollars10, est approuvé officiellement par la municipalité le 9 août 2006. Le conglomérat indonésien Ciputra11, principal financeur du projet, s’associe en joint-venture avec la compagnie cambodgienne Ly Yong Phat12 (LYP) pour sa construction. Grand Phnom Penh International City, qui s’étend sur 259 hectares, se divise en trois zones principales : une zone résidentielle de 180,4 hectares, un golf de 69,5 hectares et une zone commerciale de 9,1 hectares. À l’origine, le promoteur prévoyait de construire plus de 4400 unités d’habitations. Approuvée officiellement par le gouvernement le 10 avril 2008, la première phase prévoit la construction préliminaire de trois blocs résidentiels. En juin 2008, en plein ralentissement de l’activité immobilière, la compagnie nous déclarait prévoir l’accueil de 5000 ménages en tout13 ; en juin 2012, seuls le golf et une centaine de logements étaient achevés. Comme pour la plupart des grands projets urbains de ce type, Ciputra prévoit de collaborer avec de nombreux prestataires de service. Elle s’associe ainsi avec l’entreprise Niklaus14 pour la construction du golf. Le projet accueillera à terme un hôpital (supposément construit et géré par une entreprise thaïlando-singapourienne), une école internationale, un centre commercial, des espaces récréatifs et un centre d’affaires. La sécurité du site est assurée par une société de surveillance privée ; des patrouilles sont organisées vingt-quatre heures sur vingt-quatre et le site sera quadrillé par des caméras de surveillance. Les espaces d’habitations sont fermés aux non-résidents, tandis que le golf, l’hôpital et l’école internationale seront ouverts aux personnes extérieures. La question de la sécurisation de cet espace intervient par ailleurs de manière précoce, comme en témoigne la présence de gardes armés surveillant depuis des belvédères la bonne marche du chantier en 2012 (fig. 10).
11Les unités d’habitation proposées dans le projet de Grand Phnom Penh International City vont de la villa (ptéah vila) au compartiment chinois (ptéah loveng) « amélioré ». Dix-huit types d’habitation sont offerts, chacun comportant plusieurs variantes. Les appellations commerciales des unités évoquent des villes européennes, particulièrement françaises et italiennes (« Cannes », « Château », « Normandie », « Lille », « La Fontaine », « Lyon », « Marseille », « Nice », « Versailles », « Florence », « Veneto », « Verona », « Tuscany », « Sicily », « Monaco », « Manhattan »).
12Cependant, l’architecture de certains logements rappelle tout à fait d’autres habitats typiques de Phnom Penh. Par exemple, pour la maison « Manhattan », les dimensions de l’habitat sur l’îlot (4,5 m × 12,5 m/4,5 m × 16 m), la mezzanine proposée dans chaque construction, le toit-terrasse, ainsi que l’absence de parking dans l’enceinte de la propriété (à la différence des autres types d’habitats proposés), évoquent directement le compartiment chinois : la présentation, au sein des plaquettes commerciales, de commerces au rez-de-chaussée en est la meilleure illustration.
13Le financement du projet est notamment assuré par la vente sur plan des habitations. Dans un contexte fortement spéculatif, la compagnie présente cela comme un avantage certain pour les acheteurs :
Nous vendons au prix du marché. Les maisons que nous vendons aujourd’hui à 660000 dollars se vendaient en juillet 2007 à 300000 dollars15. Dans deux ans, nous espérons vendre notre plus belle maison [qui coûtait 1000000 de dollars au moment de l’entretien] à 2000000 de dollars16.
14En 2012, les prix des maisons ont sensiblement diminué et les échéances de réalisation ont été largement repoussées. La préférence de Ciputra pour les maisons individuelles s’explique par le fait que les Cambodgiens, pour la compagnie, « n’aiment pas vivre dans les airs. Les Khmers sont plus habitués à vivre dans des maisons individuelles17 ». Ce discours s’oppose volontairement au projet de Camko City, son principal concurrent, qui a choisi une stratégie différente.
15Camko City – nom formé par la contraction de Cambodia-Korean City – est une ville-satellite développée par la compagnie World City, un conglomérat de sociétés coréennes dont les principaux investisseurs sont, à l’origine, la compagnie LandMark Worldwild18 et la banque Busan Mutual Savings Bank19. La compagnie coréenne Hanil E & C est chargée de la maîtrise d’œuvre. L’emprise foncière du projet est de 119 hectares. La construction, échelonnée en six phases, devait théoriquement se terminer en 2018, mais l’achèvement du projet a été largement repoussé. Le coût total était estimé, avant le lancement des travaux, à 2 milliards de dollars. À l’intérieur de la zone d’habitation, les espaces d’activité comprendront un centre d’affaires, des espaces de conférence, un centre financier, des bureaux, un centre commercial et un hôtel. Comme pour Grand Phnom Penh International City, Camko City prévoit d’accueillir une école et un hôpital international, mais aussi un centre culturel, des espaces sportifs (déjà réalisés pour certains), etc. L’accès aux espaces de vie est réservé aux habitants, qui peuvent pénétrer dans l’enceinte grâce à une carte magnétique. Les habitats diffèrent fortement des produits proposés par Grand Phnom Penh International City. Si des « villas » sont construites, Camko choisit de privilégier, du moins dans un premier temps, les town houses et les condominiums :
Le choix de construire dès le départ des condominiums et des town houses est une stratégie commerciale qui permettra de s’imposer sur le marché des projets de villes-satellites à Phnom Penh. Ces produits immobiliers, qui se sont beaucoup développés à Phnom Penh, sont très prisés en Asie. Nous ne visons pas ici principalement une clientèle étrangère : nous pensons que les Cambodgiens aisés attendent aussi ce type de produit20.
16En faisant référence à la « ville globale » et en s’appuyant sur une architecture « générique » de la modernité asiatique, World City présente une stratégie différente de Ciputra. Si cette dernière fait aussi référence, au sein de plaquettes commerciales, aux world cities, elle paraît plus attentive au risque de présenter un projet trop éloigné de ce que la compagnie estime être les attentes de la population urbaine locale.
17Les choix en matière urbanistique, les discours publicitaires et les divergences en termes de conception de l’espace s’expliquent notamment par les choix de localisation des projets. Selon World City, Camko City accompagne la mutation de Phnom Penh en une ville moderne – illustrée par les transformations du centre de la ville – et participe au processus de métropolisation. Camko City a ainsi pour vocation de devenir, à moyen terme, un quartier du centre-ville connecté aux lieux d’activités. La clientèle visée est donc une population qui souhaiterait accéder à de nouveaux espaces de vie à l’intérieur même de l’urbain existant. En opposition, Ciputra met en avant la localisation périphérique de son projet, garante d’un confort de vie propre aux espaces ruraux, loin des inconvénients de la ville. La distance avec le centre de la ville ne portera pas préjudice au projet, bien au contraire : l’investisseur attend l’émergence de nouveaux quartiers d’activités dans la périphérie nord, ce qui favorisera selon lui la demande en logements au sein du projet21.
18Ces deux grands projets de villes-satellites, parce qu’ils sont précurseurs à Phnom Penh, ont définitivement introduit de nouvelles manières de produire et de mettre en scène l’urbain. Ils ont, en quelque sorte, permis une accélération de la diffusion de nouvelles approches urbanistiques, que les grands promoteurs cambodgiens se sont vite appropriées, comprenant les potentialités économiques de tels investissements : les projets périphériques de Chruy Changva City, conçu par l’Overseas Cambodia Investment Corporation22 (OCIC), et de Garden City, réalisé par LYP23, en témoignent parfaitement.
19À l’instar de Grand Phnom Penh International City, mais au sein d’un projet beaucoup plus ambitieux, LYP prévoit la construction au nord de la ville d’une véritable ville nouvelle composée d’un golf (inauguré par le Premier ministre Hun Sen en avril 2013), d’une « plateforme logistique de transport », d’un parc industriel et commercial et d’une importante zone d’habitations (fig. 11). La présence dans le schéma directeur du projet de ce que le promoteur nomme china town apparaît tout à fait symptomatique des échelles multiples induites par la mondialisation, qui ne peut se limiter, dans le cadre de la globalisation des références territoriales, urbanistiques et architecturales, à la généralisation simple et uniforme de tendances dominantes. Les illustrations montrent différents quartiers chinois dans le monde, notamment à Melbourne, Bangkok et Manchester. Le recours à une représentation générique de la ville chinoise a pour but de mettre en valeur une certaine « urbanité asiatique globalisée » et fournit ainsi une mise en abîme particulièrement marquante de l’imaginaire urbain asiatique, réutilisé ici pour des raisons commerciales, mais peut-être aussi pour toucher l’importante communauté chinoise et sino-khmère de Phnom Penh.
20Si les jardins sont, comme à Garden City, à l’honneur, le promoteur de Chruy Changva City joue sur un autre registre. Cette zone de 387 hectares doit notamment accueillir un jardin botanique, un stade international, un secteur d’affaires et des espaces résidentiels. Ce projet concentre sa stratégie publicitaire sur l’aspect économique de la globalisation, ce qui se ressent tout particulièrement dans l’évocation de l’« Asean + 524 » (fig. 12). Le discours du promoteur s’inscrit dans le même registre. Pour ces deux derniers exemples, l’évocation de la « ville verte » est récurrente, rappelant ici les enjeux de la durabilité urbaine, utilisés ici comme argument publicitaire.
21Enfin, très peu d’informations sont disponibles pour les projets de AZ City25 et Mékong Renaissance26 (fig. 9, p. 69), leur construction étant loin d’être un fait acquis. Que ces investissements se formalisent ou non, ils représentent une autre tendance importante de la production urbaine de grande ampleur : celle qui s’appuie sur la construction d’une infrastructure d’envergure ou sur une technologie de pointe pour édifier ensuite des espaces de logement, de service, d’activité et de loisir.
22La morphologie, les inspirations architecturales, les références urbanistiques tout comme les discours des promoteurs des différentes villes-satellites en périphérie de Phnom Penh sont ainsi très variés. Il est certain qu’une diffusion de savoir-faire s’est opérée entre promoteurs régionaux et cambodgiens, en même temps que la capacité d’investissement de ces derniers a augmenté. La multiplication de ces constructions implique d’interroger la portée symbolique et culturelle de tels investissements. Pour Mike Douglass et Liling Huang, qui prennent comme exemples Phnom Penh et Ho Chi Minh Ville, les discours commerciaux de ces grands promoteurs privés sud-est asiatiques font largement référence à la ville « globale » et « internationale ». En agissant en amont de l’évolution des modes de production locaux des espaces urbains, ils participent à la rupture entre ce que les auteurs nomment une « production urbaine indigène » et des stratégies commerciales de portée globale27. Cependant, au regard de certaines modalités du développement des grands projets urbains à Phnom Penh, il paraît nécessaire de tempérer ces arguments.
23Tout d’abord, les grandes compagnies étrangères, qui choisissent d’investir dans d’importants projets immobiliers, interviennent à un moment où une certaine « modernisation28 » des espaces urbains est déjà largement entamée. À Phnom Penh, la construction de gated communities, l’implantation de golfs, la construction de condominiums et de town houses, tout comme d’écoles internationales et de cliniques privées, sont avérées depuis le milieu des années 1990. Ces prémices de modernisation et de transfert de modes allochtones d’urbanisation sont, pour les grands investisseurs étrangers, des indicateurs positifs qui déterminent en partie leur entrée sur ce marché. Si le marketing urbain déployé par les grandes compagnies internationales laisse penser qu’elles réorientent l’identité de la ville, les grands opérateurs immobiliers internationaux se présentent bien souvent sur les marchés lorsque la ville a déjà fait l’objet d’une modernisation préalable. Rares sont les sociétés urbaines tout à fait perméables à la diffusion d’une présupposée culture globalisée ou, du moins, internationalisée, sans que l’espace local et les pratiques qui y sont associées jouent le rôle de prisme déformant de tendances qui les dépassent. Les informations qui circulent dans l’espace public ou qui sont affichées dans l’espace physique jouent ici un rôle majeur. Au Cambodge et à Phnom Penh, l’exportation et la reprise de chansons et de clips musicaux thaïlandais et coréens, tout comme la diffusion de films internationaux29 par exemple, participent à la diffusion d’images sur les grandes villes asiatiques. Le travail de jeunes artistes locaux atteste à ce titre un glissement des interrogations liées aux transformations de Phnom Penh et illustre les préoccupations contemporaines d’une partie de la jeunesse citadine sur le devenir de leur ville et sur l’évolution de la culture populaire30. En ce sens, les grands promoteurs privés et les grands projets urbains reformulent à leur avantage une transformation déjà bien engagée d’une société urbaine locale, plus qu’ils ne réorientent à eux seuls une présupposée « identité de la ville » ; ces compagnies sont davantage des diffuseurs – certes puissants – que des générateurs d’une modernité urbaine globale au niveau local.
24Ensuite, il paraît nécessaire de ne pas séparer trop hâtivement les intérêts des promoteurs privés transnationaux de ceux des acteurs nationaux. Notamment, les autorités locales se font souvent le relais de nouvelles images de la modernité urbaine. La construction de grands projets urbains nécessite l’aval des autorités municipales, provinciales ou de l’État central. Par intérêt politique, économique et financier, ainsi que pour promouvoir le processus de métropolisation, les institutions sont souvent favorables à de tels projets. Ils permettent aux décideurs politiques de s’approprier, face à l’électorat ou à la population en général, la réalisation de ces aménagements de grande ampleur, comme la diffusion des futurs grands projets sur le site Internet de la municipalité de Phnom Penh le démontre (fig. 12, p. 75).
25Par ailleurs, il est réducteur de voir une rupture fondamentale entre une production globale et une production « indigène » de l’espace, comme l’avancent les auteurs pour Phnom Penh et Ho Chi Minh Ville. Le bâti urbain à Phnom Penh est principalement issu d’influences chinoises, européennes et thaïlandaises. La maison (ptéah) khmère sur pilotis peut être considérée comme une habitation cambodgienne « traditionnelle » ou « typique31 » ; forme générique au sein des espaces ruraux, elle reste, à l’inverse de la villa et du compartiment chinois, très minoritaire dans la capitale.
26Il est enfin nécessaire d’opérer une distinction entre le discours commercial, employant un vocable évocateur de l’internationalisation des modes de vie, et la réalité du processus de production des projets, largement tributaire des contextes politiques, économiques, sociaux et culturels locaux. D’un côté, les stratégies publicitaires mobilisées par les investisseurs des grands projets urbains s’appuient sur une mise en opposition des échelles globales et locales. L’utilisation d’une sémiotique faisant référence à l’internationalisation des modes de construction est systématique, par l’emploi de termes comme international city, skyline ou world city dans les campagnes publicitaires et les représentations graphiques des projets et des espaces urbains. D’un autre côté, les références à l’espace local sont nombreuses, comme en témoigne le slogan publicitaire d’un grand projet urbain de la ville-centre qui évoque le site naturel de Phnom Penh : The water culture and beyond. De même, et comme nous l’avons précédemment évoqué, l’évolution de la construction de Grand Phnom Penh International City montre la mise en place d’une stratégie économico-urbanistique qui ménage l’« urbanité locale » telle que la définissent les promoteurs.
27Il est par conséquent nécessaire de nuancer la dimension globale mise en avant par ces promoteurs internationaux et interprétée comme telle par certains chercheurs. En effet, ces acteurs privés évoluent dans un contexte socio-culturel qui dépasse de loin leurs actions et ils ne peuvent se passer de la prise en compte des réalités sociospatiales locales. Afin de pérenniser leurs investissements, il paraît plus judicieux pour ces acteurs de présenter un espace conçu métissé, construit à partir d’images évoquant des réalités à la fois locales et globales. De même, afin de limiter les risques et de se garder des potentielles fluctuations des marchés immobiliers, ces grands acteurs immobiliers élaborent des dispositifs particuliers pour s’assurer une plus grande flexibilité. Une distorsion importante apparaît alors entre ce qui était prévu et ce qui est réellement produit.
Morceler la production pour gagner en flexibilité
28Les temporalités moyennes de la construction des grands projets (une dizaine d’années), la masse des capitaux engagés (plusieurs centaines de millions de dollars) et la très forte volatilité des marchés immobiliers locaux et internationaux représentent des facteurs d’incertitude pour les investisseurs et les promoteurs immobiliers. Par ailleurs, en raison de l’environnement politique, institutionnel et social local, les investissements au Cambodge sont généralement considérés comme risqués32. Afin de pallier ces problèmes, les investisseurs cherchent une plus grande flexibilité dans la mise en place de leurs projets urbains de grande envergure.
29La construction de Grand Phnom Penh International City peut par exemple être divisée en cinq phases principales, que le promoteur met en œuvre successivement. Dans un premier temps, la construction du golf et d’une centaine d’habitations est prévue (phase 1). En fonction des achats sur plan, de la fréquentation du golf et du dynamisme du marché immobilier, la compagnie prévoit de développer les espaces commerciaux (phase 2). Si le marché immobilier est favorable, le dynamisme commercial permettra la construction de nouveaux logements (phase 3). À partir d’un certain seuil d’habitants, la construction, l’entretien et la gestion de nouveaux services sont rentables. L’école et l’hôpital international, tout comme le centre d’affaires, pourront donc être construits (phase 4). Enfin, si les achats de logements s’accélèrent, la compagnie lancera la construction d’immeubles de moyenne hauteur accueillant principalement des serviced apartments, ainsi que des espaces de loisir complémentaires comme le water park (phase 5).
30La première phase du projet correspond à une forme répandue et mondialisée de la gated community33. Elle se limite à une zone pavillonnaire organisée autour d’un espace récréatif (le golf), qui assure autant la fonction d’espace vert que de loisir de haut standing. Cette première phase constitue la « base » du projet, qui a peu de chance de péricliter : le golf est une activité prisée par une clientèle expatriée importante, comme le montre la fréquentation des terrains d’entraînement autour de la capitale, et devient de plus en plus populaire au sein de la bourgeoisie cambodgienne ; les villas sont des produits recherchés, particulièrement celles construites au sein de gated communities. Si le marché immobilier s’affaiblit, le projet peut en rester là ; il fonctionnera uniquement autour de la présence du golf et des villas. S’il rencontre le succès attendu, la mise en place des phases 2 et 3 assure la transition nécessaire vers l’implantation de services très spécialisés, comme l’hôpital et l’école internationale (phase 4), et d’immeubles de moyenne hauteur (phase 5). Programmée en dernier, la construction de ces services et de ces habitats est conditionnée par le succès du projet. En comptant sur la vente de villas autour d’un golf, Ciputra montre la volonté de construire son projet progressivement, au gré de l’évolution du marché et de la réaction des acheteurs. La division, par son promoteur, de la construction de Camko City en six phases s’inscrit tout à fait dans la même logique.
31La réalisation finale est largement tributaire des fluctuations du marché et de l’avancée des ventes, et il n’est jamais certain que le projet sera achevé comme l’avaient prévu les compagnies. Pourtant, c’est bien le projet complet qui est présenté aux futurs clients et aux institutions. Les différentes phases de réalisation sont principalement montrées comme des étapes temporaires, mais derrière les schémas directeurs et les plaquettes publicitaires se cache donc un long processus de production, dont l’issue reste incertaine. De même, la division des tâches permet de réduire les risques d’investissement. Le promoteur s’appuie ainsi sur de multiples prestataires de services, qu’il sollicitera au gré de l’avancée du projet et de l’état du marché. Mais les raisons poussant les promoteurs à s’adresser à ces prestataires sont diverses.
32Tout d’abord, les promoteurs ne disposent généralement pas des compétences nécessaires à la mise en place de services très spécialisés, comme les hôpitaux, par exemple. Ensuite, la réussite du projet peut bénéficier du prestige d’un ou de plusieurs prestataires de services (la compagnie Niklaus pour World City par exemple). Faire appel à des prestataires permet ensuite de gagner en flexibilité. Les coûts de construction, d’entretien et de fonctionnement de ces services sont généralement délégués à ces sociétés. Si certains noms de prestataires apparaissent dès le commencement du projet, le choix n’est pas arrêté et se fera en fonction de l’état du marché et de l’avancement des ventes. Enfin, les investisseurs internationaux se laissent la possibilité de revendre une partie du foncier qu’ils ont acquis à un prix très avantageux. Par exemple, face à l’affaissement du marché immobilier en 2008, la compagnie GS Engineering & Construction a cherché à revendre une partie du foncier acquis sur les berges du Tonlé Bassac à des sociétés de services qui s’engagent alors à prendre en charge la totalité des coûts de construction de certains équipements initialement prévus par l’investisseur.
33La division de la construction des grands projets en une série d’étapes conduit à une fragmentation temporelle du processus de production et permet une plus grande flexibilité de l’investissement. En donnant une place importante aux prestataires de services, les promoteurs et les investisseurs conservent une grande marge de manœuvre. Le projet final présenté aux autorités locales et aux acheteurs individuels avant le début des travaux ne sera, finalement, jamais réalisé tel qu’il était initialement prévu. Par exemple, l’OCIC a décidé en 2008 d’abandonner la construction de plusieurs tours de grande hauteur dans un de ses grands projets, Diamond Island, face à la diminution drastique de la demande.
34Afin d’encourager la réussite de leurs projets et de promouvoir leurs activités, les grands promoteurs internationaux s’appuient largement sur un marketing urbain de portée internationale. La présentation du projet de Camko City aux conférences internationales Mipim Asia en 2008 et Cityscape Asia en 2009, qui réunissent des décideurs politiques et des acteurs immobiliers privés (promoteurs, investisseurs, prestataires, etc.), tout comme la participation de Phnom Penh aux World Cities Summit de 2010 et de 2012 organisés à Singapour illustrent cette stratégie, menée conjointement par les promoteurs privés et les institutions cambodgiennes. En accueillant de nombreuses conférences internationales et des événements politiques importants, les villes-satellites se font par ailleurs le relais des différents processus d’interactions entre les acteurs privés et publics aux échelles régionale et internationale. La tenue de nombreux événements internationaux sur le grand projet de Diamond Island (voir infra) en témoigne34.
Tableau 1. Les facteurs d’incertitude, moyens de flexibilité et étapes de construction des grands projets immobiliers
Facteurs d’incertitude | Étapes de construction des grands projets urbains | Moyens de flexibilité de la production |
• Ralentissement économique | 1. Construction des • premiers logements (villas, service appartments, etc.) et • infrastructures « phares » (golf, centre d’affaires, etc.) • | Diminution des prix des logements |
35À une autre échelle d’analyse, les opérateurs internationaux des grands projets urbains peuvent avoir un rôle qui dépasse de loin l’activité immobilière. La mise en place d’une place boursière au Cambodge en 2011 est le fruit d’une collaboration avec la Corée du Sud. La présence en 2008 de la Busan Saving Bank et de World City – les principaux investisseurs et promoteurs de Camko City – lors de la signature d’une lettre d’intention qui posait les bases de la création de cette place boursière à Phnom Penh illustre ces processus. Si la bourse est aujourd’hui installée au sein de l’OCIC Tower, le promoteur coréen de l’International Financial Complex, grand projet d’activité du centre-ville, aujourd’hui arrêté (voir infra), et Camko City se sont longtemps disputé l’accueil de cette infrastructure. Les grands projets urbains s’apparentent ainsi à des structures tant physiques que symboliques accompagnant la mise en place des collaborations politiques et économiques du Cambodge avec ses partenaires régionaux et internationaux.
36Cependant, les projets immobiliers de grande envergure ne représentent pas seulement des interfaces d’enjeux politico-économiques déterritorialisés. En effet, leur construction transforme en profondeur les logiques du développement urbain, en générant de nouvelles dynamiques territoriales.
Une réorganisation et une redéfinition de la centralité urbaine
L’émergence d’un central business district au nord de Phnom Penh
37La multiplication de projets immobiliers dans le nord de la ville accompagne l’émergence d’un central business district en bordure de l’ancien quartier colonial. Entre grands projets immobiliers et bâtiments institutionnels importants, cet espace s’appuie principalement sur la concentration de projets prestigieux et d’espaces de bureaux accueillant des activités tertiaires35, notamment des banques. Les constructions de l’OCICTower et de la Vattanac Tower marquent le début d’une transformation du quartier, tout en confirmant la concentration d’activités économiques dans ce secteur de la ville depuis les années 1960.
38L’OCIC achève la construction fin 2008 de l’OCIC Tower. Première tour de grande hauteur du pays, elle est composée de 32 étages et s’élève à presque 120 mètres de hauteur. Elle accueille l’administration centrale de la Canadia Bank et propose des bureaux à louer, ainsi que des espaces récréatifs, des restaurants et des magasins. En 2009, la Vattanac Bank36 décide de construire à côté de l’OCIC Tower un immeuble de 38 étages s’élevant à près de 190 mètres de hauteur afin d’y accueillir ses nouveaux bureaux et de louer des espaces à d’autres sociétés, relevant principalement de l’économie tertiaire. Ces deux sites de construction attirent un nombre important de spectateurs, qui observent les plus grands bâtiments jamais construits au Cambodge. Dès le lancement des travaux, la presse et certains sites Internet se font le relais de la modernisation de la capitale cambodgienne, qui fera bientôt concurrence aux autres capitales de la région. L’implication de nombreux prestataires de services dans la construction de ces édifices illustre une plus grande diversification et professionnalisation des activités de construction, notamment par l’implantation de compagnies régionales37.
39Ce central business district en cours de transformation est par ailleurs concerné par la construction d’un grand projet immobilier dans sa périphérie (fig. 9, p. 69). En 2007, une compagnie cambodgienne se porte acquéreur auprès du gouvernement de 133 hectares de terrains, constitués principalement d’une zone lacustre, afin de développer un grand projet immobilier comprenant des habitations de grand standing de type town house, deux tours de grande hauteur, un centre commercial, des sociétés de service et des espaces récréatifs. L’État accorde un bail emphytéotique de 99 ans au promoteur pour le développement de cet espace, qu’il commence à remblayer avec le sable du Tonlé Bassac dès août 2008. Si l’on peut lire que le boeung Kak est le « poumon de la capitale et [un] réservoir crucial pendant la saison des pluies38 », ce lac, alimenté principalement par les eaux de pluie, se situe au contraire en périphérie de l’actuel système hydraulique de la ville formé par six principaux bassins versants et leurs sous-bassins respectifs39.
40Les projets immobiliers sont largement valorisés par la présence de nombreux espaces de prestige (grands hôtels, espaces touristiques, etc.), la proximité du quartier historique et de sites patrimoniaux tels que le wat Phnom40 et le marché central41, le nombre important d’espaces verts et d’importantes voies de communication (phleuw). La récente construction de bâtiments (akear) imposants, accueillants des institutions étatiques majeures, telles que le conseil des ministres et le cabinet du Premier ministre (inaugurés tous deux le 19 octobre 2010), affirme la volonté du gouvernement d’accompagner la transformation du quartier et de soutenir l’émergence d’un nouveau centre d’activité prestigieux dans cette partie de la ville.
41Mais depuis le milieu des années 2000, nous observons un dédoublement de cette centralité urbaine héritée au profit de la partie sud de la ville. Si ce mouvement est déjà entamé sous le gouvernement du Norodom Sihanouk entre les années 1950 et 1960, une réelle réappropriation du site des Quatre-Bras s’opère à partir des années 1990 par l’intermédiaire, une nouvelle fois, de grands projets urbains.
Un dédoublement de la centralité économique au sud : grands projets urbains et reconquête des Quatre-Bras
42La multiplication des projets immobiliers en face des Quatre-Bras depuis les années 1990 s’inscrit dans la continuité des travaux entamés sous le Sangkum et du renouvellement du rapport entre la ville et sa centralité fluviale (voir le chapitre 1). Une partie des bâtiments du Front du Bassac sont détruits entre 1975 et 1979. Les deux immeubles restants sont réinvestis par la population au gré des retours, et très vite, deviennent des emblèmes de la réappropriation informelle de la ville à partir de la fin des années 1980. Le grey building est acheté par une compagnie malaisienne, qui le transforme en 2008 en espaces de bureaux. Le white building est aujourd’hui largement menacé par la spéculation foncière, de nombreux investisseurs souhaitant bénéficier de cette excellente localisation et de l’augmentation importante des prix fonciers dans cette zone. Les projets de rachat de ces terrains abondent à la municipalité et le Matuc est très sollicité42. La très forte mobilisation des organisations locales et internationales quant au sort de la communauté qui occupe actuellement le bâtiment a permis de freiner, pour le moment, l’ambition des autorités locales et des promoteurs immobiliers. Cependant, de tout nouveaux projets de construction relancent le débat sur le devenir de cet immeuble, déclaré insalubre en 2015 par la municipalité de Phnom Penh. Plusieurs compagnies cambodgiennes, comme l’OCIC, sont tour à tour désignées comme étant les acquéreurs du lot foncier. Près de six cents familles devraient être délogées43.
43La réappropriation des berges du Tonlé Bassac à partir des années 1990 commence avec l’aménagement du jardin44 Hun Sen (du nom du Premier ministre actuel) et la construction d’un grand complexe hôtelier, le Naga World, dont l’activité première est un casino. L’investisseur d’origine hong-kongaise achève sa construction en 2006. Une partie importante des terrains longeant les berges est laissée vacante jusqu’en 200545.
44En 2006, l’OCIC obtient du gouvernement un bail emphytéotique de 99 ans auprès du gouvernement pour l’exploitation de l’île des Diamants46, puis en devient le propriétaire définitif en 2009. L’île des Diamants est apparue à partir de la fin des années 1970. Le site s’est formé par dépôts alluvionnaires principalement, puis grâce à un travail de remblayage par pompage du sable du Tonlé Bassac, engagé de 2006 à 2008 par l’investisseur privé. Une centaine de familles, principalement des pécheurs, a été évincée du site. Le schéma directeur du projet, nommé Diamond Island, est approuvé en 2006 par le Matuc et la municipalité de Phnom Penh. Avant le ralentissement économique de 2008, l’achèvement total du projet était prévu en 2017. Les 100 hectares de terrain aménagés comprennent des espaces résidentiels et commerciaux, des bureaux, des halls de conférences et des espaces récréatifs. L’OCIC prévoit une affluence de 100000 personnes par jour une fois le projet achevé. Ce chiffre comprend habitants, travailleurs et visiteurs. Théoriquement, de 30000 à 40000 personnes logeront de manière permanente dans la partie résidentielle fermée, appelée Elite Town, qui proposera une large gamme de services aux habitants (centre de sport et centre d’affaires, par exemple). Afin « [d’]attirer les gens pour promouvoir le projet47 », des espaces accessibles au public sont ouverts peu après le commencement des travaux et de nombreux événements sont organisés ; l’occupation des berges en fin de journée par les citadins et l’organisation de cérémonies privées témoignent de la popularité de ces espaces récréatifs. La présence de restaurants attire par ailleurs de jeunes adolescents et des familles en fin de journée et le soir.
45Plus largement, la situation de Diamond Island dans la partie sud du centre-ville illustre un redéploiement de la centralité urbaine de l’ancien quartier colonial vers le sud du palais royal. La construction d’un hôtel Sofitel (la chaîne d’hôtels la plus luxueuse du groupe Accor), d’une école internationale, de trois tours de logements par Posco E & C et d’espaces résidentiels privés atteste la transformation rapide de cette partie de la ville. La présence du général Tea Banh48 à l’inauguration du nouveau Sofitel49 le 29 mars 2011 démontre l’enjeu de la construction d’un tel établissement pour la ville50 avant tout destiné à une clientèle d’affaires. Cette stratégie commerciale51 témoigne tout à fait de la spécialisation de cette partie de la ville en centre économique. L’achèvement de l’International Financial Complex (IFC), qui associe le constructeur coréen GSEngineering & Construction (dont c’est le premier projet à Phnom Penh) et le promoteur immobilier coréen Sunwah, renforcerait cette tendance52.
46Cette partie de la ville accueille par ailleurs de nombreux espaces résidentiels fermés ainsi que des condominiums occupés par des étrangers et une classe bourgeoise locale, principalement de hauts fonctionnaires et des hommes d’affaires. La présence de nombreux bâtiments administratifs locaux (ministère des Affaires étrangères et de la Coopération, ministère de l’Agriculture, Assemblée nationale et Sénat) et étrangers (ambassades de Thaïlande, du Japon, d’Australie et de Russie) accentue la concentration d’espaces de vie de haut standing. Ces bâtiments s’étendent principalement entre les boulevards Norodom et Monivong, au cœur du nouveau quartier économique. Comme pour le secteur nord décrit plus haut, la présence d’espaces verts et de bâtiments patrimoniaux et symboliques (dont le palais royal) participe à l’attrait de cette partie de la ville, renforcé de plus par les perspectives paysagères du site des Quatre-Bras. La présence d’une élite internationale et locale est un gage de bon investissement pour les promoteurs. Diamond Island se trouve en ce sens au cœur de la transformation du centre de la ville, caractérisée par un dédoublement de la centralité porté par l’accélération des investissements immobiliers et la construction de grands projets urbains53.
De nouvelles articulations territoriales pour une centralité urbaine renouvelée
47La multiplication des grands projets urbains à Phnom Penh entraîne bien plus qu’une simple réorganisation centre-périphérie. Trois grands processus méritent d’être soulignés.
48Tout d’abord, la construction de grands projets en périphérie favorise l’émergence de centralités secondaires, accélérée par la construction de nouvelles infrastructures commerciales et de communication (fig. 15). Autour de Grand Phnom Penh International City et de Camko City, de nouveaux projets résidentiels voient ainsi le jour. Le prix du foncier a largement augmenté et les petits et moyens promoteurs bénéficient parfois des nouvelles infrastructures, financées et construites dans ces espaces par les grands promoteurs internationaux. Par effet d’entraînement, la multiplication des centres commerciaux de plus en plus loin des espaces centraux, l’implantation de nouveaux restaurants destinés à une clientèle aisée54 et la construction de nouvelles infrastructures de loisir ou médicales représentent une évolution inédite de la monocentralité qui prévalait jusqu’alors55. La construction de grands projets urbains renforce ainsi les dynamiques antérieures de l’urbanisation (l’étalement vers l’ouest et le sud), mais les fait aussi évoluer (conquête des espaces lacustres et dépassement des frontières fluviales), générant ainsi de nouvelles articulations territoriales. Par exemple, la presqu’île de Chruy Changvar, qui se transforme rapidement depuis plus d’une dizaine d’années56, accueille de nombreuses nouvelles constructions, principalement des immeubles d’habitation et des villas, ainsi que de nouveaux espaces commerciaux et éducatifs (comme la Norton University57 et un centre commercial important). L’annonce de la construction du projet de Chruy Changva City a largement accéléré la vente des terrains et les investissements immobiliers plus modestes et annonce une intégration accrue de cet espace à la capitale. En témoigne le lancement en 2015 d’un projet résidentiel et commercial de 500 millions de dollars, situé au milieu de la presqu’île, fruit d’une joint-venture entre la compagnie singapourienne Teho International et le promoteur cambodgien Sok Bun Development.
49Ensuite, cette réorganisation territoriale est portée par de nouveaux dispositifs de partenariats entre les promoteurs privés et l’État, qui favorisent largement le redéploiement des processus d’urbanisation évoqués plus haut. La construction d’un pont privé par la société LYP au nord de la ville, au-dessus du Tonlé Sap, ainsi que la future élévation d’un pont (spean) traversant le Mékong, à l’intersection de la route privée et la route nationale n° 6, indiquent le prochain développement de la ville sur la rive (moat) orientale du fleuve. La jonction entre les deux ponts sera assurée par une route privée, déjà en service, construite et gérée par LYP, dans le cadre d’un build operate transfer (BOT)58 de 30 ans signé avec le gouvernement. La compagnie a mis en place un péage à l’entrée du pont et un autre à l’intersection de la route privée et de la route nationale n° 6. La signature de ce BOT illustre le développement des partenariats public-privé à Phnom Penh et s’inscrit plus largement dans les processus de privatisation de la construction des villes sud-est asiatiques59. De même, le doublement du pont au sud de la ville permet un désenclavement de Chbar Ampeul. La construction de ce pont par l’OCIC était une condition sine qua non de l’obtention du bail emphytéotique auprès du gouvernement pour l’exploitation de l’île des Diamants60. Par l’intermédiaire des grands projets urbains, les autorités cambodgiennes négocient ainsi la prise en charge de la construction de certaines infrastructures par les promoteurs privés, de manière parfois informelle et opaque, parfois plus formelle par la signature de contrats de concession.
50Troisième grand processus, la multiplication des projets immobiliers sur le pourtour du site des Quatre-Bras annonce une évolution nouvelle du rapport entre la ville et son site fondateur. Si les projets urbains de Norodom Sihanouk démontraient une réappropriation du site à des fins politiques dans le cadre d’une planification urbaine interventionniste (chapitre 1), les grands projets urbains annoncent une « reterritorialisation privatisée » de la ville-capitale à partir de sa centralité symbolique, dont la « fluvialité » en représente l’un des fondements61. La privatisation accrue du pourtour des Quatre-Bras s’appuie ainsi sur le transfert aux promoteurs immobiliers de l’aménagement et de la valorisation du site aquatique, comme l’illustre la construction de Diamond Island ou l’édification récente de l’hôtel Sokha (fig. 15). Ce projet hôtelier comprend la reconstruction des berges et le développement d’espaces publics, qui seront normalement ouverts à tous les citadins. À l’origine, le promoteur comptait privatiser ces espaces de promenade en bord de fleuve. Après d’âpres négociations avec la municipalité, cette dernière a pu l’en empêcher et convaincre le promoteur de laisser un espace de promenade ouvert au public62. La croissance des prix immobiliers sur la rive orientale du Mékong préfigure, au sein de ce cadre d’analyse, une accélération du processus de privatisation des Quatre-Bras.
51Ces trois grands processus évoqués renvoient à ce que Gavin Shatkin a appelé, à juste titre, planning privatopolis63. Cet auteur a notamment démontré comment les grands projets urbains permettent à l’État de tirer des revenus importants de ces projets, principalement par la vente ou la location de terrains publics et par la captation de taxes foncières conséquentes, tout en se délestant d’une partie de leurs prérogatives aménagistes et gestionnaires. La généralisation de ces grands projets urbains dans la région accompagne plus largement la diffusion d’idéologies néolibérales, qui impliquent une plus grande confiance dans les compétences aménagistes et gestionnaires des promoteurs privés que dans la capacité planificatrice de l’État64, tout en illustrant la force des potentialités tant économiques que symboliques (les deux étant liées) générées par l’intégration des villes sud-est asiatiques à la globalisation de la production urbaine.
52La multiplication de ces grands projets illustre donc particulièrement bien la réorganisation des relations entre l’État et les promoteurs privés au Cambodge. Phnom Penh semble bien être entré dans un processus de métropolisation, qui s’exprime notamment par la privatisation de l’urbanisation et de sa planification. L’envergure des projets et la « modernité » qu’ils affichent dénotent tout à fait avec la réalité socio-économique du pays. Pour la capitale cependant, ces grands aménagements engendrent des transformations territoriales inédites au centre comme en périphérie, tout en participant de la réorganisation du rapport entre acteurs privés et publics de la production urbaine.
53Cette production « par le haut » de la ville cache cependant le rôle moteur d’une production immobilière plus modeste, qui se déploie dans l’ombre de ces grandes transformations métropolitaines. Depuis la fin des années 1990, les projets immobiliers de petite et moyenne envergure se multiplient, principalement au sein des espaces péricentraux et périurbains, ce qui témoigne d’une réorganisation rapide des pratiques immobilières locales, mais aussi d’une évolution générale des espaces produits. Au regard du nombre important de ces projets, les dynamiques de l’étalement urbain et de densification des espaces périurbains semblent finalement bien plus portées par ces projets résidentiels plus modestes que par les grands investissements immobiliers. En conséquence, de nouveaux espaces de vie émergent et des formes inédites de reterritorialisation de la population citadine voient le jour. Il n’existe cependant pas de rupture totale entre grands projets immobiliers internationaux et projets résidentiels locaux : ils participent de concert à la réorganisation des dynamiques de production de la ville. Cet engouement immobilier, en partie spéculatif, révèle là encore certains paradoxes des transformations contemporaines de la capitale cambodgienne.
Notes de bas de page
1 Terme d’origine anglaise, la town house désigne une maison de ville de faible hauteur, traditionnellement habitée par une petite bourgeoisie citadine. Les logements sont généralement accolés et donc séparés par un mur mitoyen. Il n’existe pas d’équivalent en langue française, même si l’expression « maisons en rangée » est parfois employé par les professionnels de l’immobilier. Le terme townhouse désigne généralement, en Asie du Sud-Est, deux types de maisons : des maisons individuelles et des « maisons jumelées ». Ces dernières s’apparentent à une maison divisée en deux logements partagés par un mur mitoyen. L’utilisation de ce terme par certaines compagnies immobilières asiatiques fait principalement référence aux produits immobiliers des villes anglo-saxonnes.
2 Les serviced apartments désignent des logements situés au sein d’immeubles d’habitations, destinés à des locations de court et de moyen termes. Le prix de la location comprend l’accès à des espaces communs (des salles de sports par exemple) et, généralement, à des services aux particuliers (le nettoyage des logements, etc.).
3 G. Shatkin, « Global Cities of the South : Emerging Perspectives on Growth and Inequality », Cities, 24/1, 2006, p. 1-15.
4 M. Douglass, « World City Formation on the Asia Pacific Rim : Poverty, Everyday Forms of Civil Society and Environmental Management », dans Id., J. Friedmann, Cities for Citizens : Planning and the Rise of Civil Society in a Global Age, Londres, Wiley, 1998, p. 107-137 ; M. Douglass, « Mega-Urban Regions and World City Formation : Globalisation, the Economic Crisis and Urban Policy Issues in Pacific Asia », Urban Studies, 37/12, 2000, p. 2315-2335 ; G. Shatkin, « Planning Privatopolis : Representation and Contestationin the Development or Urban Integrated Mega-Projects », dans A. Roy, A. Ong, Worlding Cities : Asian Experiments and the Art of Being Global, Malden, Wiley/Blackwell, 2011, p. 77-97.
5 Les banlieues et périphéries urbaines sont généralement appelées cheaye krong en khmer, qui signifie littéralement « au bord de la ville ».
6 T. Percival, P. Waley, « Articulating Intra-Asian Urbanism : The Production of Satellite Cities in Phnom Penh », Urban Studies, 13, 2012, p. 2873-2888.
7 G. Shatkin, « Planning Privatopolis… », art. cité.
8 E. Harms, « Porous Enclaves : Blurred Boundaries and Incomplete Exclusion in South East Asian Cities », South East Asia Research, 23/2, 2015, p. 151-167.
9 G. Stetten, I. Picard, « Plan d’action sur le réseau de drainage et d’assainissement », dans Étude préalable à l’élaboration du schéma directeur d’urbanisme de Phnom Penh à l’horizon 2020, Phnom Penh, Agence Desaix, 2005.
10 Entretien informel à la municipalité le 17 mai 2009.
11 Le groupe Ciputra, du nom de son fondateur sino-indonésien (L. Suryadinata, Prominent Indonesian Chinese : Biographical Sketches, Singapour, Institute of Southeast Asian Studies, 1995), est un des plus grands promoteurs immobiliers indonésiens. Créée en 1981 et introduite en bourse au début des années 1990, cette compagnie s’est notamment spécialisée dans la construction de grands projets urbains de type ville-satellite à destination des populations aisées, ou world class city comme l’annonce la compagnie. L’essentiel de l’activité de Ciputra se situe en Indonésie, même si l’entreprise ou ses filiales sont implantées au Vietnam, en Chine, au Cambodge et en Inde (http://www.ciputra.com).
12 Le célèbre et très controversé sénateur sino-khmer Ly Yong Phat – appartenant au PPC – commence à s’enrichir dès la réouverture du Cambodge en 1980, principalement grâce à des activités d’import-export entre le Cambodge et la Thaïlande, qu’il développe à partir de sa province de naissance, Koh Kong. Le conglomérat LYP regroupe aujourd’hui une myriade de compagnies engagées dans de nombreuses activités : activités agricoles (riz, canne à sucre, tapioca, caoutchouc), ensembles hôteliers, parcs de loisirs, construction d’infrastructures de transport et d’approvisionnement en eau et en électricité (http://www.lypgroup.com).
13 Entretien le 18 juin 2008 avec le directeur commercial au Cambodge du projet Grand Phnom Penh International City.
14 Niklaus est une compagnie américaine spécialisée dans la conception et la construction de golfs. Cette compagnie, leader dans ce domaine, intervient sur les cinq continents (http://www.nicklaus.com). Ciputra a déjà fait appel à Niklaus pour la construction de golfs sur l’île de Java, comme celui construit à l’intérieur du grand projet urbain de Bumi Serpong Damai au sud-ouest de Jakarta (http://www.damaiindahgolf.com).
15 La monnaie nationale du Cambodge est le riel. Cependant, depuis le début des années 1990 et avec l’arrivée massive de la coopération internationale, le dollar américain est devenu une monnaie d’échange courante. 1 dollar équivaut à entre 4000 et 4300 riels environ.
16 Entretien le 18 juin 2008 avec le directeur commercial au Cambodge du projet Grand Phnom Penh International City.
17 Ibid.
18 La compagnie LandMark Worldwild est particulièrement active au Népal, où elle développe des infrastructures électriques, aéroportuaires et autoroutières. Le projet de Camko City représente en 2012 son plus gros investissement.
19 La Busan Mutual Savings Bank est une grande banque coréenne, à la fois de dépôts et d’affaires. Elle a été mise en cause en 2011 dans une série de scandales financiers.
20 Entretien le 5 mai 2009 avec un chargé de projet de Camko City.
21 Entretien le 18 juin 2008 avec le directeur commercial au Cambodge du projet Grand Phnom Penh International City.
22 L’OCIC est un fonds d’investissement spécialisé dans le financement, la conception et la réalisation de projets immobiliers de grande envergure. L’OCIC est une filiale de la Canadia Bank fondée en 1991 et issue d’une joint-venture entre la Canadia Gold & Trust Corporation et la Banque nationale du Cambodge. Tirant son nom de la contraction de Canada et Cambodia, elle est un exemple du rôle majeur des investissements financiers en provenance des diasporas cambodgiennes de l’étranger. Privatisée en 1998, elle est aujourd’hui un des principaux opérateurs bancaires du pays. À la fois banque de dépôts et banque d’affaires, ses activités sont très diversifiées. Elle est aujourd’hui un acteur central du marché immobilier de Phnom Penh et du Cambodge et investit dans des projets de logements, de parcs d’activités, de centres commerciaux, d’hôtels, d’immeubles de bureaux, de centres culturels, de parcs de loisirs et d’instituts technologiques. Le montage des projets se réalise souvent en joint-venture avec des partenaires étrangers (et particulièrement chinois, d’outre-mer ou du continent). Un des fondateurs et actuel directeur de la banque est le Sino-Khmer Pung Kheav Se, premier investisseur immobilier à Phnom Penh selon Françoise Mengin (F. Mengin, « La présence chinoise au Cambodge. Contribution à une économie politique violente, rentière et inégalitaire », Étude du CERI, 133, 2007).
23 Le fait que la compagnie locale LYP a développé sa propre ville-satellite après son engagement dans le projet de Grand Phnom Penh International City illustre l’importance des transferts de compétences immobilières de compagnies étrangères vers des sociétés cambodgiennes.
24 Qui inclut les dix membres de l’Asean plus l’Australie, la Chine, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud.
25 Le projet AZ City, aussi appelé Green City, a été approuvé par le gouvernement en 2006. Cette ville-satellite s’étend sur plus de 2500 hectares, prévoit l’aménagement des lacs au sud de la ville et se veut écologique. Près d’un cinquième du projet doit être réservé au développement d’espaces lacustres.
26 Peu d’informations sont disponibles sur ce projet. Le cabinet d’architecture Coréen GDS a en charge la conception du projet. Le projet doit s’étendre sur 1300 hectares et prévoit notamment la construction d’un nouveau port pour la ville.
27 M. Douglass, L. Huang, « Globalizing the City in Southeast Asia : Utopia on the Urban Edge-The Case of Phu My Hung, Saigon », International Journal of Asia Pacific Studies, 3, 2007, p. 11.
28 Le terme « modernisation » est autant polysémique qu’imprécis, d’autant plus lorsqu’il fait référence à la ville. En effet, il renvoie bien souvent à l’aspect et au caractère de celle-ci ; ces appréciations communes appartiennent donc aux registres de la perception, du goût, des usages, mais surtout de la comparaison. De manière générale, en effet, une ville se modernise lorsque l’on estime que son aspect et sa composition convergent vers ceux d’autres villes considérées comme plus modernes.
29 Les productions coréennes en sont particulièrement révélatrices.
30 Par exemple, une exposition en 2005 présentait les peintures de Choeung Rithy, dont le thème s’intitulait « Painting the Collective Memory ». Ses travaux s’attachent à représenter de manière réaliste des bâtiments coloniaux de Phnom Penh, principalement situés dans l’ancien quartier français, dans la partie nord du centre-ville. À la différence de cet artiste, Kong Vollak, qui appartient à une jeune génération de peintres cambodgiens, questionne la production moderne des espaces urbains de Phnom Penh dans un style beaucoup plus abstrait (voir http://www.sasaart.info/galleryarchive/artists_vollak.htm).
31 J. Delvert, Le paysan cambodgien, 2e éd., Paris, L’Harmattan, 1994 [1961] ; J. Népote, « Comprendre la maison cambodgienne », Péninsule, 47, 2003, p. 586.
32 À partir de la prise en compte d’indicateurs multiples, le Cambodge est classé, en 2012, 147e sur 183 pays par la Banque mondiale en termes de risque d’investissement (http://www.worldbank.org/).
33 R. Le Goix, « Les gated communities aux États-Unis et en France : une innovation dans le développement périurbain ? », Hérodote, 122, 2006, p. 107-137.
34 À titre d’exemple, nous pouvons citer l’organisation en 2010 de la World Cam Exhibition qui réunissait un large spectre d’acteurs privés et d’investisseurs locaux et étrangers, ainsi que des domaines d’activité très variés (télécommunication, banque, immobilier, industrie automobile, agriculture, etc.).
35 Principalement des compagnies d’assurance, des magasins vendant des produits à haute valeur ajoutée et des sièges de grandes compagnies comme Sokimex, la plus importante compagnie pétrolière du pays.
36 La Vattanac Bank est créée en 2002 par le Sino-Khmer Sam Ang, qui s’est enrichi, après 1979, par l’import-export de marchandises et la vente de pierres précieuses.
37 Pour son projet de tour, l’OCIC a principalement fait appel à des entreprises locales avec lesquelles elle avait précédemment travaillé (pour des projets de logements et d’infrastructures touristiques principalement), tout en déléguant les tâches les plus complexes à des compagnies spécialisées et récemment implantées à Phnom Penh. Par exemple, la compagnie chinoise Multiple Surveyors assure le management du projet, tandis que les soubassements et fondations de la tour ont été réalisés par la compagnie thaïlandaise PBL. De même, le projet immobilier de la Vattanac Bank associe un nombre important de prestataires d’origines variées. Le maître d’œuvre du projet est l’entreprise Posco Engineering & Construction (Posco E & C), d’origine sud-coréenne, particulièrement bien implantée au Vietnam et présente au Cambodge depuis 2007. La façade du bâtiment est fournie par une entreprise chinoise, Shenyang Yuanda Aluminium Industry Engineering, qui exporte ses structures dans toute l’Asie et en propose l’installation. Les plans du bâtiment ont été réalisés par le cabinet d’architecture et d’urbanisme TFP Farrells, d’origine anglaise. Enfin, la supervision du projet de construction est déléguée à Ove Arup & Partners Hong Kong, qui propose des contrats d’expertise dans presque tous les domaines de la construction, de l’aménagement et de l’urbanisme.
38 « La razzia immobilière des oligarques cambodgiens », Libération, 29 septembre 2010.
39 C. Pierdet, « Les infrastructures hydrauliques de Phnom Penh (Cambodge) face au risque d’inondation depuis 1979 », Environnement urbain, 2, 2008, p. 90-106 ; S. Maisonhaute, « Assainissement pluvial autour du Vat Phnom », dans Étude préalable à l’élaboration du schéma directeur d’urbanisme de Phnom Penh à l’horizon 2020, Phnom Penh, 2004 ; G. Stetten, I. Picard, « Plan d’action sur le réseau… », art. cité ; M. Maeda, T. Matsushita, M. Sophan, « Creation of New Waterfront Environment through a Drainage Improvement Project in Phnom Penh, Kingdom of Cambodia », communication au colloque international « The World Congress on Urban Infrastructure in Developing Countries », New Delhi, 11-16 novembre 2007. La sauvegarde de ce lac urbain, dont les travaux d’aménagement commencent sous la colonisation pour se poursuivre sous le gouvernement du Sangkum, pour des raisons de protection contre les inondations, ne pouvait plus être un argument de maintien de cet espace lacustre (E. Huybrechts, « Le renouveau de la planification urbaine de Phnom Penh », communication au colloque international « 4e Congrès du réseau Asie et Pacifique », Paris, École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville, 15 septembre 2011). Les propositions internationales pour l’aménagement du lac en un espace exclusivement dédié aux loisirs ont abondé au cours des années 2000, comme en témoigne le concours international organisé par la municipalité de Phnom Penh (Ateliers internationaux de maîtrise d’œuvre urbaine de Cergy-Pontoise, Agence foncière et technique de la région parisienne, Aménagement du boeung Kak. Concours international d’urbanisme, Phnom Penh, 2003). Le projet lauréat ne verra cependant jamais le jour.
40 Le wat (pagode) Phnom (montagne) est un haut lieu culturel et touristique de la capitale ; il est associé au mythe fondateur de la ville.
41 Le marché central est construit au cours des années 1930 par les Français. Il est un exemple de l’architecture « art déco » de l’époque.
42 Entretiens informels à la municipalité entre février et octobre 2009.
43 « Historic White Building to Be Demolished », The Cambodia Daily, 3 septembre 2014.
44 Les parcs sont communément désignés par le terme swoon, auquel peut être accolé soatirona (« public »).
45 En 2001, un grand incendie se déclare au sein d’un village informel situé au pied des immeubles du Front du Bassac. UN-Habitat a largement participé à l’organisation du relogement de cette communauté. Les causes de l’incendie ont fait l’objet de beaucoup de rumeurs. Certaines organisations internationales croient à la piste criminelle, tant la localisation de ces terrains faisait l’objet de convoitise.
46 Nommée kok (« île ») pick (« diamants ») en khmer.
47 Entretien le 26 juin 2009 avec un chargé de projet pour l’OCIC.
48 Le général Tea Banh est l’actuel ministre de la Défense. Personnage très influent au Cambodge, il est lié de près au clan du Premier ministre Hun Sen, comme son implication présumée dans le coup d’État de 1998 en témoigne (R. Marchal, Cambodge : de la guerre à la paix, ou d’un régime militaire à un régime policier, Paris, Fasopo, 2004).
49 Présent en Asie depuis l’ouverture du premier Sofitel à Singapour, le groupe français Accor investit au début des années 1990 à Phnom Penh en signant un contrat pour la gestion d’un hôtel de luxe, le Cambodiana. En 2000, Accor choisit de ne pas renouveler le contrat et planifie dès lors la construction de son propre hôtel de luxe dans la capitale.
50 General Tea Banh noted that the hotel’s opening was bound to improve the country’s “macro-economy” and “social development” and to aid in the reduction of poverty (« Le général Tea Banh a indiqué que l’ouverture de l’hôtel allait participer à l’amélioration de l’“économie nationale” et du “développement social” et favoriser la réduction de la pauvreté », « The Sofitel Phnom Penh Phokeethra celebrated Grand Opening », Traveldailynews, 11 avril 2011).
51 « Entretien - Didier Lamoot : “Nous voulons être numéro un” », Le Petit Journal, 16 décembre 2010.
52 En 2007, le gouvernement cambodgien vend à cette entreprise une partie des berges du Bassac et la construction du complexe commence en 2008. Le schéma directeur du projet prévoit un investissement d’environ 1 milliard de dollars pour la construction d’une tour de 52 étages et de 6 tours de grande hauteur accueillant au total 1064 appartements et 275 serviced apartments. La construction d’un centre commercial, d’une école internationale, de lieux de conférences et d’espaces verts est prévue sur une surface totale de 68461 m2 (GS Engineering & Construction, Cambodian IFC Ground Breaking, Phnom Penh, 2008). En 2008, cependant, avec le ralentissement de l’activité immobilière, la construction s’est arrêtée ; 6,7 hectares du projet ont été revendus en 2011 à la société japonaise Aean Mall, qui a inauguré en 2014 le plus grand centre commercial de la capitale.
53 Nous pouvons noter à ce sujet un fait intéressant. L’île des Diamants se situait auparavant dans le district périphérique de Mean Chey. En 2000, le gouvernement prend la décision d’inclure l’île dans le district de Chamkar Mon, qui fait partie des districts centraux de Phnom Penh.
54 La construction d’un Kentucky Fried Chicken (KFC) à Chbar Ampeul illustre l’émergence de centralités secondaires au sein de périphéries non concernées par les grands projets. Selon le gérant de ce restaurant, sa clientèle habite principalement le quartier. L’installation de banques et de sociétés de services a favorisé l’arrivée d’une nouvelle population dans ce secteur, qui travaille et consomme avant tout dans cet espace (entretien le 7 décembre 2010 avec le manager du KFC de Chbar Ampeul).
55 V. Deletage, Phnom Penh, renaissance d’une capitale sacrifiée, thèse de doctorat en géographie dirigée par G. Rossi, université Michel-de-Montaigne Bordeaux 3, 2006, p. 80.
56 L. Grebaux, Périphéries en devenir. Évolution et mutation d’un quartier périphérique de la capitale cambodgienne. L’exemple de Chruy Changvar, mémoire de maîtrise dirigé par G. Rossi, université Michel-de-Montaigne Bordeaux 3, 2001.
57 La Norton University est une université privée de la capitale.
58 Les BOT, légiférés par le sous-décret no 11/ANK/BK ratifié en 1998, représentent une forme de concession économique. Ce type d’accord entre un acteur privé et l’État se multiplie au Cambodge et à Phnom Penh, sous différentes formes légales.
59 P. Handley, « ACritical View of the Build-Operate-Transfer Privatisation Process in Asia », Asian Journal of Public Administration, 19, 1997, p. 203-243.
60 Entretiens informels à la municipalité entre février et octobre 2009.
61 C. Pierdet, « La symbolique de l’eau dans la culture cambodgienne : fête des eaux et projets urbains à Phnom Penh », Géographie et culture, 56, 2005, p. 5-22.
62 Entretiens informels à la municipalité en 2009.
63 G. Shatkin, « Planning Privatopolis… », art. cité.
64 G. Shatkin, « The City and the Bottom Line : Urban Megaprojects and the Privatization of Planning in Southeast Asia », Environment and Planning A, 40/2, 2008, p. 383-401.
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