Chapitre 2. Un nouveau regard sur l’espace-temps
p. 25-30
Texte intégral
1Nous venons de citer des exemples dont on peut légitimement se demander ce qu’ils ont de commun. Certes, on peut aisément soutenir qu’ils pointent tous des changements survenus récemment dans nos sociétés, mais le constat serait un peu maigre. Il est évident que, si nous les avons rapprochés, c’est parce que nous pensons qu’ils participent d’un même phénomène. Plus précisément, il nous semble qu’ils s’expliquent si l’on parvient à étayer trois hypothèses. La première est qu’ils relèvent de questions de mobilité et, plus exactement, qu’ils résultent d’une récente transformation du rapport à la mobilité. La deuxième est que cette mutation survient du fait d’une modification des représentations sociales de l’espace-temps. La troisième est que ces changements résultent en l’émergence d’un idéal mobilitaire, fondé sur une valorisation des mobilités.
Trois hypothèses
Mobilité
2La première hypothèse repose sur l’idée de mobilité. Celle-ci désigne à la fois ce qui se meut et ce qui est instable et change souvent. Or, il nous semble que c’est bien de cela qu’il s’agit ici.
3C’est ainsi qu’il est question d’être mobile au sens physique : changer de pays, partir en voyage, acquérir de l’expérience ailleurs, devenir nomade, etc. Cette mobilité physique est la plus aisée à se représenter. Elle correspond à une définition classique comme celle de Vincent Kaufmann1 qui y voit « l’intention, puis la réalisation d’un franchissement de l’espace géographique impliquant un changement social ».
4Mais, au-delà de cette acception, l’ensemble des situations que nous avons détaillées concernent la question des fixités, des constances, des stabilités, des régularités, etc. On voit, en filigrane de ces exemples relatifs aux cultures, à la famille, aux formations, à la science, à l’emploi ou à l’insertion sociale, se poser à chaque fois la question du changement ou, à l’inverse, de la stabilité. Qu’il s’agisse de considérer que quelqu’un formé à la biologie ne peut en aucun cas devenir un physicien, sauf à recommencer l’ensemble de son parcours de formation, ou que les individus ont la charge de veiller à leur mise en conformité avec les impératifs sociaux (insertion professionnelle ou réinsertion après incarcération, par exemple) ; qu’il soit question de la famille comme d’une institution immuable ancrant les individus dans une hiérarchie générationnelle ou comme d’une construction variant au gré des affections et désaffections, des conventions et de leur rupture ; qu’il soit estimé que le travail est affaire d’affiliation et de carrière, ou plutôt de trajectoire professionnelle ; dans tous ces cas, il est selon nous toujours question de mobilités.
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5C’est pourquoi nous proposons de considérer la mobilité comme tout déplacement dans l’espace au cours du temps, l’espace n’étant pas seulement une structuration de la réalité physique, mais le résultat de processus de spatialisation pouvant potentiellement s’appliquer à toute réalité socialement construite, y compris non matérielle. Nous revenons sur ce point ci-dessous.
Espace-temps
6Pourquoi donc notre rapport social à la mobilité changerait-il ? À notre sens, ce phénomène est consécutif à une autre mutation, celle des représentations de l’espace-temps. Puisque nous considérons que la mobilité est un déplacement dans l’espace au cours d’une période temporelle, on comprendra que les représentations sociales de l’espace-temps et de la mobilité sont liées. Le changement d’un de ces éléments a nécessairement des répercussions sur les autres.
7Il sera d’ailleurs ici moins question de temps et d’espace que d’espace-temps, c’est-à-dire d’un composé des deux. Et cet espace-temps n’est pas, on l’aura compris, un donné naturel que l’homme se voit imposer, mais bien une construction sociale. Un an, une ville, la France, un instant, une année académique, une journée de travail, un kilomètre sont autant de conventions qui nous permettent de communiquer et qui structurent nos représentations en deçà des perceptions subjectives de l’espace et du temps. C’est ainsi que ce qui constitue a priori une expérience individuelle fait l’objet d’une élaboration collective. Les formes qui nous donnent à percevoir l’espace et le temps sont des produits culturels3 qui nous permettent d’agir et d’interpréter les mondes physique et social.
Idéal
8Nos deux premières hypothèses sont donc que nous assistons à une modification importante du rapport social à la mobilité et que celle-ci est liée à une évolution des représentations sociales de l’espace-temps. La troisième sera que ces changements ne concernent pas uniquement la question des représentations sociales, c’est-à-dire la manière dont le réel est perçu et conçu (au sens de construit par le biais d’une mise en forme sociale)4, mais qu’elle implique également une modification des prescriptions sociales. Cela signifie qu’un glissement s’opère de la construction d’une description collective à celle d’une normativité sociale. Il nous semble en effet qu’un changement affecte, non seulement la façon dont la mobilité est conçue, mais également celle dont elle est imposée (ou interdite). En l’occurrence nous défendons l’idée de l’émergence d’un idéal mobilitaire fondé sur la valorisation de la mobilité pour elle-même5.
9On notera que la notion d’idéal utilisée ici ne recouvre aucunement celle d’idéal type, traduction reconnue maladroite, et qui devrait être remplacée par « type idéel ». Il ne s’agit pas de la construction, à des fins d’établissement d’une typologie, d’une représentation idéelle, mais bien ici d’un idéal dans le sens commun de construction normative guidant l’action et la pensée6.
L’espace non physique7
10La question de l’espace est, depuis toujours, posée par les géographes, les architectes, les urbanistes ou encore les logisticiens. Quoi de plus naturel pour ces disciplines dont les productions interrogent l’espace physique ?
11Ce point de vue n’est pas celui des sociologues que nous sommes. Notre discipline n’est pas pour autant démunie lorsqu’il s’agit d’aborder les questions d’espaces. Espace social, classes sociales, mobilité sociale, champ (Bourdieu), zone d’incertitude (Crozier) ou cadre de l’expérience (Goffman) sont des notions qui impliquent clairement une spatialisation. Aussi, est-il étonnant de voir, aujourd’hui, alors que l’espace connaît un regain d’intérêt chez les sociologues – notamment via une sociologie des mobilités en plein essor –, que ceux-ci tendent à limiter leur appréhension de l’espace à sa seule déclinaison physique, sans essayer de faire le lien avec les réalités sociales spatialisées que leur discipline décrit pourtant depuis plus d’un siècle. Pour nous, l’espace est une dimension qui ne structure pas que les réalités physiques. L’espace social ou, plutôt, les espaces sociaux ne sont pas des métaphores de l’espace physique, mais, au contraire, pour le sociologue, des espaces « aussi spatiaux » que l’espace physique8. La sociologie des mobilités se doit donc d’en tenir compte.
12L’affirmation selon laquelle l’espace est une dimension est un truisme, mais il nous semble nécessaire de repartir de ce point. L’espace n’est pas une matérialité en soi, il est une dimension structurante, dans laquelle se déploient des objets et des pratiques. Les routes et paysages ne sont pas l’espace, mais des objets déployés en son sein et, à la fois, structurés et structurants9, par et pour lui. De la même manière, la mobilité est une modification des coordonnées spatio-temporelles, et donc un voyage dans un espace au cours du temps10.
13L’espace pourrait, bien entendu, être pris pour une réalité physique s’imposant à nous comme naturelle, mais il serait alors privé de signification sociale et apparaîtrait comme non structuré. Il serait alors un fait brut. En effet, toute structuration – tout usage de l’espace comme dimension – nécessite une construction sociale de celui-ci. Ainsi, par exemple, le simple fait de définir la mobilité comme une modification des coordonnées spatio-temporelles indique l’existence de systèmes de coordonnées, lesquels renvoient à une construction humaine et collective : à une construction sociale. Il en va de même de tous les espaces qui ne prennent sens que dans le cadre de processus collectifs de construction sociale qui, non seulement, structurent l’espace, mais encore, définissent ce qui ressortit à l’espace et ce qui en est exclu. Même lorsqu’il est physique, l’espace n’est donc pas un donné qui s’impose à nous, mais le produit d’une construction.
14Pour le sociologue, l’espace – comme le temps – ne peut donc être qu’une construction sociale. Du moins est-ce le seul espace qu’il puisse appréhender avec les outils dont il dispose. Dans ce cadre, l’espace des géographes est bien entendu une construction sociale, ne serait-ce que parce qu’il est euclidien, qu’il se pense en projections, etc. Cela ne permet pas de déduire que cette vision précise de l’espace est la seule construction sociale spatiale possible et existante ni que l’objet auquel on l’applique est le seul envisageable. Pas davantage le fait qu’elle porte sur la réalité physique que la forme particulière de sa structuration ne sont des données incontournables.
15Ce que nous pouvons en revanche affirmer c’est qu’il existe un consensus social large pour admettre que l’espace est un système de dimensions utilisé pour structurer la réalité physique, et que ce processus de spatialisation repose sur l’établissement d’un système d’attribution et d’organisation de positionnements. On pourrait ajouter que cette spatialisation est inévitable du fait que toute chose possède des coordonnées dans l’espace et le temps11. L’espace physique peut donc être pris comme figure de l’évidence spatiale, mais, à notre sens, pas comme figure exclusive ; pas davantage que comme figure première. Tout au plus peut-on considérer qu’il est communément admis que la notion d’espace recouvre son usage vis-à-vis du monde physique. Pour qui a pour ambition d’étudier la spatialité d’une société, c’est un point d’importance. Un point de départ.
16Il faut cependant aller plus loin. Car si l’espace est une construction sociale pour le sociologue, est espace tout ce qui est socialement construit à l’aide de catégories relevant du domaine du spatial et aux fins de structuration d’une réalité (tangible ou non). Autrement dit, ce sont les catégories représentationnelles et leur usage qui font l’espace et non une nature intrinsèque de l’objet auquel ces catégories sont appliquées. Si une société structure à l’aide des mêmes catégories la réalité physique et une réalité sociale quelconque – une topologie de l’au-delà constituant un monde parallèle, par exemple – il faut admettre que nous sommes face à deux processus identiques. Ceux-ci relèveront de la spatialité s’ils fondent un système d’attribution et d’organisation de positionnements.
17La question qui nous préoccupe doit donc être formulée comme suit : quelles sont les constructions sociales structurées au moyen d’un système représentationnel relevant de la spatialité ?
18Répondre à cette question nécessite dès lors de tenter d’identifier les phénomènes effectivement décrits par les catégories de l’entendement relevant de la spatialité, en partant éventuellement de sa forme la plus évidente, celle que l’on peut qualifier de physique.
19Il n’est donc pas question ici de nous cantonner à un espace physique, sous peine de devoir qualifier d’imaginaires ou de virtuelles12 les mobilités qui prendraient place hors de la réalité matérielle. Certainement, un géographe continuera d’affirmer que l’espace, pour lui, s’entend de la réalité physique et, pour l’essentiel, d’une dynamique de projection. C’est parfaitement logique dans le cadre de sa discipline, même s’il peut s’interroger sur ce que peut être une géographie humaine non physique13. Mais, pour le sociologue, il est dépourvu de sens de limiter l’acception du terme « espace » à sa seule déclinaison physique. C’est pourquoi, dans les pages qui suivent, lorsqu’il sera question d’espace et de mobilité, nous entendrons ces concepts comme se référant à des réalités tant physiques14 que non physiques.
20Au fil de notre exposé, nous développerons ainsi des analyses de phénomènes qui nous semblent structurés en tant que spatialités.
Notes de bas de page
1 Kaufmann V., « Mobilité », http://fr.forumviesmobiles.org/reperes/mobilite-446, consulté le 15 juillet 2014.
2 Arcin J., « Devenir un nomade digital : Lelifestyledu travailleur surinternet », http://www.julienarcin.com/lifestyle-nomade-digital/, consulté le 17/04/2013.
3 Ainsi, les propositions analytiques ne partent pas d’un substrat par rapport auquel nous devrions élucider divers rapports au temps et à l’espace présents dans diverses sous-cultures et reproduisant plus ou moins bien ce substrat. Au contraire, il s’agit de dire que « le monde est cela que nous percevons » (Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1964), et donc d’étudier la manière dont une société construit son/ses espace(s), son/ses temps, sa/ses mobilité(s). Il ne s’agit cependant pas de faire excès de culturalisme, autrement dit, d’asséner la primauté de la dimension culturelle dans les phénomènes sociaux, mais bien d’appréhender ceux-ci dans ce qu’ils ont de culturel. Ainsi, la perspective que nous proposons donnera un éclairage sur les phénomènes sociaux sans pour autant insérer nécessairement la dimension culturelle dans un raisonnement causaliste.
4 Berger P. L. et T. Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 2006.
5 En cela, nous nous rapprochons de la notion de métaphysique nomade de Cresswell : Cresswell T., On the Move : Mobility in the Modern Western World, New York, Routledge, 2006.
6 On constatera, en consultant nos publications antérieures, que nous avions initialement utilisé la notion d’idéologie mobilitaire. Suite à des discussions avec des collègues, et concevant que ce terme puisse prêter à confusion, nous avons décidé de lui préférer « idéal » et « normativité ».
7 Ces considérations font l’objet de développements dans un texte de Chr. Mincke et V. Kaufmann. Mincke C. et V. Kaufmann, « Mobilités changeantes, mobilités intriquées », EspacesTemps. Net, 2017, http://www.espacestemps.net/articles/mobilites-changeantes-mobilites-intriquees/.
8 Montulet B., « Postface. Territoires, espaces sociaux et choix collectifs », dans A. Pétron (dir.), Recherche-action et développement local. Contributions au renouvellement des liens écologiques et sociaux en territoires ruraux, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 245-251.
9 Remy J., L’espace, un objet central de la sociologie, Toulouse, Érès, 2015.
10 Cresswell dirait que le mouvement est la spatialisation du temps ou la temporalisation de l’espace, Cresswell T., On the Move, op. cit., p. 4.
11 Ibid.
12 Urry J., Mobilities, Cambridge, CB/Malden, MA, Polity Press, 2007, p. 47, 162.
13 Ce qui est le cas, par exemple, lorsque les géographes créent des anamorphoses du territoire français construites sur la base des temps de jonctions des villes par le TGV.
14 Montulet B., « Les cadres sociaux du temps et de l’espace », dans M. Bassand, D. Joye et V. Kaufmann (dir.), Enjeux de la sociologie urbaine, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2001, p. 65-85.
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