« Témoin contre la barbarie »
Les combats de Jacques Ancel (1938-1946)
p. 315-330
Texte intégral
1« Savant actif, excellent professeur et martyr de l’occupation allemande » : ainsi le spécialiste de la Tchécoslovaquie et de la Russie Alfred Fichelle rend-il hommage à Jacques Ancel [Illustration 1], trois ans après sa disparition (Fichelle, 1946, p. 287). Victime du conflit, « mort après une longue détention dans le camp de concentration de Drancy » (Gottmann, 1946, p. 81 ; Perpillou, 1946, p. 51), l’historien Lucien Febvre écrit de lui : « [Il] ne s’est pas mis à l’abri. Il a fait front. Les Allemands l’ont jeté en prison. Il en est mort » (1945b, p. 147- 148). Autant chez Perpillou que chez Gottmann, ce décès, à l’âge de soixante ans, est présenté comme une perte considérable pour la communauté disciplinaire : Ancel est bien mort en géographe. Mais en quoi fut-il précisément « un martyr » comme l’affirme Fichelle ? Ne peut-on pas également parler dans son cas de combat, voire de résistance ? Si les circonstances de cette disparition ont été récemment décrites avec précision (Clout, 2015 ; Louis, 2015), il s’agit de lui donner du sens, tant du point de vue de son itinéraire personnel et professionnel que par rapport au contexte de l’occupation allemande et du régime de Vichy. On essaiera donc ici de décrire le « cas Ancel » pendant les « années noires », la montée des périls puis les combats, militaires et idéologiques, entre 1938 et 1943, de manière non seulement à enrichir la connaissance que l’on a de sa biographie, déjà bien établie (Specklin, 1979 ; Péchoux et Sivignon, 1996 ; Louis, 2015) et pouvant être affinée, mais aussi à révéler par là même la complexité d’une situation de crise personnelle et collective, celle de la géographie française en Seconde Guerre mondiale.
Entre géographie politique, géopolitique et slavistique : une reconnaissance ambiguë
2Pour Ancel, la consécration académique vient sur le tard, à l’âge de cinquante-six ans1 : « La chaire d’histoire et civilisation des peuples slaves étant devenue vacante, [il] eut l’honneur de succéder le 1er mai 1938 à l’éminent historien qu’était Louis Eisenmann [1869-1937]. […] Il était alors dans la pleine maturité de son talent, et ses cours à l’Institut des hautes études internationales étaient suivis par de nombreux étudiants » (Fichelle, 1946, p. 286). Le 1er janvier 1939, un décret du ministère de l’Éducation nationale lui confère le titre de professeur sans chaire en tant que maître de conférences à la faculté des lettres de l’université de Paris, « chargé en cette qualité du service de la chaire d’histoire et de civilisation des Slaves2 ». C’est donc en tant que balkanologue et slaviste, auteur d’une thèse d’État sur la Macédoine en 1930 et de nombreuses études sur les Balkans (Sivignon, 1999 ; 2005 ; 2015 ; Ginsburger, 2015a), qu’il trouve sa place dans l’enseignement supérieur. Si ce n’est certes pas en tant que géographe (Guillorel, 1990, p. 7), il est donc erroné de dire qu’il « n’eut jamais la moindre position professionnelle dans l’université française » (Sanguin, 2013). Le voici enfin titulaire en Sorbonne3.
3En plus de cette promotion tardive mais réelle, son œuvre cherchant « à concilier vidalisme et géopolitique » et à construire une « contre-Geopolitik » (Louis, 2019, p. 87-104) commence à trouver un réel écho. Géopolitique est publié en 1936 : issu de ses cours à l’Institut des hautes études internationales (Ancel, 1936a), cet ouvrage est, malgré sa relative brièveté (120 pages in-16), salué par exemple dans la revue de géographie scolaire L’information géographique, par René Clozier, alors professeur au lycée parisien Saint-Louis, comme « une remarquable mise au point » (Clozier, 1936, p. 46), et connaît un véritable succès de librairie, avec cinq éditions en deux ans. En 1938, la publication du premier tome de son Manuel géographique de politique européenne, consacré à l’Europe centrale (Ancel, 1936b) est remarquée par Yves Chataigneau dans les Annales de géographie (Chataigneau, 1938). Spécialiste de la Yougoslavie, actif dans les milieux diplomatiques mais encore bien présent parmi les géographes universitaires (Peurey, 2015), il écrit ainsi :
[Ancel] a entrepris la publication d’un manuel de géographie politique européenne à l’usage du public cultivé désireux d’être renseigné sur les conditions naturelles des relations internationales. Dès le premier volume, il a singulièrement dépassé cet objet, et il s’est élevé jusqu’à une conception nouvelle de la géographie et de l’évolution politique en cours. […] Il était particulièrement qualifié pour présenter le tableau de la partie de l’Europe dont l’évolution a été la plus rapide au cours du xixe et du xxe siècle. C’est en effet aux pays danubiens et balkaniques qu’il a consacré ses travaux géographiques antérieurs. C’est de leur étude qu’il a dégagé les principes originaux de la géographie politique.
Au déterminisme physique et au nationalisme politique [des Allemands] […], Jacques Ancel oppose la conception française d’une science attachée à préciser des aires de civilisation et de combinaisons de genres de vie, ferments de coagulations nationales. […] Puisse ce bref compte-rendu faire comprendre que le livre de Jacques Ancel est à lire et à méditer. Nous estimons, en outre, qu’il vient d’ouvrir un domaine nouveau à la science géographique française, entre la géographie humaine de Vidal de La Blache et la géographie sociologique de Siegfried.
4Ce compte-rendu louangeur, qui le place à l’égal de Paul Vidal de La Blache et d’André Siegfried, a dû être fortement apprécié par Ancel, qui publie d’ailleurs quelques notes dans la revue parisienne, en particulier sur la Grèce (Ancel, 1938a). La même année, il fait également paraître une Géographie des frontières (Ancel, 1938b), que Siegfried préface par une lettre très élogieuse, écrite à la demande de l’auteur et où il vante sa « compétence certaine, basée sur toute une vie d’enquêtes, de travail et d’observation ». Il ajoute :
Le sujet [des frontières] est dangereux pour un savant, car il est pénétré de passions politiques, tout encombré d’arrière-pensées. […] On croit parler géographie, et l’on rencontre ces grands tenants allemands de la géopolitique, dont vous saluez sans doute la valeur intellectuelle, mais dont vous savez aussi dénoncer les buts politiques, incompatibles à vrai dire avec le véritable esprit scientifique
Siegfried, 1938, p. vii.
5Ancel est donc ici crédité d’une objectivité savante supérieure à celle des Allemands, fondée sur une réelle observation du terrain (Ginsburger, 2015d), mais aussi sur une réflexion de géographie politique présentée comme apolitique et impartiale. Cependant, Albert Demangeon écrit un compte-rendu beaucoup plus sévère du même livre, publié post mortem :
Il y a dans ce livre […] une idée juste, qu’on rencontre souvent répétée, qui n’est pas assez fortement étayée par des exemples concrets et étudiés, mais qui est une heureuse réaction contre les excès de la notion des frontières naturelles : l’idée que la frontière ne se fixe pas sur des obstacles matériels qui en feraient comme un mur de défense, mais que, au contraire, elle se calque sur ce qui vit au-dedans. Elle est un cadre où l’essentiel n’est pas ce cadre, mais les hommes qui sont encadrés. Elle se modèle sur les forces vitales de deux peuples. […] C’est le dedans qui importe. La force d’un État repose moins sur la solidité des frontières que sur l’énergie et la vie qu’il contient. On peut même admettre, comme une image exprimant la réalité, l’ingénieuse métaphore qui compare la frontière à une « isobare politique », qui fixe, pour un temps, l’équilibre entre deux pressions : équilibre de masses, équilibre de forces. […] Malgré tout, la lecture du livre laisse des regrets. Sans parler du style, souvent obscur et mal tourné, on doit dire que l’illustration déconcerte. […] Mr J. Ancel a bien raison de stigmatiser cette sorte de logomachie dont abusent certains géographes… Il faut cependant attirer son attention sur les formules vagues dont il se sert pour désigner les grandes divisions de son livre. On ne voit pas très bien à quelles réalités correspondent ses frontières plastiques, ses frontières mouvantes et ses frontières en extension, ni des titres comme l’endosmose frontalière et le refoulement du vide. […]
De même, à vouloir trop prouver, on risque de ne rien prouver. Mr J. Ancel fait la chasse et même déclare la guerre aux frontières naturelles. Il prétend que le géographe ne connaît pas de frontières naturelles qui puissent clore les États, les nations ad aeternum. Il a bien raison, et personne de sensé ne connaît de frontières ainsi faites. Mais, s’il est vrai qu’il n’existe pas de frontières naturelles qui soient absolument infranchissables, ni montagne, ni mer, ni forêt, ni désert qui soient des obstacles absolus, il importe de ne pas méconnaître le rôle fondamental que ces frontières jouent pour certains États. Les géographes le connaissent bien. Ils sont convaincus qu’il n’y a pas autour des États que des frontières conventionnelles et mobiles. La Grande-Bretagne a la mer : la France a les Alpes, les Pyrénées, la mer. […] Aussi trouvons-nous très paradoxal Mr J. Ancel quand il termine son livre par ces mots : « Il n’y a pas de problème de frontières. Il n’est que des problèmes de nations. » Et encore voudrions-nous savoir ce qu’est une nation, et aussi pourquoi l’auteur ne dit pas : « Il n’est que des problèmes d’États »
Demangeon, 1941.
6Critique donc spectaculaire que ce texte, sorte de testament de Demangeon de son vivant, regard sévère sur un livre original mais déconcertant pour le géographe universitaire, foisonnant mais sans les attributs habituels des livres savants (pas de bibliographie, ni carte, ni schéma, juste une dizaine de photographies), alors que la question des frontières a, depuis sa parution, notablement rebondi avec les diverses invasions opérées par les troupes allemandes et soviétiques en 1939 et 1940, singulièrement en France.
7On ne peut donc pas dire que, tant du point de vue de ses collègues disciplinaires que de ses pairs universitaires, Ancel était méconnu à la fin des années 1930 : évoqué par des collègues (Clozier, Chataigneau, Siegfried et Demangeon), présent dans les Annales de géographie, comme contributeur et comme sujet de commentaires, discuté avec sérieux, parfois salué comme un novateur, revendiquant systématiquement sa qualité de géographe, il n’est peut-être pas complètement reconnu à sa juste valeur, mais est-il besoin ici d’en attribuer la cause à « l’antisémitisme qui rôde dans les milieux universitaires » (Lacoste, 2012a, p. 21) ? Cela nous semble difficile à soutenir sans preuve, et inutile en soi. Le 3 février 1943, lorsque le cabinet du ministre vichyssois de l’Éducation nationale Abel Bonnard demande à André Cholley de lui fournir une bibliographie sur la géopolitique qu’il entend introduire dans l’enseignement de la géographie, Ancel est naturellement présent comme un classique incontournable, à égalité avec les Allemands Friedrich Ratzel et Karl Haushofer, les Français Camille Vallaux, Jean Brunhes et Demangeon [Illustration 2].
La guerre, la défaite et la révocation : Ancel et la France en déroute
8Du côté allemand, Ancel est également pris en considération : en 1939, Haushofer fait ainsi traduire par son collaborateur Ludwig Neser des passages de Géopolitique dans sa « Revue de géopolitique » (Zeitschrif für Geopolitik [ZfG]) (Ancel, 1939), et cite sa Géographie des frontières parmi les « piliers de la géopolitique » (Haushofer, 1940, p. 149). C’est un hommage explicite fait à un auteur pourtant manifestement opposé à l’école germanique. Il avait participé à une première vague d’écrits critiques contre la Geopolitik au début des années 1930, avec Demangeon et Yves-Marie Goblet (Wolff, 2014), et il renouvelle son opposition ouverte en 1938, dans son opus major sur les frontières. Ces 200 pages d’analyses régionales et d’exemples variés le plus souvent tirés de l’Europe « balkanisée », constituent non pas « une œuvre de circonstance », mais une « réplique » revendiquée, vigoureuse et engagée contre la « pseudo-géographie » (Ancel, 1938, p. 1) représentée par une série d’ouvrages, à savoir Politische Geographie (« Géographie politique ») d’Otto Maull (1925), Grenzen (« Frontières ») de Haushofer (1927), Geopolitik de Hennig (1928) et « tous les fascicules » de la ZfG, dénonçant « l’inanité de cette logomachie purement spéculative » (Ancel, 1938, p. 1), notamment la notion de Deutschtum (« l’aire germanique, tous les lieux où l’on parle allemand ») et l’extension que les Geopolitiker lui donnent (Ancel, 1938, p. 110-111). Il s’agit donc d’une charge scientifique, consistant à affirmer et répéter paradoxalement qu’« il n’y a pas de problèmes de frontières », mais que celles-ci ne sont liées qu’à « l’équilibre entre deux pressions », deux peuples en mouvement, deux nations unies par des modes de vie, concept proprement lié à Vidal dont l’héritage est explicitement revendiqué par l’auteur à travers plusieurs mentions de son dernier ouvrage, La France de l’Est (1917)4. Faut-il alors voir en lui un représentant de la géographie politique « classique » de l’entre-deux-guerres, selon une forme régionale typiquement vidalienne, ou bien le fondateur d’une géopolitique « à la française » (Louis, 2014, p. 99-101), ou plutôt d’une « contre-géopolitique française » (Antonsich, 2015, p. 603) contre la Geopolitik allemande dite « matérialiste », illustrée par Haushofer et ses disciples (Schöller, 1957 ; Jacobsen, 1979 ; Korinman, 1990 ; Raffestin, 1995 ; Murphy, 1997 ; Klein, 2015) ? Pas uniquement. En 1939, Demangeon publie également un nouvel article dans les Annales de géographie, moins critique envers les géopoliticiens germaniques que fondamentalement inquiet sur l’évolution politique, diplomatique et territoriale menaçante de la nation allemande (Demangeon, 1939). Ce dialogue franco-allemand et ces regards croisés prennent donc une forme inédite à la fin des années 1930, même si la charge d’Ancel contre l’Allemagne n’est pas seulement académique, mais également directement politique, au moment où la politique étrangère pangermaniste d’Hitler devient de plus en plus agressive5. Ainsi, pour son « manuel géographique de politique européenne » de 1938, « la Direction de Presse [roumaine] fournit le matériel documentaire et accorde une subvention de 6000 francs » (Bowd, 2012, p. 122), et Ancel s’associe à l’engagement d’intellectuels français contre les accords de Munich, signant, au début de l’année 1939, un texte de protestation aux côtés de Paul Langevin, Jean Perrin, Victor Basch et Frédéric Jolliot-Curie (Joly, 2006, p. 593-594).
9Avec le déclenchement de la Drôle de guerre, Ancel se trouve dans une tourmente militaire, plus de vingt ans après la Grande Guerre à laquelle il avait largement participé à Verdun et sur le front d’Orient (Ginsburger, 2010). Il est ainsi mobilisé le 2 septembre 1939 comme chef de bataillon d’Infanterie de réserve, affecté à l’état-major du corps d’armée du Levant (CA « L »), en affectation spéciale (Recherche scientifique)6. Il est ainsi en situation d’écrire à son ami Bardoux, de son domicile le 15 septembre 1939, une note bibliographique sur la question de la frontière de la Sarre, citant les travaux du Comité d’études de la Grande Guerre (Ginsburger, 2010) et la thèse de Robert Capot-Rey7. C’est sans doute alors qu’il a le temps d’écrire une nouvelle synthèse historico-géographique sur l’Allemagne, reprenant notamment en partie son article de la Revue d’Allemagne de 1932, mais le changeant de façon significative, qualifiant la Geopolitik non plus de « science allemande » mais de « science d’après-guerre », et ses études géographiques toujours pleines de « préoccupations patriotiques », mais supprimant le fait qu’on ne puisse pas les en blâmer (Ancel, 1940). Affecté à l’état-major du CA « L » (devenu le Groupement des forces mobiles du Levant [GFML]) le 28 septembre 1939, il est envoyé immédiatement sur le front du Levant jusqu’au 18 janvier 1940, se trouve ensuite en permission du 18 janvier au 1er mars 1940, puis à l’hôpital David d’Angers à Angers du 2 mars au 29 mai, volontaire pour service, comme délégué du colonel gouvernant la subdivision à la Commission de contrôle des réfugiés de Maine-et-Loire. En congé de convalescence le 30 mai 1940, il est enfin démobilisé le 31 juillet 1940.
10Commencent alors les épreuves de l’épuration, puis de la persécution. Les décrets antisémites d’octobre 1940 menacent de l’exclure de l’université8. Une demande de dérogation est adressée par Ancel au secrétaire d’État à l’Instruction publique le 11 novembre 1940, puis transmise au Conseil d’État en décembre. L’avis du secrétaire d’État à l’Instruction publique, datée du 14 décembre 1940, indique :
M. Jacques Ancel est un professeur d’histoire contemporaine qui s’est acquis une réputation internationale par ses travaux de politique géographique. Il est membre de différentes académies étrangères, et a fait de nombreuses conférences dans les universités de l’Europe Centrale. M. Jacques Ancel a des mérites de guerre de premier ordre : 3 blessures et la Légion d’honneur gagnée sur le champ de bataille de Verdun. C’est en raison de ces titres que M. Jacques Ancel est proposé par le Secrétaire d’État pour bénéficier de l’Article 8 de la loi du 3 octobre 1940 portant statut des Juifs.
11Le rapporteur de son cas est le conseiller d’État Louis Canet, qui fait le commentaire suivant sur son œuvre : « Tout cela est plus près de la politique que de la science […]. Aucun service exceptionnel, il s’en faut de beaucoup9. » Il est donc débouté de sa demande, destitué de ses fonctions et de la Légion d’honneur, admis à la retraite à dater du 20 décembre 1940 par arrêté, et ainsi, comme beaucoup, violemment renvoyé à ses origines juives. Le témoignage précieux de Febvre indique son état d’esprit :
Je le vois encore chez moi, peu de temps avant son arrestation, me parlant avec passion et de la défaite, et du régime de Vichy, et des perspectives d’avenir de son pays. Des menaces rôdant autour de lui, oui, également, et aussi de ses états de service de l’autre guerre, de sa magnifique citation de Verdun. « Quand je pense qu’elle est signée de Pétain ! » Je lui disais, à lui comme à d’autres : « Qu’attendez-vous ? Qu’on vous fasse périr en prison ? Partez, disparaissez, préservez-vous pour les luttes de demain, pour la reconstruction d’après-demain… » Et comme d’autres, il me répondait : « Mais j’aurais l’air de m’avouer coupable, et je ne sais de quoi ?… D’être Français sans doute ? » Que leur dire, à ces hommes fiers et douloureux ? Comment résoudre, du dehors, un conflit de sentiments et de devoirs tout intérieur ?
Febvre, 1945b, p. 147-148.
12Telle qu’elle est ici formulée, l’identité d’Ancel dans ce début d’occupation allemande et de persécution antisémite, est donc ici à la fois typique et remarquable : profondément patriotique et républicaine, liée à son expérience de soldat de la Grande Guerre, quoique se sentant trahi par le « vainqueur de Verdun » même, résistant par son obstination à rester à Paris malgré la menace. De fait, il en fut la victime, d’abord symbolique et professionnelle. La loi du 2 juin 1941 avait permis que son dossier se présente de nouveau devant le Conseil d’État, à l’été 1941. Xavier Vallat, le secrétaire général du Commissariat aux Affaires Juives, et le secrétaire d’État à l’Éducation nationale et à la Jeunesse, Jérôme Carcopino, mettent encore en avant ses titres militaires10, mais à deux reprises, le Conseil d’État renvoie le dossier au CGQJ, demandant en particulier une enquête sur les opinions politiques d’Ancel et ses prises de position passées. Après consultation du rectorat de Paris, il s’avère bien qu’il a signé « un document politique de l’Union des intellectuels français – Udif, mais qu’il n’a pas pris part à la grève du 30 novembre 193811 ». Le dossier d’Ancel retourne une troisième fois auprès du Conseil d’État pour révision de son exclusion de la Sorbonne, Fernand de Brinon (1885-1947), secrétaire d’État dans le gouvernement Laval et seul représentant officiel du gouvernement à Paris, revient en particulier de nouveau sur ses titres militaires remarquables12, mais la demande est à nouveau rejetée, en août 1942 (Joly, 2006, p. 594). Le dossier est donc clos définitivement. Mais désormais il n’était plus même question de sa destitution : c’était pour sa vie même qu’il avait à craindre.
Juif et avant tout Français : Ancel victime et chancre du patriotisme
13En effet, le 12 décembre 1941, Ancel est arrêté à son domicile lors de la rafle dite « des notables juifs », troisième grande opération de répression allemande cette année-là. À cette occasion et comme les 742 autres Juifs membres des professions libérales et intellectuelles, chefs d’entreprises, commerçants, ingénieurs, médecins (Nahum, 2006, p. 271), avocats ou universitaires, personnes dites « d’influence » perçus comme des « agitateurs politiques » (Laffitte et Wieviorka, 2012, p. 106), il est interné d’abord dans le Manège « Commandant Bossus » de l’École militaire, puis dans le camp de Compiègne-Royallieu (Frontstalag 122) avec 300 immigrés juifs venant du camp de Drancy13. Il y retrouve son cousin, le romancier et dramaturge Jean-Jacques Bernard (1888- 1972), qui publie, en décembre 1944, un témoignage sur ce « camp de la mort lente » marqué par l’inhumaine condition imposée aux prisonniers, condamnés à mourir de faim, et l’atrocité des camps de concentration (Bernard, 1944- 200). Bernard écrit :
Arrivé peu après moi, mon cousin Jacques Ancel, professeur d’histoire. Je l’ai vu entrer, engouffré par la porte vorace, avec un groupe de dix ou douze personnes. Il errait, cherchant à s’orienter, quand il m’aperçut. Il eut presque un sourire de soulagement. […] Vers dix heures, projeté dans le manège avec un groupe du XVIe arrondissement, je vis apparaître René Blum, le frère de Léon Blum. […] « Surtout ne nous séparons pas ! » me répétait à chaque instant René Blum qui était au premier rang d’un groupe avec Marcel Lattès. J’étais juste derrière avec Jacques Ancel. […] Mon cousin Jacques Ancel était devant moi, portant une lourde valise, et, comme il ne semblait pas aller assez vite, je vis une jambe bottée lui envoyer vers le derrière un coup violent qui, heureusement, ne l’atteignit pas
p. 38 et 48-49.
14Au-delà des mauvais traitements, la question du manque de nourriture est criante parmi les internés, comme Bernard le raconte à plusieurs reprises (Bernard, 1944-2006, p. 135 et 162-163) : « Royallieu la faim », comme Drancy (Laffitte et Wieviorka, 2012, p. 33), avec pour effet d’affaiblir les corps et les esprits de ces organismes souvent relativement âgés, ce qui n’empêche pas les deux hommes de discuter histoire, littérature et géopolitique (Bernard, 1944- 2006, p. 128), de même qu’avec un autre interné, le dentiste Benjamin Schatzman (1877-1942), arrêté avec lui, qui raconte :
Le seul avec lequel j’ai pu avoir un assez long entretien […], c’était le professeur Ancel, de la Sorbonne. Cela m’était aussi facilité par le fait qu’il couchait dans une chambre à côté de la nôtre, et c’est par la même occasion que j’ai eu une conversation avec Jacques Bernard, dont le lit était contigu à celui de Ancel. Celui-ci, très aimable, s’est prêté aux questions que je lui ai posées. La spécialité de cet universitaire était : la « géographie humaine ». […] Je ne connaissais pas ce côté de la question, qui a éveillé en moi un grand intérêt et un désir de m’instruire là-dessus. J’ai donc eu l’idée, après l’avoir entendu deux fois, de le voir pour qu’il me donne les titres des ouvrages traitant de la question publiés par lui et par d’autres. […] Il m’a donné avec empressement les indications que je désirais avoir. J’ai ainsi un programme de lecture accru et que je serai content de faire
Schatzman, 2006, p. 456.
15Même dans un camp de concentration connu pour ses terribles conditions de vie, Ancel est donc à la fois identifié comme géographe et volontaire pour parler de « géographie humaine », sans doute ici aussi de géographie politique. Comme dans d’autres lieux de réclusion, des conférences ou « causeries » sont d’ailleurs également organisées. À ce sujet, Bernard fait le récit suivant :
Une des premières conférences de la chambre 12 fut faite par mon cousin Jacques Ancel qui avait choisi comme thème : « La formation de l’idée de nation. » Le conférencier dégagea avec beaucoup de maîtrise toutes les raisons morales et matérielles, psychologiques, historiques, économiques, climatiques, qui amènent peu à peu les hommes vivant à l’intérieur des mêmes frontières à l’idée qu’ils forment une nation commune. Quand il eut terminé, M. Paul Lévy [ingénieur, organisateur des conférences], après avoir remercié et félicité le conférencier, ajouta : « Je pense que, si certains de nos camarades ont une question à poser, le professeur Ancel se fera un plaisir de leur répondre. »
Un homme se leva aussitôt : « Nous sommes ici quelques-uns, dit-il, qui aimerions savoir ce que le Professeur Ancel pense de la nation juive. »
Il y eut autour de lui quelques rumeurs d’approbation.
Mais la riposte du professeur fut immédiate, coupante et catégorique : « Il n’y a pas de nation juive ! »
La centaine d’hommes qui se pressaient dans la chambrée fut comme galvanisée, électrise, secouée d’un seul frisson et éclata en un tonnerre d’applaudissements.
Les étrangers, qui n’étaient là qu’une faible minorité, demeurèrent silencieux, et, cette fois, n’insistèrent pas.
Cette réaction française ne fut pas pour me surprendre. Elle était dans nos cœurs. J’ai déjà dit que nous refusions jusqu’à l’idée de nation juive. Rien n’a pu amener les Français de Royallieu à accepter une nation qu’on voulait leur imposer de l’extérieur. Et l’acquiescement spontané de toute une chambrée à la riposte du professeur Ancel m’apparut comme une réponse décisive, et en même temps un réconfort pour nos cœurs français
Bernard, 1944-2006, p. 108.
16Cette manifestation de sentiment patriotique est d’autant plus marquante qu’Ancel semble en la matière particulièrement persuasif. Cela correspond bien au sentiment de son cousin, qui fait part à Ancel du fait que « s’[il] devai[t] périr dans l’avenir, [il] serai[t] mort pour la France ; [il] ne veu[t] pas être revendiqué comme victime par le judaïsme. […] Nous nous sentions persécutés comme Français, non comme Juifs, ou, si l’on veut, nous étions persécutés pour ce que nous n’étions pas » (ibid., p. 66). Ancel devient par ailleurs rapidement chef de chambrée car « il avait été capitaine d’infanterie de réserve, il pouvait bien faire fonction de caporal », puis est remplacé au bout de quelques jours par son cousin, et alité (ibid., p. 137). C’est qu’il est admis à l’infirmerie car malade et affaibli (ibid., p. 140), rapidement rejoint par Bernard, lui aussi très souffrant, qui raconte par la suite :
Soudain, j’aperçus Jacques Ancel qui sortait de la seconde chambre, jambes nues, son veston passé sur sa chemise. Il me cherchait. On avait annoncé mon arrivée. « Il faut que tu sois près de nous, me dit-il. J’en ai parlé au médecin. Il y a un lit depuis ce matin qui est libre dans notre coin. Je suis à côté de Robert Dreyfus et de Pierre Lévy. » Robert Dreyfus était le conseiller à la Cour, Pierre Lévy un ingénieur de la SNCF. Enfin Jacques me tendit un gros morceau de pain : « Robert Dreyfus t’envoie cela. Il n’a pas pu manger pendant plusieurs jours et il a fait des économies de pain et de margarine. Je pense que tu dois être à court. » Si j’étais à court ! J’allai immédiatement avec Jacques Ancel remercier le charmant Robert Dreyfus, que je n’avais pas vu depuis trois semaines qu’il était à l’infirmerie. Nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre. Puis Jacques Ancel me dit : « Ne reste pas ici pour le moment. On pourrait te faire des ennuis ; tu n’es pas passé aux douches. » Oui, c’était vrai, les poux !
p. 151.
17Bernard est libéré trois mois plus tard, le 13 mars 1942, en raison de son état de santé et échappe ainsi à la déportation14, de la même façon qu’Ancel, peut-être sur intervention de Haushofer lui-même (Jacobsen, 1979, p. 346). À la libération des deux hommes, son épouse Marianne Ancel (née Aulard), la fille de l’historien de la Révolution Alphonse Aulard (1849-1928), se trouve à l’entrée du camp pour l’accueillir, effectuer les deux kilomètres à pied pour aller à Compiègne, puis prendre le train (Bernard, 1944-2006, p. 178-179). Éprouvé par cet épisode et sans doute épuisé par les privations, plus liées aux problèmes d’approvisionnement15 qu’à son statut politique, Ancel meurt finalement le 11 décembre 1943, un an et neuf mois après sa libération. « Mort précocement » certes, il est ainsi plus douteux que ce soit « des suites de sa captivité au camp de Compiègne parce que juif » (Sanguin, 2013), en tout cas absolument pas « fusillé par la Gestapo » (Sanguin, 1975, p. 288) ni mort « en déportation » (Bowd, 2012, p. 153).
18Après la Libération et avec la réhabilitation (ici posthume) des fonctionnaires juifs révoqués ou mis d’office à la retraite, plusieurs traces (notamment en 1949) montrent que des mesures de péréquation et de réparation à titre posthume furent prises en vertu de l’ordonnance du 29 novembre 1944, pour la « révision de la pension de Mme Ancel, sa veuve ». Mais c’est aussi et surtout au niveau scientifique que sa mémoire est célébrée, notamment par la publication posthume de plusieurs ouvrages, à commencer par Slaves et Germains (Ancel, 1945b). Ainsi, dans les Annales d’histoire sociale, Febvre écrit :
Ancel est mort. […] Une victime de plus. Un témoin de plus contre la Barbarie. Nous aurions aimé que ceci fût rappelé en tête du petit livre qui nous vient aujourd’hui du fond de sa tombe […] où se retrouvent toutes les qualités d’élan, d’entrain, de clarté, de chaleur aussi dont témoignaient les précédents écrits de Jacques Ancel. Si nous ne rendons pas témoignage à ceux qui sont morts pour que la France vive – à ceux dont les scrupules même attestaient une noblesse française évidente et de haute tradition – nous manquons à un devoir certain. […] Ces événements récents prennent, ainsi encadrés dans un passé bien plus lointain, un sens, une signification toute nouvelle.
Grâce, en partie, à l’esprit géographique dont témoigne Jacques Ancel. Et aussi, à ce don de vie qui fait qu’il n’est pas ennuyeux, jamais ennuyeux : rapide parfois, mais comment ne pas l’être dans un résumé de cette sorte ?
Febvre, 1945b, p. 147-148.
19Cet hommage vibrant, où les critiques sur le fond sont relativisées par les circonstances de la disparition de son auteur et par la qualité de sa pensée, est publié dans le même numéro des Annales que ceux consacrés au cofondateur de la revue, le médiéviste Marc Bloch. Dans la revue communiste intellectuelle La pensée, l’historien communiste de l’Islam Claude Cahen rend également compte du livre en ces termes :
L’ouvrage du spécialiste des questions balkaniques et « géopolitiques » qu’était Jacques Ancel, mort victime du nazisme, est publié aujourd’hui par la maison Colin tel qu’il avait été rédigé en 1940, avec quelques phrases finales que l’auteur aurait sans doute modifiées à la lumière des événements postérieurs. […] Le grand mérite de J. Ancel est de n’avoir pas posé le problème uniquement en termes de rivalités ethniques ou nationales, mais d’avoir constamment, au contraire, exposé l’interconnexion des faits sociaux et des faits nationaux. Autrement profond apparaît ainsi le drame de l’histoire tchèque ou de l’histoire polonaise, dont les crises sont non seulement l’effet des ambitions de voisins cupides, mais aussi de la trahison d’aristocraties unies contre leur peuple à l’aristocratie germanique ou russe, et de problèmes sociaux non résolus […]. Aussi cet excellent petit livre est-il à recommander pour, à travers le passé, contribuer à notre intelligence du présent
Cahen, 1945.
20Deux hommages individuels d’historiens donc, mais aucun de représentants de la discipline géographique, à la seule exception de la nécrologie de son collègue slavisant Fichelle (Fichelle, 1946) et de l’hommage d’Élicio Colin16. Si l’héritage d’Ancel est rappelé par Jean Gottmann dans sa Politique des États et leur géographie (1952), c’est en le critiquant durement, revendiquant plutôt les penseurs américains ou l’empreinte de Siegfried (Cattaruzza, 2015, p. 634-637), tandis que la géopolitique était pour plusieurs décennies assimilée ou aux dérives nazies, ou à une politisation communiste caractéristique des années 1950, ou encore à la géographie appliquée de l’aménagement du territoire (Ginsburger, 2015a).
Conclusion
21Publiant la seconde partie du tome II du Manuel géographique de politique européenne, consacrée à l’Allemagne proprement dite (Ancel, 1945a), l’historien Henri Calvet, spécialiste de la Révolution française et ami de Georges Lefebvre, écrit en guise d’avertissement au lecteur :
Ancel est mort en décembre 1943, des suites de sa détention au camp de Compiègne et des fatigues endurées pendant les mois de vie traquée qui suivirent. Il laissait plusieurs ouvrages, en cours d’impression ou en manuscrit, qu’il m’avait chargé de publier. Tout était au point : texte, illustrations, bibliographies. Ma tâche a été réduite à la correction des épreuves. C’est dire que Jacques Ancel, malgré ses souffrances, a poursuivi jusqu’au bout, avec la même conscience, son œuvre scientifique. Celle-ci lui avait valu d’être traité d’adversaire chevaleresque par le chef de l’école géopolitique allemande, le général Haushofer. On sait le sort imposé à Jacques Ancel par les compatriotes et amis de celui qui formula ce compliment.
22Longtemps décrit comme un « franc-tireur » (George, 1992) « à la lisière » (Sivignon, 1999) de l’École française orthodoxe de géographie, Ancel est donc bien mort en savant et en géographe, pendant la guerre indéniablement, comme victime certainement mais également comme résistant, au moins spirituel, et n’ayant pas attendu 1940 pour le faire. Au-delà de la concomitance de leurs disparitions, on peut bien soutenir la comparaison avec Téodore Lefebvre (Ginsburger, 2015c) [voir le chapitre de Nicolas Ginsburger sur Lefebvre dans ce volume] : si le géographe poitevin fut un opposant actif à l’occupant nazi, à ce titre exécuté en Allemagne, le géopoliticien parisien se comporta avec la même force, au niveau militaire et intellectuel, avant le début du conflit puis pendant, réaffirmant maintes fois son patriotisme et son républicanisme. À ce niveau, utiliser le terme de « victime » pour le désigner est pour le moins réducteur : combattant plutôt, au niveau politique ou idéologique.
23Certes, il appartient au seul cas d’Ancel d’avoir été, comme géographe, persécuté par la politique antisémite du régime de Vichy et de l’occupant nazi. Cette singularité fait de lui une exception remarquable parmi les membres de la communauté disciplinaire touchés par la violence de la répression nazie. Mais loin d’être celle d’un idéaliste, son œuvre savante et ses idées scientifiques de géographe politique et géopoliticien ont été des éléments de lutte contre la menace nazie. À la frontière entre géographie vidalienne et géopolitique allemande, variation française de théories ratzéliennes qui avaient déjà influencé la pensée de Vidal (Robic, 2014) et d’autres précurseurs comme Brunhes ou André Chéradame (Ginsburger, 2015f), Ancel est donc décidément dans une zone d’ambiguïté scientifique, d’entre-deux social et de réaction politique que la Seconde Guerre mondiale, puis la guerre froide, renforce et radicalise.
Sources archivistiques
Annexe
Archives départementales du Puy-de-Dôme (ADPD), fonds Bardoux.
Archives nationales (AN), dossier « Ancel, Jacques », F/17/27441.
Notes de bas de page
1 En 1907, il est nommé professeur (agrégé en 1908) d’histoire et de géographie au collège de garçons Chaptal de Paris. Démobilisé en 1919, il revient à Chaptal, mais est aussi chargé de cours en géographie économique à HEC en 1924, puis en 1927 en géographie politique à l’Institut des hautes études internationales de l’université de Paris. Professeur à l’école Lavoisier en 1929-1930, il devient professeur et directeur d’études (lettres) à l’école Jean-Baptiste-Say et toujours professeur d’histoire et géographie à Chaptal entre 1930 et 1938. On ne peut pas dès lors s’étonner du ton du rapport de l’inspecteur général qui lui rend visite le 28 janvier 1930 : « Je n’insisterai pas sur les quelques déceptions éprouvées par M. Ancel au moment de sa réintégration dans les cadres. Il se sent à tort ou à raison supérieur à son emploi. Il donne sans joie un enseignement du français en 1re année qui n’entre pas dans le cadre de ses études et de sa formation. Il souhaiterait une chaire d’histoire, et de préférence au collège Chaptal. Je crois que dans son cas, son intérêt particulier est d’accord avec l’intérêt général, mais j’ai lieu de compter sur son bon esprit pour accepter temporairement une situation qui est ce qu’elle est, et pour faire de son mieux, même en donnant un enseignement pour lequel il n’est pas spécialement qualifié. Professeur qui déborde visiblement sa fonction actuelle » (Archives nationales, dossier « Ancel, Jacques », F/17/27441, désormais AN).
2 AN, Lettre du secrétaire de la faculté des lettres de l’université de Paris, 26 avril 1941, arrêté du recteur de l’académie de Paris du 2 mai 1938.
3 L’exemplaire de Géographie des frontières (1938) que nous avons consulté était celui de l’historien Pierre Renouvin (1893-1974), professeur à la Sorbonne depuis 1931, et il porte la dédicace suivante : « Amical hommage de la profonde gratitude de son nouveau collègue. »
4 Selon Yves Lacoste, cet ouvrage aurait été totalement enterré par l’École vidalienne, en particulier par Martonne, et seulement récemment redécouvert. En fait, il en est abondamment question dans les compte-rendus et nécrologies de 1917 et 1918 (Ginsburger, 2010), de même que dans l’ouvrage de Meynier sur l’histoire de la pensée géographique en France (Meynier, 1969).
5 Ainsi, on ne peut que remarquer le fait que l’avant-propos d’Ancel pour Géographie des frontières est daté d’août 1938 et situé à Tatranska Lomnica, en Slovaquie, c’est-à-dire entre l’Anschluss (12 mars) et la crise des Sudètes (fin septembre).
6 AN, état détaillé des services militaires du 25 avril 1941.
7 ADPD, fonds Bardoux, lettre du 15 septembre 1939.
8 La Drôle de guerre avait déjà provoqué l’annulation de ses cours à l’IHEI à la fin de l’année 1939, ce contre quoi il avait vivement protesté (Louis, 2015, p. 497, n. 9).
9 AN, AL//4431, dossier n° 224239, Jacques Ancel, rapport de Louis Canet, cité dans Joly, 2006, p. 96. Agrégé de grammaire, élève de l’EPHE (sciences religieuses), membre de l’École française de Rome, Canet se tourne avec la Grande Guerre vers une carrière administrative plutôt que scientifique (il entre en 1929 au Conseil d’État) .
10 Cette attitude de Carcopino, par ailleurs très rigoureux dans l’application de la législation antisémite, n’est pas complètement exceptionnelle. À plusieurs reprises, il a eu cette « action persévérante en faveur de certains universitaires » (par exemple Louis Alphen et Marc Bloch), menant au relèvement des interdictions les concernant au titre du statut des Juifs et à leur réintégration dans des universités de zone sud, trouvant, « par solidarité de corps et parfois par amitié […] des niches pour les savants persécutés », mais sans succès pour Ancel (Corcy-Debray, 2002b, p. 99).
11 AN, AL/4431 ; Joly, 2006, p. 593.
12 AN, 411AP2, lettre du 2 janvier 1942, cité dans Joly, 2006, p. 271, n. 3.
13 Ce camp de transit et d’internement nazi, ouvert de juin 1941 à août 1944, vit passer plus de 54000 résistants, militants syndicaux et politiques, civils raflés et Juifs. 50000 d’entre eux ont été déportés dans les camps de concentration et d’extermination allemands et polonais (Ravensbrück, Buchenwald ou Mauthausen). Le Frontstalag 122 s’est caractérisé notamment par l’internement et la déportation des « politiques » et personnalités « otages » : communistes, syndicalistes, résistants et civils. Le « camp C », ou le camp juif, tenu au secret, était déjà, vu les conditions d’internement qui y régnaient, un lieu d’extermination par la faim et la maladie (Husser, Leclère-Rosenzweig et Besse, 2008). Le Mémorial de l’internement et de la déportation du camp de Royallieu a été inauguré le 23 février 2008.
14 Son père, le dramaturge Tristan Bernard (1866-1947), est également arrêté et déporté au camp de Drancy. Il est libéré trois semaines plus tard grâce à l’intervention de Sacha Guitry et d’Arletty. Son petit-fils, François, est pour sa part déporté à Mauthausen et n’en revient pas.
15 Bernard dit qu’Ancel a « succombé à sa fatigue » (Bernard, 1944-2006, p. 23).
16 Lors de la reprise de la Bibliographie géographique internationale (BGI) après guerre (volume 1940-1944, paru en 1947), Colin rend hommage, parmi les douze nécrologies d’anciens collaborateurs de la BGI décédés depuis 1941, à quatre « patriotes » victimes des occupants, dont le Polonais Stanislas Lencewicz et les trois Français Louis Germain, Jacques Ancel et Camille Vallaux. Sur Ancel, il écrit : « Cet Israélite qui avait si bien servi son pays et la science subit la torture du “Camp de la mort lente” de Compiègne [dont il ne sortit], gravement touché, que pour mourir bientôt, ajoutant son nom à la longue liste des victimes de l’affreuse barbarie allemande. Nous avons perdu en lui un géographe de valeur, un ardent patriote, un ami sûr, un collaborateur aussi compétent que fidèle. Nous ne l’oublierons jamais. »
Auteur
Docteur en histoire contemporaine et chercheur associé à l’équipe EHGO (CNRS, Paris). Il a consacré ses travaux aux géographes français et germanophones pendant les deux guerres mondiales, à la géographie coloniale française et allemande à la Belle Époque et aux femmes géographes au cours du xxe siècle. Avec Marie-Claire Robic, il a été commissaire scientifique d’une exposition consacrée à Paul Vidal de La Blache à la bibliothèque de l’ENS (2018) .
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