Jean Gottmann, géographe de l’entre-deux-mondes (1940-1948)
p. 259-270
Texte intégral
1L’itinéraire de Jean Gottmann pendant la Seconde Guerre mondiale1 permet de soulever un certain nombre d’enjeux : tout d’abord mettre en valeur, pour les géographes comme pour les autres, la diversité des possibles durant le conflit, la pluralité des réponses existentielles et politiques données à la situation d’Occupation. Pour reprendre les catégories d’un sociologue lui-même exilé, Albert Hirschman, il existe trois grandes attitudes face à cette situation de crise : la « loyauté » au nouveau régime vichyste, la contestation (quels qu’en soient la traduction et le degré) et enfin, ce qu’il appelle la « défection » (la sortie) : l’exil en forme d’exit (Hirschman, 1995).
2En 1940, Jean Gottmann est un jeune géographe de vingt-cinq ans dont la biographie a déjà connu un exil (de Russie) ; il s’est brillamment inscrit dans les institutions et la sociabilité de la géographie française de la deuxième moitié des années 1930. Gottmann rejoint l’Amérique lorsque celle-ci entre en guerre, en décembre 1941. C’est là un itinéraire à la fois classique et très spécifique au regard du monde de l’exil universitaire, car il arrive sans invitation et va rapidement s’insérer directement dans les universités américaines – et non via la School of Advanced Studies (SAS) de la New School for Social Research. Enfin, contrairement à une grande majorité de ses collègues français, Gottmann reste ancré professionnellement aux États-Unis après 1945.
3Dans ce périple par gros temps, on peut juger comment la discipline géographique, inégalement institutionnalisée selon les traditions nationales, noue et renoue des relations originelles avec la conjoncture de guerre. Gottmann va recycler avec profit ce potentiel militaire classique du savoir géographique. Au cours de la traversée de l’Atlantique, d’autres choses se jouent dans sa conception de la géographie : cette expérience d’éloignement forcée de l’Ancien Monde transforme celui qui se définit, non sans une certaine auto-dérision, comme « un géographe parisien type 19402 ».
Le départ
4En 1940, la situation de Gottmann n’est pas fameuse : c’est un Juif de Russie naturalisé français – et à ce titre, il a reçu une affectation militaire mais est réformé pour raisons de santé ; il est fragilisé par la mort d’Albert Demangeon, son maître et protecteur, puis, à Montpellier où il est réfugié, par le décès brutal de Jules Sion, professeur à l’université de Montpellier qui l’avait accueilli chaleureusement. Gottmann est donc doublement orphelin et séparé d’Emmanuel de Martonne, autre puissance tutélaire, resté en zone Nord. Il cède à la mélancolie : « Je ne crois pas qu’il reste de la place dans le monde de demain pour des intellectuels de mon espèce. Où aller3 ? » Désormais sans emploi et sans salaire après la publication du statut des Juifs en octobre 1940, il pense évidemment à partir. Aucune renommée ne le protège ; il lui est impossible, comme Juif, de retourner en zone occupée et pareillement impossible de travailler en zone libre. C’est ainsi que se présente logiquement l’option de l’exil grâce à la fondation Rockefeller que connaît Gottmann.
5De quoi s’agit-il ? D’une procédure d’aide aux universitaires en danger mise en place par la fondation Rockefeller après 1933 pour les pays germanophones et qui se trouve reconduite immédiatement après la prise de Paris, d’où une certaine rapidité dans la réaction américaine face aux événements incroyablement saisissants de l’été 1940 en France : défaite de l’armée française et révolution politique de Vichy (Loyer, 2005, chap. i).
6Dans les archives de la Rockefeller, le dossier de Gottmann inclut les pièces habituelles4, et d’abord des lettres de recommandation – celle d’Henri Baulig du 20 novembre 19405 ; plusieurs missives de Martonne datées du 10 décembre 1940, envoyées à des collègues américains. Ces lettres sont renvoyées à des personnalités de l’Académie américaine ou de la discipline géographique, notamment au Dr K. Wright, directeur de l’American Geographical Society ou bien à Douglas Johnson, professeur à Columbia et ami personnel de Martonne et Demangeon dès avant la Grande Guerre (Ginsburger, 2010). À travers ces courriers, on saisit à quel point une telle entreprise n’est possible que grâce à l’interconnaissance relative à une internationalisation déjà fortement poussée de la discipline géographique où la domination de l’École française joue à plein. On trouve également, dans ce dossier, une fiche d’auto-présentation de Gottmann – un genre littéraire en soi6. Il définit trois champs de compétence comme siens : les problèmes de l’irrigation (en Asie occidentale) ; les matières premières ; l’habitat rural. Suit un curriculum vitae indiquant comment ce jeune homme se situe au cœur des réseaux et des institutions de la géographie française : il fait partie du Conseil universitaire de la recherche sociale (Curs) pour les enquêtes patronnées par Demangeon sur les structures agraires et l’habitat rural, et financées par la fondation Rockefeller7 ; il appartient également au Centre d’études de politique étrangère (également financé depuis la fin des années 1920 par la fondation Rockefeller). Celle-ci inaugure, en effet, une politique d’aide et de soutien direct à des laboratoires de recherche plus qu’à de grandes structures universitaires publiques (Tournès, 2010 ; 2011). Gottmann, si on l’en croit, est également membre de l’Institut international de coopération intellectuelle (l’organe « intellectuel » de la SDN), du musée de l’Homme et – ce qui compte dans la conjoncture présente – fellow de l’American Geographical Society.
7La Fondation n’est que le premier stade d’une chaîne de sélection où la New School for Social Research sert d’institution-relais, premier employeur des universitaires exilés. À sa tête, Alvin Johnson affine le tamisage et le fait évoluer à son propre usage. On le voit contrôler, partager les informations et solliciter ses propres réseaux amicaux et professionnels pour se faire un avis sur le postulant. Dans le cas présent, le physiologiste Henri Laugier, personnalité française bien connue des réseaux américains, premier directeur du CNRS avant guerre, avoue ne pas connaître Gottmann (« not known to Laugier8 ») mais Étienne Dennery, ancien condisciple au Centre de politique étrangère et déjà sur le sol américain, émet un avis favorable. Toute la logistique de l’entraide professionnelle transatlantique se met donc en branle en même temps que ses mécanismes drastiques de sélection.
8Il nous faut maintenant rendre compte de l’échec paradoxal de Gottmann. En effet, celui-ci, s’il réussit à venir aux États-Unis, ne semble pas avoir été retenu dans le programme de sauvetage de la Rockefeller. C’est d’autant plus étonnant qu’il remplit un certain nombre des conditions mises en avant par la fondation : les savoirs garantis par les pairs français ou américains ; le type de compétence intéressant une Amérique bientôt en guerre (ici : Gottmann est compétent sur le Moyen Orient) ; la polyglossie de l’impétrant (l’anglais et le russe) ; la jeunesse : la Fondation privilégie les jeunes savants susceptibles d’être plus productifs que les anciens, même s’ils sont moins renommés… ; enfin, l’appartenance à des réseaux internationaux ou des institutions connues de la Fondation (car financés par elle) ce qui est le cas du Centre d’études de politique étrangère et plus encore, de l’enquête menée par Demangeon secondé par Gottmann, qui arrive aux États-Unis avec les fiches de cette recherche.
9L’échec est sans doute dû à sa trop grande jeunesse : il a vingt-cinq ans et n’est même pas docteur – ce qui est souligné dans son dossier9. Mais Claude Lévi-Strauss ne l’était pas non plus en 1941, tout en ayant atteint les trente-quatre ans. Et pourtant, il fut retenu (Loyer, 2015), de même qu’Étienne Mantoux, économiste de vingt-huit ans lui aussi sur les listes de la Fondation.
10Autre mystère : Gottmann va finalement, après bien des difficultés qu’il décrit à son ami Ribeiro, finir par réunir toutes les pièces nécessaires au départ, y compris le très rare visa américain. Comment cela fut-il possible alors qu’il n’a aucun engagement ferme ni même de garantie financière ? La seule hypothèse est que certains membres de sa famille française ou des amis américains se sont portés garants pour lui et ont ainsi satisfait à la très contraignante clause « Likely to be a Public Charge » qui s’appliquait à tous ceux qui ne pouvaient bénéficier d’une telle garantie financière (Loyer, 2005, p. 38). Gottmann quitte tardivement la France à l’automne 1941, traverse l’Espagne avec beaucoup de difficultés et dans des conditions rocambolesques10, gagne Lisbonne d’où il embarque le 11 novembre à bord d’un navire portugais et donc neutre. La traversée dure environ trois semaines, en prenant par le Sud vers Cuba : vingt jours de morue séchée comme seule alimentation, qui fait parvenir une cargaison humaine affaiblie et maladive aux yeux des sourcilleux douaniers d’Ellis Island. Gottmann, fiévreux, est mis en quarantaine quelques jours et foule finalement le sol américain juste après Pearl Harbour.
Gottmann à New York (décembre 1941-février 1942). La mue
11Sa période de transition est exceptionnellement courte. Notons la rapidité vraiment remarquable dans sa compréhension progressive du fonctionnement de la fondation Rockefeller et de l’articulation avec les universités américaines. Les quelques semaines new-yorkaises correspondent à une véritable métamorphose de l’ethos géographe de Jean Gottmann désireux (a-t-il le choix ?) de s’adapter aux conditions nouvelles d’une Amérique qui rentre de plain-pied dans la guerre.
12Gottmann trouve un logement au 410 West 110th Street près de Columbia University. Que nous dit cette adresse new-yorkaise ? Gottmann choisit l’Upper West Side, le quartier des intellectuels juifs allemands, universitaires profitant de la sociabilité et de la bibliothèque de Columbia. Dans la géographie des exilés, les Français sont plus prompts à habiter Down Town, près de la New School for Social Research, dans le Village qui leur rappelle un urbanisme européen et une citadinité parisienne. Cette adresse exprime donc une forme de positionnement par rapport au monde des exilés français (écart) et allemands, mais aussi d’autre part, au regard de l’université américaine (proximité).
13Très vite, quelques jours après son arrivée, il obtient des contacts avec les officers de la Fondation. Le 31 décembre, il envoie une demande de bourse de trois ou quatre mois pour compléter et éventuellement faire publier le travail effectué en commun avec Demangeon, dont il se sent le dépositaire quasi testamentaire. Comme je l’ai déjà écrit, il est arrivé avec les archives de l’enquête et tous les dossiers. À cette date, il n’a pas encore bien saisi le système de financement de la Fondation : c’est-à-dire que la Fondation ne finance pas directement une recherche mais une institution qui abritera tel ou tel chercheur. Par ailleurs, il ne soupçonne pas que personne aux États-Unis, à ce moment-là, n’est très exalté à la perspective de soutenir et publier une enquête sur les structures agraires en France.
14Son recyclage est express. Dès janvier 1942, il multiplie, avec l’énergie de la jeunesse et sans doute celle de l’angoisse de l’exilé sans moyen, les contacts et les offres d’articles, cette fois très stratégiques : par exemple, un texte sur « Le rôle de la France non-occupée dans la guerre économique allemande », présenté à Princeton et soumis par Earle au State Departement ; ou encore un article sur l’« Economic Geography of the Soviet Far East ». De même, il se présente désormais comme un spécialiste de géopolitique dont les « concepts ont gagné beaucoup de notoriété dans les affaires internationales depuis le début du programme nazi de domination du monde11 », d’après un rapport effectué au même moment par T. B. Kittredge de la fondation Rockefeller.
15Finalement, c’est un ensemble de rencontres et de recommandations12, de réadaptations intellectuelles également qui aboutit en février 1942 au déblocage d’une bourse par la fondation Rockefeller (de 1500 dollars par an) destinée à l’Institute of Advanced Studies de Princeton où Gottmann a la chance (aidée par le volontarisme que l’on a décrit) de tomber sur le professeur E.M. Earle, spécialiste d’histoire diplomatique et militaire, à la recherche d’un géographe « de son genre13 » – c’est-à-dire bon connaisseur de la France mais aussi de la Méditerranée, car le professeur de Princeton est en contact étroit avec les gens de Washington afin de documenter au maximum les nouveaux territoires de la guerre devenue mondiale.
Gottmann, entre Princeton et Washington, 1942-1945. Complexe militaro-universitaire et « mégalopolis »
16Savourons un instant l’arrivée du jeune homme dans le célèbre Institut où, trois mois après avoir accosté Ellis Island, inconnu et les poches presque vides, il côtoie Einstein dont le bureau, en face, est parfois occupé par Niels Bohr ! Il y retrouve également l’économiste Étienne Mantoux, une de ses connaissances parisiennes14.
17Entre 1942 et 1944, Gottmann bénéficie de deux fellowships (bourses) renouvelées de la fondation Rockefeller d’un an chacune qui se terminent par un engagement ferme à partir de juillet 1944, non pas à Princeton mais à l’université Johns-Hopkins de Baltimore. De ce point de vue, l’itinéraire de Gottmann représente un scénario idéal pour la Fondation car son aide aboutit à une insertion dans l’Académie américaine – objectif avoué de la Rockefeller pour ce programme de sauvetage savant – une façon de concilier l’impératif universel de sauvegarde de la science (européenne) et les intérêts nationaux (américains). Cette insertion talentueuse sur la scène académique américaine est presque unique : la plupart des universitaires français arrivés entre 1940 et 1941 sont restés dans l’orbe new-yorkais. Au sein de la New School qui les accueillait, ils ont créé, à la couture du savant et du politique, une institution qui entend préserver l’esprit de l’université française, la poursuite de la recherche et l’engagement en faveur de la France Libre, l’École libre des hautes études (ELHE) (Loyer, 2005, chap. vi). Dans ce paysage, Gottmann dessine une rupture bien plus fondamentale avec la France et ses institutions autant qu’avec son milieu d’exilés.
18La géographie qu’il pratique, dans cette conjoncture, est enrôlée comme savoir de combat, par un recadrage thématique sur des sujets stratégiques : Maroc, Syrie, Liban, problème arabe, routes du Sahara, topographie du Sinaï, etc. Dans la même perspective, il plie son écriture savante à la rédaction de mémorandums, de fiches synthétiques à usage d’expertise militaire. Sans en avoir la preuve officielle, je pense que Gottmann travaille pour l’Office of Strategic Services (OSS) comme beaucoup d’universitaires juifs allemands enrôlés volontaires de la grande lutte contre le fascisme (Clout et Gosme, 2003 ; Barnes, 2006). La nouvelle agence fondée en 1942, ancêtre de la CIA, bruit de tous les accents des nombreux exilés convertis, à l’occasion de la guerre, en experts d’aires géographiques et culturelles devenus terrains de conflits. Le géographe français s’intègre donc dans un complexe militaro-universitaire en formation, incarné géographiquement, dans son cas, par l’axe Princeton-Washington dont attestent ses nombreux voyages vers la capitale américaine où, de 1942 à 1944, il multiplie les rendez-vous. Il aura parcouru bien souvent ce segment de la conurbation de la côte Est, liant le New Jersey à Washington, avant de produire ce qui restera son apport à la théorie de la géographie contemporaine, la notion de « mégalopolis ». La densité et la continuité de l’urbanisation selon un ruban qui suit la côte, il les aura observées à de multiples reprises lors de ses années de guerre. À son ami portugais Orlando Ribeiro, il parle d’« activité effrénée mais où la recherche pure tient vraiment peu de place hélas. Au moins ai-je la satisfaction morale de ne pas être tout à fait inutile ».
19À Princeton même, il vit au cœur de l’université américaine mais se dit le « premier géographe professionnel15 », ce qui peut étonner, si l’on oublie l’héritage prestigieux d’une École française de géographie qui a gagné ses galons dans l’université française. C’est l’inverse pour l’anthropologie, que le jeune Lévi-Strauss, arrivé à New York en 1941 également, découvre profuse, féconde, riche d’enquêtes empiriques et de chaires dans des départements autonomes, rayonnante grâce à la personnalité « titanesque » (dixit Lévi-Strauss) de Franz Boas à Columbia (Loyer, 2015). L’attitude de Gottmann et ses lettres privées attestent au contraire l’incorporation par le jeune géographe d’une supériorité institutionnelle et théorique de la tradition française, assise sur la réputation intellectuelle des deux maîtres de Paris, Martonne et Demangeon qu’il a côtoyés de très près et dont il hérite, au moins aux yeux de ses interlocuteurs américains, d’une sorte de prolongement testamentaire de leur prestige. Du côté de la fondation Rockefeller, Gottmann est considéré comme un élément décisif pour la professionnalisation académique de la discipline géographique, « a noble science that has been much neglected in the US16 ».
Conclusion
20Dans une lettre du 31 mars 1943, Jean Gottmann analyse son expérience américaine des derniers mois comme une success-story : « When I arrived 15 months ago in New York, without any invitation nor any serious connection in the New World, I did not expect, I say it frankly, to be in such position17. » Il poursuit en exprimant ses espoirs pour l’avenir proche : tout ensemble, dans une espèce de cercle vertueux spécifique au temps de guerre (wartime), une résolution de ses problèmes personnels (il n’a que des bourses temporaires), une amélioration de la situation de son pays de départ mais aussi de celui d’accueil et une reconnaissance de la discipline géographique. De l’expatriation, sa vision de la géographie semble sortir transformée : Gottmann veut se concentrer sur « une étude de la géographie comme science de l’organisation et de l’utilisation de l’espace par l’homme » fondée sur une expérience diversifiée de techniques d’observation, comme celles de la photographie aérienne et des investigations archéologiques qui permettent de renouveler la connaissance des espaces désertiques18. Durant ces années de guerre et d’après-guerre, Gottmann nourrit une vision très ambitieuse de la géographie comme science leader des sciences de l’homme en développant le concept de « zones de civilisation » : il entend faire, en géographe, ce que Toynbee a étudié en historien ; là où ce dernier décline les civilisations dans la succession des temps, il veut les saisir dans la contemporanéité de l’espace. Peu à peu, il exprime auprès des officers de la Fondation (à qui il demande une subvention) une théorie de la géographie des « zones de civilisation » dans une optique d’interdisciplinarité amplifiée des sciences de l’homme, en dénonçant le matérialisme géographique19. Un nouvel habitus géographe naît avec Gottmann, à ce moment-là, même s’il est vrai que les écrits tactiques ayant pour objectif une demande de bourse sur projet ont tendance à surjouer l’effet d’annonce… Pourtant, Gottmann, dans les années 1945-1948, transforme son discours et sa pratique. « Migrant transatlantique », selon son expression, il est dans l’aller-retour entre la France où il séjourne en 1945, travaillant au Conseil de planification et aux cabinets de Pierre Mendès-France et de René Pleven, et les États-Unis, à Baltimore ; puis de nouveau en France pendant l’année 1948-1949. Son intégration professionnelle définitive dans l’université américaine puis britannique (puisqu’il termine sa carrière professorale à Oxford) résulte également d’une forme de rejet de l’université française post-Seconde Guerre mondiale à l’égard des exilés revenus des États-Unis, et considérés dans un milieu universitaire très structuré par le communisme, comme des valets de l’impérialisme américain. C’est ce que diagnostique justement Gottmann dans une lettre-rapport destinée à la fondation Rockefeller de 1948 décrivant l’état du champ universitaire français en sciences sociales20. C’est, du reste, de ce même genre d’accusations dont souffrit la jeune VIe section de l’EPHE créée par Lucien Febvre en 1947 (Mazon, 1988) et emmenée par son disciple Fernand Braudel, dont Gottmann partage la conception large, ambitieuse, conquérante de sa discipline (mais Gottmann pour la géographie !). On l’imagine très bien à la VIe section dont il épouse le profil savant et politique, de même qu’il connaît tous les interlocuteurs américains qui financent en partie la jeune institution.
21Mais il n’en sera pas ainsi. Gottmann se fixe finalement sur les terres anglo-saxonnes dont il suit l’évolution des tendances géographiques auxquelles il participe. Face aux classifications de la géographie vidalienne fondée sur les genres de vie [voir le chapitre de Dylan Simon dans ce volume], les géographes américains comme Isaiah Bowman font travailler des notions « plus dynamiques » (Gottmann, 1947, p. 3) comme le « front de colonisation » (pioneer fringe). Gottmann propose une géographie dynamique, une « thermodynamique sociale » centrée sur la notion de « carrefour », sur ce qui circule plutôt que ce qui s’enracine. C’est une réponse de savant à la géographie statique, du terroir, promue par Vichy. De même, Gottmann va faire preuve d’une certaine prédilection pour une échelle continentale ou mondiale, en lien, on s’en doute, avec son expérience biographique d’élargissement du monde durant les années de guerre et d’exil. C’est ainsi qu’on peut percevoir dans son itinéraire de géographe entre deux mondes une réponse intellectuelle particulièrement originale à l’épisode de crise qu’il traverse.
Transcription
« Université de Strasbourg, Institut géographique
Strasbourg, le
Clermont Fd le 8 avril 1941
Cher Monsieur,
J’ai lu avec l’intérêt le plus vif et le plus ému les articles de mon cher et regretté ami J. Sion. Je vous félicite de la manière dont vous avez su les préparer pour la publication. J’exprimerais seulement le regret que des choses aussi fortes ne soient pas mises à la portée d’un public plus nombreux : mais sans doute que Sion, avec sa modestie coutumière, aurait préféré pour ces écrits une place un peu retirée.
J’ai reçu de mon ami Johnson une carte accusant réception de votre notice, avec la lettre qui l’accompagnait. Il les a aussitôt transmises au Président de l’Université Columbia, qui s’occupe activement de la question, avec sa plus chaude recommandation. Il ne me dissimule pas toutefois que les demandes de ce genre sont nombreuses.
Je viens d’apprendre qu’un représentant de la fondation Rockefeller arrive en France pour se mettre en rapport avec les institutions universitaires de la zone non occupée. Il y aurait peut-être là pour vous un moyen de reprendre le contact avec cette fondation.
Je regrette vivement de vous savoir dans l’embarras. Si je puis vous être utile de quelque autre manière que ce soit, n’hésitez pas à me le dire. Pour moi, la solidarité géographique n’est pas un vain mot.
Veuillez me croire toujours, Cher Monsieur, votre cordialement dévoué H. Baulig.
P. S. Si vous avez l’occasion de m’écrire, pourriez-vous me dire quelle est la situation de l’enseignement géographique à Montpellier ? Je crois que M. Sorre y est nommé professeur. Je ne comprends plus. »
Notes de bas de page
1 Je ne suis pas une spécialiste de Jean Gottmann. J’ai croisé son nom lors d’une enquête plus large sur les milieux universitaires en exil (Loyer, 2005), et singulièrement dans les archives de la fondation Rockefeller qui constituent mon corpus essentiel pour la présente contribution.
2 Lettre de Gottmann à Orlando Ribeiro, 19 septembre 1940 (Daveau, 2007, p. 12).
3 Ibid., p. 11.
4 Rockefeller Foundation Archives, Tarrytown (NYC), RG I. 1. Box 349, Folder 4156, Institute for Advanced Studies (Refugee Scholar, geography). Je ferai désormais référence à ces archives sous l’abréviation RFA, « Dossier Gottmann ».
5 Dans une lettre d’avril 1941 à Gottmann [Illustration], Baulig y fait directement référence, même s’il semble douter de son efficacité. Cette lettre, qui reflète, dans son contenu même, toute la complexité de la situation de la géographie universitaire française au printemps 1941 (le Strasbourgeois Baulig déplacé à Clermont-Ferrand, le choc de la disparition de Sion, les incertitudes sur le sort de Gottmann), est un bon exemple de la « solidarité géographique » que Baulig revendique.
6 RFA, « Dossier Gottmann ».
7 Ces enquêtes effectuées dans le cadre du Curs auxquelles contribue Gottmann auprès de Demangeon s’ajoutent à des travaux pour la Commission de l’habitat rural et du peuplement, présidée par Demangeon et qui relève de l’UGI [voir le chapitre de Denis Wolff dans ce volume].
8 Mention ajoutée en calligraphie par un des officers de la Fondation, le Dr Appleget, Lettre du 11 février 1941, RFA, « Dossier Gottmann ».
9 Lettre d’Appleget à Alvin Johnson, 19 février 1941 : « The officers in the natural sciences do not feel that he qualifies for our aid at this time, particularly because he has not yet obtained his doctorate », RFA, « Dossier Gottmann ».
10 Voir Jean Gottmann, Entretiens d’Oxford, 1993, Épistémologie et histoire de la géographie, Centre de géohistoire (entretiens recueillis et transcrits par Marie-Claire Robic et Jean-Louis Tissier).
11 Memorandum, 26 janvier 1942, RFA, « Dossier Gottmann ».
12 La dernière semaine de décembre 1941 a lieu à New York, cette année-là, le congrès de l’American Geographical Society, dont une table ronde est présidée par Isaiah Bowman, à qui il avait été introduit par une lettre de Demangeon (Gottmann l’avait déjà rencontré au congrès d’Amsterdam de 1938). Bowman est président de l’université Johns-Hopkins à Baltimore, où il l’invite à venir le voir – université qui, finalement, lui fera une proposition quelques années plus tard. À peine arrivé, Gottmann a donc l’occasion de rencontrer toute la petite scène géographique américaine. C’est une aubaine. Voir Gottmann, Entretiens d’Oxford, op. cit., p. 47.
13 Ibid., p. 49.
14 Ibid., p. 51.
15 Lettre de J. G. à T. B. Kittredge, 6 avril 1942, RFA, « Dossier Gottmann ».
16 « Une science noble qui a été beaucoup négligée aux États-Unis ».
17 Lettre de J. G. à R. Evans, 31 mars 1943, RFA, « Dossier Gottmann » : « Lorsque je suis arrivé à New York, il y a 15 mois, sans aucune invitation ni relation sérieuse dans le nouveau monde, je ne m’attendais pas, je dois le dire franchement, à me trouver dans une telle situation ».
18 « A study of geography as the science of the organization and use of space by man. As an illustration, he mentioned how archaeological investigations and airplane pictures, etc. of desert areas in North Africa have recaptured […] the lessons and experience of earlier peoples in mastering, organizing and using the desert under stress of economic, political and strategic military needs » (dans le résumé d’un entretien avec R. Evans du 11 juin 1943, RFA, « Dossier Gottmann »).
19 Dans une lettre-manifeste écrite au Dr R. Evans, 31 mars 1948, RFA, R.G.I.1, 500 S, Centre d’études de politique étrangère, Box 21, Folder 212.
20 Lettre dactylographiée de J. G., 27 avril 1948 (8 pages).
Auteur
Professeure des universités en histoire contemporaine à Sciences Po Paris. Spécialisée dans l’histoire culturelle des sociétés contemporaines, elle a travaillé sur les pratiques et politiques artistiques, puis sur l’exil et les phénomènes intellectuels transnationaux. Elle a publié notamment Paris à New York. Intellectuels et artistes français en exil (1940-1947) (Grasset, 2005) et Lévi-Strauss (Flammarion, 2015), ainsi qu’une édition de la correspondance entre Claude Lévi-Strauss et Roman Jakobson entre 1942 et 1982, avec Patrice Maniglier (Seuil, 2018).
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