Chapitre 6. L’idéal mobilitaire : contours et usages
p. 83-114
Texte intégral
1Un idéal mobilitaire est donc en voie d’expansion1, qui repose sur l’émergence de la forme-flux comme modalité de rapport à l’espace-temps, morphologie essentiellement fondée sur le rejet de la limite tant spatiale que temporelle. De cette nouvelle représentation spatio-temporelle, découle une nouvelle représentation de la mobilité, c’est-à-dire du déplacement socialement signifiant. La mobilité apparaît désormais comme irrépressible, comme un donné dont on ne peut que s’accommoder. La mobilité se fait alors dérive ou kinétique, mouvement perpétuel ne nécessitant pas de but préétabli. C’est à son tour sur cette base que se développe un nouveau rapport impératif à la mobilité : celle-ci n’est pas seulement un fait, elle est une obligation. Dans un monde en mouvement permanent, l’immobilité est dysfonctionnelle, donc problématique. S’ouvre alors la perspective d’une normativité mobilitaire qui oblige à la mobilité pour elle-même, dans l’ensemble des espaces, physiques ou non.
2Affirmer la naissance d’une normativité ne suffit cependant pas à en faire un analyseur potentiel, utile aux sciences sociales. En effet, ces dernières ont pour vocation de contribuer à expliquer des phénomènes sociaux et ont, à cette fin, besoin d’outils précis. Il nous faut donc aller plus loin et détailler le discours dont nous faisons l’hypothèse de l’émergence. Cela implique de préciser les impératifs qui émergent et qui charpentent l’idéal mobilitaire.
3Nous en avons identifié quatre qui forment la trame des discours qui prescrivent aux contemporains les comportements qu’ils doivent adopter. Il ne s’agit bien entendu pas d’impératifs incontournables, mais de mots d’ordres par rapport auxquels toute personne confrontée à l’idéal mobilitaire doit pouvoir se justifier et, soit montrer sa conformité, soit masquer sa déviance. C’est au départ de cette grammaire que les discours mobilitaires peuvent se décortiquer.
4Les deux premiers impératifs, l’activité et l’activation, portent sur la direction des comportements des acteurs (individuels ou collectifs). Il s’agit donc d’impératifs qui pèsent sur les personnes prises isolément : qu’attend-on d’elles comme type de comportement, comme attitude ? À cela, il convient d’ajouter des impératifs liés à la relation que ces acteurs doivent entretenir avec leurs semblables. C’est de la combinaison d’impératifs de gestion de soi et d’impératifs relationnels qu’émerge l’idéal mobilitaire, laquelle impose une nouvelle manière d’être mobile.
Quatre impératifs
5Un système qui prétend peser sur les comportements doit à la fois définir les normes de l’action individuelle, mais également les modalités de l’interaction avec les autres acteurs.
Gestion de soi
6L’idéal mobilitaire ne se contente pas de concerner le comportement en société des sujets, il comprend des normes individuelles qui règlent la manière dont les personnes dignes ont à se comporter. Rappelons que ces principes sont susceptibles de s’appliquer tant aux êtres humains qu’aux organisations, voire aux objets interactifs dont la qualité sera appréciée à travers cette grille de lecture.
Activité
7Dans un contexte en permanente mutation, alors que le mouvement est considéré comme participant nécessairement de la nature humaine et comme le fondement de sa dignité, on ne s’étonnera pas que l’activité soit devenue un impératif. Comme l’ont montré Ève Chiapello et Luc Boltanski2 dans leur Nouvel esprit du capitalisme, l’activité, quelle qu’elle soit, est aujourd’hui valorisée pour elle-même. Il ne s’agit plus de réaliser ni de se réaliser, mais bien de n’avoir de cesse. Une forme d’accomplissement peut être atteinte, moins par la poursuite d’un objectif précis, que par le désancrage et la recherche du bonheur au fil de courants qui nous emportent de part et d’autre. Il n’est plus question d’avoir des buts prédéfinis, mais bien de saisir les opportunités : le grand homme n’est plus à la barre de son navire, gardant le cap malgré la tempête, il est celui capable de se laisser emporter par le courant et en tirer parti3. L’activité impérative n’est donc pas un comportement rationnel mis au service d’une fin précise, encore moins un mouvement mécanique et répétitif, mais un « bougisme » débordant : il importe par dessus tout de ne pas pouvoir rester en place et de développer un panel d’activités aussi large que possible. Qu’elles soient privées ou publiques, professionnelles ou pas, lucratives ou gracieuses importe peu, pourvu que l’on ne reste pas à rien faire. Nos réalisations ne sont plus un but, mais des traces laissées au long d’une trajectoire sans fin4. La mobilité kinétique est devenue impérative.
« Rien n’est jamais permanent, ni dans la vie privée ni dans la vie professionnelle. Le changement a toujours été là et le sera toujours. Et, bien que de nombreuses personnes le considèrent comme une menace à éviter à tout prix, il représente de nouvelles opportunités d’évolution à saisir. […] De plus, la plupart des entreprises ne sont plus des bastions du statu quo au milieu de la mer houleuse du changement, mais des bateaux qui naviguent agilement entre les reflets de la mer changeante5. »
« Le deuxième besoin que les employés s’attendent à ce que leurs leaders satisfassent est la croissance personnelle. Les vrais leaders comprennent que la seule alternative à la croissance est la mort. La stabilité n’existe nulle part dans la nature. En créant une culture qui permet à leurs employés de se développer, les leaders y trouvent largement leur compte6. »
8Dans le discours mobilitaire, l’activité n’est pas un sacrifice que l’on consent par sens du devoir ou comme prix à payer pour progresser. Elle ne trouve donc pas sa place dans une démarche téléologique. Elle est une nature, elle offre l’épanouissement par le mouvement. Il importe cependant de veiller à produire les signes d’activité adéquats, afin de pouvoir apporter la preuve de sa conformation à la norme.
9Ainsi, aujourd’hui, une activité de recherche doit permettre de produire force articles et rapports d’activités, comme autant de preuves d’une agitation de bon aloi. Il n’est pas question de la considérer comme le mûrissement lent et risqué d’une pensée qui s’incarnera peut-être, un jour, dans un livre puissant qui fera advenir une nouvelle époque. Qu’elle soit de qualité ou non, la pensée doit se produire en coulée continue et ne se justifie que par des productions permanentes. Le chercheur n’est plus apprécié pour la qualité de ses publications, mais bien pour leur fréquence et leur quantité.
10En tant qu’impératif, l’activité est potentiellement infinie. La proscription du repos implique de le traquer où qu’il se trouve, pour l’extirper des moindres recoins de la vie humaine. Ainsi tout doit-il être exploité, la moindre minute des travailleurs, le plus petit vide de la vie des enfants, la plus insignifiante occasion de s’investir dans une activité quelconque. Même les vacances doivent être réussies et productives. S’ensuit une traque des interstices, de ces flottements entre activités qui contredisent le continuum temporel, donnant à penser qu’il serait possible que le temps soit suspendu, ne serait-ce qu’un instant. Le scandale, c’est l’inactivité. Notons qu’il n’est pas question d’offrir de bonnes raisons de se mettre en mouvement, mais de promouvoir l’activité elle-même, en tant qu’elle est vertueuse en soi.
Ainsi, en France, le RMI (revenu minimum d’insertion) a-t-il été remplacé par le RSA (revenu de solidarité active) et l’inaction supposée des chômeurs est-elle au centre des débats et des processus de stigmatisation.
« On les surnomme parfois “les canapés”. Dans le milieu de l’insertion professionnelle, on connaît bien ces demandeurs d’emploi qui ne demandent plus grand-chose, sinon de rester chez eux devant la télévision. […] “les canapés” sont toujours là, aussi nombreux qu’avant. Peut-être plus nombreux même, disent ceux qui, à l’instar de Laurent Wauquiez, voudraient bien les envoyer travailler gratuitement quelques heures par semaine. Histoire d’offrir une “contrepartie” à la collectivité. Pour les obliger aussi, tout simplement, à se lever de leur canapé7. »
Pour une formidable – et cinématographiquement excellente – mise en scène des vertus de l’activité maximale, on renverra au film Limitless qui met en scène un raté parvenant à se procurer un nouveau produit rendant disponible l’ensemble des potentialités du cerveau. D’écrivain minable, il deviendra trader puis présidentiable, grâce à sa capacité à exploiter le gigantesque flux d’information disponible en permanence pour chacun, mais inexploitable à moins de développer une activité prodigieuse. Ici, point de position privilégiée, mais une capacité à tirer profit de ce qui, trivial, est à la disposition de tous et inexploitable du fait de son abondance. C’est donc le dépassement des limites de la surcharge qui permet la performance.
11Il en découle que la surcharge est une obligation. Tous, individus et organisations diverses, doivent justifier d’une activité de chaque instant les entraînant au bord de la rupture organisationnelle, du burn out, de l’effondrement complet. La surcharge est la norme. À la question de savoir comment on va, il est devenu normal de répondre qu’on est débordé, surchargé, qu’on n’en peut plus. Loin d’être un signal de détresse, il s’agit d’indiquer que l’on est bien conforme à l’impératif d’activité.
12L’activité relève de l’action, elle répond, au niveau individuel, à la question « que faire ? ». Elle n’épuise cependant pas la problématique.
Activation
13Il convient de qualifier l’activité qui doit être menée. Dans un système réticulaire, chaque personne-sujet est unique, intrinsèquement et relationnellement. Elle n’est l’identique d’aucune ni par ses caractéristiques, lesquelles ne peuvent être appréhendées à l’aide d’aucune catégorisation, ni par son insertion dans le réseau, laquelle lui est strictement propre puisqu’elle n’y occupe pas une position, mais une situation relationnelle trop complexe pour être reproductible à l’identique. Contrairement à ce qui prévalait dans le modèle de l’ancrage, il n’est pas question d’intimer l’ordre de se conformer à un modèle comportemental préétabli. Il n’y en a pas de légitime, car aucun ne serait adapté à l’irréductible singularité considérée. Il ne peut donc plus être question, dans ce discours, de discipline au sens de Foucault8.
14La personne-sujet est donc tenue d’être mobile, mais elle ne peut l’être que de son propre chef. Elle doit être le principe moteur de son mouvement. Qu’il s’agisse de s’épanouir, de mener à bien une carrière – ou plutôt, comme on dit aujourd’hui, de manière révélatrice, un parcours professionnel –, de fonder une famille, de résoudre des problèmes de santé, de gérer son empreinte écologique, de prétendre à une aide étatique ou de solliciter des allocations sociales, il n’est plus question de se cantonner dans une attitude passive et attentiste. « Aide-toi et le Ciel t’aidera » pourrait être la devise de l’activation, tant il est devenu indiscutable que le cœur d’un dispositif d’aide ou de changement est la personne-sujet concernée.
15On pourrait multiplier les exemples : le monde du travail où les employés sont censés participer activement et avec foi au projet qu’est leur entreprise et non se contenter d’effectuer mécaniquement un ensemble de tâches préétablies, quitte à ne rien faire dans l’attente de leur définition ; la réaction à la déviance dans le cadre de laquelle des procédures telles que la médiation, la peine de travail autonome ou la surveillance électronique nécessitent une approbation et une participation active de l’infracteur à la gestion de son « cas » ; la gestion des problèmes familiaux qui voit la médiation familiale et le stage parental9 prétendre restituer aux individus la maîtrise de leur trajectoire familiale ; l’école où les élèves « à problèmes » se voient proposer un contrat de discipline visant à les amener à prendre leurs responsabilités pour éviter le renvoi de l’établissement ; le travail social dont les acteurs sont invités à créer leurs propres cadres d’intervention et à puiser en eux-mêmes les motivations de leur action ; la gestion urbanistique, où les habitants des quartiers en rénovation sont conviés à des processus participatifs ; la gestion de l’environnement, théâtre du remplacement de l’action étatique de « protection de la nature » par une action tendant à modifier les cultures de consommation et les attitudes individuelles (voir l’individualisation que constitue l’empreinte écologique) ; etc.
« Dans la vie, tu es l’unique responsable de tout ce que tu vis et expérimentes. Qu’il s’agisse de ton humeur, de ton caractère ou de ta situation sociale, tout ceci n’est en réalité qu’une image projetée de ce que tu penses et imagines au plus profond de toi-même. […]
Désormais, ne jette plus le blâme sur les autres et ne t’épuise pas à essayer de les changer. Tu te dois plutôt d’acquérir une attitude de confiance et d’optimisme face à la vie, en visualisant bien fort ton succès et ta réussite avec toute la foi, la détermination et la persévérance dont tu es capable.
[…] Pense et imagine le succès, et tu réussiras. C’est d’ailleurs là ta plus grande liberté, toi seul as le pouvoir de choisir tes pensées. » (Anonyme, panneau circulant sur Facebook)
16Le point commun de ces mécanismes est qu’ils reposent sur un appel à la personne-sujet en tant que principe actif, en tant que moteur de l’évolution d’une situation. Il n’est plus question de se saisir de l’individu pour lui appliquer un traitement fondé sur un savoir technique (médecine, psychiatrie, organisation scientifique du savoir, pédagogie, etc.), pas plus que d’édicter des normes de comportement strictes et collectivement fondées (droit, normes religieuses et sociales, etc.)10. L’appel s’adresse par ailleurs à tous : ouvriers et cadres supérieurs, délinquants et personnel de l’appareil répressif, élèves et enseignants, demandeurs d’emploi et travailleurs de l’aide sociale, tous sont sommés de prendre leurs responsabilités, tous sont appelés à vouloir bouger.
« “Autoriser la flexibilité dans la méthode ou dans l’approche, c’est aussi valoriser l’élève et l’aider à s’améliorer…”
L’enseignant devenu coach, on dépolarise la relation enseignant/élève bien souvent à sens unique et on tendrait à responsabiliser l’élève11. »
17L’impératif d’activation impose une mobilité endogène – se bouger – et non exogène – être pris en charge dans son évolution – ; son non-respect peut déboucher sur l’application de mesures de contrainte ou de rétorsion. Celles-ci seront le plus souvent diffuses : la stigmatisation du fonctionnaire accomplissant des tâches répétitives comme un rond-de-cuir qui attend sa promotion « à l’ancienneté » plutôt que de jouer le jeu de la promotion « au mérite », la désignation des élèves abandonnés dans des filières de relégation, dans des « écoles-poubelles » comme de jeunes paresseux incapables de se mettre au diapason du marché, ou encore la tenue d’un discours sur la maladie faisant du malade un partenaire obligé de sa guérison… et un responsable potentiel de l’échec des traitements. Dans certains cas, la sanction pourra être très concrète, comme la privation d’allocations de chômage pour des personnes sans emploi incapables de faire la preuve de leur qualité de « demandeur d’emploi », ou la privation de remboursement de soins, comme cela a déjà été évoqué, pour l’ex-cancéreux qui recommencerait à fumer. Le chômeur a ainsi disparu, honteux assisté social, privé de toute dignité et relégué dans une impasse sociale, au profit d’un demandeur d’emploi dont la condition se décrit comme une quête et qui conquiert sa dignité à grand renfort d’activation. Ce n’est ainsi pas par hasard que l’Agence bruxelloise de suivi des chômeurs – autrefois, on aurait dit « de placement », faisant référence à l’ancrage – porte le nom d’Actiris12.
18Dans un tel contexte discursif, toute solution à un problème repose sur les personnes-sujets impliquées13. Il n’est plus de place pour l’interrogation des structures sociales ; tout déterminisme est farouchement nié pour ce qu’il est : une mise en cause du postulat de la potentielle liberté absolue des personnes au sein d’un réseau d’une fluidité idéale. Il appartient à la personne de se libérer de ses entraves en s’activant, elle ne peut donc en tirer prétexte pour justifier son immobilité. Immobilité et immobilisme sont ici confondus. De la sorte, la personne sommée de s’activer l’est aussi d’être autoréférentielle : de ne compter et prendre exemple que sur elle-même. Elle doit alors satisfaire à l’impératif d’être elle-même14 et, privée d’appui extérieur, peut être le jouet des forces qui l’entourent15.
La mobilité est un impératif largement exprimé, comme, par exemple, lorsque Angela Merkel intima aux jeunes chômeurs l’ordre de bouger, d’aller chercher du boulot ailleurs16.
Cependant, tous les déplacements de jeunes ne sont pas également admis : celui qui aurait pour projet de partir chercher un sens à sa vie à l’étranger en s’engageant dans des forces combattantes, en Syrie par exemple, sera plus probablement perçu comme une menace que comme un exemple de jeune conforme aux attentes mobilitaires. Il en fut récemment de même lorsqu’un jeune belge exprima le souhait d’effectuer des études dans un monastère tibétain17.
19Dans ce cadre, l’action collective, une lecture des situations sociales en termes de pouvoir et de structures, une construction des enjeux collectifs en termes de luttes sont on ne peut moins légitimes. Quels sont ces infâmes syndicalistes qui prétendent lutter contre un patronat qui n’est qu’un des maillons de la grande chaîne du profit capitalistique ? Le patron n’est-il pas lui-même salarié des actionnaires, lesquels, masse sans visage, font figure de puissances magiques sur lesquelles nul n’a prise, sauf à se prétendre magicien, bien entendu. Le monde du désancrage est donc aussi un monde de la déprise, laquelle légitime à son tour le désancrage. Il ne s’agit plus de chercher à avoir prise sur le réel, mais bien de l’accompagner dans son mouvement en s’activant. Suivre, voire être proactif pour anticiper les mouvements, voilà l’attitude constructive qu’impose l’idéal mobilitaire à la personne-sujet.
20Bien entendu, l’actif contemporain n’est pas nécessairement abandonné à son sort, mais l’on n’usera pas à son endroit des vieilles recettes rationalistes et technico-scientifiques de l’ère de l’ancrage. Il ne sera pas question de lui donner des balises claires, des principes, des recettes, encore moins des ordres précis et d’attendre une discipline de sa part. On recourra au contraire à la médiation – la facilitation de la discussion en vue d’un consensus – au coaching – l’accompagnement dans l’expression d’un potentiel personnel ; on lui fournira des instruments de monitoring pour lui permettre d’établir des autodiagnostics précis et en temps réel de sa situation. Les experts ne sont plus experts en solutions, mais en procédure d’élaboration de solutions. L’objectif est l’empowerment : le renforcement de la personne-sujet pour lui permettre d’être à la hauteur du défi qui se présente à elle. L’État reste ainsi social, mais devient actif18. Il prétend aider autant que par le passé, mais de nouvelle manière, en animant et en évitant de changer en assistés les bénéficiaires de son soutien. Car, dans un monde où l’activité est le propre de l’homme, l’activation est un devoir et l’assistanat, la figure ultime de l’inactivité et, partant, de la déchéance. Ce n’est donc pas que l’on ne veut pas assister, c’est que le bénéficiaire de l’assistance est le premier à en souffrir par la perte de sa dignité. Refuser l’assistanat revient alors à refuser de nuire.
C’est ainsi que la vision du vieillissement a pu évoluer considérablement ces dernières années avec, en modèle, le senior actif et en figure-repoussoir, la personne dépendante. L’autonomie, le maintien de l’activité, de la capacité à s’assigner des objectifs et à faire des projets sont au cœur de cette nouvelle vieillesse dont on tente de conjurer le caractère de naufrage.
« Ma trame de réflexion aujourd’hui s’arrime autour de cette conviction : on ne vieillit bien que si on a une intention. Une intention à partager avec d’autres, à ancrer dans l’espace individuel et collectif de l’altérité, pour bâtir un projet et rentrer dans le mouvement et l’acte19. »
On n’entre par ailleurs pas brusquement dans la vieillesse, car le vieillissement est un processus qui dure toute la vie. Pour ainsi dire, les vieux sont des jeunes comme les autres, ils le sont seulement depuis plus longtemps.
« L’Année européenne [du vieillissement actif – Promouvoir la solidarité intergénérationnelle] vise à promouvoir la création d’une culture viable du vieillissement actif tout au long de la vie20. »
21On l’aura noté, les nouveaux modes d’intervention récusent (officiellement) les positions de surplomb : l’aide vient d’à côté et non du dessus, de facilitateurs et non d’autorités (scientifiques, morales ou autres), d’accompagnateurs et non de prescripteurs. Rien ne peut en effet justifier une position de surplomb par rapport à une personne-sujet, seule à voir la réalité de sa situation, certainement pas une démarche scientifique rationalisante qui ne pourrait que trahir un réel infiniment trop complexe pour elle. Ce modèle dépendait de l’idée « pyramidale » que la connaissance offrait une position de surplomb et autorisait à diriger. Celui qui savait pouvait alors légitimement imposer son point de vue. Dès lors que tous les discours se valent dès lors qu’ils ne procèdent plus de registres clairement délimités – par exemple savoirs profanes et savoirs scientifiques – il n’est plus possible de se réclamer d’une position privilégiée et de commander en son nom. Force est de se contenter d’accompagner des égaux dans leur trajectoire, en les faisant au plus bénéficier d’un autre point de vue, complémentaire du leur, sur un réel fondamentalement insaisissable. Il est loin le rêve d’un découpage de l’objet étudié en autant de parties qu’il est nécessaire pour le comprendre (Descartes) et d’arriver ainsi à une connaissance parfaite et parfaitement extérieure.
22L’activation définit donc la gestion de Soi en précisant que le moteur de l’incessante activité doit être la personne elle-même.
Gestion des relations sociales
23Ainsi donc, la personne-sujet est sommée d’être active et même de s’activer. Mais cela ne nous dit encore rien de ses rapports à son environnement. Elle pourrait développer une activité autarcique, s’activer seule dans un monde qui proscrit la mise en commun. Or, on l’aura deviné, ce n’est pas là une conception mobilitaire des relations sociales.
Participation
24La personne-sujet ne peut se positionner spatialement que par les relations qu’elle entretient. Dès lors, elle est au cœur d’un écheveau relationnel. C’est donc par l’appartenance à de multiples réseaux qu’elle va être invitée à développer l’action qui est attendue d’elle. De ce fait, son action doit être participative, elle doit entraîner ou se faire entraîner par d’autres dans des projets temporaires. L’employabilité est la valeur qui correspond à l’impératif de participation, c’est-à-dire la valeur en tant que partenaire. Cette employabilité permet autant d’obtenir la coopération d’autrui que de se voir proposer des projets21.
25La coordination collective, autrefois réalisée par l’embrigadement disciplinaire dans des actions et politiques de masse, se voit désormais poursuivie par la participation. L’implication des intéressés – les stakeholders, en bon français – prend la forme, non de l’obéissance à des instructions précises, mais d’une prise de responsabilité et d’initiative à la fois personnelle et inscrite dans une perspective collective.
26Tout peut ainsi être participatif : de l’élaboration de normes à la gestion de l’espace public, en passant par le management, la résolution des conflits, la pédagogie et bien d’autres questions encore. Au cœur de la participation, la question du lien avec autrui, lequel permet la construction de cette relation qui inscrit dans l’espace de la forme-flux.
« Je propose d’appréhender intellectuellement cette tierce voie au moyen du concept de reliance, qui renvoie à la démarche intuitive au cours de laquelle on se relie à soi-même, aux autres et à la nature. Pour agir dans un monde en changement sans se perdre, se fait sentir la nécessité d’un recentrement, permettant la découverte de repères intérieurs neufs, d’ordre émotionnel, intuitif et esthétique. L’œuvre de création de nouveaux modes de vie commence, en mon sens, par la démarche de reconnexion avec nous-mêmes. À travers cette démarche de reliance à soi, nous découvrirons par la même occasion que l’autre n’est pas une entité étrange et séparée : ses expériences ont un écho en moi, je les connais intuitivement. On se rendra alors compte que bien que l’on soit existentiellement seul, on est parmi les autres. Peut-être les injustices qui dessinent la ligne de partage classique entre nos pays, prospères, et ceux du Sud nous deviendront-elles enfin insupportables et pourrons-nous, dès lors, penser et assumer des limites à nos propres libertés de consommer, de produire et d’extraire22. »
27C’est ainsi que, de plus en plus, la valeur d’une personne se jauge à la quantité de ses « amis » au sein de réseaux sociaux généralistes (Facebook, YahooGroups, MySpace, Tumblr, etc.) ou professionnels (LinkedIn, Academia, etc.), aux relations qu’il entretient dans le cadre de systèmes d’échange de données et de nouvelles (Gowalla, Foursquare, Pinterest, etc.)23. Cet impératif est tellement prégnant que, désormais, tout programme informatique, quel que soit son objet, se doit d’intégrer des fonctions de partage et de constitution d’une communauté.
La notion de partage est à cet égard cardinale. Dans un réseau relationnel, la participation s’incarne le plus souvent en partage. Ainsi une économie du partage « entre pairs » (peer to peer) tend-elle à se développer. Appartements, voitures, compétences diverses ou force de travail, tout peut se partager entre particuliers, désormais sans passer par les agrégateurs et centralisateurs qu’étaient les entreprises hôtelières, de location ou de services. Le mouvement dit « d’Ubérisation » repose sur cette idée qu’une structure – Uber, AirBnB, Drivy – peut se contenter d’aider à mettre en présence des personnes qui ont un projet convergent, celui de louer un appartement, par exemple, en tant que bailleur et que preneur.
« Such “collaborative consumption” is a good thing for several reasons. Owners make money from underused assets. […] And there are environmental benefits, too : renting a car when you need it, rather than owning one, means fewer cars are required and fewer resources must be devoted to making them.
For sociable souls, meeting new people by staying in their homes is part of the charm. Curmudgeons who imagine that every renter is Norman Bates can still stay at conventional hotels. For others, the web fosters trust. As well as the back-ground checks carried out by platform owners, online reviews and ratings are usually posted by both parties to each transaction, which makes it easy to spot lousy drivers, bathrobe-pilferers and surfboard-wreckers. By using Facebook and other social networks, participants can check each other out and identify friends (or friends of friends) in common24. »
28De même, la démocratie « véritable » est de plus en plus participative, plutôt que représentative. Elle implique le citoyen bien au-delà du seul cycle électif. C’est ainsi que deux mouvements politiques récents, aux antipodes sur le spectre politique, le Tea Party et le Parti Pirate se revendiquent d’un projet de démocratie participative25. De semblable manière, le parti espagnol Podemos fut fondé autour d’une dynamique de participation à travers des « cercles » qui aboutirent à la mise en place de nouvelles dynamiques politiques26.
29La participation au réseau est une exigence pesante. Il ne peut en effet être question, dans un système fondé sur les flux et la libre connexion, d’établir des barrières entre public et privé, entre personnel et professionnel, entre moral et immoral, entre national et non national, entre masculin et féminin, bref entre divers registres ou domaines de vie qui ressortiraient à des règles différentes. Tout doit être accessible à tous, tout doit être visible pour favoriser au maximum l’entrée en communication. Est-il dès lors étonnant que la transparence soit devenue l’une des vertus cardinales de notre époque ? Tout doit être vu, car toute dissimulation est suspecte : les cheveux des femmes musulmanes, la position géographique des délinquants, les comptes personnels des politiques, le calme des rues sous vidéosurveillance, la vitesse des véhicules et leurs déplacements localisés par GPS, le parcours des marchandises suivies en temps réel par leurs commanditaires, les sentiments des participants aux émissions de télé-réalité, les amours des personnages publics et les opinions des quidams, l’origine et le parcours des aliments, etc. Traçabilité et transparence sont ainsi les deux déclinaisons d’une même négation de la légitimité des frontières sociales et des géographies du regard, autrefois considérés comme consubstantiels de la vie sociale27 ou tout simplement imposées par des limites physiques et technologiques. Alors que la dissimulation – stratégique, pudique, morale, etc. – était autrefois considérée comme participant de la civilisation de la société humaine, elle est aujourd’hui perçue comme un obstacle à la superfluidité28 sociale dont la mise en normes est le discours mobilitaire. Elle entrave notamment l’obligatoire participation.
30Pour ne prendre que cet exemple, on peut s’interroger sur l’injonction d’exhibition qui se fonde sur l’idée qu’est nécessairement opprimée une femme qui pense qu’elle ne peut montrer ses cheveux ou son visage en public, mais que peut être économiquement et socialement émancipée celle qui choisit une carrière dans l’« industrie pornographique ». Où celui qui cache est suspect, alors que celui qui exhibe jusqu’au plus intime apparaît comme jouant le jeu de l’insertion réticulaire, et donc comme se conformant à l’impératif de participation, comme si la dissimulation empêchait l’interaction. Il est ici moins question de repousser les frontières de l’intime à la manière des « garçonnes » revendiquant le droit de se couper les cheveux et de dévoiler leurs mollets que de contester l’idée même d’intimité, laquelle se définit en référence aux limites du dévoilement. La pornographie n’est en effet sans doute pas le dévoilement de l’intime, mais bien la mise en scène du corps parfaitement dévoilé et la négation de toute limite à son exhibition, l’intime se trouvant dès lors disqualifié en tant que tel.
31Cette question de la transparence nous semble ressortir à une obligation de communication. La participation à des projets collectifs implique en effet que l’on soit attractif – employable, diraient Boltanski et Chiapello29 – et que l’on ne soit pas avare d’information en cours de déroulement du projet que l’on a rejoint. L’exigence de transparence découle de cette obligation de communication, seule à même de rendre possible une rencontre et une coordination dans une relation qui se veut non hiérarchique. Il est cependant bien entendu que l’information diffusée peut n’être que mise en scène, que production du signe susceptible d’attirer l’attention et de susciter des propositions de participation à des projets. Le terme de « transparence » peut donc cacher des techniques de communication qui sont omniprésentes et indispensable à qui doit séduire des partenaires. En outre, en ce qu’elle est l’intégration à un tissu de relations sociales, la transparence est en soi une participation. Il s’agit alors de prendre part à un système d’échange de signes.
32Au-delà de la question de la transparence, l’impératif de participation implique donc la répression des ermites, asociaux et autres « renfermés ». Le refus du chômeur d’accepter un travail qui lui semble indigne est moins un problème économique – si ce n’est lui, un autre des innombrables « demandeurs d’emploi » acceptera le poste – qu’une question de principe. En repoussant l’offre, il signifie qu’il ne participera pas à n’importe quel projet ou ne le fera pas à n’importe quelle condition. Par là, il refuse de se conformer à l’impératif de participation qui veut que n’importe quel projet vaut mieux que l’absence de projet. En refusant sa participation, le chômeur s’affiche au mieux comme quelqu’un qui a renoncé à sa dignité – laquelle est de tisser des liens en permanence –, au pire comme quelqu’un d’immoral, asocial, paresseux, assisté, profiteur. Il est aussi potentiellement un contestataire, susceptible de montrer la vanité de la norme ou de la contester explicitement. Le chômeur n’est plus un assuré social qui bénéficie d’une sécurité pour laquelle l’ensemble des travailleurs cotise, mais il est un individu temporairement menacé de cesser de participer au monde du travail et dont on attend qu’il se mobilise énergiquement pour réintégrer un projet professionnel quel qu’il soit30 et, ce faisant, participe au marché du travail. De ce fait, en l’absence d’emploi à proposer, le demandeur d’emploi sera constitué en professionnel de la recherche de travail. Qu’importe qu’il en trouve ou pas, la recherche est en elle-même un projet auquel il est bon de participer, à grand renfort de conseillers-emploi, de coaches, de formations à la gestion de la recherche (plutôt qu’à l’exercice d’une profession), de participations à des bourses et foires de l’emploi, etc. Si elle comprend que demandeur d’emploi n’est plus un statut temporaire mais une activité en soi, la personne peut être reconnue pour son dynamisme participatif.
33Dans ce contexte, le danger est davantage de « ne pas en être », plutôt que de participer d’une manière inadéquate. Plutôt qu’à la prudence, l’idéal mobilitaire encourage à l’implication, à l’engagement, pour reprendre un terme fort utilisé pour décrire les réseaux sociaux.
« Think B4 U post » (« Think before you post », « Pensez à ce que vous mettez en ligne »), disait une campagne européenne de mise en garde des internautes qui risquaient d’être embarrassés par le mauvais cliché d’une soirée trop arrosée. On a plutôt l’impression que les internautes craignent de ne pas exister sur les réseaux sociaux31.
34On l’aura compris, la participation est la face sociale de l’activité. Elle répond à la question du mode d’activité : celle-ci doit prendre place dans le cadre d’un projet collectif.
Adaptation
35Être actif à chaque instant en participant à divers projets collectifs impose de faire montre de capacité d’adaptation. Il s’agit de jongler avec divers projets32 – chacun ayant ses exigences propres – dans une perspective à la fois diachronique et synchronique. Passer d’un projet à l’autre parce qu’on les mène de front ou parce qu’on les enchaîne exige un talent adaptatif particulier. L’obligation de participer implique que l’on accepte de frayer avec des gens que l’on n’estime guère, que l’on réponde à des sollicitations ne correspondant que peu à nos goûts, valeurs, opinions politiques, etc. Il faut en effet se montrer capable de naviguer en toutes eaux, y compris troubles, d’adopter des attitudes permettant d’entretenir des relations avec un éventail le plus large possible de personnes, et donc d’en changer autant de fois que nécessaire. Il faut également pouvoir mettre de côté ses convictions et attachements pour être à même de libérer l’entièreté de son potentiel33. Nous voilà donc confrontés au rêve d’un homme parfaitement désancré, prêt à tout car prêt à toutes les relations.
36N’entendons-nous pas aujourd’hui les politiques dire qu’ils n’ont « pas d’exclusive » et sont prêts à négocier avec tout le monde ? Il est bien loin le temps où catholiques et laïcs ou tenants de la gauche et de la droite se désignaient mutuellement comme des ennemis avec lesquels aucun compromis n’était possible sans compromission. Certes, la Belgique où nous vivons a toujours cultivé le compromis et les alliances « contre nature », mais force est de reconnaître qu’on a rarement nié autant qu’aujourd’hui les antagonismes doctrinaux. L’Église catholique elle-même, par son engagement dans le dialogue œcuménique, semble souvent vouloir œuvrer au décloisonnement. C’est jusqu’au terme même d’idéologie qui est rejeté en tant qu’il fonderait des attachements non négociables et des principes intangibles. Alors que l’idéologie, hier encore, était vue comme le fondement d’une action politique, comme le socle qui permettait de rassembler une multitude autour d’un projet transcendant, la voilà aujourd’hui désignée comme la pire des tares. Il devient presque nécessaire de se défendre de tout attachement idéologique, d’affirmer sa volonté de mener une Realpolitik parfaitement pragmatique et de ne se réclamer que du bon sens.
37Ce qui nous paraît sous-tendre ces conceptions, c’est l’impératif d’adaptation. Il faut s’adapter à tout, faire feu de tout bois, saisir toute opportunité et surtout, surtout, ne pas se laisser semer par un réel en constante évolution. Car le pire n’est pas de se compromettre, ni de se perdre, pas davantage de trahir, c’est bien d’être « largué », déphasé, déconnecté, de laisser se creuser le hiatus entre soi et son environnement. Il est impératif d’accompagner le réel dans sa dérive : il faut s’adapter. Ainsi une solution politique n’est-elle pas bonne parce qu’elle correspond à nos principes et à nos projets, mais parce qu’elle permet d’obtenir un résultat satisfaisant à court terme. De même, une orientation professionnelle ne prend pas sens dans le cadre d’une planification de carrière à long terme ou d’un engagement quelconque, mais bien dans sa capacité à procurer à court terme des bénéfices et une situation qui pourra ouvrir sur de nouveaux projets, encore indéterminés au moment de la prise de décision. Il ne s’agit plus de gravir les échelons, mais bien de bondir de branche en branche.
38Comprenons-nous bien cependant : l’adaptation n’est pas l’incorporation qui était requise de l’individu dans le modèle de l’ancrage. La mobilité était alors vue comme le fait de quitter un lieu pour en gagner un autre. Il était entendu que ce mouvement devait s’accompagner d’une intégration aussi parfaite que possible du rôle correspondant au statut ainsi conquis, d’une appropriation des normes en vigueur dans les nouvelles frontières, etc. Il s’agissait de quitter un état pour en endosser un nouveau. La nécessaire adaptation était la conséquence de l’obligation de se stabiliser dans le nouvel environnement en en rencontrant les exigences.
39Il n’est plus question de cela dans le modèle mobilitaire, mais bien de développer l’adaptation comme un processus permanent, lié à la nécessité de se déplacer constamment au gré de l’intérêt du moment et des mouvements du réel. La mobilité est donc double : elle s’entend de l’errance active du chasseur-cueilleur que nous sommes appelé à être, passant d’un projet à l’autre, mais elle est aussi la poursuite adaptative d’un réel en permanente mutation. Dans un tel cadre, il est malaisé de déterminer qui, du sujet ou de son environnement, est en mouvement.
Dans ce contexte, tout ce qui pourrait constituer une entrave à la libre adaptation au contexte est condamnable. Ainsi en va-t-il des normes qui tentent d’encadrer la libre disponibilité des biens sur le marché, la satisfaction sans limite de la demande par une offre correspondante.
On voit ainsi fleurir les projets d’accords internationaux de libre-échange prohibant au titre de l’entrave tous les instruments de politiques sanitaires, sociales ou environnementales. Dans le cadre du Traité transatlantique, États et entreprises publiques ne sont même plus distingués, les secondes pouvant agir devant des juridictions ad hoc pour faire condamner les premiers. Comble de l’ironie, ces traités sont le plus souvent négociés dans la plus stricte opacité… Le respect trop scrupuleux de l’impératif mobilitaire de transparence peut en effet être l’ennemi des progrès de la mobilité.
« La ractopamine est un médicament utilisé pour gonfler la teneur en viande maigre chez les porcs et les bovins. Du fait de ses risques pour la santé des bêtes et des consommateurs, elle est bannie dans cent soixante pays, parmi lesquels les États membres de l’Union, la Russie et la Chine. Pour la filière porcine américaine, cette mesure de protection constitue une distorsion de la libre concurrence à laquelle l’APT doit mettre fin d’urgence34. »
40Le mouvement dont il est question ici doit être entendu au sens large : il est fait de déplacements physiques, mais aussi de démarches pour entrer en contact avec les autres nœuds des réseaux non physiques auxquels nous appartenons. Se mettre en mouvement, cela peut commencer par changer intérieurement, se rendre disponible à de nouvelles sollicitations en se défaisant de facteurs de rigidité tels que des principes moraux, des croyances, des attachements affectifs, etc. Pour satisfaire à l’exigence de participation connexionniste, il faut s’adapter à son environnement et aux demandes qui en émanent. Le rigide, celui n’accepte pas de changer, se retrouve ainsi dans la position du « petit » de la Cité par projets35.
La promotion de la disponibilité sexo-affective s’est notamment manifestée par l’intérêt collectif pour des « nouveaux phénomènes sociaux » (vraisemblablement vieux comme le monde) tels que les « sex friends » et les « polyamoureux ».
Les sex friends revendiquent une relation sexuelle dénuée de toute composante d’ancrage social (relation officielle, mariage, etc.) ou même affectif. « Camille, 26 ans, avoue qu’elle aurait bien aimé construire quelque chose de plus sérieux avec cet ami d’ami qui a visité son lit pendant plus d’un mois. Mais elle s’est bien gardée de le lui faire savoir, les règles de la liaison étant très clairement précisées : “Certes, la liberté était de n’avoir aucun compte à rendre, mais la contrainte était de ne pas avoir le droit d’être jalouse, possessive et encore moins amoureuse ! ”36 » Les polyamoureux, quant à eux, revendiquent une libération du carcan prédéfini de la famille, au nom de l’épanouissement personnel et ce dans un processus de constante renégociation des relations. « Alors qu’avant je m’effaçais pour répondre aux désirs de mon compagnon, je suis aujourd’hui plus près de mes besoins. Et lorsque la situation change, la forme s’adapte. On en parle, on réajuste37. » Ce type de relation peut même se voir officialisé, comme ce fut récemment le cas au Brésil38.
41L’exigence d’adaptation ne concerne bien évidemment pas que les relations sentimentales. Ainsi, pour faire carrière, il faut non seulement être prêt à se déplacer, voire à s’expatrier, mais il faut également se montrer capable de s’adapter à différentes cultures locales et d’entreprises, il faut parvenir à passer d’un secteur à l’autre sans état d’âme : enseignant ou consultant, travailleur de l’associatif ou de grandes multinationales, protégé par un droit social favorable ou précaire, travailleur de jour ou de nuit, il faut être à même de changer constamment et de renoncer à tout ce qui nous lie et nous empêche de saisir au vol les opportunités qui se présentent à nous.
42Ce discours, autrefois réservé à une élite, est actuellement proposé à tous, y compris – et peut-être surtout – aux plus modestes, dans un mouvement de démocratisation de l’exceptionnel39. Si le chômeur est soumis à un impératif d’activation, il doit aussi accepter les sollicitations du monde du travail et donc s’adapter au marché du travail. En découle la douloureuse question de l’obligation du chômeur d’accepter un emploi hors du secteur dans lequel il a déjà développé des compétences. En fin de compte, les qualifications, secteurs et métiers sont des catégories fondées sur des frontières largement délégitimées. Pourquoi, dès lors, s’en encombrer ? De la même manière, le demandeur d’un revenu minimum d’intégration en Belgique doit prouver sa volonté d’intégration et donc sa capacité à se conformer aux exigences de son environnement, l’employé doit participer à des activités de team-building visant à lui permettre de s’ajuster à son réseau professionnel, les conjoints doivent se montrer capables de s’adapter à la nouvelle donne qu’est la recomposition de leur famille, etc. On ne bénéficie plus des allocations de chômage sur la seule foi de cotisations passées, on ne sollicite plus une aide sociale en arguant des nécessités d’une dignité humaine limitée à la disposition de moyens d’existence, on ne travaille plus en se contentant d’obéir aux ordres et consignes dans un environnement anonyme, on ne meurt plus de déception amoureuse après avoir juré de consacrer sa vie à l’élu de son cœur. On s’adapte.
43Dans un tel cadre, il n’est plus question de faire porter le poids des responsabilités sur une structure collective. Le réseau n’est pas manœuvrable : sans tête ni pieds, il ne se dirige pas. C’est donc à l’échelle la plus grande40 que l’effort va être envisagé. Les personnes-sujets sont ainsi invitées à un travail sur Soi41 en vue de gérer leur trajectoire.
44Sans direction imposée, il leur est avant tout demandé de ne pas rester en place. Erasmus ou post-doctorat à l’étranger, expatriation pour raisons professionnelle, enchaînement de projets familiaux et affectifs, collection de formations en tout genre, accumulation d’expériences professionnelles diverses, la question n’est pas de savoir en quoi le mouvement est enrichissant. Il peut être vain de partir étudier dans une université de seconde catégorie à l’étranger, les recompositions de familles n’ont pas toutes d’heureuses issues et l’on connaît des parcours professionnels complexes qui ont tout de la stagnation. Là n’est pas la question, la vie étant le mouvement – et inversement – il n’est pas question de se reposer sur le bord de la route, sous peine de se voir imputer la responsabilité de ses déconvenues.
« Je pense aux 15-25 qui seront centenaires… Avec leur espérance de vie qui sera CENTENAIRE, comment espérer vivre 80 ans avec [un] même partenaire ?
Le bonheur amoureux devra se comprendre et se vivre le TEMPS d’un bonheur d’amour/d’amour avant et après un suivant !!! La notion du temps d’amourer sera à l’échelle de leur longévité… non pour toute la vie… mais UN TEMPS DANS LEUR VIE !!!! !42 ».
45S’agissant de trajectoires sans but préétabli, l’impératif est proprement celui de la mise en mouvement, de l’adaptation, de la gestion de trajectoire. Les interventions extérieures, une fois de plus, ne relèvent pas de la rupture, mais bien de l’infléchissement. Il n’est pas jusqu’aux délinquants dont on cherche à préserver les relations sociales alors que, longtemps, on considérait comme nécessaire de les extraire d’un milieu qui les avait contaminés. La prison elle-même, comme nous le verrons ci-dessous, n’est plus une rupture par l’enfermement, mais une partie spécifique du réseau social dans laquelle on invite les déviants à infléchir leur trajectoire, à l’adapter. La personne est sommée d’être elle-même, mais un elle-même acceptable. Nous sommes passés du gouvernement au gouvernement de soi43.
46On le voit, l’impératif d’adaptation signe le passage, dans les relations entre la personne et son contexte, d’une logique de rupture et de révolution à une conception fondée sur l’infléchissement adaptatif et la continuité. De toute façon, le progrès n’est plus possible44, la révolution n’est plus à l’ordre du jour, tout au plus est-il question de ne pas perdre pied45. Il est vrai que, dans un monde décloisonné, tout est dans la continuité de tout, à condition de savoir négocier les virages, même en épingle à cheveu. La société du progrès a fait place à celle des projets multiples et éphémères.
47On le voit, l’impératif d’adaptation révèle un peu plus l’objet de l’action. Si celle-ci est nécessaire à la participation, elle est destinée à maintenir la synchronicité avec le réel.
48Il découle des impératifs que nous venons d’exposer que l’idéal mobilitaire nous entraîne dans un mouvement perpétuel. Il n’est pas question de reprendre son souffle dans une réalité en constante mutation, aussi les personnes sont-elles sommées de se démener sans cesse. L’idéal mobilitaire est ainsi porteur du rêve de supprimer les temps morts, les espaces inoccupés, les coupures interstitielles. Actif à tout propos et en tout temps, activé par soi-même sous l’œil constant d’un Soi institué en contrôleur, disponible pour toute sollicitation et donc à la merci de temporalités tierces et en ajustement constant à un contexte qui ne connaît pas de cesse, la personne mobilitaire surnage dans un monde qui se refuse au repos.
Les usages des normes de l’idéal mobilitaire
49Le propre d’une normativité est de se prêter à des usages, d’être un instrument dans les mains des acteurs sociaux et d’ainsi permettre l’instauration de jeux de domination. Il ne faut donc pas s’attendre à ce que l’idéal mobilitaire soit l’instrument d’un dévoilement du réel ou la ligne de conduite d’une société qui aurait décidé de vivre conformément à ses principes et représentations. C’est certes la prétention affichée par tout système normatif, qui ne peut se reconnaître comme relatif. C’est précisément la raison pour laquelle un tel système doit être soumise à un travail de décodage.
50Sous la valorisation d’un homme digne parce que perpétuellement en devenir et en mouvement, d’un monde mouvant regorgeant de merveilles à découvrir, sous la glorification de la libération d’un monde rigide, poussiéreux et oppressant, se devine une modification profonde des systèmes de direction et de rétribution des acteurs sociaux, modification qui ne manquera pas de faire des déçus. Car, non seulement, nous ne sommes pas également capables de nous conformer aux impératifs mobilitaires, mais, en outre, chacun n’est pas confrontés à eux de la même manière.
L’opportunité
51Il n’est donc pas aisé pour tous de faire preuve de la mobilité exigée. Ainsi, le travailleur peu qualifié ou âgé aura beau multiplier les démarches, il restera plus que vraisemblablement indésirable dans le réseau qu’est devenu le monde du travail. Prouver sa qualité dans le rôle d’éternel demandeur d’emploi n’est à cet égard que fort peu gratifiant. Les gages de mobilité ne servent qu’à éviter l’ultime chute et n’apportent que peu de prestige et d’avantages concrets. De même, nous ne sommes pas tous prisés d’égale manière sur le marché affectif et n’avons pas tous les mêmes capacités pour rebondir après un échec sentimental. Ou encore, certains occupent des positions dans lesquelles il leur sera naturellement octroyé de bouger, tandis que d’autres n’auront pas cette « chance ». Ainsi, l’employé d’une multinationale auquel on offre de se former en Californie en retirera plus de gratifications symboliques (ou financières) que le travailleur manuel auquel on propose deux jours de formation comme clarckiste à La Courneuve. Toujours dans le même ordre d’idée, la remise en question de la différenciation rigide des sexes satisfera peut-être l’homme qui se serait senti brimé dans le rôle d’un père sommé de laisser les femmes s’occuper des enfants ou une femme qui aurait souffert de devoir rester à la maison pour s’occuper du ménage ; nul doute qu’elle sera vécue de manière moins positive par ces hommes incapables de définir par eux-mêmes en quoi peut bien consister leur masculinité ou ces femmes dont le rêve secret est de pouvoir s’occuper de leurs enfants sans être montrées du doigt comme d’épouvantables conservatrices ou de blâmables paresseuses. Nous reviendrons sur les souffrances occasionnées par le déploiement de l’idéal mobilitaire ; qu’il nous suffise pour l’instant de faire remarquer que, du point de vue du sociologue, il y a substitution d’un référentiel de justice à un autre, et donc substitution de groupes dominés, notamment en raison du fait que nous ne sommes pas égaux devant les opportunités de mobilité.
La valorisation
52Bien davantage que le renversement d’un ordre des pratiques, l’émergence de l’idéal mobilitaire signe l’avènement d’un nouvel ordre du discours dans lequel seuls certains parviennent à tirer leur épingle du jeu. Il ne faudrait en effet pas croire que, parce que la mobilité est à l’honneur, toutes les formes d’immobilité sont semblablement traquées et toutes les mobilités également valorisées. C’est d’autant moins le cas que le modèle mobilitaire repose en bonne partie sur une politique du signe. Dans un contexte spatio-temporellement restructuré, la relation à autrui ne peut être gérée que par des connexions interpersonnelles. Nous ne sommes plus dans un univers positionnel, mais dans un multivers relationnel46. Dès lors, le support des interactions n’est pas une structuration sociale rigide, mais un ensemble d’échanges, et donc de signes47 ; y compris, des signes de mobilité.
53Il en découle qu’il est moins important d’être mobile que de sembler l’être. C’est ainsi que certains parviendront à mettre en valeur leur mobilité, à communiquer à son sujet, mettant en exergue les formations qu’ils ont suivies, valorisant le moindre déplacement à l’étranger, parvenant à paraître toujours joignable, s’affirmant à l’affût de toute opportunité personnelle ou professionnelle, affichant une souplesse engageante, mettant en scène une plasticité familiale et affective heureuse, etc. On songe au cadre de multinationale qui se déclare disponible pour l’étranger tout en sachant que son profil n’est pas demandé ailleurs que dans l’implantation dans laquelle il travaille, donnant ainsi des gages de motilité (potentiel à être mobile)48 et dissimulant son immobilité. On pense aussi à ceux qui, leur position bien assurée dans une hiérarchie protectrice (administration, université, conseil d’administration offrant un parachute doré), se vantent de prendre des risques, de sortir des sentiers battus, d’ouvrir grand les portes vers l’inconnu. On peut également mentionner l’employé qui, licencié pour l’une ou l’autre raison, parviendra à tenir le discours de l’envie de faire de nouvelles expériences, de la nécessité d’acquérir de nouvelles connaissances pour décrire une situation qui n’a rien de volontaire, mais dont il ne peut faire un sujet de lamentation, sous peine de se voir accuser de défaitisme et d’immobilisme. Envisageons encore le cas de la jeune divorcée qui, plutôt que de faire état de la douleur consécutive à son échec sentimental, préférera mettre en avant sa disponibilité reconquise pour une aventure, ou plus si affinités.
54Ces discours relèvent bien entendu de l’idéal mobilitaire et de son usage, et l’on devine que, de l’autre côté de la barrière, se trouvent les jeunes chercheurs qui n’ont pas la possibilité de rejeter la proposition d’une année de contrat précaire dans un laboratoire étranger, les travailleurs dont le salaire est la seule source de revenu, les employés qui ont le choix entre perdre leur emploi et accepter d’aller travailler dans une autre implantation de leur société, cinquante kilomètres plus loin de chez eux, ou encore ceux qui veulent continuer de croire en l’éternité des serments d’amour et ne sont pas prêts à entendre que leur partenaire a cessé de trouver quelque intérêt à leur relation et qu’il leur faut aller voir ailleurs. Quelle gloire tire de son extraordinaire mobilité la travailleuse non qualifiée assurant des missions d’intérim de nettoyage et de travail de conditionnement depuis plusieurs années ou « l’aide domestique » travaillant chez dix clients différents pour quelques chèques-services complétant ses allocations de chômage ? La mobilité de ceux-là leur en coûtera, mais ne sera pas pour autant reconnue comme telle.
55Si les uns sont à même de mettre en valeur leurs mobilités – réelles ou supposées – et de masquer leurs immobilités, les autres, à l’inverse, ne voient pas leurs mobilités reconnues, mais sont exposés à la dénonciation de la moindre des immobilités que l’on pourrait leur prêter. Le chômeur peu qualifié habitant une zone sinistrée et qui sait, pour l’avoir expérimenté, que personne n’est disposé à lui proposer un emploi, sera ainsi dénoncé pour son immobilité s’il cesse de fournir des gages d’activité. Dès lors voit-on, en Belgique, les cours de promotion sociale être envahis d’élèves peu motivés, faisant acte de présence à n’importe quel cours pour pouvoir se prévaloir d’une formation de vingt heures qui les dispense un moment de l’obligation de chercher activement du travail, les entreprises crouler sous les candidatures spontanées et insensées, voire des offres d’automatisation de la production de signes’ se développer49. Fournir un signe adéquat au système est la nouvelle manière de se planquer dans le fond de la classe pour ne pas être interrogé. On ne se tient plus à l’écart, ce qui est profondément réprouvé, on se démène… ou on prend la pause de celui qui jamais ne se repose.
56On notera qu’à l’inverse de la situation des chômeurs, rares sont ceux qui s’offusquent, par exemple, de l’immobilité du capital immobilier et des richesses individuelles qu’il représente. Que certains héritent une fortune et en vivent confortablement, sans plus avoir à fournir une quelconque activité lucrative, sans prélèvement (en Belgique) sur la fortune50 ne semble pas scandaliser grand monde et l’on s’en émeut par exemple moins que de la « fraude sociale ».
57Ceci pour dire que l’idéal mobilitaire, s’il repose sur des principes relativement clairs, ne débouche pas sur leur application systématique, loin s’en faut. Il ne s’agit donc pas tant de satisfaire à ses exigences que de donner des signes de conformité et de s’insérer dans les réseaux qui offriront une reconnaissance de soumission à ces impératifs mobilitaires. Dans un tel contexte, l’idéal mobilitaire ne prend son sens que dans le cadre d’une interrogation de ses usages.
La mobilité pénible
58On ne s’étonnera pas de ce qu’une importante souffrance sociale découle de la situation que nous venons de décrire. L’idéal mobilitaire n’est en effet pas un discours sans conséquences, relevant de la simple proposition. En expansion, il tend à déterminer les représentations sociales légitimes dans de multiples domaines. Il est avant tout le vecteur qui conduit à imposer des épreuves de mobilité51. Il s’agit d’exiger des personnes des comportements et des discours susceptibles d’établir leur (non-) conformité aux impératifs mobilitaires.
59Parmi une foule d’autres exemples possibles, la médiation familiale peut être considérée sous cet angle comme une manière de distinguer les bons des mauvais (ex-) conjoints. En proposant une procédure de résolution des conflits qui repose en bonne partie sur la mise en relation des parties et sur la renégociation de leurs relations, l’on met en œuvre un processus reposant sur des présupposés : les conflits sont relationnels et peuvent se résoudre par l’amélioration des relations, cette dernière découle de la capacité de chacun à faire un pas vers l’autre, il est essentiel que les protagonistes prennent leur conflit en charge eux-mêmes, les positions absolues doivent être abandonnées pour permettre une réorganisation coconstruite des relations, etc52.. Il s’agit à notre sens d’une épreuve de mobilité dans le cadre de laquelle on demande aux parties, sous l’œil d’un tiers facilitateur, de prendre activement en main la résolution de leur conflit (activité) en développant des initiatives spontanées (activation) dans un cadre collaboratif (participation) visant un réajustement mutuel des relations (adaptation). Il est bien entendu (ou, plutôt, sous-entendu) que l’échec d’une médiation relève de l’incapacité des parties : il y a, d’un côté, les gens raisonnables et de qualité qui y parviennent et, de l’autre, ceux qui échouent53.
60Si les épreuves de mobilité sont si importantes, c’est qu’elles aboutissent à la reconnaissance d’une certaine valeur aux personnes qui les passent, valeur dont découleront le niveau d’exigence que l’on aura à leur égard et les droits qu’on leur reconnaîtra.
61Une épreuve est par essence pénible – si elle ne l’était pas, elle n’indiquerait rien sur la personne qui y est soumise –, elle l’est aussi parce que son résultat, s’il est négatif, peut entraîner de lourds désavantages pour la personne. Nous ne nous attacherons pas ici à la question de la pénibilité intrinsèque des épreuves de mobilité en tant qu’elles exigent des actions plus ou moins difficiles ou désagréables. Nous nous concentrerons sur la question plus générale de la pénibilité due à la confrontation même à une épreuve de mobilité.
62Nous relevons trois types de pénibilité, tenant à un hiatus entre le degré d’internalisation de l’idéal mobilitaire et les comportements de mobilité effectivement développés, à la difficulté à imposer socialement une perception positive des comportements de mobilité et au coût de la motilité.
L’internalisation de l’idéal
63L’idéal mobilitaire peut être diversement internalisé par les personnes-sujets. Leurs pratiques de mobilité sont par ailleurs très variables, si bien que des hiatus peuvent exister entre pratiques et représentations, hiatus à l’origine de pénibilités particulières.
64On peut en cette matière envisager deux cas opposés. Le premier est celui dans lequel un désir de mobilité découlant d’une internalisation de l’idéal se heurte à une incapacité concrète d’atteindre le niveau de mobilité souhaité. L’impératif de mobilité sera alors considéré comme légitime par un individu reconnaissant le bien-fondé de l’épreuve et la validité du jugement qui en découle, mais il souffrira de ne pas parvenir à réussir entièrement l’épreuve. Ce cas peut être celui d’une personne ancrée malgré elle dans des contraintes l’empêchant de se mobiliser.
65Une mère de famille peut ainsi considérer que sa vie ne serait pas complète sans l’épanouissement d’une carrière professionnelle variée. Insatisfaite d’un emploi routinier, elle sait que son diplôme d’ingénieure commerciale est fort prisé et pourrait lui ouvrir une carrière prestigieuse et passionnante. Malheureusement, ses deux enfants, qu’elle accueille chez elle en garde alternée, l’empêchent d’accepter un emploi éloigné de son domicile ou qui la contraindrait à des horaires variables. Déménager pour se rapprocher d’un emploi n’est pas envisageable : il faudrait changer les enfants d’école, faire de longs trajets pour les remettre à leur père et payer un loyer bien plus élevé que dans la petite ville de province où elle habite. Cette mère ne peut être qu’une travailleuse mobile frustrée par son enracinement géographique, son obligation de respecter des fixités temporelles, voire, sa volonté de conserver des attachements éthiques, philosophiques ou religieux avec lesquels certaines professions pourraient entrer en conflit.
« Un boulot fixe toute la vie c’est monotone et assommant. »
Mario Monti54
66Cela étant, de grands mobiles peuvent aussi être concernés, tels ces cadres supérieurs dont l’idéal mobilitaire est tellement élevé qu’ils peinent à le satisfaire. La mobilité est un impératif potentiellement infini : on est toujours l’immobile de quelqu’un et le désancrage peut toujours être poussé plus loin. De ce fait, des individus ayant internalisé l’idéal mobilitaire et ayant développé des comportements d’extrême mobilité peuvent souffrir d’un hiatus persistant entre leurs pratiques et leurs idéaux.
67À l’inverse, ce sera notre deuxième cas, certains n’ont pas (ou peu) internalisé l’idéal mobilitaire. Ils souhaitent conserver des fixités, auxquelles ils reconnaissent des vertus particulières. Confrontés à des obligations de changement, ils se verront contraints, soit de refuser et d’en payer le prix, soit de se conformer aux demandes qui leur sont adressées, quand bien même ils ne le souhaitent pas.
68Quel sera ainsi le vécu d’un homme en conflit avec son ex-compagne au sujet de la garde et de l’éducation des enfants, et qui se voit proposer une médiation alors qu’il s’estime dans son droit (juridique et moral) et souhaite voir ce fait reconnu par un magistrat ? Introduire une affaire en justice est bien hasardeux, lent et très cher. Il peut donc se retrouver contraint de faire preuve d’ouverture et d’adaptation afin de trouver une solution au litige. Dans le cadre de la médiation, il lui sera impossible de camper sur ses positions et d’invoquer des normes légales ou le caractère indiscutable de ses convictions morales. On lui demandera au contraire de jouer un rôle actif majeur dans la résolution de son conflit, résolution qui ne peut procéder que d’une renégociation des positions respectives des parties, hors de toute logique de droits et de torts. Ce père risque fort de se trouver dans une impasse, sommé de choisir entre une justice à laquelle il ne peut se permettre d’avoir recours et une médiation aux principes mobilitaires à laquelle il n’adhère pas55. On imagine l’inconfort qui peut en résulter.
69Dans le même ordre d’idée, certaines travailleuses se sont vu demander de retirer leur « voile islamique » pour conserver leur emploi ou pour accéder à des fonctions supérieures. Il s’agit alors de leur demander de renoncer à des valeurs auxquelles elles croient, qui structurent leur vie, mais la limitent aussi (ne serait-ce qu’en faisant obstacle à une parfaite transparence) pour développer certaines activités conditionnées par une souplesse particulière. Il est en effet ici question d’éviter l’affichage d’un ancrage religieux ce qui serait contraire à l’obligation de fournir des signes de disponibilité et d’adaptabilité convictionnelle maximales56. L’accès à une fonction est alors conditionné par l’adoption d’un comportement suffisamment souple consistant à adapter sa tenue au contexte et aux circonstances, et ce afin d’éviter de confronter autrui au signe de ses ancrages.
La perception sociale des mobilités
70Comme nous l’avons dit, les mobilités et immobilités sont toujours relatives puisqu’on est toujours le mobile ou l’immobile de quelqu’un ; elles ne prennent de ce fait sens que socialement. Une conduite ne sera donc jamais en soi (suffisamment) mobile ou (trop) immobile, elle ne pourra l’être qu’en fonction d’une lecture collective. Il y a cinquante ans, une mère (de la classe moyenne) qui décidait d’aller travailler était souvent considérée comme trop mobile, aujourd’hui, le fait qu’elle se contente d’un emploi pour lequel elle est surqualifiée ou qu’elle refuse une flexibilité horaire pour se consacrer à ses enfants, peut être considéré comme un signe d’immobilisme.
71Tirer bénéfice de ses mobilités implique donc d’en obtenir une lecture sociale favorable. Certains ne parviendront ainsi pas à les faire prendre en compte. Le sans-abri n’est par exemple pas loué pour son désancrage absolu57 et son détachement de (presque) tout. Pas davantage, n’est reconnu comme mobile, le chômeur qui ne fait que ce que l’on attend de lui en se formant régulièrement et en multipliant les démarches pour trouver un emploi.
72De la même manière, certains peineront à faire admettre que leurs immobilités sont vénielles ou légitimes. Ainsi le débat sur l’intégration bute-t-il sur une difficulté à reconnaître la légitimité de la conservation d’une identité propre au « pays d’origine » et passant, par exemple, par une religion imposant des obligations strictes ou des pratiques culturelles spécifiques, autres que folkloriques. La question peut être vue, au-delà des cadres nationalistes traditionnels, moins comme celle d’une intégration forte à une communauté clairement définie d’un point de vue identitaire – ce qui n’existe pour ainsi dire plus dans les sociétés d’accueil disposant d’une forte tradition d’État-nation – que celle d’un désancrage, exigé par des sociétés qui ne comprennent plus la logique contraignante et immobilisante d’une affiliation religieuse, ethnique ou culturelle58. C’est la raison pour laquelle le débat se focalise pour l’essentiel sur des éléments purement symboliques, comme l’habillement ou l’alimentation, en l’absence d’élément plus saillant relatif à un éventuel choc des civilisations par l’entremise de ces populations dites « d’origine immigrée ». La pierre d’achoppement est le refus de tout relativiser, bien davantage que l’incapacité à troquer une identité contre une autre. À cet égard, les tentatives des nationalistes de définir ce en quoi consiste l’identité forte à laquelle il conviendrait de se convertir peinent à proposer autre chose qu’un bric-à-brac de stéréotypes éculés.
73On perçoit la souffrance qui peut découler de la cécité sociale face aux mobilités et de l’interprétation négative des immobilités. Il peut en s’ensuivre le développement de simulacres, destinés à donner des gages symboliques, dans l’espoir de pouvoir dissimuler derrière eux des pratiques non cohérentes. Le coût peut en être élevé, car le maintien du signe n’est pas toujours aisé. L’employé qui claironne sa disponibilité au mouvement ou à la flexibilité horaire risque d’être pris au mot. La crainte du dévoilement n’est pas non plus une faible charge. Le simulacre peut faire craindre en permanence de ne pas être suffisamment convainquant et générer l’impression d’être en permanence sur la sellette.
74On aura par ailleurs compris que, si certains peinent, d’autres, au contraire, se voient valorisés pour la moindre ou la plus agréable de leurs mobilités, ou bien ne font l’objet d’aucun reproche pour des immobilités qu’ils parviennent sans peine à dissimuler ou à faire admettre comme une légitime exception à l’injonction mobilitaire.
Le coût de la motilité
75V. Kaufmann a théorisé le concept de motilité comme potentiel de mobilité59. Il ne s’agit pas de se désancrer ou de bouger, mais bien de disposer de la capacité à le faire. Cette motilité est donc un capital60 dont l’acquisition dépend de facteurs particuliers.
76Le premier est l’accessibilité, à savoir les conditions auxquelles il est possible de bénéficier de l’offre de mobilité. Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, nous ne nous voyons pas tous offrir les mêmes opportunités de mobilisation et certains ont très peu d’occasions d’acquérir les moyens de développer la mobilité qui est attendue d’eux. Un deuxième facteur est celui des compétences nécessaires à l’usage de l’offre. Changer d’emploi pour se construire une trajectoire valorisante implique que l’on sache comment en chercher et en trouver, et comment faire les bons choix d’orientation. Il en va de même pour qui rêverait de se construire une destinée de nomade numérique en créant son emploi sur mesure61, afin qu’il ne constitue pas une entrave à sa mobilité. Par ailleurs, voyager et se déplacer nécessite une maîtrise d’outils techniques qui ne sont pas à la portée de tous. Il y a peu, la Société nationale des chemins de fer belges a ainsi décidé d’imposer une surtaxe de 7 euros pour l’achat au guichet de billets internationaux. Être mobile requiert maintenant de posséder une connexion internet, une carte de crédit et les compétences pour les utiliser, ou les moyens de payer une surtaxe. Enfin, une troisième ressource est nécessaire : l’appropriation de l’offre, soit son évaluation par rapport aux projets conçus. Il faut être capable d’établir un lien entre l’offre et les besoins que l’on éprouve pour utiliser correctement les dispositifs disponibles.
77Or, l’acquisition de ces facteurs de motilité a un coût propre qui peut entraîner des formes de pénibilité. C’est ainsi que l’individu sommé de devenir mobile devra faire la démarche d’identifier les conditions auxquelles il peut accéder à la mobilité et apprendre à se servir des modes de mobilisation. Le chômeur requis de se former pour accroître son employabilité devra prendre connaissance de la pléthore d’offres, mais aussi des conditions auxquelles il peut y accéder, en fonction de son statut particulier ; il faudra ensuite qu’il développe les compétences nécessaires à son inscription, au suivi des formations, à leur mise en valeur dans son CV, etc. Enfin, il doit se montrer capable d’identifier une relation entre les mobilités qu’il doit développer et les projets qu’il nourrit. Cette démarche implique donc un investissement qui peut s’avérer important, mais qui est indispensable au développement de mobilités utiles, c’est-à-dire de mobilités efficaces et reconnues. Rien ne l’assure cependant que ses efforts seront fructueux et lui rapporteront davantage que la reconnaissance de sa participation au jeu de la mobilité, même si le discours mobilitaire affirme de manière péremptoire que les mobilisations paient.
78On notera que, suite à la conceptualisation de la motilité par Kaufmann, Urry62 a développé l’idée d’un capital réticulaire (network capital) qu’il conçoit dans le cadre bourdieusien de la théorie des champs. Son objectif, ce faisant, est d’éviter le fétichisme de la mobilité, en replaçant au centre la question essentielle : celle des relations sociales que permet la mobilité, laquelle ne doit pas être étudiée comme si elle était une fin en soi. Il met ainsi en évidence que la mobilité implique des aptitudes et des représentations, et que sa disponibilité inégale entraîne des inégalités sociales. La mobilité n’est donc pas en elle-même un vecteur de liberté ou d’égalité, elle est aussi une pratique sociale soumise à des restrictions et porteuse d’une reproduction des inégalités.
L’épuisement mobilitaire
79Si, dans son fondement libertaire, l’idéal mobilitaire se présente comme le modèle de l’épanouissement personnel, la mobilité étant assimilée à la liberté de mouvement, l’adoption d’un regard plus large et la considération du poids des impératifs mobilitaires amènent à poser la question des nouvelles coercitions qu’ils instaurent et qui poussent à relativiser le poids de l’idéal de liberté. Car si la mobilité comme liberté peut apparaître comme une figure évidente dans une société qui contraint à la sédentarité, lorsque l’interdit porte sur l’immobilité, le lien se doit d’être questionné63.
80Le discours mobilitaire prétend répondre au totalitarisme intrinsèque du discours de l’ancrage, découlant de sa vision cloisonnée et hiérarchisée de la société. La structuration sociale hiérarchique de ce dernier, garantit certes une égalité par niveaux tout en poursuivant un idéal de stabilité orientée vers un progrès collectif, mais il s’y trouve peu de place pour l’initiative et la responsabilité individuelles et pour les comportements « hors norme ». C’est notamment ce carcan que l’idéal mobilitaire prétend faire sauter.
81Mais, à y regarder de plus près, celui-ci produit sa propre forme d’absolutisme. En effet, le discours mobilitaire entend instaurer des épreuves de mobilité, lesquelles doivent permettre à la personne-sujet de démontrer sa conformité aux exigences de la dynamique sociale. Les réponses inadéquates sont notamment sanctionnées par la diminution de l’attractivité et, de facto, par l’exclusion des réseaux concernés. L’absolutisme normatif du discours mobilitaire s’incarne ainsi dans un exclusivisme pratique : si l’individu se montre à la hauteur, il aura droit aux ressources circulant exclusivement dans le réseau ; dans le cas contraire, il sera exclu. Autrement dit, l’individu qui refuse de partager le discours, qui ose une réflexivité critique à son égard ou qui manque de démontrer sa conformité ne peut plus exister socialement.
82Par ailleurs, et de manière fort classique, l’idéal mobilitaire fonde un système de contraintes. Celui qui cherche à s’y conformer peut se trouver en butte à des difficultés pouvant le mener à une sujétion n’ayant rien à envier à celle qui découlait de l’idéal de l’ancrage et dont le discours mobilitaire prétendait libérer la personne-sujet. Trois mécanismes de ce type peuvent être pointés.
83En premier lieu, l’ouverture spatiale propre à l’idéal mobilitaire supprime la légitimité des retranchements. Si, autrefois, les espaces enfermaient les acteurs sociaux, ils les protégeaient également. On pouvait, chez soi, échapper au travail et, dans les frontières de son État, à la justice des puissances étrangères. La définition stricte des sexes offrait une importante sécurité identitaire. L’obtention d’un diplôme garantissait une reconnaissance de compétences stable dans le temps. La constitution d’une famille mettait à l’abri de bien des incertitudes domestiques. Bien qu’il y ait eu un prix à payer, il était possible de se retrancher dans des espaces clos où on avait établi son ancrage. On s’y trouvait théoriquement à l’abri des hasards de la mobilité et des incursions extérieures. Or, le projet mobilitaire est le démantèlement de ces espaces cloisonnés perçus comme obstacles à l’accessibilité et à la transparence. Dans son espace-temps décloisonné, plus rien ne prémunit les acteurs sociaux contre les variations de leur conditions, et ils doivent s’en remettre à leurs propres aptitudes à se conformer à l’idéal mobilitaire pour adopter les mobilités adéquates.
84S’ensuit une pression constante sur la personne, laquelle n’est jamais à l’abri des exigences liées aux épreuves de mobilité. La réalisation de soi, tant valorisée, ne peut plus se dérouler dans l’intimité, mais doit advenir dans l’écheveau même des connexions, sous le regard et l’évaluation des membres du réseau.
85La volonté de se ménager des espaces « à soi64 », de refuser une ouverture perpétuelle à l’environnement est stigmatisée et apparaît comme un refus d’épanouissement ou comme un comportement suspect65. Comme Montulet et Kaufmann66 l’écrivaient à propos des mobilités physiques : « Refuser d’être mobile spatialement – ou en être empêché – s’apparente, dans cette conception, à un refus d’assurer sa promotion individuelle ou à un renoncement dans la course au statut. L’immobile est un looser. » Autrement dit, l’immobile n’assume pas sa responsabilité première, celle de s’affirmer comme personne-sujet participant à la grande dynamique du réseau social de la normativité dominante, il est en contravention avec les impératifs d’activité et d’activation et voit son employabilité se dégrader.
86Si le décloisonnement spatial empêche de trouver refuge, il en va de même de la continuité temporelle. Le deuxième mécanisme annoncé tient donc à la structuration temporelle de la forme-flux : le monde change, les opportunités ne cessent d’advenir et il s’agit pour l’individu de s’activer à démultiplier ses connexions afin de ne pas être « largué » par la dynamique sociale. La course est perpétuelle et sans temps mort. Dans ce temps sans pauses ni scansions, il est quasiment impossible de prendre du recul pour analyser et orienter l’action.
87La course perpétuelle renforce ainsi l’allégeance au discours en empêchant la prise de distance et en confortant dans l’impression que seul le court-terme est envisageable et qu’il est vain d’imaginer la structuration d’objectifs à long terme. C’est ainsi, par exemple, que le monde politique est presque entièrement sous la coupe d’un impératif court-termiste67 le contraignant à des actions réactives et adaptatives et l’empêchant de projeter l’avenir.
88De plus, le caractère sécable des relations renforce la précarité de l’acteur individuel. Autrement dit, l’instabilité découlant de la focalisation sur le changement plutôt que sur la stabilité suscite une insécurité pour la personne-sujet, insécurité qui est elle-même au coeur de son investissement dans la dynamique du réseau. Afin de s’assurer un avenir de court-terme, il s’agit de toujours avoir deux fers au feu. Aucun projet n’étant stable, il importe de prévoir un plan B, puis un C, etc. Autrement dit, le sentiment d’insécurité causé par la précarité des connexions renforce la participation au système, la soumission à ses normes et la multiplication des projets, ce qui accroît leur caractère incertain. On notera que, dans un tel cadre de la sécabilité des relations sociales et d’individualisme, la construction de mouvements sociaux collectifs en rupture avec le discours dominant est hautement improbable, du moins sous la forme de mouvements de masse.
89Enfin, et troisièmement, les logiques d’allégeance sont renforcées par l’indétermination des normes en contexte mobilitaire. Les exigences du discours mobilitaire sont indéfinies : on peut toujours être plus mobile, plus flexible ou plus actif. La norme en devient l’inscription dans une dynamique et non la visée d’un résultat clairement prédéfini. Là où la norme, sous le règne de l’idéal de l’ancrage est un modèle déterminé auquel les comportements particuliers sont comparés, elle est ici un appel à l’implication. Du programme (de conformation) on passe au processus (de progression), par définition illimité et jamais accompli. Jamais, donc, l’entité mobilitaire – individuelle ou collective – n’arrive nulle part. Toujours en route, elle sait qu’elle tendra infiniment vers une plus parfaite adéquation, au risque de s’épuiser. C’est ce mouvement vers un point indéfini et hors d’atteinte qu’Alain Ehrenberg désigne comme cause de la dépression, maladie de notre société, cette fatigue d’être soi68.
90Tout concourt donc, dans cet idéal formé autour du rêve d’une libération de la personne, à enchaîner celle-ci à la quête infinie de la libération. C’est ce que décrit Zigmunt Bauman quand il interroge la critique dans son impuissance à penser les apories de la libération, quand la libération est telle qu’elle nous asservit69.
Notes de bas de page
1 Nous avons eu l’occasion ci-dessus, à la page 17, de nous expliquer quant à l’usage du terme « idéal ».
2 Boltanski L. et È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., p. 161 et suiv.
3 Cresswell T., On the Move, op. cit., p. 48.
4 Ibid., p. 45.
5 Nelson B. et P. Economy, Le management pour les nuls, op. cit., p. 251.
6 Froment D., Vos employés ont besoin d’amour, http://www.lesaffaires.com/strategie-d-entreprise/management/vos-employes-ont-besoin-d-amour/516593, consulté le 25 février 2015.
7 Roquelle S., La France des assistés, LeFigaro.fr, http://www.lefigaro.fr/politique/2011/06/04/01002-20110604ARTFIG00005-la-france-des-assistes.php, consulté le 15 avril 2013.
8 Mincke C. et A. Lemonne, « Prison and (im) mobility. What about Foucault ? », art. cité.
9 Le stage parental a été institué en Belgique par la Communauté française pour permettre un suivi des parents qui négligent leurs enfants délinquants et minimisent le caractère problématique de leur comportement. Plutôt que de se saisir des jeunes en question à la place des parents, le choix a été fait de coacher les parents pour qu’ils soient capables de gérer eux-mêmes leur famille.
10 Mincke C. et A. Lemonne, « Prison and (im) mobility. What about Foucault ? », art. cité.
11 Anonyme, « Faut-il en finir avec l’enseignement des langues ? », Enseignons.be, http://www.enseignons.be/actualites/2012/04/07/faut-il-en-finir-avec-lenseignement-des-langues/, consulté le 7 juillet 2016.
12 L’iris étant le symbole du drapeau de la région bruxelloise.
13 C’est ainsi que les réactions à la délinquance empruntent largement la rhétorique de la responsabilisation, Delens-Ravier I., « Mesures réparatrices et responsabilisation du mineur », dans La responsabilité et la responsabilisation dans la justice pénale, Bruxelles, Larcier/De Boeck, 2006, p. 261-267.
14 Ehrenberg A., La fatigue d’être soi : dépression et société, op. cit..
15 Rosa H., « Accélération et dépression. Réflexions sur le rapport au temps de notre époque », art. cité, p. 11.
16 Saint-Paul P., Merkel aux 3,6 millions de jeunes chômeurs européens : « Partez ! », http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2013/06/16/20002-20130616ARTFIG00124-merkel-aux-36millions-de-jeunes-chomeurs-europeens-partez.php, consulté le 19 juin 2013.
17 Mincke C., « Quand je serai grand, je serai moine », Revue nouvelle, 1, janvier 2014, p. 22-23.
18 Paradoxalement, en se prétendant actif, l’État social impose activité et activation à ses sujets.
19 Sorède M., Un cerveau pour la vie : rester dans l’action. Entretien avec le professeur Philippe van den Bosch de Aguilar, Académie des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, http://www.academieroyale.be/cgi?usr=ve6ypqaq46&lg=fr&pag=774&tab=87&rec=834&frm=0&id=3892&flux=42939475, consulté le 4 avril 2013.
20 Kastler M., Communiqué de presse. Année européenne 2012 : vieillissement actif et solidarité intergénérationnelle, www.europarl.europa.eu/fr/pressroom/content/20110314IPR15479/html/Ann%8Ee-europ%8Eenne-2012-vieillissement-actif-et-solidarit%8E-interg%8En%8Erationnelle, consulté le 16 avril 2013.
21 Boltanski L. et È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., p. 166.
22 Luyckx C., « Engagez-vous », LaLibre.be, www.lalibre.be/debats/opinions/article/665378/engagez-vous.html, consulté le 8 juin 2011.
23 Cette liste est appelée à se révéler très rapidement obsolète étant donné le développement frénétique de nouveaux instruments de socialité électronique.
24 Anonyme, « The rise of the sharing economy », The Economist, http://www.economist.com/news/leaders/21573104-internet-everything-hire-rise-sharing-economy, consulté le 25 février 2015.
25 Baygert N., « La politique allemande se fait pirater », Slate.fr, http://www.slate.fr/story/43913/pirate-parti-tea-parti-allemagne, consulté le 15 avril 2013.
26 Fernández de Rota A., « La nuée indignée, ambitions et limites », Revue nouvelle, 7, 2015, p. 24-30.
27 Mincke C., « Où le lecteur s’aperçoit que la transparence peut être une illusion d’optique », Revue nouvelle, 12, 2011, p. 32-42.
28 La superfluidité est un terme de mécanique des fluides qui désigne la propriété de s’écouler sans aucune résistance. Elle est le propre des liquides à viscosité nulle. Elle est utilisée ici à titre métaphorique, faut-il le préciser ?
29 Boltanski L. et È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., p. 144 et suiv.
30 Wallraff G., Parmi les perdants du meilleur des mondes, Paris, La Découverte, 2010, p. 95-158.
31 Anquetil G. et F. Armanet, « La connexion permanente ? Nous adorons cela ! », entretien avec Bruno Patino, LeNouvelObs.com, http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20130413.OBS7868/la-connexion-permanente-nous-adorons-cela.html, consulté le 17 février 2015.
32 Boltanski L. et È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., p. 139.
33 Ibid., p. 186.
34 Wallach L. M., « Le traité transatlantique, un typhon qui menace les Européens », MondeDiplomatique.fr, novembre 2013, http://www.monde-diplomatique.fr/2013/11/WALLACH/49803, consulté le 17 février 2015.
35 Boltanski L. et È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., p. 179.
36 Sigrist S., « L’amicale du sexe », http://madame.lefigaro.fr/societe/lamicale-sexe-150211-130165, consulté le 4 avril 2013.
37 Guéret C., « Heureux, les polyamoureux ? », Psychologies, 10, juin 2011, p. 72-76.
38 Bourcier N., « Et Dieu créa le ménage à trois », LeMonde.fr, http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2012/09/13/et-dieu-crea-le-menage-a-trois_1759127_3222.html, consulté le 5 avril 2013.
39 Rosa H., « Accélération et dépression. Réflexions sur le rapport au temps de notre époque », art. cité, p. 8.
40 Rappelons qu’une grande échelle concerne le local, une petite, le global.
41 Vranken D., « Psychologisation ou transformation des modes de traitement social de la “question sociale” ? », dans M. Bresson (dir.), Psychologisation de l’intervention sociale : mythes et réalités, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 25-34.
42 Hamilton R., « Je pense aux 15-25 qui seront centenaires… »
43 Ehrenberg A., L’individu incertain, op. cit., p. 351.
44 Rosa H., Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, op. cit., p. 62.
45 Id., « Accélération et dépression. Réflexions sur le rapport au temps de notre époque », art. cité, p. 13.
46 Nous empruntons la notion de multivers au champ de la physique pour désigner la coexistence de mondes coprésents et non hiérarchisés, plus que pour établir un parallèle avec le sens que ce terme prend dans ce champ.
47 Ce n’est pas que le signe était sans importance dans le modèle de l’ancrage, mais il n’avait pas la prédominance qu’on lui connaît aujourd’hui. Actuellement, alors que les structurations sont niées et délégitimées, il importe plus que jamais de se montrer capable de produire le signe adéquat. De lui dépendra l’intérêt des partenaires potentiels et leur décision de connexion.
48 La notion de motilité est examinée plus en détail ci-dessous, p. 123.
49 Ainsi en va-t-il de www.flemme.be, un site se proposant d’envoyer de façon automatique le CV et la candidature spontanée des chômeurs à des entreprises de leur région et de leur fournir une attestation de leur démarche. L’ambition n’est bien entendu pas de mettre des chômeurs en relation avec des employeurs, mais de produire des signes utilisables dans les relations avec les autorités de contrôle et d’activation des chômeurs. Rien n’étant gratuit, il en coûtera 2 euros par mois au demandeur d’emploi.
50 Et même d’un régime fiscal très avantageux pour leurs revenus immobiliers s’ils proviennent de locations à des particuliers.
51 La notion d’épreuve que nous retenons est celle de Boltanski et Thévenot, Boltanski L. et L. Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, à savoir un processus formalisé aboutissant à l’attribution d’une valeur.
52 Pour une application de ce raisonnement à la médiation pénale, voir Mincke C., « La médiation pénale, contre-culture ou nouveau lieu commun ? Médiation et idéologie mobilitaire », art. cité.
53 Benoît Bastard montre ainsi que l’appréciation (et le succès) de la médiation en cas de divorce est très nettement déterminée socialement en fonction de la qualité « communicationnelle » des couples avant le divorce. La forme « couple communicationnel » est bien plus fréquente parmi les classes moyennes supérieures que dans les catégories plus populaires, ce qui témoigne de l’inégalité sociale structurelle et culturelle face aux impératifs du discours mobilitaire. Bastard B., Les démarieurs : enquête sur les nouvelles pratiques du divorce, Paris, La Découverte, 2002.
54 Padovani M., « La première gaffe de Mario Monti », LeNouvelObs.com, http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20120203.OBS0544/italie-la-premiere-gaffe-de-mario-monti.html, consulté le 17 avril 2013.
55 Ce cas est grosso modo celui de « Stéphanie », l’un des dossiers que nous avons suivi dans le cadre de notre recherche doctorale sur la médiation, Mincke C., La médiation pénale face à ses idéaux fondateurs. De l’utopie à l’aveuglement, op. cit., p. 75.
56 Par exemple, dans l’affaire française de la crèche « Baby-loup », il fut estimé que les enfants d’une crèche, « compte tenu de leur jeune âge, n’ont pas à être confrontés à des manifestations ostentatoires d’appartenance religieuse ». Lorenzo S., « Crèche Baby-Loup : la Cour de cassation annule le licenciement de la salariée voilée », Huffington Post, http://www.huffingtonpost.fr/2013/03/19/creche-baby-loup--la-cour-cassation-annule-licenciement-salariee-voilee_n_2907071.html, consulté le 20 mars 2013.
57 Même s’il a été montré que sa mobilité se limitait à des périmètres réduits. Schaut C., « La meilleure façon de marcher. Une analyse des rapports inégaux à la mobilité », Clara architecture/recherche, 1, 2013, Marche et espace urbain de l’Antiquité à nos jours, p. 155-163.
58 Cette incompréhension peut provenir d’une disparition ou d’une dissimulation. Lorsqu’on vit dans un environnement familier, les ancrages peuvent aisément être dissimulés sous un discours relativiste dénigrant l’utilité ou la réalité de fixités.
59 Kaufmann V., « La mobilité comme capital ? », dans B. Montulet (dir.), Mobilités, fluidités… libertés ?, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2004, p. 33 ; Ravalet E., S. Vincent-Geslin, V. Kaufmann et Y. Dubois, Grandes mobilités liées au travail. Perspective européenne, Paris, Economica, 2015, p. 91 et suiv.
60 Bourdieu P., La distinction, op. cit.
61 Les nomades digitaux sont l’exemple type de cette forme de relation à l’emploi. Daguzé S., C. Jullien, P. Marchal, M. Rakotomanga, et C. Terrié, Mobilité mode de vie, Paris, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Forum vies mobiles, 2016, http://fr.forumviesmobiles.org/sites/default/files/rapport_final_enquete_modes_de_vie_et_mobilite_atypiques_fvm.pdf, consulté le 21 septembre 2018, p. 80 & s.
62 Urry J., Mobilities, op. cit., p. 194-210.
63 C’est ce que nous avons fait dans le cadre particulier d’une réflexion sur la surveillance électronique comme indiscutable accroissement de la liberté des personnes condamnées à une peine de prison. Mincke C., « Immobilisation, relocalisation et suivi de mobilité : à propos des évolutions du carcéral », AAG annual meeting, San Francisco (USA), 2016, http://0-hdl-handle-net.catalogue.libraries.london.ac.uk/2078.3/172924 ; Id., « Immobilisation, relocation and mobility monitoring : on the evolution of the Carceral », AAG Annual meeting, San Francisco (USA), 2016, http://0-hdl-handle-net.catalogue.libraries.london.ac.uk/2078.3/172925. Nous avons par ailleurs eu l’occasion de nous pencher sur la relation entre liberté et mobilité. Mincke C., « Freed by mobility, freed from mobility ? », Swiss Mobility Conference, Lausanne, 20 octobre 2016, http://0-hdl-handle-net.catalogue.libraries.london.ac.uk/2078.3/177379.
64 À propos de cette tendance à se ménager des espaces à soi, nous renvoyons à ce que la recherche a mis en évidence comme comportement de compensation, de la part des grands mobiles s’absentant de leur domicile, afin de se recréer des espaces de familiarité, afin de supporter l’obligation de vivre dans des espaces changeants et anonymes. Ravalet E., S. Vincent-Geslin, V. Kaufmann, G. Viry et Y. Dubois, Grandes mobilités liées au travail. Perspective européenne, Paris, Economica, 2015, p. 164 et suiv.
65 Nous renvoyons à ce qui a été dit ci-dessus de la transparence.
66 Montulet B. et V. Kaufmann, « Mobilité, fluidité, … liberté ? », Mobilités, fluidités, … libertés, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2004, p. 292.
67 La périodicité électorale ouvrant les potentialités de rotation des équipes au pouvoir, si elle est indispensable à la démocratie, est également un des facteurs constitutifs de ce court-termisme.
68 Ehrenberg A., La fatigue d’être soi : dépression et société, op. cit.
69 Bauman Z., Liquid Modernity, op. cit., p. 25-30.
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