Chapitre 8. Au cœur de la prise en charge : le contrat
p. 339-369
Texte intégral
1En 1965, Jean Dorst publie Avant que nature meure. Ouvrage de référence pour des générations de naturalistes et d’environnementalistes, dans lequel le biologiste du Muséum national d’histoire naturelle passe en revue les différentes menaces que fait peser sur la nature l’essor immodéré des activités humaines ; ouvrage réédité en 2012 par Robert Barbault, qui en souligne le caractère prémonitoire et avant-gardiste. Dorst y dresse le portrait d’un « homme [qui] a imprudemment joué à l’apprenti sorcier et mis en marche des processus dont il n’est plus le maître » (p. 12). Il aboutit à l’idée qu’un contrat a été rompu entre l’homme et la nature et exhorte à la signature d’un nouveau pacte1 :
Les grands problèmes de la conservation de la nature tels qu’ils se posent à l’heure actuelle sont en réalité étroitement liés à ceux de la survie de l’homme lui-même sur la terre. Certains philosophes ne craignent pas d’affirmer que l’humanité fait fausse route. S’il ne nous appartient pas ici de les suivre ni même de porter un tel jugement, nous pouvons néanmoins affirmer avec tous les biologistes que l’homme fait une erreur capitale en croyant pouvoir s’isoler de la nature et ne plus respecter certaines lois de portée générale. Il y a, depuis longtemps déjà, divorce entre l’homme et son milieu. Le vieux contrat qui unissait le primitif à son habitat a été brisé d’une manière unilatérale par l’homme dès que celui-ci s’est cru assez fort pour ne suivre dorénavant que les seules lois forgées par lui-même. Il convient, même si cela coûte à notre orgueil, de revoir entièrement cette position, de signer un nouveau pacte avec la nature nous permettant de vivre en harmonie avec elle2. Ceci est la meilleure manière d’en tirer un revenu permettant à l’homme de se maintenir sur terre et de faire progresser sa civilisation sur le plan technique comme sur le plan spirituel .
Conclusion, p. 185
Le contrat naturel a-t-il encore lieu d’être ?
2Vingt-cinq ans plus tard, dans Le contrat naturel (1990), Michel Serres reprend et renouvelle le thème du contrat qu’il fonde en philosophie, en science et en droit, en lui donnant ses véritables lettres de noblesse. À la « nature », encore vague et indéterminée chez Dorst, Serres substitue la Terre-nature globale, soit une somme de processus physiques et biologiques, d’éléments inertes et vivants en interaction et en évolution permanente : « La Terre nous parle en termes de forces et d’interactions, et cela suffit à faire un contrat. » Face à celle que Serres nomme bientôt Biogée, l’Humanité globale, jusqu’à hier encore insouciante et négligente, doit quitter un mode relationnel fondé sur le parasitisme et s’employer à établir une relation symbiotique avec son hôte planétaire. Au règne absolu de la maîtrise, oublieuse quant à son prix et indifférente quant à ses effets, s’impose le temps de « la maîtrise de la maîtrise ».
3Comme tous les grands contrats, Serres précise que le contrat naturel doit rester tacite. Dès lors qu’« il ne dépend plus de nous que tout dépende de nous », les humains deviennent comptables de leurs actes. Il leur appartient d’en limiter les effets dommageables, toute violence objective (sur le monde mondial) risquant de se retourner tôt ou tard contre nous, en violence subjective (sur le monde mondain). Serres donne une profondeur inégalée à la notion de contrat dont il fait remonter l’étymologie au trait qui serre et tire : « Un jeu de cordes assure, sans langage, ce système souple de contraintes et de libertés par lequel chaque élément lié reçoit de l’information sur chacun et sur le système, ainsi que de la sécurité de tous » (p. 162). Cela lui permet de renouveler de fond en comble la métaphore platonicienne du gouvernement, passant du bateau piloté par un seul à la cordée de haute montagne multiplement assurée. Le contrat conjugue ainsi souplesse, fermeté et résistance, et se révèle sans égal pour ce qui est de l’adaptabilité en univers hautement évolutif…
4En 2008, dans un ouvrage intitulé La guerre mondiale, Michel Serres revient sur le Contrat naturel, affirmant trouver en Jean de La Fontaine un illustre précurseur. Le philosophe montre comment, en l’espace de trois fables successives, le célèbre maître des eaux et forêts explore la question du contrat, en y faisant entrer progressivement des entités non humaines, locales tout d’abord, puis globales bientôt dans la fable Jupiter et le métayer. À l’examen de la fable, Serres infère que La Fontaine est le véritable inventeur de l’idée de contrat naturel. Dans un premier contrat signé avec Jupiter, l’intrépide métayer tente de disposer du climat à sa guise. Devant l’échec de l’opération, il se résout alors à composer avec le climat, plutôt que de l’orienter selon sa volonté. Considéré comme une personnification de « l’humanité globale », le métayer est enfin devenu raisonnable : il comprend qu’il est préférable de « faire avec », de composer avec la Terre-nature globale, plutôt que de chercher à vouloir tout maîtriser pour son seul intérêt personnel :
La mise en scène de la fable, remarquable, fait intervenir Hermès, messager, courtier, commissaire-priseur, puis une négociation traversée d’offres multiples et de marchandages, paiements contre conditions, enfin un premier contrat, de métayage ou de fermage, passé entre Jupiter et le cultivateur, par-devant le même Mercure, notaire. Le récit suit les usages juridiques, d’autant qu’au premier contrat, où le paysan décide seul de la température, succède un second où il préfère s’adapter au donné. Que l’histoire du climat entre dans celle du droit, que les conditions physiques interviennent dans les conduites institutionnelles, je croyais l’avoir inventé…
Car l’humanité globale vient de faire l’expérience de ce métayer fabuleux, parce qu’elle sait désormais, y compris sur le climat, le prix du savoir et le coût de la maîtrise qui s’ensuit. Ce que la fable nomme Jupiter, elle l’appelle nature physique ou vivante. De même qu’échaudé le cultivateur finit par signer un nouveau contrat de fermage avec la Providence, laissée libre du climat, l’humanité signe, aujourd’hui, un Contrat naturel, qui eût réjoui La Fontaine, avec le monde, nouvellement global.
La Fontaine progresse avec finesse dans la pensée du contrat passé avec l’environnement : à la première fable du même livre, un pâtre, seul, négocie avec le roi Lion pour protéger sa propre vie et les bêtes de son troupeau ; ensuite, un voyageur, encore seul, lutte contre le Vent et s’adapte à la chaleur : le cadre des deux récits passe du métier aux conditions climatiques, temporaires et locales ; ensuite, dans la fable que je viens d’analyser, le métayer signe avec le roi des dieux une convention portant sur la saison et sur l’année agraire. Je reconnais là le mouvement de globalisation décrit, en second et trois siècles après, dans Le contrat naturel
La guerre mondiale, p. 150-152.
5Il est loisible d’effectuer une lecture moins favorable de la fable. On peut certes interpréter comme une réussite le fait que le métayer, de guerre lasse, s’en remette à la Providence. Mais rien n’empêche d’y voir également, et même plutôt, une forme d’échec. En effet, dans les deux précédentes fables évoquées par Serres – Le pâtre et le lion, Phébus et Borée – le contrat s’avère tout au contraire bénéfique et concluant pour ceux qui en ont l’initiative. En revanche, dans Jupiter et le métayer, la tentative d’établissement d’un contrat global tourne court entre « l’humanité globale » et la Terre-nature globale symbolisée par le climat, si bien que le métayer accepte de revenir à la situation antérieure. Optimiste, Serres y entrevoit l’idée de contrat naturel. Pourtant, une autre lecture paraît non moins justifiée : si le métayer se contente de la situation antérieure, dans laquelle lui et ses ancêtres demeuraient tributaires de la providence et de son caractère aléatoire, en quoi la situation relève-t-elle à proprement parler d’un contrat positif et inédit ? Quand il s’essaie à négocier un nouveau contrat global, le métayer n’y gagne rien : il est finalement renvoyé à sa condition initiale. Or, rien n’indique dans la fable que Jupiter l’ait berné à dessein, comme pour se moquer de lui et le rabattre dans son arrogance ; le roi du ciel semblait prêt à signer un contrat dans lequel lui-même imaginait être gagnant. Mais ce contrat-là a mal tourné. Il s’est avéré stérile et même contreproductif, pour les deux parties. Que s’est-il donc passé ? Nous essaierons d’y répondre à la fin de ce chapitre.
6Les lecteurs attentifs du Contrat naturel le comparent volontiers à l’éthique de la terre qu’Aldo Leopold développe dans son fameux ouvrage, A Sand County Almanac. Même s’il n’emploie pas le terme de contrat, Leopold tente, lui aussi, de penser un autre mode relationnel entre les humains et la nature ; il passe de l’anthropocentrisme à l’écocentrisme, en conceptualisant l’idée de communauté biotique. Et, de même que La Fontaine, mais avant Serres, il ne se limite pas aux circonstances locales, et envisage la montée en généralité du processus lorsqu’il énonce :
Les premières éthiques se préoccupaient des relations entre individus : le décalogue mosaïque en est un exemple. Plus tard, il fut question de la relation entre l’individu et la société. La règle d’or est une tentative pour intégrer l’individu à la société ; la démocratie, pour intégrer l’organisation sociale à l’individu.
Il n’existe pas à ce jour d’éthique chargée de définir la relation de l’homme à la terre, ni aux animaux et aux plantes qui vivent dessus. […] La relation à la terre est encore une relation strictement économique, comportant des droits mais pas de devoirs.
L’extension de l’éthique à ce troisième élément de l’environnement humain constitue, si mon interprétation est correcte, une possibilité de l’évolution et une nécessité écologique. C’est la troisième étape d’une séquence où les deux premières ont déjà été atteintes (1996, p. 256-257).
7Ainsi, la réflexion de Serres s’avère-t-elle tout à fait compatible avec celle de Leopold. De même que l’éthique de la terre ou encore le Principe responsabilité de Jonas (1979), le Contrat naturel vise au premier chef à rappeler aux humains qu’il faut désormais compter avec la Terre et qu’il est préférable de « faire avec » plutôt que « contre ». Cela impose de reconnaître l’existence de limites, de veiller à ne pas les enfreindre et, pour ce faire, d’être à l’écoute de la Terre globale.
8Cependant, l’idée même d’éthique, et a fortiori de contrat naturel, telle que l’expose Serres, se trouve aujourd’hui malmenée par la notion d’Anthropocène. En effet, certains spécialistes du système Terre affirment que des seuils critiques ont été franchis et prédisent un effondrement des systèmes biophysiques. En outre, des penseurs issus des sciences sociales ne se contentent pas de répercuter ces mises en garde, ces alarmes et ces thèses ; par leurs écrits, elles les interprètent, les accentuent et les amplifient avec vigueur. Parmi d’autres, voici ce qu’en dit le philosophe et éthicien Clive Hamilton lors d’une communication prononcée dans le cadre de la conférence Thinking the Anthropocène, le 13 novembre 20133 :
Proposition 6. Il est trop tard pour négocier avec la Terre.
[…] Michel Serres écrivait en 1992, à une époque où j’aurais été d’accord avec lui, je ne veux donc pas être sévère. Mais quelle constitution confère à l’humanité le pouvoir de garantir des droits à la Nature ? Que pouvons-nous rembourser à la Terre ? La Nature tient-elle un registre de notre dette écologique ? Entendons-nous la victime de notre rapacité humaine nous appeler plaintivement à plus de considération ? Devons-nous attendre de la reconnaissance de la part de la nature si nous daignons lui accorder ses droits contractuels ? Lui imposer un statut de victime n’est-ce pas simplement prolonger la domination sous une autre forme ?
[…] Pendant les deux décennies qui ont succédé à ces écrits de Serres, la science du système Terre nous a appris que le globe auquel nous offrons gracieusement un accord de paix – la passive et prédictible victime de notre exploitation et de notre négligence – n’existe que dans nos imaginations. Les plus éclairés d’entre nous aspirent à l’harmonie, la soutenabilité et la coopération. Mais ces aspirations se heurtent aux images du « géant réveillé » et de la « bête grincheuse » que les scientifiques du globe utilisent pour décrire de façon frappante Gaïa « se défendant » et « cherchant à se venger », un monde d’« étés colériques » et de « spirales de la mort ».
Nous ne sommes pas en mesure de commencer à affirmer notre volonté de négocier un contrat avec la Terre. Au lieu de parler de restitution, ne devrions-nous pas nous préparer aux représailles ?
9De même, dans son ouvrage Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient (2009), Isabelle Stengers – qui ne mentionne pas le Contrat naturel de Serres – se montre hantée par l’intrusion de la figure inquiétante d’une Gaïa largement indifférente aux affaires humaines :
Imprudemment, une marge de tolérance a bel et bien été franchie, c’est ce que disent de plus en plus précisément les modèles, c’est ce qu’observent les satellites, et c’est ce que savent les Inuits. Et la réponse que Gaïa risque de donner pourrait bien être sans mesure par rapport à ce que nous avons fait, un peu comme un haussement d’épaules suscité par l’effleurement d’un moucheron. Gaïa est chatouilleuse, et c’est pourquoi elle doit être nommée comme un être. Nous n’avons plus affaire à une nature sauvage et menaçante, ni à une nature fragile, à protéger, ni à une nature exploitable à merci. Le cas de figure est nouveau. Gaïa, celle qui fait intrusion, ne nous demande rien, même pas une réponse à la question qu’elle impose. Offensée, Gaïa est indifférente à la question « qui est responsable ? » et n’agit pas en justicière – il semble bien que les régions de la Terre qui seront d’abord touchées seront les plus pauvres de la planète, sans parler de tous ces vivants qui ne sont pour rien dans l’affaire. Ce qui ne signifie pas, surtout pas, la justification d’une quelconque indifférence envers les menaces qui pèsent sur les vivants qui habitent avec nous cette Terre. Simplement, ce n’est pas l’affaire de Gaïa (p. 53-54).
10Dans ces conditions, le procès en naïveté fait à la publication du Contrat naturel de Michel Serres par des lecteurs superficiels se trouve profondément renouvelé. On ne reproche plus à Serres son animisme, voire son mysticisme, au motif que la Terre ne peut en aucun cas être assimilée à un sujet de droit, sauf à la personnifier. On lui reproche plutôt d’avoir laissé croire que la Terre-globale accepterait de négocier avec les humains, qu’elle était suffisamment clémente, débonnaire et bonne joueuse pour passer aux hommes leurs faiblesses et leurs impertinences. En réalité, il se pourrait fort que Gaïa ne soit pas disposée à se montrer aussi compréhensive. Il y a tout lieu de penser que nous avons provoqué Gaïa au-delà du raisonnable et devons attendre à nous en mordre les doigts. À notre insu, nous avons réveillé le monstre, mis en branle des processus qui vont se retourner contre nous. L’idée même du contrat relevait de la fable et nous avons eu tort d’y croire !
11Dès lors, quelles marges de manœuvre nous reste-t-il ? Avec une telle lecture de la situation, guère en réalité, et cela explique le pessimisme de nombre de penseurs de la question écologique, quand ils ne considèrent pas qu’il est déjà trop tard. Au mieux pouvons-nous espérer ne pas trop accentuer les dérèglements programmés, en changeant promptement de trajectoire et ainsi ne pas franchir de nouveaux seuils d’irréversibilité.
12Le passage de l’anthropique à l’anthropocénique change donc considérablement la donne. Le paysage stratégique d’ensemble n’est plus le même. Il devient globalement hostile4. À tout le moins pour celles et ceux qui prennent pour argent comptant le cadrage actuel des grands problèmes écologiques et les alarmes répétées des porte-parole autoproclamés du système Terre. Face à un tel paysage tétanisant et dépressif, il est assurément courageux et bénéfique, comme le font par exemple des géographes dans l’ouvrage collectif Le ciel ne va pas nous tomber sur la tête (2010), de moquer le retour en force de ce déterminisme écologique. Pourtant, demeure l’effet de tétanisation et le vide perspectif induits par cette vision sombre des relations entre les humains et la Terre. La perspective du contrat naturel est-elle effectivement morte et enterrée ?
Changer de focale : sur les pas de Dan O’Brien
13Écrivain emblématique du Grand Ouest américain, fauconnier et éleveur de bisons, Dan O’Brien enseigne la littérature et l’écologie des grandes plaines. Propriétaire, dans le Dakota du Sud, du Cheyenne River Ranch, il conte l’aventure de son entreprise familiale de production de bisons dans Wild Idea, ouvrage lumineux publié en 2014 en langue anglaise, et paru en France en 20155.
14Avec Dan O’Brien, nous quittons les considérations générales et théoriques sur l’éco-centrisme. Ce que beaucoup se contentent de conceptualiser, d’appeler de leurs vœux ou de rêver, l’auteur de Wild Idea le teste et l’éprouve grandeur nature, dans sa chair et avec les siens. Avec lui, l’écologie des pratiques sort du champ purement réflexif pour devenir un chemin d’exigence, de labeur et de vérité : une leçon pratique d’écologie intégrale !
15Il ne fait pas de doute qu’O’Brien a lu Aldo Leopold. Il adhère à une vision écocentrée, ainsi que le montrent les deux citations suivantes, la première ouvrant Wild Idea, tandis que la seconde referme, ou presque, l’ouvrage :
D’un point de vue économique, il est certain que le choix des Grandes Plaines m’a fait passer après ceux de mes contemporains qui ont opté pour la Nouvelle-Angleterre, la Californie ou les collines de Géorgie. Ceci dit, telle une femme amoureuse d’un ivrogne, je n’ai pas vraiment eu le choix. Voilà plus de quarante années que je vis au sein de la Prairie et que je la partage de bon cœur avec toutes les autres espèces qu’elle abrite6. Il m’aura fallu du temps pour comprendre que cet endroit n’est pas seulement un mélange chaotique de créatures occupées à se battre entre elles et faire valoir leur existence, mais un réseau de vie complexe qui lutte pour maintenir son équilibre. J’aime le vent qui me revigore tandis que je suis assis sur la véranda, même s’il est trop froid pour être supportable. C’est le souffle bruyant d’un seul être vivant, gigantesque, et dont je fais partie (2015, p. 7-8).
Dans notre ranch, nous prenons soin des bisons parce qu’ils prennent soin de nous et dans ce sens, il semblait raisonnable de nous considérer comme une entité (p. 391).
16Ces phrases auraient pu être écrites par Leopold lui-même ; elles s’inscrivent dans la continuité directe du fameux Almanach d’un comté des sables. « Ce réseau de vie complexe qui lutte pour maintenir son équilibre » et cette « entité » qu’évoque à la fin de son livre O’Brien, correspondent très exactement à la « communauté biotique » de Leopold.
17Mais O’Brien n’est pas qu’un écrivain talentueux, prêt à se transformer le moment venu en professeur d’écologie pour pourvoir à sa subsistance. De 1972 à 1990, il n’a pas ménagé ses efforts pour œuvrer à la réintroduction du faucon pèlerin dans les Rocheuses et contribuer à la réussite de cette entreprise, ne craignant pas d’occuper des tâches subalternes. Cela lui a permis de parcourir de long en large les Grandes Plaines, comme pour en mieux poser le diagnostic et forger sa détermination :
De nombreuses autres espèces étaient menacées ou en voie de disparition. J’aurais pu m’impliquer dans la sauvegarde des putois à pieds noirs, des aigles, des renards véloces, ou de toutes sortes d’insectes et d’herbes. Mais au cours des dix-huit années précédentes, j’avais appris que se concentrer sur une seule espèce revenait à ne traiter qu’un symptôme. Ce qui provoquait la détresse d’une espèce, c’était presque toujours un écosystème compromis. Assis sur ma véranda, j’envisageais les années qui me restaient et je me remémorais beaucoup de choses que j’avais vues en parcourant les Hautes Plaines en long et en large. La couche de terre arable effritée, les parcs d’engraissement puants, les cultures subventionnées irriguées par des ressources d’eau vitales, et toutes les espèces animales ou végétales forcées à vivoter en bordure de leur ancien territoire. Les étoiles sont apparues et comme c’était l’automne, Orion s’est élevée juste entre Bear Butte et les Black Hills. J’assistais à une de ces nuits magiques où le temps semble ralentir à la vitesse des constellations qui se déplacent.
Alors j’ai pensé aux bisons. Ils sont depuis longtemps un emblème de toute cette vie sauvage en déclin. Pendant la seconde moitié du xixe siècle, lors d’une des entreprises humaines les plus honteuses de tous les temps, nous avons massacré les bisons, que ce soit par goût du sport, pour certaines parties de leur corps, ou dans le but de décimer les Indiens. À peine un millier d’entre eux ont survécu. Nous avons presque anéanti une espèce unique au monde, qui prospère seulement dans le centre du continent américain. J’ai longuement réfléchi à ça, assis sur la véranda, face au million d’étoiles qui traversaient le ciel. Cette injustice m’a dégoûté et avant que l’épée d’Orion pointe Harney Peak, j’ai su qu’il y aurait dans mon avenir au moins une tentative de rétablir l’équilibre des Grandes Plaines. Et que les bisons en feraient partie (2015, p. 11-12).
18En fait, dans Wild Idea, le mal qui ronge les Grandes Plaines revêt un double visage. Il s’incarne d’une part dans une forme d’agriculture et d’élevage intensifs qui épuise les sols, pollue les eaux et avilit jusqu’aux bisons, quand ceux-ci sont nourris et élevés comme du simple bétail. D’autre part, on le rencontre également dans les réserves naturelles, où ont été parqués les derniers représentants des tribus indiennes. Dans le premier cas, c’est la nature qui meurt ; dans le second cas, ce sont les humains qui végètent. En somme, O’Brien donne à voir un système dual : d’un côté, la production à outrance épuise l’écosystème ; de l’autre, la protection à outrance épuise les derniers représentants des Indiens – sans parler des autres humains, entassés dans des mégalopoles. Un double modèle mortifère ou plutôt les deux facettes d’un même processus de développement procédant par concentration et exclusion réciproque. Ce système dual et l’impasse à laquelle il conduit fondent la décision d’O’Brien de rechercher activement une autre voie, un modèle de durabilité qui parvienne à réunir et à conjoindre ce que les approches actuellement dominantes disjoignent, pour un résultat doublement affligeant, et pour la nature, et pour les humains :
En fin de compte, je savais que je n’étais pas un bâtisseur d’empire. Mais j’avais le réel désir de créer un modèle imitable par d’autres propriétaires terriens pour rétablir l’écosystème des Grandes Plaines. D’un autre côté, j’enviais les bâtisseurs d’empire et les capitalistes gourmands qui avaient rendu cette tâche si difficile. Leur boulot était plus facile que le mien parce que leur réussite était plus facilement mesurable. Plus ils avaient de terres ou d’argent, plus ils avaient réussi. La durabilité est une chose beaucoup plus dure à mesurer. Peu de modèles montrent comment ça peut fonctionner, et l’échec peut coûter très cher (p. 106).
19Le récit de vie d’O’Brien témoigne de cette quête obstinée, lucide et sans retour possible, pour un autre modèle ou, mieux, une autre voie. Une voie réaliste et pragmatique, susceptible de résister aux aléas de la vie, aux vicissitudes du climat des Grandes Plaines, dont O’Brien ne cache pas l’extrême rigueur, aux mauvais coups du sort aussi quand il se retrouve amoindri après une mauvaise chute de cheval ou quand son ami de toujours se retrouve diminué après un AVC. Le lecteur suit sa progression, scandée par des périodes de doute et d’incertitude, heureusement dépassées par des étapes franchies avec succès et des signes venant confirmer que la voie suivie est la bonne. De ce récit extraordinaire, cinq enseignements majeurs méritent d’être retenus pour la question qui nous occupe.
Au commencement, une décision très personnelle
20À sa manière, O’Brien est un pionnier. Dans son livre, il rend compte de l’engagement d’une vie, mais ce n’est pas seulement un choix philosophique : « Telle une femme amoureuse d’un ivrogne, je n’ai pas vraiment eu le choix. » Il embrasse la cause des Grandes Plaines pour des raisons qui ne relèvent pas seulement de la raison. Après des années passées à œuvrer pour la réintroduction du faucon pèlerin au service de différentes organisations, gouvernementales et non gouvernementales, il considère de lui-même que sa responsabilité se trouve engagée. Devant l’ampleur du désastre, face à des institutions dont il a compris les travers et les limites, faute de repérer dans le système des facteurs de changement et d’espérance suffisants, il franchit le pas et décide de passer à l’acte. Son attachement pour les Grandes Plaines le conduit à essayer de refonder les choses de l’intérieur. Il ne se voue donc pas à la défense des Grandes Plaines, de manière générale. Il concentre son énergie sur une petite parcelle de prairie et se consacre à la mise au point d’un autre modèle de gestion et de développement à l’échelle de cette seule parcelle :
Pendant les vingt années ou presque qui ont suivi cette décision, j’ai fait de mon mieux pour guérir la parcelle de prairie qui se trouve sous ma responsabilité. J’ai commis beaucoup d’erreurs dues à mes propres insuffisances mais aussi au fait que la science de la protection et de la restauration de la Prairie est mal comprise (p. 12).
21La décision d’O’Brien lui appartient pleinement : les institutions ne l’ont en aucun cas stimulée ou favorisée, si ce n’est par leurs lacunes et l’efficacité limitée de leurs programmes d’actions. Fondamentalement, la transformation s’opère en la personne de Dan O’Brien. Elle est incarnée et localisée. Elle dépend totalement d’une personne, qui aboutit, au terme d’un cheminement tout à fait spécifique, à considérer qu’il entre dans sa sphère de responsabilité d’essayer de guérir une parcelle de prairie.
Prendre soin globalement plutôt que protéger
22La décision d’O’Brien ne doit en aucun cas s’envisager comme une forme de repli sur soi et de localisme. Plus que jamais, il a pour objectif de contribuer à restaurer l’écosystème des Grandes Plaines. Restaurer et non seulement protéger ou bien encore réduire certains impacts négatifs des activités humaines. O’Brien ne cherche pas à ménager l’existant, à sauver ce qui peut l’être encore, à réguler des usages spécifiques ou à définir un code de bonne conduite, mais bien à repenser complètement et à transformer radicalement les manières de faire. Seul un tel niveau d’exigence lui paraît apte à restaurer la prairie, dans toutes ses composantes et dimensions. De fait, le choix du bison confirme et traduit une approche holistique des Grandes Plaines. La disparition d’une espèce relève à ses yeux du simple symptôme ou de l’épiphénomène. Attaquer le mal à la racine suppose au contraire de trouver la voie permettant de reconquérir durablement la qualité de l’ensemble du système. Le choix du bison confirme et traduit cette quête pour ce que nous pourrions appeler un holisme pragmatique :
J’ai commencé avec une douzaine de bisons orphelins et en quelques années j’ai constitué un troupeau de cinquante têtes sur mon petit ranch de cinq cents hectares. La prairie assiégée a répondu favorablement au massage dispensé par les sabots des bisons, et tout sur le ranch, des graminées les plus frêles jusqu’aux humains eux-mêmes, a eu l’air de se fortifier (p. 13).
23Prendre soin, oui, mais prendre soin globalement, en se souciant de l’ensemble des formes et des êtres concernés par les Grandes Plaines. Dans cette optique, le bison constitue une véritable clé de voûte. En tant qu’espèce clé de voûte pour l’écosystème tout d’abord. Espèce clé pour les humains ensuite, dans la mesure où la viande de qualité produite, sous réserve de trouver un marché, peut également permettre aux humains de retirer un revenu correct et de vivre décemment. Clé de voûte de l’ensemble du réseau de vie en somme, incluant humains et non-humains. La voie suivie par O’Brien dépasse donc de beaucoup la simple régulation des usages. O’Brien vise clairement à la prise en charge d’un réseau complexe d’êtres, en cherchant à inventer une nouvelle voie dans laquelle chacun pourra trouver sa place : un nouvel équilibre dynamique. Il tente de retrouver une manière de conjoindre de façon harmonieuse ce que le cours des événements a conduit à disjoindre pour n’en retenir que des expressions extrêmes et déséquilibrées : la protection de la nature d’un côté, la production intensive de l’autre – l’entassement des humains dans des mégalopoles en arrière-plan.
Un seuil critique existe, qu’il importe de franchir
24O’Brien avance avec prudence. Faute de modèle préexistant, il explore à tâtons et guette les signes encourageants. Régulièrement, il vérifie que la voie suivie est la bonne, ce qu’il exprime chaque fois par l’expression « tenir quelque chose » :
En encaissant nos premiers chèques minuscules et en recevant les premiers articles positifs sur notre viande, j’ai senti un changement bizarre en moi. Je savais qu’on tenait quelque chose – si on pouvait rapporter de l’argent au ranch, les oiseaux, les mammifères, les insectes et les plantes en profiteraient tous. Mais ce qui me tracassait c’était le sentiment aigu que la vente de quelques bisons n’allait pas changer grand-chose. Mon idée de réinvestissement au profit d’un tout petit ranch était beaucoup trop modeste. Je savais au fond de moi que notre exploitation était insignifiante à l’échelle des Grandes Plaines. Si on voulait que tout l’écosystème ressente les bénéfices de la réhabilitation des bisons, il fallait que leur population connaisse une augmentation considérable. Déjà à cette époque, je savais que les bisons allaient devoir payer pour leur propre retour. Ce qu’on n’imaginait pas, c’est quel serait le prix (p. 31).
25Malgré les encouragements qu’il reçoit dans son activité d’éleveur de bisons, même s’il sent qu’il « tient quelque chose », O’Brien demeure inquiet. Il se pourrait en effet que la voie empruntée donne des résultats, mais de manière purement ponctuelle. La question de la taille de la parcelle de prairie placée sous sa responsabilité l’obsède. Il sait qu’en deçà d’un certain seuil, l’aventure risque de rester anecdotique, de ne pas avoir valeur d’exemple et de ne pas engendrer l’effet d’entraînement escompté :
Dans ma naïveté, je pensais que ce que Jill entreprenait nous aiderait à revitaliser le ranch de Broken Heart, mais je me sentais toujours rongé par l’idée que cinq cents hectares ne signifient quasiment rien dans l’immensité des Grandes Plaines. Presque toutes les créatures qui passaient par notre petit ranch parcouraient un territoire qui dépassait de loin ses frontières. Les cerfs et les coyotes décrivaient de vastes cercles et ne restaient chez nous que quelques jours par mois. La plupart des oiseaux nichant au sol hivernaient loin au sud. Les oiseaux sédentaires se déplaçaient selon le temps qu’il faisait. Les herbes rampaient vers de nouveaux sols à chaque saison. Et même notre petit troupeau de bisons, tout contents qu’ils étaient, s’approchaient parfois de la clôture pour fixer l’horizon.
Me constituer ma propre chasse gardée ne m’intéressait pas et je pensais aux multitudes de migrateurs qui entraient et sortaient de mon étroit domaine. J’étais heureux mais je n’étais pas satisfait et je passais de nombreuses et longues soirées assis dans le rocking-chair en face du poêle à bois, à essayer de toutes mes forces de trouver comment atteindre notre objectif : préserver ne serait-ce qu’un fragment de la nature et de l’esprit des Grandes Plaines. À la fin, j’en arrivais à la conclusion décourageante qu’un tel projet devait couvrir toute l’étendue du paysage.
Personne ne sait combien d’hectares il faudrait protéger pour réussir à tirer l’écosystème des Grandes Plaines du gouffre de l’agriculture industrielle. Mais une chose est sûre : même si un petit opérateur de bonne volonté peut contribuer aux discussions et actions à venir, il faut une entreprise capable d’amasser d’énormes parts de terrain pour accomplir quelque chose qui compte réellement. Seules des administrations publiques, des grandes organisations de protection de la nature et de très riches capitalistes avaient les moyens d’agir sur le futur des Grandes Plaines. Je n’avais accès à aucune de ces entités, et j’avais très peu confiance en elles (p. 55).
26À plusieurs reprises, cette question de la taille ou du seuil critique revient, d’autant plus lancinante qu’O’Brien croit peu à l’intervention de grandes institutions pour changer le cours des choses. Son initiative doit faire sens par elle-même et c’est donc à lui de trouver le moyen de lui faire franchir le seuil critique recherché :
Rocke Afraid of Hawk et moi différons de bien des manières. […] La principale chose que nous partageons, des tas de gens la partagent aussi. Nous voyons combien le monde est devenu dur et compliqué et lorsque cette perception elle-même ne nous paralyse pas, nous voulons agir pour améliorer les choses.
Mais l’envie d’agir est parfois démoralisante. Mon but était d’aider les Grandes Plaines à retrouver leur santé, seulement je savais que notre ranch de Broken Heart était trop petit pour avoir une signification à leur échelle. Agir sur une surface assez importante pour provoquer un réel effet était probablement au-dessus de mes capacités, et cette insuffisance était capable de me rendre fou (p. 88).
27Après le franchissement de ce seuil critique, réalisé avec l’acquisition du Cheyenne Ranch, vaste de 3000 hectares, O’Brien n’évoque plus cette question de la taille. Son entreprise a manifestement franchi un cap décisif.
Le déploiement d’un processus de contractualisation sous-tend l’aventure
28O’Brien n’a pas de relations haut placées qui lui permettraient de donner vie à son rêve. Il n’a pas d’argent non plus, ce qui l’oblige à accepter des postes de techniciens, puis de chargé de cours à l’université le temps d’un semestre, afin de disposer de quelques ressources financières. Cela lui permet de rembourser l’emprunt d’une première ferme de 10 hectares qu’il acquiert à l’âge de vingt-cinq ans. Quelques années après, son diplôme en poche, il change pour un ranch d’une centaine d’hectares au pied des Black Hills, « là où la Prairie était encore intacte et où je pensais être plus à même d’écrire ». L’aventure des bisons commence avec le ranch de Broken Heart sur 500 hectares. Puis, ce sera Cheyenne Ranch sur 3000 hectares. Derrière ces chiffres et cette montée en puissance, un processus se révèle. O’Brien l’identifie comme tel, mais ne le qualifie pas davantage. En revanche, son texte foisonne d’indications qui permettent de suivre toutes les étapes de ce processus, comme s’il appartenait au lecteur d’en prendre conscience, de le reconstituer et, finalement, d’en comprendre la logique profonde avant de le nommer lui-même.
29En fait, le développement ou, mieux, le déploiement de l’aventure n’est possible que parce qu’il parvient à recruter, à associer et à impliquer un nombre croissant de personnes qui apportent, chaque fois, des compétences spécifiques, des ouvertures et des perspectives qui le nourrissent et lui permettent de grandir jour après jour, en franchissant des étapes nouvelles et décisives. Sans le soutien et l’apport de ces différentes personnes, il ne fait pas de doute que le projet d’O’Brien aurait tourné court. À lui seul, O’Brien n’aurait jamais pu aller aussi loin.
30Cela commence avec Erney, ami de jeunesse, rencontré sur les bancs de l’université, qui fait cause commune avec O’Brien dès sa toute première ferme et qui sait lui prêter main-forte en maintes occasions, à la fois par son sens des réalités pratiques et par ses conseils avisés. Puis, c’est la rencontre de Jill, jeune et belle femme divorcée, cuisinière hors pair et indiscutablement douée pour le commerce, tandis que Dan est totalement dépourvu du sens des affaires : « Je me suis mis à imaginer qu’il existait un gène pour le commerce et que j’en étais tout simplement privé » (p. 27). À mesure que l’affaire prend de l’ampleur, ce sont des clients, des fonctionnaires et des connaissances qui apportent leur pierre à l’édifice. Des Indiens Lakotas y jouent un rôle important, en donnant une dimension rituelle et éthique à la moisson7 des bisons, cependant qu’en retour, ils y trouvent un moyen de valoriser une partie de leur propre cheptel grâce à l’atelier mobile d’abattage des bisons que va acquérir l’entreprise. Pour finir, un riche couple propose spontanément aux O’Brien de les soutenir et de les accompagner dans leur projet en mettant à leur disposition une partie de leur fortune personnelle, mais surtout les conseils de spécialistes réputés du trading et de la stratégie d’entreprise. Au-delà, ce sont aussi, des chiens, des chevaux, des herbes indigènes, sans oublier les bisons, les faucons et la rivière qui se trouvent tous embarqués dans une aventure qui parvient à agréger des êtres à première vue totalement disparates, peu faits pour se rencontrer et encore moins faire œuvre commune.
31Le charisme personnel d’O’Brien n’est sans doute pas étranger au développement de l’aventure, même si l’auteur a tendance à minimiser son rôle, en se présentant sous un jour souvent maladroit et en raillant sa timidité en société. Mais il faut bien voir qu’à partir d’un certain stade, tout se noue au travers de la Wild Idea et de la Sustainable Harvest Alliance, les deux petites entreprises fondées par le clan O’Brien pour moissonner les bisons et surtout pour en assurer la commercialisation. En fait, ces entreprises constituent la partie fixe et tangible ou la pointe émergée d’un processus beaucoup plus large. Un processus qui parvient à donner satisfaction simultanée à des acteurs totalement hétéroclites, mais qui trouvent manifestement leur compte dans la démarche amorcée par les O’Brien. Certains clients recherchent avant tout une viande savoureuse, diététiquement saine et indemne de toxines, mais beaucoup s’intéressent aussi à la dimension éthique de la démarche, au projet philosophique et éthique de restauration des Grandes Plaines qui le sous-tend. Au moment où la Wild Idea commence à avoir besoin d’un plus grand nombre de bisons pour répondre à la demande, un groupe d’Amérindiens se présente pour demander qu’on vienne moissonner des bisons dans leur réserve au motif qu’« ils appréciaient notre manière de traiter les bisons » ; « On supporte pas de voir les gens les maltraiter comme s’ils étaient du bétail » ; « Je veux dire, ils font partie de notre famille, pas vrai ? » Ce dernier exemple montre bien qu’en réalité tous les acteurs qu’agrège la Wild Idea – c’est le nom de l’entreprise mais au-delà, c’est le nom de toute une démarche ou d’une philosophie de démarche – sont co-offreurs et co-demandeurs de qualité. Chacun est attiré par un ou plusieurs aspects de la Wild Idea et prêt en retour à apporter des compétences, des moyens, des perspectives dont lui seul détient la clé. Fondamentalement, la Wild Idea peut s’envisager comme un opérateur de mise en relation et de contractualisation entre des personnes et des êtres extrêmement divers qui trouvent par son entremise un moyen d’obtenir des qualités qu’ils recherchent – de la viande savoureuse et saine, une éthique, une contribution à l’écologie, un sens, mais aussi de l’amitié, des relations humaines, un sentiment d’appartenance à une communauté… – en échange de quoi ils sont prêts à offrir – de l’argent, des connaissances, de un coup de main, de la fidélité… Si la Wild Idea n’était que le nom d’une entreprise, elle n’aurait évidemment pas cet effet d’entraînement et d’accrétion de multiples strates et personnes à ce point disparates. La Wild Idea est en réalité le nom d’un processus qui permet à de multiples acteurs de prendre place dans un contrat suffisamment global ou intégral, cohérent et stimulant, pour leur donner envie de jouer un rôle et de le faire fructifier.
32Ce processus de contractualisation qu’O’Brien parvient à amorcer et à déployer dans la durée fait de lui une sorte de Thoreau, non de la contemplation et de la désobéissance civile, mais de l’action et de la co-implication citoyenne. Il accompagne, à défaut de piloter véritablement, ce processus, en veillant à ce qu’il franchisse des étapes décisives, en s’entourant des bonnes personnes, en se montrant ouvert à de nouveaux partenariats, dès lors qu’ils lui paraissent suffisamment porteurs et bénéfiques pour le projet qu’il poursuit et en phase avec son éthique personnelle :
En me tenant devant la nouvelle usine de transformation de la Wild Idea Buffalo Company, avec la Buffalo Girl garée dans le fond, je n’étais pas assez fou pour croire que notre entreprise allait changer la face du monde. Cette portion de brique et de mortier était quasiment insignifiante. Ce qui pouvait se révéler important, c’était le processus respectueux qui aboutissait au quai de réception de ce bâtiment, et le couloir de santé qui commençait avec les camions FedEx et UPS qui en partaient chargés. Il y avait de la pureté dans le déroulement des choses. Les nuages sombres de l’industrie agricole ne planaient sur aucune étape du traitement. Pas de dépenses inutiles sous la forme de frais médicaux ni de dommages écologiques pour la génération d’après – pas de mise en danger d’autres espèces terrestres au cours du processus. Aucun cauchemar moral auquel la société devait faire face plus tard. À condition qu’on travaille bien. La Wild Idea avait grandi et devait continuer de grandir. Le nouveau site de transformation était achevé, mais le travail se prolongeait à jamais (p. 336).
Après notre séjour à Boston, j’ai commencé à établir une relation entre la puissance des affaires et la puissance des Grandes Plaines. J’ai commencé à comprendre que l’ancienne dynamique consistant à plier la terre au service du commerce fonctionnerait mieux dans l’autre sens. J’en suis arrivé à penser qu’à court terme – une centaine d’années environ – le seul sauveur du monde sauvage ne pourrait être que son ennemi juré (p. 358).
Deux contrats à activer conjointement
33Cependant, si O’Brien parvient à réunir les conditions favorables à l’établissement de ce contrat-ci, c’est parce qu’un autre processus, un autre contrat, plus fondamental encore, a été retrouvé et honoré. O’Brien nous en délivre une double clé de lecture. En termes scientifiques ou écologiques tout d’abord, en suivant un raisonnement énergétique, qui fait écho aux dernières pages de l’Almanach de Leopold (première citation). En termes beaucoup plus poétiques et plus fondamentaux ensuite, en donnant la parole à son ami Lakota Rocke Afraid of Hawk, ami perdu de vue depuis trente-cinq ans, retourné parmi les siens dans une réserve d’Indiens Lakota où il est devenu une « sorte de guérisseur » (deuxième citation) :
Jill faisait partie des quelques personnes à savoir depuis longtemps que la viande rouge la plus saine et la plus savoureuse du monde était probablement celle d’un bison élevé loin des parcs d’engraissement, des hormones, des antibiotiques et du stress. D’autre part, comme les bisons avaient coévolué dans la Prairie avec les autres animaux et plantes maltraités au point d’être menacés d’extinction, j’avais la certitude qu’ils étaient un élément clé pour rétablir le formidable écosystème des Grandes Plaines.
Mais une réintroduction significative n’aurait jamais lieu si elle résultait seulement de mes largesses ou des largesses de n’importe quelle personne, ou même de n’importe quel groupe de personnes. Un renouveau écologique mené par les bisons exigerait un moteur économique plus puissant que les donations de temps et d’argent. Ce genre de puissance ne pouvait émaner que de la régénération permanente des bisons eux-mêmes. Elle dépendrait forcément de la vente de l’excédent de protéines issu du processus de rééquilibrage de l’écosystème. Mais s’imaginer vendre la viande de bison en vantant simplement ses mérites pour l’environnement, ou même pour les humains, était illusoire. Jill a été la première à comprendre que le seul moyen de mettre cette machine en marche était de faire découvrir aux gens le merveilleux goût que recelait la viande de bison (p. 51).
34Voici maintenant la version du mythe fondateur Lakota, telle qu’O’Brien la donne à entendre par le truchement de son ami guérisseur Rocke Afraid of Hawk :
Tout a commencé là. […] Tu sais, dans la grotte du Vent. […] Nous vivions au fond d’un trou dans la TERRE. […] Il faisait plus sombre que dans le ventre d’un gros chat. Si sombre qu’on se cognait au plafond de la grotte. Mais les gens et les bisons vivaient là comme des FRÈRES et des SŒURS parce qu’ils étaient en sécurité à l’intérieur de leur mère la Terre. […] Maintenant, les bisons, a dit Rocke en désignant de sa main l’auditoire curieux des bisons qui semblaient l’écouter tout comme moi, ils sont BRAVES, et un jour ils sont sortis dans la prairie et ont commencé à manger l’herbe. Mais les gens – c’est nous – ils ne sont pas aussi braves alors ils sont restés dans le trou. Dans l’obscurité. Avec rien d’autre à manger que de la POUSSIÈRE. […] Ensuite, les bisons reviennent dans le trou et se mettent à raconter aux gens que c’est formidable dehors dans la prairie. – qu’il y a le SOLEIL, le VENT et beaucoup d’HERBE à MANGER. Mais les gens continuent à avoir peur et ils répondent aux bisons qu’ils ne peuvent pas manger d’herbe. Ils n’ont pas de vêtements chauds. Ils vont simplement rester dans le trou. […] Mais les bisons voulaient que leurs frères et sœurs sortent et profitent de la prairie avec eux alors ils ont fait un MARCHÉ. Si les gens sortent du trou pour vivre avec les bisons, les bisons prendront soin d’eux. Ils donneront aux gens tout ce qu’il leur faut pour construire des tipis et rester au chaud. Leur donneront toutes sortes d’outils fabriqués avec leurs os. Des vêtements. Des tambours. […] Et à MANGER en abondance. […] Les bisons nous ont promis de nous donner tout ce qui nous était nécessaire pour SURVIVRE. […] Tu sais ce que demandaient les bisons en échange du soin qu’ils offraient aux gens ? […]
« L’AMOUR », a dit Rocke, et il a fait oui de la tête une première fois. « Le RESPECT. C’est le MARCHÉ. Les bisons nous donnent tout ce dont nous avons besoin pour être riches. » Il a hoché la tête une nouvelle fois. « Un marché simple. » Puis il a secoué la tête. « Mais quand vous êtes arrivés, vous les Blancs, vous avez tout gâché. Aucun amour, aucun respect, et maintenant nous sommes pauvres. » Il a agrippé sa chemise de travail usée et tiré dessus pour me montrer qu’il ne possédait rien. « Un marché simple », a-t-il répété (p. 84-86).
35O’Brien se donne pour mission de guérir la parcelle de prairie dont il a la responsabilité, espérant ainsi enclencher un processus de restauration plus général des Grandes Plaines. Il souligne avec force détail le rôle joué par toutes les personnes et tous les êtres qui vont permettre à cette idée folle de se concrétiser, lui-même n’apparaissant bientôt plus que comme un rouage ou une brique parmi beaucoup d’autres. La Wild Idea n’est pas que le nom d’une petite entreprise perdue au fin fond du Dakota du Sud. Si O’Brien en fait le titre de son ouvrage, c’est qu’il s’agit du nom du processus de contractualisation au travers duquel une nouvelle entité/communauté complexe et multiéchelles va progressivement prendre consistance et vie. O’Brien a trouvé un chemin concret et pragmatique capable de donner vie et corps à l’idée d’écocentrisme. Notion qui, en l’absence d’une telle « écologie des pratiques » resterait un vœu pieux, les généreux principes énoncés en son nom n’ayant guère de prise sur le réel et demeurant pour l’essentiel lettre morte. Tout le génie de ce nouveau contrat intégral tient à ce qu’il lie entre elles et de façon harmonieuse de nombreuses dimensions éclatées et dispersées dans le corps social et dans la réalité quotidienne. Il parvient à agréger autour d’une ambition commune de nombreuses personnes et entités, des flux de matière et d’énergie, de l’argent et de l’amour, si bien qu’en échangeant de la viande de bison, la Wild Idea équilibre et médiatise tout le reste en même temps. Cela forme un tout.
36Mais finalement, si ce contrat-là a vu le jour, si ce contrat social renouvelé et spécifique semble fonctionner, c’est qu’il repose sur un contrat plus fondamental qu’il réactive, celui qu’O’Brien évoque pudiquement sous le terme « marché », en empruntant la voix du guérisseur Lakota. Or donc, quelle est la morale de cette histoire vraie ? Que pour exister, le contrat naturel ne saurait se passer de la renégociation d’un contrat social. Mais qu’à l’inverse, redéfinir un contrat social suppose tout aussi bien de retrouver, de réactiver ou de renégocier un contrat naturel. Voici les deux contrats qu’il s’agit d’honorer et d’actualiser conjointement. L’un ne saurait exister sans l’autre.
Outre la limitation de l’usage, la prise en charge
37Depuis Aldo Leopold, les théoriciens de la question écologique échouent à penser une éthique de la Terre autrement qu’en termes de limitation et de restriction des activités humaines vis-à-vis de leur environnement. Il est vrai que Leopold semble prescrire cette voie, quand il ouvre, par ces mots, le chapitre « La séquence éthique » :
Une éthique, écologiquement parlant, est une limite imposée à la liberté d’agir dans la lutte pour l’existence. D’un point de vue philosophique, une éthique distingue entre des formes sociales et asociales de conduite (1996, p. 256).
38Dès lors, les spécialistes des éthiques environnementales font reposer le plus souvent le passage d’une approche anthropocentrée à une approche éco-centrée sur une réduction des usages de la nature, l’enjeu suprême consistant finalement à définir « un bon usage » de la nature et de la terre. Aussi, les notions d’usage et de bon usage sont-elles devenues un référent dominant. Philosophes et sociologues les élèvent au rang d’éthique de la terre (Larrère et Larrère, 1997 ; 2015). Les économistes répartissent les valeurs de la biodiversité entre valeurs d’usage et de non-usage. Même l’anthropologie de la nature de Philippe Descola (2005 ; 2008) s’emploie à discerner à l’échelle du globe différents « modes d’usages des espaces » habités par les sociétés.
39La notion d’usage dit deux choses. Premièrement, la ressource ou le bienfait qu’une société humaine retire d’un environnement naturel. Deuxièmement, la restriction ou la limite que ladite société s’impose dans l’exploitation de ce même milieu. En somme, elle informe sur la nature d’une relation entre humains et non-humains placée sous le contrôle d’une norme collective. Elle met l’accent sur l’idée de régulation.
40Cette conception repose en fin de compte sur deux principes majeurs, qui ont assurément leur raison d’être, mais qui n’en restent pas moins, en tant que tels, porteurs d’écueils :
les êtres humains sont identifiés à des utilisateurs ou des exploiteurs d’un potentiel naturel qu’il s’agit, au mieux, de préserver, de maintenir et d’économiser – quand ils ne sont pas envisagés comme de simples perturbateurs ou dégradateurs de ce potentiel ;
le mode d’action majeur qui en découle consiste à établir des règles de bon usage, susceptibles de s’imposer à tous, des règles restrictives qui visent donc avant tout à limiter la pression ou la prédation exercée par les humains sur les milieux naturels.
41Une fois encore, le changement climatique se présente comme un incomparable parangon de cette approche, quand il est formulé à la manière d’une quantité résiduelle de GES que les humains ne doivent sous aucun prétexte libérer dans l’atmosphère, s’ils veulent contenir dans des limites à peu près acceptables le dérèglement de la machine climatique.
42Cependant, cette approche oblitère un pan complet et majeur de la réalité écologique dans laquelle les êtres humains peuvent, sous certaines conditions, se préoccuper si bien des paramètres écologiques et du vivant qu’ils contribuent au contraire à en restaurer la qualité et même à l’augmenter. Las, la rhétorique de la dégradation et les peurs qui l’entourent sont si virulentes qu’elles parviennent à occulter cette réalité non moins significative.
43En fait, cette autre perspective est également présente dans le grand œuvre de Leopold. Sur un mode mineur, il est vrai, qui explique sans doute pourquoi les commentateurs la négligent pareillement. Remarquons tout d’abord qu’aux deux phrases précédemment citées de Leopold succède immédiatement ceci :
Cette chose a son origine dans la tendance des individus ou des groupes interdépendants à mettre au point des modes de coopération. L’écologiste les appelle symbiose. La politique et l’économie sont des symbioses avancées où la compétition primitive de chacun pour soi a été remplacée, en partie, par des mécanismes de coopération pourvus d’un contenu éthique.
44Interdépendance, coopération, symbiose, le vocable dépasse assurément celui de la limite. Mais Leopold, à ce stade et par la suite, n’en dira guère plus. Et pourtant, au début du chapitre « Esthétique d’une protection de la nature » dans lequel se situent les réflexions sur l’éthique de la terre, Leopold relève ce qu’il nomme une cinquième composante : « le sens d’une gestion avisée ». Il lui consacre une bonne page, soulignant :
Celle-ci [la gestion avisée] est inconnue de l’amateur de nature qui travaille avec son bulletin de vote plutôt qu’avec ses mains. Elle n’intervient que lorsqu’un certain art de l’économie est appliqué à la terre par une personne douée de perception. Autrement dit, sa jouissance est réservée aux propriétaires terriens trop pauvres pour acheter leur loisir et aux administrateurs fonciers qui ont un regard pénétrant et une tournure d’esprit écologique. […]
Qu’une gestion avisée, appliquée à la culture de produits naturels, puisse être aussi importante que les produits eux-mêmes, voilà qui est dans une certaine mesure admis en agriculture, mais non dans le domaine de la protection de la nature. Les chasseurs américains tiennent en piètre estime la gestion intensive du gibier qui se pratique dans les landes écossaises et dans les forêts allemandes et, par certains côtés, à juste titre. Mais ils négligent entièrement les qualités gestionnaires qui naissent ainsi chez le propriétaire foncier européen. Nous n’avons rien de tel pour le moment. C’est un point d’importance.
Quand nous pensons qu’il faut appâter le fermier avec des subsides pour le pousser à planter une forêt, ou avec la perspective de tickets d’entrée pour le convaincre d’élever du gibier sur ses terres, nous admettons en substance que les plaisirs de la gestion des ressources naturelles sont pour l’heure inconnus du fermier comme de nous-mêmes (p. 223-224).
45Ici le registre n’est plus du tout le même. Il ne s’agit plus d’ériger des limites à l’agir humain afin de protéger la nature, considérée comme une chose en soi, un donné susceptible d’être amoindri ou dégradé. Leopold reconnaît qu’il existe « a sense of husbandry », traduit en français par des qualités de gestionnaire. Un sens ou une qualité susceptible de conduire le fermier, le forestier et même le chasseur, dans certaines conditions, à développer des composantes naturelles, de surcroît pour des raisons non seulement utilitaires et économiques, mais également identitaires et esthétiques : le fameux sense of husbandry.
46Le récit véridique de Dan O’Brien témoigne d’un sense of husbandry porté à son incandescence. Sous la plume d’O’Brien, le sense of husbandry est devenu le fait de « prendre soin ». Dans Wild Idea, O’Brien multiplie les formules dans lesquelles il affirme chercher à « prendre soin » des bisons et des Grandes Plaines ; en retour de quoi, il sait que ceux-ci ne manqueront pas de « prendre soin » de lui et des siens. Un véritable processus d’internalisation psychologique s’est opéré à partir duquel O’Brien ici, le forestier ou le chasseur européen pour Leopold, maints gestionnaires de proximité à travers le monde, tels ceux que nous avons rencontrés sur le plateau de Saclay et en Haute-Bigorre, prennent sur eux de s’occuper de certaines dimensions de la nature et du vivant, alors même que la motivation économique ou financière, sans être oubliée, n’est pas nécessairement première. Non seulement dans l’optique d’en assurer la préservation, l’intégrité et la pérennité – ce qui serait déjà beaucoup – mais plus encore pour les faire croître et fructifier.
47L’idée de « prendre soin de » ouvre potentiellement sur une tout autre perspective que celle d’une responsabilité pensée sur le simple mode de la limitation de l’agir humain. Comme le remarque Paul Ricœur8, elle fait son apparition sous la plume du philosophe allemand Hans Jonas. Cela peut paraître d’autant plus étonnant qu’on retient habituellement de Jonas son heuristique de la peur, ainsi que des implications politiques sur fond de guerre froide, peu compatibles avec l’idéal démocratique (la tyrannie technicienne d’une élite éclairée pour imposer les limitations à l’agir humain qu’impose la préservation des grandes régulations naturelles). Pourtant, Jonas renouvelle le sens de la responsabilité, pensé habituellement sur le mode classique de l’imputation, dans sa double modalité de l’obligation et de la réparation (Ricœur) et qui conduit à établir, après coup, une causalité entre un acte (attribué à une personne) et des conséquences.
48Jonas en appelle en effet à une conception de la responsabilité par anticipation, inspirée du modèle fourni par la relation des parents envers leurs enfants : être responsable, c’est répondre d’un être ou d’un objet et en prendre soin pendant une longue période ; cette obligation est naturelle et non contractuelle ; elle porte sur l’avenir, sur l’existence même de l’avenir.
49Le tour de force de Jonas, comme le souligne le philosophe Jean-Pierre Dupuy dans son livre Pour un catastrophisme éclairé (2002), consiste à faire entrer l’avenir de la Terre dans le champ de la responsabilité, jusqu’alors essentiellement tournée vers le passé. Prouesse que la science juridique peine toujours à traduire et à intégrer, si l’on en croit ce qu’un aréopage de juristes propose de retenir à l’issue de ses récents travaux sur la responsabilité entendue « comme obligation de prévenir ou réparer les conséquences dommageables de ses agissements, sans préjudice du point de savoir s’il s’agit de responsabilité civile ou pénale, délictuelle ou contractuelle, pour faute ou pour risque » (Supiot et Delmas-Marty, p. 14).
50À partir de l’exemple de la relation parents-enfants, Hans Jonas fait entrer l’anticipation dans le champ de la responsabilité. Cependant, en transposant la relation parents-enfants à la relation humanité-terre, il ne retient finalement qu’une partie de cette relation, à savoir le fait de « répondre de », afin de ménager l’avenir. Il ne développe pas l’analogie du fait de « prendre soin », en montrant que cela permet d’avoir des enfants plus beaux, plus forts, mieux éduqués, d’où une multitude de retombées positives possibles, pour les enfants tout d’abord, mais aussi pour la communauté, la société, et même les parents. À cet égard, les travaux sur le care (Gilligan, 1986 ; Tronto, 2009 ; Paperman et Laugier, 2011) s’avèrent beaucoup plus stimulants et approfondis. Ils ne craignent pas de dire que le fait de « prendre soin de », le fait de « prendre en charge » ne sert pas seulement à « éviter le pire », à « retarder l’imminence de la catastrophe » ou à « réduire l’impact », mais bien à « rendre les relations humaines plus chaleureuses et conviviales », à « libérer des marges de liberté et de création », à « enrichir matériellement et spirituellement les êtres et les communautés ». Il existe des bénéfices nets et des bienfaits indiscutables au fait de « prendre soin de ». Ce que l’éthique de la responsabilité de Jonas perd de vue, sans doute parce qu’avec le passage à la Terre revient cette sorte d’extériorité face à laquelle les humains n’ont rien d’autre à espérer qu’un peu de clémence. La perspective de la Terre-globale, déjà, empêche de voir les gains possibles de la prise en charge. Éventuellement, ces accroissements et ces gains se remarquent encore un peu, comme nous l’avons signalé, à l’échelle d’individus isolés, les efforts de prise en charge pouvant se solder par des gains positifs, y compris au regard des qualités du vivant ou de la traduction qu’en font les économistes dans la catégorie de « capital naturel ».
51En revanche, aux échelles supérieures, et spécialement à l’échelle de la Terre, l’idée que la prise en charge puisse conduire à un gain global positif n’est plus de mise. La prise en charge se confond alors avec le seul fait de « répondre de », à cela près qu’elle ne porte plus seulement sur le passé, mais s’intéresse aussi à l’avenir. Il s’agit en somme d’anticiper la catastrophe et de tâcher de l’éviter… par anticipation. La finalité véritablement positive de l’affaire s’est perdue. Au cours du passage du local au global, la responsabilité individuelle se transforme en responsabilité collective, responsabilité collective dans laquelle l’idée même de commun et la prise en charge complexe qu’il permet disparaissent. La montée en généralité agglomère si bien les individus, qu’ils n’apparaissent plus que sous leur jour d’invétérés consommateurs et pollueurs. Dans ces conditions, la prise en charge individuelle, positive et créatrice (le fait de prendre soin de, et, ce faisant, de contribuer à recréer et à développer un potentiel créateur) ne trouve spontanément pas d’équivalent dans le champ du collectif (fig. 52).
52Quoi qu’il en soit, les relations entre humains et non-humains ne se réduisent certainement pas à des relations d’usage qui précipitent une lecture très utilitariste des choses. Il est possible de contribuer au bien-être de l’autre (humain ou non-humain), d’en augmenter la qualité d’existence, d’en restaurer certaines compétences ou dimensions, d’en maintenir ou d’en accroître l’intégrité et la résilience. L’humain n’est pas qu’un facteur de dégradation et d’usage-usure : un accélérateur d’entropie. Sous certaines conditions, il peut se comporter à la manière d’un facteur d’« anthropie néguentropique9 », selon la belle formule d’Henry Ollagnon (1987).
53Et bien sûr, cela change tout.
54Si les humains ne sont envisagés que comme bénéficiaires et usagers d’une sorte d’extériorité naturelle, face à laquelle leurs marges de manœuvre se réduisent à perturber et à déranger aussi peu que possible les grands rythmes et les grandes fonctions naturels, la perspective d’un contrat n’a pas lieu d’être et s’évanouit d’elle-même. Ou alors, il s’agit d’un contrat de basse énergie, une sorte de pacte de non-agression, de mise en demeure réciproque et de tenue à distance.
55Si, en revanche, il est reconnu qu’ils peuvent contribuer, sous certaines conditions, à approfondir, diversifier et augmenter des qualités du vivant, et ce, à toutes les échelles, alors oui, l’idée d’un contrat de haute énergie devient un projet réaliste. Contrat entendu cette fois dans son sens noble d’échanges réciproques, d’apports mutuels et de fécondations croisées, en somme d’interdépendance, de coopération, voire de symbiose. Leopold ne s’y était pas trompé, mais n’avait pas eu le temps ou les moyens de le développer.
De la prise en charge en commun au contrat territorial
56Au regard des questions qui nous préoccupent, les travaux sur le care présentent l’immense avantage de mettre en exergue l’idée de prise en charge. Toutefois, ils l’envisagent avant tout à une échelle individuelle. Gilligan et Tronto théorisent principalement le fait que des personnes précises déploient envers des proches, d’autres êtres ou étants, une admirable attention et un soin incomparable, au point de contribuer à réparer ou à relancer des existences amoindries par les vicissitudes et les aléas de la vie. Si ces auteurs envisagent bien une démultiplication possible du care, celle-ci semble se faire de manière assez spontanée et sur une base principalement individuelle, de proche en proche. Le care demeure une éthique individuelle, mais n’est guère envisagé comme un mouvement qui pourrait caractériser tout un groupe ou une communauté dans son ensemble. Au demeurant, le processus qui permettrait d’y parvenir n’est guère formalisé. Enfin, leurs travaux ne portent que de manière secondaire sur les considérations écologiques.
57Aussi faut-il chercher ailleurs pour tâcher de répondre à cette question du passage de la prise en charge individuelle à une forme de prise en charge élargie, dont nous avons souligné l’importance au regard de la question du contrat10.
58Agronome de formation, très lié à Jacques Monod, René Dubos a réalisé toute sa carrière de scientifique et d’universitaire aux États-Unis, en tant que microbiologiste. Il y a reçu de nombreux honneurs et distinctions, est membre de l’Académie des sciences et de l’Académie des « Fine Arts and Letters », mais demeure étonnamment peu connu en France11. Vers la fin de sa vie, il se tourne vers l’écologie et notamment l’écologie globale. Cela lui vaut de préparer avec Barbara Ward l’un des rapports à l’origine de la première Conférence des Nations unies sur l’environnement de Stockholm. Dans ce rapport intitulé Nous n’avons qu’une Terre, il reprend la formule de Jacques Ellul « penser global, agir local » et contribue ainsi à lui donner un rayonnement mondial. Dans les années qui suivent, Dubos produit plusieurs ouvrages dans lesquels il s’emploie à défendre l’idée selon laquelle l’homme et la nature gagnent à cheminer ensemble. En 1980, il publie Courtisons la terre, dans lequel deux chapitres rejoignent très précisément nos préoccupations.
59Le chapitre vi, de loin le plus consistant de l’ouvrage, s’intitule « la terre a besoin des hommes ». Dubos y défend l’idée selon laquelle il ne s’agit pas tant de prétendre que l’homme fait mieux que la nature comme l’a affirmé un courant de penseurs américains, de Burroughs à James Lacey ; dans certaines circonstances, la connivence de l’homme et de la nature produit de formidables résultats :
Les interventions de l’homme dans la nature eurent souvent un caractère destructeur pour celle-ci ; toutefois, bon nombre d’entre elles ont révélé des qualités de la terre qui seraient demeurées inexprimées à l’état sauvage. Je veux longuement développer ce point. Nous pouvons faire mieux que la nature dans la mesure où nous sommes capables de percevoir ses virtualités latentes et de les faire apparaître en modifiant l’environnement, en créant ainsi la diversité qui caractérise la planète et en faisant de celle-ci un endroit où la vie humaine puisse se développer plus harmonieusement (p. 132).
60Dans ce chapitre, Dubos se réfère tout d’abord à Leopold, qu’il cite, sur plus de deux pages. L’auteur de l’Almanach a en effet multiplié les exemples, de l’Europe de l’ouest au Japon, au travers desquels il montre que les interactions de l’homme avec les écosystèmes naturels ont abouti à la création d’écosystèmes artificiels dotés d’un degré de diversité écologique considérable et se révèlent apparemment stables dans la durée. Puis, fort de ce patronage, Dubos multiplie à son tour les exemples, qui vont lui permettre d’asseoir davantage encore cette idée selon laquelle les interactions des hommes avec les écosystèmes naturels peuvent engendrer de magnifiques productions (coproductions). Dans le chapitre suivant, Dubos ajoute, avec l’idée de terroir, un degré supplémentaire au raisonnement :
Le mot environnement restitue mal la profondeur des rapports que l’humanité peut, idéalement, établir avec la terre. Ou plutôt, l’usage qu’on fait habituellement de ce terme illustre bien la pauvreté actuelle de ces rapports (p. 171).
Pourtant, nous attendons de l’environnement dans lequel nous évoluons plus qu’un simple cadre favorisant notre bien-être, plus que des ressources destinées à assurer le fonctionnement régulier de la machine économique, bref, plus que tout ce que recouvre le vocable de conditions écologiques satisfaisantes. Nous voulons plus. Nous voulons éprouver les joies sensorielles, affectives et spirituelles que seul fait naître un contact intime avec les choses ; autrement dit, nous voulons nous identifier au lieu dans lequel nous vivons. De ce contact et de cette identification découle le génie du terroir. Grâce à la fusion de la nature et de l’homme, l’environnement acquiert les qualités reconnues au terroir. Tous les êtres humains ont, à peu de choses près, le même besoin fondamental de bien-être biologique et économique, mais les diverses expressions de leur humanité ne peuvent s’épanouir qu’en des terroirs particuliers (p. 171-172). […]
Les haies ou les landes anglaises, le bocage européen, les villes des collines méditerranéennes, le « Pennsylvania Dutch country », les paysages de montagne et d’eau chinois évoquent à l’esprit des écosystèmes intimement associés à certains styles de vie. L’étroite adaptation dont ils témoignent entre la population locale et la nature fait précisément de ces paysages ce que j’aime appeler des terroirs. Le catalyseur par lequel un environnement devient un terroir n’est autre que les rapports qui font considérer cet environnement non comme une chose, mais comme un organisme vivant. Cette relation profonde n’est obtenue qu’après une longue série d’adaptations progressives et réciproques, et elle exige, de ce fait, une certaine stabilité dans les rapports qui s’établissent entre les individus, les sociétés et les terroirs (p. 176).
61Ces différents exemples attestent qu’une prise en charge de la qualité du vivant à des échelles supra-individuelles, c’est-à-dire à l’échelle de communautés, de petites régions ou de territoires a certainement existé et a sans doute constitué, jusqu’à une époque assez récente (seconde guerre mondiale), la règle plutôt que l’exception. Ce que l’ouvrage Collapse (2005) de Jared Diamond aurait tendance à faire oublier, tant il met l’accent sur des cas présentés comme des illustrations cuisantes de l’incapacité des sociétés au cours des âges à avoir su respecter les limites des écosystèmes naturels. Mais ce type d’ouvrage et le succès qu’il rencontre doivent sans doute s’analyser comme un reflet des représentations actuelles, notamment des angoisses de sociétés urbaines coupées de leur milieu naturel.
62La nouveauté tient évidemment au fait que ces communautés et ces territoires ne peuvent plus être envisagés comme autant d’entités autonomes, toujours plus ouverts au monde et sous l’influence de déterminants qui leur échappent largement, l’idée d’une prise en charge de la qualité du vivant à ces échelles ne va plus de soi. Cette prise en charge s’était sans doute élaborée progressivement au cours des âges, à force de tâtonnements, d’essais et d’erreurs, d’ajustements fins. Produit d’une évolution ou d’une co-évolution d’une société avec son milieu de vie, elle n’était sans doute que pour partie un acte conscient et réfléchi.
63À partir du moment où elle ne va plus de soi, où elle sort des cadres circonscrits, implique de nouveaux acteurs et des forces exogènes aux espaces considérés, la prise en charge de la qualité du vivant doit devenir un projet, sinon elle a peu de chances de se réaliser spontanément. Et c’est là, nous semble-t-il, que la notion de contrat revêt une importance névralgique. Plusieurs observations doivent ici être rappelées avant d’en tirer un enseignement de portée plus générale.
O’Brien décide de guérir une parcelle de la grande prairie. Il pourrait se contenter, comme cela se pratique pour les projets de protection ou de conservation de la nature, d’y réintroduire des bisons et de laisser « l’écosystème » parvenir à un certain équilibre. À partir du moment où O’Brien veut plus que cela, à partir du moment où il n’a de cesse que de trouver un modèle de développement durable susceptible d’être repris par d’autres, il se rend tributaire d’un grand nombre d’acteurs et d’agents extérieurs. Plutôt que de chercher à les identifier tous, dans l’absolu, il adopte une démarche pragmatique. C’est au travers d’un processus de rencontre entre offres et demandes de qualités multiples et disparates que des acteurs vont progressivement se présenter à lui et devenir, de facto, les co-acteurs d’une prise en charge de la qualité de la prairie dont il a la responsabilité. Cette prise en charge élargie ou augmentée de la qualité de la prairie va s’effectuer à la faveur de ce que nous avons appelé un processus de contractualisation complexe. La force de la Wild Idea tient à ce qu’elle parvient à réunir en un même contrat intégral ou global une pluralité d’offres et demandes de qualité qui s’épaulent mutuellement. Le contrat d’O’Brien fonctionne, car il recrée un tout. Bien entendu, cela se passe dans un contexte nord-américain où la place des soutiens publics demeure assez faible, d’où aussi la nécessité pour O’Brien de faire d’abord avec le marché et de chercher à composer en priorité avec les intérêts des privés.
Dans un article intitulé À qui appartient la nature ?, Philippe Descola remarque que les politiques de conservation de la nature à l’échelle internationale demeurent largement empreintes de naturalisme. Afin de quitter un universalisme qui confine à l’impérialisme, l’anthropologue suggère de s’en remettre à ce qu’il nomme un « universalisme relatif », susceptible d’accueillir les différents modes de relations ou de régime que les humains d’un lieu donné ont développé avec les éléments non humains qui les environnent : « Des relations de continuité et de discontinuité, d’identité et de différence, de ressemblance et de dissimilitude que les humains établissent partout entre les existants au moyen des outils hérités de leur phylogenèse : un corps, une intentionnalité, une aptitude à percevoir des écarts distinctifs, la capacité de nouer avec un autrui quelconque des rapports d’attachement ou d’antagonisme, de domination ou de dépendance, d’échange ou d’appropriation, de subjectivation ou d’objectivation » (Descola, 2008). Dès lors, et même si Descola ne formule pas le mot de contrat, il n’est pas loin d’en entrevoir la possibilité quand il imagine le caractère opératoire de sa proposition, notamment lorsqu’il évoque la possibilité d’articuler un régime animiste avec la prise en compte de critères relevant d’un « régime naturaliste » :
Par exemple, et pour revenir à la question de la protection de la nature, là où des humains considèrent comme normal et souhaitable d’entretenir des relations intersubjectives avec des non-humains, il serait envisageable de légitimer la protection d’un environnement particulier, non par ses caractéristiques écosystémiques intrinsèques, mais par le fait que les animaux y sont traités par les populations locales comme des personnes – généralement chassées, du reste, mais en respectant des précautions rituelles. On aurait donc une catégorie d’espaces protégés qui fonctionnerait pour l’essentiel en « régime animiste » – en Amazonie, au Canada, en Sibérie ou dans la forêt malaise – sans que cela n’empêche d’y adjoindre aussi des justifications fondées sur des relations de type naturaliste – la maximisation de la biodiversité ou la capture du carbone, par exemple – pour autant que les relations du deuxième type, c’est-à-dire portées par des acteurs lointains, n’aillent pas trop à l’encontre des conditions d’exercice des relations mises en œuvre par les acteurs locaux (p. 10).Les deux exemples précédents correspondent à des cas relativement simples. Dans le premier cas, l’espace considéré appartient à une seule personne. Dans le second cas, nous avons affaire à une communauté culturelle forte. Dans les deux cas, cela favorise une unité de vue dans la prise en charge de la qualité du vivant, bien que celle-ci intègre déjà une pluralité d’acteurs opérant à différentes échelles. Que se passe-t-il si l’espace est détenu par une pluralité d’acteurs qui ne font pas automatiquement communauté entre eux ? L’exemple du plateau de Saclay est hautement instructif. Nous sommes en présence d’un espace fragmenté entre de nombreuses unités de gestion et de décision ; un espace dont l’unité physique ne vaut pas unité de sens et unité sociopolitique. À la différence de la Haute-Bigorre, le plateau de Saclay ne fait pas encore territoire. Pourtant, en une quinzaine d’années, la situation au regard de la qualité du vivant et de sa prise en charge a complètement changé. Autour des grands gestionnaires des espaces ouverts que sont, de facto, les agriculteurs et les forestiers, un ensemble d’acteurs citadins est venu s’impliquer à leurs côtés selon des voies variées. À l’instar de la Wild Idea, l’association Terre et Cité joue le rôle d’opérateur de mise en relation entre offreurs et demandeurs de qualité. Des contrats-qualité s’établissent sur un nombre croissant d’aspects. Avec le programme européen Leader, les contractants dépassent un cadre purement local, puisque la région et l’Europe co-financent des projets co-construits par les acteurs locaux. À la différence de la Wild Idea, l’association Terre et Cité n’est pas encore parvenue à établir une sorte de contrat intégral ou contrat global prenant en compte un ensemble cohérent d’aspects et de qualités liés au vivant, et mettant les gestionnaires du vivant en situation de contractualiser sur l’ensemble des aspects importants à leurs yeux. Mais les changements opérés s’avèrent déjà considérables, et ce, en un laps temps relativement restreint. Il est loisible de penser que ce contrat d’ensemble, prenant place dans une charte, finira par s’imposer, quand l’accumulation des projets et contrats ponctuels aura atteint un certain seuil critique…
Il nous semble enfin qu’un certain nombre d’initiatives gagnent à être appréhendées comme des tentatives de contractualisation multiéchelles (dans le temps et dans l’espace) et multidimensionnelles, visant peu ou prou à une prise en charge partagée de la qualité du vivant. Sans doute s’avèrent-elles encore incomplètes et frustes au regard de l’optique contractuelle évoquée ci-dessus, mais elles cheminent assez nettement dans cette direction. Le commerce équitable ou le mouvement des Amap, entre autres, en font très certainement partie. De manière plus générale encore, les travaux sur les paiements pour services environnementaux pourraient en constituer les prémices, même si les considérations techniques et pratiques l’emportent trop souvent encore sur le caractère fondamentalement politique et stratégique du contrat multiacteurs et multiéchelles. À l’inverse, il est possible de trouver des exemples où cette perspective du contrat a manifestement échoué. L’un des plus retentissants est sans doute le cas du parc Yasuni en Équateur, déclaré réserve de biosphère par l’Unesco en 1989. Le gouvernement de Quito
a fait savoir en 2007 devant l’Assemblée des Nations unies qu’il était prêt à abandonner l’exploitation des gisements de pétrole situés sous le parc, en contrepartie de quoi il demandait à la communauté internationale de le dédommager environ de la moitié des recettes pétrolières attendues. Après une phase de promesse et de discours saluant cette initiative, le président équatorien devait reconnaître en 2010 que « le monde nous a laissé tomber », en dénonçant « la grande hypocrisie » des nations les plus émettrices de GES. Cet échec retentissant, ainsi que d’autres, témoignent que beaucoup reste à faire encore pour que l’idée de contrat soit reconnue, se généralise et devienne effectivement opératoire. Mais cela n’enlève évidemment rien au potentiel de transformation qu’elle recèle.
Bilan : pour exister, le contrat naturel doit s’incarner dans et prendre appui sur des contrats territoriaux
64En somme, nous pensons avoir établi qu’une éthique de la terre demeure hémiplégique tant qu’elle a pour seul ressort et pour seule finalité une limitation et une régulation des usages. Il importe concomitamment de stimuler la capacité de prise en charge des dimensions écologiques par les humains, afin d’assurer une restauration, une re-gradation et même une augmentation de la qualité du vivant.
65Cette capacité de prise en charge n’existe pas uniquement à l’échelle des individus. Nous pensons avoir contribué à montrer qu’elle acquiert une portée supérieure quand elle opère à l’échelle de ce que nous avons nommé territoire (au sens de territoire 2). Le territoire 2 ouvre en effet sur la perspective d’une prise en charge en commun ou en patrimoine commun de la qualité du vivant. Une prise en charge qui ne se résume pas à des actions spécifiques et dédiées, portées par tel ou tel opérateur défendant avec passion une cause juste, mais résulte d’une coordination et d’une intégration des capacités d’actions des différents acteurs concernés par un même espace. Il s’ensuit potentiellement une prise en charge considérablement renforcée et augmentée, du fait qu’elle est portée par la pluralité des acteurs et repose sur des modalités d’action extrêmement variées, qui concourent cependant à un même projet ou dessein commun largement partagé.
66En ce sens, le territoire 2 ou mésoterritorial se présente comme un puissant opérateur de maintien et d’amélioration de la qualité du vivant en un lieu donné ; partant, comme un activateur de la re-gradation des paramètres écologiques et de reconquête de la qualité de la vie à l’échelle de la planète.
67Pour autant, dans un univers stratégique de plus en plus ouvert, il apparaît que ces territoires ne disposent probablement pas de l’ensemble des cartes pour piloter à dessein la qualité du vivant. Dès lors, on peut certes considérer que les interdépendances écologiques nous obligent à concevoir de nouvelles solidarités écologiques (Mathevet et al., 2010 ; Mathevet, 2011). Il ne fait pas de doute que les ressources pour l’action de cette voie méritent d’être explorées et exploitées autant que possible. Mais il ne faut pas non plus en trop espérer : l’opération consistant à importer les interdépendances écologiques dans le champ sociopolitique pour en inférer une forme de solidarité objective aura tôt fait de rencontrer des limites. Sauf à renouer avec une forme extrême de sociobiologie, il n’est ni raisonnable ni souhaitable d’espérer que l’ordre social se calque sur l’ordre naturel.
68C’est donc là qu’intervient l’idée de contrat multiacteurs et multiéchelles, comme une manière de prendre le relais et d’assurer de nouvelles formes de médiation entre acteurs et aspects non spontanément compatibles. Il ne s’agit évidemment pas de tout « gouverner par contrat » (Gaudin, 1999), mais bien de recourir à ce dernier comme une modalité complémentaire. Une modalité stratégique ou critique dans la mesure où elle doit permettre de reprendre la main sur des dimensions du vivant qui échappent aux régulations et aux modes de gestions habituels. Des dimensions du vivant tellement dépendantes de facteurs et d’acteurs nombreux que seuls un co-engagement et une co-action de ces acteurs permettront de piloter à dessein ces qualités ; des dimensions du vivant qui requièrent de la souplesse, de l’adaptation en temps réel, de la réactivité et de l’inventivité. Perspective que les nouvelles technologies de l’information et de la communication devraient encore faciliter.
69Ces contrats supposent de bien identifier les gestionnaires du vivant au plus proche du terrain ; ils ont pour finalité d’organiser la rencontre constructive entre des offres et des demandes de qualité susceptibles de se correspondre et de s’épauler mutuellement. Ils sont conçus et négociés, in fine, pour permettre à des gestionnaires locaux, de prendre correctement en charge des dimensions de la qualité du vivant relevant du patrimoine commun d’une communauté d’acteurs plus ou moins étendue. Ce pourquoi, les gestionnaires de terrain occupent une place si importante dans la gestion du vivant et méritent les plus grandes attentions ; ce pourquoi, aussi, nos institutions, de même que nombre de mouvements de protection de la nature, se montrent totalement inconséquents lorsqu’ils laissent disparaître par millions ceux-là mêmes qui, génération après génération, ont assuré la reproduction des formes de vie et de milieux naturels incomparables : agriculteurs, forestiers, éleveurs, chasseurs, peuples premiers… tous coproducteurs d’un vivant en bonne santé, aujourd’hui livrés sans vergogne à des logiques rapaces.
70Ces contrats territoriaux peuvent s’envisager comme autant de contrats naturels déjà micro-macrosystémiques, dans la mesure où ils s’emploient à l’articulation, mieux, à la composition entre des aspirations d’acteurs opérant à différentes échelles de responsabilité et d’action. Ils visent en outre à organiser l’articulation entre humains et non-humains, entre activités anthropiques et gestion fine de la qualité du vivant. Contrats naturels qui reposent fondamentalement sur la négociation de contrats sociaux, entre acteurs territorialisés tout d’abord ; mais aussi, le cas échéant, sur la négociation avec des acteurs relevant d’échelles supérieures de responsabilité et d’action, dans la mesure où la qualité du vivant, bien que située, peut relever d’un intérêt général. Contrats qui supposent donc à la fois des accords horizontaux (entre acteurs opérant au niveau d’un même espace) et des accords verticaux (entre les acteurs territoriaux et des acteurs et institutions opérant à des échelles supérieures de responsabilité et d’action).
71C’est en ce sens que le territoire 2, qu’il serait judicieux de rebaptiser le territorial12, constitue une entité stratégique de première importance au regard de la prise en charge de la qualité du vivant. Il offre l’assise adéquate pour la mise en place de tels contrats multiacteurs, multidimensions et multiéchelles.
72En définitive, un contrat naturel entre l’humanité et la terre-nature globale demeure une abstraction, sans réelle force opératoire ; il en va de même pour l’éthique de la terre considérée dans sa globalité. Visionnaire, La Fontaine avait vu juste : le contrat passé entre le métayer (métaphore de l’humanité) et Jupiter (le climat global comme image de la nature) ne pouvait qu’être caduc !
73Le contrat naturel a besoin de prendre langue et de s’incarner dans des entités concrètes ; l’activation de ces contrats naturels territoriaux et la négociation des contrats sociaux multiéchelles, multidimensions et multiacteurs qu’ils supposent changeront sensiblement la donne écologique globale, ainsi que l’état des relations entre les humains.
Notes de bas de page
1 Idée que l’on retrouvera notamment dans le Pacte écologique de Nicolas Hulot (2006). Voir également l’article de N. Hulot, « Pendant que nature meurt ! », paru dans Libération, 12 novembre 2004 (www.liberation.fr/page.php?Article=253505).
2 C’est nous qui soulignons ce passage.
3 Communication intitulée « La destinée humaine dans l’Anthropocène », disponible en ligne sur le site de l’Institut momentum : www.institutmomentum.org
4 Le temps où nous pensions avoir affaire à une Terre-nature fragile n’aura été que de courte durée ; place à Gaïa, l’hostile.
5 L’ouvrage d’O’Brien est appelé à devenir un texte de référence de la pensée écologique. Les différents extraits qui suivent ne sauraient évidemment pas en remplacer la lecture intégrale.
6 Ce passage et les suivants sont surlignés par mes soins.
7 O’Brien parle de moisson et de récolte des bisons plutôt que d’abattage.
8 Dans une conférence intitulée Responsabilité et fragilité prononcée en 1992 à l’Association des étudiants protestants de Paris. Texte disponible sur Persée : www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_2003_num_76_1_2415
9 Pour Ollagnon, cette idée est inséparable de la conception systémique du patrimoine qu’il défend : « Le patrimoine est l’ensemble des éléments matériels et immatériels qui concourent à maintenir et à développer l’identité et l’autonomie de son titulaire dans le temps et dans l’espace par l’adaptation en milieu évolutif. Cette conception circulatoire du patrimoine, attribut de l’être en relation avec son milieu, en terme de système ouvert centré sur l’être, repose sur la notion de patrimonialité, c’est-à-dire d’anthropie néguentropique » (in ministère de l’Agriculture, « Une nécessaire rencontre des approches théoriques et pragmatiques de la gestion de la nature : l’audit patrimonial de type système-acteurs », octobre 1987, p. 13).
10 Les travaux d’Elinor Ostrom (1990) et de l’École des common-pool resources (1994), ainsi que ceux d’Eudes Beuret (2003 ; 2010), s’intéressent principalement à la régulation des usages – qu’il conviendrait peut-être d’envisager comme un premier stade de la prise en charge, même si cette régulation ne vise pas encore à restaurer ou à augmenter un niveau de qualité. Ils nous intéressent dans la mesure où ils montrent que, sous certaines conditions, des communautés peuvent s’organiser pour maintenir dans la durée un niveau satisfaisant ou un potentiel de ressources. Plus encore, ils insistent sur le fait que cette régulation est souvent beaucoup plus efficace lorsqu’elle provient du groupe lui-même (motivation endogène) que lorsqu’elle est incitée ou forcée de l’extérieur (forçage exogène). Cela tient au fait, comme le souligne E. Beuret, que « les acteurs se mobilisent plus pour préserver un environnement-patrimoine, un environnement-capital qui est perçu comme positif » (2003, p. 22), tandis que les politiques publiques, en général, « traitent l’environnement comme un problème ». De même, les travaux d’Ostrom aboutissent à la conclusion que les règles institutionnelles établies par les communautés se révèlent souvent plus efficaces et prennent mieux en compte le long terme que celles décrétées de l’extérieur par les deux Léviathans que sont le marché et le gouvernement centralisé.
11 Même le Dictionnaire de la pensée écologique (2015) de D. Bourg et A. Papaux l’évoque à peine.
12 Renommer ainsi « le territoire 2 » présente plusieurs avantages. Cela permet notamment de prendre plus nettement ses distances avec la notion de territoire et les conceptions ontologiques qu’elle véhicule inévitablement et qui l’emportent dans l’usage commun (cf. chapitre III) ; surtout, cela invite à passer d’une approche dyadique local-global, absolument écrasante, à une boucle triadique local-territorial-global.
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