Chapitre 4. La mobilité
p. 55-65
Texte intégral
1Le rapport entre espace-temps et mobilité est évident. Il est cependant utile de préciser que nous définissons la mobilité de la manière la plus simple qui soit, comme un déplacement dans (au moins) un espace au cours du temps. Là où, par exemple, Vincent Kaufmann1 définit la mobilité comme « l’intention, puis la réalisation d’un franchissement de l’espace géographique impliquant un changement social », il ne nous a pas paru utile de restreindre la mobilité aux déplacements résultant d’une intention (voire d’une planification) ou à ceux provoquant un changement social. Il nous semble ainsi que certains déplacements physiques, par exemple, ont pour motivation d’éviter le changement social, comme l’accroissement des déplacements pendulaires vers un lieu de travail pour éviter un déclassement professionnel. Il devient alors difficile de savoir ce qui, dans cette mobilité tient du changement social et ce qui relève de la conservation. Enfin, pour les raisons exposées ci-dessus, nous ne sommes pas prêts à réduire la mobilité à un déplacement dans l’espace géographique.
2Par contre, il nous semble judicieux de retenir l’idée de Cresswell2 qui considère que, contrairement aux mouvements qui sont de purs faits, la mobilité a une signification sociale. La mobilité n’est donc pas qu’un mouvement, elle est aussi une construction sociale.
3Cette définition minimale de la mobilité ne permet pas encore de cerner ce qui peut être défini comme mobilité, la question est en effet de savoir quels seront les mouvements qui seront pris en considération pour construire socialement la mobilité. Car la mobilité n’est pas une caractéristique évidente, mais bien le fruit d’une construction sociale qui amène à considérer certains comportements comme relevant de la mobilité ou non3. Ce sont ces constructions qu’il importe maintenant de caractériser.
4Une manière de construire une réponse est de partir des constructions sociales du temps et de l’espace dont nous venons de traiter. À cet égard, il paraît logique que la modification des constructions sociales relatives à l’espace-temps que nous avons décrite débouche sur une modification des représentations de la mobilité. En toute logique, l’acception de ce qu’est le mouvement a profondément évolué au cours du temps. Aux idéaux types historicisés d’espace-temps – les morphologies que nous venons de décrire –, correspondent donc des idéaux types historicisés de représentations de la mobilité. L’ordre dans lequel nous avons abordé l’espace-temps et la mobilité n’est aucunement indicateur d’une relation de cause à effet. Est-ce une modification des conceptions de l’espace-temps qui influe sur celles de la mobilité ou l’inverse ? Nous ne pourrions le dire et, en fin de compte, la question a peu de sens. Quoi qu’il en soit, aux morphologies spatio-temporelles de la forme-limite et de la forme-flux correspondent des appréhensions distinctes de la mobilité.
L’ancrage : mobilité-sédentaire et mobilité-franchissement
5Dans un monde marqué par la forme-limite et ses espaces cloisonnés, la mobilité prend le sens d’une transgression des limites spatiales, d’un passage d’un lieu à l’autre. Se déplacer à l’intérieur des frontières n’a pas de sens puisque, homogénéité oblige, il n’est pas de distinction de lieux en leur sein, sauf à franchir les frontières de subdivisions internes, d’un niveau hiérarchique inférieur.
6L’existence d’une frontière spatiale suppose que celle-ci peut être franchie à certaines conditions. Dans ce cas la mobilité apparaît littéralement comme une excursion, éventuellement suivie d’une récursion en cas de retour.
7Dans un tel cadre, la mobilité ne sera reconnue que pour autant que le franchissement d’une frontière soit identifié comme tel. Pour en juger, il faut se rappeler qu’une frontière est liée à une échelle. Le franchissement de la porte de sa maison par une dame âgée ou le changement de service d’une personne au sein de la même entreprise pourront apparaître au migrant ou à l’individu à la trajectoire professionnelle mouvementée comme ne relevant pas de la mobilité. Pour ces grands mobiles rompus aux longues distances, les frontières ici franchies ne sont pas visibles. Considérer une limite implique de définir une échelle pertinente4.
8La mobilité-franchissement peut donc être vue comme une mobilité-sédentaire si elle est interne à un espace en apparence uniforme.
9Le franchissement d’une frontière peut aussi bien être répétitif et réversible – comme dans le cas de mobilités pendulaires qui amènent des personnes à passer régulièrement d’un espace domestique à un espace professionnel – que rare, voire unique et sans retour. La définition des migrants – émigrés et immigrés – repose sur ce rapport au franchissement stabilisé de cette limite spatiale.
10La mobilité-franchissement implique donc que l’on parvienne à quitter un espace pour en intégrer un autre. Il est évident qu’une frontière – et c’est là une de ses fonctions essentielles – ne se franchit pas sans conditions. Celui qui prétend changer d’espace doit bien entendu satisfaire aux exigences de sa nouvelle appartenance, sous peine d’y apparaître comme un intrus.
11Ainsi, le passage d’un État-nation à l’autre sera-t-il soumis aux contrôles imposés à la frontière par les autorités publiques. De même, la progression dans l’organigramme d’une société ou d’une administration dépendra-t-elle de conditions particulières et standardisées, telles qu’ancienneté dans un service, examens ou obtention de diplômes. Le passage de l’état de célibataire – normalement isolé ou appartenant à la famille dont il est issu – à celui de membre d’un couple implique le respect d’une série de conditions ouvrant à la possibilité du mariage, acte officiel de franchissement de frontière. Pour la femme, dans la conception traditionnelle des choses, la frontière franchie est aussi celle qui sépare son lignage d’origine de celui de son mari, auquel elle appartiendra désormais. Le passage d’une religion institutionnalisée à une autre se fait également au prix de conditions parfois drastiques excluant le syncrétisme et le « shopping religieux ». À chaque fois, il s’agit de pénétrer un espace présentant une homogénéité interne et imposant un respect scrupuleux de toutes les conditions garantissant cette homogénéité. Il est évident que les frontières sont régulièrement violées par des contrebandiers, mais leur activité est nécessairement réduite. Si une limite devient une passoire, elle perd sa qualité de clôture spatiale. Le contrebandier lui-même ne tire avantage de son activité que du fait que rares sont ceux capables de s’affranchir de la frontière, de la même manière qu’aujourd’hui, le passeur ne s’impose que grâce aux politiques de fermeture des frontières aux migrants.
12Bien entendu, sous le règne de la forme-limite, certaines frontières sont bien gardées : une fois marié, le retour en arrière est difficile et coûteux, notamment en termes de désapprobation sociale, surtout pour les femmes ; toutes les fonctions au sein d’une entreprise ne sont pas accessibles à chacun, ce qu’indique la très stricte séparation des cols-bleus et des cols blancs ; certaines frontières ne peuvent être franchies, comme celles qui séparent les sexes : on est homme ou femme pour toujours, sans négociation possible. Ceci marque le fait que l’entrée dans un espace donné implique qu’on lui appartienne pour la durée que l’on y passe. Il n’est pas question d’une relation lointaine ou relative à cet espace, mais bien d’une incorporation. Il y va de son homogénéité interne.
13Les frontières spatiales ne sont pour autant pas seules à peser sur la mobilité, les scansions temporelles en font autant. Dans le cadre de la forme-limite, le temps a un sens privilégié, celui du progrès, qui nous mène d’une ère à l’autre, sans retour possible. Dans une telle configuration des représentations spatio-temporelles, la mobilité en tant que phénomène collectif, idéalement, ne peut être conçue comme circulaire ou réversible5, ce qui impliquerait un retour au point de départ ; elle doit être, littéralement, une progression, une marche en avant6. Elle est donc orientée vers un ailleurs spatio-temporel, elle marque l’entrée dans une nouvelle aire et l’ouverture d’une nouvelle ère. La mobilité est donc téléologique, marquée par un but (télos) prédéterminé.
14La mobilité-franchissement connaît cependant des déclinaisons moins spectaculaires que la tension vers le Progrès, il s’agit de mouvements répétés d’une circonscription à l’autre, souvent identifiés comme relevant d’une mobilité-sédentaire, tant il apparaît à bon nombre d’observateurs qu’elle n’engendre pas réellement de changement d’espace. Pourtant, il s’agit d’entretenir, sur des durées relativement courtes, des relations – nécessairement successives du fait des frontières – avec différentes circonscriptions. La téléologie de la mobilité-franchissement est alors présente sous une forme minimale qui implique la prédétermination des espaces ainsi rejoints. Vie privée et vie professionnelle sont, à cet égard, des sphères qui coexistent sans se mêler et entre lesquelles s’établissent des circulations. Les passages successifs d’un espace à l’autre sont rythmés par des temporalités fixes qui garantissent l’étanchéité des domaines considérés : des temps clairement distincts et des lieux différents permettent aux individus de passer d’un registre à l’autre tout en sachant avec certitude à quel espace ils appartiennent à chaque instant et tout en garantissant son retour temporellement prévisible dans l’espace antérieur. Les discontinuités spatiales et temporelles – l’espace-temps du travail et l’espace-temps familial – ne sont ici que les agencements d’une organisation permanente de l’espace social. L’illustration parfaite de cette mobilité alternative (fondée sur l’alternance) est la mobilité pendulaire (navette) qui instaure l’alternance sans interpénétration des obligations (domestiques ou professionnelles), des rôles sociaux, des activités exercées, etc. Les passages d’un espace de travail à un espace domestique selon des séquences temporelles claires et régulières est un exemple de la façon dont on se meut au quotidien en modernité. Dans cet univers de pensée, recevoir un coup de fil professionnel à son domicile est inimaginable, de même qu’est très embarrassant l’appel de l’épouse sur le lieu de travail.
15La mobilité-franchissement fonde ainsi la méritocratie de la société industrielle, soit la promesse d’une mobilité sociale individuelle sur la base de l’engagement des hommes dans la dynamique de la société. Elle repose sur une structure sociale constituée de strates qui sont autant d’échelons à gravir, l’un après l’autre. Par la définition des règles de passages d’une strate à l’autre – un degré de compétence, de mérite et de droits –, elle prétend garantir que chacun est à sa place. Il s’agit bien de franchir des frontières et d’entrer dans de nouveaux espaces auxquels on appartiendra désormais7.
16À nouveau, un imaginaire de stase est à l’œuvre, la mobilité n’étant que le moyen de passer de l’une à l’autre. La qualité d’un individu sera évaluée par la position qu’il aura atteinte. Il cherchera donc à acquérir un statut qui lui sera définitivement acquis : le juge sera nommé à vie, le ministre gardera son statut même après son office, l’enseignant transmettra un savoir constitué, le diplôme ne pourra être remis en question et les savoirs acquis ne pourront être considérés comme obsolètes. Ainsi, à l’époque moderne, le mouvement est-il intégré dans un discours stabilisant, l’acquis devenant un statut stable8. La frontière entre les statuts se légitime alors par des inégalités de compétences, ces dernières étant considérées comme définitives. L’être moderne constitue son essence par l’accumulation d’acquis. Il s’établit. Il s’ancre.
C’est ainsi que la méritocratie, fonctionnant sur la base de franchissements régulés de frontières hiérarchiques se trouve contestée au nom de son dysfonctionnement irréductible et de ses conséquences néfastes en termes de circulation fluide de l’information.
« Les inégalités [hiérarchiques], elles, reposent sur des “simplifications sauvages” qui inhibent la communication et, donc, la coopération. A priori, cette critique peut paraître absurde. Des structures fortement hiérarchisées, comme l’armée ou l’Église catholique, ne prouvent-elles pas que l’on peut œuvrer ensemble à des missions ardues ? Il est pourtant des cas où les inégalités font obstacle à la coopération : quand les compétences d’un individu ne correspondent pas à la fonction qu’il occupe dans une organisation, quand un employé compétent est sous les ordres d’un chef incompétent. Dans un contexte institutionnel, cette inégalité a des conséquences désastreuses. Les subalternes se sentent incompris, aigris, soumis à l’imposture d’un petit chef, et la communication sociale tend à devenir de plus en plus primaire.
Dans l’idéologie méritocratique, une telle situation est inconcevable : seuls les plus compétents accèdent aux postes de cadres supérieurs. Le capitalisme moderne se fait fort de récompenser le mérite. À l’école, puis au bureau, nous sommes constamment évalués en fonction de nos aptitudes et de nos succès. Or, ce système méritocratique est fallacieux. […]
Le jargon managérial attribue les dysfonctionnements de la communication institutionnelle à l’”effet de silo”. Les entreprises sont menacées par les travailleurs qui opèrent chacun dans leur silo, sans communiquer entre eux9. »
17De ce fait, dans cet imaginaire de mobilité, l’ancrage est préalable. C’est au départ d’une position assurée et avec l’objectif d’en établir une nouvelle que se développe la mobilité. Celle-ci ne peut donc s’envisager pour elle-même et est nécessairement pensée comme le lien entre deux immobilités, deux ancrages.
Le flux : mobilité-kinétique et mobilité-dérive
18Si la limite est remise en cause dans sa capacité à donner sens à l’espace, si elle devient une construction contrefactuelle plutôt que l’acte de naissance d’un espace caractérisé, si elle ne garantit plus un ordre social, il devient difficile de continuer de se représenter la mobilité comme fondée sur le franchissement. De même, si le temps n’est plus fait d’ères qui se succèdent, mais d’un continuum temporel produisant un changement constant, c’en est fini d’une structuration temporelle en époques soigneusement délimitées. Avec la délégitimation de la limite qui faisait la circonscription, la mobilité-franchissement perd sa pertinence.
19Plus encore, le rapport à la mobilité est fondamentalement affecté. En effet, comment penser l’immobilité dans un contexte de changements permanents où toute situation spatiale est relationnelle et, dès lors, soumise à une infinité de facteurs de modifications ? Si l’environnement est en perpétuel changement, il n’est possible que d’être en perpétuelle mobilité. L’idée même de mise en mouvement change dès lors radicalement10. Il ne s’agit pas non plus d’être mobilisé depuis un « extérieur » qui ne peut plus exister en l’absence de frontières, mais d’être mobile perpétuellement. Dans cette conception la mobilité prend deux formes : d’une part, elle devient un but en soi, une mobilité-kinétique qui n’a pas pour objectif de gagner un ailleurs, mais est un mouvement développé pour lui-même et, d’autre part, la mobilité est une irrépressible dérive. La position de chaque nœud du réseau se définissant par les relations qu’il entretient avec d’autres nœuds, la mobilité de chacun entraîne une modification de la position de tous. Leurs coordonnées spatio-temporelles varient donc en permanence : ils sont mobiles. Nulle frontière stable n’existe plus pour leur garantir qu’ils sont demeurés en son sein, nul quadrillage fixe de l’espace par rapport à la toile de fond duquel on se déplace : la dérive est continuelle et l’immobilité ne peut être maintenue qu’au prix d’un effort et par rapport à un nombre limité de nœuds. Mobilité-kinétique, déployée par les acteurs pour elle-même, et mobilité-dérive, vécue par les acteurs en conséquence de la généralité de la mobilité-kinétique, sont dès lors les deux faces d’une même mobilité « mobilitaire11 ».
20À cet égard, s’il n’est plus question de franchir une frontière et de pénétrer un territoire donné pour y occuper une position, comment pourrait-il être question de se rendre quelque part ? Si, de surcroît, ce quelque part est lui-même mouvant, comment s’assurer qu’entre le départ supposé et une hypothétique arrivée, il n’aura pas changé d’emplacement et qu’il sera possible de l’atteindre ? Si ici est aussi ailleurs du fait d’une interpénétration des espaces, si aujourd’hui est toujours hier et déjà demain, comment concevoir le déplacement et le changement ? On le voit, le sens profond de la mobilité ne peut que changer.
Dans les parquets belges (ministère public), la règle était que l’on devenait chef de corps à l’ancienneté. La longévité octroyait, un jour ou l’autre, le droit d’occuper la tête de la hiérarchie jusqu’à la retraite. Il suffisait alors de faire de vieux os dans l’institution pour se voir couronner. Des magistrats ont ainsi attendu longtemps, sans se faire remarquer, que le temps qui s’écoule les mène à bon port. Sauf qu’un jour, après des décennies d’effectivité, cette norme fut jugée obsolète et en contradiction avec les principes de bonne gestion : les mandats devaient être attribués pour une durée limitée et en fonction des mérites – dynamisme, capacité à se maintenir au plus haut niveau, gestion professionnelle de son contentieux, etc. –. Pas de chance pour ceux qui, adoptant l’attitude précédemment la plus sûre pour parvenir au sommet, ont vu les règles changer en cours de route et tous leurs espoirs s’évanouir. La destination à laquelle ils comptaient se rendre avait changé de position et n’était désormais plus accessible qu’au terme d’un parcours n’ayant plus rien du classique cursus honorum et n’ayant pas davantage de rapport avec un chemin balisé d’étapes successives et nécessaires.
21Dans un tel contexte, la notion de mobilité prend donc un nouveau sens. Il ne s’agit plus de révolution, mais bien d’évolution permanente dans un contexte lui-même mouvant. Spatialement et temporellement, il devient particulièrement malaisé de se situer et quasiment impossible de se stabiliser. De fait, l’immobilité d’un point n’empêche pas les autres – ceux par relation auxquels il est situé – de se déplacer, entraînant, inévitablement, un déplacement relatif de l’élément se voulant immobile. Il n’est plus question de tenir sa place car il n’y a rien avant le mouvement, il n’y a pas de stase antérieure12. Que faire, dès lors, si ce n’est suivre le mouvement et tenter de préserver une certaine synchronie avec le réel ? À moins de s’abandonner au courant et de renoncer à toute maîtrise. Mobilité-kinétique et mobilité-dérive sont donc bien les deux faces d’un même rapport à l’espace-temps.
« La plupart des managers qui ont réussi savent qu’en affaires, l’immobilité est synonyme de recul. Ils sont toujours tournés vers l’avenir et font des projets en fonction des nouvelles tendances13. »
22Il n’est plus envisageable de se mettre en conformité avec les balises rigides propres à un espace social particulier, mais seulement d’inventer une manière de vivre en harmonie avec un contexte relatif et mouvant. Celle-ci ne sera valable que pour la situation particulière du nœud considéré et devra évoluer régulièrement. Dans ce cadre, toute constance est une frontière, tout lien sera un jour une entrave à l’adaptation idéale. Frontières et ancrages sont à combattre : l’économie dévalorise le stock et lui préfère le flux tendu14 ; le monde du travail déprécie rapidement les qualifications à mesure du chamboulement des procédés technologiques, l’entreprise cherche à louer les services de travailleurs précaires pour le temps d’un projet au terme duquel elle compte bien qu’ils désireront rebondir, voguer vers de nouveaux projets personnels ; les individus fondent leur famille sur l’affectivité, relation temporaire à l’inverse des liens générationnels ; l’enseignant doit valider des compétences15, conçues comme des moyens de s’adapter à des situations nouvelles, etc. Il n’est plus tant question de position absolue – une coordonnée stable dans un espace-temps quadrillé – que de position relative – une configuration de connexions avec d’autres entités. Et une bonne connexion est, dans ce cadre, une connexion temporaire, utile aujourd’hui, mais sécable dès péremption… et ultérieurement réactivable au besoin16. On n’appartient plus, on adhère pour un temps.
Prenons à cet égard la question de la famille et proposons-en deux types17. Sous le règne de la forme-limite, elle était représentée comme un espace clairement défini par les limites du lignage. Les liens du sang unissaient le groupe familial et le distinguaient de ses semblables, l’institution du mariage se chargeant de soustraire les femmes à leur lignage d’origine pour les incorporer à celui de leur mari, sous l’autorité de celui-ci. Par essence, ces liens étant indissolubles, l’appartenance familiale était définitive. Le temps n’avait pas de prise sur ces liens. Ainsi, l’amour, s’il avait jamais existé, pouvait mourir au fil du temps, c’était sans effet sur leur situation familiale. La seule mobilité était celle, téléologique, des femmes qui quittaient un ancrage familial pour en acquérir un nouveau. Les divorcés étaient lourdement stigmatisés (tout particulièrement les femmes) pour avoir échappé à l’ancrage matrimonial et les veufs, bien que « non coupables », posaient question dans le contexte axiologique du modèle de l’ancrage.
On conçoit sans peine que ce modèle ne fasse plus référence aujourd’hui et qu’un nouvel idéal type ait vu le jour. Ainsi, le fondement familial majoritairement valorisé est-il désormais l’affection que se portent les membres du groupe18. La représentation de la famille repose donc sur un contrat éminemment sécable. Le divorce n’est dès lors plus vu comme la mise en danger d’une institution maritale stabilisant la société – la famille comme cellule élémentaire du social – mais comme l’exercice légitime, par un individu, de son droit à l’épanouissement par la renégociation de ses liens affectifs. Les relations générationnelles sont elles-mêmes profondément bouleversées en ce qu’elles prétendent s’affranchir de l’intangibilité des liens du sang. Les enfants sont des partenaires d’une relation affective égalitaire qui les lie à leurs parents. Il leur est à cet égard loisible d’établir de tels liens avec des personnes sans lien du sang avec eux, dans le cadre de familles recomposées. Loin d’être un lignage fondé sur la transmission linéaire du nom, la famille est un écheveau de relations interpersonnelles de natures très diverses et de durées variables. Les mobilités sont donc constantes, notamment parce que les individus changent et répercutent leurs évolutions personnelles sur leurs relations avec leurs proches, mais aussi parce que la configuration globale de la famille – et même sa définition – évolue en permanence, imposant le changement, même à ceux qui prétendraient ne pas bouger de la place qu’ils considèrent comme la leur.
Ainsi, la normalité du couple stable est-elle fréquemment remise en question par des statistiques indiquant volatilité des relations. La stabilité peut même apparaître suspecte, en tant qu’indice d’une absence de quête existentielle des partenaires ou d’oppression par un cadre moral trop strict. Elle signe un manque d’expérimentations dommageable dans un monde qui se perçoit comme changeant et donc comme une immobilité qui ne peut que mener à une asynchronie avec un environnement en perpétuel mouvement. Récemment, on a ainsi pu voir des affiches promouvant un site de rencontres orienté vers les aventures extraconjugales. En affirmant que « c’est parfois en restant fidèle qu’on se trompe le plus19 », l’annonceur indique clairement la dévalorisation de l’ancrage marital, lequel fait courir le risque de se perdre soi-même.
Il n’est plus question de civiliser ses pulsions en les enfermant dans des règles contraignantes et, par là, de passer de la nature à la culture, il n’est plus question de les sublimer – pour prendre un terme freudien – mais bien d’y céder car elles sont nous-mêmes. Voilà l’inconstance, qualifiée de spontanéité et valorisée davantage que la fixité. On ne pourrait mieux indiquer que la famille20 est devenue un terrain particulièrement mouvant, un ensemble protéiforme de pratiques et de relations à mille lieues du lignage générationnel qu’elle fut.
La mobilité dont il est question ne peut plus être qualifiée de mobilité-franchissement puisque aucune frontière n’est transgressée. Ainsi la femme ne quitte-t-elle pas son lignage pour celui de son mari. Les familles recomposées s’interpénètrent. La mobilité n’est plus téléologique au sens où elle serait la planification du passage d’un ancrage à l’autre, les points de départ et d’arrivée étant clairement établis. Elle est mobilité-kinétique et dérive. La renégociation permanente des relations au sein de la famille la fait apparaître sous des aspects différents et imprévisibles au cours du temps. La standardisation des modèles fondés sur la forme-limite a fait place à une improvisation constante et à des écheveaux de relations complexes, aux niveaux multiples, à tout moment renégociables.
23On notera ici que la rupture en matière de mobilité a pour conséquence que l’homme n’est plus vu comme le Prométhée luttant contre la nature en instituant des fixités, des frontières. Il n’est plus question de faire œuvre civilisatrice en dominant l’informe nature – des pulsions, de la violence entre humains, de l’anarchie, etc. – tant est vaine cette prétention. L’homme est un élément en mouvement permanent parmi d’autres, indissociable d’un contexte qui le contraint à une adaptation constante, et entraînant, par son propre mouvement, l’obligation d’adaptation de ceux qui l’entourent. L’image du phare de la Raison éclairant dans la tempête et indiquant un point fixe est bel et bien révolue.
24Ce qui a changé, donc, ce n’est pas l’invention du mouvement, mais sa signification et ses modalités. D’une part, il est au cœur de l’agir humain – qui se définit comme une constante adaptation – et, d’autre part, il ne se conçoit plus comme le passage d’une « stase » à une autre, d’un état à un autre, mais bien comme un « continuum stochastique » de transformations. Cette mutation a pour conséquence que l’on ne qualifiera plus de mobiles ou d’immobiles les mêmes comportements qu’autrefois. Le mobile d’hier peut être l’immobile d’aujourd’hui, à l’image de l’employé franchissant les différents stades de la hiérarchie d’une entreprise à laquelle il reste attaché. Hier, vu comme vivant une ascension sociale, il peut aujourd’hui se trouver qualifié d’immobile, incapable de vivre une trajectoire professionnelle indépendante de la sécurité d’un ancrage.
25Notons, avant de clore cette partie, que nous avons présenté ici la modification de la mobilité comme découlant d’une nouvelle vision de l’espace-temps. C’est un effet d’optique. Il se fait que les deux mutations sont cooccurrentes. On pourrait aussi bien soutenir que de nouvelles pratiques de mobilité ont entraîné un nouveau vécu spatio-temporel. Il ne faut pas prendre ce mode d’exposition théorique pour l’affirmation de l’existence d’un rapport causal particulier.
Notes de bas de page
1 Kaufmann V., « Mobilité », art. cité.
2 Cresswell T., On the Move, op. cit., p. 2-4.
3 Frello B., « Towards a Discursive Analytics of Movement : On the Making and Unmaking of Movement as an Object of Knowledge », Mobilities, 3/1, mars 2008, p. 25-50.
4 C’est ainsi qu’il nous semble que, lorsque Cresswell (On the Move, op. cit., p. 6) affirme que le train a aboli les frontières, il confond leur suppression en tant que telle et leur invisibilité à l’échelle qui est celle du train.
5 Kaufmann V., Viry G. et Joly I., « Mobilités réversibles : un phénomène anecdotique ? Quantification des mobilités réversibles », dans Mobilités sans racines. Plus loin, plus vite... plus mobiles ?, Paris, Descartes & Cie, 2012, p. 34-44.
6 Ce que permettent les logiques cycliques dont nous avons parlé précédemment. La notion de progression différencie dans ce cas la logique circulaire – qui implique un retour à l’exact point de départ – de la logique cyclique – qui sous-entend une dynamique de spirale, amenant certes à tourner, mais en s’éloignant constamment de son point de départ.
7 On notera que ce système suppose une catégorie homogène d’hommes a priori égaux, invités à se différencier par leur capacité à atteindre des situations sociales différentes, grâce à leur mérite.
8 Nous ne développerons pas ici les formes de mobilités « recomposées » et « incursives » qui sont déjà des avatars de la conjugaison des deux rapports espace-temps mis en exergue dans cet ouvrage. Montulet B., « Au-delà de la mobilité : des formes de mobilités », Cahiers internationaux de sociologie, 2005, CXVIII, p. 137-159.
9 Sennett R., « Mensonge méritocratique », Le Monde, 09/04/2011, http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/04/09/mensonge-meritocratique_1505307_3232.html, consulté le 5 avril 2013.
10 C’est une des raisons pour lesquelles nous préférons ne pas recourir à une définition de la mobilité intégrant l’idée de volonté ou de planification.
11 Hartmut Rosa décrit un phénomène similaire lorsqu’il affirme que les changements se sont faits si rapides qu’il ne nous est plus possible d’y déceler des évolutions. Tout change alors en permanence, sans que rien évolue, le temps semblant s’immobiliser pendant que nous dérivons. Rosa H., « Accélération et dépression. Réflexions sur le rapport au temps de notre époque », Les cahiers du Rhizome, 43, janvier 2012, p. 11.
12 Urry J., Mobilities, op. cit., p. 33.
13 Nelson B. et P. Economy, Le management pour les nuls, Paris, First, 2004, p. 5.
14 Montulet B., « Appréhender la dimension économique par une sociologie de l’espace-temps », Recherches sociologiques, 1, 1998, p. 141-154.
15 Remarquons que le terme « compétence » ne désigne plus ici un espace légitime d’action, mais bien pour nombre de pédagogues, la capacité à « mobiliser des ressources » (voir Conseil général des hautes écoles, 20 octobre 2010, Référentiels de compétences-Note méthodologique, http://www.cghe.cfwb.be/index.php?id=1551, consulté le 12 septembre 2018).
16 Boltanski L. et È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., p. 166.
17 Il s’agit donc bien ici d’un idéal type de la famille et non d’une pratique réelle. Nous proposons ici le modèle familial vers lequel ces pratiques tendaient, même si elles ne lui furent jamais conformes. Voyez par exemple : Singly F. de, Sociologie de la famille contemporaine, Paris, Armand Colin, 2010 ; Dortier J.-F., Familles. Permanence et métamorphoses, Auxerre, Sciences humaines, 2002.
18 Marquet J., « La famille à l’épreuve de la rupture conjugale », Les cahiers du CEPESS, 2008, p. 20.
19 Huon J., « Première campagne de pub pour l’infidélité », LeSoir.be, http://www.lesoir.be/archives?url=/lifestyle/air_du_temps/2012-02-20/premiere-campagne-de-pub-pour-l-infidelite-898327.php, consulté le 26 février 2013.
20 On notera au passage que la famille n’est plus vue comme le seul mode légitime d’établissement de relations sexuelles et affectives.
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