Une reconnaissance paradoxale ?
Max Sorre, une identité savante en recompositions (1939-1948)
p. 89-116
Texte intégral
1Un contraste important existe entre la notoriété de Max Sorre et les traces fort ténues de sa vie savante1. L’œuvre est considérable, de sa thèse Les Pyrénées méditerranéennes. Étude de géographie biologique (1913) à L’ homme sur la terre (1962), en passant par sa monumentale entreprise des Fondements de la géographie humaine en quatre volumes (1943-1952). Or, cette production s’articule malaisément avec la dimension sociale du personnage, Sorre apparaissant désincarné derrière ses nombreuses publications. Partant, il s’agit de combler ce vide, en particulier dans une période dramatique, celle du début des années 1940, cruciale pour lui sur le plan biographique. Son identité savante fait en effet l’objet de nombreuses recompositions. Si dans les années 1920, sa trajectoire universitaire est classique, Sorre obtenant une chaire de géographie à l’université de Lille, il entame par la suite une carrière administrative comme recteur puis comme directeur de l’enseignement primaire. Révoqué par Vichy en 1940, il doit retourner à la vie universitaire, non sans quelques obstacles. L’ambivalence de son inscription savante n’est pas seulement d’ordre biographique, mais également intellectuel. Tout en s’inscrivant dans une perspective de géographie régionale, avec la rédaction des volumes de la Géographie universelle sur l’Amérique centrale et sur la péninsule Ibérique, publiés en 1928 et en 1934, il développe surtout une écologie humaine originale et des travaux novateurs de géographie médicale. Sa réflexion se focalise ainsi sur les relations entre l’homme et son environnement, investissant des champs aussi divers que les maladies, le milieu vivant, le climat, le fait urbain, etc. Les années noires sont alors l’occasion, à soixante ans passés, d’approfondir ou de poursuivre ces recherches, de les mettre en forme, d’en développer d’autres, précisément avec la rédaction de son traité Les fondements de la géographie humaine (Sorre, 1948a).
2La guerre, une période particulièrement féconde ? Si l’hypothèse peut paraître incongrue, nous voudrions néanmoins l’éprouver et en montrer la validité. À rebours de certains a priori, la période serait fertile pour Sorre et favoriserait un renforcement de son identité disciplinaire : dès 1941 il enseigne à la Sorbonne, dès 1943 commence la publication de son livre somme avec le premier tome, Les fondements biologiques. Alors que dans les années 1930, il était quelque peu « hors-les-murs », dans une position périphérique au champ géographique, sa révocation le recentre au sein de ce dernier et lui permet d’accroître significativement sa production savante. Certes, dans cette recomposition, se poursuit toujours une certaine singularisation du géographe, ses travaux continuant à se différencier de la production contemporaine en investissant des thématiques inusitées comme l’alimentation (Sorre, 1943), le langage, la religion, les structures politiques, etc. (Sorre, 1948a). Toutefois, il bénéficie d’une reconnaissance scientifique accrue à partir de la guerre, alors que ses recherches antérieures semblaient faire l’objet d’une plus faible réception. Sorre est ainsi amplement discuté et critiqué sur différentes scènes savantes – notamment l’histoire et la médecine, comme en témoignent les commentaires de Georges Canguilhem (1943) –, appelé enfin par certains psychologues et sociologues à participer à des projets ou des institutions. Pour autant, cette valorisation est éminemment paradoxale, Sorre n’ayant pas choisi sa nouvelle situation. En d’autres termes, son recentrement disciplinaire est d’abord subi ou involontaire, son itinéraire se trouvant infléchi et recomposé par certaines dynamiques propres aux événements. Le processus est aussi ambivalent pour un second motif. La reconnaissance académique dont il jouit après-guerre l’inscrit dans une situation mandarinale, dans la posture classique de l’universitaire dominant et prescripteur de normes. Comme incarnation d’une géographie vidalienne à visée écologique, Sorre apparaît, pour certains, comme un géographe suranné ou, a contrario, comme promoteur d’une écologie humaine ambitieuse, il est, pour d’autres, un novateur.
3C’est pourquoi notre propos ne saurait se limiter au strict cadre de l’Occupation, mais se propose d’interroger les différentes (dis) continuités de part et d’autre de la guerre. On saisirait en effet peu la période sans comprendre la réactivation d’une sociabilité issue des années 1930. Inversement, la reconnaissance acquise par le géographe au cours des années 1940 ne s’est pas constituée ex nihilo. Pour vérifier l’hypothèse d’un renforcement de sa position, il faut nécessairement en considérer les prémices pendant la guerre. De même pour sa production : si le deuxième volume des Fondements de la géographie humaine paraît en 1948, celui-ci est en grande partie écrit durant la guerre2. Délaissant ici la date de publication, nous considérerons la période de rédaction et ce, afin d’expliquer l’émergence de nouvelles questions, d’un nouveau lexique, en relation avec ce contexte.
4Dès lors, il s’agit bien de restituer l’économie morale et politique d’un géographe en temps de guerre, d’examiner l’imbrication d’un positionnement (spatial, éthique, politique) avec la fabrication d’un savoir géographique, de saisir enfin comment des dynamiques conjoncturelles ou historiques, extérieures au champ scientifique, aboutissent à la recomposition de trajectoires savantes et donc, in fine, bouleversent la logique même du champ – celui-ci n’ayant rien d’autonome en une telle période.
L’incidence de la guerre sur une trajectoire savante
Administrer l’enseignement primaire en période de guerre (1939-1940)
5Depuis 1931, Sorre (Orain, 2003 ; Clout, 2008 ; Tissier, 2013 ; Simon, 2017) est un géographe « hors-les-murs », investi dans l’action, précisément dans une carrière administrative – d’abord comme recteur des académies de Clermont-Ferrand et d’Aix-Marseille (1931-1937) [Illustrations 1 et 2] puis comme directeur de l’enseignement du premier degré auprès de Jean Zay (1937-1940). Après sa bifurcation de 1931, il continue de publier des travaux, mais sa production s’amenuise singulièrement à partir de 1937, signe que ses nouvelles tâches l’accaparent désormais, signe également d’une certaine distance avec les principaux espaces de centralité disciplinaire. Sorre n’occupe plus de fonctions contrôlant la reproduction de la discipline : il cesse d’être un universitaire dispensant des cours, encadrant des DES, animant une revue géographique, etc.
6Que son temps scientifique soit davantage compté, preuve en est avec l’administration de l’enseignement primaire en période d’hostilités. Dès septembre 1939, le ministère connaît une forte instabilité, notamment avec la succession de plusieurs ministres3. De même, si l’on en croit Maurice Barrée – alors inspecteur général pour le second degré –, le personnel se scinda en deux groupes au cours du mois de septembre, un faible effectif composé des directeurs de l’enseignement et de quelques fonctionnaires restant à Paris auprès du ministre, les autres partant pour le château d’Azay-le-Rideau dans l’Indre-et-Loire (Barrée, 1963, p. 37). Durant l’année scolaire, Sorre réalise vraisemblablement plusieurs déplacements à Azay, à l’instar des autres directeurs. Surtout, son activité administrative s’en trouve plus ardue et complexe. Ses circulaires témoignent d’une réalité scolaire difficile à appréhender et donc à administrer. Ainsi, la note du 28 novembre 1939 indique que la rentrée des classes, début octobre, s’est déroulée dans une certaine confusion4. En cause, la mobilisation générale a entraîné le déplacement d’une partie de la population et désorganisé les services scolaires, d’où la difficulté à dire où sont réellement les élèves5. Une telle confusion est d’ailleurs dénoncée par certains parlementaires qui vilipendent les « bureaucrates irresponsables » incapables de présider à l’évacuation des écoliers. Sorre est donc en première ligne, la note évoquée étant sans doute le résultat de ces différents mécontentements (Loubes, 2001, p. 98). Si le désordre est apparemment déjà patent (et visible), celui-ci atteint son paroxysme avec l’invasion du pays en mai. Il s’agit d’ordonner l’évacuation des services scolaires, la réinstallation des écoles, d’encadrer l’accueil des instituteurs repliés dans d’autres départements, etc.6. Mais quel pouvait être l’impact effectif de telles circulaires alors qu’une partie de la population était sur les chemins de l’exode ? Difficile à dire. Comme le reste du pays, le géographe vit également des heures pénibles, notamment un quotidien rythmé par les alertes et les descentes à la cave7. D’où le départ. Entre le 8 et le 12 juin, le cabinet parisien d’Yvon Delbos se replie à Azay8. Puis, à l’instar des autres directeurs, Téodore Rosset et Albert Châtelet, Sorre est évacué à Bordeaux avant de rejoindre Vichy dans des conditions épiques (Barrée, 1963, p. 38-39), au plus tard le 7 juillet9.
La révocation de 1940 et ses efiets biographiques
7L’atmosphère de l’été 1940 à Vichy est celle d’une fin de règne pour les anciens collaborateurs de Jean Zay (ibid., p. 39-40). Sorre est démis de ses fonctions le 29 juillet10. Fin 1941, dans une lettre au ministre, il évoque cette révocation en termes brefs et feutrés : « Dans la dernière semaine de juillet, M. le Ministre informa M. Sorre de la décision qu’il a prise d’appeler à ses côtés un autre collaborateur. Il lui exprime son désir de lui être agréable – ce sont les termes mêmes de l’entretien et accède à sa demande de rentrée dans l’enseignement supérieur11. » Tentons néanmoins de préciser les conditions politiques et idéologiques ayant conduit à ce reclassement. Les historiens s’accordent pour considérer manifeste la volonté du nouveau régime de remplacer les cadres jugés peu compatibles avec la Révolution nationale. Ainsi, la loi du 17 juillet 1940 autorise chaque ministre à opérer des relèvements de fonctions pour tout fonctionnaire jugé inapte, mesure promulguée pour une courte période, les révocations devant intervenir avant le 31 octobre (Rials, 1983, p. 79 ; Baruch, 2000, p. 526-533 ; Corcy-Debray, 2002a, p. 248-252). Si l’on songe que Pétain s’arroge tous les pouvoirs le 11 juillet (en se proclamant chef de l’État français), que le nouveau ministre de l’Instruction publique Émile Mireaux est nommé le 12, que dans les premiers mois du régime « les sanctions définitives furent assez peu nombreuses au moins en ce qui concerne l’Éducation nationale » (Rials, 1983, p. 80) – avant la promulgation du statut des Juifs le 3 octobre excluant ceux-ci de la fonction publique –, sa révocation apparaît particulièrement précoce12.
8Si son limogeage s’inscrit dans la logique autoritaire du régime, en même temps que dans un invariant politique (un processus d’épuration relativement classique lors d’un changement de gouvernement), il témoigne également d’une sévère reprise en main du système éducatif (Maigron, 1994, p. 134 ; Rouquet, 2010, p. 41-58). L’embrigadement de la jeunesse étant une des priorités du nouveau gouvernement, celui-ci nourrit une forte méfiance à l’égard des enseignants et de leur hiérarchie. Dès l’été 1940, Vichy leur attribue une responsabilité dans la défaite et les accuse d’avoir corrompu la jeunesse, dénonçant notamment le pacifisme du Syndicat national des instituteurs (SNI) et leur implication politique sous la Troisième République (Rials, 1983 ; Corcy-Debray, 2002a ; Devigne, 2018). Preuve en est la révocation d’Albert Châtelet, ce dernier écrivant à Georges Ripert le 16 septembre : « Monsieur le Ministre, vous avez bien voulu m’aviser qu’en raison de ma participation aux réformes de l’enseignement faites sous le ministère de M. Jean Zay, le gouvernement avait décidé de me remplacer à la Direction de l’enseignement du second degré13. » Les deux directeurs ayant participé ensemble à la préparation d’un certain nombre de réformes aux côtés de Jean Zay14 – un ministre représentant tout ce que la droite radicale abhorrait –, on trouve dans ces propos le motif précis du désaveu de Sorre15.
9Cette révocation débouche sur son replacement dans le cadre des professeurs des facultés de lettres. La chaire de géographie de Montpellier étant vacante à la suite du décès de Jules Sion (le 4 juillet 1940), Sorre se trouve nommé sur celle-ci dès le 1er août et y enseigne durant le mois d’octobre16. Mais, le 12 de ce mois, il est élu à la Sorbonne comme chargé de cours de géographie économique pour suppléer Albert Demangeon, récemment décédé17. La situation se complique toutefois et devient proprement kafkaïenne, Vichy refusant de le nommer officiellement et lui imposant de revenir à Montpellier18. Le géographe qui s’est rendu à Paris suite à cette élection, attend alors son Ausweis pour retourner dans la capitale languedocienne :
J’ai l’honneur de vous accuser réception de l’ordre que j’ai reçu par les soins de M. le Directeur de l’Enseignement supérieur d’avoir à rejoindre immédiatement la Faculté des Lettres de Montpellier, où j’ai été nommé régulièrement par arrêté de votre prédécesseur. J’ai quitté Montpellier le 28 octobre dans des conditions de bonne foi absolue, après y avoir fait un dernier cours – et ma parole sur ce point ne saurait être mise en doute – avec la pensée que je trouverais à Paris un arrêté me chargeant, à titre provisoire, d’un enseignement de Géographie à la Sorbonne. Cet arrêté me serait délivré par les soins du chef de l’Établissement où j’étais appelé à enseigner, suivant la tradition administrative constante. Quoi qu’il en soit, conformément à vos ordres, je me suis mis, dès aujourd’hui, en instance auprès des autorités occupantes, par le canal du Ministère, pour obtenir l’ausweis qui m’est nécessaire pour sortir de la zone occupée. Dès que je serai en possession de cette pièce, sans laquelle je ne puis sortir de Paris, je regagnerai Montpellier19.
10En décembre, Sorre attend toujours l’autorisation de passer en zone libre20, l’Ausweis étant finalement obtenu à la fin mars 1941, « le jour où le recteur de Paris l’avise qu’il est mis à la disposition de la Sorbonne » (le 29 mars)21. Le géographe n’est cependant que chargé d’enseignement et doit attendre la rentrée d’octobre 1941 pour devenir maître de conférences – Sorre n’étant pas titulaire d’une chaire jusqu’à la Libération22. La sanction n’est pas seulement symbolique, mais recèle également des implications pécuniaires – une réalité attestée par le géographe dans une lettre mordante et amère :
Monsieur le Ministre, Malgré mon désir de ne pas vous distraire de soins plus importants pour des questions d’ordre personnel je me trouve obligé d’attirer votre attention sur une situation à tout le moins paradoxale. Depuis le 1er novembre 1940, aucun traitement ne m’a été versé. Contrairement aux assurances qui m’avaient été données par M. le Directeur Rosset, l’Université de Montpellier a cessé de me payer à partir de cette date – sans qu’administrativement elle en eût la moindre raison. Depuis le 1er avril 1941, je n’ai reçu aucun traitement pour mes services à l’Université de Paris. Cette situation est indépendante de la question de l’indemnité compensatrice : il ne s’agit pour le moment que du paiement d’un traitement de maître de conférences à la Sorbonne. […] Toutes mes démarches n’ont abouti à rien. Et j’ai le regret de constater aujourd’hui qu’il n’y a au fond de tout cela que lenteur et négligence des Services d’exécution. En des temps moins troublés, j’aurais pu croire que quelques égards étaient dus à un ancien Directeur du Ministère – qui ne pensait pas avoir laissé de mauvais souvenirs. Il est trop certain que ces considérations ne pèsent plus guère dans une maison où l’on se [piquait] autrefois de courtoisie. Aussi bien j’eusse continué à me taire – par cette répugnance naturelle des gens de notre état pour de telles réclamations de cette nature si la nécessité pressait23.
11Lorsque Sorre perçoit enfin son traitement, on lui refuse en outre une indemnité (de droit) pour compenser l’écart avec sa rémunération antérieure de directeur. En définitive, la révocation, le refus d’une nomination à la Sorbonne – maintenu durant six mois et à l’encontre d’une élection –, les tracasseries financières, la simple communauté d’itinéraires entre ce dernier et Châtelet24, autant d’éléments qui témoignent d’une même défiance de Vichy à l’égard de savants « compromis » par l’expérience du Front populaire, signe que par-delà ces hommes, le régime voulait attenter aux serviteurs d’une République honnie.
L’incidence disciplinaire : un recentrement dans le champ géographique
Une position disciplinaire renforcée
12Du fait de son retour à la vie universitaire, de son enseignement en Sorbonne, la position disciplinaire de Sorre se trouve renforcée et singulièrement recentrée dans le champ géographique. De nouveau, il dispense des cours, encadre des étudiants pour le DES (dont Jean Malaurie), participe aux assemblées des professeurs, devient membre du comité de direction de l’Institut de géographie, etc., des fonctions qui lui permettent de retrouver une certaine emprise temporelle sur sa discipline, d’y exister simplement davantage. Cette nouvelle situation est d’ailleurs observée par Lucien Febvre en 1943, l’historien lui écrivant : « À quelque chose malheur est bon : le fait que vous enseignez cette année et que vous pouvez agir sur des jeunes fera peut-être que vous ne soyez pas seulement lu, mais suivi ; je ne serai pas le dernier à dire AMEN25. » Pour autant, cela en incommode également plus d’un, à l’exemple de Pierre Gourou notant à Jean Gottmann : « L’institut de G. est toujours semblable à lui-même ; […] Et vous devinez les sentiments que j’ai éprouvés en voyant notre moustachu [Sorre] assis dans le fauteuil du cher Demangeon26. » On devine l’amertume de Gourou, candidat malheureux au poste n’ayant obtenu aucun suffrage, battu par Sorre et Dion.
13Un tel recentrement apparaît également tributaire du contexte de guerre. D’abord, le personnel géographique connaît certaines absences ou renouvellements, résultant pour partie de l’Occupation (Chevalier, 2007, p. 72)27. Ensuite, par les contraintes imposées, par la disponibilité retrouvée, la période est l’occasion d’un certain repli sur la sphère savante (Perpillou, 1946, p. 50) – les cours, leur préparation, la correspondance, l’écriture, etc. Les géographes, entre autres, sont limités dans leurs déplacements et doivent souvent se contenter d’utiliser une documentation de seconde main, « obtenir des informations, sous forme de statistiques, de revues ou d’ouvrages, [étant] beaucoup plus difficile » (Beauguitte, 2008). Nombreux sont les savants qui attendent que l’orage passe, que les heures douloureuses s’écoulent et qui espèrent pouvoir bientôt reprendre une activité scientifique normale, moins sujette à une rétractation tant empirique que spatiale28. En somme, ces derniers tentent de sauvegarder un semblant de normalité, de préserver le « monde d’hier pour rendre moins dur le présent » (Burrin, 1995, p. 328).
Une géographie spéculative et lettrée
14La rétractation de cet espace savant (la bibliothèque, le bureau, la salle de cours, et non le terrain, l’excursion, les congrès, etc.) est donc déterminante et ce, en exerçant « une puissance structurante sur cette production même » (Besse, 2004). L’économie du discours de Sorre s’en trouve infléchie, la dimension scripturaire et compilatrice s’en trouve renforcée, comme en témoignent Les fondements de la géographie humaine – dont le premier volume, achevé à la fin 1940, paraît seulement en 1943 pour des raisons de pénurie de papier (un problème commun à tous les éditeurs pendant la période). La somme se veut totalisante en appréhendant l’humain sous le triptyque du biologique (t. 1, 1943), de la technique (t. 2, 1948 et 1950) et de l’habitat (t. 3, 1952). Au soubassement de cette partition, réside la volonté de proposer une synthèse des connaissances sur l’homme, d’aboutir également à une explication générale de l’œkoumène (la Terre habitée). Le partage est aussi informé par une conception écologique distinguant les formes primitives (organiques) de l’activité humaine, les conditions d’aménagement du monde et les différents modes d’habiter. Cette ambition remarquable, mais quelque peu démesurée, aboutit à une forme d’écriture encyclopédique débouchant parfois sur un éclectisme et une certaine profusion. Sorre ouvre une multitude de dossiers (la religion, le peuplement, les classes sociales, l’économie, la circulation, etc., pour n’évoquer que le deuxième volume), agençant le divers et le disparate, ajoutant ses propres gloses et analyses en surplus d’autres textes. D’où l’apparente indétermination d’un tel discours : si « l’identité d’un savoir tient à son territoire » (Blanckaert, 2006, p. 130), le lecteur actuel distingue parfois malaisément celui de Sorre, c’est-à-dire la délimitation d’une connaissance spécifique au géographe. Néanmoins, Sorre ne cherche pas à s’extirper des limites disciplinaires. Son traité s’inscrit d’abord dans une longue tradition géographique dans laquelle le discours se veut une forme hybride et ampliative (Besse, 2015), tradition où « le fait géographique, en effet, est produit dans la collecte, le rassemblement, l’homogénéisation, l’accumulation des données » (Besse, 2004). Surtout, ce discours de synthèse à visée exhaustiviste (Orain, 2009) est caractéristique de la géographie française, en particulier des monographies régionales produites au cours de la première moitié du xxe siècle.
15Pour autant, il y a peu d’équivalents aux Fondements. D’abord, par l’ampleur de l’ouvrage, plus de deux mille pages, alors que les autres traités de géographie humaine sont relativement courts, à l’exception de La géographie humaine de Jean Brunhes avoisinant les mille pages (dans son édition de 1925). Ensuite, ceux-ci sont de facture fort diverse. On le sait, les Principes de géographie humaine de Vidal de La Blache (1922) et les Problèmes de géographie humaine de Demangeon (1942) sont des ouvrages posthumes – le premier pour partie élaboré à partir des notes et brouillons de l’auteur, le second constituant simplement, au total, un recueil d’articles. Quant à La géographie humaine de Maurice Le Lannou (1949), il s’agit essentiellement d’un petit ouvrage réflexif sur la discipline. Si en cela, seuls Les fondements témoignent d’une réelle vocation totalisante29, il y a néanmoins une filiation vidalienne à celle-ci, la démarche de Sorre se comprenant comme l’amplification et même la systématisation des thématiques esquissées dans les Principes de géographie humaine. En quelque sorte, ce dernier achève le dessein du maître, tout en le réactualisant à l’aune des mutations contemporaines, et se pose comme un des représentants majeurs de la géographie humaine de son temps30.
Renouveler l’outillage mental du géographe
16Paradoxalement, cette géographie de cabinet, écrite depuis la rue Guynemer dans le VIe arrondissement parisien, débouche sur la mise en question du monde. L’isolement spatial était-il propice à méditer les nouvelles interrelations en cours, les nouvelles mutations spatio-temporelles entrainées par le conflit ? Tenter de replacer le géographe dans ses horizons de pensée, de saisir comment ceux-ci déterminent sa perception spatiale s’avère éminemment difficile. Certes, penser à l’échelle mondiale n’était pas neuf pour les géographes (Arrault, 2007), notamment pour Sorre qui, dès les années 1920, envisageait « la vie de relations du Globe » et « l’économie générale du monde » (Sorre, 1928, p. 215-217). Cependant, les deux premiers volumes des Fondements témoignent d’un renforcement de cette réflexion. En 1943, se trouve envisagé un processus de mondialisation biologique avec le déplacement de différents types de cultures, avec la circulation de maladies transmissibles (Sorre, 1943, p. 342) et avec le risque sanitaire d’une pandémie causée par la révolution des transports. Précisément, la finalité est la recherche des caractères de l’ambiance (climat, alimentation, maladies, etc.) qui déterminent « les conditions biologiques de l’habitabilité du globe » (Tissier, 2013). En ces années, s’exprime la conscience d’une identification de l’œkoumène avec le Globe, la conscience que l’espace terrestre est définitivement conquis par l’homme.
17Autre nouveauté de l’époque, celle-ci plus singulière, l’émergence d’une terminologie spatialiste dans le deuxième tome des Fondements (1948). On y observe en effet une grande récurrence et diversité d’expressions telles qu’« espace géographique », « espace politique », « espace aménagé », « espace vital », etc., la géographie se définissant désormais comme « trait[ant] avant toute chose de rapports spatiaux » (Sorre, 1948a, p. 392). Est-ce simplement un affichage scriptural, une clause de style où le mot n’est pas conceptualisé, mais simplement usité pour saisir un air du temps, pour s’accaparer les fruits symboliques d’un tel vocabulaire ? Il y a certes l’émergence d’une sensibilité nouvelle au lexique de l’espace chez son collègue de la Sorbonne, André Cholley. Dans son Guide de l’étudiant en géographie (1942), ce dernier use à plusieurs reprises du syntagme « organisation de l’espace ». L’emploi de celui-ci restant toutefois rare et nouveau dans la production disciplinaire de l’époque (Robic, 1982 ; 1992 ; 1996 ; Orain, 2009, p. 222-224), la compréhension d’une telle singularité doit se ressaisir relativement à sa trajectoire. Enseignant la géographie économique à partir de 1941, le géographe s’attache ainsi à de nouvelles questions, principalement l’État et la circulation. Si son discours témoigne d’une présence de la thématique politique dans la géographie de l’après-guerre (Clozier, 1948 ; Ginsburger, 2015a, p. 365), Sorre se singularise néanmoins par une investigation conceptuelle particulièrement conséquente à une telle époque. Rares sont en effet les géographes des années 1940 à développer avec une telle amplitude des réflexions sur les différentes structures politiques (la tribu, la cité, l’État moderne, les Empires, etc.). À cela, se conjugue une tentative pour décrire de nouveaux phénomènes économiques et techniques (notamment la révolution des transports). Or c’est bien dans ces différents contextes discursifs qu’une terminologie spatialiste est employée. Vraisemblablement, elle permet de penser les conséquences de ces mutations, pour certaines favorisées par la guerre, aboutissant à une uniformisation et un rétrécissement du Monde, à de « nouvelles positions relatives de lieux » (Bretagnolle, 2005) :
Une nouvelle conception de l’espace. – Enfin, et c’est là le plus important, les progrès de la circulation, l’accélération des transports changent l’attitude mentale des hommes à l’égard de l’espace géographique […]. Les groupes les plus fermés sortent de leur isolement. Comme la vitesse des déplacements augmente, la distance cesse d’être un obstacle aux relations. En même temps qu’il participe matériellement et spirituellement à une vie plus large, l’homme se fait une autre idée de l’espace et du temps. Nous avons franchi une autre étape avec la conquête de l’atmosphère, avec les vitesses de transport atteignant celles du son, avec la transmission qu’on pourrait dire instantanée de la pensée à travers l’atmosphère. Voilà la grande révolution. […] Le globe s’est rapetissé. L’espace et le temps ont pris pour les générations qui viennent une signification différente de celles qu’ils avaient pour leurs aînés. […] Peut-être n’est-il pas indifférent de souligner ici leur coïncidence avec la révision critique des catégories du temps et de l’espace et avec l’introduction de la relativité dans le domaine de la philosophie scientifique
Sorre, 1948a, p. 597-598.
18Pour appréhender ces transformations, le géographe s’inscrit dans un schéma de pensée traditionnel en réactualisant une série d’analyses formulées au tournant du siècle. Il n’était en effet pas nouveau de comprendre la vitesse comme un facteur de rétrécissement ou de déformation de l’espace, comme un obstacle à dépasser. Déjà, Élisée Reclus et Vidal de La Blache évoquaient ce rétrécissement de la planète (Bretagnolle et Robic, 2005) et Brunhes, dans La géographie humaine, notait que la distance est « l’obstacle à vaincre, l’obstacle qui se mesure en temps ». Ainsi la carte de Sorre « La réduction des distances-temps et la diminution de l’espace français » (Sorre, 1948a, p. 597) reprend-elle celle que Brunhes et Vallaux ont publiée dans La géographie de l’histoire (1921, p. 10). Cependant, l’emploi du vocable « espace » paraît surtout provenir d’un ressourcement sémantique auprès de Friedrich Ratzel et de Vidal de La Blache, Sorre se référant précisément à leurs travaux « sur la notion d’espace en géographie politique » (Sorre, 1948a, p. 129) – un processus également à l’œuvre chez René Clozier (1948, p. 280-282). De même, Sorre cite la formule de Ratzel – la « circulation dompteuse de l’espace » – et s’en inspire pour intituler sa troisième partie « La conquête de l’espace »31. Ce thème ratzélien est particulièrement récurrent dans l’ouvrage, ainsi que dans son article pour les Cahiers internationaux de sociologie (Sorre, 1948b, p. 32), comme en témoignent les fréquents leitmotive de victoire ou de lutte contre l’espace. Un tel usage participe de l’inflexion anthropocentrique de son discours à partir des années 1940, l’accent étant alors davantage mis sur la capacité transformatrice de l’homme. En cela, il y aurait aussi une certaine convergence avec Cholley chez qui l’expression « organisation de l’espace » pouvait se comprendre dans un « sens prométhéen, comme l’expression renouvelée de la liberté » (Robic, 1996, p. 45).
19Pendant l’Occupation, Sorre en profiterait donc pour méditer ses « classiques », trouvant chez ces derniers un vocable qu’il décide de remettre au goût du jour – un mot idoine en somme, davantage que « milieu », pour élaborer une géographie politique et signifier les différentes transformations de l’expérience géographique. Moins qu’une innovation sémantique ou conceptuelle, il s’agissait de retrouver une tradition disciplinaire minorée par ses contemporains.
L’économie morale d’un géographe.
Une expertise au service d’un engagement
Un compagnonnage avec la Résistance : l’expérience des Cahiers de l’OCM
20S’il y a bien un recentrement sur la sphère savante, le géographe n’abandonne toutefois pas l’action. Outre sa révocation, certains indices enregistrent également une prise de distance précoce de Sorre à l’égard du régime de Vichy et de sa politique de collaboration. Un désaveu du destin politique de la France sourd ainsi des dernières lignes de son introduction aux Fondements biologiques :
On m’excusera si, parvenu à cette heure où l’homme converse avec les ombres autant qu’avec les vivants, je ne nomme qu’un disparu : Jules Sion, dont la sympathie m’était précieuse, avait approuvé mon dessein et souhaité sa réalisation. C’est à eux tous, à leur haut souci de vie et de liberté spirituelles que je pense en finissant ce livre. Je l’achève au milieu du deuil public, en regard de quoi ne comptent guère les amertumes personnelles. Il m’a été un refuge et m’a consolé des hommes et des destins
Sorre, 1943, p. 11.
21Ces lignes, écrites en décembre 1940, étaient loin d’être sibyllines pour le lecteur contemporain. Cette réprobation se concrétise surtout par une affiliation résistante, Sorre participant à l’élaboration de fascicules pour l’Organisation civile et militaire (OCM), un réseau implanté dans la zone Nord, important dès 1942. L’Organisation, dirigée par le banquier Maxime Blocq-Mascart, compte de nombreux fonctionnaires issus de l’enseignement et de la haute administration économique, mais recrute également au sein du patronat. Dans une publication clandestine intitulée Les cahiers. Études pour une révolution française (coll., 1942-1943)32, ce réseau « fut ainsi le premier et pendant longtemps le seul, mouvement à se poser la question des institutions de l’État futur » (Baruch, 1997, p. 522), précisément les réformes administratives concernant l’enseignement, la vie culturelle, la fonction publique, l’économie, etc. Au sortir de la guerre, en avril 1945, Blocq-Mascart publie ses Chroniques de la Résistance, un ouvrage reproduisant avec quelques modifications substantielles les pages des Cahiers parus dans la clandestinité. Il mentionne le nom de « Max Sorre » dans la liste des membres ayant contribué à leur rédaction (Blocq-Mascart, 1945, p. 107) et indique en préambule à cette publication : « Les hommes et les femmes qui ont bien voulu alors collaborer avec moi aux études publiées dans ce livre sont tous des “Résistants”. Ils se sont battus pour la Libération de la France. […] La publication des textes restera donc collective. Nous donnons seulement les noms de la plupart de ceux qui ont participé à leur discussion ou à leur rédaction, sans autre précision33. » Par le souhait de conserver le caractère collectif de l’entreprise à la Libération34, il est donc difficile de déterminer avec exactitude les contours de son activité et de son insertion dans ce mouvement. Toutefois, on sait que Sorre élabora le schéma d’une future organisation territoriale :
Il [le groupe de rédacteurs] était favorable, d’autre part, à la suppression des départements et à la création d’une unité administrative plus large que n’eussent été un groupe de départements et qui ne soit [pas] les régions délimitées par Vichy. Le géographe Max Sorre établit un plan précis qui traduisait [les tendances du groupe]35.
22Si on trouve effectivement dans les Chroniques de la Résistance ce « Projet de carte administrative » (ibid., p. 151-159) – dont il est malaisé de circonscrire la date –, ce dernier est étrangement absent des quatre fascicules parus dans la clandestinité. Seul le premier, en juin 1942, stipule une réforme territoriale36.
23Matériellement, dans l’ouvrage de Blocq-Mascart, le projet est accompagné d’une « Carte de l’organisation administrative de la France », de sa présentation et d’un tableau de six pages énumérant les capitales de régions, les territoires inclus dans ces dernières, leur population et certaines observations sur les choix ayant prévalu à ce découpage [Illustration 3]. Le projet se propose de délimiter 19 régions regroupant généralement des départements, même si ceux-ci peuvent faire l’objet d’un partage. Si chacune se voit attribuer une capitale et un numéro, Sorre – et ses éventuels collaborateurs – se refusent à proposer une dénomination pour ces nouvelles identités territoriales. Comment ce découpage est-il alors légitimé ? Deux principes régissent cette organisation : d’abord, celui d’une homogénéité des régions délimitées, qui repose moins sur leur superficie, celle-ci pouvant être relativement restreinte, que sur des déterminants sociaux (démographiques, économiques, sociologiques), l’auteur identifiant les territoires par « leurs habitudes » ; ensuite, celui d’une polarisation d’un territoire par une métropole. Six « régions urbaines » ou « conurbations » sont notamment isolées : Lille-Roubaix-Tourcoing, Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux et Cannes-Menton.
24En cela le géographe s’inscrit dans une perspective résolument vidalienne puisque Vidal de La Blache élaborait déjà, en réponse à une commande politique, une carte des « groupements régionaux » (Vidal, 1910)37. Si ce dernier ne retenait que 17 régions et n’incluait pas l’Alsace-Moselle dans son découpage, il regroupait déjà des départements entiers à quelques exceptions près, également sans mentionner le nom des régions, mais seulement celui des capitales. Plus fondamentalement, Vidal de La Blache consacrait une nouvelle entité, la région économique, organisée par une métropole (Ozouf-Marignier et Robic, 1995). Sorre reprend donc ce procès de délimitation territoriale, signe d’une primauté et d’une portée positive attribuées à la centralité urbaine (ibid., p. 48-52). Si la réflexion de Sorre est moins développée – sans doute le résultat de la commande évoquée par Blocq-Mascart –, celle-ci reste ancrée dans les problématiques économique et urbaine déjà explorées par son maître.
Le croisement des scènes savante et résistante
25Il reste toutefois à préciser comment Sorre adhère à un engagement résistant. Le réseau dans lequel il s’inscrit recoupe en réalité une scène savante déjà fréquentée. Les principaux rédacteurs des Cahiers de l’OCM sont en effet des anciens membres du cabinet de Jean Zay au ministère (Ory, 1994, p. 825 ; Muracciole, 1995 ; 1998) : Alfred Rosier (chef de cabinet du ministre), Georges Jamati (chef de bureau au ministère) et René Paty (directeur d’école à Paris, chef-adjoint pour l’enseignement primaire)38, autant de fonctionnaires avec lesquels Sorre collabore très étroitement – particulièrement René Paty. Parmi les rédacteurs, on retrouve également des personnalités gravitant dans le milieu éducatif : Claude Bellanger, un ancien instituteur devenu secrétaire général administratif de la Ligue de l’enseignement en 1936, et Georges Lapierre, un instituteur membre du Bureau du SNI, directeur de la revue L’école libératrice – deux syndicalistes que Sorre côtoie régulièrement39.
26Une lettre de René Paty à Jean Zay (1942) nous paraît illustrer le recoupement d’une sociabilité ministérielle avec la Résistance :
J’ai reçu aujourd’hui une bonne carte de Typa [René Paty], qui écrit : « Nous sommes impardonnables de ne pas vous écrire plus souvent. Pourtant, vous le savez, nous pensons bien à vous, etc. Nous allons partir demain pour quelques semaines à la campagne. […] Marcel [Abraham] nous a donné de vos nouvelles. Nous parlons de vous quelques fois avec Max [Sorre] toujours de belle humeur. Tous vos amis conservent votre souvenir et vous envoient leur affection […] Paris est ce que vous savez, tellement différent de celui que vous avez connu ! Mais plein d’espoir toujours40. »
27Dans cette réactivation d’une sociabilité professionnelle, et sans doute idéologique, réside vraisemblablement le motif de l’intégration de Sorre à l’équipe des Cahiers. Les témoignages d’Alfred Rosier et de Claude Bellanger enregistrent un tel processus dans la constitution du groupe. Le premier rencontre ainsi Blocq-Mascart en septembre 1940 et accepte de travailler à la rédaction d’un projet de réforme de l’enseignement en faisant appel à des proches41. De même Bellanger, décidé à lutter contre l’Occupation, entre en contact avec certains de ses amis, dont Rosier42. Se constitue alors un premier noyau de résistants se désignant sous le nom de « Maintenir », rejoint par d’autres personnalités dont Jamati et Paty (Anonyme, 1946 ; Calmette, 1961, p. 16-17). La participation de Sorre au cabinet de Jean Zay, sa révocation par Vichy, son statut de haut fonctionnaire et d’universitaire, sa présence à Paris dès l’automne 1940, en faisaient sans doute une personnalité adéquate.
Une mémoire résistante plurielle et lacunaire
28Le nom de Sorre n’apparaît pas dans les témoignages fournis par Rosier et Bellanger sur l’histoire des Cahiers de l’OCM – que ce soit dans le cadre du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, dans la brochure « Maintenir » imprimée par Le Parisien libéré en septembre 1946 ou dans le livre plus tardif du second sur la Presse clandestine pendant la guerre (Bellanger, 1961). Comment expliquer cette dichotomie des témoignages, entre celui de Blocq-Mascart et ceux de Bellanger ou de Rosier ? De multiples raisons peuvent être invoquées. La republication des Cahiers sous un collectif d’auteurs ayant donné lieu à débat, l’ouvrage de Blocq-Mascart, publié immédiatement après-guerre, semble donc être considéré comme la vitrine du mouvement. Cette publication intervenant avant les témoignages indiqués, il est possible que ces derniers n’aient pas ressenti le besoin de mentionner à nouveau la totalité des noms, sachant que ceux-ci étaient désormais connus. Partant, les quelques membres évoqués par Rosier et Bellanger seraient vraisemblablement les plus actifs. Mais l’explication réside également dans les conditions de transmission mémorielle du groupe. Benoît Verny (2003) a ainsi pu montrer que Jean Zay avait lui-même participé aux Cahiers en rédigeant certains projets de réforme depuis sa prison. Or aucun témoignage ne mentionne une telle appartenance du ministre à l’équipe des rédacteurs : « L’OCM n’a pas sauvegardé de mémoire centrale », ses archives, « restées plusieurs années dans des sacs-poubelles » et destinées à être jetées, ont finalement été sauvegardées dans des conditions épiques (Verny, 2003, p. 220-221). Une posture critique de certains membres du mouvement à l’égard de la politique du Front populaire peut enfin expliquer certains silences. Au sortir de la guerre, l’héritage de la Troisième République constituait en effet une référence ambiguë et peu valorisée (ibid., p. 223-224). En 1962, le géographe reçoit néanmoins de Bellanger un extrait du Parisien libéré rendant compte d’un de ses ouvrages43. N’est-ce pas là le témoignage d’une lointaine sociabilité commune ?
Une reconnaissance savante ambivalente ?
Signes et significations d’une reconnaissance dans l’après-guerre
29S’il y a évidemment la satisfaction de la Libération, la période reste marquée par certaines inquiétudes, celles du sort de proches dont on a été sans nouvelle, par certains deuils aussi. À l’historien juif Robert Schnerb – chassé de l’enseignement en 1940 et contraint de vivre sous une fausse identité pendant la guerre –, Sorre écrit :
Je pense que vous avez dû passer par des heures chargées d’angoisses. Vous en voilà sorti et je souhaite que vous puissiez avec Madame Schnerb vous réinstaller dans une vie normale. Hélas ! Je pense à quelques-uns de mes amis qui ne reviendront pas – à d’autres dont j’attends encore des nouvelles avec l’appréhension d’en recevoir. Non, notre joie n’a pas été entière44.
30À qui pense-t-il ? À son ancien collègue René Paty, mort au camp de Bergen-Belsen en avril 1945 ? Au géographe Téodore Lefebvre exécuté en décembre 1943 (Ginsburger, 2015c) ? Difficile de décrypter ses pensées. Sorre retrace ainsi la vie et la mort de Lefebvre dans deux nécrologies (Sorre, 1945 ; 1946), signe de reconnaissance envers ces tragiques destins, mais également envers l’auteur lui-même [voir le chapitre de Nicolas Ginsburger dans ce volume]. De manière vibrante, il rend hommage dans L’université libre (journal du réseau éponyme fondé au cours de l’hiver 1940-1941 par un groupe d’universitaires) à son ancien ami, dans un texte à forte tonalité religieuse – l’allusion aux évangiles et au sens étymologique de martyr identifiant les résistants aux premiers martyrs chrétiens : « Le nom de Téodore Lefebvre est inscrit à la première page du martyrologue de l’Université de France, avec ceux de ses compagnons qui ont cru et parce qu’ils ont cru ont porté témoignage – et sont morts » (Sorre, 1945). Parallèlement, sa position académique se renforce singulièrement, signe que s’entrecroisent, là encore, les dimensions politique et savante. Dès le mois d’octobre 1944, le géographe fait partie du nouveau Comité directeur des sciences humaines du CNRS45, présidé par Joliot-Curie, et devient rapidement membre des conseils d’administration de l’Institut d’urbanisme et de l’ENS de Saint-Cloud. Surtout, le 3 janvier 1945, la nullité du décret du 29 juillet 1940 le révoquant est reconnue. Ne souhaitant pas réintégrer l’administration, Sorre est alors nommé directeur honoraire de l’enseignement du premier degré46. Si la mesure est ici symbolique, en venant témoigner de l’illégitimité du traitement infligé, elle est aussi juridique en rétablissant le géographe dans ses droits. Cette mesure est complétée par le rétablissement de ses prérogatives universitaires. Le 25 juin, la chaire d’histoire économique de la faculté des lettres de Paris – occupée précédemment par Marc Bloch – est transformée en chaire de géographie humaine pour Sorre47. Il est ainsi hautement significatif que ce dernier soit en quelque sorte le successeur à la Sorbonne d’un historien dont les faits de résistance sont connus de tous.
31Au-delà de la consécration acquise – dont témoigne encore sa promotion au grade de commandeur de la Légion d’honneur en 1946 –, ces différentes distinctions participent à la construction d’une stature intellectuelle plus imposante, plus mandarinale. Cette reconnaissance académique intervient cependant trop tardivement pour avoir de véritables effets sur le champ disciplinaire. Déjà en fin de carrière lorsqu’il devient titulaire d’une chaire à la Sorbonne, puis mis à la retraite en 1948, il reste ainsi trop peu de temps pour diriger réellement des thèses48, pour imprimer sa marque et faire école. Sorre n’a donc pas d’élèves, pas de disciples qui pourront colporter la bonne parole du maître, à l’instar d’un Martonne ou d’un Demangeon – certains insistant d’ailleurs a contrario sur le souvenir d’un enseignement contrasté et touffu (Bataillon, 2006). En somme, c’est un commandeur sans guère de commanderie.
Quelle inscription dans les recompositions savantes (1943-1948) ?
32Après la guerre, les sciences humaines et sociales connaissent de multiples transformations. La mesure du changement est d’abord donnée par la création de nouvelles institutions dans le domaine de la recherche, de la statistique ou de la documentation. Rappelons la réorganisation du CNRS à la Libération, la création de l’Institut national d’études démographiques (Ined) en octobre 1945, de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) en avril 1946, etc. (Drouard, 1982, p. 57). On le sait, de telles institutions, en accroissant le nombre de chercheurs, en leur fournissant de nouvelles et abondantes données, reconfigurent indirectement le champ scientifique. Corrélées à l’augmentation des effectifs universitaires et secondaires, elles permettent un progressif mouvement de spécialisation et un éclatement des recherches, déstabilisant parfois les représentations disciplinaires. En témoigne, par exemple, le moment réflexif que vit la géographie dans les années 1947-1948, cristallisé par une série de publications sur les méthodes ou la définition de ce savoir, signe d’une interrogation sur l’unité de celui-ci. Dans ce contexte, s’estompent les alliances disciplinaires établies autour de certaines problématiques ou objets de recherches, se fait jour un mouvement de disciplinarisation des sciences sociales qui tranche avec certaines tentatives d’unifications de l’entre-deux-guerres (Chandivert, 2016, p. 245). Ces recompositions n’apparaissent évidemment pas ex nihilo et s’amorcent parfois dès le conflit, comme en témoigne la création d’une licence et d’une agrégation de géographie en 1943 (Dumoulin, 1994 ; Ginsburger, 2017) renforçant l’autonomie de la discipline. De leur côté, les historiens acquièrent un magistère intellectuel et temporel dans le champ scientifique en étant à l’initiative de la création de la VIe section de l’École pratique des hautes études (EPHE) en 194749. Si c’est principalement Charles Morazé qui porte le projet, avec l’appui du directeur de l’enseignement supérieur de l’époque et de la fondation Rockefeller, Febvre – rallié plus tardivement à l’idée – et Braudel deviennent respectivement président et secrétaire de la nouvelle section (Mazon, 1988, p. 82-93 ; Morazé, 2007, p. 171-176). Le contraste est fort avec une sociologie universitaire « en mauvais état » (Marcel, 2005 ; Heilbron, 1991, p. 365- 366), caractérisée par la suppression de nombreuses chaires avec la mort des principaux élèves de Durkheim, la dissolution du Centre de documentation sociale par Vichy, l’inexistence de diplômes universitaires, l’absence d’unité épistémologique ou de « paradigme unificateur » (tel qu’existant à l’époque durkheimienne), etc. Ainsi, par comparaison, l’ethnologie et la psychologie acquièrent une reconnaissance disciplinaire50. Pour autant, la sociologie ne saurait être en totale déshérence, loin s’en faut. Quelques figures intellectuelles importantes détiennent « une position “quasi monopolistique” » dans la discipline (Jeanpierre, 2004, p. 34)51 et un certain renouveau institutionnel se fait également jour avec la création du Centre d’études sociologiques (CES) en janvier 1946 (Vannier, 1998 ; 2000) – dans lequel s’investit la majorité des patrons des sciences humaines et sociales de l’époque52.
33Comment Sorre s’inscrit-il alors dans ces différentes recompositions, parfois entamées durant la guerre ? Aux yeux des autres disciplines, il apparaît comme un des géographes qui comptent, un de ceux avec qui le dialogue est possible. À partir de mars 1946, le géographe est ainsi appelé à donner des « cours d’initiation aux recherches » dans le cadre du CES, aux côtés de Georges Davy, Gabriel Le Bras, Georges Friedmann, Georges Gurvitch, Louis Gernet, Henri Lévy-Bruhl et Georges Lutfalla53. Cette reconnaissance est confirmée en 1948, le géographe publiant dans les Cahiers internationaux de sociologie et s’occupant (avec Davy) de la rubrique « Morphologie sociale » de l’Année sociologique. De même, il est amené à siéger dans des jurys de thèse, comme à celui de l’ethnologue Pierre Métais en juin 1948 (Bert, 2015). Enfin, il collabore et correspond avec des médecins54 (Simon, 2016) ainsi qu’avec le psychologue Henri Piéron, ce dernier lui proposant dès 1943 de participer à son futur Traité de psychologie appliquée55 – Piéron et Sorre partageant en effet un intérêt commun pour les questions biologiques et une même appréhension écologique de l’homme (Ohayon, 1999, p. 38 ; Turbiaux, 2014). Nombreuses sont donc les traces d’une inscription sur de multiples scènes disciplinaires, inscription rendue possible pour partie par les logiques conjoncturelles évoquées, autorisant le recours à des mandarins extérieurs. L’histoire se montre en revanche moins accueillante, l’hospitalité savante n’est alors pas sa priorité. La lecture des Fondements biologiques de la géographie humaine par Lucien Febvre et Fernand Braudel enregistre ainsi la revendication d’une position hégémonique. Les deux historiens adoptent d’emblée une posture ambivalente, entre reconnaissance et assignation critique, qui s’entrevoit déjà dans une lettre de Febvre au géographe : « Dans la bousculade du départ je veux tout de même vous écrire un mot pour vous dire que je vous ai lu avec un vif intérêt, et que je salue dans votre livre neuf, [illisible] et plein de choses, les possibilités de renouvellement qu’il apporte. […] Je signale dans un Compte-rendu des Annales votre livre, et je dis le bien que je pense de lui. Mais j’y reviendrai. Il pose un problème d’ensemble, que je ne veux pas traiter en cette fin d’année, trop rapidement. Il peut attendre56… » Et en effet, dans sa recension des Annales, il inscrit d’abord Sorre dans une profonde originalité et nouveauté :
Y aurait-il quelque chose de changé dans le camp de nos alliés, les géographes ? On se le demande légitimement quand on prend connaissance d’un livre récent. D’un livre de Max. Sorre. Max. Sorre n’a jamais suivi les chemins battus. Son étude, déjà ancienne, sur Les Pyrénées Méditerranéennes représentait un Essai de géographie biologique propre à montrer aux géographes tout le parti que leurs études pourraient tirer d’investigations comme celles du botaniste Ch. Flahault. Son étude d’aujourd’hui s’intitule Essai d’une écologie de l’Homme. Elle justifie pleinement ce titre. Elle réalise un vœu de mon cher Jules Sion. Elle enrichit, elle élargit, enfin, le cercle des préoccupations de nos géographes
Febvre, 1943a, p. 87.
34On y lit l’inscription de sa singularité au sein du champ disciplinaire ainsi qu’une valorisation de son travail par rapport aux préoccupations plus restrictives de ses collègues. Au même moment, Febvre juge en effet sévèrement la géographie physique de la France écrite par Martonne pour la Géographie universelle (Febvre, 1943b)57. D’une part, il déplore l’absence de l’Alsace, comme si l’auteur entérinait son annexion par les Allemands – et ce alors même que Vidal de La Blache avait intégré la région dans son Tableau en 1903. D’autre part, il regrette la dichotomie entre le physique et le social réalisée par le découpage de la Géographie universelle – les aspects socio-économiques étant étudiés par Demangeon dans des tomes qui paraissent après-guerre. L’ouvrage de Sorre fait alors contraste. Un second compte-rendu, rédigé par Braudel – toujours en captivité (Schöttler, 2013, p. 18) –, partage la même reconnaissance en identifiant la singularité de ses préoccupations savantes au sein de la géographie (Braudel, 1944). Toutefois, cette appréciation reste particulièrement ambivalente, les historiens tentant de relativiser la portée de l’œuvre dans un second mouvement. On décèle d’abord une « querelle de propriété » autour de la question écologique : Febvre se pose en fondateur et s’arroge la paternité d’une telle réflexion sur le milieu, le géographe ne faisant, selon lui, que poursuivre sa démarche entamée dans La Terre et l’évolution humaine (1922)58. Contrairement à Braudel59, mais aussi à Henri Jeanmaire60, qui reconnaissent l’importance de sa géographie de l’alimentation, Febvre reste silencieux sur de nombreuses dimensions novatrices de l’ouvrage (Febvre, 1943a, p. 89). On remarque ensuite la tentative pour assigner ce dernier à une stricte étude de l’homme biologique. Dans un second texte, Febvre lit Sorre à l’aune du débat opposant « individu ou société », précisément « individu biologique ou individu social » (Febvre, 1944, p. 38), quand Braudel intitule sa recension « Y a-t-il une géographie de l’individu biologique ? » (Braudel, 1944). S’ils rejouent l’opposition des années 1920 entre sociologues et psychologues (Hirsch, 2014, p. 152-154), se réaffirme surtout une position de principe déjà exprimée par Febvre en 1922 : « Du “naturel”, non, ni du personnel. Du social et du collectif. Pas l’homme, encore une fois – jamais l’homme : les sociétés humaines, les groupes organisés » (Febvre, 1970, p. 184) – un jugement partagé par Demangeon (1942, p. 28)61. On comprend ainsi en quoi cette écologie de l’homme pouvait profondément déplaire aux historiens, au moins sur le plan théorique. Pour autant, il y a bien une stratégie historienne visant à en minorer la portée, Febvre et Braudel faisant mine d’ignorer que les Fondements biologiques se veulent la première étape de cette enquête écologique, « la préface nécessaire de l’anthropogéographie » (Sorre, 1943, p. 413). Identifier Sorre à la défense du primat de l’individuel sur le social, c’était l’inscrire dans un débat qui n’était pas le sien. De même que Marc Bloch souhaitait accorder une plus grande place aux « aventures du corps » (Bloch, 1939, p. 115-116), Sorre voulait également faire droit à la matérialité de l’existence humaine, montrer en quoi la dimension corporelle, souvent oubliée par les humanités, était primordiale. Les historiens des Annales voyaient-ils d’un mauvais œil un géographe s’arroger la prérogative d’une connaissance globale de l’homme ? Dans ces différents comptes-rendus, on sent régulièrement la position de surplomb adoptée dans la manière de définir la géographie, de dire le vrai de ce savoir, de circonscrire enfin celle-ci dans le giron de l’histoire, comme une humble servante (Febvre, 1943a, p. 87 ; Braudel, 1944, p. 36) – une antienne caractéristique d’une époque qui s’exprime avec autant de superbe chez d’autres historiens (Morazé, 1948).
35Une telle prévention se concrétisera quelque temps plus tard, lors d’une élection au Collège de France en novembre 1946, suite au départ à la retraite d’André Siegfried (Orain et Robic, 2017 ; Simon, 2017). Febvre y soutient la candidature de Gourou (à une chaire d’études du monde tropical) contre celle de Sorre (à une chaire d’écologie et géographie humaine)62. Début septembre, ce dernier a déjà entrepris de rendre visite aux différents professeurs de l’institution comme le veut la coutume63. Pour autant, et ce malgré le soutien de Piéron, Sorre fut sévèrement battu par Gourou, une déception dont il témoigne au psychologue : « Voilà donc l’affaire réglée. De cette aventure il me reste un peu de confusion : le remords de vous avoir demandé de défendre une cause qui devait avoir des faiblesses puisqu’elle n’a pas triomphé. Mais aussi le souvenir de la bonne grâce avec laquelle vous m’avez entendu. Cela compenserait pour moi les suffrages qui m’ont manqué64. » Assurément, l’épisode révèle la position dominante acquise par Lucien Febvre dans les sciences sociales de l’après-guerre. On peut supposer que le programme d’une géographie des civilisations (porté par Gourou) agréait davantage l’historien qu’une écologie de l’homme65. En favorisant l’élection de Gourou [voir le chapitre de Gavin Bowd dans ce volume], Febvre optait également pour une géographie régionale non européenne, dont la visée programmatique et les espaces de recherche faisaient alors moins concurrence aux historiens.
36Si l’on retrouve la même ambivalence chez les géographes, celle-ci se construit différemment. Il y a ceux comme Gourou (1943, p. 298) ou Maurice Le Lannou (1948, p. 274) qui ont tendance à valoriser cette écologie humaine, sans pour autant la prolonger réellement66. Il y a ceux aussi comme Jean Gottmann, Louis Poirier67 et Jean Dresch qui se montrent plus circonspects à son égard et revendiquent « un aggiornamento de la géographie humaine » (Robic, 1996, p. 46). Si, en 1946, Gottmann notait l’ambition généraliste des Fondements biologiques – le traité embrassant à la fois problèmes physiques et humains (Gottmann, 1946, p. 86) –, en 1947, ce dernier ignore l’ouvrage, un silence révélateur alors même que Sorre occupe une position centrale dans le champ (et que son volume connaît une seconde édition). De même, il critique l’affiliation biologique de la géographie promue par Sorre68. Plus fondamentalement, la dépréciation du schème de pensée écologique est particulièrement nette chez ce dernier69 et chez Poirier, celui-ci étant considéré comme vieilli, signe d’un autre âge de la discipline (Gottmann, 1947, p. 5 ; Poirier, 1947, p. 86-87)70. On voit mal comment le principal promoteur d’une écologie de l’homme ne pouvait pas être visé. Quant à Dresch, il mène une charge particulièrement violente contre une géographie « encyclopédique », d’« instituteur » ou de « cloutard », qui là encore peut se lire comme une critique de Sorre71 (Dresch, 1948, p. 88-89). Dans l’après-guerre, se profile donc une remise en cause du paradigme écologique et de ses grands concepts de base, période pendant laquelle « la conscience d’une libération par rapport aux contraintes mésologiques, concomitante du développement technique, [concourt] à une désaffection pour la géographie humaine classique » (Robic, 1990, p. 1634). Face au déploiement de stratégies épistémologiques de différenciation, l’inscription de Sorre apparaît désormais plus classique, plus conforme à la matrice disciplinaire. En refusant une écologie humaine perçue comme matérialiste et réductrice, élaborée à partir de conceptions biologiques jugées dépassées, Gottmann et Poirier en appellent, comme les historiens, à l’élargissement du spectre, à la prise en compte des facteurs sociaux – des critiques quelque peu en porte-à-faux puisque Sorre publiait l’année suivante ses Fondements techniques de la géographie humaine (1948).
Conclusion
37Que la recension critique de Gottmann sur la géographie française pendant la guerre accorde une place importante à Sorre (Gottmann, 1946) confirme bien la centralité disciplinaire acquise par ce dernier au cours de la période. Sa révocation lui octroie une nouvelle disponibilité pour l’activité scientifique, un temps mis à profit pour l’écriture de son traité. En cela, ce recentrement est quelque peu paradoxal, le géographe devant à Vichy sa réinscription dans les murs de l’université et dans le champ géographique. Toutefois, les multiples contraintes évoquées (mobilité réduite, raréfaction des publications, disparition de certains acteurs ou de certains pans de l’activité scientifique, etc.) dessinent un espace de travail rétracté, à l’intérieur duquel l’élaboration du savoir géographique trouve une forme spécifique, mêlant respect de la tradition disciplinaire, « cumul documentaire » et innovations personnelles.
38Entre 1939 et 1945, la valeur universitaire de Sorre, mais également sa surface savante, se sont donc considérablement accrues. Si sa reconnaissance est maximale à la Libération, notamment avec l’obtention d’une chaire en Sorbonne – signe que son attitude pendant l’Occupation est saluée –, le processus est néanmoins déjà à l’œuvre pendant la guerre. Sorre est alors lu, discuté et critiqué, appelé aussi à collaborer à certaines entreprises scientifiques. Cette valorisation savante est cependant ambivalente : lorsqu’il accède aux plus hautes charges disciplinaires, le géographe est déjà en fin de carrière. Incarnation d’une géographie vidalienne écologique, sa stature est rapidement écornée par une nouvelle génération d’universitaires. En somme, au moment où elle est au firmament, son étoile pâlit déjà. Les nouveaux entrants appellent à une spécialisation des pratiques (Dresch, 1948) et proposent un nouveau bagage conceptuel à la discipline, dénué de ses liens avec le milieu, centré sur la technique, la civilisation ou la consommation. Là réside enfin un étonnant paradoxe, si l’on songe que Sorre tentait dès cette époque de construire les fondements sociaux et techniques de la géographie. Un aggiornamento personnel de la discipline qui sera également contesté, mais cette fois-ci au nom du marxisme, dans les années 1950.
Sources archivistiques
Bibliographie
Archives nationales (AN).
Archives privées (AP), fonds Charritat (Max Sorre) ; fonds Hérody-Pierre (Robert Schnerb).
Bibliothèque nationale de France (BNF), Département des cartes et plans, fonds Jean-Gottmann.
Université Paris-Descartes (UPD), Bibliothèque Henri-Piéron, fonds Henri-Piéron.
Notes de bas de page
1 L’auteur remercie vivement Maguy Charritat et Claudine Hérody-Pierre de lui avoir permis de consulter les documents de leurs grands-pères respectifs, Max Sorre et l’historien Robert Schnerb.
2 Voir AP, fonds Hérody-Pierre, lettre de Sorre à Robert Schnerb, 25 mai 1945, Paris : « Dans quelques mois j’aurai achevé les Fondements techniques de la géographie humaine – partie centrale d’un triptyque que je complèterai je l’espère par une Étude de l’habitat. Vers le mois de Décembre ce panneau central (870 à 900 p.) sera sur pied. Il faut à mon âge mettre les bouchées doubles pour achever ses desseins surtout quand on s’y reprit un peu tard. Le Ministre qui m’a remercié m’a rendu un fier service il y a cinq ans. » Voir aussi les propos de Claude Bataillon évoquant les tomes des Fondements de la géographie humaine : « Les étudiants de 1945 ne peuvent lire que le début, mais connaissent les cours qui en sont la matrice » (Bataillon, 2006).
3 Yvon Delbos, qui a suppléé Jean Zay le 13 septembre (ce dernier ayant choisi d’être mobilisé), est lui-même remplacé par Albert Sarraut le 21 mars 1940 avec la constitution du cabinet Paul-Reynaud, Delbos retrouvant momentanément son fauteuil dès le 5 juin.
4 AN, F17/14275 (1939), Circulaires et notes de service concernant le personnel, adressées aux préfets, recteurs et inspecteurs d’académie.
5 Sur la situation de l’École primaire en 1939-1940, voir les travaux récents de Matthieu Devigne (2015 ; 2018).
6 AN, F17/14275 (1940), notes des 23 et 26 mai 1940.
7 AP, carte de Soulas [belle-famille de Sorre] à M. Sorre, 22 mai [1940]. Quand le fonds n’est pas précisé, il s’agit du fonds Charritat.
8 AN, F17/14275 (1940), circulaires des 8 et 12 juin 1940. Maurice Barrée témoigne également de ce repli sous la pression de l’avancée allemande tout en reculant de quelques jours (au 15 juin) cette arrivée.
9 AN, F17/14275 (1940), note de service du 7 juillet, Vichy. Châtelet témoignera d’ailleurs lui aussi de cet itinéraire chaotique dans une lettre au géographe (23 mars 1943, Paris) : « J’avais promené aussi de Paris à Azay, d’Azay à Bordeaux et de Bordeaux à Vichy et de Vichy à Paris un vague manuscrit. »
10 Décret du 29 juillet 1940. Journal officiel de la République française, Lois et décrets, 31 juillet 1940.
11 AP, lettre de Sorre et de Châtelet au secrétaire d’État à l’Éducation nationale, sans date [fin 1941], Paris.
12 Notons ainsi que son collègue Albert Châtelet, directeur de l’enseignement du second degré, sera révoqué le 16 septembre par Georges Ripert.
13 AN, F17/25623, dossier personnel de Châtelet, lettre au ministre Ripert, 16 septembre 1940.
14 Citons la réorganisation de l’enseignement qui tend à substituer un système de degrés successifs (premier et second) à un système d’ordres (primaire et secondaire), l’expérimentation de classes d’orientation et l’instauration de « loisirs dirigés », heures d’enseignement librement organisées par le professeur (Prost, 2013).
15 C’est aussi le cas d’Alfred Rosier : AN, 72AJ/67, Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, témoignage du 10 avril 1946 : « Démobilisé en septembre, il a certaines difficultés à rentrer à Paris, et comme il a été chef de cabinet de Jean Zay, il ne trouve pas toujours un accueil très chaleureux de certaines personnes. »
16 Au cours de cette période, Sorre côtoie Jean Gottmann à Montpellier. Voir BNF, fonds Jean-Gottmann, R 174 094, lettre de Martonne à Gottmann, 27 octobre 1940, Paris.
17 AN, AJ/16/4758, Registres des actes et délibérations de la faculté des lettres de Paris, 12 octobre 1940. Sur 42 votants, Sorre obtient 22 voix, Roger Dion 15 et l’on décompte 5 bulletins blancs. Pierre Gourou ne reçoit aucun suffrage [sur la fin de Demangeon, voir le chapitre de Denis Wolff dans ce volume].
18 AP, lettre de Sorre et de Chatelet au secrétaire d’État à l’Éducation nationale, sans date [fin 1941], Paris.
19 AP, lettre de Sorre au secrétaire d’État à l’Instruction publique, 18 [novembre ?] 1940, Paris.
20 AP, lettre de Sorre au secrétaire d’État à l’Instruction publique, 26 décembre 1940, Paris.
21 AP, lettre de Sorre et de Châtelet au secrétaire d’État à l’Éducation nationale, sans date [fin 1941], Paris ; Journal officiel de l’État français, Lois et décrets, 30 mars 1941.
22 AN, AJ/16/6158, dossier de Sorre du rectorat de Paris. Il sera nommé professeur sans chaire en janvier 1942.
23 AP, lettre de Sorre au secrétaire d’État à l’Éducation nationale, 14 octobre 1941, Paris.
24 Si le 26 septembre 1940, Châtelet fut élu à la faculté des sciences de Paris comme chargé d’enseignement d’arithmétique supérieure, Vichy refusa également de l’y nommer en le replaçant autoritairement comme professeur à l’université de Caen (Condette, 2009, p. 324-325). Châtelet sera finalement nommé à son poste parisien le même jour que Sorre.
25 AP, carte de Febvre à Sorre, 13 juin 1943, Paris.
26 BNF, fonds Jean-Gottmann, R 167 746, lettre de Gourou à Gottmann, 30 mars 1942, Montpellier. Je remercie Denis Wolff de m’avoir signalé l’existence de cette lettre. Voir également la lettre de Febvre à Bloch, septembre 1940 : « Demangeon a été enlevé par une congestion pulmonaire en trois jours. Il serait remplacé, aux dernières nouvelles, par… Sorre, non installé à Montpellier […] » (Bloch et Febvre, 2003, p. 101).
27 Demangeon, Sion et Gallois décèdent, Musset et Lefebvre sont arrêtés puis déportés, de même qu’Ancel destitué et interné, Baulig est replié à Clermont-Ferrand, Deffontaines toujours en Espagne, Gottmann exilé, etc.
28 Voir AP, lettre de Baulig à Sorre, 17 avril 1943, Clermont-Ferrand : « Il se trouve que, pour occuper mes loisirs utilement avec les ressources limitées des bibliothèques locales, je me suis [mot illis.], ces derniers mois, sur la géographie de l’agriculture et la géographie de l’alimentation […]. De mon côté, rien de particulier à signaler. Je n’aspire plus qu’à rentrer à Str[asbourg], remettre les choses en place (ce qui ne sera pas une petite affaire), passer la main et m’installer pour une retraite qui, je l’espère, ne sera pas tout à fait oisive. Ce qui est préoccupant, ce n’est pas tant l’issue du conflit que ses conséquences et les tâches formidables qui s’imposeront alors » ; et lettre de Marguerite Lefèvre à Sorre, 19 février 1944, Louvain : « Je veux espérer que vous avez pu vous tirer sans trop de peine des difficultés présentes et sans dommage. Ici nous tenons toujours bien énergiquement et courageusement, mais, tout de même, il serait bien temps que cela finisse. Toute activité commence à devenir compliquée et désordonnée. »
29 La géographie humaine de Brunhes inclut des études régionales, mais dans une démarche relevant davantage de l’exemplification que du balayage exhaustif du monde. De même, les chapitres censés traités des « faits essentiels » de la géographie humaine analysent un nombre d’objets assez limité.
30 Précisons que la période connaît une certaine concentration des recherches en géographie physique. Jean-Pierre Chevalier (2007, p. 72-74) note ainsi un recul des travaux de géographie humaine concernant les DES pendant la période 1942-1945, et indique que, de même, « les thèses soutenues au lendemain de la guerre correspondent […] à des recherches dont les thématiques sont fortement marquées par la géographie physique ».
31 « Vient ensuite ce problème difficile de géographie humaine, la lutte contre la distance, la conquête de l’espace. Après d’autres, je commenterai l’image fameuse de Ratzel, la circulation dompteuse de l’espace [Raumbewaeltiger]. Depuis la mort de l’anthropogéographe allemand, l’accélération de la vitesse et de la masse des transports, l’annexion de l’atmosphère et des eaux de l’œkoumène, au moins à titre d’occupation temporaire, et jusqu’à la transmission de la parole ont donné à sa métaphore une valeur prophétique » (Sorre, 1948a, p. 7).
32 Quatre volumes parurent, les deux premiers respectivement en juin et septembre 1942, les suivants en mai et octobre 1943. Ces fascicules étaient de petit format, mais relativement volumineux.
33 Voir aussi AN, 72 AJ/2911, témoignage de Blocq-Mascart en janvier 1947 : « La liste de tous les collaborateurs à la rédaction des Cahiers figure dans les chroniques de la Résistance – réédition – 2e partie ; sauf pour ceux qui étaient encore à ce moment-là déportés, et dont on n’avait pas de nouvelles. »
34 AN, fonds de l’OCM, 72AJ/68, témoignage de Claude Bellanger le 16/12/57 : « Au cours d’une réunion du Comité directeur de l’O.C.M., après la Libération, Claude Bellanger s’était opposé en vain à cette thèse. Ou bien, disait-il, tous les textes doivent être collectifs, précédés dans leur ensemble d’une liste des auteurs, ou bien, s’il doit y avoir un nom sur la couverture, chacun doit pouvoir s’identifier avec les études mêmes qu’il a écrites ou auxquelles il a collaboré. » Voir aussi Blocq-Mascart (1945, p. 106) : « Chacune de ces études est une œuvre collective. Il n’est pas possible de déterminer l’apport de chacun et d’ailleurs les auteurs, heureux d’avoir participé avec leurs camarades à une tâche commune, n’entendent pas revendiquer leur part. »
35 AN, fonds de l’OCM, 72AJ/67, pièce 7, témoignage de Maxime Blocq-Mascart pour le Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale [brouillon]. La version corrigée du témoignage est similaire. Voir aussi les archives personnelles de Blocq-Mascart (AN, 72AJ/2911) qui mentionne également le rôle de Sorre dans l’établissement d’un « projet précis ».
36 « La France sera divisée en quelques régions délimitées géographiquement suivant leurs besoins et leurs affinités et chacune de ces régions aura sa Chambre régionale dont les députés seront nommés au suffrage universel par scrutin de liste régional » (coll., 1942, fasc. 1, p. 90).
37 Notons ainsi que l’expression « région urbaine » est courante dans le réseau vidalien des années 1910.
38 AN, fonds Jean-Zay, 667AP/56, dossier 4 et fonds Abraham, 312AP/8, dossier 1.
39 AN, fonds Abraham, 312AP/8, dossier 4, Grève du 30 novembre 1938, lettre de Claude Bellanger au ministre de l’Éducation nationale, 2 décembre 1938, Paris. Sorre préside aussi la séance de clôture du 54e congrès national de la Ligue de l’enseignement le 5 juin 1938. Voir enfin AN, Conseil supérieur de l’instruction publique, F17/13656, séance du 6 juillet 1939.
40 AN, fonds Jean-Zay, 667AP/6, lettre de Zay à sa femme, 19 août 1942, prison de Riom ; reprise dans Zay (2014, p. 507). Nous faisons ici l’hypothèse qu’il s’agit de Marcel Abraham – ancien directeur de cabinet du ministre lui rendant régulièrement visite en prison – et de Max Sorre. Il ne peut s’agir de Max Hymans (1900-1961), ancien secrétaire d’État au commerce et à l’industrie en 1937, qui a rejoint de Gaulle. C’est d’autant moins probable dans une lettre de Paty.
41 AN, fonds de l’OCM, 72AJ/67, témoignage d’Alfred Rosier le 10 avril 1946.
42 AN, fonds de l’OCM, 72AJ/68, témoignage de Claude Bellanger le 16 décembre 1957.
43 AP, courrier de Claude Bellanger à Sorre, 27 février 1962, Paris.
44 AP, fonds Hérody-Pierre, lettre de Sorre à Robert Schnerb, 25 mai 1945, Paris.
45 AN, 19800284/205, Comité directeur des sciences humaines, séances des 6 et 13 octobre 1944.
46 AN, AJ/16/6158, dossier de Sorre du rectorat de Paris, décret de Charles de Gaulle, 3 janvier 1945.
47 AN, AJ/16/6158, dossier de Sorre du rectorat de Paris, arrêté du ministre René Capitant, 25 juin 1945.
48 Si des sujets de thèses sont bien déposés sous sa direction, celles-ci ne seront pas soutenues avec lui.
49 Section des sciences économiques et sociales qui débouchera sur la création de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
50 En 1943 est créée la première chaire d’ethnologie à la Sorbonne, dont le premier titulaire fut Marcel Griaule. En 1944, André Leroi-Gourhan est nommé maître de conférences en ethnologie coloniale à Lyon. La psychologie s’institutionnalise également avec la création d’un premier diplôme (la licence) en 1947 sous l’impulsion de Daniel Lagache.
51 Georges Gurvitch est titulaire d’une chaire à Strasbourg, Jean Stœtzel à Bordeaux, Georges Friedmann au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et Georges Davy (ainsi qu’Albert Bayet) à la Sorbonne. À noter aussi que Louis Massignon et Marcel Mauss occupent tous deux une chaire de sociologie au Collège de France.
52 AN, Rapport du Comité exécutif du CES, 11 octobre 1946, Paris, sur l’activité du CES du mois de mars au 31 octobre 1946. Le comité de direction du CES est notamment composé de Lucien Febvre, Louis Gernet, Georges Davy, Georges Gurvitch, Gabriel Le Bras, Maurice Leenhardt, Marcel Mauss, Paul Rivet, Henri Wallon, etc. Signe du poids de la sociologie, signe également de la concurrence disciplinaire, les historiens craignaient, semble-t-il, que le CES ne se transforme à terme en une VIe section de l’EPHE ou en une « École des hautes études » indépendante (Mazon, 1988, p. 90 ; Morazé, 2007, p. 174).
53 AN, ibid.
54 Rappelons également que, dans sa thèse (1943), Canguilhem commentait l’approche de Sorre, trouvant dans ses écrits une relativisation des normes biologiques (Simon, 2016, p. 264).
55 Voir université Paris-Descartes (UPD), fonds Piéron, lettres de Sorre à Piéron (1943-1960).
56 AP, carte de Febvre à Sorre, 13 juin 1943, Paris.
57 Je remercie Yann Potin d’avoir attiré mon attention sur cette recension.
58 « Personnellement, j’ai un mètre en poche qui me permet de mesurer ce travail accompli. En 1912, sur les conseils de Vidal de La Blache et sur les instances de Jules Sion, j’ai conçu l’idée d’un livre qui retardé par la guerre de 1914, n’est sorti des presses qu’en 1921 : il posait le problème du Milieu au regard de l’Histoire. Si je suis satisfait de voir, avec un recul d’un bon quart de siècle, que sur beaucoup de points j’ai appelé de mes vœux, et présenté, des solutions qui aujourd’hui s’imposent – je puis constater aussi, en me reportant à mon texte, l’ampleur d’un travail qu’enregistre précisément, dans tant de directions diverses, le livre de Max. Sorre » (Febvre, 1943a, p. 87-88).
59 « Est-il besoin de dire combien ces pages, sur une géographie alimentaire, sont originales et neuves ? D’habitude, hélas ! les géographes ne sont guère attentifs, convenons-en, à ce que peuvent manger les hommes… Et sur ce point, les historiens d’aujourd’hui, en France, n’ont pas grand-chose à leur envier. Est-ce pour cette raison que Maximilien Sorre multiplie les recommandations à l’égard de ceux-là, recommandations qui valent aussi pour ceux-ci ? » (Braudel, 1944, p. 31).
60 AP, lettre de Jeanmaire à Sorre, 29 avril 1943, Viroflay : « Je me permets de vous l’adresser parce que j’y ai utilisé et cité, comme vous pouvez le voir [mot illisible] votre excellente étude des Annales sur la géographie des millets et sorghos. Je me serai trouvé encore bien plus largement tributaire. Bien que vous nous avez apporté dans ce domaine, et mon propos n’eut valu que mieux, si mon manuscrit n’avait été déjà déposé et imprimé au moment où j’ai pu prendre connaissance de votre traité sur les Fondements biologiques de la géographie humaine. »
61 « Renonçons à considérer les hommes en tant qu’individus. Par l’étude d’un individu, l’anthropologie et la médecine peuvent aboutir à des résultats scientifiques ; la géographie humaine, non. Ce qu’elle étudie, ce sont les hommes en tant que collectivités et groupements : ce sont les actions des hommes en tant que sociétés. »
62 AN, fonds Piéron, 520/AP/11. À noter que Louis Massignon propose de son côté une chaire de géographie humaine pour Pierre Deffontaines.
63 UPD, fonds Piéron, lettre de Sorre à Piéron, 7 septembre 1946, Paris.
64 Ibid., lettre de Sorre à Piéron, 27 novembre 1946, Paris.
65 Le cours de Febvre au Collège de France en 1944-1945 s’intitule ainsi « L’Europe. Genèse d’une civilisation » (Febvre, 1999).
66 Gourou déclare néanmoins se préoccuper de problèmes écologiques pendant la guerre. Voir sa lettre à Sorre, 30 mars 1943, Bordeaux : « Je me permets de vous exprimer la très vive admiration que m’inspire cette grande œuvre. Quelle richesse dans le fond, et quelle présentation élégante et dégagée de l’immense matériel que vous avez brossé et assimilé. Vous savez que je m’intéresse beaucoup aux problèmes de la géographie médicale ; j’ai cette année donné beaucoup de travail à l’étude des plantes alimentaires ; enfin l’étude des climats pour elle-même, et l’étude des relations du climat et de l’homme m’ont toujours attiré. C’est vous dire que vous avez trouvé en moi un lecteur attentif et, dans une certaine mesure, averti. Cela donne peut-être un peu de poids à mon jugement. »
67 Plus connu sous le pseudonyme de Julien Gracq.
68 Gottmann dénonce notamment la notion d’« équilibre biologique » que Sorre promouvait dans les Fondements biologiques (Sorre, 1943 ; Gottmann, 1947, p. 9). Signe également que Sorre est visé, Gottmann reprend en 1947 une critique de l’ouvrage formulée en 1946, où il regrettait que celui-ci ne conceptualise pas de différenciation entre milieu interne et milieu externe selon la théorie de Claude Bernard – mais cette fois-ci sans le citer nommément (Gottmann, 1946, p. 87 ; 1947, p. 8).
69 C’est ainsi que le comprend Martonne lorsqu’il lit son projet d’article. Voir BNF, fonds Jean-Gottmann, R 174 094, lettre de Martonne à Gottmann, 6 septembre 1946 : « Quant à votre article doctrinal sur la Géogr[aphie] humaine […] Condamnation excessive semble-t-il de l’écologie humaine, (encore soutenue par Sorre) qui est un outil aussi utile que l’écologie animale ou végétale. »
70 Poirier inscrit ainsi l’« écologie de l’homme » comme une perspective du xixe siècle.
71 Rappelons que Sorre est un ancien élève de l’ENS de Saint-Cloud et que cette origine, alors de faible prestige, pourrait expliquer des marques de dédain exprimées par certains historiens et géographes issus alors, massivement, de l’ENS d’Ulm.
Auteur
A consacré sa thèse de doctorat de géographie à Max Sorre. Il est professeur d’histoire-géographie en lycée et chercheur associé au sein de l’équipe EHGO de l’UMR Géographie-cités (CNRS, Paris). Il publie en 2021 : Max Sorre, une écologie humaine. Penser la géographie comme science de l’homme, Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. « Histoire environnementale ».
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