Introduction
p. 11-16
Texte intégral
1Les déplacements, les itinérances, les pérégrinations suscitent depuis longtemps l’intérêt. D’innombrables écrits sont consacrés à ces pratiques. Évènements majeurs de vies d’artistes et de scientifiques, d’écrivains et d’entrepreneurs, de diplomates et d’anonymes, ils ont permis d’observer les pratiques autochtones, leur porosité ou leur herméticité. Quelle que soit sa forme, le voyage agit comme un percolateur des cultures, des techniques, des sensations, des goûts, des savoirs1. Il couvre de larges cadres contextuels et sociaux comme le montrent des études récentes2 ou plus anciennes3. Si les sources de l’histoire du voyage sont multiples4, l’attention portée aux récits personnels a renouvelé ce périmètre historiographique. Les vécus et les représentations du mouvement sont devenus des objets centraux, substrats documentaires d’une histoire plurielle qui prend en compte l’évolution des sensibilités5, la spécification des genres6, les modalités caractéristiques du récit7. Approcher cette histoire aboutit aujourd’hui à centrer le regard sur les comportements et les perceptions des individus dans leur environnement. Ce qui prépare, accompagne ou achève le déplacement mêle des éléments multiples qui s’imposent plus ou moins au voyageur. Certains relèvent de l’information et de la communication8. D’autres facilitent ou entravent les trajets9.
2 Différente de l’histoire du voyage, celle des moyens de transport est déclinée essentiellement par l’histoire des entreprises, donc celle de leurs structures et celle de leurs personnels. Mais elle est aussi celle des infrastructures, lue par une chronologie des réseaux et des matériels, largement évoquée dans le Journal of Transport History depuis 1953. L’histoire des transports prend en considération les effets économiques et sociaux de chaque mode selon des logiques spatiales d’innovations multiscalaires10.
3Une nouvelle approche engendre aujourd’hui une convergence entre l’intérêt porté au voyage sous toutes ses formes et l’analyse des changements d’usage des transports. L’étude des mobilités, qui « s’est invitée dans le débat public, la rhétorique des entreprises et les sciences sociales11 » apprécie les interactions culturelles qui conditionnent les façons de se déplacer. Elle a posé des perspectives de recherches qui transforment les problématiques de l’histoire des transports12, notamment par un Cultural Turn13. Une seule histoire modale ne correspondrait plus aux attendus historiographiques. Depuis les années 2000, l’histoire de la mobilité a déployé des questions tournées vers la sociologie et l’histoire sociale. Elle mène à la prise en compte des différences de genre et aux inégalités d’accès au déplacement. Elle permet d’intégrer des facteurs mentaux et cognitifs dans l’observation des formes de circulation, dans le vécu des itinérances, dans la pesée des vitesses et des lenteurs, dans la mesure des contrastes entre la mobilité régulière et les états statiques. Une telle histoire peut relayer les acquis d’autres sciences qui se sont intéressées à la mobilité, de la géographie à la sociologie, des sciences politiques aux sciences de la communication. Par le décloisonnement des problématiques, elle a ainsi ouvert les chantiers des mobilités spécifiquement urbaines ou renouvelé considérablement l’historiographie de l’automobilisme.
4 C’est une incitation à reconsidérer l’histoire des transports et celle des voyages par de nouvelles équations. Celles-ci combinent les effets de la croissance des mobilités, les réponses apportées aux demandes des voyageurs, leur acceptation ou leurs réticences à s’approprier de nouveaux comportements, voire de nouvelles technologies. En fait, le voyageur apparaît au cœur de lectures radicalement nouvelles qui enrichissent la compréhension des innovations, qu’elles soient techniques, économiques ou comportementales14. Comme le notait François Caron, « la volonté de satisfaire les besoins les plus futiles du consommateur peut avoir des “effets amont” considérables s’étendant à l’ensemble du système technique15 ».
5Dans ces besoins, l’alimentation tient un rôle évident. D’apparence triviale, le sujet appelle en fait une histoire au croisement des pratiques alimentaires et des formes de la mobilité. Le champ pluridisciplinaire des cultures alimentaires n’a pas négligé cette dimension associée aux déplacements16. L’étude des innovations et des transferts culinaires repose par exemple sur l’observation des migrations. Ceux qui partent emportent parfois des denrées, en tout cas des recettes. Leur implantation ailleurs suscite des échanges par l’introduction de cuisines nouvelles et par l’adoption des pratiques locales. Inversement, l’appropriation de techniques et de produits du pays d’arrivée est aussi source d’innovations17. Ce qui s’inscrit en grand dans le phénomène migratoire peut être observé à des niveaux réduits lorsque des voyageurs intègrent leurs découvertes culinaires à de nouvelles habitudes. Les recherches effectuées sur la restauration hors foyer et la prise en compte plus récente des cuisines de rue sont des pans essentiels des commensalités mobiles18. En revanche, à de rares exceptions près, l’attention portée aux formes d’alimentation en voyage n’est pas très renseignée19. Lorsque des ouvrages s’en saisissent, c’est moins les effets d’un moyen de transport sur les pratiques alimentaires qui ont été étudiés que les circulations culinaires.
6Les cultures alimentaires ont plutôt été analysées par des considérations sociales. Une prise en compte approfondie des techniques que la mobilité peut susciter, qu’il s’agisse de modes de cuisson ou de préparation des mets, de présentation des nourritures, voire des dispositifs prévus pour consommer, est moins fréquente. Or les manières de manger et de boire au cours d’un voyage procèdent autant des habitudes que l’individu adapte à son environnement que des réponses données par les vendeurs de denrées. Une histoire de l’alimentation dans les situations de mobilité, croisée avec celle des transports, est possible. Elle doit prendre appui sur la confrontation des acteurs en jeu pour identifier pratiques analogues et divergentes. L’auberge du relais de poste précède le buffet de gare. Le plateau prétendument gastronomique d’un vol long-courrier ressemble au plateau-repas ordinaire d’un train. Les saveurs originales de la street food et les douceurs locales achetées en gare sont proches. La table de L’Orient-Express vaut la salle à manger du Normandie. Le sandwich du rail équivaut à celui de l’automobiliste pressé.
7Les formes de restauration en mobilité sont à corréler aux motivations du voyage, aux temporalités courtes et longues des déplacements, aux formes du récit qu’engendrent les tribulations. Les représentations en diffèrent selon le genre, l’éducation, l’âge, le statut de qui voyage. L’offre commerciale de restauration et les contextes d’alimentation ont autant d’importance que l’envie culturelle de nouvelles pratiques culinaires ou les budgets qui y sont dédiés. Cette histoire doit également comparer dans l’espace et dans le temps les modèles économiques des prestataires, chargés d’une vente ponctuelle ou d’une restauration coûteuse. L’histoire des lieux des prises alimentaires a donc son importance. Certains sont le point de convergence des demandes associées à la mobilité - partir, arriver - et des offres commerciales ajustées dans un cadre donné. C’est en fait une histoire plurimodale car les mêmes entreprises se sont intéressées parfois à plusieurs formes de catering. Elle doit enfin ne pas négliger les enjeux qui déterminent l’écart entre le souhaitable et le possible. Les controverses sur les types de restauration les plus appropriées et l’évaluation gustative des prestations proposées n’ont pas de sens sans prise en compte des évolutions techniques qui sous-tendent l’offre commerciale. Une telle histoire scrutant les enjeux alimentaires des mobilités peut nourrir une grille de lecture des cultures itinérantes comme elle peut servir d’observatoire des pratiques alimentaires20. Elle permet de préciser comment les mobilités incorporent ou pas l’altérité, que la commensalité peut engager.
8L’approche que nous développons dans cet ouvrage part de ces perspectives. Centrée sur l’espace des chemins de fer - la gare et le réseau - en France, la restauration ferroviaire hérite de pratiques antérieures. Elle en a introduit de nouvelles. Puis elle a adopté des solutions expérimentées dans les modes aériens et routiers lorsque la croissance des mobilités est venue favoriser concurrences et transferts. Les provisions de bouche emportées, l’offre alimentaire attenante à la gare, aux buffets, aux quais, aux voitures se sont mêlées. Mais il n’y a rien de commun entre un dining car, un passage au bar, un service à la place, l’offre d’un chariot ambulant, l’assurance prudentielle des gamelles domestiques. En gare, il n’y a rien de commun entre la mise soignée d’un buffet somptueusement décoré et la table branlante d’un coin en plein courant d’air. Dans les rues attenantes à la station, il n’y a rien de commun entre une pâtisserie de notoriété nationale et la gargote d’infortune. Autant d’espaces liés aux trains, autant de moyens de s’alimenter. Depuis sa création, cette restauration s’adresse à des publics multiples. Elle ne se résumait pas au xixe siècle à l’imaginaire d’une table exceptionnelle en gare ou au raffinement d’un service stylé en voyage. Pas plus qu’elle ne se réduit aujourd’hui à une agueusie généralisée ou à des innovations sensationnelles. En restituer la pluralité passe par une histoire culturelle que l’on ne saurait détacher d’une histoire économique, technique et sociale. Notre étude s’inscrit dans cet ensemble pour dessiner en trois temps l’idée des mobilités alimentaires ferroviaires, couvrant une longue période des années 1830 aux horizons de la décennie 2020.
9Le sujet n’est pas sans avoir suscité un intérêt21. Mais il a été oublié dans des travaux qui offraient une lecture radicalement nouvelle du voyage22. Son évocation se limite parfois à la vulgarisation et à la chronique. Certains ouvrages visent une fonction mémorielle. D’autres figurent au rayon du « beau livre ». Quelques travaux l’évoquent brièvement23. Les sources pour écrire cette histoire sont pourtant nombreuses : concessions de buffets, menus des voitures-restaurant, vues de gare en cartes postales, schémas techniques des voitures, enquêtes des services d’exploitation et des directions commerciales, récits et guides de voyages, réclame des compagnies, courriers de voyageurs, brochures publicitaires, témoignages d’anciens serveurs et buffetiers, de chefs de cuisine ou de concessionnaires de boutiques en gare. Des archives départementales recèlent quelques bonnes feuilles sur les gares et leur environnement alimentaire. Les archives de la SNCF sont foisonnantes sur les politiques commerciales et les choix d’exploitation de la restauration embarquée. Abondante, la documentation l’est bien.
Notes de bas de page
1 D. Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003 ; Sociétés et représentations, 21/1, S. Venayre (dir.), Le siècle du voyage, 2006.
2 A. Dulphy, Y. Léonard, M.-A. Matard-Bonucci, Le voyage comme expérience de l’étranger, Bruxelles, Peter Lang, 2009 ; D. Dinet, J.-N. Grandhomme, I. Laboulais (dir.), Les formes du voyage. Approches interdisciplinaires, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2010 ; S. Venayre, Panorama du voyage, Paris, Les Belles Lettres, 2012.
3 J.-M. André, M.-F. Baslez, Voyager dans l’Antiquité, Paris, Fayard, 1993.
4 M.-T. Charmasson (dir.), Voyages et voyageurs, sources pour l’histoire des voyages, Paris, CTHS, 2010.
5 R. Wrigley, G. Revill (dir.), Pathologies of Travel, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 2000.
6 N. Bourguinat (dir.), Voyageuses dans l’Europe des confins, xviiie-xxe siècle, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2014.
7 P. Antoine, Quand le voyage devient promenade. Écritures du voyage au temps du romantisme, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2011.
8 Le temps des médias, 8, Le tour du monde. Médias et voyages, 2007.
9 M.-S. Vergeade, « Le tourisme ferroviaire ou le temps imposé », dans L. Tissot (dir.), Construction d’une industrie touristique aux xixe et xxe siècles. Perspectives internationales, Neuchâtel, Alphil, 2003, p. 83-93.
10 C. Bouneau, Y. Lung, Les trajectoires de l’innovation. Espaces et dynamiques de la complexité (xixe-xxie siècle), Bruxelles, Peter Lang, 2014 ; Id., « Les trajectoires d’innovation des transports et des services urbains en Europe occidentale aux xixe et xxe siècles : incertitude et irréversibilité », Transportes, Servicios y Telecomunicationes, 23, 2012, p. 12-19 ; F. Caron, « Des logiques spatiales de l’innovation aux trajectoires de l’innovation », dans Les dynamiques des systèmes d’innovation. Logiques sectorielles et espaces de l’innovation, Bordeaux, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 2009, p. 207-215 ; C. Bouneau, Y. Lung, Les territoires de l’innovation, espaces de conflits, Pessac, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 2006.
11 M. Flonneau, V. Guigueno (dir.), De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité. État des lieux, enjeux et perspectives de la recherche, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 12.
12 Ibid. ; G. Mom, G. Pirie, L. Tissot (dir.), Mobility in History. The State of the Art in the History of Transport, Traffic and Mobility, Neuchâtel, Alphil, 2009 ; P. Norton, G. Mom, L. Millward, M. Flonneau (dir.), Mobility in History. Reviews and Reflections, Neuchâtel, Alphil, 2011.
13 J. Walton, « Transport, Travel, Tourism and Mobility : a Cultural Turn ? », The Journal of Transport History, 3e série, 27/2, septembre 2006, p. 129-134 ; C. Divall, G. Revill, « The Cultural Turn », The Journal of Transport History, 3e série, 29/1, mars 2008, p. 1-63 ; C. Divall, « Histoire des transports, histoire culturelle : mobiliser le passé des chemins de fer », Revue d’histoire des chemins de fer, 39/2, Le livre des 20 ans de l’AHICF, 2008, p. 313-326.
14 M. Desportes, Paysages en mouvement. Transports et perception de l’espace. xviiie-xxe siècle, Paris, Gallimard, 2005.
15 F. Caron, « Histoire économique et dynamique des structures », L’année sociologique, 41, 1991, p. 124.
16 J. Urry, Sociology beyond Societies. Mobilities for the Twenty-First Century, Londres, Routledge, 2000 ; K. W. Clafin, P. Scholliers (dir.), Writing Food History : A Global Perspective, Londres/New York, Berg, 2012 ; B. M. Gordon, E. J. Peters, « Food and France. What Food Studies can Teach Us About History », French Historical Studies, 38/2, avril 2015, p. 185-192.
17 J. Barou (dir.), « Cuisines et dépendances », Revue hommes et migrations, 1283, janvier-février 2010, p. 6-13 ; Food, Culture & Society, 14/2, Food, Migration and Diaspora, 2011 ; T. Döring, H. Heide, S. Mülheisen, « Eating Culture : the Poetics and Politics of Food », American studies, 106, 2003, p. 303-307 ; A. J. Kershen, Food in the Migrant Experience, Aldershot, Ashgate, 2002.
18 P. Gerbod, La restauration hors foyer en Europe. Du Moyen Âge à nos jours, Paris, Honoré Champion, 2000 ; M. Jacobs, P. Scholliers, Eating out in Europe. Picnics, Gourmet Dining and Snacks Since the Late Eighteenth Century, Oxford, Berg Publishers, 2003 ; J. Csergo, Casse-croûte. Aliment portatif, repas indéfinissable, Paris, Autrement, 2001.
19 P. Lysaght (dir.), Food and the Traveller : Migration, Immigration, Tourism and Ethographic Food, Cyprus, Intercollege Press, 1998 : L. M. Long, Culinary Tourism : Explorations in Eating and Otherness, Lexington, University Press of Kentucky, 2004.
20 Via Storia, 1, Reise in die Verkehrsgeschichte/ Le voyage dans l’histoire des transports/ Il viaggio nella storia del traffico, 2011 ; Via Storia, 1, Essen und Trinken unterwegs / Boire et manger en chemin / Mangiare e bere viaggiando, 2013.
21 F. Caron, « Un chantier à ouvrir : l’histoire de la restauration à la SNCF. Premières orientations », Revue d’Histoire des chemins de fer, 41, 2009/2, p. 241 ; J. Quinzio, The Golden Era of Railroad Dining. Food on the Rails, Lanham/Boulder/New York/Londres, Rowman & Littlefield, 2014 ; M. Charman, At Your Service. Tales from a Railway Dining Car, Kettering, Silver Link Publishing, 1999 ; C. de Winter Hebron, Dining at Speed. A Celebration of 125 Years of Railway Catering, Kettering, Silver Link Publishing, 2004 ; N. Wooler, Dinner in the Diner. The History of Railway Catering, Newton Abbot, David and Charles, 1987 ; G. Kichenside, The Restaurant Car. À Century of Railway Catering, David and Charles, Newton Abbot, 1979 ; S. Fried, Appetite for America : How Visionary Businessman Fred Harvey Built a Railroad Hospitality Empire That Civilized the Wild West, New York, Bantam Books, 2010 ; J.-P. Williot (dir.), La restauration ferroviaire entre représentations et consommations. Consommateurs, images et marchés, Bruxelles, Peter Lang, 2017.
22 La restauration ferroviaire n’est pas évoquée dans W. Schivelbusch, The Railway Journey. The Industrialization of Time and Space in the 19th Century, Limington Spa, Berg Publishers, 1986.
23 S. Sauget, À la recherche des pas perdus. Dans la matrice des gares parisiennes (1837-1914), thèse de doctorat, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2005, p. 283-284 ; Id., « Un haut lieu du voyage : l’âge d’or des buffets de gare », dans J. Csergo, Voyages en gastronomie, Paris, Autrement, 2008, p. 12-21.
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