Chapitre 1. Les équilibres dynamiques de la biodiversité
p. 27-73
Texte intégral
1Avec le changement climatique, le recul de la biodiversité est reconnu comme l’un des grands problèmes environnementaux à l’échelle mondiale. Au fil des ans, une stratégie globale1 en faveur de la biodiversité s’élabore dans des forums internationaux réunissant scientifiques, experts, militants de la cause environnementale et décideurs politiques. Cette stratégie sert de cadre général à des stratégies régionales et nationales en faveur de la biodiversité, qui la nourrissent en retour, au moins dans une certaine mesure.
2La réflexion qui suit comporte trois étapes. Dans un premier temps, elle s’emploie à objectiver les caractéristiques de la stratégie globale relative à la biodiversité, en identifiant les éléments de diagnostic sur lesquels elle se fonde et les orientations qui en découlent. En second lieu, elle convoque les analyses d’un ensemble d’experts et de spécialistes relevant de diverses disciplines, qui s’avèrent critiques quant aux modalités retenues par les stratégies officielles. Finalement, le croisement de ces deux corpus permet d’évaluer de façon distanciée la manière dont le problème du déclin de la biodiversité est envisagé, avant de suggérer une reformulation du problème posé.
3Le terme biodiversity fait son apparition en 1986, dans le titre d’un colloque scientifique organisé aux États-Unis par l’Académie nationale des sciences et la Smithsonian Institution. Les plus grands noms de la biologie de la conservation y participent, notamment E. O. Wilson, en charge de la production des actes (Maris, 2010, p. 31). D’abord conçu comme une contraction de l’expression biological diversity, expression reprise dans la convention éponyme signée à Rio de Janeiro en 1992, le terme « biodiversité » mettra quelques années à s’imposer. Cette notion a l’avantage d’évoquer la diversité du vivant sous toutes ses formes et à tous les niveaux d’organisation ; le biologiste Gilles Bœuf (2013) l’exprime d’une manière très ramassée : « [La biodiversité], c’est tout simplement la fraction vivante de la nature ! » Son émergence traduit également, selon plusieurs observateurs (Micoud, 2005 ; Maris, 2010), la prise de conscience d’un problème majeur ou d’une crise : l’érosion de la diversité du vivant. L’écologue Jacques Blondel précise que « pour les biologistes, la diversité de la vie s’exprime à travers ces entités hiérarchiques que sont les gènes, populations, espèces et niveaux d’intégration biologique de rang supérieur (écosystèmes, paysages, etc.). De manière assez conventionnelle mais efficace d’un point de vue opérationnel, le biologiste reconnaît habituellement trois grands niveaux d’approche de la biodiversité : diversité génétique, diversité taxonomique et diversité écosystémique » (Blondel, 2005, p. 25). En pratique, l’espèce est le niveau taxonomique privilégié, et les trois grands niveaux d’organisation (génétique, spécifique et écosystémique) se sont largement imposés, aussi bien dans la littérature scientifique que dans les processus internationaux dédiés à la biodiversité.
Tenants et aboutissants des stratégies relatives à la biodiversité
4Avant même qu’il soit question de biodiversité, les réunions internationales relatives à la protection de la nature sont nombreuses. L’Union internationale pour la conservation de la nature est fondée en 1948. Dès 1980, l’Union mondiale pour la nature (UICN) et le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) élaborent une stratégie mondiale pour la conservation. Deux ans plus tard, une Charte mondiale de la nature est adoptée par l’assemblée générale de l’ONU. En 1987, le PNUE crée deux groupes d’experts sur la biodiversité et les biotechnologies, préfiguration du Groupe de travail ad hoc d’experts en matière juridique et technique qui sera établi en 1990 afin de préparer un nouvel instrument juridique international pour la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique. La Convention sur la diversité biologique (CDB), qui voit le jour en 1992, n’est donc pas une création ex nihilo. Elle s’inscrit dans la continuité de travaux engagés depuis plusieurs décennies par la communauté de naturalistes, écologues et spécialistes du vivant, bientôt rejoints par d’autres experts et acteurs. Elle traduit la manière dont cette communauté élargie envisage les relations hommes-nature, les problèmes qu’elle identifie et formule, et les solutions qu’elle privilégie.
5Cette continuité longue, sur plus d’un demi-siècle, permet de repérer un certain nombre d’invariants et de tendances qui constituent la colonne vertébrale de la pensée stratégique à l’œuvre : une manière relativement stable dans la durée de poser le problème de la biodiversité et de son érosion, et de tenter d’infléchir le mouvement de dégradation à l’œuvre.
Un point de départ systématique : souligner l’importance de la biodiversité
6La première caractéristique de la stratégie en vigueur consiste à souligner combien la biodiversité s’avère importante, en soi et pour les humains. Le préambule de la CDB ouvre d’entrée de jeu sur cette considération :
Les Parties contractantes. Conscientes de la valeur intrinsèque de la diversité biologique et de la valeur de la diversité et de ses éléments constitutifs sur les plans environnemental, génétique, social, économique, scientifique, éducatif, culturel, récréatif et esthétique. Conscientes également de l’importance2 de la diversité biologique pour l’évolution et pour la préservation des systèmes qui entretiennent la biosphère.
7Dans son ouvrage Biodiversity (1992), l’un des pères fondateurs de la notion, le biologiste E. O. Wilson s’emploie avant tout à convaincre que la biodiversité se trouve à la base d’enjeux essentiels pour la poursuite de la vie sur Terre et le bien-être des sociétés humaines. La tendance à mettre en avant les rôles et les bienfaits absolument essentiels de la biodiversité n’a cessé de se renforcer au fil des ans. Une part très significative des recherches scientifiques vise à mieux identifier et révéler ces enjeux. De même, les rapports officiels consacrent de longs développements à souligner l’importance du sujet. Les stratégies locales ou nationales passent obligatoirement par l’exposé de ces rôles, ainsi que les premiers chapitres des ouvrages de vulgarisation sur le sujet. Les travaux du Millennium Ecosystem Assessment (MEA, 2005) consacrent cette tendance. Réunis sous l’égide de l’ONU, quelque 1300 scientifiques et experts issus de 95 pays sont parvenus, à l’issue d’un travail commencé en 2001, à la publication d’un rapport consensuel destiné à « évaluer les conséquences de l’évolution des écosystèmes sur le bien-être de l’homme et établir la base scientifique des actions requises pour un renforcement de la conservation des écosystèmes et de leur exploitation soutenable ». Ce rapport, les notions et les schémas qu’il introduit sont devenus une référence incontournable pour la grande majorité des travaux scientifiques, ainsi que les documents et études officiels (Global Environment Outlook [GEO], rapport Chevassus-au-Louis [2009]) et les politiques publiques relatives à la biodiversité. Il est ainsi devenu habituel de considérer que la biodiversité offre des services et remplit des rôles de première importance : services de support, de régulation, d’approvisionnement et services culturels, les premiers (services de support ou d’entretien) conditionnant largement les trois autres. Chacun de ces services écosystémiques, définis par Daily et al. (1997) comme « benefits supplied to human societies by natural ecosystems »3, est censé contribuer au bien-être des humains, selon des principes et modalités complexes et éventuellement variables (fig.2). Comme le stipule la Stratégie nationale pour la biodiversité (SNDB) 2011- 2020 de la France, « une fonction écologique ne prend la forme d’un service à l’homme que dans la mesure où les pratiques sociales reconnaissent un service comme tel, c’est-à-dire reconnaissent l’utilité de la fonction écologique pour le bien-être humain » (Glossaire, p. 57). La perspective s’avère ainsi nettement anthropocentrique et marquée par une conception très utilitariste de la biodiversité. Il convient toutefois de noter que les experts du MEA, de même qu’à leur suite les auteurs de nombreux rapports officiels, remarquent brièvement et comme pour mémoire que la biodiversité présente aussi une « valeur intrinsèque », notion présente dès la première phrase de la CDB. Cependant, ils n’en font guère de cas et ne la retiennent pas dans les schémas synthétiques qu’ils produisent.
8En définitive, à la question manifestement primordiale : en quoi la biodiversité est-elle importante ?, une réponse relativement stabilisée semble avoir été trouvée. Elle repose sur la délimitation de quatre grands types de services ou de rôles. Les spécialistes du sujet en infèrent que la préservation de la biodiversité correspond bien à un enjeu majeur, tant les services qu’elle offre intéressent et affectent des composantes essentielles du bien-être humain. De là aussi, cette formule récurrente, reprise par tant de rapports et d’experts, selon laquelle la biodiversité constitue « l’assurance-vie du genre humain » : elle doit permettre aux générations futures de s’adapter à des conditions de vie nouvelles, difficiles à anticiper, mais pourtant susceptibles d’advenir. Filant la métaphore économique, certains rapports et documents officiels expriment également cet enjeu en termes de « capital naturel » ou de « capital écologique »4 qu’il convient de ne pas dilapider.
9L’assentiment général trouvé par les travaux du MEA va à son tour précipiter l’avènement d’une autre notion. Depuis quelques années en effet, la notion de valeur (value en anglais) connaît un succès croissant et, avec elle, la tentative d’évaluation monétaire des services rendus par la biodiversité aux humains. Mais alors que la notion de valeur revêt des acceptions très différentes selon le champ disciplinaire considéré, comme s’emploient à le rappeler deux études de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (2012 ; 2013a ; 2013b), les experts du MEA vont de facto occulter cette pluralité de sens. Envisageant la question du déclin de la biodiversité en termes de coûts et de bénéfices (costs and benefits) induits pour la société (MEA, 2005, p. 6), ils forcent une approche de la valeur réduite à ses dimensions économiques et financières. Le processus paraît d’autant plus naturel que le terme « valeur » est celui que retient dès ses premières lignes la CDB (voir citation ci-dessus). Au demeurant, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité se félicite elle-même, dans un rapport intitulé Les valeurs de la biodiversité. Un état des lieux de la recherche française (2012), que « le terme d’évaluation recoupe à la fois le terme anglais d’assessment, qui consiste à rassembler de l’information pour décrire l’état de la biodiversité […], et celui de valuation qui consiste à estimer la valeur économique et monétaire de la biodiversité (évaluation économique) ». De fait, les documents officiels s’accommodent très bien du passage d’un terme (« service écosystémique ») à l’autre (« valeur »). Les quatre catégories de services définies par le MEA s’avèrent en effet parfaitement compatibles avec la classification introduite par l’économie des ressources naturelles qui distingue des valeurs d’usages de valeurs de non-usages ; et, parmi les premières, des valeurs d’usages directs, indirects et d’options ; le tout permettant de définir la « valeur économique totale de la biodiversité ». Ainsi, aux estimations globales de la biodiversité pour « services rendus », produites dès les années 1990 par certains économistes (Costanza, 1997), d’autres estimations ont été proposées récemment, soit à l’échelle globale, soit à l’échelle d’une parcelle avec par exemple le rapport Chevassus-au-Louis (2009) et son chiffre moyen de 980 euros par an obtenu pour un hectare de forêt. En 2014, une nouvelle étude publiée par Costanza et al. proposait une estimation actualisée de la valeur des services écologiques globaux s’élevant à 125000 milliards de dollars par an (contre 33000 milliards en 1997). Ces différentes évaluations sont censées asseoir l’importance de la biodiversité, dans un monde et à une époque où seules les données chiffrées paraissent crédibles et dignes d’intérêt.
L’homme à l’origine d’un appauvrissement considérable de la diversité biologique : les causes identifiées
10Seconde caractéristique de la pensée stratégique à l’œuvre en matière de biodiversité, seconde étape dans le raisonnement habituellement suivi sur le sujet, la formulation d’un diagnostic quant au problème de l’érosion de la biodiversité. Dans le préambule de la CDB, cet aspect arrive très tôt, juste après avoir affirmé que la conservation de la biodiversité constitue une préoccupation commune à l’humanité, et réaffirmé le rôle primordial des États (souverains quant à leurs ressources biologiques et responsables de la conservation de la diversité biologique). Les parties contractantes se déclarent « préoccupées par le fait que la diversité biologique s’appauvrit considérablement par suite des activités de l’homme ».
11L’examen des principaux ouvrages, documents officiels et stratégies gouvernementales ou intergouvernementales révèle une très grande convergence dans le diagnostic formulé à propos de l’érosion de la biodiversité. Ce diagnostic repose sur trois ensembles de considérations :
l’origine anthropique du phénomène relève de l’évidence brute et massive, et ne donne pas lieu à discussion, encore moins à contestation. Elle est énoncée sans ambages, mais la plupart du temps de manière très générique. C’est l’homme, avec ou sans majuscule, comme catégorie abstraite ou comme espèce, qui est en cause – à moins qu’il ne s’agisse des activités humaines au sens large ou bien de telles ou telles activités humaines sectorielles, mais sans qu’il soit question de préciser des opérateurs ou des acteurs précis ;
un ensemble de signes et de preuves mesurables et tangibles atteste l’appauvrissement de la diversité du vivant à l’échelle de la planète et l’amplification sensible du phénomène au cours des dernières décennies. Plusieurs indices permettent d’en rendre compte. Le plus ancien correspond à la liste rouge des espèces menacées établie par l’UICN ; une liste qui ne cesse de s’allonger et qui comportait, fin 2009, plus d’un tiers des quelque 47700 espèces actuellement recensées (un mammifère sur quatre, un oiseau sur huit, un tiers des amphibiens et 70 % des plantes évaluées). Selon les spécialistes, le rythme actuel de disparition des espèces est cent fois plus important que lors des temps géologiques et pourrait connaître une accélération prodigieuse dans les prochaines décennies pour devenir 10000 fois supérieur au taux estimé comme « naturel5 ». L’indice planète vivante (IPV), conçu initialement par le WWF, qui permet de quantifier et de comparer les variations d’abondance de vertébrés à l’échelle d’un pays, d’un biome ou de la planète n’est, dans l’ensemble, guère plus rassurant. De nouveaux éléments à charge devraient venir dans les prochaines années avec la liste rouge des écosystèmes menacés que se propose d’établir l’UICN. Publiés dans la revue Science en juillet 2016 par vingt-trois scientifiques internationaux, les résultats d’une vaste étude statistique (Newbold et al., 2016) effectuée sur la base de 2,38 millions de rapports sur l’état de la faune et de la flore terrestres concluent que « 58 % de la surface terrestre, habitée par 71 % de la population mondiale, connaît une chute de la biodiversité remettant en cause la capacité des écosystèmes à subvenir aux besoins humains6 ». D’ores et déjà, divers travaux et exercices de prospective pronostiquent une aggravation sensible du phénomène dans un avenir proche.
Outre ces différents marqueurs de l’érosion de la biodiversité, les auteurs et les rapports officiels s’emploient généralement à repérer les grandes causes ou origines du phénomène et de son accélération sans précédent. Là aussi, le diagnostic paraît pratiquement stabilisé. Dès 1992 en effet, dans son ouvrage La diversité de la vie, Wilson résume avec force ce que la communauté scientifique pense en la matière : une sixième grande crise d’extinction se prépare, distincte des précédentes par le fait que l’homme en constitue sans aucun doute possible le principal agent7. Plus précisément, les biologistes de la conservation repèrent cinq causes majeures qu’ils regroupent sous l’acronyme anglais HIPPO : destructions d’habitats (Habitat destruction) ; espèces exotiques (Invasive species) ; pollutions ; population (humaine) ; surexploitation des ressources (Overharvesting). Le raisonnement est pratiquement inchangé dans les rapports officiels les plus récents (MEA, 2005 ; Unep, 2007 ; Unep,
2012), si ce n’est que les termes drivers (traduits en français par « forces sous-jacentes ») et pressions remplacent le mot « cause ». En outre, le P de « population », qui désignait ouvertement la menace que représente pour les écosystèmes naturels l’accroissement démographique des humains, a été abandonné pour être remplacé par le changement climatique8. Notons enfin que le chapitre v, intitulé « Biodiversité », du rapport GEO 5 consacre cinq pages à l’exposé de ces différentes pressions, qu’il accompagne de plusieurs courbes d’évolution ; il se conclut par une rubrique intitulée « Additional threats » (« menaces supplémentaires ») qui comporte, pêle-mêle, des facteurs qui se surajoutent aux grandes pressions ou causes habituellement retenues, à savoir : « Artificial illumination, genetically modified organisms, microplastics, nanotechnology, geo-ingineering, and high levels of human appropriation of net primary productivity9. » Avant d’ajouter que les causes du déclin de la biodiversité ne sont toujours pas clairement élucidées pour certains taxons.
12Comme le montre le schéma ci-après (fig. 3), extrait du MAE et rapidement devenu une référence systématique, la recherche des causes de l’érosion de la biodiversité n’en reste pas tout à fait là, puisque les cinq menaces ou pressions principales qui s’exercent sur la biodiversité « sont elles-mêmes sous l’influence d’une gamme de facteurs socio-économiques, notamment la croissance démographique et les augmentations de la consommation mondiale en ressources et en énergie, et l’inégalité associée à de hauts niveaux de consommation par habitant dans les pays développés » (Unep, 2008). Une formule très proche, dans son expression, de ce que Robert Barbault exprimait, en préparation du sommet de la Terre de 2002, dans un rapport établi pour le compte du ministère Affaires étrangères :
Mais, au-delà de ces causes écologiques d’extinction, il est clair que la source première réside dans la croissance de la population humaine et de ses besoins en ressources naturelles. On relèvera, dans cette perspective, comme facteurs amplificateurs : le poids croissant d’un système économique qui ne sait pas prendre en compte l’environnement, le renouvellement des ressources et les intérêts des générations futures ; la mondialisation de l’économie et la réduction consécutive de la gamme de produits provenant de l’agriculture, de la foresterie ou de la pêche ; la prédominance de systèmes législatifs et institutionnels favorisant l’exploitation non durable des ressources ; l’insuffisance des connaissances et de leur application (p. 60).
13Il est remarquable que ces forces indirectes ou motrices, que l’on serait tenté de nommer « causes fondamentales ou profondes », soient mentionnées sans développements significatifs et demeurent très imprécises : quelques lignes au plus dans les rapports, même si elles apparaissent en tant que telles dans le schéma de synthèse. En cela, elles contrastent avec les cinq menaces ou facteurs principaux qui donnent lieu à des caractérisations précises et détaillées, ainsi qu’à une grande richesse de diagrammes, de cartes et de courbes permettant de suivre la progression du phénomène. Le fait qu’elles présentent un caractère général et transversal, non spécifique à la biodiversité, n’y est sans doute pas pour rien. En d’autres termes, l’approche qui tente de remonter la chaîne des causalités afin de mieux cerner l’origine du problème pour lui porter remède atteint rapidement ses limites dans le cas de la biodiversité. Des mesures et des indicateurs permettent effectivement de représenter les cinq grandes pressions considérées comme facteurs directs du déclin de la biodiversité et de suivre leur évolution. En revanche, les origines précises ou les causes premières du problème demeurent extrêmement floues et incertaines. La caractérisation et la quantification des pressions donnent l’illusion d’une bonne compréhension du phénomène et du processus à l’œuvre, mais en réalité, elle n’en rend compte que de manière fort imparfaite.
14En définitive, compte tenu de l’importance que revêt la biodiversité pour le bien-être des humains, se profile, outre la menace d’une sixième crise d’extinction massive de la biodiversité, un risque « d’effondrement » (collapse) pour le genre humain lui-même. Effondrement consécutif aux multiples désordres censés découler de la dégradation ou de l’amenuisement des capacités des écosystèmes à fournir les mêmes services et bienfaits au moment où la population humaine et ses besoins ne cessent de croître. Établie par nos soins, la figure (fig. 4), résume le diagnostic officiel.
Les réponses envisagées
15Après avoir examiné la manière dont est posé le problème de l’érosion de la biodiversité, il convient maintenant d’étudier les caractéristiques de la réponse élaborée par les institutions et les organismes compétents. À cet effet, l’analyse des principaux documents-cadres suggère que l’action engagée peut s’organiser autour de cinq grandes orientations stratégiques. Une récurrence du chiffre cinq, déjà rencontré à deux reprises dans la section précédente (cinq composantes du bien-être humain ; cinq menaces principales) et qui se confirme encore dans l’organisation du plan stratégique (2011-2020) adopté lors de la conférence des parties à Nagoya en octobre 2010, plan qui se décline en vingt sous-objectifs constitutifs de… cinq « buts stratégiques ».
16Les développements suivants passent brièvement en revue chacune de ces cinq grandes orientations stratégiques, en précisent les principaux acteurs et les grandes dates, avant de relever les principales difficultés qu’elles rencontrent selon les documents officiels. Pour les trois premières orientations, un diagramme synoptique répertorie les principales actions au travers desquelles se décline l’orientation générale.
Protéger ~ Restaurer
17Protéger les espèces et les espaces naturels les plus remarquables par des dispositifs juridiques adéquats, les préserver autant que faire se peut des perturbations et des influences que les hommes pourraient leur faire subir constitue, aujourd’hui encore, un pilier, sinon le socle de la lutte contre l’érosion de la biodiversité ; cela forme la voie la plus directe et la plus immédiate pour remédier aux pressions et menaces anthropiques exercées sur les écosystèmes.
18Déjà ancienne, cette orientation n’a cessé de s’affirmer et de s’affiner avec le temps, la conservation de la biodiversité prenant le relais de la protection de la nature et lui donnant un nouveau souffle (fig. 5). Il est habituel de faire coïncider ses débuts avec la création des premiers grands parcs nationaux aux États-Unis, mais des pratiques conservatoires ont assurément existé auparavant, de par le monde. Après d’autres conventions internationales (Ramsar, Cites, convention de Berne), la CDB reconnaît l’importance de cette orientation, notant dès son préambule que « la conservation de la diversité biologique exige essentiellement la conservation in situ des écosystèmes et des habitats naturels, ainsi que le maintien et la reconstitution de populations viables d’espèces dans le milieu naturel » ; l’article 8 de la convention, intitulé « Conservation in situ », prescrit dans ses quatre premiers alinéas l’établissement d’un « système de zones protégées » et promeut la protection des écosystèmes et des habitats naturels, ainsi que le maintien de populations viables d’espèces dans leur milieu naturel. Cette orientation générale est marquée par une formidable accélération à partir des années 1980-1990, au point d’aboutir au classement de plus de 13 % des terres émergées – bien que le degré de protection varie assez sensiblement d’une région du monde à l’autre ; un chiffre que les objectifs d’Aichi prévoient d’augmenter sensiblement pour le porter à 17 % avant la fin de la décennie. Si les espaces marins n’ont pas connu le même mouvement, les objectifs d’Aichi prévoient de corriger cette lacune d’ici 2020. Jusqu’à présent, les aires protégées ont été définies en vertu des espèces ou des biotopes remarquables qu’elles présentaient ; à l’échelle de l’Union européenne, le réseau Natura 2000 en constitue un exemple relativement avancé. Notons enfin que la dégradation de certains biotopes, y compris lorsque ceux-ci ont fait l’objet de dispositifs de protection, s’accompagne de plus en plus de mesures de restauration (rewilding).
19Les principales améliorations envisagées, apparemment très consensuelles, visent à conforter le réseau d’aires protégées en : (1) définissant de nouvelles réserves dans les types de biotopes trop peu représentés à ce jour ; (2) mettant en réseau ces différentes réserves via un système de corridors ; (3) étendant les surfaces de certaines réserves ou faisant en sorte que certains grands biomes, considérés comme des espaces clés de l’écologie planétaire – notamment les grandes ceintures forestières –, fassent l’objet d’une surveillance et d’une protection accrues. Il convient de noter que cette modalité générale, principalement dédiée à ce qu’il est convenu de nommer biodiversité ou nature remarquable ou extraordinaire dans les milieux de la protection de la nature, se double depuis quelques années de l’affirmation croissante de la nécessité de préserver également la biodiversité ordinaire ou commune. Cependant, les objectifs en la matière demeurent très flous et ne s’appuient guère sur des dispositions concrètes.
Valoriser ~ Inciter
20La dimension économique et monétaire de la biodiversité occupe une place significative dans les travaux de préfiguration de la CDB et dans le texte de la convention lui-même, au travers du prisme de la brevetabilité du vivant. Le partage juste et équitable des avantages découlant de l’exploitation des ressources génétiques est l’un des trois grands objectifs de la convention-cadre. Le point est toujours aussi sensible et le succès de la conférence des parties de Nagoya était suspendu à la signature d’un nouveau protocole sur le sujet (protocole APA). Les enjeux économiques et financiers concernent avant tout des gènes et les valorisations biotechnologiques qui peuvent en résulter – et non la biodiversité dans sa pleine acception.
21Ces dernières années, les travaux visant à définir une base économique et monétaire à la biodiversité – au sens large cette fois – ont connu un essor assez considérable. Les différents services distingués par le MEA servent de référentiel pour des travaux d’évaluation économique et monétaire. Ce cadre conceptuel offre plusieurs avantages. Il permet à des spécialistes issus de différentes disciplines de dialoguer sur une base commune et d’élaborer, comme le souligne B. Chevassus-au-Louis, des modèles bioéconomiques. À partir de ces derniers, des valeurs fonctionnelles peuvent être proposées, dont l’intérêt est d’évaluer globalement le fonctionnement de la biodiversité, quand les évaluations, auparavant, ne considéraient, au mieux, que des éléments épars, espèces ou services spécifiques. Les « valeurs » qui en résultent permettent à leur tour d’activer une palette d’outils et de mécanismes économiques présentés comme autant de voies concrètes et opérationnelles, susceptibles d’apporter une réponse efficace aux différentes pressions dont fait l’objet la biodiversité et d’influer sur le comportement des acteurs.
22Accorder un prix et une valeur monétaire à la biodiversité, sanctionner financièrement ou au contraire récompenser financièrement ou rémunérer des acteurs au contact des réalités de terrain constituent ainsi, à tout le moins dans les discussions et dans les imaginaires, une modalité qui gagne en consistance et en force de conviction. Il est essentiel de noter que cette approche repose sur un diagnostic qui n’est pas vraiment formulé dans les documents cadres relatifs à la biodiversité, mais qui n’en reste pas moins extrêmement prégnant dans les cercles économiques et au-delà. Ainsi, quand l’Union européenne commande à l’économiste indien Pavan Sukdev une étude mondiale sur « l’économie des systèmes écologiques de la biodiversité », ce dernier se déclare convaincu « qu’il faut donner un prix à la biodiversité » et « inventer une nouvelle économie dans laquelle le capital [naturel] sera une valeur qu’il faut rémunérer » ; ces affirmations et l’assurance avec laquelle elles sont proférées tiennent au corps doctrinal sur lequel elles s’appuient, à savoir l’économie de l’environnement. Celle-ci stipule en effet que la dégradation des biens environnementaux tient à leur statut de bien public gratuit qui empêche le marché d’internaliser les externalités positives ou négatives qu’elles génèrent. Le remède, potentiellement double, consiste, soit à donner une valeur ou un prix à ce qui n’en a pas aujourd’hui, afin de permettre au marché de jouer pleinement son rôle d’allocataire décentralisé et optimal de ressources (approche pigouvienne) ; soit à attribuer des droits de propriété (approche coasienne). Dans un monde où le langage économique paraît hégémonique et où beaucoup doutent que la biodiversité pour elle-même retienne véritablement l’attention du plus grand nombre, cette manière générale de poser le problème séduit assurément. À titre d’exemple, la stratégie nationale de la biodiversité de la France, établie dans la foulée du protocole de Nagoya, témoigne de la prégnance de l’approche économique de la biodiversité (fig. 6).
23En pratique, des mécanismes de compensation fonctionnent déjà dans de nombreux pays. Introduite par des économistes de l’OCDE à l’orée des années 1990, l’idée de développer des marchés de la biodiversité, à l’instar des marchés carbone, fait son chemin. Des mécanismes visant à rémunérer les acteurs pour service rendu au titre de la biodiversité ont occupé le devant de la scène lors des dernières conférences des parties de la CDB.
Connaître ~ Mobiliser
24Décrire le vivant et comprendre son organisation, partager les connaissances acquises avec le public afin d’éveiller sa prise de conscience et assurer une meilleure prise en compte de la biodiversité dans les actes de chacun sont des objectifs que poursuivent la biologie depuis ses débuts, puis l’écologie scientifique. Les dernières décennies ont connu un essor considérable de l’exploration du monde vivant, ainsi que des recherches en écologie. Les conventions internationales liées à la biodiversité et les documents officiels n’ont cessé d’insister sur la nécessité de poursuivre les recherches scientifiques, alors que les inconnues et les zones d’ombre sont encore nombreuses. Plus encore, le leitmotiv des milieux spécialisés de la conservation de la nature réside en général dans l’affirmation que seul un effort scientifique considérablement accru permettra de trouver des solutions et des réponses efficaces contre l’érosion de la biodiversité. Dans plusieurs stratégies régionales ou nationales en faveur de la biodiversité, la recherche se voit ainsi reconnaître une place de tout premier plan, même si, en pratique, les financements ne suivent pas toujours. Sur le plan international, plusieurs programmes de recherche et d’observation ont vu le jour. Il convient enfin de noter la création officielle en 2012 de l’IPBES, plateforme intergouvernementale d’expertise sur la biodiversité et les services écosystémiques. Présentée comme l’homologue du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), elle en diffère pourtant, dans la mesure où ses statuts, à la demande de certains pays comme le Brésil et la Chine, lui interdisent de formuler des recommandations de politiques publiques aux États membres ; la feuille de route des scientifiques devra être approuvée par consensus entre États membres et viser avant tout à fournir aux gouvernements des évaluations et des scénarios sur l’évolution de la biodiversité mondiale. Dans le domaine de l’éducation et de la sensibilisation du public, il convient de souligner l’importance de l’action des grandes ONG de conservation de la nature ; à noter également l’instauration par l’ONU d’une journée dédiée à la biodiversité. En somme, l’orientation stratégique « Connaître - mobiliser » s’appuie principalement sur la modalité consistant en une plus grande objectivation de la réalité matérielle et scientifique de la biodiversité.
25Les évolutions souhaitées consistent à recommander : (1) une intensification des efforts d’inventaire d’espèces et de recherche sur le fonctionnement des écosystèmes ; (2) des moyens accrus et une place plus importante dans les programmes d’éducation scolaire et de sensibilisation du public à l’importance et aux enjeux de la biodiversité. La conjonction de ces améliorations est censée aboutir à une meilleure mobilisation du plus grand nombre en faveur de la biodiversité (fig. 7).
Produire ~ Consommer autrement
26Si les modes de consommation et de production, en relation avec l’accroissement démographique de la population humaine, sont identifiés comme une pression indirecte, mais forte sur l’état et le devenir de la biodiversité, la définition d’objectifs en la matière s’avère assez récente. Cela s’explique par le fait que le problème de l’érosion du vivant était jusqu’à récemment envisagé avant tout sous l’angle des espèces et des espaces remarquables. Il reste qu’à ouvrir les frontières, à considérer la question de la biodiversité au sens large, en la resituant dans un contexte plus vaste, le problème excède son cadre habituel ; il implique des acteurs, des institutions et des dynamiques étrangers aux préoccupations classiques des spécialistes et des ONG qui se consacrent à la défense du vivant.
27Depuis des années cependant, les ONG tentent de peser sur cette question par deux voies principales. La première passe par des campagnes d’information et de sensibilisation sur les méfaits de certains modes de production et de consommation, à la fois très énergivores, très polluants et donnant lieu à force gaspillages : elles sont destinées au grand public ou ciblent plus précisément le citoyen-consommateur potentiellement responsable qui sommeille en chaque être humain. La seconde fait appel à des dispositifs de certification/labellisation de produits fabriqués à partir de matières premières naturelles (cas des forêts et des produits à base de bois, avec le label FSC10 ; cas des pêcheries et produits de la pêche avec le label MSC11). Cependant, au-delà des ONGE12, un mouvement de fond semble en marche. Dans son plan d’actions stratégiques, l’UICN retient trois grands objectifs, dont « la promotion des dispositifs et mesures basés sur la nature ».
28Le plan d’action stratégique négocié à Nagoya accorde une place non négligeable à des objectifs qui visent à promouvoir des modes de consommation et de production durables : A4 (production et consommation durables) ; B6 (stocks de poissons et d’invertébrés gérés et récoltés d’une manière durable) ; B7 (zones consacrées à l’agriculture, l’aquaculture et la sylviculture gérées de manière durable) ; B8 (réduction de pollution causée par apports nutritifs excédentaires) ; ces « objectifs » demeurent certes généraux, et les dispositions pratiques pour les atteindre sont renvoyées aux institutions et aux acteurs, mais ils témoignent d’une évolution sensible des préoccupations.
Réguler ~ Intégrer
29Dès son origine, les promoteurs de la CDB ambitionnent de créer un cadre stratégique et politique global pour ce qui est considéré comme un « patrimoine commun de l’humanité ». Cependant, le rappel à l’ordre arrive sans tarder avec l’inscription du principe de souveraineté des États, d’une part ; le problème crucial de l’accès et du partage des ressources génétiques, qui oppose de puissants intérêts économiques du Nord aux pays et populations autochtones du Sud, d’autre part. La question de la brevetabilité du vivant et la nécessité d’un cadre de régulation internationale en la matière ne cessent d’occuper une place centrale dans les débats, comme le confirme l’importance qu’a revêtue la négociation du protocole APA à Nagoya.
30Malgré ces limitations et ces fortes contraintes par rapport aux ambitions initiales, la conférence des parties liée à la CDB demeure un lieu sans équivalent d’échanges multilatéraux et d’expression politique de haut niveau. Ce dispositif constitue un puissant stimulant pour l’établissement de stratégies et de politiques dédiées à la biodiversité, aux échelles régionales et nationales :
The CBD requires all members to develop national biodiversity and action plan as the primary mechanism for the implementation of its strategic plan. To date, 172 of the 193 signatory countries have adopted their plans or equivalent instruments (CBD, 2011). The large number of plans is an achievement in itself […] In spite of these achievements, national strategies have not been fully effective in addressing the main drivers of biodiversity loss
Unep, 2012, p. 15613.
31Au demeurant, il convient de noter que les États membres et les agences internationales impliquées dans la protection de la nature ont franchi un cap important lors de la conférence des parties à Nagoya. Ils ont accru la consistance d’une stratégie globale en définissant un ensemble d’objectifs. Au-delà d’une expression politique et d’un projet d’ensemble qui met en cohérence des orientations déjà anciennes et définit des objectifs à atteindre, ce cadre politique pose la question de l’articulation ou de l’intégration des politiques en faveur de la biodiversité avec d’autres politiques publiques. Le problème de la fragmentation des politiques publiques, susceptibles de se contrarier mutuellement et de porter préjudice à la biodiversité, est déjà pointé dans certains paragraphes du MEA et du rapport GEO 5 :
Les actifs naturels seraient mieux protégés avec des efforts coordonnés et transversaux à travers tous les secteurs des gouvernements, des entreprises et des institutions internationales. La productivité écologique dépend maintenant de choix politiques portant notamment sur les investissements, les échanges commerciaux, les subventions, les taxes et la réglementation.
32Plusieurs objectifs retenus à Nagoya visent ainsi à la suppression ou à la réforme des incitations, y compris les subventions, néfastes pour la biodiversité biologique. D’aucuns trouveront peut-être qu’il s’agit de vœux pieux ou que le problème est mal posé puisqu’il porte avant tout sur les grandes politiques publiques quand tant d’autres politiques, stratégies et processus affectent la biodiversité ; cela n’en forme pas moins une évolution remarquable du propos et des ambitions qui mérite d’être soulignée.
Un avenir des plus incertains pour la biodiversité
33Les cinq grandes orientations autour desquelles s’organisent les stratégies relatives à la biodiversité résultent manifestement de la superposition de deux, voire trois grilles de lecture. La première mobilise l’analyse déjà ancienne effectuée par la communauté des écologues, des naturalistes et des biologistes de la conservation ; la deuxième, d’expression plus récente, s’appuie notamment sur le cadre d’analyse proposé par l’économie environnementale, mais n’est pas toujours explicite dans les documents officiels. Certains naturalistes et certains mouvements de défense de l’environnement ont semble-t-il épousé, jusqu’à un certain point, la grille de lecture des économistes ; inversement, ces derniers s’accommodent de l’analyse proposée par les spécialistes de la biodiversité quant aux causes de son déclin. Enfin, faute d’avoir réussi à inverser la tendance à l’érosion du vivant et constatant même plutôt son aggravation dans des régions du monde particulièrement critiques au regard de la biodiversité, experts et États décentrent progressivement leur approche de la biodiversité, pour s’intéresser à des déterminants plus indirects de son appauvrissement. Les objectifs d’Aichi témoignent de cet élargissement du champ de la réflexion, quand ils pointent aussi bien les modes de production et de consommation que les politiques publiques susceptibles d’affecter le devenir de la biodiversité. Deux orientations stratégiques nouvelles ou augmentées en résultent, ainsi que le résume le schéma (fig. 8).
34En 2002, la communauté internationale réunie à Johannesburg s’est donnée pour objectif de réduire la perte de la biodiversité à l’horizon 2010, objectif repris par l’Europe et la France pour leurs espaces de responsabilité. Faute d’avoir atteint cet objectif, la conférence de Nagoya a fixé une nouvelle échéance à l’horizon 2020, avec un objectif encore plus ambitieux, celui d’inverser la tendance à l’érosion de la biodiversité.
35Malgré les efforts de la communauté internationale, les documents officiels aboutissent souvent à un tableau assez sombre quant à l’évolution de la biodiversité dans le monde, et rien ne permet de penser que les objectifs d’Aichi, en dépit d’avancées certaines, vont fondamentalement changer la donne. Parmi différentes références possibles, les scénarios de prospective globale, produits dans le MEA et repris dans le rapport GEO 5 – il est vrai avant la conférence de Nagoya –, donnent le ton (fig. 9) ; ils tablent tous sur une baisse significative de la biodiversité, les principales différences portant sur la rapidité et l’ampleur du phénomène, même et y compris pour les scénarios les plus favorables dans lesquels une réorientation massive des politiques publiques en faveur de l’éducation et de la production des services écosystémiques serait opérée. De surcroît, les rapports se montrent encore plus inquiets, quand ils évoquent, sans s’appesantir toutefois sur la question, la probable existence de points de basculement irréversibles. Dans tous les cas, ils tablent sur une réduction sensible des apports de la biodiversité aux cinq composantes du bien-être humain, par rapport à la situation actuelle.
De sérieuses réserves quant aux modalités d’action retenues
36Les documents officiels et, a fortiori, les stratégies gouvernementales ou intergouvernementales mettent en avant des éléments consensuels, des données, orientations et principes ayant donné lieu à compromis et accord entre les différentes parties signataires. Elles taisent ou ne s’épanchent guère sur les désaccords et les différences d’appréciation. Des spécialistes patentés et des experts reconnus de la biodiversité et de sa gestion expriment pourtant de sérieuses réserves sur ce qui constitue, à l’examen, la modalité dominante ou privilégiée pour chaque grande orientation stratégique. Selon l’angle d’analyse privilégié et la discipline dont elles procèdent, ces critiques s’attachent à des aspects spécifiques et souvent différents. Aussi n’existe-t-il pas, à notre connaissance, de bilan d’ensemble de ces critiques. Sans prétendre réaliser un inventaire exhaustif de ces dernières, les lignes qui suivent tentent d’en dresser un panorama organisé. Pour ce faire, elles repartent des cinq orientations stratégiques identifiées précédemment et de la modalité pratique qu’elles privilégient (fig. 10).
Limites, effets indésirables et revers de la sanctuarisation
37L’orientation générale protéger ~ restaurer s’est principalement traduite jusqu’à présent par une approche visant à soustraire à l’influence humaine des portions d’espaces terrestres et des espèces en raison de leur caractère remarquable. Cette modalité dominante donne lieu à trois formes de mises en cause.
38Au moment même où se négocie la CDB, E.O. Wilson, dans son ouvrage La diversité de la vie (1992) relativise la portée de ce qu’il nomme la stratégie de « l’abri bétonné ». Tout en convenant qu’elle a connu un certain succès aux États-Unis et en Europe, il estime qu’elle s’avère mal adaptée aux pays en développement. Selon lui, il sera difficile de mettre en réserve de vastes espaces tant que des populations importantes n’auront pas de quoi subvenir à leurs besoins. L’ennui étant que c’est précisément dans ces pays que se situe une part majeure de la diversité biologique :
Un paysan péruvien qui coupe la forêt, pour subvenir aux besoins de sa famille […] va abattre plus d’espèces d’arbres qu’il n’en existe dans toute l’Europe. S’il n’y a pas d’autre moyen pour lui de gagner sa vie, les arbres tomberont (p. 331).
39Tout en reconnaissant l’intérêt et la nécessité de l’établissement de parcs, de réserves et de zones protégées, Wilson et, avec lui, beaucoup de naturalistes estiment qu’il ne faut pas non plus surestimer la capacité de cette manière de traiter le problème de la biodiversité. Depuis, un autre phénomène est apparu qui interroge fortement cette approche. Le réchauffement climatique est en effet susceptible d’entraîner à moyen terme, en particulier dans des parties du monde qui présentent une biodiversité élevée, la disparition des espèces, des biotopes ou des paysages qui justifiaient la sanctuarisation de certains espaces.
40Des naturalistes, tel Jean-Claude Génot en France, s’inquiètent des effets pervers de l’orientation générale visant à sauvegarder ce qu’il y a de plus remarquable ou d’extraordinaire dans la nature et la biodiversité. Dans son ouvrage Écologiquement correct ou protection contre nature, il ne craint pas d’affirmer :
La nature est en crise et cette fois, nous les protecteurs de la nature, avons également notre part de responsabilité. En effet, nous nous sommes trop laissé enfermer dans nos réserves naturelles et autres espaces confinés à faire des expériences de « génie écologique » et à aménager la biodiversité, tout heureux d’avoir enfin des lieux d’expression, des moyens techniques et financiers pour notre jardinage écologique et une reconnaissance au sein de la société. Pendant ce temps, à l’extérieur des réserves, les aménageurs détruisent la nature ordinaire, au risque un jour de rendre caduques des réserves isolées dans des milieux surexploités et très appauvris sur le plan biologique. […] En acceptant les réserves, nos « acquis sociaux » gagnés de haute lutte, nous n’avons pas vu que nous acceptions en même temps le principe qui les sous-tend, à savoir la destruction de la nature partout ailleurs
Génot, 1998, p. 9.
41Le naturaliste dénonce ici l’effet paradoxal de la stratégie consistant à mettre la nature et la biodiversité exceptionnelles sous cloche, à savoir une sorte de signal envoyé ou de droit accordé pour dégrader et négliger ailleurs la nature et la biodiversité ordinaires. Effet paradoxal d’autant plus dommageable dans ses conséquences que nombre de travaux scientifiques montrent que l’avenir de la biodiversité remarquable est intimement lié à celui de la biodiversité ordinaire (Foltête et al., 2012). Au demeurant, il convient d’ajouter un autre effet pervers de cette approche, moins fréquemment remarqué, mais que les propos de Laurent Simon évoquent sans ambages :
Alors que la biodiversité remarquable est clairement identifiée, scientifiquement fondée et validée par les experts, la biodiversité ordinaire se laisse plus difficilement appréhender de manière univoque. Alors que la première est cloisonnée et identifiée dans des espaces désignés (parcs, réserves…), la seconde échappe aux découpages spatiaux prédéfinis. Au demeurant, quand l’une est gérée par un acteur unique ou prépondérant, l’autre est investie par une multitude d’acteurs aux aspirations et aux perceptions différenciées. La biodiversité devient alors authentiquement diversité : diversité d’acteurs, de valeurs, de projets, et c’est cette diversité globale qu’il convient de considérer et pas uniquement une diversité écologique
Brédif et Simon, 2014, p. 20-21.
42La biodiversité remarquable ayant largement concentré l’attention de la communauté des naturalistes et écologues, la réflexion sur les outils et les stratégies relatifs à la gestion de la biodiversité ordinaire a été comparativement peu développée ; or les outils conçus pour la première se révèlent peu transposables à la seconde.
43Dernière conséquence – et non des moindres –, la préférence marquée pour la biodiversité remarquable et la stratégie de sanctuarisation des espaces et des espèces qui l’accompagne présente un revers considérable. Elle induit une lecture fixiste ou figée de la biodiversité, assimilée à un donné beaucoup plus qu’à une création continuée ou à un processus en devenir. Le socio-anthropologue André Micoud repère fort bien le problème lorsqu’il distingue deux conceptions antinomiques de la biodiversité, dont l’une, qu’il qualifie de « biocentrique », conduit à une forme de sacralisation de la nature assimilée à la vie :
Loin donc de seulement condamner absolument l’industrialisation et ses outrances, elle est une conception qui, significativement, oublie ce que la biodiversité actuelle (et non pas virtuelle ou mythique) doit, et cela quoiqu’on en veuille, à la multiplicité des cultures et des pratiques humaines qui, au cours des millénaires ont su créer, sélectionner, canaliser du vivant qui est encore utilisable aujourd’hui pour notre plus grand bien
Micoud, 1997, p. 143.
44De même, l’anthropologue Philippe Descola (2008 ; 2011) n’a de cesse de rappeler le rôle déterminant des peuples primitifs dans la diversité actuelle des forêts équatoriales (Amérindiens dans le cas de l’Amazonie, Guinée équatoriale) ; d’où le comble selon lui des politiques de protection de la nature, qu’il n’hésite pas à qualifier de « fondamentalistes », quand elles pratiquent pour des motifs de conservation de la biodiversité l’expulsion des indigènes qui ont pourtant façonné dans la durée longue des siècles, l’exubérante diversité de ces milieux. Ces analyses rejoignent très largement celle de l’agronome, biologiste et généticien Pierre-Henry Gouyon (2013) qui dénonce la stratégie de « mise au frigo » de la biodiversité, magnifiquement symbolisée par le projet de réserve mondiale de semences du Svalbard. L’évolutionniste souligne la triple aberration de ce projet supposé préserver l’ensemble de la biodiversité vivrière de la planète : il met tout d’abord en doute la possibilité de maintenir la capacité de germination des semences dans la longue durée, en particulier pour des espèces tropicales ; il observe que la biodiversité doit d’abord se concevoir comme un processus dynamique au lieu de faire un arrêt sur image sur des espèces considérées comme des entités autonomes et statiques ; enfin, il constate que cela revient à nier que cette formidable biodiversité cultivée résulte du travail de générations de paysans de par le monde, dont il serait préférable d’assurer la survie et la capacité à poursuivre leur ouvrage de sélection/création, plutôt que de les déposséder de leurs terres ou de les contraindre d’une manière ou d’une autre à utiliser des semences standardisées. Tout se passe donc comme si l’accent mis sur la biodiversité remarquable et la stratégie de mise sous cloche qui l’accompagne conduisait à omettre ou à négliger le rôle potentiellement positif des humains et de la diversité des cultures dans l’évolution même de la biodiversité ; comme si seul demeurait l’impact négatif des humains considérés comme des destructeurs invétérés de la beauté du monde et de sa chatoyante diversité.
Limites, effets indésirables et revers de la monétisation
45Après avoir longtemps considéré que la nature et la biodiversité n’avaient pas de prix et représentaient quelque chose de sacré tant elles étaient au fondement même de la vie, les grandes ONG environnementales et nombre d’écologues ont manifestement changé de posture ces dernières années. La nécessité ressentie d’attirer l’attention des humains sur des aspects qu’ils ont trop tendance à ignorer dans un monde régi par le matérialisme l’explique sans doute, ainsi que le suggèrent ces mots de Robert Barbault :
Il est bien clair que ce concept [de service écosystémique], qui fait de la nature une prestatrice de services, fait partie d’une stratégie plus générale qui vise à inscrire les processus écologiques dans le champ de l’économie. Et pourquoi donc ? Pour qu’ils puissent enfin être pris en compte sérieusement par des sociétés humaines apparemment de plus en plus gouvernées par l’économie
Barbault, 2006, p. 193.
46Ce changement de paradigme et la modalité pratique qui lui correspond ne sont cependant pas du goût de tout le monde, ainsi que le confirment de vives mises en garde qui proviennent notamment – le fait n’est pas banal – d’économistes.
47Une première critique consiste à dénoncer le caractère hégémonique de l’approche économique et de ses partisans quand ceux-ci donnent à penser qu’ils détiennent la solution au problème de l’érosion de la biodiversité. L’économiste du développement Alain Karsenty (2009) invite au contraire à la modestie : « Les instruments économiques sont nécessaires pour modifier les choix collectifs, mais n’imaginons pas que leur magie nous permettra de faire l’impasse sur ces remises en question de notre mode de développement. » Avant lui, dans un article où il compare la « morphologie » du problème de la biodiversité à celle du changement climatique, l’économiste Olivier Godard (2005) considère que la complexité même de la biodiversité avec ses trois niveaux d’expression (gènes, espèces et écosystèmes), ses multiples manifestations et les jouissances variées auxquelles elle donne lieu font que « la biodiversité ne paraît pas pouvoir techniquement entrer dans la catégorie économique ou juridique du bien » ; « elle constitue plutôt une propriété émergente qui conditionne ou qualifie des éléments plus directement valorisés par les agents humains et considérés à ce titre comme des ressources, à la manière des ressources génétiques ». Or cette notion de bien, entendue comme « des objets utiles dont la plupart sont appropriés par les agents humains et échangeables entre eux » est absolument consubstantielle à l’approche économique : elle en est la condition fondamentale ou le principe essentiel de sa représentation du monde. Il convient donc de reconnaître, selon lui, qu’en raison de sa nature même, la biodiversité et ce qu’elle recouvre sont un « objet » qui échappe dans une assez large mesure à la représentation du monde de l’économie, donc à une possible gestion économique d’ensemble.
48Différents acteurs pointent les effets pervers de cette approche si elle venait à être systématisée. Dans un ouvrage publié en 1998, les économistes Catherine Aubertin et Franck-Dominique Vivien déploraient déjà que la négociation de la CDB ait conduit à transformer la question de la biodiversité au sens large en marchandage sur les seules ressources génétiques : « La scène où devait s’élaborer un plan d’urgence pour la conservation de la biodiversité représentée comme un patrimoine commun de l’humanité est devenue une chambre d’enregistrement de la création d’un marché de gènes » (Aubertin et Vivien, 1998, p. 81). Par suite, il est à craindre que seuls les entités et les aspects de la biodiversité considérés comme réellement utiles et pouvant donner lieu à transaction fassent l’objet d’une valorisation économique. Le passage par les services écosystémiques constitue déjà une forme de réductionnisme relevé par le rapport Chevassus-au-Louis (2009), ne serait-ce qu’en raison du caractère fondamentalement contingent de l’économie, qui demeure totalement tributaire des sociétés humaines en place, de leurs préférences et de leurs rapports actuels à la nature et au vivant. De surcroît, comme le soulignent trois chercheurs du Cirad – Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement – (Barnaud, Antona et Marzin, 2011), la notion de service écosystémique, dont le succès foudroyant tient beaucoup à son apparence de simplicité, de cohérence et de stabilité, comporte en réalité de nombreuses incertitudes ; incertitudes scientifiques, dans la mesure où il s’avère souvent difficile d’établir un lien de cause à effet entre l’état d’un écosystème et la fourniture d’un service ; incertitudes sociétales ensuite, qui tiennent à l’existence de perceptions différentes quant aux services eux-mêmes et au rôle des humains dans la production de ceux-ci. Enfin, la difficulté d’évaluer les valeurs de non-usage – Bernard Chevassus-au-Louis n’hésite pas à dire que « l’économie ne fonctionne pas à ce sujet », de même que pour les aspects de long terme – a tout lieu d’aboutir à une forme de réductionnisme encore plus poussée, où seuls certains services seront réellement monétarisés. Ce qui, de facto, conduit à une approche totalement parcellisée et fragmentaire des écosystèmes et de la biodiversité, alors qu’était tout au contraire posée la question des interactions entre échelles, entre composantes et dimensions, soit, in fine, de la totalité et de l’unité. Moins fréquemment exposé, un autre effet pervers réside dans le fait que cette approche risque de transformer les écosystèmes et la gestion des services écosystémiques en activité marchande ; à terme, certains craignent ainsi que le grand capital et les firmes transnationales investissent le sujet et en fassent une activité économique et un produit financier à part entière (par exemple, Feydel et Bonneuil, 2015), avec la prétention d’offrir, pour un coût raisonnable, une qualité de service supérieure. Un résultat qui serait totalement paradoxal, alors que nombre de gestionnaires traditionnels du vivant contribuent gratuitement à la gestion durable des écosystèmes et le font en vertu même de cette gratuité qui donne du sens à leur engagement ; une réalité qui semble malheureusement déjà en marche, si l’on en juge par les effets d’aubaine et les comportements de type « carbon-cow-boys » engendrés par le programme Redd (Reducing Emissions from Deforestation and Forest Degradation), tout le long de la ceinture forestière équatoriale. Ces craintes s’expriment fort bien dans un article intitulé « Nagoya mon amour… La nature est à vendre ! », publié sur la toile par Michel Tarrier, entomologiste, naturaliste passionné et militant écologiste :
En ôtant toute approche spirituelle, immatérielle, contemplative et respectueuse de la Nature, en la valorisant prosaïquement et économiquement, celle-ci ne sera plus qu’un produit marchand. L’avènement d’un PIB vert permettra donc aux banksters et à leurs disciples d’acheter, de vendre, de louer sans vergogne une barrière de corail ou tout écosystème terrestre ou marin. Combien une barrière de corail ? Combien cette forêt, cette savane, cette lande, ce lac, ce bout de littoral, cette montagne et leurs hôtes (Tarrier, 2010) ?
49Il faut enfin compter avec une dernière objection qui se retrouve aussi bien sous la plume de naturalistes convaincus, de poètes et de paysans, que d’économistes, de philosophes et de moralistes en lutte avec les fondamentaux du néolibéralisme actuel. À leurs yeux, la quête du profit et du tarif se heurte à la nature même de la vie. La tentative d’une estimation économique et monétaire du vivant achoppe sur une omission majeure : la vie n’a pas de prix. Plus encore, comme le dirait René Passet, la logique des choses mortes (l’économie) n’est pas celle du vivant. L’approche économique risque de faire oublier que l’enjeu ne se réduit pas à assurer la pérennité d’un ensemble de services nécessaires au bien-être humain. Il s’agit plutôt de permettre à la vie comme processus évolutif et créatif de poursuivre son aventure terrestre et cosmique – dimension totalement oubliée dans le tableau récapitulatif des quatre grands ensembles de services écosystémiques, alors même qu’écologues, biologistes et naturalistes ne cessent de clamer, depuis les débuts de leurs disciplines que les écosystèmes et la biodiversité constituent le siège et/ou le creuset de l’évolution. Ce processus passe assurément par l’homme, mais l’homme n’en constitue pas pour autant sa seule justification ni sa seule condition de pérennité. Et c’est précisément parce qu’ils sont profondément conscients de la place prépondérante, bien que fragile, qu’ils occupent aujourd’hui dans ce processus, que de nombreux humains trouvent le sel de leur existence et œuvrent chaque jour, pour la vie elle-même et pour les générations futures, à l’embellissement du monde et à la préservation de la nature et de la biodiversité. En d’autres termes, comme le souligne la philosophe Virginie Maris (2010), la « biodiversité- - comme-processus » ne se réduit certainement pas à des questions d’utilité, elle excède de beaucoup des valeurs strictement instrumentales. Elle renvoie à des principes de responsabilité, de morale et d’éthique, qui invitent l’humain à redéfinir sa place dans le monde et dans le fleuve du vivant ; des principes qui, loin de restreindre le champ de son agir, constituent davantage les garants d’une vie bonne et riche de sens.
Limites, effets indésirables et revers de la primauté donnée à l’objectivation
50Les stratégies et les documents officiels ne cessent de souligner que les zones d’ombre sont encore nombreuses dans la connaissance de la biodiversité, le grand nombre d’espèces toujours à découvrir, à répertorier et à décrire, étant en soi un bon indicateur de la tâche immense qui reste à accomplir. Faut-il pour autant prétendre, comme cela se pratique classiquement, que seule une plus grande connaissance scientifique de la biodiversité permettra de lutter avec efficacité contre son déclin ? Différents spécialistes et experts récusent ce raccourci, surtout quand il devient l’un des principes directeurs des stratégies et politiques publiques en faveur de la biodiversité. Trois ordres de critiques se distinguent :
51Des écologues et des naturalistes font tout d’abord remarquer qu’au rythme actuel où sont décrites les espèces nouvelles, des décennies, sinon des siècles, seront nécessaires afin d’achever le travail de description des seules espèces. Quant à la compréhension des interactions entre espèces et entre échelles, le chantier s’avère encore plus considérable ; or le temps est compté. D’autres spécialistes observent que l’humanité n’a jamais disposé d’autant de connaissances scientifiques sur le vivant, ce qui ne suffit visiblement pas à inverser la tendance à sa dégradation. Dans tous les cas, et sans qu’il s’agisse de remettre en question la nécessité d’une poursuite active de la recherche scientifique dans ces domaines, ces personnes suggèrent de relativiser la proposition selon laquelle la solution passera par davantage de science. Elle leur paraît à la fois naïve et déformante, dans la mesure où elle présente la science de la biodiversité comme une institution monolithique, alors qu’elle s’avère plurielle, la complexité même de l’objet biodiversité se traduisant par une grande variété d’approches disciplinaires, de concepts et de méthodes d’investigation. En outre, la complexité intrinsèque à la biodiversité oblige aussi à reconnaître qu’il n’est pas aisé de convertir le savoir scientifique au sujet de la biodiversité en politique publique. Ce qu’un ancien administrateur de la Ligue pour la protection des oiseaux, Bertrand Alliot, exprime avec beaucoup de vigueur :
Pour un État, concevoir une politique qui sert la biodiversité est aussi complexe que la recherche, pour un enseignant, d’un programme adapté à une classe unique. Pis, la conservation de certaines espèces peut s’opposer à la survie d’une autre. Mais la complexité n’est pas à son comble : la biodiversité, c’est aussi la diversité écologique (des milieux) et la variabilité génétique ! Résultat : les politiques conçues à partir d’un tel concept globalisant ne peuvent être que des usines à gaz. […]. Ce n’est pas la vision de ces politiques embarrassantes qui nous alarme, bien qu’elle ne clarifie pas l’action publique, mais l’effet inévitable de cette rationalisation de la nature, conduisant à la confiscation et à la monopolisation du débat par la caste des experts
Alliot, 2005.
52Ainsi que le suggère la fin de la citation, la primauté donnée à la dimension intrinsèque, matérielle et biologique de la biodiversité n’est pas sans conséquences fâcheuses. Réduite à sa dimension d’objet, réifiée, la biodiversité n’est envisagée que très marginalement comme un fait social, donc construit, se situant plutôt entre nature et culture. Tout ce qui relève de la relation des acteurs à la biodiversité étant considéré comme relevant de la pure subjectivité, donc relatif et discutable, n’est pas vraiment pris au sérieux dans les instances officielles. En conséquence, l’effort de recherche en matière de biodiversité est incomparablement plus développé du côté des sciences de la nature que du côté des sciences de l’homme et de la société. Les dotations des programmes de recherche privilégient nettement les premières, de même que la composition de l’IPBES brille par la sous-représentation des sciences sociales. E.O. Wilson n’a donc pas été entendu quand il estimait, dès 1992, que les défis posés par la biodiversité rendaient nécessaires de réaliser un formidable effort de coopération et de synthèse entre les sciences de la vie et les sciences humaines – rapprochement qu’il proposait alors de nommer « consilience ». En outre, cette inclination générale a de lourdes conséquences dans la définition des politiques publiques. Désireuses de s’appuyer sur une base scientifique aussi stable qu’universelle, celles-ci vont avant tout retenir le référentiel proposé par les sciences de la nature – d’autant que les sciences sociales, de leur côté, ne parviendront pas à parler des acteurs autrement qu’en termes de « valeurs », de « savoirs profanes » ou encore de « perceptions et de représentations », aspects dont il sera toujours possible de relativiser la portée en raison de leur caractère contingent, spécifique et toujours contestable. En conséquence, les politiques publiques n’accordent en général qu’une très faible importance aux relations des acteurs à la biodiversité, surtout quand cette dernière est envisagée comme un impératif catégorique au regard des engagements internationaux du pays. Jusqu’à ce que ces politiques rencontrent l’incompréhension, l’indifférence ou le rejet brutal et massif des populations concernées. Ces réactions seront alors interprétées comme un manque de communication ou un déficit de sensibilisation ou de conscience écologique qu’il s’agira de corriger par davantage de sensibilisation et d’éducation, en espérant que les jeunes générations, plus conscientes des enjeux, sauront se mobiliser de manière plus significative.
53L’emphase mise sur la biodiversité remarquable a conduit à négliger la biodiversité ordinaire, de même que l’accent placé sur la dimension intrinsèque de la biodiversité conduit à négliger les relations des acteurs à la biodiversité. Dans son célèbre Almanach d’un comté des sables, Aldo Leopold ne manquait pas de souligner combien les relations de certains acteurs au vivant pouvaient être denses et fortes, notamment chez des gestionnaires de milieux naturels. Depuis, des travaux d’anthropologie (Descola, 2008), de sciences politiques et de géographie (Brédif, Simon et Valenzisi, 2017) s’attachent à montrer que les relations d’acteurs de terrain à différentes manifestations du vivant s’avèrent bien réelles. Elles correspondent à des motivations extrêmement profondes et riches, ouvrant sur une forte implication de certains acteurs en faveur de la biodiversité, justifiée par des motifs utilitaires, mais aussi éthiques, esthétiques, identitaires… La philosophie ou l’éthique du care se vérifie aussi dans le domaine de la biodiversité et oblige à réviser la formulation classique du problème de la biodiversité. En appelant à une réconciliation de l’homme considéré dans sa globalité avec la nature (Rosenzweig, 2003 ; Fleury et Prévot-Julliard, 2012), des spécialistes de la biodiversité ne se contentent pas de propager une image déformée de la réalité, ils se privent de leviers d’action considérables. Ils font reposer la lutte contre l’érosion de la biodiversité sur la seule connaissance de cette dernière et la définition d’outils et de mécanismes généraux de sanction ou d’incitation, supposés seuls à même de faire « évoluer les mentalités », au lieu de s’appuyer sur les très nombreux acteurs et gestionnaires du vivant, déjà mobilisés ou susceptibles de le devenir pour contribuer activement à sa prise en charge. La globalisation simplificatrice du problème aboutit à négliger les énergies individuelles et collectives disposées à agir, pour ne retenir que les effets de système, les mécanismes pernicieux et les puissances destructrices ; en somme, à oublier qu’outre la connaissance et la prise de conscience, la motivation et l’engagement volontaire ne sont pas moins à l’origine des plus belles conquêtes de l’humanité. Le terme même de motivation est introuvable dans les stratégies officielles de la biodiversité, que celles-ci soient d’expression internationale, européenne ou nationale (cas de la France).
Limites, effets indésirables et revers d’une technicisation excessive
54Au-delà des pressions directes sur la biodiversité, les documents officiels mettent en cause des forces sous-jacentes, inhérentes à l’accroissement démographique et aux modes de consommation et de production dommageables pour l’environnement. Faire évoluer ceux-ci dans un sens plus favorable à la biodiversité devient un enjeu stratégique à part entière, perceptible dans les objectifs d’Aichi. Cependant, l’option majoritairement retenue consiste à privilégier la voie technicienne, c’est-à-dire à rechercher des modèles et des systèmes techniques, supposés en soi plus soutenables que ceux classiquement pratiqués, voire intrinsèquement vertueux. En l’occurrence, c’est le caractère exclusif de la modalité dominante qui est contesté, non son intérêt propre, ni a fortiori l’orientation stratégique plus générale – Produire ~ consommer autrement – dans laquelle elle s’inscrit. Des limites, des effets pervers et des lacunes afférentes à ce choix en résultent :
55Différents spécialistes font tout d’abord remarquer que si des marges d’amélioration existent très certainement pour augmenter la productivité de systèmes agraires et forestiers tout en respectant davantage les milieux naturels, s’il est sans doute possible de réduire le gaspillage alimentaire et énergétique, des recherches approfondies s’imposent encore pour mettre au point des alternatives techniques véritablement crédibles. Depuis plusieurs décennies, des avancées considérables ont été accomplies, dont témoignent l’évolution des techniques employées, le développement des énergies renouvelables ou encore de modes culturaux alternatifs ; mais les changements prennent du temps, alors que les besoins par ailleurs ne cessent de croître. Il faut en outre compter avec un autre phénomène : des inerties existent, des freins et des résistances liés aux autres systèmes techniques dominants ralentissent, voire contrarient la diffusion de certains modèles techniques ayant pourtant fait leur preuve. De sorte que, même avec des réponses techniques éprouvées, les changements ne s’opèrent pas aussi vite qu’on pourrait l’espérer, car des intérêts sont en jeu, des stratégies s’affrontent et s’opposent à la diffusion rapide de certaines innovations. Par exemple, les financements publics en matière d’énergie renouvelable ou encore d’agriculture biologique ont longtemps été dérisoires comparativement à ceux accordés aux industries pétrolière et nucléaire ou encore à l’agriculture intensive. L’humanité dans son ensemble s’avère encore largement dépendante des énergies fossiles, et ne semble pas prête à rompre ce cordon ombilical comme le montre l’épisode des huiles et gaz de schistes. Or cette dépendance est synonyme de productivisme, de consumérisme, le maître mot étant la croissance sans fin, économique et démographique. Plus encore que l’inadaptation des systèmes techniques, c’est donc l’idéologie sous-jacente et le projet prométhéen qui l’accompagne qui sont en cause. De sorte que la capacité de la réponse technique à changer sensiblement la donne en matière de modes de consommation et de production s’avère sans doute plus limitée qu’on ne le prétend souvent, même si cette modalité mérite évidemment d’être soutenue et encouragée.
56Comme le soulignent plusieurs auteurs, la préférence marquée pour les modèles et les solutions techniques présente également des effets pervers. Ces dernières années, le succès rapide de certaines plantes, pour des raisons diététiques, nutritives ou énergétiques, a conduit au développement considérable des surfaces mises en cultures. Même lorsqu’elles sont conduites selon des principes d’agriculture biologique ou d’agriculture douce, l’engouement spectaculaire pour certaines cultures comme le quinoa ou l’avocatier a pu conduire à des formes d’uniformisation des systèmes culturaux ou à des défrichements de forêts primaires, afin de répondre à la demande des consommateurs de pays occidentaux. Le modèle technique, bien qu’a priori plus satisfaisant en soi, peut finalement aboutir, à une échelle supérieure et en quelque sorte par excès de réussite, à une forme d’hégémonie et de destruction de la diversité, soit le but exactement opposé à celui qui était initialement recherché. Des effets paradoxaux analogues sont observés avec le développement des procédures de certification/labellisation de produits, notamment forestiers. Les cahiers des charges de bonne gestion des ressources forestières ou halieutiques, surtout lorsqu’ils impliquent de grands donneurs d’ordre, peuvent conduire à une telle standardisation des modes de gestion qu’ils s’avèrent contreproductifs au regard de la diversité biologique. En outre, ils peuvent rendre les conditions d’accès des petits producteurs à ces marchés plus difficiles : le coût des démarches de certification/labellisation, la nécessité de vérifier un cahier des charges sur de petites surfaces cultivées peuvent favoriser les grands producteurs, mieux à même de répercuter les charges supplémentaires induites et les adaptations imposées par la mise en conformité avec les normes. La baisse de la diversité provient cette fois de la marginalisation de tous les petits acteurs qui, ne pouvant facilement entrer dans les exigences nouvellement imposées par les grands donneurs d’ordre internationaux, perdent des sources de rentabilité nécessaires au maintien de leur activité. Cette question des normes suggère que la domination, voire l’hégémonie de certains modes de consommation et de production pourtant peu favorables à la biodiversité s’expliquent au moins autant par la force de certains processus économiques, juridiques, politiques et stratégiques que par la valeur intrinsèque des systèmes techniques sur lesquels ils paraissent reposer. Or, braquer principalement le projecteur sur les systèmes techniques revient à laisser dans l’ombre cette question des processus, assurément difficile à faire émerger, car elle implique des institutions, des modes d’action et de gouvernance ancrés dans les pratiques, des réseaux d’influence et des puissances économiques et financières. Il s’ensuit que la croyance en l’existence d’une panacée technique, et la recherche désespérée de celle-ci, pourrait s’interpréter comme une sorte de solution de facilité, qui détourne l’attention d’un espace de questionnement certes délicat, mais indispensable à affronter.
57Mettre pareillement l’accent sur le caractère intrinsèquement vertueux des systèmes et modèles techniques fait oublier que le problème se joue aussi ailleurs, sur un tout autre terrain, celui des relations entre acteurs et de leur capacité à s’engager ensemble pour un autre projet que celui imposé par la logique du marché et des rapports de force. C’est précisément ce que donne à voir le développement des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap), du commerce équitable, des logiciels libres, de l’économie solidaire… Ces différentes formes de consommation/production alternatives supposent une recomposition des relations sociales autour d’objectifs partagés et négociés de plein gré entre les membres des communautés concernées. Le modèle alternatif ne perce que s’il est précédé ou concomitant d’un véritable projet de société qui remet en son cœur des valeurs humaines et des choix proprement politiques. La question de la biodiversité est irréductible à sa dimension technique. En dernier ressort, il s’agira toujours d’une question politique : aucun critère scientifique ne permettra de juger préférable, dans l’absolu, une forêt à une prairie, une grenouille arboricole à un oiseau de plaine, une cigale à une fourmi. De même, la passion tenace pour la définition d’indicateurs de biodiversité « objectifs », afin de trouver un critère de choix parfaitement neutre entre différentes options possibles, constitue-t-elle un excellent marqueur du chemin qui reste à parcourir pour que la dimension proprement politique ou projective de la biodiversité ne soit pas systématiquement tronquée.
Limites, effets indésirables et revers d’un excès de globalisation
58Au motif que l’érosion de la biodiversité constitue une menace globale (au sens de planétaire ou mondiale) pour l’humanité, il est classiquement recommandé de concevoir une réponse de même ampleur, seule à même de conjurer le mal. Est-ce à dire en revanche que la stratégie globale qui en résulte doive avant tout être établie par des acteurs globaux, privilégier des instruments et des principes eux-mêmes globaux, et se concentrer sur les seules composantes directes de la biodiversité (stratégie dédiée) ? Ces fondamentaux qui caractérisent la stratégie officielle correspondent en vérité à des choix et des préférences méthodologiques ou circonstancielles. Ceux-ci sont sérieusement mis en doute par différents experts, ce qui ne signifie pas pour autant, le point est d’importance, que la possibilité et l’intérêt d’une stratégie globale pour la biodiversité soient contestés, bien au contraire.
59Le mode actuel d’établissement d’une stratégie pour la biodiversité se heurte tout d’abord à des limites fondamentales, inhérentes à la nature même de la matière considérée. À cet égard, une comparaison avec l’autre grand problème global que constitue le changement climatique s’avère édifiante. Ainsi, Olivier Godard déclare :
Il est d’ailleurs douteux que l’idée de biodiversité planétaire ait la même consistance, c’est-à-dire fasse preuve du même niveau d’intégration et d’interdépendance, que celle du climat planétaire : d’un point de vue fonctionnel, la biodiversité s’exprime de façon privilégiée à des niveaux très nettement infra-planétaires, étant très dépendante des caractéristiques physiques et géographiques particulières distribuées sur la planète.
60Avant d’ajouter :
À la différence du climat, l’avancée d’une problématique gestionnaire pour la biodiversité est freinée par l’absence d’un équivalent général qui permettrait de comparer l’incidence des innombrables actions humaines qui l’affecte : d’un côté les cibles sont diverses et ne parviennent pas à se totaliser d’une manière convaincante […] ; de l’autre côté les actions humaines agissent sur la biodiversité à travers de multiples influences, le plus souvent assez indirectes
Godard 2005, p. 7.
61Si l’économiste en conclut « [qu’] un système de régulation économique comme celui défini à Kyoto pour le climat, qui a pu s’étayer sur l’équivalent général CO2 comme mesure universelle et comme vecteur central de l’articulation des actions locales et des enjeux planétaires, n’a pas de pendant dans le domaine de la biodiversité », la portée du propos vaut plus généralement. Difficile, en effet, avec une matière aussi multiple et complexe, d’espérer concevoir une stratégie globale et descendante. Une autre limite majeure tient à ce qu’Henry Ollagnon nomme le caractère transappropriatif de la qualité du vivant, et de la biodiversité en particulier. Selon lui, la qualité de la biodiversité se joue pour une large part « dans, mais aussi au travers et au-delà des boîtes d’appropriation et de responsabilité, publiques et privées ». Pourtant, comme le notent les auteurs de l’ouvrage Les enjeux de la biodiversité (Aubertin et Vivien, 1998), la distinction public-privé organise totalement la manière dont sont pensées les stratégies globales pour la biodiversité. La CDB pose comme principe fondamental le caractère souverain des États au sujet de la biodiversité. Les débats et les protocoles relatifs à l’accès et au partage des ressources génétiques s’appuient sur une régulation publique de droits privés. Le politiste Daniel Compagnon (2008) en déduit que « l’approche en termes de bien commun ou de bien public mondial est difficilement applicable à la biodiversité, tant celle-ci est revendiquée par les États au titre de la souveraineté sur leur territoire et appropriée par l’industrie dans une logique de marché globalisé ». Il existe ainsi un paradoxe entre le cadre de pensée des travaux et stratégies officiels, entièrement déterminé par cette coupure public-privé qui fragmente et sépare, alors que la question de la biodiversité renvoie obligatoirement aux interactions et aux influences croisées qui se jouent des frontières administratives, juridiques, économiques et techniques. « Eppur si muove ! » Et pourtant, le vivant circule !
62Des conséquences fâcheuses découlent de cette approche outrancièrement globalisante. Les acteurs, parties à la discussion et à la négociation du cadre stratégique, sont en effet pour l’essentiel des acteurs globaux : des États via leurs administrations compétentes ; des organismes internationaux spécialisés sur la biodiversité (UICN, PNUE) ; de grandes ONG de rang mondial (WWF, Friends of the Earth…) ; des firmes de stature internationale impliquées dans le domaine des biotechnologies et des ressources naturelles ; des universitaires et des scientifiques de stature internationale ; de manière plus marginale, des représentants de peuples autochtones. Ces différents acteurs globaux posent le problème de manière globale, usant de lunettes, de mots et de concepts globaux, et privilégiant des principes, des instruments et des logiques globales, sans toujours s’en apercevoir d’ailleurs. Il s’ensuit tout d’abord que les autres niveaux d’actions, les petits acteurs, les petites communautés et les territoires, l’extrême variété des situations et des problèmes ne sont pas à proprement parler pris en compte et reconnus pour l’importance qu’ils revêtent au regard du problème considéré. Les textes officiels n’en parlent pas et les ignorent la plupart du temps, à moins qu’ils ne les considèrent comme de simples exécutants des stratégies globales. Cet universalisme excessif se double d’une forme d’impérialisme quand on réalise, comme le révèle l’anthropologue Philippe Descola, que « les politiques de protection de la nature véhiculent en fait l’ontologie naturaliste propre à l’Occident, étendant au domaine des valeurs humaines des principes généraux appliqués à l’origine au seul monde matériel » (Descola, 2008, p. 8-9) ; de là, aussi, l’effet paradoxal qui conduit, en raison d’une survalorisation de la dimension intrinsèque de la biodiversité, à l’éviction de populations autochtones qui nouent pourtant des relations patrimoniales très fortes avec la nature et constituent par leur présence le meilleur rempart contre le braconnage sauvage, même si cet écueil, de mieux en mieux identifié, tend à être corrigé. Outre la marginalisation d’une multitude de petits acteurs pourtant potentiellement concernés et déjà mobilisés par la question de la biodiversité, un second effet pervers des caractéristiques actuelles de l’approche stratégique de la biodiversité réside dans le fait qu’il n’est pas propice à une responsabilisation plus large de la société à l’égard de cette question. Aussi globales soient-elles dans leurs intentions, les stratégies pour la biodiversité n’en demeurent pas moins des stratégies dédiées. Les textes ont beau revendiquer une « mobilisation générale », les plans d’actions qu’elles définissent demeurent sectoriels. Beaucoup d’acteurs et nombre de politiques publiques s’intéressent d’autant moins à la question de la biodiversité que d’autres acteurs se montrent très impliqués par le sujet et qu’une stratégie spécifique a été définie.
63En privilégiant une approche universaliste de la biodiversité, avec tout l’héritage conceptuel et même cosmogonique que cela suppose – notamment la coupure privé-public, mais aussi celle opérée entre nature et culture – un oubli ou une carence considérable apparaît. Le caractère de « patrimoine commun » de la biodiversité est au mieux négligé, au pire sacrifié. Comme le souligne avec force Henry Ollagnon :
Cette notion de patrimoine permet de mettre en lumière les processus de circulation, d’intégration et de qualification de l’énergie humaine en son sein, à travers cette relation double « d’usage et de prise en charge » du monde par l’homme. Chaque groupe humain durablement constitué prend en charge le monde selon une combinaison patrimoniale singulière, constituée de titulaires individuels (un acteur « individu », un élément, une relation patrimoniale appropriative), de titulaires collectifs (un acteur « collectivité », un élément, une relation appropriative) et de titulaires communs (plusieurs co-acteurs, formant un « quasi-acteur » du point de vue de l’élément, dans le cadre d’une relation transappropriative, par une rencontre, une communication et un engagement facilités…)
Ollagnon, 2003, p. 35.
64La dimension du commun n’est donc en aucun cas exclusive des champs d’appropriation publics et privés. Mieux, elle les conforte, en s’intéressant à des aspects de la biodiversité qui leur échappent et risquent in fine de les déstabiliser. Ollagnon aboutit à l’idée que « la prise en charge de la biodiversité, res nullius, comme d’une réalité gratuite traversant les propriétés privées et publiques, relève ainsi de celle d’un “patrimoine commun” à la fois local, au plus proche de réalités naturelles, et vertical, entre les différents niveaux d’organisation de l’humanité, du local au planétaire ». Une perspective qui n’est pas sans rappeler celle proposée par Philippe Descola, consistant à substituer au naturalisme dominant qui tend à traiter les non-humains comme des sujets une « objectivation d’un projet de connexion entre le macrocosme et le microcosme dont seules les civilisations analogiques, où qu’elles se soient développées, ont pu laisser des traces » (Descola, 2008, p. 10). Cela revient à promouvoir une nouvelle approche de la biodiversité, celle-ci ne relevant plus seulement d’un impératif catégorique, mais bel et bien d’un dessein commun, partagé et négocié entre acteurs opérant à différentes échelles d’action et de responsabilité.
65La figure (fig. 11) récapitule l’ensemble des critiques et mises en cause évoquées dans les pages précédentes, en les reclassant en fonction des grandes orientations stratégiques.
Vers une reformulation du problème
66Dans un texte publié à l’occasion du sommet de la Terre de Johannesburg, Robert Barbault (2002) souligne que la notion de biodiversité ne se borne pas au constat, à la portée de chacun, de la diversité du vivant. Elle constitue selon lui le marqueur de deux ruptures épistémologiques importantes. La première consiste à reconnaître l’interdépendance fondamentale entre les trois principaux compartiments du vivant, classiquement traités par des spécialistes différents, que sont la variabilité génétique (généticiens), la diversité des espèces (systématiciens) et la diversité fonctionnelle ou écologique (écologues). La seconde rupture tient au fait que « le concept de biodiversité n’appartient pas aux seuls biologistes » : négociée dans le contexte du premier sommet de la Terre, la CDB se situe d’emblée au carrefour de multiples enjeux, logiques et conflits d’intérêts que tente d’accorder la notion de développement durable.
67Les ruptures ne s’arrêtent pas là cependant. Parties prenantes à la CDB, négociateurs assidus et observateurs conviennent que plusieurs paliers décisifs ont été franchis au cours de la jeune histoire de ladite convention. Des sauts significatifs ont été effectués au regard des conceptions classiques et dominantes des milieux de protection de la nature, mobilisés au premier chef par la protection d’espèces remarquables dans des réserves dédiées. Ainsi, d’une conférence des parties à l’autre, et avant même d’atteindre les avancées notables de la conférence de Nagoya, plusieurs évolutions sensibles ont été entérinées : reconnaissance de l’importance d’une connectivité biologique et fonctionnelle entre espaces protégés (COP 5, 2000) ; nécessité de protéger l’ensemble de la biodiversité, y compris la plus ordinaire (COP 7, 2004) ; objectif confirmé deux ans plus tard, en adjoignant le niveau génétique (COP 8, 2006)…
68Malgré ces avancées, les critiques demeurent vives et des mises en cause assez fondamentales se font jour. Elles se révèlent pleinement à la croisée de l’éclairage qu’apporte une caractérisation des grands principes, programmes et actions définis et mis en œuvre au titre de la CDB (première section de ce chapitre) et de la lumière que produit l’examen des limites, effets paradoxaux et revers des modalités stratégiques retenues, tels que les expriment différents spécialistes du sujet (deuxième section). Si les cinq grandes orientations ou axes stratégiques trouvent un assez large assentiment, il en va tout autrement quant aux modalités d’action privilégiées pour tenter de concrétiser ces orientations. Le reclassement des critiques auquel nous avons procédé suggère que le problème tient à ce que, pour chaque orientation, une modalité d’action spécifique accapare l’essentiel de l’attention et des moyens. Le surinvestissement de cette modalité revient à privilégier une dimension sur les deux que comporte chaque grand défi posé par la biodiversité ; il délaisse un autre aspect, non moins important, mais sans doute plus difficile à traiter de prime abord, tant il dépend d’acteurs et de facteurs nombreux, qui excèdent le domaine réservé de la biodiversité.
69L’approche qui en résulte tend à survaloriser une modalité d’action au détriment de l’autre : les limites, les effets paradoxaux et les revers peuvent ainsi s’interpréter comme trois grandes classes de manifestations ou de symptômes qui traduisent l’instabilité fondamentale de chaque orientation stratégique, quand elle ne parvient pas à s’appuyer conjointement sur les deux modalités différentes mais complémentaires qui la constituent. Le mécanisme se reproduisant pour les cinq grandes orientations stratégiques identifiées, il aboutit à une stratégie de la biodiversité qui présente un degré élevé d’incertitude et de fragilité, car elle fait l’impasse sur des dimensions importantes et n’a finalement guère de prise sur des réalités essentielles ou se prive de leviers d’action et d’engagement cardinaux.
70En retour, cela invite à considérer à nouveaux frais la manière dont le problème du recul de la diversité du vivant est posé. Les correspondances établies à la fin de la première section entre causes du problème et orientations stratégiques doivent être repensées. En effet, s’il apparaît préférable d’appréhender chaque orientation stratégique comme une dialectique entre deux modalités différentes mais complémentaires, c’est qu’elle répond à un défi ou à un problème par nature intrinsèquement double. Derrière chaque orientation stratégique se cache en fait une tension entre deux composantes ou polarités ; le maintien entre elles d’un juste équilibre ou la recherche entre elles d’une bonne dialectique n’étant ni automatique ni simple à réaliser, cela en fait un problème de fond ou un défi fondamental à relever. Finalement, tout se passe comme si, à l’ambivalence constitutive ou structurelle des cinq grands défis que pose la biodiversité devaient correspondre des orientations stratégiques capables de maintenir l’équilibre entre deux modalités différentes et parfois antagonistes bien que fondamentalement indissociables et complémentaires. Non pas un équilibre stable ou statique, mais un équilibre dynamique et adaptatif qui n’est pas sans donner à réfléchir quand il apparaît que pour certains écologues et biologistes, la logique du vivant se caractérise précisément par un principe d’équilibre dynamique14.
Sous l’orientation stratégique « Protéger ~ Restaurer », il convient en effet de reconnaître la difficulté de penser conjointement biodiversité remarquable et biodiversité ordinaire ; cela demande d’envisager la biodiversité actuelle, aussi bien comme un patrimoine ou comme un héritage qu’il s’agit de préserver, que comme un processus dynamique de création continuée, qu’il s’agit de faire perdurer. Or, pour chacune de ces finalités, les acteurs concernés, les instruments et les moyens utiles à mobiliser ne sont en aucun cas les mêmes, d’où la difficulté fondamentale de cette orientation.
Sous l’orientation stratégique « Valoriser ~ Inciter », il s’agit assurément de trouver une réponse au statut de res nullius ou de « bien libre et gratuit » de la biodiversité, mais sans pour autant que cela passe nécessairement et exclusivement par une monétarisation, qui risque fort de se limiter in fine aux seuls services et usages marchands. Ici aussi, le défi consiste à tenir l’équilibre entre valeurs d’usages et désirs de prise en charge, entre finalités marchandes et non marchandes, entre rémunération et d’autres formes d’encouragements ou de reconnaissance compatibles avec l’engagement libre, volontaire et désintéressé qui fonde la relation de beaucoup d’acteurs à la biodiversité et qui trouve sa source dans la conviction intime qu’avec la biodiversité, c’est la poursuite du mouvement de la vie qui est en jeu.
Sous l’orientation « Connaître ~ Mobiliser », il importe de reconnaître l’ambivalence fondamentale de la notion de biodiversité, qui procède à la fois de la nature et de la culture. En conséquence, il s’agit d’attacher autant d’importance aux dimensions intrinsèques de la biodiversité (sa ou ses composantes biologiques et matérielles) qu’aux dimensions relationnelles (les relations que les acteurs nouent avec la biodiversité selon les contextes et les cultures). Penser conjointement ces deux dimensions s’avère absolument indispensable, afin de concevoir des politiques de la biodiversité qui soient véritablement appropriées et durables.
Sous l’orientation « Produire ~ Consommer autrement », il faut comprendre que les « drivers indirects » du problème de l’érosion de la biodiversité tiennent autant à des déficiences et des carences dans les systèmes techniques qu’à des déficits et des retards dans la capacité d’expression de projets politiques. En définitive, œuvrer à la redéfinition des modes de consommation et de production suppose aussi bien la mise au point de systèmes techniques plus performants et moins dommageables pour l’environnement que l’établissement de nouveaux accords entre acteurs, à différentes échelles d’action, au travers desquels la biodiversité sera mieux prise en compte.
Sous l’orientation « Intégrer ~ Articuler », il est possible de retrouver la dialectique entre appropriation et patrimoine commun qui traverse la question de la biodiversité. Comment conforter à la fois les acteurs dans leurs champs de responsabilité et d’action privés et publics tout en leur permettant d’explorer le champ de l’agir en commun, seul à même d’appréhender correctement le caractère fondamentalement transappropriatif de la biodiversité et d’assurer un pilotage des nombreuses interactions qui influent sur son devenir, tel est l’un des grands enjeux ou défis du sujet.
71Ainsi portés au grand jour, ces cinq grands enjeux ou défis renouvellent la lecture du problème de l’érosion de la biodiversité. Les cinq menaces classiquement identifiées demeurent, mais elles apparaissent moins comme d’authentiques causes du problème que comme des conséquences ou des manifestations de défis ou de difficultés supérieures, d’autant moins résolues qu’elles ne sont pas à proprement parler explicitées. Ces défis s’avèrent en outre nettement plus concrets et problématisés que ne l’étaient les « drivers indirects » des textes officiels. Mieux circonscrit et défini, le problème est ainsi moins insaisissable, moins flou. D’autant qu’une nouvelle figuration peut être tentée, plus synthétique et plus unifiée que celles habituellement proposées (fig. 12). En effet, la répétition du motif en cinq composantes non hiérarchisées – cinq constituants du bien-être humain ; cinq menaces ; cinq défis ou difficultés supplémentaires ; cinq grandes orientations stratégiques ; cinq buts stratégiques définis à Aichi15 – appelle la forme du pentagone. Dans le rapport GEO 5 (Unep, 2012), et avant lui dans le MEA (2005, p. 15), cette figure géométrique est utilisée pour disposer les cinq composantes du bien-être humain et schématiser comment ce dernier est affecté selon les différents scénarios de prospective relatifs à l’évolution de la biodiversité.
72Cette récurrence du chiffre cinq invite aussi à se demander si la caractérisation habituelle de l’importance de la biodiversité, autour des quatre pôles ou catégories définies par le MEA, ne comporte pas une lacune. En effet, depuis l’origine de leurs disciplines, écologues, biologistes et naturalistes ne cessent de souligner que les écosystèmes et la biodiversité forment le siège et/ou le creuset des processus évolutifs liés au vivant. L’un des grands biologistes du xxe siècle, Ernst Mayr, parle même « d’innovations évolutives » (1998, p. 185) pour qualifier le processus de création d’espèces nouvelles (spéciation) et les conditions spécifiques de son apparition dans une population isolée, située à la périphérie de l’aire de distribution d’une espèce et soumise à un changement majeur de contexte écologique ; une théorie émise dès 1954, perfectionnée en 1972 par Niles Eldredge et Stephen Jay Gould pour former la théorie des équilibres ponctués. Or, cette fonction si importante, cette caractéristique majeure de poursuite de la vie comme processus évolutif et créatif n’apparaît pas en tant que telle dans les synthèses relatives aux services écologiques16. Ni de manière explicite (aucune rubrique ou sous-rubrique n’en mentionnant le principe), ni de manière implicite ; elle ne saurait pourtant s’apparenter à des services de régulation et il serait très réducteur de vouloir la ranger sous le vocable de support ou d’entretien, puisqu’il s’agit en réalité d’un véritable processus de création de nouveaux gènes, d’espèces, de relations entre êtres vivants, voire de complexes vivants d’ordre supérieur. C’est pourquoi, il paraît justifié d’ajouter aux quatre grandes fonctions distinguées dans le schéma classique (supporting, provisioning, regulating, cultural), une cinquième fonction creating (création). Il y a même lieu de penser que c’est cette fonction que tente maladroitement de traduire la notion de « valeur intrinsèque » que les textes et les analyses véhiculent, sans pour autant savoir qu’en faire. Faut-il interpréter cette omission massive comme une autocensure de la communauté scientifique, par crainte de faire le jeu des chantres du design intelligent ? Ou bien est-ce la perspective nettement anthropocentriste et utilitariste du MEA qui peut rendre compte de cette absence majeure ?
73En cherchant à réunir, dans une même forme, l’ensemble de ces aspects – plutôt que de les présenter dans des cadres distincts reliés entre eux par des flèches censées désigner des interactions faibles ou fortes (voir fig. 2 et 3, en début de chapitre) – la figuration obtenue favorise une approche globale et unifiée de la biodiversité. Elle évite d’accorder une importance excessive à certaines « causes » ou « explications », qui ne sont finalement qu’apparentes ou de surface, et invite plutôt à considérer les défis fondamentaux qu’il importe de relever. Des défis, encore très mal reconnus dans leur formulation globale et dont les éléments constitutifs demeurent dispersés dans les rapports et les publications. Situation qui s’explique finalement assez bien, dans la mesure où ces défis supérieurs recouvrent des aspects qui sont portés par des communautés distinctes d’acteurs et de profils disciplinaires, de sorte qu’ils n’ont pas fait l’objet d’une mise en commun et encore moins d’une validation étendue à l’ensemble des spécialistes concernés par la biodiversité ; en d’autres termes, ces défis et les aspects complexes qu’ils recouvrent ne font pas encore partie du plus petit commun dénominateur, tant et si bien que les documents officiels les tiennent encore à l’écart du cadre général de réflexion. Tout au plus peut-on considérer que le premier défi, qui demande d’envisager conjointement biodiversité remarquable et biodiversité ordinaire, tend à devenir une évidence de plus en plus partagée ; pour le reste, c’est-à-dire pour les quatre autres défis, les expertises sont encore trop éclatées au sein de communautés d’acteurs disparates pour que s’opère l’intégration nécessaire à leur expression.
74Finalement, il s’agit moins de produire une nouvelle chaîne de causalité ou de substituer une analyse du problème à une autre que d’élargir et d’enrichir le référentiel de lecture du problème afin d’en mieux discerner la nature et les caractéristiques fondamentales. Les proximités apparentes entre certains éléments de ce schéma suggèrent assurément des rapprochements et des continuités. Il est cependant préférable d’envisager cette forme dans sa globalité qu’au travers de relations trop spécifiques entre certaines composantes.
75Ainsi posée, la question de la biodiversité, de ses enjeux et de son évolution prend une forme non moins préoccupante, mais plus lisible. Il apparaît nettement qu’il s’agit d’un problème qui concerne et implique, de facto, la totalité des humains et l’ensemble de leurs artefacts selon des interactions aussi complexes que diverses. Il devient manifeste que l’avenir de la biodiversité peut difficilement se penser de manière autonome et sectorielle, même si la définition d’aires protégées demeure un pilier essentiel de sa préservation. L’approche dédiée donne assurément des résultats significatifs, mais elle n’a guère de prise sur nombre d’acteurs, de processus et d’aspects qui pèsent, d’une manière ou d’une autre, sur le devenir de la biodiversité, jusques et y compris sur les manifestations les plus remarquables de cette dernière, qui, récemment encore, paraissaient soustraites à l’influence des êtres humains. Toute la question étant alors de savoir comment faire pour que la biodiversité devienne effectivement l’affaire de tous et de chacun, et non seulement celle des spécialistes et des experts ; plus précisément, comment s’assurer que de nombreux acteurs et décideurs, de prime abord peu concernés et impliqués dans la préservation de la biodiversité contribuent de manière accrue, réfléchie et motivée au pilotage de la qualité de celle-ci. La complexité du problème resurgit.
76Cela projette en retour une lumière nouvelle sur le mode opératoire qui prévaut dans les travaux et processus internationaux consacrés à la biodiversité.
77Ceux-ci mobilisent finalement un nombre fort limité d’agences onusiennes et de grands acteurs, celles et ceux qui placent généralement la question de la nature et de sa préservation au cœur de leurs préoccupations et de leurs stratégies : institutions internationales dévolues à l’étude et à la défense de l’environnement ; biologistes, écologues et naturalistes ; grandes ONG de protection de la nature ; de façon plus marginale au regard des effectifs considérés, économistes et autres chercheurs en sciences sociales ; plus récemment aussi, grandes entreprises et collectivités territoriales. En d’autres termes, la question de la biodiversité entendue comme « grande cause environnementale » demeure pour une large part une affaire de spécialistes ; elle peine à recruter au-delà du cercle des initiés et des inconditionnels de la protection de la nature. De surcroît, le débat est structuré à un niveau très général, et s’appuie pour une large part sur des recommandations d’experts rompus aux processus internationaux, néanmoins tributaires de leurs grilles de lecture. Ceux-ci recommandent des cadres d’actions fondés principalement sur les sciences de la nature, les sciences économiques et le droit, disciplines et outils qui privilégient la partie maîtrisable du problème car relativement isolable de tout contexte : physique et matérialiste ; technico-scientifique ; compatible avec les mécanismes de marché ; inscrite dans les limites de la propriété individuelle ou collective. La partie complexe du problème, qui implique de facto de nombreux acteurs et facteurs, et excède le champ spécifique ou dédié de la biodiversité, leur échappe dans une assez large mesure.
78Il en résulte une approche très descendante dans la conception et la mise en place des politiques et mesures en faveur de la biodiversité. Une approche qui ignore assez complètement l’individu, les acteurs de terrain, la diversité des territoires et des situations, les processus socio-économiques complexes, les conditions d’une prise en charge en patrimoine commun… au profit d’un cadre de pensée et d’action très universalisant, dont rien ne prouve qu’il suffise à relever les défis considérables qu’impose la question de la biodiversité. Il est douteux que la création de l’IPBES permette de corriger la situation. Cette plateforme reconduit en effet la préséance donnée aux sciences de la nature et aux économistes de l’environnement ; les critiques et les élargissements de perspective qui émanent d’experts d’autres disciplines ont donc peu de grandes chances d’être entendus et de venir enrichir la lecture globale du problème de la biodiversité, à tout le moins dans la configuration actuelle de cette institution.
Bilan : de l’érosion au pilotage de la biodiversité
79Dès 1992, une convention internationale issue du sommet de la Terre de Rio a reconnu le rôle essentiel de la diversité biologique. Depuis, la thématique de la biodiversité n’a cessé de gagner en importance, au point d’être régulièrement élevée, au même titre que le changement climatique, au rang de « problème global majeur ». Accompagnant le processus international de négociation de la CDB, des programmes de recherches et des groupes d’experts internationaux ont formulé un diagnostic relativement stabilisé au sujet de l’état de la biodiversité dans le monde. Ce diagnostic souligne combien les « services écosystémiques » liés à la biodiversité s’avèrent cruciaux au regard des « différentes composantes du bien-être humain ». Concurremment, de graves menaces, directes et indirectes, pèsent sur la biodiversité, si bien que de nombreux spécialistes estiment qu’une sixième grande crise d’extinction se profile. À cet égard, les experts s’accordent généralement à dire que les sociétés humaines sont confrontées à un risque majeur de dégradation sensible des services écosystémiques et du bien-être humain qui en dépend.
80En dépit de son intérêt, de la richesse des études sur lesquels il s’appuie et du large consensus qui l’entoure, ce diagnostic, à l’examen, n’en présente pas moins de sérieuses faiblesses. Si les causes directes de l’érosion de la biodiversité sont précisément identifiées, la réflexion sur les forces motrices sous-jacentes se révèle nettement moins convaincante ; elle tend à se perdre dans des considérations très générales, telles que la pression démographique excessive, la faible prise en compte de l’environnement dans les mécanismes économiques, ou bien encore les perturbations induites par les activités humaines dans leur sens le plus large. La relation entre les éléments de diagnostic et les stratégies d’actions retenues procède visiblement de considérations autres que celles qui proviennent du diagnostic lui-même. Quoi qu’il en soit, une véritable dynamique existe autour de la CDB ; sa dixième conférence des parties, en particulier, a constitué un tournant, marqué par l’établissement du protocole de Nagoya et la définition d’un plan d’actions stratégique connu sous le nom d’objectifs d’Aichi. À l’examen des textes, des préconisations des rapports officiels et des grands dispositifs et outils classiquement retenus pour enrayer le déclin de la biodiversité, il est possible de dégager cinq grandes orientations stratégiques, qui se déclinent, majoritairement, selon une modalité d’action préférentielle. Au fil du temps, la batterie d’instruments s’étoffe et s’enrichit, ce qui témoigne d’une indéniable vitalité du processus international et d’une riposte organisée face à l’érosion planétaire de la biodiversité.
81Cependant, une surprise de taille attend celui qui ne se satisfait pas de la parole lissée des rapports internationaux et du consensus apparent des stratégies officielles relatives à la biodiversité. En effet, des chercheurs et des spécialistes reconnus expriment des réserves et parfois des mises en cause sérieuses, directes ou indirectes, quant aux modalités d’action retenues pour juguler le déclin de la biodiversité. À notre connaissance, ces critiques plus ou moins fortes demeurent fragmentées et disparates ; elles sont portées par des communautés disciplinaires diverses, qui interagissent d’autant moins qu’elles s’intéressent à des aspects variés de la gestion de la biodiversité ; de sorte que, faute de bilan ou de panorama d’ensemble, ces critiques n’obtiennent pas toujours l’attention qu’elles mériteraient. En faisant l’effort de recenser, sans prétention à l’exhaustivité, ces diverses critiques, et en essayant de les organiser, la répétition d’une même structure critique se donne à voir. En première analyse, il apparaît que les protestations ne portent pas tant sur les grandes orientations stratégiques, que sur la modalité d’action qu’elles privilégient ; elles peuvent donc s’interpréter comme une mise en cause de cette modalité, moins pour ce qu’elle est que par ce qu’elle exclut, à savoir une autre modalité non moins importante, qui permettrait de corriger ou de contenir les excès, les effets indésirables et les omissions inhérentes aux formes d’actions habituellement privilégiées. À un second niveau d’analyse, elles suggèrent que le diagnostic officiel au sujet de la biodiversité, sur lequel se fondent, au moins pour partie, les grandes orientations stratégiques, retient avant tout les dimensions matérielles et objectives du problème – la biodiversité en tant que telle, envisagée comme réalité intrinsèque – mais passe relativement sous silence les dimensions subjectives, relationnelles, culturelles, éthiques et politiques du sujet. En réintégrant ces dimensions négligées, une reformulation plus complète ou plus intégrale du problème de l’érosion de la biodiversité paraît possible.
82En procédant de cette manière, en reclassant l’ensemble des critiques et des mises en cause que nous avons pu identifier, une forme apparaît autour de la récurrence du chiffre cinq (cinq composantes du bien-être humain ; cinq menaces directes ; cinq grandes orientations stratégiques ; cinq rôles de la biodiversité…). Une forme qui semble caractéristique du problème de l’ érosion de la biodiversité, et lui est en quelque sorte consubstantielle. Une forme qui invite à penser l’enjeu de la biodiversité et de sa gestion comme un ensemble d’équilibres dynamiques se déployant autour de cinq axes ou composantes stratégiques, qu’il s’agit de piloter conjointement.
83Cette reformulation ne fournit pas de solutions toutes faites. En revanche, elle constitue un cadre plus satisfaisant, car plus complet et plus intégrateur, pour appréhender globalement17 le problème de l’érosion de la biodiversité et de sa gestion. A contrario, malgré ses éclairages et ses indiscutables apports, le cadrage universaliste de la question de la biodiversité et de sa gestion actuellement en vigueur, dans les enceintes internationales et dans les stratégies officielles, ne parvient manifestement pas à prendre en compte des dimensions essentielles du sujet.
Notes de bas de page
1 La notion de « stratégie globale » s’impose toujours plus dans les processus internationaux consacrés à la biodiversité, du fait qu’il s’agit d’une question ou d’un problème considéré comme éminemment « global ». Elle convoque manifestement les deux acceptions du terme « global », l’une provenant plutôt du monde anglo-saxon, tandis que l’autre hérite de la tradition française. L’ambiguïté demeure cependant, car le terme est souvent employé sans définition précise. Une « stratégie globale » ambitionne donc à la fois de s’intéresser à un problème planétaire ou mondial (le global des Anglo-Saxons qui renvoie au globe terrestre) et de le considérer dans son intégralité ou comme un tout (le « global » francophone qui correspond plutôt en langue anglaise au terme holistic).
2 Les termes en italique de ce paragraphe sont soulignés par l’auteur.
3 Littéralement : « Avantages fournis aux sociétés humaines par les écosystèmes naturels »
4 Combinant les deux notions, le document établissant la stratégie officielle de l’Union européenne en matière de biodiversité s’intitule justement « Our Life Insurance, Our Natural Capital : An EU Biodiversity Strategy to 2020 ». Dans la Stratégie française de la biodiversité 2011-2020, la notion de capital écologique est définie dans les termes suivants : « Ressources telles que minéraux, plantes, animaux, air de la biosphère terrestre, vus comme moyens de production de biens et services écosystémiques […]. Le capital écologique est l’un des cinq capitaux mobilisés pour la production de richesse, les quatre autres étant le capital humain, le capital financier, le capital social et le capital physique » (SNB, Glossaire, p. 56).
5 À noter cependant que selon He et Hubbell, auteurs d’une étude publiée en mai 2011 dans la revue Nature, le rythme d’extinction des espèces serait en réalité deux fois moindre que celui habituellement pris en compte.
6 L’analyse porte sur 39123 espèces réparties sur 18659 sites terrestres, d’où cette appréciation de Pierre-Henry Gouyon : « La force de cette nouvelle étude réside surtout dans la méthodologie employée et l’échelle globale qu’elle utilise. » Au demeurant, son originalité provient aussi de ce qu’elle prend en compte l’abondance des différentes espèces, ce qui permet de mettre en lumière le phénomène de défaunation (la réduction du nombre d’individus au sein d’une même espèce).
7 Parmi d’autres, une étude publiée en 2014 dans Science par Dirzo interprète la défaunation comme un signe avant-coureur d’une nouvelle extinction de masse, placée cette fois sous l’enseigne de l’Anthropocène.
8 Dans une section intitulée « Des pressions qui menacent la biodiversité », la Stratégie nationale pour la biodiversité 2011-2020 reprend très exactement ces cinq sources de dégradation, auxquelles elle juge bon d’en ajouter une sixième : « La diminution d’activités humaines, notamment agricoles, conduit souvent à une banalisation des paysages et de la biodiversité » (p. 14).
9 « L’éclairage artificiel, les organismes génétiquement modifiés, les microplastiques, les nanotechnologies, la géo-ingénierie et des niveaux élevés d’appropriation par l’homme de la productivité primaire nette. »
10 Forest Stewardship Council.
11 Marine Stewardship Council.
12 Organisations non gouvernementales environnementales.
13 « La CDB exige de tous ses membres qu’ils élaborent un plan d’action national en faveur de la biodiversité, qui constitue le principal mécanisme de mise en œuvre de son plan stratégique. À ce jour, 172 des 193 pays signataires ont adopté leurs plans ou des instruments équivalents (CDB, 2011). Le grand nombre de plans est une réussite en soi […] Malgré ces réalisations, les stratégies nationales n’ont pas été pleinement efficaces pour lutter contre les principaux facteurs de perte de la biodiversité. »
14 C’est notamment ce qu’exprime le biologiste et généticien P.-H. Gouyon qui recourt volontiers à la métaphore du conducteur de vélo pour expliquer cette notion d’équilibre dynamique. Une notion que biologistes et écologues n’accueillent pas toujours favorablement tant ils ont appris à se méfier de la notion d’équilibre, assimilée à celle de stabilité – après l’avoir portée au pinacle de leurs conceptions avec, notamment, la notion de climax ; aussi préfèrent-ils, en général, envisager la vie comme un « système dynamique ».
15 Ajoutons que dans son ouvrage Philosophie de la biodiversité (2010), Virginie Maris croit pouvoir distinguer cinq principes moraux au fondement de la protection de la biodiversité : principes d’autonomie, de responsabilité, de bienveillance, d’humilité et de diversité.
16 En participant à la conférence « Le défi sociétal de la biodiversité » organisée le 19 février 2014 par la Conférence des présidents d’université au Muséum national d’histoire naturelle, Richard Joffre, directeur de recherche au CNRS, devait confirmer ce point lors d’une brève allocution intitulée « Écosystèmes et services écosystémiques ». Après avoir présenté brièvement les quatre catégories de services écosystémiques, il estimait que deux grands écueils ou deux grands absents marquaient ce classement : « Ils ne se placent pas dans une perspective évolutionniste » ; « Les interactions y sont largement absentes. »
17 Globalement devant ici s’entendre en première instance dans le sens français de « dans son ensemble, dans sa totalité ».
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