Chapitre 3. Espace-temps : historicité des représentations
p. 31-54
Texte intégral
1Comme nous venons de l’exposer, nous faisons donc l’hypothèse que les perceptions sociales de l’espace-temps ont récemment évolué de manière notable, entraînant une modification des représentations sociales de la mobilité.
2Il nous incombe bien entendu de retracer cette évolution dont nous situons l’articulation entre les années 1960 et 1990. Cela nécessitera une mise en perspective historique, via une archéologie, comme le dirait Michel Foucault. C’est de ce rapprochement entre deux idéaux types à l’articulation desquels nous pensons nous trouver que peut émerger une compréhension des enjeux actuels de la matière. Bien entendu, recourir à des idéaux types1 suppose que le réel soit schématisé, voire caricaturé, mais c’est la voie la plus efficace pour proposer une grille de lecture des situations que nous vivons.
3Il nous faut donc maintenant caractériser les types d’espace-temps dont nous pensons qu’ils se sont succédé. Notons cependant qu’il sera ici question de représentations sociales. Il ne s’agit donc pas au premier chef de décrire des pratiques sociales en tant que telles, mais plutôt en ce qu’elles révèlent une mise en forme particulière – explicite ou non – du réel. Discours et pratiques2 seront donc pris comme les révélateurs de constructions sociales qui donnent leur sens à des notions telles que celles d’espace-temps ou de mobilité. Précisons encore que nous ne supposons aucune cohérence nécessaire entre discours et pratiques, mais plutôt des interactions complexes. De mêmes pratiques peuvent ainsi être justifiées par différents discours de même qu’un même discours peut sous-tendre des pratiques différentes. Il est cependant à noter que l’autonomie réciproque des discours et pratiques est relative et que son accroissement est susceptible de provoquer des dissonances cognitives, lesquelles ne peuvent croître sans limite. Par ailleurs, discours et pratiques peuvent se consolider mutuellement.
4Ainsi, lorsque se développe la pratique sociale des voyages étudiants, dans le cadre du programme européen Erasmus, par exemple, émerge en parallèle un discours de légitimation expliquant combien il est enrichissant, valorisant et porteur d’effectuer une partie de son parcours d’études à l’étranger. Ce discours, s’il ne porte pas directement sur la manière dont il convient de comprendre l’espace, sera révélateur, par exemple, de la manière dont les espaces nationaux, disciplinaires ou institutionnels sont conçus et valorisés dans le cadre d’une pratique donnée et, possiblement, de schèmes de pensée plus généraux.
Le cloisonnement de la forme-limite
5L’articulation de deux modèles suppose une définition de ceux-ci et du moment où se produit la transition. Comme toujours en matière historique, il est bien malaisé de déterminer un moment précis où tout aurait basculé3. Nous situerons néanmoins l’articulation entre les années 1960 et le début des années 1990. C’est à ce moment qu’il nous semble qu’un modèle nouveau prend le pas sur son prédécesseur associé à la modernité postérieure aux révolutions industrielles. C’est de cette modernité qu’il sera question ci-dessous, dont le règne s’étend de manière particulièrement claire de la deuxième moitié du xixe siècle à la fin des années 1960.
La spirale du temps
6L’un des points saillants de l’historicité moderne est l’émergence de l’idée de Progrès, laquelle suppose que les hommes ont la capacité de définir et de réaliser un monde meilleur. Le futur est un champ de possibles dans lequel l’homme doit réaliser son destin, et le passé, une époque dont on s’extrait. Le changement acquiert dès lors un caractère positif. Il n’est pas erratique, mais bien méthodique et téléologique – indexé à un objectif rationnellement défini qu’il s’agit d’atteindre pour ne plus retourner en arrière.
7Le passé demeure important, ne serait-ce que par la conviction des acteurs sociaux qu’ils œuvrent dans la continuité de leurs prédécesseurs et qu’ils écrivent l’histoire pour les générations futures. Les régimes libéraux de l’Europe occidentale sont ainsi créés au long du xixe siècle par des hommes qui pensent être dans la continuité de ceux qu’ils considèrent comme les démocrates du Moyen Âge qui fomentaient des révoltes urbaines et contestaient l’ordre médiéval. Marx, Hegel ou encore les penseurs libéraux se voient ainsi écrire des pages d’histoire, poussés par ceux qui les ont précédés. Cette conception du passé résulte notamment de l’idée que l’on peut trouver dans le passé les signes du progrès qui mena à la situation actuelle, de même que le présent annonce ce que sera nécessairement le futur.
8Cette articulation entre passé, présent et avenir se marque également dans bon nombre de théories scientifiques qui interprètent les transformations historiques dans des logiques cycliques (Marx4, Kondratieff5, etc.). Ces cycles, par leur dynamique, permettent une projection dans le futur : ils invitent à la prévision et permettent l’anticipation. Le temps n’est plus une simple boucle, mais il n’est pas non plus une flèche, il prend la forme d’une spirale dans laquelle chaque cycle permet de s’éloigner du point de départ et de progresser.
9La logique cyclique révèle une autre dimension importante du rapport moderne à la temporalité : le temps s’organise en stases6 successives, séparées par de brusques ruptures. Ainsi, le changement se déploie étape par étape et les progrès sont cumulatifs. La modernité inaugure donc une nouvelle conception du changement : changer, c’est passer d’un état à un autre. Autrement dit, le changement suppose des périodes intermédiaires faites de constance. Une des incarnations de cette vision temporelle est le mythe du Grand Soir, celui qui provoquera la rupture décisive et mettra définitivement fin à la stase en cours.
10Dès lors, l’histoire est vue au travers d’une succession d’ères entrecoupées de moments de basculement : événements marquants, grands hommes ou révolutions assurent, par sauts successifs, un progrès social, politique, philosophique, moral, etc. La figure révérée est celle du génie après l’intervention duquel plus rien ne sera pareil : Pasteur ou Darwin, Louis XIV ou Napoléon Bonaparte. De même, l’événement considéré l’est pour sa valeur de jalon : prise de la Bastille ou bataille de Waterloo, invention du métier Jacquard ou adoption du Code civil napoléonien, eurêka ou alea jacta est. Il en va de même de la lecture de la vie humaine, constituée du parcours d’âges définis : de l’infans7 dénué de parole et de raison à l’être digne de communier et d’apprendre la parole de Dieu, séparés par une cérémonie religieuse ; de l’être immature à l’homme adulte, séparés par le service militaire, l’entrée à l’usine ou le mariage ; de l’homme actif au vieillard, séparés par l’accession à la retraite. Chaque étape est sans retour, rompt radicalement avec la précédente et s’articule aux autres par des points de basculement. Chaque basculement inaugure une nouvelle ère de stabilité… en attendant la prochaine rupture.
11Si la vision moderne du temps se confond avec celle du Progrès, celui-ci est souvent conçu au début de cette période comme le mouvement nécessaire vers un état idéal ou une finalité nécessaire. Par l’achèvement de l’œuvre scientifique et technique, il s’agit d’atteindre, enfin, la maîtrise parfaite des éléments, de la société et des hommes, d’assurer l’éradication des maux de l’humanité et de faire advenir une ère gouvernée par la rationalité8. Les représentations révolutionnaires aspirant à l’ultime soubresaut de l’histoire, à l’avènement d’une société idéale – Reich de mille ans ou communisme réel – s’inscrivent dans ce cadre. Le Progrès mène à un état parfait, qui ne peut manquer d’être stable. L’époque moderne valorise donc des formes de permanence dans les utopies qui la guident.
12De leur côté, les individus sont destinés à accéder à la pleine possession de leurs moyens et à occuper la place qui leur revient dans la société. Ainsi en va-t-il de l’enfant informe se constituant en adulte à travers l’éducation et de l’effort.
13Il n’est bien entendu pas question ici de dire que cette vision du temps est la seule qui se puisse imaginer à l’époque moderne. Il est évident que le temps y est parfois décrit comme un flux continu, comme un irrépressible écoulement au cours duquel, sans césure marquée, tout s’échappe et se crée en même temps.
Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;
Il coule, et nous passons !
Lamartine, Le Lac, 1820
14Cela étant, il nous semble que cette vision n’est pas majoritaire et que les récits collectifs du passé, ceux qui légitiment les institutions, l’état de la société ou qui envisagent l’avenir reposent sur une temporalité faite de l’alternance de stases et de césures brusques.
Découper, hiérarchiser pour mieux homogénéiser les espaces
15Nous annoncions ci-dessus une réflexion en termes d’espace-temps, arguant du fait que temps et espace doivent être pensés ensemble et se correspondre. Quelle est donc la conception de l’espace qui, en modernité, correspond au temps scandé ?
16La maîtrise de l’espace est conçue, dans le monde moderne, comme découlant de son organisation et de sa structuration. Il s’agit de segmenter l’étendue en espaces distincts constitués par le tracé d’une frontière9. Celle-ci, application d’un code binaire distinguant ce qui appartient à la circonscription de ce qui en est étranger, garantit une homogénéité interne10. L’application du critère de distinction permet à la fois de s’assurer que tous les éléments compris dans les frontières partagent bien la caractéristique requise et de discipliner le regard afin que ne soient pas pris en compte des critères « non pertinents ». C’est ainsi que l’ensemble des nationaux comprend des individus qui, tous également, sont citoyens de l’État considéré. Ils sont ainsi égaux dans leur nationalité et clairement distincts des non-nationaux.
17La frontière qui résulte de ce mécanisme est sans profondeur tant il est impensable qu’existe un entre-deux. L’espace se maîtrise donc à travers l’établissement de circonscriptions se détachant clairement du « fond » que constitue le reste de l’espace. C’est ce que certains auteurs appellent un espace aréolaire11.
18C’est ainsi que, par exemple, le territoire de la sociologie se démarque de celui de la philosophie, dont il est originaire, par l’application de critères tels que le recours à l’empirie et à des systèmes explicatifs reposant sur le caractère collectif – social – des facteurs de causalité invoqués. Ce faisant, il s’agit autant de permettre la distinction entre sociologie et philosophie que de détourner le regard de ce qui, dans les approches désormais reconnues comme sociologiques, ressemble encore fortement à la philosophie.
19Chaque circonscription ainsi déterminée peut à son tour être découpée selon des critères de niveau inférieur, créant par là des subdivisions internes. Les relations de coexistence se doublent dès lors de rapports hiérarchiques. D’une part, la contiguïté organise le voisinage sans interpénétrations d’espaces de même niveau. Elle veille à l’étanchéité horizontale des limites. Sociologie et philosophie, de cette manière, ne s’interpénètrent pas, au point que l’ambiguïté disciplinaire peut être niée. D’autre part, la hiérarchie découle du fait que certains espaces en comprennent d’autres. Par exemple, sociologie et philosophie appartiennent à un ensemble plus vaste, celui des sciences humaines et sociales, qui se distinguent, par exemple, des sciences de la nature. Le degré de généralité des critères de distinction entre niveaux permet d’assurer l’étanchéité verticale et donc d’éviter les confusions et communications indues entre niveaux. L’enchâssement de divisions aboutit ainsi à la création d’une pyramide à chaque étage de laquelle se juxtaposent des espaces de niveau hiérarchique égal, englobant eux-mêmes des espaces inférieurs et englobés à leur tour par des espaces supérieurs. À chaque étage, le nombre d’espaces diminue, et ce jusqu’à la pointe de la pyramide.
20C’est sur la base de ce type de système que s’instituèrent les États du xixe siècle. Leurs frontières seront alors présentées comme renfermant une nation unique12, caractérisée par une homogénéité culturelle héritée des temps les plus anciens13. Le territoire national est tout ce qui englobe l’aire de distribution « naturelle » ou « historique » d’un peuple, lui-même défini récursivement par l’établissement d’une frontière le retranchant du reste de l’humanité. On verra ainsi le jeune État belge faire un effort historiographique considérable pour se doter d’un passé immémorial dont l’alpha, démontrant l’existence naturelle du peuple belge, est l’affirmation par Jules César que « de tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus braves ». C’est sur cette base qu’il pourra ensuite œuvrer à l’uniformisation culturelle de ce peuple pourtant supposé éternel. Ces États-nations se structurent par ailleurs en divisant systématiquement leur territoire en unités administratives telles que des départements ou provinces, elles-mêmes subdivisées en collectivités locales. À ces circonscriptions territoriales, correspondent des circonscriptions de compétences dont la hiérarchie des normes est le reflet. Le même type de mécanisme est à l’œuvre pour les institutions issues d’une déconcentration non territoriale, comme des « parastataux » et autres agences étatiques. Elles règnent sur des matières qui pour n’être pas définies en termes géographiques, n’en constituent pas moins des « territoires de compétences ». Dans ce cadre, des mécanismes juridiques sont mis en place, de manière préventive ou curative, pour garantir l’imperméabilité des frontières et l’absence d’empiètements réciproques. Des normes communales à la Constitution, c’est toute une pyramide normative – dont l’écho est la pyramide des juridictions – qui se met en place. Ce motif hiérarchique se répète donc d’un espace à l’autre.
21Cette appréhension spatiale s’adosse notamment au développement d’outils spécifiques de représentation de l’espace physique. C’est ainsi que, dès l’Ancien Régime, celui-ci devient objet d’observations dans le cadre d’un développement considérable de la cartographie14. La mesure de l’espace et sa représentation en deux dimensions permettent de le maîtriser par la subdivision et la quantification qui autorisent, par exemple, la définition et le calcul des trajets. La formalisation par Mercator, au xvie siècle, de la projection qui porte son nom indique bien l’évolution de la représentation spatiale. Les représentations des latitudes et des longitudes sont des catégorisations qui recouvriront l’ensemble du globe tel que se le représente l’homme. Elles donneront à voir sa finitude et feront apparaître la définition de limites comme indépendante des caractéristiques des sites considérés. Ainsi la notion « au nord du 38e parallèle » est-elle en soi suffisante pour constituer une frontière15. Cette maîtrise conceptuelle de l’espace assoira les entreprises de l’État-nation, fondant son emprise sur la détermination d’un territoire propre, sur la maîtrise de ses frontières et sur le développement de politiques uniformisatrices à l’intérieur de celles-ci, aidé en cela par le développement de technologies – la navigation astronomique et les instruments matériels et intellectuels qui la rendent possible – permettant une maîtrise effective de la localisation spatiale.
Un tonneau des Danaïdes
22Toute frontière est socialement construite. Ainsi, lorsqu’elle se définit par rapport à des coordonnées – comme dans le cas du 38e parallèle – son artificialité est criante, et son maintien dépend de celui d’une simple convention. Bien souvent, pour pallier cette fragilité, un renforcement sera cherché dans une naturalisation des limites. Ainsi, entre ses montagnes, fleuves et mers, la France fut-elle longtemps présentée comme naturelle. Le caractère conventionnel put être dissimulé jusqu’à ce que l’obstacle cessât d’en être un ou d’être la frontière. Ainsi, la création de l’État-tampon Belgique, no man’s land entre la France et l’Allemagne, s’accordait-elle peu avec la recherche d’une naturalité territoriale et avec la revendication d’une France s’étendant jusqu’au Rhin. Le caractère construit des frontières belges – criant depuis le déclin des mythes nationaux soutenant l’éternité du peuple belge – est d’ailleurs aujourd’hui au cœur des contestations de l’existence d’une nation belge par les nationalistes flamands.
23On le voit, les frontières ne se défendent pas nécessairement les armes à la main. Encore, la question du soutien discursif aux frontières se pose-t-elle avec d’avantage d’acuité lorsqu’il est question d’espaces sociaux, plutôt que physiques. Ceux-ci apparaissent en effet rapidement pour les constructions qu’ils sont. Bien entendu, des concepts furent présentés comme des structurants naturels ou « donnés » des espaces sociaux : sexes, races, langues, lieu de naissance, etc. Au nom de l’évidence d’une réalité « déjà là » et « incontestable », l’espace social devait être construit d’une manière déterminée. Les femmes à la maison ou à des postes subalternes, les jeunes filles dans des écoles séparées faisant la part belle aux disciplines dites féminines, les races inférieures colonisées et maintenues en état de sujétion, les Noirs rigoureusement séparés des Blancs16, les peuples cloisonnés par les nationalités, etc. Le travail d’homogénéisation des espaces sociaux est donc particulièrement ardu, puisqu’il doit pallier la faible évidence de bon nombre des catégories en usage par rapport à celle d’un fleuve ou d’une chaîne de montagnes. Ce travail doit en outre se maintenir dans la durée : il ne suffit pas d’instituer, il faut également pérenniser. Le travail de maintien des frontières est donc perpétuel.
La forme-limite : quand l’espace dit le temps
24Nous l’annoncions, temps et espace doivent être pensés de concert. Ce n’est donc pas un hasard si, un temps de stases et de ruptures s’intrique avec un espace pensé à travers la catégorie de la circonscription. En effet, la notion de frontière – qui définit la circonscrpition – implique une stabilité temporelle. Si son tracé variait constamment, elle ne définirait pas de limite extérieure, tout au plus une zone de délimitation, et la circonscription n’en serait plus une, mais une aire floue coexistant avec d’autres. La stabilité des circonscriptions dépend donc du maintien de stases temporelles.
25Autrement dit, là où nous délimitons un espace, il nous faut arrêter le temps pour permettre le maintien des frontières. Il faut ainsi affirmer l’éternité de la nation et l’intangible naturalité de ses frontières géographiques pour stabiliser l’État qui s’en revendique. La permanence dont il est question n’est bien entendu qu’un laps de temps construit en référence à une échelle temporelle particulière. Ainsi la stabilité des États disparaît-elle lorsqu’elle est considérée à l’échelle temporelle d’une civilisation, l’éternité de cette dernière apparaissant à son tour bien brève lorsqu’elle est rapportée à l’histoire de l’humanité.
26Se dessine ici une morphologie spatio-temporelle moderne définie par le fait que l’espace y dit le temps. La permanence des frontières spatiales y nécessite la stabilisation temporelle et, donc, la conception d’un temps des révolutions, fondé sur des alternances de stases et de ruptures. Cette morphologie a été qualifiée par B. Montulet, dans ses travaux antérieurs, de « forme-limite17 ». Le concept central est ici celui de frontière spatio-temporelle, celle qui marque, d’une part, la coexistence d’espaces contigus (aires) et précisément distingués et, d’autre part, la succession de stases temporelles (ères). Cette frontière est précise, sans épaisseur, et fruit d’une construction sociale.
27La forme-limite est la façon dominante au temps de la modernité industrielle d’opposer l’organisation (spatio-temporelle) au désordre. Il appartient à l’homme de fixer des limites en un mouvement prométhéen qui assume fondamentalement sa composante contrefactuelle. Il faut humaniser le réel, lui imposer une logique qui n’y réside qu’en germes. Il faut lutter contre les forces du chaos et faire œuvre (quasi) divine en structurant l’informe par la décision du tracé précis d’une frontière et par son maintien au fil du temps. L’artificialité de la démarche est – pour l’essentiel – assumée, elle est ce qui en signe la valeur morale : la lutte contre une nature18 amorale par un homme capable, lui, de distinguer le Bien du Mal. Il ne s’agit donc pas pour l’homme de suivre la pente naturelle, mais bien de ramer à contre-courant, de lutter pour créer un monde structuré et donc civilisé. L’établissement de limites est à cet égard central.
Vers l’ouverture spatio-temporelle de la forme-flux
28La modernité se caractérise par une morphologie spatio-temporelle qui lui est propre. La forme-limite nous permet, aujourd’hui encore, de décrire nombre de situations auxquelles nous sommes confrontés. Ainsi, la notion de frontière étatique conserve-t-elle une grande vigueur, le droit est-il encore souvent présenté sous l’aspect d’une pyramide19 et les sexes restent-ils largement maintenus dans des espaces sociaux et symboliques distincts. On ne peut cependant nier que quelque chose soit en train de changer : entre régionalismes et intégration européenne, l’État-nation n’affiche plus son teint frais de la fin du xixe siècle, le droit est devenu un écheveau de normes au sein desquelles la tradition hiérarchique peine à apporter un semblant d’ordre et les genres ont largement conduit à relativiser une différenciation stricte des sexes dont la réalité sociale ne peut masquer le discrédit discursif, pour ne prendre que ces exemples.
Un mouvement de promotion de l’interdépendance s’est développé qui entend mettre fin au règne de la frontière étatique afin de permettre l’appréhension adéquate des problèmes de société actuels. Changement climatique, insécurité, économie et changements technologiques continueraient d’être appréhendés à travers la catégorie d’indépendance, caractéristique du paradigme stato-national, alors qu’ils devraient l’être via la notion d’interdépendance, portée par des citoyens sans frontière. Il nous semble qu’il faut y voir un des signes de l’affaiblissement de la légitimité des frontières, constructions sociales indispensables à l’État-nation20. Il n’est pas jusqu’à la guerre qui, via des drones permettant d’agir à distance et sur le territoire d’États avec lesquels aucune guerre n’est déclarée, qui ne s’affranchisse de la frontière stato-nationale, elle qui en fut pourtant longtemps parfaitement dépendante.
« Au nom de la puissance d’un pays, le drone abolit les règles classiques de la guerre. “Aux formes terrestres de souveraineté territoriale, fondées sur la clôture des terres, le drone oppose la continuité surplombante de l’air.”21 »
Le drone est alors l’instrument de l’action guerrière dans un espace militaire décloisonné22.
29Nous ne prendrons pas ici position sur la question d’une éventuelle sortie de modernité, mais il nous apparaît clairement que la morphologie de la forme-limite est actuellement battue en brèche. Liliane aspire au voyage perpétuel, Josuah ne comprend pas que Jérôme ait refusé l’opportunité qu’il lui offrait, Frédéric continue à développer ses capacités interdisciplinaires, Jean rêve d’effacer les frontières, Raïssa sait qu’on attend d’elle qu’elle accepte d’être mobile et David s’active dans l’espoir d’être accepté dans la dynamique sociale. Chacun d’eux poursuit son propre projet et se retrouve confronté à la question des limites spatiales : soit qu’il souhaite pouvoir les franchir à sa guise (et nie par là leur caractère limitant), soit qu’on le presse d’ouvrir les frontières derrière lesquelles il se protège. Tous sont confrontés au décloisonnement. Ce ne sont bien entendu que quelques exemples fictionnels, mais ils nous semblent largement correspondre à un imaginaire collectif actuel et à des situations réelles. Les représentations sociales du temps et de l’espace nous paraissent ainsi avoir récemment connu d’importantes mutations. Il n’est pas pour autant question de prétendre que la forme-limite a perdu toute consistance, mais bien qu’un concurrent sérieux émerge, que nous allons tenter de définir ici, à nouveau sous la forme d’un idéal type.
Un processus de délégitimation
30Il est certes malaisé de pointer les raisons qui font émerger de nouvelles représentations de l’espace-temps, mais il reste possible de pointer des facteurs explicatifs. Ainsi nos sociétés ont-elles plus que vraisemblablement subi l’influence, à la fois de nouvelles expériences de l’espace-temps et de nouveaux discours délégitimant la morphologie de la forme-limite.
31Il nous semble en effet qu’une série de caractéristiques du monde actuelle induit des expériences inédites de l’espace-temps. On pourrait faire l’hypothèse que ce mouvement participe de la délégitimation de la frontière, la faisant apparaître comme nécessairement contrefactuelle.
32On pourrait, à titre d’exemple, citer l’évolution de notre rapport à l’entrée dans la vie, une des limites spatio-temporelles les plus fondamentales qui puisse se concevoir.
33D’un point de vue spatial, le centre de l’attention fut de tout temps le ventre de la femme, sanctuaire inviolable dans lequel il était rigoureusement impossible de porter le regard, de même que d’intervenir légitimement23. D’un point de vue temporel, le moment clé était celui de la fin de la gestation. Non maîtrisée par l’homme, sa survenue marquait, d’une part, le commencement de la vie de l’enfant et, d’autre part, son entrée dans la famille, la société et la communauté religieuse de ses parents. Une question centrale marquait cet instant, celle de la vie et de la viabilité. L’enfant était-il vivant ? Vivrait-il ? Longtemps, l’homme eut peu de pouvoir pour peser sur la réponse à ces questions. Il se trouvait donc confronté à des limites indépendantes de sa volonté, celles qui séparaient l’intérieur du corps de l’extérieur et la non-vie de la vie.
34Les progrès de la médecine ont lourdement pesé sur ce vécu de la spatio-temporalité de la naissance. Du point de vue spatial, le ventre de la femme n’est plus un sanctuaire, tant il est pénétré par les outils destinés à une fécondation in vitro, exploré par l’omniprésente échographie (aujourd’hui en 3D et en « fausses » couleurs), percé par des aiguilles pouvant prélever du liquide amniotique, voire envahi par des outils de microchirurgie intervenant sur le fœtus en formation. On peut également mentionner la vogue des pratiques d’haptonomie destinées à permettre un contact – notamment du père – avec le fœtus. Il faut enfin évoquer la légalisation (partielle) de l’interruption volontaire de grossesse, rangée aujourd’hui au rang des pratiques médicales. Le fœtus ne se développe plus dans une poche hors du monde, mais dans un lieu largement décloisonné, à la fois clos et ouvert, intérieur et extérieur24. Cette ouverture implique bien entendu l’entrée accrue du fœtus dans l’espace social puisque des photos de lui circulent, que son sexe est connu – et donc son prénom – et qu’il est déjà un membre de la famille avant d’être né.
35D’un point de vue temporel, alors que la naissance était le marqueur du passage entre l’état de fœtus et celui d’enfant et, potentiellement, celui du début de la vie autonome, les choses se sont considérablement brouillées dans nos sociétés occidentales. Il n’est en effet plus question de se borner à aider l’enfant à sortir du ventre de la mère pour ensuite attendre de voir si le nouveau-né est vivant et viable. Les outils de diagnostic prénatal et le suivi médical des femmes enceintes permettent une prévision (relativement) précise de la date de naissance. Cela débouche sur la programmation de l’accouchement et sa provocation si nécessaire, pour des raisons médicales ou de convenance personnelle, voire d’organisation de l’appareil médico-hospitalier. À l’inverse, la gestion du moment de la naissance passe également par le ralentissement des processus susceptibles d’aboutir à la prématurité. Parallèlement, les progrès des connaissances et techniques en néonatologie ont rendu possible le maintien en vie d’enfants très prématurés ou atteints de pathologies lourdes qui n’auraient indiscutablement pas survécu voilà une trentaine d’années. Mais le grand prématuré est-il enfant ou fœtus ? Fut-il jamais vivant si l’on prend la décision de cesser de l’assister médicalement, ce qui provoquera l’arrêt de ses fonctions vitales ? A-t-il jamais vécu ou n’a-t-il que survécu grâce à un appareillage sophistiqué ? La limite temporelle qu’est le début de la vie, autrefois marquée par l’accouchement, n’est plus une limite imposée par le couperet du destin, mais bien davantage une construction dépendant de l’état des techniques et des pratiques médicales et reposant de ce fait très largement sur la responsabilité de l’homme. L’entrée dans la vie, dans la société, dans la famille est maintenant progressive. L’enfant à venir mais dont on connaît le visage et le sexe, le fœtus sous assistance médicale, l’enfant né vivant et viable par voie naturelle, l’enfant né prématuré et toujours en couveuse, loin des bras de ses parents, peuplent une zone floue qui sépare la non-vie de la vie. Le temps de l’entrée dans la vie n’est plus un instant, un basculement, mais un continuum, une large zone à travers laquelle chaque enfant se fraie son propre chemin. On le voit, la problématique est ici à la fois temporelle (quand commence la vie ?) et spatiale (où placer la frontière entre êtres vivants et non [encore] vivants ?).
36On voit à quel point la médecine moderne a bouleversé le rapport spatio-temporel à l’entrée dans la vie. On pourrait y ajouter d’autres signes de décloisonnements ne dépendant pas, eux, d’avancées techniques, comme celui, spatial, de la pénétration des questions d’enfance et de grossesse dans la sphère d’intérêt masculine, dont elles étaient auparavant exclues, comme l’étalement remarquable de la période reproductive, avec des grossesses de plus en plus tardives et de jeunes mamans qui enfantent alors que leur mère, dans le cadre d’une famille recomposée, a pris la décision de concevoir de nouveaux enfants, etc.
37Notons que ces évolutions sont à la fois le fait de progrès technologiques, dont les applications s’imposent à nous et bouleversent notre vécu, et celui de modifications des normes et pratiques sociales. Dans tous les cas, force est de constater qu’il devient difficile de décrire quelque chose d’aussi fondamental que l’entrée dans la vie au moyen des représentations spatio-temporelles relevant de la forme-limite, c’est-à-dire en termes de frontières spatiales claires et d’articulations temporelles précises.
38On pourrait multiplier les exemples de frontières spatio-temporelles qui ont joué un rôle structurant fondamental dans nos sociétés et qui sont aujourd’hui mises en question : la distinction des sexes, avec l’apparition de la notion de genre et l’émergence de comportements sociaux et de pratiques médicales violant des limites autrefois intangibles ; la séparation entre la vie et la mort, avec le développement d’une zone floue entre les deux, du fait des progrès techniques et de la consécration d’un droit à disposer de sa propre existence25 ; la césure entre l’humain et le non-humain, avec l’irruption de discours humanisant la nature et les animaux, et revendiquant l’animalité d’un homme intégré à la Nature, avec les progrès de la science montrant que les facultés humaines sont souvent l’hypertrophie de capacités présentes chez l’animal et non des « propres de l’homme » ; la séparation entre le lignage et le reste de la communauté humaine, avec la mise au point de techniques de procréation médicalement assistée (PMA) et de discours valorisant les ancrages familiaux multiples et complexes, avec l’apparition de pratiques dissolvant la famille dite traditionnelle (familles recomposées, mères porteuses, familles sans lien génétique, adoption célibataire et dans le cadre de couples homosexuels) ; la distinction entre notre corps et celui des autres avec la multiplication des pratiques de greffes, non seulement d’organes internes, mais aussi de mains ou de parties importantes du visage ; la distinction entre corps et machine avec l’implantation d’appareillages allant de la prothèse mécanique à des dispositifs électroniques de stimulation cardiaque ou cérébrale, voire à la mutation progressive d’appareils technologiques en véritables prothèses faisant de nous des pré-cyborgs (téléphonie et vidéophonie, systèmes de gestion des tâches, applications de connexion à des réseaux sociaux, recours à la réalité augmentée, exploitation des mouvements naturels dans les interfaces homme/machine, etc.) valorisées par le mouvement transhumaniste26.
« Les phénotypes ambigus intermédiaires entre le sexe masculin et le sexe féminin nous incitent à éviter les positions tranchées. À côté du sexe masculin et du sexe féminin, un troisième sexe, masculin/féminin, mérite peut-être de trouver place. A minima convient-il d’entendre qu’en médecine un continuum existe entre le sexe masculin et le sexe féminin27. »
39Dans les exemples qui précèdent, des dichotomies fondatrices sont battues en brèche. On conçoit dès lors sans peine que des frontières moins « ontologiques » ne soient pas davantage épargnées : national/non-national, national/international, légal/ illégal, moral/immoral, temps de travail/temps de loisir, enfance/âge adulte, vie active/ retraite sont quelques autres couples reposant sur des frontières spatio-temporelles autrefois perçues comme indiscutables et claires et qui aujourd’hui vacillent.
40Il n’est pas jusqu’au regard qui ne soit touché par le rejet de la limite. Il doit porter aussi loin que possible dans un univers tout de transparence dans lequel toute dissimulation est l’aveu d’une culpabilité, voire un péché en soi28. Le secret des alcôves et de la confession, l’intimité du foyer et des convictions, la confidentialité des sources et des informations financières, la pudeur des corps et des douleurs, la discrétion des comptes et des décisions de l’autorité publique sont fondés sur autant d’opacités dont il importe aujourd’hui de venir à bout, de gré ou de force. Cloisonnements et constances, ce qui est ici mis en cause, ce sont les principes mêmes de l’organisation de structures sociales hiérarchiques pyramidales.
41Nous faisons donc l’hypothèse d’une remise en question de l’idée même de limite, laquelle s’appuie notamment sur un processus de naturalisation de la figure du réseau (nous y reviendrons) décrit par Boltanski et Chiapello29. Ce n’est pas que « les lignes bougent », mais que la notion même de cloisonnement des espaces et des temps est battue en brèche. Nous perdons le sens des limites. Émerge, sur les ruines de la forme-limite, une vision du monde reposant sur l’idée de continuum spatio-temporel.
42Certes, l’effacement des frontières ne passe pas inaperçu, et des résistances se font jour. On constate que des catégories comme homme/femme, national/non national ou légal/illégal sont défendues bec et ongles par certains. Elles nous apparaissent cependant soutenues par des discours conservateurs qui cherchent à préserver des atteintes des catégories anciennes, traditionnelles, prétendument connues de toute éternité, dans le cadre d’une vision essentiellement décliniste du monde, fondée sur des peurs du remplacement de population, du déclassement, de la disparition de la civilisation, du relâchement des mœurs, etc. Il ne nous semble pour autant pas que les prévisibles réactions conservatrices remettent en question le mouvement décloisonnant qui est largement à l’œuvre.
Dépasser la limite comme élément structurant le réel
43Comment structurer l’espace-temps en faisant l’économie de la limite ? Il n’est plus question d’une scansion temporelle faite du maintien d’un modèle hors des atteintes du temps jusqu’à un ajustement brusque. Il ne s’agit plus de concevoir des durées comme des « espaces de temps » qui se succèdent, séparés par des ruptures marquant, par exemple, le passage du temps de travail au temps de loisir. Au contraire, le temps est un flux permanent, érodant les frontières et les balises, déplaçant sans cesse les repères. Dans cette conception, il est donc facteur de changements incessants, rapides ou lents, mais jamais sans transition puisque, de facto, le temps n’est que transition. La représentation du temps qui en découle est fondée sur une indistinction du présent qui contamine les époques antérieures et postérieures. Il n’y a plus ni rupture franche avec le passé ni attente d’un futur qui apportera quelque chose de radicalement neuf. Le résultat en est, comme le décrit Rosa30, une réduction de la durée du présent, conçu comme cette période durant laquelle l’expérience et l’horizon des attentes coïncident. De fait, dans l’écoulement fluide du temps, aucune position de repos ne peut être trouvée, aucune pause ne peut être marquée à un moment où la situation espérée serait enfin advenue, ouvrant une stase. Toujours, le futur est déjà sur le point d’advenir, si bien que toute situation est provisoire et invite à poursuivre encore un but qui s’éloigne à mesure qu’on s’en approche. L’infinie fuite du but à mesure que l’on pense s’en approcher est une expérience contemporaine fondamentale décrite par de nombreux auteurs31.
44Ce renoncement aux articulations temporelles marquées s’exprime jusque dans l’historiographie contemporaine, laquelle s’attache fortement à montrer qu’une période révolue est toujours porteuse des prémisses de celle qui vient et, en même temps, survit longuement dans celle qui lui succède. Ainsi, Louis XVI avait-il déjà posé les premières pierres de l’État moderne du xixe siècle, tandis que le Premier Empire réinstaura des pratiques d’Ancien Régime. La logique n’est alors plus celle du basculement d’une ère à l’autre à un instant fatidique, fermant un temps alors qu’il en ouvre un autre. Des variations se font jour au cours du temps, mûries progressivement, elles s’évanouiront de même. Ce flux du temps touche l’ensemble de la structuration temporelle, si bien que les synchronies sociales s’affaiblissent32, et qu’il devient de moins en moins justifié de présupposer qu’autrui vit les mêmes scansions temporelles que nous : congé le dimanche, travail à heures fixes, expérimentation des mêmes « âges de la vie », etc.
45Il nous faut cependant ici nous démarquer de l’idée d’accélération, si souvent évoquée pour qualifier notre rapport au temps. En effet, si nous ne nions pas une large tendance à l’accélération – qui connaît cependant de notables exceptions – ce n’est pas là le cœur de notre analyse. Contrairement à Hartmut Rosa33 qui articule sa théorie autour du concept d’accélération et en déduit l’existence d’un mouvement d’aliénation nouveau, nous nous intéressons au changement de consistance du temps. Ce n’est pas tant qu’il s’écoule plus vite ou que l’on y cherche à faire entrer davantage de choses, c’est plutôt qu’il change de forme. Car l’accélération est, comme le note Rosa lui-même34, une constante de la modernité. Certes, la modernité tardive a sans doute vu émerger une accélération auto-entretenue dont nous semblons incapables de sortir35, mais ce qui nous semble être l’évolution récente la plus originale de notre rapport au temps, c’est le passage d’un temps heurté, s’écoulant par stases et ruptures, à un temps-flux, ne cessant jamais d’éroder le réel. Si ce flux permanent accroît l’impératif de changement constant et donc, dans une certaine mesure, l’accélération, les deux phénomènes ne sont pas indistincts. En effet, il est possible de défendre un ralentissement du rythme du changement sans renoncer à une vision du temps comme flux. Ainsi les réappropriations lentes de la temporalité relevant du mouvement « slow » (food, science, journalism, etc.) ne reposent-elles pas sur une restauration des rythmiques heurtées du passé, par exemple fondées sur les âges de la vie, mais sur un plaidoyer pour une interpénétration plus progressive de périodes telles que la vie active et la retraite, ou les études et l’entrée en entreprise. De même, le discours sur l’articulation harmonieuse et flexible des vies professionnelle et familiale a-t-il aujourd’hui plus la cote que celui sur la réduction du temps de travail légal. Un désir de lenteur fait partie intégrante des aspirations de vie d’un grand nombre de nos contemporains36, ce qui n’implique pas un retour à la forme-limite.
46Nous avons vu combien la stabilité des frontières spatiales dépendait d’une forme temporelle déterminée. Dès lors que l’ensemble des réalités (discours, représentations, concepts, situations sociales, configurations politiques ou économiques, etc.) est sous l’emprise d’un flux temporel qui les transforme de manière continue, il devient impossible de préserver la stabilité de frontières clairement établies. Toute tentative d’établissement d’une limite spatiale garantissant de manière stable une uniformité interne est vouée à l’échec. C’était bien entendu déjà le cas auparavant : tout passe, tout casse, tout lasse. Mais il n’est désormais plus question de l’inéluctable fin, de la défaite prévisible de toute entreprise humaine face aux forces du temps. Il s’agit d’une étrangeté du monde à lui-même en ce qu’il est toujours dans un processus de transformation en autre chose, autre chose qu’il est déjà en partie. La limite n’est plus une digue que l’on consolide en sachant qu’elle rompra tôt ou tard, mais un élément incongru, hors de propos car par essence incapable de contenir quoi que ce soit. Elle est sans rapport avec un réel protéiforme. La frontière est donc à la fois contrefactuelle et de moins en moins compréhensible. La circonscription ne peut désormais plus être un instrument de représentation et d’organisation de l’espace et on en viendrait à se demander quel usage on a bien pu en avoir.
47L’espace ne peut plus être défini par des frontières, il est par essence toujours indéfini, voire perçu comme infini. Il n’est plus fait de territoires, mais dévoile son étendue37 illimitée a priori.
Quand le temps dit un espace réticulaire38
48Si l’étendue, en ce qu’elle n’est pas limitée, n’est pas maîtrisable dans sa totalité comme un espace clos et défini, elle n’en est pas informe pour autant : elle peut être appréhendée au départ d’un point de vue (au sens strict) local et actuel. Sa structuration repose alors sur une ponctuation : l’émergence de points structurant l’espace environnant, lequel prend sens à travers les relations que l’on peut, depuis différentes localisations, entretenir avec d’autres pôles d’attraction. L’étendue se perçoit alors comme un champ de forces concurrentes ou conjointes. Il ne peut bien entendu plus être question d’homogénéité interne puisque l’absence de frontière fixe et l’influence potentielle de divers centres structurent un espace complexe. La sélectivité du regard et la permanence de la convention établissant la frontière deviennent impraticables et laissent place à des définitions mouvantes et multipolaires. On appartient nécessairement à une pluralité de sphères d’influence, fussent-elles opposées, puisqu’on entretient immanquablement des relations avec une pluralité de points. C’est ce que John Urry décrit en affirmant que l’on ne vit plus aujourd’hui ses relations sociales dans des « boîtes » sociales renfermant un ensemble de personnes, mais que se réticularise l’ensemble des aspects de la vie sociale39.
L’obsolescence de la circonscription entraîne une modification importante de la manière dont l’espace prend sens.
« Une surface a un périmètre, alors qu’un réseau n’a que des points terminaux ; les surfaces ne se mélangent guère tandis que les réseaux, en revanche, se superposent et se combinent ; en outre les réseaux n’abolissent pas les surfaces, ce qui nécessite d’inventer une dialectique capable d’en définir les relations. Un tel discours signifie qu’une bonne part des instruments descriptifs doit être inventée ex novo, ceux dont nous disposons ayant été conçus pour une problématique des surfaces40. »
49L’étendue dans laquelle les relations sociales prennent place est donc jalonnée de nœuds, points de repère reliés entre eux de manière non hiérarchique et changeante. Cette forme d’organisation est constitutive d’un réseau. Chaque entité entrant en relation avec d’autres nœuds est elle-même un nœud doté de son propre jeu de relations. Chacun est donc unique en tant qu’il est au cœur d’une configuration de relations spécifique en quantité et en qualité. Il n’est donc plus question, comme dans la forme-limite, de se voir incorporé à l’univers totalisant qu’est une circonscription spatio-temporelle et d’y occuper une position indistincte de celle de tant d’autres en son sein (homogénéité interne). Dans le réseau, coexistent d’infinies variétés de systèmes relationnels. Tout y est une question de point de vue situé, plutôt que d’appartenance.
50Pour reprendre la question des sexes, celle-ci se voit maintenant concurrencée par les notions de genre et de sexualités. Ces dernières font apparaître la division de l’humanité en deux catégories fixes comme contrefactuelle et la remplacent par un positionnement pratique et subjectif entre différents pôles. Chaque personne étant amenée à se situer en fonction de son rapport particulier aux pôles masculin, féminin, voire, lorsque ceux-ci sont contestés dans leur binarité, entre des pôles plus nombreux, voire encore, dans un espace sans pôles, uniquement structuré par une myriade de comportements individuels. Même en s’en tenant à une dualité, en fonction des questions abordées, les attractions peuvent varier : l’habillement n’est pas le choix professionnel, ni le comportement sexuel, ni le rôle parental, pour ne prendre que ces exemples. Dans un tel cadre, les individus au sexe difficilement définissable ne sont plus les monstres (à prendre en charge), les exceptions qui confirment la règle (à négliger) ou les rebelles (à réprimer) qu’ils étaient dans le cadre du système fondé sur une frontière claire. Ils deviennent des cas d’école, des exemples démontrant le caractère infondé de la division sexuée strictement binaire41. Bisexuels, homosexuels, transsexuels, transgenres, intersexués (au sens médical) sont ainsi vus comme le signe de la multipolarité du spectre de genre, de sexe et de sexualité. Ils ne sont plus à cheval sur la frontière, ils sont des exemples d’expression de la pluralité intrinsèque de tout être humain.
« Et si la plus grande manœuvre de la catégorisation de genre n’était pas du tout, finalement, une mise en évidence (ou en exergue) du sexe ? Si elle consistait en l’effacement de la réalité du biologique du sexe ? Cette opération d’effacement devient manifeste quand on considère le “problème” constitué par ce que le milieu médical appelle les “intersexués”. Il naît beaucoup d’enfants dotés de conformations génitales qui empêchent de les classer comme “mâles” ou “femelles”. […] La critique féministe dans le champ des sciences de la vie a mis en avant la nécessité, pour faire cesser la violence que représente la mutilation de tissus parfaitement fonctionnels du point de vue de leur capacité orgasmique, de définir “plus de deux sexes” dans l’espèce humaine42. »
51Dans ce cadre, les positionnements ne reposent plus sur des repères absolus, mais ne peuvent être que relatifs, relationnels. On n’est homme ou femme que par rapport à des correspondants. Plus exactement, on est homme et femme en proportions variables et en référence à des points de comparaison et dans des champs spécifiques, du moins tant que l’idée de deux pôles reste considérée comme pertinente, ce qui semble rester assez largement le cas.
On épinglera, dans le registre de la disqualification des référents genrés binaires, le débat suédois sur l’adoption d’un pronom neutre destiné à désigner des êtres sans préciser leur genre.
« Au début du mois, le mouvement pour la neutralité sexuelle a franchi une étape importante : quelques jours après la Journée internationale des femmes, un nouveau pronom, hen [hɛn], fut ajouté à la version numérique de l’Encyclopédie nationale suédoise.
L’entrée définit hen comme une “suggestion de pronom neutre remplaçant il [han, en suédois] et elle [hon]”. L’annonce de l’Encyclopédie nationale s’est faite au beau milieu d’un débat houleux sur la neutralité sexuelle agitant les colonnes des journaux, les plateaux de télévision, les blogs parentaux et autres sites féministes43. »
On voit se dissoudre l’idée que le sexe puisse être une catégorie fondamentale ; de celles qui, immanquablement, servent à désigner les êtres qui nous entourent. Le sexe devient sans intérêt pour l’interaction sociale, seul le genre, choisi, reste utilisé, sous la forme d’une « interface de genre », un pur signe dont on peut changer à sa guise.
« Je le dis, car, par exemple, c’est le type de personnes à trouver qu’avoir une interface de genre masculine typique, c’est être binaire, pareil pour le féminin44. »
Ainsi l’assignation d’un sexe à la naissance est-il renvoyé à une opération purement arbitraire :
« “Cisgenre” est le terme pour les personnes qui n’ont pas de problème avec le genre qu’on leur a assigné à la naissance. Quelle qu’en soit la raison, elles sont capables de vivre dans un relatif confort dans les limites du genre dans lesquels elles ont été placées. Personne ne sait vraiment pourquoi autant de gens sont capables de s’adapter à des catégories aussi arbitraires.
Nous personnes transgenres ne pouvons pas accepter nos genres assignés. Nous savons que nous sommes quelque chose de différent de ce qu’on nous a dit d’être. Nous ne considérons pas les scripts de genres donnés arbitrairement par la société comme pertinents pour nous. Nous savons qu’il y a une autre manière de vivre, une manière qui implique l’autonomie, l’autocréation et l’autodéfinition45. »
Le réseau et la forme-flux46
52Par ailleurs, alors que la circonscription fait sens par elle-même, par ses caractéristiques propres, le réseau émerge d’un tissu de relations et ne prend sens que dans l’action. Cette action implique une variation temporelle constante des relations. En effet, tout nœud change de manière constante par le développement ou l’abandon de certaines relations, par l’actualisation ou non d’une partie d’entre elles. En bref, le réseau se structure par le biais d’une cartographie relationnelle, laquelle évolue en permanence, du fait de la dynamique de chaque nœud. Dès lors, la « position » de chaque nœud évolue en continu, de son chef et de celui de ceux de ses homologues avec lesquels il entretient potentiellement des échanges. Il s’ensuit que l’environnement n’est jamais stable et que chacun doit adapter de manière continue ses propres actions et reconsidérer ses liens. C’en est fini de la lutte contre l’usure du temps, tout n’est ici que processus dynamiques qu’il faut accompagner.
53Cette logique d’action constante a pour conséquence que le réseau est rythmé de battements : s’étendant et se contractant en permanence, sans structure définie, il ne peut être appréhendé que dans une logique de l’ici et du maintenant, typique de l’éphémère. Vouloir prendre la mesure des relations en son sein suppose de procéder à un arrêt sur image, et donc de définir une métrique temporelle et un instant d’observation, ce qui ne donne pas accès à la dynamique du réseau. Le mode d’appréhension du réel qui correspond au réseau est celui de la modélisation, fait d’un renoncement à la description méticuleuse des structures au profit d’un centrage probabiliste sur les fonctionnements au travers d’une caractérisation des relations entre diverses variables et de leur évolution temporelle.
Parfaitement exemplaire de cette approche est la « cartographie relationnelle » qu’instaurent les réseaux sociaux. Ainsi de Facebook qui nous suggère des connexions (« connaissez-vous Untel ? ») en mentionnant le nombre de relations communes, ainsi également de LinkedIn qui « situe » les personnes suggérées en nous indiquant à combien d’intermédiaires elles se trouvent de nous. Il est alors possible d’afficher ceux par lesquels il convient de passer pour toucher le nœud du réseau qu’on vise. Les indications relationnelles prennent clairement le pas sur les notations positionnelles.
Ainsi également de Klout (www.klout.com) outil de diagnostic de l’influence dans les réseaux sociaux, qui informe ses membres sur le poids de leurs relations au sein de divers réseaux sociaux (Twitter, Facebook, LinkedIn, etc.) en développant notamment des cotations liées à l’étendue du réseau indirect. L’indice « True Reach47 » est ainsi censé vous dévoiler la véritable portée de vos actions au sein d’un réseau ne se limitant pas à vos relations directes : « amis » sur Facebook, abonnés Twitter, etc.
54Le réseau n’offre a priori pas de possibilité d’occuper une position hiérarchiquement supérieure au sens classique du terme. Cela signifie que, contrairement aux systèmes hiérarchiques dans lesquels certaines positions sont par définition dominantes et d’autres nécessairement subordonnées, le réseau offre une plasticité et une relative indifférenciation des positions48. La distinction entre ses différents nœuds ne fait pas partie de sa définition même. Est-ce à dire que, toute position étant relationnelle, tous les nœuds du réseau sont parfaitement égaux ? Certes non. Il n’est cependant plus question de se voir attribuer une valeur standard du fait d’un positionnement absolu dans la pyramide des circonscriptions spatiales dont tous les membres occupent un niveau hiérarchique identique. Les relations au réseau sont éminemment personnelles en ce qu’elles varient d’un nœud à l’autre. Chacun entretient ainsi des relations particulières, différentes de celles de tout autre nœud49. Il n’existe plus de vase clos où chacun entretiendrait avec son environnement des relations identiques à celles de ses voisins.
55La force d’un nœud découle de ses potentialités de connexions au sein du réseau, c’est-à-dire de sa capacité d’entrer en relation avec les nœuds pertinents (en nombre ou en qualité). Il s’agit ici à la fois de voir ses sollicitations de relations acceptées par autrui à un coût bas ou nul, mais aussi de se voir régulièrement sollicité (et non requis, bien entendu), ce qui permet de demander des contreparties importantes dans le cadre de la relation à établir. Boltanski et Chiapello, dans le cadre de leur description de la Cité par projets, ont théorisé cette attractivité de ceux des acteurs d’un réseau qu’ils qualifient de « grands ». À l’inverse, les acteurs du réseau dont l’employabilité (pour reprendre le terme qu’ils utilisent) est faible, sont les « petits50 ».
56Le concept central est ici celui d’attractivité, soit la capacité à être reconnu par les autres comme une entité préférentiellement connectable. Elle va dépendre de plusieurs facteurs. Ainsi, le nombre d’autres connexions est-il un élément important, en ce qu’il positionne un nœud en tant que voie d’accès à nombre d’autres nœuds. Dans un système relationnel, celui qui est susceptible de mobiliser de nombreuses relations est attractif de ce seul fait.
57Des inégalités peuvent donc exister au sein des réseaux, certains d’entre eux pouvant même être qualifiés d’aristocratiques en ce qu’ils privilégient les nœuds très connectés, dont ils tendent à accroître encore la richesse des connexions, tandis qu’ils affaiblissent ceux qui étaient déjà peu favorisés51.
58Cela étant, la quantité n’est pas seule en jeu. La qualité est bien entendu importante. Chacun a pu constater, dans notre société de communication qu’il était aisé de communiquer avec des milliers, voire des millions de personnes. Dans un tel contexte, l’enjeu est de voir son message se détacher du bruit de fond communicationnel. Il faut être à même de retenir l’attention dans le flot de courriers électroniques, de billets de blogs, de statuts sur Facebook ou de tweets. Dans ce contexte, des liens forts et stables, le fait d’être identifié comme une relation fiable et intéressante par autrui ou la capacité à joindre des nœuds spécifiques, aux connexions rares52 ou à l’attractivité importante sont autant d’atouts renforçant l’attractivité d’un nœud.
59Bien entendu, dans un tel cadre, il est particulièrement essentiel d’apparaître attractif. Il ne sert à rien, dans un système communicationnel, d’être un nœud particulièrement utile si nul ne le sait. Cela suppose un usage adéquat des signes et rend fort utile le développement d’une stratégie de communication53.
60Il faut encore préciser que l’attractivité est moins absolue que relative, en ce sens qu’elle tire sa valeur d’une comparaison avec les nœuds concurrents tenant compte de l’échelle pertinente et des besoins du moment des candidats à la connexion.
61Comme le fait observer Urry54, si la forme du réseau permet une multiplication des relations largement au-delà de ce que permettaient les structures antérieures, elle favorise des liens faibles. Ceux-ci sont donc aisément sécables et demandent à être entretenus, ce dont il ne faut pas sous-estimer le coût en termes de communications et de déplacements55.
62La forme-limite propre à la modernité que nous décrivions ci-dessus est, on l’aura compris, à des lieues de la représentation de l’espace-temps que nous venons de décrire ; à tel point qu’il faut conclure à l’émergence d’une morphologie concurrente. À une forme-limite dans laquelle la frontière spatiale impliquait la scansion temporelle, tente de succéder – non sans résistances – une forme-flux qui voit l’écoulement constant du temps dicter une perception spatiale réticulaire. Cette conception spatiale ne connaît pas de structure – au sens d’architecture durable – et repose sur le développement de potentialités relationnelles. Cet espace est donc instauré par l’agir, est dès lors tributaire du temps et ne peut exister en dehors de son écoulement. L’espace est devenu processuel au sens où il est déterminé à travers l’idée de processus temporels lui donnant forme.
63Dans le cadre de la forme-flux, il ne pourrait être question d’une action humaine prométhéenne, donnant, comme dans la forme-limite, forme à l’informe par des catégorisations structurantes. Au contraire, face à l’écoulement constant du temps, rien de ce qui peut être construit « en dur » ne peut être adéquat. Dès lors, le rôle de l’homme, dans cette nouvelle vision de l’espace-temps, change inévitablement : il ne construit pas un barrage contre le courant, il se laisse porter par lui et cherche à en tirer le meilleur parti.
Les récents mouvements de contestation sociale ne se sont pas trompés sur la nature des contraintes sociales actuelles. Ce n’est certainement pas par hasard que le terme « occupation » a repris du service, pour désigner de nouvelles modalités de contestation via l’occupation des espaces publics, aujourd’hui impérativement espaces de flux. Occupy Wall Street, Los Indignados de la Puerta del Sol ou les occupants de la place Tahrir, plutôt que de défier l’autorité et de protester en défilant dans l’espace public, cherchent à atteindre le même objectif en s’y fixant. La contestation, plutôt que de transgresser les limites imposées par le pouvoir, contrevient à l’impératif circulatoire, provoquant à la fois des perturbations des flux, mais reniant également l’impératif central d’un discours devenu dominant56.
64Notons encore que nous n’affirmons pas que les évolutions brièvement exposées ci-dessus sont achevées et complètes. Si nous pointons l’émergence d’un modèle nouveau, il faut davantage parler de modèles dominants à des époques données que d’un modèle unique régnant sans partage sur son temps. En effet, des discordances se font toujours entendre et l’on trouvera, à chaque période, des individus ou des groupes qui remettent en question le modèle communément admis. Aujourd’hui, la forme-limite demeure adéquate pour décrire une série de représentations spatio-temporelles. De ce fait, aucun domaine ne peut être décrit à l’aide de la seule forme-flux, même s’il nous semble que cette dernière ne soit pour ainsi dire plus absente d’aucun. La variation temporelle marquée par l’expansion des représentations relevant de la forme-flux se double d’une variation spatiale puisque certains domaines voient subsister de manière plus importante des représentations relevant de la forme-limite.
65Ainsi, à l’occasion du débat français autour du mariage entre personnes de même sexe, a-t-on vu ressurgir des expressions publiques d’un rejet farouche des « théories du genre », affirmant de manière claire la naturalité de la différence des sexes et l’anormalité de tout comportement qui prétendrait s’en affranchir. Ces visions sont marquées par une affiliation à la forme-limite : les sexes sont des territoires clairement distincts et non sécants ; ils fondent eux-mêmes des structurations de l’espace social (rôles familiaux, de genre ou, plus largement, sociaux, caractéristiques psychologiques et comportementales, etc.) aux frontières claires et justifiées par la naturalité du sexe. À l’inverse, le projet de loi relatif au mariage entre personnes de même sexe était, lui, légitimé par l’idée que les sexes ne sont qu’un donné biologique complexe et incertain, lequel ne peut déterminer des espaces masculin et féminin sans interpénétration. De ce fait, il faudrait reconnaître la légitimité de constructions familiales s’affranchissant des rôles sexués traditionnels, notamment en matière de comportement sexuel ou de rôles parentaux. Il s’agit, par le biais de la loi, de reconnaître l’égale légitimité de ces constructions et donc l’illégitimité de la frontière entre normalité (de l’hétérosexualité) et anormalité (de l’homosexualité). On retrouve ici le rejet de l’idée même de limite. Il ne s’agit pas tant de déplacer la frontière que de contester qu’il en existe une et, dès lors, d’ouvrir le champ des possibles à des constructions inédites. Cela étant, le cadre légal a pour inévitable conséquence que des frontières subsistent puisque tout type de famille ne demeure pas possible, ne serait-ce que du fait du maintien de limites liées à l’âge ou au nombre des partenaires, par exemple. Le vote de la loi indique que la forme-flux fonde des positions susceptibles d’une légitimité suffisante pour justifier une modification législative, tandis que tant les questions non traitées par la loi que l’opposition fondée sur des mobilisations de la forme-limite rappellent que nous ne pouvons conclure au règne sans partage de la forme-flux. Sans doute ne le pourrons-nous jamais, tout comme il n’y a jamais eu de règne sans partage de la « forme-limite ».
66L’évolution que nous décrivons ne sera donc peut-être jamais achevée, de même que son histoire sera nécessairement jalonnée de résistances et de contestations, jusqu’à ce qu’émerge, plus que probablement, un modèle alternatif qui mettra fin à sa domination. En tout état de cause, le présent ouvrage n’entend pas faire la chronique de la mort d’une morphologie spatio-temporelle, mais plutôt s’interroger sur l’émergence d’une nouvelle. Il ne nous appartient pas de tenter un exercice de sociologie-fiction et d’affirmer si, oui ou non, la forme-flux remportera une éclatante victoire. Il nous semble épistémologiquement plus défendable de nous en tenir au constat qu’elle jouit déjà d’une force suffisante pour justifier l’intérêt que nous lui portons.
Notes de bas de page
1 Weber M., Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1968.
2 Ou, plus exactement, pratiques sociales discursives et non discursives. Foucault M., Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, coll. « tel », 1990.
3 Du moins, comme nous le verrons ci-dessous, dans le cadre de la conception actuelle de l’histoire.
4 Nous faisons référence ici au matérialisme historique, lequel est un déterminisme économique qui suppose le passage d’une forme de production à une autre par les mouvements dialectiques de la lutte des classes. Marx K. et F. Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1983 ; Marx K. et F. Engels, L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 2012.
5 Les cycles Kondratieff sont des cycles économiques de quarante à soixante ans. Kondratiev N. D., Les grands cycles de la conjoncture, Paris, Economica, 1992.
6 Une stase est l’arrêt de l’écoulement d’un liquide, et par extension, du temps. On voit ici apparaître la métaphore temporelle du flux, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir longuement.
7 En latin, littéralement, « celui qui ne parle pas ».
8 On notera qu’il ne s’agit pas d’atteindre la perfection du règne de Dieu sur Terre par le retour du Christ, mais de créer un monde nouveau, sous l’emprise de la Raison, stade ultime de la progression, au-delà duquel rien n’existe.
9 Cresswell T., On the Move, op. cit., p. 5 ; Deleuze G., « Postscript on the Societies of Control », October, 59, 1992, p. 3.
10 L’œuvre de Niklas Luhmann et son concept central d’autopoièse illustrent cette conception de la clôture reposant sur un code binaire. Luhmann N., Systèmes sociaux : esquisse d’une théorie générale, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010.
11 Lévy J., Le tournant géographique : penser l’espace pour lire le monde, Paris, Belin, 1999.
12 Urry J., Mobilities, op. cit., p. 188.
13 Il s’agit bien entendu là de constructions. Gellner E., Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989.
14 Jacob C., L’empire des cartes : approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992.
15 À la conférence de Yalta, le 38e parallèle fut utilisé pour délimiter les zones soviétique et américaine après la reddition de l’armée japonaise occupant la Corée. Dans le même ordre d’idée, l’observation du découpage de l’Afrique hérité de la colonisation par les États-nations modernes – et sa comparaison avec celui résultant de son homologue en Amérique du Sud par des pouvoirs d’Ancien Régime – indique parfaitement l’appréhension de l’espace qui peut découler de la maîtrise de l’espace comme champ de coordonnées.
16 Voir à ce sujet l’ouvrage de Pierre Rosanvallon, La société des égaux, Paris, Seuil, 2013. Il y explique, par exemple, comment la perception d’une différence « naturelle » entre Blancs et Noirs aux États-Unis a été un frein à l’existence d’une pensée politique communiste dans ce pays. Le travail de construction culturelle de la différenciation Blancs/Noirs a résulté en l’affirmation d’une homogénéité interne de chacune de ces catégories, bloquant par là l’émergence d’un discours sur les fractures entre classes segmentant chaque espace et les reliant. Le prolétariat peut en effet comprendre des membres de toutes « races ».
17 Montulet B., Les enjeux spatio-temporels du social : mobilités, op. cit., p. 107 et suiv.
18 Moscovici S., La société contre nature, Paris, Union générale d’édition, 1972.
19 Selon la forme que lui a donné Hans Kelsen, le théoricien par excellence de la pyramide juridique. Kelsen H., Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962.
20 Interdependance Movement, The Interdependence Movement - Citizens without Borders, http://www.interdependencemovement.org/, consulté le 3 avril 2013.
21 Nadeau J.-F., « Le drone, modèle d’un nouvel État-chasseur », Le Devoir, 25 mai 2013, http://www.ledevoir.com/culture/livres/378905/le-drone-modele-d-un-nouvel-etat-chasseur, consulté le 25 mai 2013.
22 Dans le même ordre d’idée, voir aussi les réflexions stratégiques menées sur la guerre urbaine et qui visent à s’affranchir des multiples cloisonnements de cet espace particulier. Weizman E., À travers les murs : l’architecture de la nouvelle guerre urbaine, traduit par Isabelle Taudière, Paris, La Fabrique éd., 2008.
23 La seule intervention traditionnelle était l’avortement, rigoureusement prohibé et considéré comme étranger au champ médical, à de rares exceptions près.
24 Moisseeff M., « Alien ou l’horreur de la procréation dans la mythologie occidentale contemporaine », dans Aux origines de la sexualité, Paris, Fayard, 2009, p. 457.
25 Et de mandater un médecin pour son exercice, ce qui remet d’ailleurs en question la distinction légale entre l’assassinat et les pratiques médicales admises.
26 Récemment, est paru un ouvrage au titre évocateur : Cyborg philosophie. Penser contre les dualismes. Sans préjuger de son contenu, on peut affirmer que son titre use d’une familiarité des lecteurs potentiels avec la délégitimation des frontières.
27 Fellous M., « La fabrique du sexe chez l’homme », dans Aux origines de la sexualité, Paris, Fayard, 2009, p. 302.
28 Mincke C., « Faire la lumière sur la transparence », Revue nouvelle, 12, 2011, p. 30-31.
29 Boltanski L. et È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 227.
30 Rosa H., Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2012, p. 22.
31 Bauman Z., Liquid Modernity, Cambridge, UK/Malden, MA, Polity Press Blackwell, 2000, p. 72 ; Ehrenberg A., La fatigue d’être soi : dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
32 Urry J., Mobilities, op. cit., p. 274.
33 Rosa H., Aliénation et accélération, op. cit.
34 Ibid., p. 20.
35 Ibid., p. 55.
36 Mahé A. et P. Moati, Modes de vie et mobilité. Une approche par les aspirations. Phase qualitative, Paris, Forum vies mobiles - OBSOCO, 2016.
37 Alvarenga A., « Georges Gurvitch et la perception des étendues (à propos de l’espace social) », Espaces et sociétés, 48-49, 1987, p. 13-45.
38 L’adjectif « réticulaire » désigne se qui se rapporte au réseau.
39 Urry J., Mobilities, op. cit., p. 219.
40 Corboz A., Le territoire comme palimpseste et autres essais, Besançon, Éditions de l’Imprimeur, 2001, p. 254.
41 Kaufer I., « Un “troisième sexe” ? », Politique, 30 août 2013, http://www.revuepolitique.be/un-troisieme-sexe/, consulté le 21 septembre 2018.
42 Touraille P., « Genre et sexe : sortir de l’imbroglio conceptuel », dans Aux origines de la sexualité, Paris, Fayard, 2009, p. 477. On notera au passage que la fonctionnalité des tissus est jugée en fonction de leur capacité orgasmique et donc relationnelle, là où les fonctions de reproduction furent longtemps privilégiées, elles qui exigeaient une complémentarité sur la base d’une catégorisation binaire.
43 Rothschild N., « Hen : le nouveau pronom neutre qui fait polémique en Suède », Slate.fr, http://www.slate.fr/story/56183/hen-pronom-neutre-genre-suede, consulté le 4 avril 2013.
44 Negreinverti, « Les trans comme faire-valoir des causes cisgenres », http://negreinverti.wordpress.com/2012/03/14/les-trans-comme-faire-valoir-des-causes-cisgenres/, consulté le 5 avril 2013.
45 La Licorne, « C’est pas le transexualisme de tes vieux », https://lescrisdelalicorne.wordpress.com/2014/04/23/cest-pas-le-transexualisme-de-tes-vieux/, consulté le 17 février 2015.
46 Dans ses écrits antérieurs, B. Montulet utilisait le terme de « forme organisante » pour désigner la même notion, le participe présent « organisante » indiquant la dynamique d’organisation et de redéfinition perpétuelle de la dimension spatiale.
47 La présentation de l’indice indique que « le True Reach est le nombre de personnes que vous influencez, à la fois via votre réseau propre, mais également à travers leur réseau étendu » (nous traduisons).
48 Boltanski L. et È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., p. 221.
49 Urry J., Mobilities, op. cit., p. 228.
50 Boltanski L. et È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., p. 178-179.
51 Urry J., Mobilities, op. cit., p. 215, 219.
52 Boltanski L. et È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., p. 175.
53 Ainsi le personal branding (littéralement, faire de soi une marque) s’est-il développé au point de devenir un passage obligé pour qui veut exister dans le contexte communicationnel actuel.
54 Urry J., Mobilities, op. cit., p. 218.
55 Ibid., p. 230.
56 Rousseau M., « Le mouvement des immobiles », Le Monde diplomatique, 07/2011, http://www.monde-diplomatique.fr/2011/07/ROUSSEAU/20762, consulté le 16 avril 2013.
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