Chapitre 7. L’idéal mobilitaire seul en lice ?
p. 115-125
Texte intégral
1L’émergence d’un idéal mobilitaire permet d’expliquer bien des discours tenus sur les questions sociales actuelles. Cependant, la description de l’émergence de nouveaux référents normatifs pose la question de l’évolution du paysage discursif au cours du temps. Que se passe-t-il donc lorsqu’un système normatif se trouve contesté de manière croissante et que de nouvelles manières de prescrire et de décrire le monde émergent ? Si l’on en juge par l’histoire, il ne faut pas s’attendre à un remplacement total ni à une défaite rapide de l’idéal de l’ancrage. De la même manière, les valeurs de la modernité mirent des décennies à s’imposer ; et on pourrait faire remarquer qu’aujourd’hui, alors même qu’elles subissent déjà les assauts de l’idéal mobilitaire qui les conteste, on ne peut considérer qu’elles régnèrent sans partage, ne serait-ce qu’une brève période.
2Il n’est donc pas étonnant que le discours de l’ancrage, issu directement du développement de la pensée moderne et des représentations de l’espace-temps qui l’accompagnèrent, résiste vaillamment dans bien des domaines, si ce n’est tous. C’est ainsi que, surtout dans des domaines tels que les questions migratoires ou les politiques familiales, on voit un discours de l’ancrage s’opposer furieusement à l’expansion du discours mobilitaire.
3Au-delà de la caractérisation de ces poches de résistance, se pose la question de la manière dont s’agencent ces deux registres discursifs lorsqu’ils sont en présence. Sommes-nous bien certains que la seule issue soit un combat à mort ?
Les beaux restes de l’idéal de l’ancrage
4L’idéal mobilitaire nous semble bien présent dans une multitude de domaines. En ce sens, il est un discours avec lequel il faut compter, qui pèse d’un poids certain sur le jeu social actuel et qui permet d’expliquer ou de légitimer nombre de mutations actuellement à l’œuvre, dans les discours et les pratiques. Il ne faudrait pas pour autant considérer qu’il a fait table rase du passé, ni même qu’il a ravalé ses concurrents au rang de conservatismes appelés à disparaître à court ou moyen terme.
5Plus particulièrement, il paraît évident que le discours de l’ancrage continue de fort bien se porter dans de nombreux domaines. S’il est en effet de bon ton de contester radicalement les limites de toutes sortes en en dénonçant l’artificialité, il n’en demeure pas moins que se profile un décloisonnement qui peut effrayer et mener à une contestation du désancrage absolu. Il suffit de prendre quelques exemples pour s’en convaincre.
6Ainsi, si le monde du travail est sommé par le discours mobilitaire de se décloisonner et de donner libre cours à toutes sortes de flexibilités, des systèmes de valeurs alternatifs s’expriment. C’est ainsi que le discours sur les « 35 heures » en France, même s’il s’est récemment considérablement affaibli, nous semble dénoter de la vitalité d’une conception du temps de travail comme strictement définissable et de la volonté de lui assigner une part réduite dans la vie des personnes. De la même manière, les critiques qui se firent entendre à l’égard du slogan mobilitaire « travailler plus pour gagner plus » du président français Nicolas Sarkozy indiquent la vigueur de la conception selon laquelle il revient à la collectivité, représentée par l’État, de fixer la durée maximale du temps de travail. Les critiques de la « loi Travail » du gouvernement de Manuel Valls se focalisèrent également en bonne partie sur la flexibilisation du travail et entendaient défendre limites et stabilités. Les mêmes registres ont plus récemment été mobilisés pour s’opposer au projet de réforme du Code du travail porté par le président Macron.
Il n’est pas jusqu’à de grandes entreprises plutôt acquises à l’idéal mobilitaire qui ne tentent de rétablir des limites. Les lois Aubry de 2000 sur les « 35 heures » ont introduit un système extrêmement flexible pour les cadres, celui du forfait-jour, permettant de ne plus avoir à compter les heures prestées pour autant qu’une durée de onze heures de repos quotidienne soit respectée.
Récemment, des accords sectoriels ont été signés visant à faire respecter un « droit à la déconnexion » : extinction des lumières dans les bureaux, coupure des serveurs de courriers électroniques et restriction du droit à accéder aux locaux visent à préserver la vie privée des travailleurs1.
7Dans le même ordre d’idée, le débat sur le recul de l’âge de la retraite témoigne que l’articulation entre vie active et retraite reste un repère symboliquement et concrètement important pour une large part de la population. Plus largement, le discours valorisant les acquis sociaux considère que ces derniers constituent des normes qui limitent la puissance du capitalisme sauvage de la dérégulation et de la flexibilité absolue. Prenant appui sur la constitution, elles réclament le respect d’un « effet cliquet » permettant la progression des droits, mais pas leur recul. À l’opposé, le refus de mettre en question l’âge de l’accession à la retraite est souvent stigmatisé comme un refus d’adaptation et une volonté de s’arc-bouter sur les droits acquis. De plus, derrière la question de la fixation du terme de la carrière, se profile, plus discrètement, celle, éminemment mobilitaire, de la légitimation de la fixation collective de limites temporelles et de rythmes collectifs, ainsi que, corrélativement, du droit de chacun de déterminer son activité professionnelle en fonction de ses aspirations, capacités et besoins.
8De manière similaire, la récente crise financière et bancaire fut l’occasion de rappeler la fragilité d’un système économique fortement flexible et le caractère indispensable d’un État à même de l’encadrer. Du plafonnement des revenus des traders à l’interdiction de produits financiers trop éloignés de l’économie productive, en passant par la critique de la volatilité de l’économie spéculative, par le retour de l’idée de taxer les transactions financières pour en limiter le flux et par la tentation d’une (re)nationalisation d’une partie du secteur financier, il fut bien question de réancrer l’économie dans l’économie réelle, de l’encadrer et, ainsi, de réaffirmer l’existence de territoires politiques et sociaux préservés des logiques financières. Le Traité de libre-échange transatlantique témoigne par contre d’une volonté de libérer les flux commerciaux des contraintes politiques et du contrôle démocratique nécessairement territorialisé2. Il est à cet égard paradoxal que sa négociation se fasse dans la plus grande opacité, ce qui indique à quel point limites et décloisonnement peuvent être assemblés en dispositifs favorables à l’un ou l’autre acteur capable d’en promouvoir une telle configuration.
9Les domaines du travail et de l’économie ne sont bien entendu pas seuls en cause. Le débat français récurrent sur la reconduction à la frontière de Roms jouissant de la citoyenneté européenne voit s’affronter les tenants d’une certaine vision de l’espace national et de la régulation stricte des mouvements de population3, et ceux d’une ouverture des frontières et d’un droit à la mobilité des personnes. Entre des individus qualifiés par leurs appartenances nationales et ethniques et des personnes caractérisées par leur parcours personnel et leur désir de cieux plus cléments que ceux de leur Roumanie natale, ce sont à nouveau des discours mobilitaires ou de l’ancrage qui se donnent à entendre, et ce des deux côtés de la frontière gauche-droite. Car, entre l’ouverture des frontières et le développement de l’immigration choisie (par le pays d’accueil, bien entendu), les résonances sont souvent importantes, les différences portant pour l’essentiel sur les personnes susceptibles de bénéficier de la liberté mobilitaire ainsi instituée. Par contre, là où la mobilité individuelle peut être valorisée, la mobilité communautaire ne l’est que très rarement, une demande de ségrégation et d’entre-soi extrêmement forte ayant trouvé à s’exprimer depuis le milieu des années 19804. De ce fait, en fonction des domaines ou des sous-secteurs concernés, voire des événements médiatiques récents, la gauche et la droite tiennent chacune, tantôt des discours mobilitaires, tantôt des discours de l’ancrage. Il n’est que de les voir se traiter mutuellement de conservateurs, insulte mobilitaire s’il en est, et de se prétendre progressiste, pour comprendre que les clivages ne se superposent pas. Plus récemment, la « crise des réfugiés » syriens et irakiens (pour l’essentiel) a offert le spectacle d’un tel affrontement au niveau européen. L’Union européenne, à travers Frontex et son accord contesté avec la Turquie, tente de faire de la Méditerranée une frontière étanche, tandis que de nombreux citoyens réclament une ouverture des frontières au nom de la Conventions de Genève instaurant le droit d’asile. À nouveau, ce clivage ne peut être réduit à un affrontement gauche-droite.
10La vigueur des positions relevant de l’ancrage se fait aussi sentir dans le domaine privé. Ainsi, des travaux de recherche ont mis en évidence l’existence de choix de vie impliquant un fort ancrage local et une faible mobilité matérielle5. Si leurs déplacements sont alors rares dans l’espace matériel, cela ne signifie pas qu’ils ne recourent pas, parfois de manière intensive, aux nouvelles technologies pour évoluer dans des espaces non matériels. On notera par ailleurs que ces choix sont souvent liés à une réflexion relative à l’impact de la voiture sur la vie en société et sur l’environnement. L’ancrage physique peut donc être un choix de vie contemporain.
11De même en matière familiale, s’il est devenu évident pour la plupart que le couple est affaire de sentiments et ne relève plus du maintien d’un statut économique, social, qu’il ne relève plus de la permanence généalogique mais est sécable comme n’importe quel attachement affectif, nous n’assistons pas pour autant à une contractualisation totale de la famille. En effet, des appels à l’indissolubilité du « couple parental » font écho à la célébration de la solubilité du « couple affectif6 ». On demande donc aux couples qui se défont, une capacité à gérer l’instabilité sentimentale et à investir de nouveaux projets affectifs, mais aussi à continuer de gérer en commun l’éducation de leurs enfants. Une limite claire entre couple affectif et couple parental est censée leur permettre de satisfaire à cet impératif schizophrénique conjuguant mobilité affective et ancrage générationnel. La famille fait ici résistance à la mobilité, elle qui fut pourtant très largement investie par le discours mobilitaire.
12La question sexuelle nous paraît aussi avoir été le théâtre d’un (ré)investissement par le discours de l’ancrage. C’est ainsi que la question de la pédophilie, de la pédopornographie et, plus largement, de la majorité sexuelle a été au centre de bien des débats depuis le début des années 1990. La forte émotion liée à la disparition de Julie et Mélissa, puis au traitement de ce qui était devenu « l’Affaire Dutroux » provoquèrent en Belgique l’émergence de nombreux discours relatifs à la morale sexuelle vis-à-vis des mineurs. Dans ce domaine qui avait été tellement dérégulé qu’on pouvait s’interroger sur les bornes qui y subsistaient, on assista à l’affirmation d’une limite tenant à l’âge et au consentement. Ce dernier point fut confirmé à l’occasion d’un large regain d’intérêt médiatique pour la question du viol, en bonne partie centré sur le « phénomène des tournantes ». S’il était possible de faire ce que l’on désirait, c’était uniquement avec des personnes majeures et consentantes. A priori évidente, cette affirmation n’est intéressante que par le poids symbolique qui fut le sien, notamment à l’occasion de l’accusation infondée d’un homme politique belge qui put ne pas rendre compte de ses pratiques et orientation sexuelles en réaffirmant simplement ce principe. Parallèlement, on assistait à la mise en cause de pratiques et de discours assumés par certains, durant les années 1970, sans que cela ait alors suscité d’émoi particulier. Ainsi Gabriel Matzneff fut-il violemment critiqué pour ses écrits mettant en scène ses amours avec des adolescents et adolescentes, au premier rang desquels son essai Les moins de seize ans, publié en 1974 et au centre d’une polémique qui ne fit qu’enfler au cours des années 1990, vingt ans après sa publication. Il s’agissait alors, nous semble-t-il, de réaffirmer des limites qui n’avaient rien d’évident quelques années auparavant, quand il était interdit d’interdire7. Dans le même ordre d’idée, pointons également l’intense débat sur la prohibition de la prostitution, dans le cadre duquel certains entendent restaurer des limites au droit à disposer de son corps ou au consentement.
13Si le domaine des nouvelles technologies est un secteur où l’idéal mobilitaire trouve à la fois un substrat technologique et l’occasion de s’incarner dans des dispositifs sociaux, il est loin de permettre un désancrage sans heurts. De la dénonciation de la dérégulation orthographique accompagnant ce qu’il est convenu d’appeler le « langage SMS » ou « langage texto » à la mise en cause de l’accès libre à la pornographie que l’Internet rend possible, en passant par la critique de l’égalisation des paroles sur la toile permettant par exemple au premier quidam complotiste venu de contredire une autorité scientifique ou, plus largement, par la qualification péjorative de « virtuelles » des relations qui se nouent sur la toile, des discours de rejet et de mise en cause se développent qui ne reflètent sans doute pas seulement une répulsion passéiste, mais aussi une interrogation face au désancrage absolu que semble permettre l’Internet. Un des discours qui nous paraît le mieux révéler cette résistance est celui qui met en scène l’usage de l’Internet par les extrémistes musulmans. La toile y est alors présentée comme le lieu d’une anomie permettant une mise en danger directe de l’ensemble de nos sociétés. Les figures du terrorisme et de l’islamisme – deux des figures contemporaines de la peur – sont mobilisées dans le cadre d’une critique de la réticularité du « web ». Ce discours est couplé à des appels à une reprise en main normative et restrictive de la part des États. Absence de limites géographiques et temporelles, faiblesse des contrôles sociaux, transparence absolue et mensonge permanent, atopie et achronie empêchant l’établissement d’une normativité, telles sont quelques-unes des critiques ressortissant à l’ancrage, qui sont adressées chaque jour au « réseau des réseaux ».
14On le voit donc, l’idéal mobilitaire se trouve, dans certains champs, combattu par des discours relevant de l’idéal de l’ancrage. Il n’est donc pas question d’un irrésistible raz-de-marée mobilitaire, même s’il nous semble qu’on puisse parler de lame de fond. Si l’antagonisme ancrage/mobilitaire nous intéresse particulièrement ici, nous n’excluons bien entendu pas que d’autres types de discours normatifs s’opposent, ici ou ailleurs, à la déferlante mobilitaire.
Des discours opposés… aux multiples combinaisons
15L’analyse théorique des discours nous a permis de construire leur opposition structurale8 l’un à l’autre en ce qu’ils constituaient des univers de sens a priori incompatibles. Est-ce à dire que l’opposition de discours conduit nécessairement à des antagonismes au niveau structurel, c’est-à-dire à celui de l’organisation du social ? Autrement dit ces discours ne peuvent-ils exister que dans la concurrence, au détriment l’un de l’autre ? L’observation nous montre une réalité plus complexe que ce simple antagonisme, la structuration de la société pouvant s’accommoder de relations concomitantes avec les deux discours.
La résistance de l’ancrage
16Ainsi peut-on observer le maintien de nombre de structures sociales relevant de l’ancrage plutôt que de la mobilisation. La reproduction économique, notamment à travers la transmission intergénérationnelle des moyens économiques, indique la part de fixité d’un système économique libéral qui, s’il peut soutenir des plaidoyers pour la mobilité absolue, n’en oublie pas pour autant qu’il est fondé sur l’accumulation du capital. Le sacro-saint secret bancaire, le caractère confidentiel du montant des revenus, voire la propriété privée elle-même – dont la propriété intellectuelle et les rentes de situation qu’elle permet – sont également des pratiques relevant de l’immobilité et des espaces clos et qui sont loin d’avoir disparu. La persistance des discriminations de genre et ethniques sur le marché du travail montre qu’il est bien difficile, en certaines circonstances, d’abattre toutes les frontières, comme ce plafond de verre qui empêche souvent les femmes de gravir les échelons supérieurs dans l’organisation qui les emploie. Symétriquement, il reste difficile pour un homme de revendiquer une sortie des modes d’être masculins traditionnels, par exemple lorsqu’il est question d’obtenir une souplesse professionnelle permettant de s’occuper de sa famille. De la même manière encore, dans la sphère privée, on voit souvent ressurgir une répartition traditionnelle des rôles homme/femme assignant à chacun un territoire pratique et symbolique propre et des positions hiérarchiques en conséquence. Dans ce cadre, la résurgence de discours plaidant pour l’acceptation de la charge de la maternité par la femme – dans le cadre de la promotion de l’allaitement maternel, par exemple – et le maintien de fortes figures de la mère idéale sont de puissants éléments de légitimation (structurale) de l’ancrage.
17Sur le terrain politique, il est évident que les États-nations n’ont pas dit leur dernier mot, pas plus que les hiérarchies du pouvoir. Les cercles où on décide restent pour l’essentiel hermétiquement clos : ministères, présidence de la République, magistrature, haute administration, autant de lieux auxquels on n’accède pas aisément et qui, pour parfois se donner des allures de lieux accessibles, n’en continuent pas moins de protéger jalousement la clôture qui fonde le système hiérarchique sur lequel ils capitalisent. Qu’il s’agisse de sécurité, de confidentialité, de contrôle de la qualité des décisions ou encore du maintien de la différence entre représentants et représentés, les arguments ne manquent pas pour légitimer le maintien de ces clôtures et rigidités spatio-temporelles.
18Le domaine de la Justice, de semblable manière, résonne des appels à une justice consensuelle et participative, à une restitution des litiges aux parties et à l’abandon de la position de surplomb d’un juge autoritaire ; il n’en demeure pas moins que la grande majorité des conflits qui sont tranchés par l’État le sont à l’aide des instruments du droit le plus classique, les plus conformes à l’idéal de l’ancrage qui se puissent imaginer. Ces pratiques classiques sont soutenues par des discours appelant à la légitimation de la gestion de la cité au moyen de normes préétablies, connues de tous et définissant le plus précisément possible les contours du territoire de la légalité ; des discours relevant de l’ancrage, donc. La hiérarchie propre aux institutions judiciaires, la définition des litiges, des droits, des devoirs et des torts par le biais de processus de catégorisation, la procédure alternant stases et ruptures et déterminant des territoires d’intervention étanches entre acteurs et bien d’autres choses encore sont tout ce que à quoi s’oppose l’idéal mobilitaire. Il n’empêche que l’imaginaire qui les accompagne est toujours d’une puissance extrême et contraint très fortement les pratiques. Le constat d’une forte « judiciarisation » des conflits ne se dément pas, tant il apparaît que la population continue de faire massivement appel à la justice classique pour gérer ses conflits.
19Des structures relevant de l’ancrage subsistent donc, ce qui indique clairement que l’idéal mobilitaire n’a donc pas le champ libre.
La conjugaison de discours et de structures relevant de normativités opposées
20Dans certains contextes, les univers structuraux mobilitaire et de l’ancrage peuvent se côtoyer ou, plus encore, développer des symbioses. La possibilité du maintien de hiatus normatifs au sein du social ne nous semble pas devoir faire l’objet d’une démonstration spécifique tant il est courant que coexistent harmonieusement – ou du moins fonctionnellement – des schèmes structuraux a priori antagoniques. C’est ainsi qu’incontestablement, le fait d’occuper une position importante dans les hiérarchies pyramidales bâties sur des ancrages confère une attractivité particulière pour les réseaux obéissant aux impératifs mobilitaires. Les logiques positionnelles de l’ancrage et relationnelles de la mobilité se combinent alors pour offrir à certaines personnes un renforcement de leur pouvoir.
21Plus précisément, quatre éléments nous semblent soutenir l’idée d’une symbiose structurelle des schèmes structuraux mobilitaire et de l’ancrage. En premier lieu, la position hiérarchique haute d’une personne est généralement liée à une relative autonomie dans le choix de ses activités, laquelle facilite le respect des impératifs mobilitaires. Les structures sociales peuvent donc être complémentaires, permettant à des personnes d’occuper des positions avantageuses de part et d’autre. Il est ainsi plus aisé de se conformer à l’injonction d’activation – et donc de faire preuve d’initiative plutôt que d’obéissance mécanique – lorsqu’on jouit d’une position hiérarchique supérieure dans une entreprise, que lorsqu’on est soumis au contrôle tatillon de multiples supérieurs, tous susceptibles de donner des ordres précis.
22La position hiérarchique haute confère un deuxième avantage en termes mobilitaires : le fait qu’elle ouvre à un surcroît de sollicitations pour participer à de nouveaux projets, lesquels sont autant d’occasions de réalisations et de renforcements participatifs des stratégies développées. Il est clair que l’attractivité d’un nœud se trouve potentiellement augmentée du fait qu’il occupe par ailleurs une position enviable dans un système hiérarchique, car il est alors susceptible de mobiliser l’institution à laquelle il appartient au bénéfice des membres du réseau. Ainsi, dans un réseau de chercheurs, un professeur occupant une fonction d’administration de sa faculté est attractif du fait de sa capacité à mobiliser son université pour l’obtention de facilités matérielles (locaux, aide en personnel, financements, etc.). En retour, le refus de participer à certaines activités sera d’autant plus légitime que les propositions seront nombreuses. À l’inverse, de plus en plus, les organisations hiérarchiques tendent à intégrer préférentiellement des individus bénéficiant d’une bonne intégration réticulaire. C’est ainsi que se sont développées, au profit de grandes organisations, de nouvelles formes de publicité et de marketing fondées sur l’exploitation du réseau social de potentiels prescripteurs d’achat. C’est ce sur quoi tablent les marques qui tentent de « faire le buzz » avec une nouvelle, une vidéo ou une image qui fera spontanément le tour des réseaux sociaux. Pyramide et réseau n’entrent donc pas ici en conflit, au contraire, malgré des discours fondateurs a priori incompatibles.
23Le troisième avantage repose sur la possibilité pour la personne occupant une position avantageuse de déléguer les tâches subalternes et peu signifiantes à des personnes tenues de lui obéir, au profit d’une concentration sur des activités plus valorisantes ou rentables. L’appareil hiérarchique peut donc mettre des subalternes à la disposition d’un plus haut placé et ainsi lui faciliter le développement d’activités autonomes, la participation à des projets et l’adaptation aux contraintes de l’environnement. À l’inverse, les subalternes ne pourront se prévaloir que d’activités de peu d’intérêt, rarement tournées vers la réalisation de leurs propres objectifs. Ceci renvoie au concept de motilité, de Vincent Kaufmann9, qui met en évidence la part de potentiel que requiert la mise en mouvement, mais aussi la possibilité d’en déléguer une part importante. En effet, disposer d’un secrétariat10, avoir accès à des services logistiques ou bénéficier du suivi d’un département de relations extérieures aide grandement à assumer sa mobilité physique, par exemple. Tout le monde n’est pas tenu d’acquérir personnellement les ressources lui permettant de se constituer une motilité satisfaisante. Ainsi, la structure pyramidale relevant de l’ancrage peut constituer un potentiel valorisable dans le cadre structurel mobilitaire du réseau. De la même manière, Urry11 met en évidence le fait que les inégalités sociales peuvent se trouver renforcées du fait de l’inégale répartition du capital réticulaire. Dans un tel contexte, les cumuls de capitaux peuvent aboutir à des renforcements de positions de force ou de faiblesse.
24Enfin, la position haute offre une sécurité, laquelle permet d’avoir l’audace de celui qui travaille avec un filet. Les prises de risques seront différentes en fonction du degré d’intégration et du niveau de privilège dont on bénéficie au sein de la structure hiérarchique. Ainsi, un parachute doré correspondant à plusieurs années de salaire d’un employé ordinaire aide-t-il à se sentir pousser des ailes. Les structures hiérarchiques et les ancrages peuvent donc conférer des avantages ouvrant au développement de positionnements avantageux au sein du réseau.
25On le voit, loin de s’affronter systématiquement, les cadres structurels soutenus par des cadres structuraux antagonistes peuvent se renforcer mutuellement. Des logiques discursives incompatibles n’impliquent pas nécessairement des structures sociales opposées. Ces conjonctions structurelles offrent, gageons-le, un cadre approprié à des pratiques sociales relevant de la combinaison des logiques mobilitaire et de l’ancrage.
26Si les avantages peuvent se cumuler, à l’inverse, partant de l’idée que l’on « ne prête qu’aux riches », on peut faire l’hypothèse du renforcement négatif. On comprend en effet aisément que l’individu occupant une position subalterne dans les hiérarchies sociales n’attirera de propositions de connexion que de la part de semblables, guère mieux lotis. Or, un réseau de déclassés et de bras cassés présente peu d’intérêt et sera donc d’un faible secours lorsqu’il sera question de pallier une faiblesse positionnelle. Certes, une entraide peut ainsi se développer, mais il est douteux qu’elle mène à une promotion sociale importante. D’autant plus que la violence des injonctions mobilitaires est souvent fonction de la faiblesse relationnelle et positionnelle de l’individu concerné. Le chômeur de longue durée sommé de nouer des contacts, de chercher activement un emploi et de se former continuellement risque bien de se trouver en butte à un impératif infini ne le menant qu’à une accumulation de connexions inutiles et à une vaine agitation alors que c’est sa capacité à mener une existence digne qui est menacée. Car si l’idéal mobilitaire glorifie la connexion et le mouvement, elle passe sous silence que certaines ne rapportent rien, ou tant s’en faut. On le voit une fois de plus, l’usage sélectif des discours disponibles permet la cohabitation de structures aux fondements opposés.
27À l’inverse, la personne peu mobile, incapable de mobiliser un réseau et d’en capter les ressources peinera à progresser au sein des hiérarchies auxquelles elle participe. À une époque où l’on cherche des personnes et non des individus, les hommes ne sont plus interchangeables12. Il n’y a pas qu’au cadre que l’on pose la fatidique question : « Pourquoi devrions-nous vous engager, vous plutôt qu’un autre ? » Il est donc essentiel de développer des relations susceptibles de faire valoir ses qualités le moment venu. Une relégation mobilitaire résultera souvent en un maintien aux niveaux inférieurs des hiérarchies sociales.
28Ce qui peut apparaître, à première vue, comme une cohabitation forcée, comme une délimitation des zones d’influence réciproques des discours peut se révéler constituer de réelles symbioses. Ainsi, à l’abri du secret bancaire, peut-on développer les pratiques financières les plus mobilitaires, celles qui échappent totalement à l’emprise des États. Plus généralement, la fraude fiscale, largement fondée sur la libre circulation des capitaux d’un pays à l’autre, n’est rendue possible dans cette dimension que par le maintien de frontières s’imposant aux États. C’est précisément parce que ceux-ci ne peuvent agir hors de leur territoire et que leurs homologues étrangers refusent de transmettre certaines informations que des paradis fiscaux ont pu prospérer et les fraudeurs échapper quasiment à toute répression. La mobilité des capitaux est donc un allié particulièrement précieux des puissants lorsqu’elle se double d’une immobilité des États et d’une opacité des frontières.
29De même l’injonction mobilitaire vis-à-vis des faibles permet de les dénoncer comme assistés en rupture de contrat social, de remettre en question les systèmes sociaux assurantiels et redistributifs, de les amener à exercer une pression considérable à la baisse sur les conditions de travail et les rémunérations et, ainsi, à œuvrer à la reproduction sociale et au maintien de l’étanchéité entre nantis et défavorisés. Le discours de la mobilité est alors au service de pratiques d’immobilité, elles-mêmes soutenues par un discours entrepreneurial mobilitaire. Ces très brefs exemples indiquent le niveau d’intrication de ces discours et leur fonctionnement potentiellement symbiotique.
30Réduire la situation actuelle à une succession – le Roi est mort, vive le Roi – ou à un combat des Titans est réducteur. Il revient à prendre au sérieux les prétentions exclusivistes et totalitaires des normativités étudiées. Il revient également à considérer que les niveaux structural et structurel sont mécaniquement liés. La situation est bien plus complexe dès lors que les discours fournissent un cadre de pensée mobilisable pour certains usages, mais également susceptibles de relégation lorsque s’avère nécessaire le maintien de structures et de pratiques sociales incompatibles13.
31S’agissant de discours, tout est question de regards : hiérarchies et réseaux sont inéluctablement appelés à coexister ; la question est de savoir en quels termes et sous quels dispositifs de légitimation. Car le succès du discours mobilitaire nous promet encore bien des entreprises de négation et de dissimulation des structures sociales. Pour preuve, entre autres, ces discours sur la prison que nous analysons au chapitre 9 et qui montrent que, même face à l’immobilisation par excellence, il est possible de tenir un discours mobilitaire. Et de susciter l’adhésion d’un parlement.
Notes de bas de page
1 Rédaction, « Le droit à la “déconnexion” fait son chemin dans les entreprises », LExpress.fr, http://www.lexpress.fr/emploi/gestion-carriere/le-droit-a-la-deconnexion-fait-son-chemin-dans-les-entreprises_1512000.html, consulté le 13 septembre 2018.
2 Toutes normes juridiques supposent un territoire d’application. Les démocraties occidentales se sont constituées dans un rapport au territoire où les définitions du peuple et de l’étendue du territoire normatif se superposent. Constatons que le Traité de libre-échange transatlantique ne prévoit aucune assemblée démocratique couvrant de sa compétence normative le territoire « ouvert » économiquement. Il interdit ainsi, de facto, toute possibilité de contrôle normatif du flux économique par les populations. Le champ d’intervention de la raison publique s’en voit ainsi réduit.
3 Rappelons que, pour Manuel Valls, les Roms ont vocation à retourner dans leur pays d’origine.
4 Jacquemain M. et F. Claisse, « Que sont les fachos devenus ? », Politique, 75, 2012, p. 23.
5 Lefranc-Morin A., Choix de vie atypiques : un atelier exploratoire, http://fr.forumviesmobiles.org/projet/2017/02/02/choix-vie-atypiques-atelier-exploratoire-3467, consulté le 6 juin 2018 ; Daguzé S., C. Jullien, P. Marchal, M. Rakotomanga, et C. Terrié, Mobilité mode de vie, op. cit., p. 89 et suiv. ; Mahé A. et P. Moati, Modes de vie et mobilité. Une approche par les aspirations. Phase qualitative, op. cit., p. 15.
6 Marquet J., « Couple parental – couple conjugal, multiparenté – multiparentalité. Réflexions sur la nomination des transformations de la famille contemporaine », Recherches sociologiques et anthropologiques, 41-2, 2010, p. 51-74.
7 Dans le même ordre d’idée, souvenons-nous, à la fin des années 1970, du succès commercial des photographies de David Hamilton, exposant - en flou artistique -des jeunes filles particulièrement peu vêtues.
8 Rémy J. et L. Voyé, Produire ou reproduire : une sociologie de la vie quotidienne. Transaction sociale et dynamique culturelle, Bruxelles, Éditions universitaires/De Boeck Université, 1991, p. 30.
9 Kaufmann V., « La mobilité comme capital ? », art. cité.
10 Nous pouvons ici relever la transformation du métier de secrétaire qui d’un rôle administratif subalterne s’est fréquemment métamorphosé en nœud logistique ancré permettant les mobilités des fonctions hiérarchiques.
11 Urry J., Mobilities, op. cit., p. 187.
12 Par définition, l’individu est un être abstrait et interchangeable avec ses semblables, tandis que la personne est située de manière unique par l’agrégation de caractéristiques spécifiques et de relations particulières.
13 Nous renvoyons à ce propos à ce que Jean Rémy dit des subtiles relations entre ces différents niveaux, Rémy J. et L. Voyé, Produire ou reproduire, op. cit., p. 29-30.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mobilités alimentaires
Restaurations et consommations dans l’espace des chemins de fer en France (xixe-xxie siècle)
Jean-Pierre Williot
2021
Policer les mobilités
Europe - États-Unis, xviiie-xxie siècle
Anne Conchon, Laurence Montel et Céline Regnard (dir.)
2018
Les faux-semblants de la mobilité durable
Risques sociaux et environnementaux
Hélène Reigner et Thierry Brenac (dir.)
2021
Mobilités et changement climatique : quelles politiques en France ?
Jean-Baptiste Frétigny, Caroline Bouloc, Pierre Bocquillon et al.
2024