Chapitre 4. Les grandes firmes de services à l’assaut de la mobilité urbaine
p. 97-113
Texte intégral
1Qu’est-ce qu’une grande firme de services de mobilité urbaine ? Pour comprendre l’évolution des capitalismes urbains et le rôle croissant joué par les acteurs privés dans les politiques publiques de mobilité urbaine, il est indispensable de s’intéresser à l’architecture financière et institutionnelle des firmes de services qui interviennent dans la ville. Si les entreprises de services urbains structurent l’organisation spatiale et institutionnelle des villes depuis le xixe siècle dans de nombreux secteurs, notamment les grands réseaux techniques, leur rôle dans la fabrique de la ville s’est transformé à la fin du xxe siècle1. La libéralisation de nombreux secteurs, comme la gestion de l’eau2 ou de l’électricité3 a reconfiguré les modalités de régulation et de développement de ces services au niveau local. Parallèlement, de nouveaux marchés de services urbains se sont créés, comme ceux des nouvelles mobilités partagées.
2Les grandes entreprises s’investissant dans les mobilités partagées sont finalement peu nombreuses, non seulement parce qu’elles interviennent dans une « niche », au sein de marchés encore relativement peu développés et en construction, mais parce qu’elles ont réussi à limiter la concurrence. Leurs principaux champs d’intervention ne se sont pas historiquement développés dans le domaine des transports. Spécialisées dans la communication, la publicité ou l’énergie, ces firmes, par la diversification de leur activité, sont la traduction d’une évolution importante de nos sociétés mobiles contemporaines. L’implication de ces firmes indique que la mobilité est aujourd’hui omniprésente dans tous les pans de la société, au-delà des espaces physiques des déplacements4. Leur présence modifie les contours et les rapports de force du marché traditionnel des transports urbains. L’analyse de l’activité des firmes de service doit cependant être appréhendée au-delà de leur intervention sur les marchés. Les entreprises interviennent auprès du politique et participent à façonner les institutions publiques. Elles s’adaptent particulièrement bien aux spécialisations économiques des villes et aux avantages institutionnels que ces dernières mettent à leur disposition pour s’implanter5. À l’inverse, au contact des institutions et des élus, les firmes se transforment, notamment parce que les acteurs publics organisent un lobbying à rebours6, en développant des instruments incitant les entreprises à s’adapter aux besoins et aux process des institutions. Ces processus s’observent particulièrement dans le cadre des projets de vélos en libre service où la concurrence entre deux géants mondiaux, JCDecaux et Clear Channel Outdoor, est venue bouleverser le paysage urbain de la mobilité.
JCDecaux, un groupe familial français, leader mondial du mobilier urbain et de l’affichage publicitaire
3Si les services de mobilité ne représentent qu’une partie infime de l’activité des entreprises, au regard des nombreux contrats engrangés pour le mobilier urbain et l’affichage, la mobilité est en réalité au cœur du fonctionnement de l’activité publicitaire de ces grandes firmes à travers les réseaux de transport, les aéroports, la voirie, etc. S’intéresser aux principales firmes du mobilier urbain et de l’affichage publicitaire, c’est aussi comprendre le rôle presque incontournable de ces entreprises dans l’équipement des espaces publics des grandes villes, la construction spatiale des services de mobilité et le développement récent des outils numériques dans la ville.
4Le marché du mobilier urbain et de l’affichage publicitaire dans lequel les vélos en libre-service sont le plus souvent intégrés a été façonné en grande partie par l’entreprise française JCDecaux, dont une particularité est de s’être mondialisée tout en restant familiale. La société est détenue à plus de 70 % par la famille, et Jean-Claude Decaux et ses fils, Jean-Charles, Jean-François et Jean-Sébastien, en sont les managers. L’entreprise est aujourd’hui leader mondial du marché du mobilier urbain et de l’affichage publicitaire, avec une présence dans plus de 1800 villes, 1900 centres commerciaux et 140 aéroports. En 2014, son offre de vélos en libre-service, Cyclocity, est implantée dans 70 villes7. Quels sont les vecteurs de la croissance de JCDecaux à l’échelle mondiale ? Sa stratégie répond non seulement à des aspirations sociétales, mais aussi à des attentes politiques et institutionnelles fortes.
5Les débuts lyonnais de JCDecaux marquent son arrivée dans le mobilier urbain. Depuis 1955, la société entretenait une activité d’affichage routier en France, qu’elle a dû stopper suite à la loi de finances de 1964 instituant de lourdes taxes dans ce secteur8. Elle se tourne donc vers un nouveau marché, celui de la fourniture et de l’exploitation d’aubettes - des abris d’autobus -, financées par la publicité. En se fondant sur une inventivité spécifique et en diversifiant son offre, la société parvient à se bâtir un domaine contractuel qui lui garantit une position à la stabilité accrue, ce qui lui permet progressivement de s’ancrer dans les territoires. La polyvalence de l’offre de JCDecaux n’est pas son seul vecteur de développement. Dans les années 1970, l’entreprise a su harmoniser des formats publicitaires standard pour répondre au besoin des décideurs urbains de réduire les publicités anarchiques et mieux organiser la publicité sur leur territoire. Cette harmonisation a aussi rencontré un écho favorable chez les annonceurs publicitaires, soucieux de maintenir une production industrielle des affiches.
6Une des spécificités de JCDecaux est que l’entreprise travaille constamment sur des objets immobiles de la mobilité, comme les abribus et les bornes des vélos en libre-service. Si la mobilité urbaine constitue son domaine de prédilection dans ses relations avec les pouvoirs publics, l’entreprise présente au contraire un visage fixe à ses annonceurs, en leur proposant des surfaces dont l’un des principaux atouts est qu’elles sont figées. Elle sait donc jouer de certaines ambivalences. Par exemple, le prix des supports pour les affiches est, le plus souvent, calculé en fonction du nombre de passage d’automobiles, y compris pour la publicité qui est censée financer les vélos en libre-service.
7JCDecaux devient progressivement une firme de services urbains aux compétences larges. Aujourd’hui, l’entreprise dispose de nombreux partenariats avec les sociétés du numérique comme Apple ou Google. L’entreprise renouvelle également ses mobiliers urbains afin de maintenir leur image moderne, puisque, objets de design, ils sont sensibles aux tendances qui peuvent rapidement changer et conduire les annonceurs à se détourner d’eux. Sa stratégie passe par une collaboration avec de grands noms du design et de l’architecture, comme elle l’a fait pour le dessin des abribus parisiens, confié depuis les années 1990 au cabinet de l’architecte anglais internationalement reconnu, Norman Foster.
8Au milieu des années 1970, seules deux entreprises françaises s’avèrent ainsi capables de concurrencer JCDecaux en milieu urbain : Arsi-publicité, une petite entreprise familiale créée en 1961, et surtout Avenir Publicité, qui dispose en 1985 d’environ 5000 faces publicitaires en France contre 50000 pour JCDecaux9. Créé en 1971, le groupe Avenir Publicité devient le numéro deux français de l’affichage urbain et participe par exemple à l’appel d’offres de la communauté urbaine de Lyon en 1972. Ses prestations sont aussi diversifiées que celles de JCDecaux - abris, bancs, fontaines, jardinières, aménagements piétons, kiosques à journaux, etc. -, mais il s’oriente progressivement vers le marché de l’affichage publicitaire dans les aéroports, dont il prend la tête à l’échelle européenne au cours des années 1990.
9Cette concurrence nationale pousse JCDecaux à investir les marchés internationaux. L’entreprise s’inscrit ainsi dans le mouvement de globalisation des services urbains, observé au tournant des années 199010. Son internationalisation commence à partir du début des années 1980. Elle entreprend une ouverture de son activité aux marchés européens, puis sur les continents asiatique et nord-américain. Hormis son implantation à Bruxelles dès 1967 et un contrat remporté à Lisbonne en 1971, le développement international de JCDecaux en Europe débute véritablement dans les années 1980. Le premier marché important gagné par l’entreprise en dehors du territoire français est celui de la ville de Hambourg en 198211. Dans les années 1990, l’entreprise s’implante sur d’autres continents. JCDecaux signe son premier contrat aux États-Unis en 1993, à San Francisco. En 1999, JCDecaux marque les esprits en rachetant Avenir Publicité, ce qui contribue à accroître la concentration du marché autour de quelques entreprises de dimension internationale. Deux ans plus tard, JCDecaux fait son entrée en Bourse. La capitalisation boursière de l’entreprise l’oblige alors à publier des rapports annuels d’activité.
Présentation du groupe JCDecaux
• Date de création : 1965
• Siège social : Neuilly-sur-Seine (France)
•Chiffre d’affaires 2017 : 3,47 G$ (3,07 G€)
•Cotée en Bourse à l’Euronext 100 à Paris, au Dow Jones Sustainability à New York
•No 1 mondial du mobilier urbain (543050 faces publicitaires)
•No 1 mondial de la publicité dans les transports, avec 215 aéroports et 250 contrats de transport dans les métros, bus, trains et tramways (356320 faces publicitaires)
• No 1 européen de l’affichage grand format (141630 faces publicitaires)
• No 1 mondial du vélo en libre-service (57 villes équipées en 2017, contre 70 en 2014)
• Une présence dans plus de 1800 villes de plus de 10000 habitants
• Une présence dans plus de 1900 centres commerciaux
• 13040 salariés en 2017
10Afin de réaliser cette stratégie de rachat d’autres sociétés, Jean-Claude Decaux s’appuie sur ses fils, Jean-François Decaux et Jean-Charles Decaux, qui deviennent coprésidents du directoire en 2002. Jean-Sébastien Decaux est, lui, directeur général Europe du Sud, Afrique, Belgique, Luxembourg et Israël. Cependant, l’absorption des concurrents du marché du mobilier urbain et de l’affichage publicitaire n’est pas une stratégie singulière à JCDecaux. Au tournant des années 2000, le marché est déjà fortement concentré autour de quelques grandes multinationales.
Une concentration du marché en question
11Le principal concurrent de JCDecaux est l’entreprise américaine Clear Channel Outdoor, filiale de iHeartMedia, une multinationale spécialisée dans les médias et la communication. Ce groupe s’est d’abord développé aux États-Unis, où le contexte concurrentiel est intense. En 2014, le numéro 3 et le numéro 4 mondial du secteur sont également des entreprises américaines. Clear Channel Outdoor s’est implantée en Europe en 1998 en rachetant la société britannique More Group et la société française Dauphin. Cette implantation européenne se lit pour une part comme la conséquence d’une régulation européenne, traduite à l’échelle nationale, visant à atténuer la position dominante de JCDecaux12. Le rachat de groupes européens par Clear Channel Outdoor est aussi le résultat d’une consolidation du marché aux États-Unis, grâce à la puissance financière du groupe Clear Channel Communications, devenue iHeartMedia. L’entreprise Clear Channel Outdoor découle en réalité d’un changement de nom du groupe américain spécialisé dans l’affichage extérieur, Eller Media, après son rachat par Clear Channel Communications, en 1997. Ce changement nous renseigne sur la maison mère, Clear Channel Communications, devenue iHeartMedia, qui fonctionne comme une multinationale d’investissement dans les médias (télévision, radio, Internet, etc.). Formé en 1972, ce groupe a, dans les années 1980-1990, tenté de regrouper les différentes activités stratégiques en matière de médias et de télécommunications aux États-Unis. D’une part, elle est détenue par des fonds d’investissement américains (Bain Capital Private Equity et Thomas H. Lee Partners). D’autre part, ses activités sont davantage diversifiées. Clear Channel Outdoor représente environ 40 % du chiffre d’affaires, qui est complété par les revenus de l’organisation de grands événements internationaux (concerts, festivals, etc.), des recettes liées à la détention de plus de 1000 sites Internet, plus de 5000 stations de radio, plusieurs chaînes de télévision, plusieurs journaux, une activité dans la téléphonie mobile et sur les réseaux sociaux. Son activité dans les médias s’exerce principalement aux États-Unis.
12De nombreux autres grands acteurs du marché du mobilier urbain et de l’affichage publicitaire sont également américains. Après l’entreprise chinoise, no 3 mondial Focus Media, le no 4 mondial est Lamar (États-Unis) avec 1,541 milliard de dollars de chiffre d’affaires. Outfront Media et Exterion Media (États-Unis) sont respectivement sixième et septième au niveau mondial, avec 1,521 et 0,421 milliard de dollars de chiffre d’affaires. Cet environnement concurrentiel est marqué par de nombreux rachats de concurrents et menaces de rachats. Ainsi, JCDecaux a racheté en 2014 l’entreprise espagnole Cemusa (chiffre d’affaires de 142 millions d’euros en 2014), devenant du même coup l’opérateur du marché de New York que l’entreprise française avait perdu quelques années plus tôt. À cette occasion, JCDecaux a récupéré la gestion de l’affichage publicitaire dans 41 aéroports et étendu ses positions à Rio de Janeiro, Brasilia, Madrid, Barcelone, Lisbonne et Gênes. En 2014 toujours, une rumeur de rachat de Clear Channel Outdoor par JCDecaux a enflammé les places financières mondiales. Pour la première fois, l’intervention des autorités antitrust a été évoquée aux États-Unis. Si le marché américain est marqué par une concurrence plus intense, le marché mondial est fortement polarisé autour des deux principales firmes. La fusion des deux entreprises pourrait créer à terme un monopole mondial. Mais, aujourd’hui, quels sont les effets de cette concentration ?
Présentation du groupe Clear Channel Outdoor
• Date de création : 1997
• Siège social : San Antonio (USA)
•Clear Channel Outdoor est une filiale du groupe américain iHeartMedia, anciennement Clear Channel Communications, spécialisé dans les médias de masse aux États-Unis et dans le monde (radio, télévision, diffusion musicale, presse, Internet). En mars 2018 iHeartMedia s’est déclaré en faillite auprès des autorités américaines.
•Chiffre d’affaires de Clear Channel Outdoor 2017 : 2,56 G$
• Cotée à New York (NYSE)
• No 1 mondial de l’affichage grand format (760000 dispositifs publicitaires dans le monde)
• No 2 mondial du mobilier urbain
• No 2 mondial de la publicité dans les transports, avec 280 aéroports
• Une présence dans 30 pays
•La France est son deuxième marché après celui des États-Unis
• 7000 salariés en 2017
13Tout d’abord, la puissance financière de JCDecaux et Clear Channel Outdoor leur offre la possibilité de réaliser de nombreux investissements d’ordre technologique, industriel et financier, en jouant sur les différentes temporalités de leurs nombreux contrats. La rentabilité des dernières années de contrat dans une métropole comme Shanghai peut garantir des investissements dans l’innovation de services des autres marchés. Ce jeu d’investissement à grande échelle contribue à élaborer des stratégies de distinction entre les marchés. Alors que certains représentent un véritable enjeu financier, d’autres sont davantage perçus comme importants en termes d’image, notamment pour remporter ensuite d’autres marchés. Cette distinction peut être illustrée par les propos d’un cadre de l’entreprise JCDecaux à propos du faible enjeu financier que représente le marché d’une ville de la taille de Lyon :
« Quand vous signez l’aéroport de Shanghai pour vingt ans, c’est un marché de 450 millions d’euros, c’est comme si vous signiez cinquante villes comme Grenoble. Malheureusement, quand vous perdez une ville, c’est un échec, une ville de la taille de Lyon, oui c’est un échec, mais ce n’est pas la fin du monde non plus pour l’entreprise13. »
14Cette stratégie de distinction est remarquablement appliquée par les firmes spécialisées dans les services de mobilités partagées. Tandis que l’implantation de vélos en libre-service dans certaines grandes villes apporte une visibilité mondiale aux firmes, tout en répondant à une aspiration sociale et une volonté politique de développer les mobilités durables, certains marchés ne sont pas dotés de tels services, notamment dans les villes des pays émergents, où la demande de mobilité durable reste encore relativement faible. On retrouve donc, d’un côté, des villes « vitrines », exposant l’offre commerciale des firmes, et, d’un autre côté, des villes « consommatrices » de ces offres.
15Une des grandes problématiques de la formation des oligopoles est celle de l’entente entre les acteurs privés. Qu’en est-il pour les firmes du mobilier urbain et de l’affichage publicitaire ? On observe d’abord une coopération dans l’activité de fixation des prix des affiches publicitaires, principales sources de revenus pour ces firmes. Par exemple, en France, le calcul des tarifs est fixé par une société, Affimétrie, dont le capital est détenu par quatre entreprises : une société rassemblant les annonceurs, JCDecaux, Clear Channel Outdoor et Exterion Media. Bien que les annonceurs aient un droit de regard, la présence des trois principales sociétés mondiales n’est pas neutre dans l’organisation du marché. Mais la question de l’entente peut surtout se poser lorsque la concurrence s’efface sur certains marchés. Ainsi, en 2006, Clear Channel ne répond pas à l’appel d’offres de la Ville de Marseille, comprenant 1000 vélos en libre-service et remporté par JCDecaux. Quelques mois plus tard, JCDecaux ne répond pas à l’appel d’offres de Barcelone, comprenant cette fois 6000 vélos en libre-service et remporté par Clear Channel Outdoor. Ces stratégies d’évitement répondent à des choix internes de positionnement des firmes. Mais le fait que peu d’entreprises soient en capacité de répondre à ce type d’offre pose problème aux collectivités souhaitant faire jouer pleinement la concurrence. Pourtant, cette dernière s’exerce fortement au moment des procédures d’attribution des marchés, notamment lorsqu’il s’agit de marchés considérés comme stratégiques pour la croissance des entreprises. Le marché parisien intégrant le futur service Vélib’ a donné lieu à des recours au tribunal administratif de la part des deux opérateurs JCDecaux et Clear Channel Outdoor. Le premier a été posé par JCDecaux contre la régularité de la procédure d’attribution, alors que Clear Channel Outdoor était sur le point de remporter le marché14. Ce dernier est finalement gagné par JCDecaux en 2007, une attribution alors contestée par Clear Channel à travers deux recours. Dénonçant « une procédure de passation d’un marché public entachée de nombreuses irrégularités substantielles, Clear Channel France entend utiliser tous les moyens juridiques disponibles15 », avait écrit l’entreprise américaine pour obtenir gain de cause. Le tribunal ne lui a pas donné raison. Ces nombreux recours témoignent des forts enjeux présents dans l’économie des mobilités partagées. Enjeux d’image, financiers, d’innovation, de maîtrise d’un territoire et d’une clientèle.
16Les recours participent à la judiciarisation de l’activité des firmes de services. Cette évolution s’est traduite par des changements dans l’organigramme et dans les métiers des entreprises, avec une montée en puissance des services juridiques. Outre la gestion de leurs contrats, les entreprises restent en « veille » sur les contrats des concurrents :
[Au sein de Clear Channel] : « On est en veille, c’est sûr. On a un service juridique chez nous, mais qui n’est pas le même qu’une collectivité, et effectivement on regarde ça de très près. Mais sans doute on n’est pas assez présent au niveau juridique. Ce sont des batailles longues et coûteuses. J’aimerais bien connaître le service juridique de JCDecaux, cela doit être impressionnant16. »
17Selon un cadre de JCDecaux, les métiers du droit occupent dorénavant une place importante dans l’organisation de l’entreprise :
« Vous savez, on s’est très bien adapté avec le code des marchés publics. Aujourd’hui la direction des “relations villes”, c’est cinquante personnes, des juristes et des avocats. Le département “appel d’offres”, c’est cent personnes, donc on s’est adapté17. »
18La concurrence est actuellement plus importante pour ce qui concerne l’autopartage. Le marché est en effet en construction. Plusieurs modèles économiques et plusieurs offres peuvent cohabiter dans une même ville, par exemple la ville de Milan compte trois opérateurs différents pour ce type de service (Daimler, le consortium Fiat, Trenitalia, ENI, et une société italienne, Elettronlt). La raison est que le marché de l’autopartage est probablement encore restreint financièrement. Cependant, deux dynamiques globales peuvent venir modifier les marchés en faveur d’une plus grande concentration des opérateurs. D’une part, on observe un intérêt nouveau et croissant des constructeurs automobiles pour ce type d’activité. Jusqu’au début des années 2000, les marchés étaient répartis entre de petites sociétés locales, quelques opérateurs de téléphonie et d’autres organismes « public-privé » locaux. L’intérêt des grandes sociétés investissant dans le secteur de l’énergie, comme Bolloré en France et ENI en Italie à la fin des années 2000, a poussé les constructeurs à réagir et s’investir fortement, à l’instar de l’Allemand Daimler, de l’Italien Fiat et, plus récemment, des Français Renault et PSA. En ce début du xxie siècle, la question énergétique est en effet un enjeu important du secteur de l’automobile, notamment concernant les motorisations électriques. Ce changement a transformé l’environnement concurrentiel. D’autre part, comme pour les marchés du mobilier urbain, de l’affichage publicitaire et des vélos en libre-service, l’autopartage est un marché voué à se développer de manière croissante dans les prochaines années, notamment pour répondre à la demande des villes.
Des marchés et des recettes en pleine expansion
19Le développement des mobilités partagées est amené à fortement s’accroître dans les prochaines années. Si les dispositifs de vélos en libre-service sont essentiellement implantés dans les grandes villes européennes et quelques villes nord-américaines, les marchés des métropoles asiatiques et de celles d’Amérique du Sud offrent une marge de progression intéressante pour les firmes. L’autopartage est encore peu développé ou dans des formes souples, en réseau, sur le modèle du dispositif Zipcar aux États-Unis. Ce modèle permet par exemple d’emprunter des voitures dans une ville et de les laisser dans une autre. Le modèle organisé par les grandes firmes, à savoir le trajet unique (one way) à l’intérieur d’une même ville, le plus souvent organisé autour de places de stationnement réservé, doit encore être consolidé, notamment du point de vue économique. Malgré ces différents modèles en concurrence, l’ensemble du marché de l’autopartage est voué à s’accroître dans les prochaines années. En France, les professionnels estiment que le parc de voitures en autopartage devrait passer de 36200 véhicules en 2014 à 129800 en 202018.
20La croissance potentielle de l’autopartage dans le monde peut aussi être expliquée par la naissance récente d’un marché hybride, se situant entre l’économie du partage et celle de la voiture électrique, de plus en plus associée à l’autopartage19. L’intégration d’une motorisation électrique dans les dispositifs répond à une attente forte des décideurs politiques en termes d’innovation et de lutte contre la pollution dans les villes. L’arrivée de la voiture électrique dans l’autopartage a des impacts importants sur l’environnement concurrentiel, puisque la technicité des dispositifs suppose des investissements lourds. Par ailleurs, le brevetage des dispositifs, observé à la fois dans le cadre du développement des vélos et dans celui de l’autopartage, garantit un avantage compétitif pour les grandes firmes par rapport aux petites entreprises locales.
Présentation du groupe Bolloré
•Vincent Bolloré est l’actionnaire majoritaire
•Chiffre d’affaires (2017) : 18 milliards d’euros
• Un des principaux groupes mondiaux de l’organisation du transport
• No 1 du transport et de la logistique en Afrique
• Bolloré Énergie est un acteur important de la distribution de produits pétroliers et de la logistique pétrolière, ainsi que du stockage de l’électricité
• Actionnaire majoritaire de Havas, l’un des premiers groupes mondiaux de publicité et de conseil en communication • Présent dans la presse (Direct Matin) ; la télévision (Canal Plus) et les télécoms
• 55000 salariés en 2017
21Le développement de l’autopartage est donc devenu un enjeu pour certaines grandes firmes. Pour une entreprise comme celle de Bolloré, le vecteur de croissance interne se situe plus dans la conception et la diffusion de la batterie électrique incorporée à la voiture Bluecar, équipant Autolib’ à Paris et Bluely à Lyon, que dans les retombées financières directes du système d’autopartage. D’ailleurs, le déficit d’Autolib’ à Paris a précipité l’arrêt du service en 2018. Mais, avec 4721 bornes de charge et 2847 voitures Bluecar implantées sur son territoire, Paris était une formidable vitrine pour exposer cette nouvelle technologie (autonomie de la batterie de 250 km) (illustration 13). La Bluecar est également implanté à Bordeaux, Indianapolis, Los Angeles (États-Unis) et Singapour. Ce marché est source de recettes indirectes. Grâce à son investissement dans les recharges électriques de véhicule, Bolloré a obtenu en 2015 un agrément national pour le déploiement de 16000 points de charge pour véhicules électriques sur l’ensemble du territoire français. À travers les vélos en libre-service ou l’autopartage, on observe donc que ces dispositifs visibles cachent souvent des enjeux financiers importants pour les grandes firmes. L’investissement est alors pensé à long terme.
22Il convient aussi de prendre en compte l’évolution du contexte mondial pour comprendre les enjeux d’un tel investissement. Ainsi, deux grandes dynamiques mondiales sont des vecteurs de croissance pour ces services urbains. La première est la croissance urbaine qui ne cesse de s’accentuer dans l’ensemble des nations. La seconde est liée à la première, c’est le développement des pays émergents et le besoin d’équipement de leurs villes. Les grandes métropoles asiatiques ou brésiliennes sont actuellement confrontées à de grosses difficultés de saturation des réseaux de transport et de pollution. Surtout, dans certaines villes, ces services pourraient être implantés à très grande échelle. La ville de Hangzhou en Chine revendique un dispositif de 60000 vélos en free-floating. Le contexte mondial semble donc favorable à une expansion des mobilités partagées gérées par les grandes firmes. La question des technologies intégrées dans leurs différentes offres est aussi un vecteur de développement pour ces entreprises. La recherche de solutions techniques pour répondre aux problèmes du développement durable est une voie plébiscitée par les acteurs parce qu’elle leur procure des avantages compétitifs et leur permet aussi de bénéficier de nombreux avantages fiscaux favorisant l’innovation dans ce domaine. L’imaginaire des vélos en libre-service est ainsi fortement marqué par le rapport à la technique, comme représentation de la modernité. En cela, cet imaginaire se différencie nettement de celui de la bicyclette mobilisé par les associations d’usagers et les mouvements écologistes dans les années 1970. Ces derniers voyaient plutôt dans l’avènement du vélo en ville l’expression d’une contre-modernité technique, déverrouillant l’expertise technocratique. Avec les mobilités partagées gérées par des grandes firmes, on assiste à un retour du paradigme techniciste dans le domaine de la mobilité et, ce faisant, dans les modalités de décision et de mise en œuvre des politiques publiques, nous y reviendrons.
23L’investissement des firmes dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication constitue donc une activité féconde pour le développement de leurs activités (gestion des données, des flux, applications pour smartphone, etc.). Historiquement, les innovations techniques ont d’ailleurs toujours été au centre de la gouvernance des services urbains, que ce soit dans les transports ou dans d’autres secteurs (eau, déchets, énergie, etc.)20. Nous pouvons par exemple mentionner l’apport de la technologie Radio Frequency Identification (RFID) dans la gestion et la maintenance des systèmes de vélos en libre-service. Mais les firmes gardent aussi à l’esprit le fait que le numérique peut représenter une menace pour leur modèle économique. Le stockage de l’électricité pourrait par exemple se développer à travers des smart grids, c’est-à-dire des réseaux flexibles, moins centralisés, et pourrait approvisionner une voiture électrique à l’aide d’un téléphone portable. Autre exemple, le modèle publicitaire de l’affichage extérieur chez JCDecaux et Clear Channel Outdoor pourrait être concurrencé par la publicité sur Internet, ce qui est déjà en partie le cas. Cependant, ces exemples de mobilité numérique concernent une partie infime de l’ensemble des mobilités. Aujourd’hui, l’usage des mobilités numériques renvoie d’ailleurs plutôt aux technologies de facilitation de la mobilité qu’aux déplacements virtuels sur le Web. Elles viennent renforcer les discours promouvant l’injonction à la mobilité dans nos sociétés contemporaines21.
24On touche ici au cœur du modèle économique des firmes et à l’un des moteurs du capitalisme urbain : la mobilité. Les recettes liées à l’affichage publicitaire sont uniquement possibles dans une société mobile, dans laquelle le calcul des recettes se réalise sur le nombre de passages d’individus devant une publicité. Les déplacements de personnes, tout comme l’affichage publicitaire, s’accroissent de manière exponentielle. Cette croissance touche les différents modes de transport et leurs supports (aéroport, métro, tramway, bus, abribus, trottoir, bicyclette, gare, etc.) (tableau 2). Elle se manifeste également par l’accroissement des mobilités de longue distance. Le symbole le plus fort de cette accélération est le développement incessant du nombre de déplacements effectués en avion au cours des xxe et xxie siècles22.
25De fait, pour les firmes du mobilier urbain et de l’affichage publicitaire, les marchés les plus importants en termes de recette et d’investissement concernent la publicité dans les aéroports. Les entreprises de services accompagnent ainsi la croissance de la mobilité et son rôle central dans les villes et pour le développement du capitalisme. Mais ces firmes sont aussi très présentes auprès des institutions publiques urbaines et de leurs représentants politiques, d’où leur ancrage au niveau des territoires urbains.
Une forte capacité d’adaptation des entreprises aux institutions publiques et aux décideurs politiques
26Selon Dominique Lorrain, une des explications de la montée en puissance des grandes firmes de services urbains depuis la fin des années 1980 réside dans la « sensibilité institutionnelle » de ces entreprises, c’est-à-dire dans leur capacité d’adaptation aux préoccupations politiques et aux contextes institutionnels des villes23. Nous observons effectivement une certaine souplesse des opérateurs dans la mise en œuvre des dispositifs de vélos en libre-service et d’autopartage, et ce dès la préparation des appels d’offres par les institutions publiques. Nous avons ainsi montré, à travers l’exemple de l’implantation de JCDecaux à Lyon, comment l’entreprise française avait tissé des liens étroits avec le territoire lyonnais. L’implantation de JCDecaux à Lyon se manifeste par une occupation physique de l’espace urbain, qui s’est géographiquement étendue au fil de la construction institutionnelle de l’agglomération. L’entreprise négocie en permanence la couverture spatiale de ses services. Elle impose des limites géographiques à ses prestations, sur la base d’arguments orientés vers la rentabilité économique de son activité, tout en présentant ses mobiliers comme des ressources de domination pour les élus des communes du centre de l’agglomération. De ce fait, l’entreprise participe du jeu institutionnel entre les communes et la communauté urbaine, en profitant de certaines concurrences politiques24.
27Le travail institutionnel des entreprises contribue à harmoniser les territoires métropolitains et à construire les institutions publiques, notamment en fournissant des services standard sur l’ensemble des communes d’une même agglomération. Les entreprises peuvent même s’immiscer dans les jeux politiques relatifs aux réformes institutionnelles. Les relations « public-privé » peuvent parfois impulser des changements institutionnels. Le renouvellement des marchés de vélos en libre-service à Paris et Lyon en 2017 a permis d’observer des stratégies d’extension territoriale des services, coordonnées entre les firmes et les collectivités. Vélib’ et Vélo’v ont étendu leur couverture spatiale, au risque de créer des dépendances de plus en plus fortes entre les firmes et les institutions publiques métropolitaines25. Les entreprises spécialisées dans les mobilités partagées se présentent donc comme des ressources économiques et politiques pour les décideurs urbains.
28Le recours aux firmes par les élus peut d’ailleurs s’expliquer entre autres par la volonté de ces derniers de gouverner les administrations et de contrôler les structures métropolitaines. Ainsi, à Barcelone, l’alliance de la municipalité avec un opérateur pour implanter et gérer un système de vélos en libre-service s’est réalisée dans le but de consolider le pouvoir des élus municipaux dans un contexte de concurrence avec la région de Catalogne et le syndicat métropolitain des transports. L’enjeu était de prendre en charge l’administration d’une nouvelle compétence en matière de mobilité durable, particulièrement visible pour les élus26. Dans d’autres contextes, l’externalisation des politiques de mobilité aux opérateurs est un moyen de passer outre les blocages institutionnels et les conflits entre services administratifs. Cette stratégie est particulièrement observée pour les systèmes de vélos en libre-service en France, où les agents des services traditionnels de la voirie et des transports urbains ne sont pas toujours favorables au développement du vélo. Ces blocages vis-à-vis du vélo ont été rencontrés soit parce que la trajectoire professionnelle des agents a été historiquement marquée par un investissement en faveur des transports collectifs ou de l’automobile, soit parce que les agents manquent de compétence pour développer les politiques du vélo, soit parce que ces politiques de mobilités partagées suscitent des conflits d’appropriation entre les services. Le recours aux firmes contribue alors à délégitimer certains services administratifs des villes. D’autres, comme les services juridiques peuvent, au contraire, renforcer leur expertise pour assurer la régulation des relations avec les firmes.
29Il est alors frappant d’observer à quel point les firmes sont capables de développer, d’implanter et de diffuser à grande échelle et à l’international de nouveaux services dans des temporalités relativement courtes, malgré des contextes locaux extrêmement variés. Ce constat nous interroge sur la capacité des entreprises à construire des standards et normes internationaux, et ouvre un chantier de recherche sur les lieux de fabrique de cette normalisation à l’échelle transnationale27.
30Ce processus s’explique aussi parce que les élus souhaitent aller vite. Les projets urbains doivent s’inscrire dans la temporalité du mandat28. Dans cette perspective, la souplesse des entreprises s’exprime pleinement. Elles proposent des solutions « clés en main » aux élus et disposent des capacités industrielles pour mettre en œuvre des dispositifs à grande échelle, en maîtrisant l’ensemble de la chaîne de production, allant de la conception jusqu’à l’implantation et la gestion des services. Surtout, les firmes sont en capacité de répondre aux impératifs du temps électoral, qui structure la vie des élus et les temporalités urbaines. Il est ainsi intéressant de noter que ces dispositifs sont presque toujours inaugurés quelques mois avant les élections municipales. C’est le cas du système de vélos en libre-service de la ville de Bruxelles, inauguré quelques semaines avant les élections municipales de 2006. Le nouveau dispositif bruxellois régional, Villo !, est également inauguré à quelques semaines des élections régionales, en 2009. Les implantations les plus spectaculaires concernant la rapidité d’exécution étant le système Vélib’, à Paris, en 2007, avant les élections municipales de 2008, et celui de Barcelone, Bicing, la même année, pour préparer les élections locales de 2008. Pour ces deux services, il a été demandé un effort colossal aux firmes afin de respecter les délais, compte tenu du nombre important de vélos et de stations à fournir. Dans ces deux cas, les contrats ont été signés moins d’un an avant l’inauguration des dispositifs. En 2017, alors que le nouveau Vélib’ implanté pour Smovengo à Paris accusait plusieurs mois de retard, JCDecaux a renouvelé l’ensemble de l’offre de vélos en libre-service à Lyon en une nuit (infrastructure et vélos). Cette prouesse, particulièrement médiatisée, a été d’autant plus mise en avant par l’entreprise française afin de souligner le retard de son concurrent à Paris, suite à la perte de l’appel d’offres par JCDecaux.
31Si ces projets sont aussi bien maîtrisés, c’est que les firmes apportent des capacités d’investissement dont ne disposent pas les institutions publiques, notamment en période de restriction budgétaire pour les collectivités29. Elles obtiennent des prêts bancaires à des taux plus intéressants et peuvent mobiliser une ingénierie compétente. Sur ce dernier point, JCDecaux a par exemple contribué à la création d’une formation en réparation des cycles pour ses agents, formation qui avait complètement disparu en France, en dehors de celle réintroduite par des associations de recyclage ou de réinsertion.
32Enfin, la souplesse institutionnelle de ces firmes se traduit par un travail d’adaptation aux échelles institutionnelles et aux différents niveaux politiques. Elles peuvent ainsi passer facilement d’un dialogue avec les institutions municipales, intercommunales ou métropolitaines à des discussions avec l’échelon régional. Par ailleurs, elles disposent d’instances de représentation aux niveaux national et européen, et s’investissent particulièrement dans les échanges transnationaux, à travers des réseaux de villes et des programmes européens, dont elles maîtrisent tous les rouages.
33La « sensibilité institutionnelle » des firmes peut, pour certains observateurs, être assimilée à une proximité jugée suspecte entre le politique et les dirigeants d’entreprise. Cependant, les contrats qui engagent les acteurs publics et privés dans le développement du mobilier urbain et de l’affichage publicitaire n’ont pas été entachés d’irrégularités. Ce qui se joue est trop important pour les différents acteurs. Il s’agit pour les élus et les firmes de donner une image positive de leur action en faveur du développement durable et des services rendus à la collectivité. En outre, la « sensibilité institutionnelle » des entreprises transforme la façon de conduire les politiques publiques au sein des institutions urbaines et la manière de gouverner la ville. Une place plus importante est faite à l’initiative privée. Ce changement vise à renforcer et légitimer les relations « public-privé » dans la fabrique de la ville.
Conclusion
34L’objectif de l’analyse des grandes firmes de la mobilité durable était de comprendre leur histoire, leurs stratégies, leurs produits, leur environnement concurrentiel, afin de mesurer ce qu’elles pèsent dans la gouvernance des grandes métropoles. Par cette démarche, nous avons voulu éclairer des processus relativement méconnus dans les études urbaines, car les activités des grandes firmes sont encore aujourd’hui considérées comme des « trous noirs du pouvoir30 ». S’il est clair que les grandes entreprises s’adaptent aux structures politiques et institutionnelles des villes, en cherchant à bénéficier de ce que Peter Hall et David Soskice décrivent comme des avantages compétitifs institutionnels31, cette adaptation engendre de nombreuses conséquences sur la manière de produire la ville. Le fait de s’allier à une grande entreprise produit des effets structurels qui modifient à la fois l’espace urbain, les représentations de la ville et le travail des institutions publiques. Ces alliances transforment aussi l’activité des entreprises et l’organisation générale des marchés de la mobilité urbaine. Le renforcement des relations « public-privé » ouvre ainsi une série de questionnements sur le poids des capitalismes urbains dans l’organisation quotidienne des mobilités et de nos institutions contemporaines.
Notes de bas de page
1 Olivier Coutard, The Governance of Large Technical Systems, Londres et New York, Routledge, 1999.
2 Dominique Lorrain, Gestions urbaines de l’eau, Paris, Economica, 1995.
3 François-Mathieu Poupeau, Le service public à la française face aux pouvoirs locaux et les métamorphoses de l’État jacobin, Paris, CNRS Éditions, 2004.
4 Voir John Urry, Sociologie des mobilités, Paris, Armand Colin, 2005.
5 Voir Peter Hall et David Soskice, Varieties of Capitalism, op. cit.
6 Cornelia Woll, Le lobbying à rebours. L’influence du politique sur la stratégie des grandes entreprises, Paris, Presses de Sciences Po, 2011.
7 Chiffres tirés du rapport annuel 2014 de l’entreprise JCDecaux.
8 Voir Michel Carmona, Le mobilier urbain, op. cit., p. 19.
9 Ibid., p. 56.
10 Dominique Lorrain, « Capitalismes urbains. La montée des firmes d’infrastructures », art. cité, p. 22-24.
11 Voir l’histoire du groupe relatée dans le rapport d’activité annuel 2003 (consulté le 28 août 2012) : http://www.JCDecaux.com/fr/Le-groupe-JCDecaux/Rapport-annuel.
12 Voir décision du Conseil de la concurrence, no 98-D-52, du 7 juillet 1998, relative à des pratiques relevées dans le secteur du mobilier urbain.
13 Entretien avec le directeur régional Rhône-Alpes de JCDecaux, Lyon, le 17 novembre 2006.
14 « Le groupe Decaux remporte le marché d’affichage publicitaire parisien », Le Monde, 29 janvier 2007.
15 « Contrat parisien : nouveau recours de Clear Channel contre JCDecaux », Les Échos, 16 avril 2007.
16 Entretien avec le chargé de mission vélos en libre-service de Clear Channel Outdoor, direction des opérations de l’Europe du Sud, Dijon, le 29 juin 2010.
17 Entretien avec le directeur régional Rhône-Alpes de JCDecaux, Lyon, le 17 novembre 2006.
18 « Les constructeurs à l’assaut de l’autopartage », Le Monde, 10 septembre 2014.
19 Sur ce nouveau business model, voir Julia Hildermeier et Axel Villareal, « Two ways of defining sustainable mobility : Autolib’ and BeMobility », Journal of Environmental Policy and Planning, vol. 16, no 1, 2014.
20 Parfois, ces innovations techniques peuvent être mises en échec. Concernant les transports, voir par exemple Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte, 1992.
21 Simon Borja, Guillaume Courty et Thierry Ramadier, « “Mobilité” : la dynamique d’une doxa néolibérale », art. cité.
22 John Bowen, The Economic Geography of Air Transportation. Space, Time, and the Freedom of the Sky, Londres, Routledge, 2013.
23 Dominique Lorrain, « Capitalismes urbains : la montée des firmes d’infrastructures », art. cité, p. 30.
24 Voir Maxime Huré, « Une action publique hybride ? L’institutionnalisation d’un partenariat public-privé, JCDecaux à Lyon (1965-2005) », Sociologie du travail, vol. 54, no 2, 2012, p. 233-253.
25 Gabriel Dupuy, « Fracture et dépendance : l’enfer des réseaux ? », Flux, vol. 1, no 83, 2011, p. 6-23.
26 Voir Maxime Huré, « Les cycles du pouvoir politique. Le gouvernement public-privé du vélo à Barcelone (1981-2015) », Pôle Sud, vol. 2, no 43, 2015, p. 93-114.
27 Voir Ève Fouilleux, « Normes transnationales de développement durable. Formes et contours d’une privatisation de la délibération », Gouvernement et action publique, vol. 1, no 1, 2013, p. 93-118 ; Maxime Huré, « La différenciation des modèles standard urbains. Le cas de la réception d’un système de vélos en libre-service à Barcelone », Gouvernement et action publique, vol. 3, no 4, 2014, p. 115-144.
28 Voir Gilles Pinson, Gouverner la ville par projet, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.
29 Les politiques de mobilité mises en œuvre dans un contexte de contrainte budgétaire font l’objet d’une recherche dans le cadre du projet ANR INVEST coordonné par Ludovic Halbert au LATTS.
30 Pierre Lascoumes et Dominique Lorrain, « Trous noirs du pouvoir. Les intermédiaires de l’action publique », art. cité.
31 Voir Peter Hall et David Soskice, Varieties of Capitalism, op. cit.
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