Chapitre 5. Les effets de l’urbanisme sur les mobilités en 2050 : trois méthodes prospectives
p. 53-58
Texte intégral
1Pour étudier le lien entre urbanisme et transport, nous avons présenté les approches qui cherchent à mesurer les relations actuelles ou passées entre l’agencement territorial et les déplacements. Maintenant, prenons le problème par une autre entrée temporelle. Quelques travaux nous permettent d’estimer la part que va jouer l’urbanisme dans l’organisation future des mobilités. Avec David Banister et Robin Hickman (2013), nous pouvons distinguer trois méthodes de construction de scénarios de long terme :
- l’approche par prévision. C’est l’approche la plus classique qui consiste à établir des prévisions à l’horizon de dix ou quinze ans. Elle est très souvent utilisée à l’échelle régionale ;
- l’approche exploratoire. Il s’agit de réaliser des constructions en faisant jouer des paramètres considérés comme majeurs (souvent deux à deux pour construire quatre scénarios). Elles sont souvent interactives et participatives ;
- l’approche par rétropolation (backcasting). Dans cette méthode, il ne s’agit pas de déterminer les caractéristiques du futur mais de déterminer un futur désirable et de déduire les politiques à mener pour l’atteindre. Ces scénarios volontaristes sont ensuite confrontés au scénario tendanciel.
5.1. La prévision ou le prolongement des courbes
2Deux études récentes, une française et une britannique, permettent de montrer l’intérêt et les limites des approches par prévision.
3Une étude du Commissariat général au développement durable donne une projection de la mobilité locale à horizon 2030 en France (Cabanne, 2013). L’étude vise à évaluer les effets de différents scénarios d’aménagement du territoire. Dans tous les cas, les scénarios se fondent sur les évolutions démographiques de l’Insee en termes de croissance (+ 10 % à horizon 2030) et de vieillissement de la population. Ce travail postule que la croissance économique se poursuit au rythme de 1,6 %/an et que le prix du carburant augmente de 60 % entre 2008 et 2030. D’après les simulations réalisées, le nombre de déplacements croîtrait de 8 % à horizon 2030. Cette croissance est principalement liée à l’augmentation de la population (+ 11 % selon le scénario Omphale de l’Insee). Le nombre de déplacements par personne tend à diminuer très légèrement ( – 3 %) en lien avec le vieillissement de la population.
4Différents scénarios de croissance urbaine, dits d’étalement urbain, sont simulés :
- une évolution linéaire des parts de population entre ville-centre, banlieue et périurbain, au même rythme qu’entre 1999 et 2008 ;
- un scénario de densification des centres et des banlieues (+ 10 % de population en centre-ville et + 15 % en banlieue) ;
- un scénario de périurbanisation plus importante (+ 0 % dans les centres ; + 10 % en banlieue et + 27 % pour les espaces périurbains).
5L’impact de l’étalement urbain a été testé directement à partir de l’enquête nationale sur les transports et les déplacements (ENTD) en mesurant l’effet de la modification de la structure de la répartition de la population par type d’espace sur le niveau de mobilité globale. Les niveaux de mobilité par type d’espace sont supposés constants. La différence entre le scénario le plus favorable et le scénario le moins favorable est très modeste. En effet, les changements de localisations modélisés ne concernent que le supplément de 11 % de population attendu en 2030. Mais surtout, il ne s’agit que de l’impact des localisations résidentielles toutes choses égales par ailleurs.
6Un travail comparable a été réalisé dans le cadre d’un grand projet de recherche baptisé « SOLUTIONS » pour Sustainability of Land Use and Transport In Outer Neighbourhoods (Echenique et al., 2009). Ce projet a été financé par le Engineering and Physical Sciences Research Council et d’autres organismes britanniques. La recherche a réuni pendant cinq ans différentes universités : Cambridge, Leeds, Newcastle, University College of London and West England. L’objet est de tester des scénarios d’évolution urbaine à l’horizon de 2030 dans deux terrains d’études : le Wider South East of England (WSE), comprenant Londres ainsi qu’un large territoire du sud-est de l’Angleterre et le Tyne and Wear City Region (TWCR) dans le nord-est de l’Angleterre.
7Trois types de développement urbain ont été comparés :
- un développement urbain compact, marqué par de fortes densités et organisé par les transports publics ;
- un développement guidé par le marché, marqué par une urbanisation fortement dispersée, une faible densité et une place réduite accordée au transport public ;
- une extension planifiée avec de nouveaux quartiers, une densité moyenne et une offre diversifiée de transport, à la manière « classique » des villes nouvelles.
8Pour tous les scénarios, l’étude part de prospectives communes en matière de développement socio-économique, notamment de la tendance continue au développement des services. Elle part aussi du postulat d’un faible renouvellement du parc immobilier, résidentiel ou commercial, estimé à de moins de 1 % par an. Pour évaluer les effets de ces scénarios, les éléments de différenciation sont :
- la planification de l’usage du sol pour la construction et les voies de circulation (voies réservées pour les autobus, ceintures vertes) ;
- le prix (notamment pour l’usage de l’automobile) ;
- les investissements dans les infrastructures de transport ou le foncier.
9Comparé au scénario tendanciel, le scénario de la compacité conduit à réduire les distances parcourues par les véhicules d’environ 3 % dans le sud-est de l’Angleterre et de 2,3 % dans le Tyne and Wear. Toutefois, cela ne conduit qu’à une réduction de la consommation énergétique d’1 %, parce que l’accroissement de la densité conduit à plus de congestion et donc une perte d’efficacité énergétique au kilomètre parcouru. Cette politique entraîne une baisse des prix dans les villes mais une hausse dans les périphéries, où la demande ne peut être totalement satisfaite en raison des restrictions à l’usage des sols. L’usage des sols serait réduit de 40 % par rapport au scénario tendanciel pour le sud-est de l’Angleterre et de 34 % dans le Tyne and Wear. L’option du développement guidé par le marché conduit à une hausse des distances parcourues de 4 % dans le Sud-Est, mais non à une hausse des temps de parcours grâce à une hausse des vitesses moyennes. La consommation d’énergie et les émissions de CO2 s’accroissent de 2 % dans le Sud-Est, conformément à la tendance, mais se stabilisent dans le Tyne and Wear. La consommation de sols serait supérieure à la tendance de 34 % pour le Sud-Est et de 25 % pour le Tyne and Wear. Le scénario de l’extension planifiée conduit à une position intermédiaire. L’usage de l’énergie serait identique aux tendances actuelles parce que les nouveaux quartiers sont conçus autour des transports publics, ce qui pourrait conduire à réduire les distances domicile travail avec une concentration des emplois et services.
10Après ces scénarios, des membres de l’équipe de recherche se sont désolidarisés des auteurs de l’article et ont voulu raconter « The Other Side of the Story » dans un article de 2011 (Barton et al.). Que reprochent-ils au scénario évoqué ci-dessus ? Quelques erreurs de modélisation, mais surtout le fait d’ignorer les résultats d’une enquête de terrain. Une enquête a en effet été menée auprès des ménages dans 12 localités contrastées, des banlieues anciennes, des extensions récentes et quelquefois éloignées autour de Londres, Newcastle-Upon-Tyne, Bristol et Cambridge. Le questionnaire portait sur la fréquentation des équipements de proximité (commerces, école, bibliothèques, salles de sport, etc.) et les moyens de transport utilisés pour s’y rendre. 30 % des 1600 personnes enquêtées ont répondu. La part des déplacements réalisés à pied varie beaucoup, de 35 % à 82 %. Le recours à la marche n’est pas d’abord fonction de l’âge ou de la profession, mais de la distance : au-delà de 1,2 kilomètre, le recours à la marche est très minoritaire. Ce qui joue sur les pratiques de déplacement est donc la localisation du quartier par rapport aux équipements et l’intensité du maillage viaire. C’est donc la même critique que l’on peut formuler aux deux scénarios français et britanniques : ils postulent la permanence des pratiques de mobilité entre zones centrales et zones périurbaines. Ils n’envisagent pas qu’un aménagement repensé à l’intérieur de ces zones – implantation d’équipements de proximité, nouveaux aménagements piétonniers, etc. – puisse entraîner un changement des pratiques.
5.2. Les scénarios ou l’identification des variables principales
11Les approches par scénarios sont plus ouvertes et moins conservatrices parce qu’elles envisagent non pas une stabilité de la relation entre des paramètres (par exemple une forme urbaine et des pratiques de mobilité comme ci-dessus), mais déterminent des facteurs-clés de changement et envisagent des relations différentes entre ces paramètres. John Urry (2008) propose une telle approche. Son analyse s’appuie sur la notion de système complexe. L’approche par la complexité s’intéresse aux évolutions techniques et aux nouveaux comportements qui transcendent l’usage de l’automobile. John Urry présente les différentes composantes du système automobile : une source d’énergie (en l’occurrence, le pétrole, choix réalisé dans les années 1890 de manière relativement accidentelle) ; une modalité de production industrielle ; des politiques publiques et un mode de vie centré autour de l’automobile.
12Selon cet auteur, différents points de bascule pourraient survenir et entraîner une mutation importante du système automobile :
- un nouveau système énergétique, par exemple l’électricité, mais peut-être également l’hydrogène ;
- de nouveaux matériaux : le véhicule de demain ne sera pas nécessairement en acier ;
- les outils d’aide au pilotage. Demain, avec les « automobiles intelligentes », les voitures pourraient fonctionner en interdépendance, et de manière intermittente comme « transport individuel » ;
- l’évolution du rapport à a propriété, qui peut entraîner un développement de l’auto-partage et du covoiturage ;
- une mutation des politiques publiques.
13À partir de ces paramètres, on peut produire différents scénarios. Parmi ceux-ci, il distingue le « capitalisme du désastre », qui est une fuite en avant dans le système actuel de domination de l’automobile dans un système économique qui ne prend pas en compte les limites biogéochimiques des comportements humains. Il propose également un scénario nommé « orwellien » de régulation du système automobile par une mise en commun des informations relatives aux infrastructures, aux véhicules et aux individus grâce au numérique. Ces scénarios ont moins l’ambition d’éclairer l’action que d’ouvrir les esprits sur le champ des possibles en matière de transformation des systèmes de mobilité.
5.3. La rétropolation ou les transformations induites par les objectifs que l’on se fixe
14Un troisième type de méthode est l’approche par cible. Une fois la cible définie, par « rétropolation », il convient de définir les actions à mettre en œuvre.
15David Banister, Robin Hickman et leurs collègues ont élaboré de tels travaux dans différents contextes. Ils ont notamment étudié le cas de Delhi, capitale de l’Inde (Banister, Hickman, 2013). La population devrait passer de 8,5 millions d’habitants en 2013 à 26 millions en 2030. Si les tendances connues entre 1990 et 2010 se poursuivent, les émissions de CO2 pour les transports vont augmenter de 750 % à l’échelle de la ville d’ici à 2030. Dans un scénario « technologique » de très forte contrainte sur les émissions unitaires des véhicules, la hausse sera limitée à 531 %. Ce chiffre est atteint par une consommation unitaire des automobiles de 100 grammes de CO2 par kilomètre, une part importante de biofuels et de biodiesels et une hausse significative de la motorisation électrique. Il propose un scénario de « mobilité durable » qui se fonde sur ces améliorations technologiques, mais également sur un bouquet de solutions d’urbanisme. Ce scénario nécessite un engagement fort en faveur du métro, pour étendre le réseau actuel de 186 kilomètres, le développement de lignes d’autobus en site propre, un maintien de la part modale actuelle de la marche et du vélo – autour de 50 % – par la réalisation d’infrastructures dédiées, telles de très larges pistes cyclables avec priorité aux carrefours, un urbanisme guidé par les transports collectifs notamment pour l’implantation des centres d’emploi, une très forte dissuasion du stationnement dans les zones denses par des prix élevés, enfin un plan pour la logistique urbaine pour créer des centres de distribution proches des zones d’emploi et d’habitation. Cet ensemble de solutions permettrait un doublement des émissions pour l’ensemble de la ville en 2030, soit un léger déclin des émissions par tête.
16Dans un tout autre contexte de développement, à Londres, la construction de scénarios confirme l’importance de l’urbanisme (Hickman, Ashiru, Banister, 2010). Dans le cas d’un seul appui sur l’amélioration des moteurs, il est raisonnable d’envisager, en 2025, une réduction des émissions de gaz à effet de serre dans le domaine des transports de 4,5 % par rapport à celle de 1990. En s’appuyant sur un ensemble de mesures audacieuses d’investissements dans les transports publics, d’urbanisme et de restriction de stationnement dans le centre, la diminution pourrait être de près de 32 %. Il y a, bien sûr, un effet cumulatif des gains : une baisse des consommations unitaires des véhicules conduit à une baisse d’autant plus importante des émissions de polluants que les kilométrages sont peu importants… Selon cette approche, il apparaît alors évident que l’urbanisme apporte une contribution déterminante à la réalisation des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
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