« De l’espace, encore de l’espace ! »
Les réflexions du géographe toulousain Daniel Faucher sur la notion d’« espace vital » (1939-1940)
p. 79-87
Texte intégral
1Pendant la Drôle de guerre, Daniel Faucher publie un texte remarquable sur la notion géopolitique d’« espace vital », dont nous publions ici des extraits1. Il existe en fait deux versions de ce document : la première comprend un chapeau, ancrant l’exposé dans le cadre d’une conférence publique, prononcée le 16 décembre 1939 (Faucher, 1940a). Si on ne retrouve pas cette introduction dans la seconde version (Faucher, 1940b), le reste du texte est strictement identique dans les deux articles. Pour comprendre ce document, il importe de dire au préalable en quoi il s’intègre dans le parcours de Faucher comme géographe.
2Faucher a cinquante-sept ans lorsque le conflit éclate, et sa carrière a été jusque-là relativement classique. D’origine modeste2, cet élève puis enseignant d’histoire et géographie de l’école normale d’instituteurs de Valence est un disciple très proche de Raoul Blanchard à l’IGA de Grenoble, à partir de 1912. Après sa mobilisation durant toute la Grande Guerre comme officier d’artillerie (dans les Vosges puis en Macédoine), et avec l’achèvement de sa thèse sur les « plaines et bassins du Rhône moyen » (soutenue en 1927), il est nommé à quarante-quatre ans sur la chaire de géographie de la faculté des lettres de Toulouse (Papy, 1971), succédant à l’historien Paul Dognon (1857-1931). Il y fonde classiquement3 un institut de géographie (Taillefer, 1970, p. 214-215) et une publication spécialisée, la Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, en 1930 (Marconis, 2011). Dès lors, il dirige une école personnelle locale, réduite mais active, en lien avec les Grenoblois et parfois en opposition avec les Parisiens (Ginsburger, 2014a), avec un certain rayonnement international dans les années 19304. Il mène et anime surtout des études régionales de géographie humaine, en particulier tournées vers la géographie agraire, et donne des séries régulières de conférences radiophoniques (Taillefer, 1970, p. 214-215). En juin 1939, son installation dans un nouvel institut plus spacieux et moderne est un des signes de la réussite de son projet.
3Faucher est donc un universitaire, mais son passé et son expérience d’instituteur jouent peut-être dans le sens d’un positionnement politique affirmé et singulier, auquel le régime de Vichy s’est d’emblée opposé, notamment en supprimant les écoles normales dès le 18 septembre 1940. Comme son maître Blanchard « homme d’action » et de convictions, pour sa part sans doute radical-socialiste, il « milite avec enthousiasme dans la Ligue des droits de l’homme » et la Ligue de l’enseignement (dont il devient le président départemental) dans les années 1920, « fait venir à Valence [le socialiste directeur du Bureau international du Travail à Genève] Albert Tomas [1878-1932] et organise un congrès de la paix auquel il n’hésite pas à inviter des délégués allemands, les ennemis d’hier5 » (Taillefer, 1970, p. 214). Il aurait pu dès lors sans doute commencer une carrière politique, mais préfère rester dans le cadre académique. À Toulouse, il agit cependant encore en faveur des « étudiants de l’exil » qui se multiplient à la fin des années 1930 (Ferté et Barrera, 2010). Il organise notamment l’accueil des étudiants étrangers et d’outre-mer en période ordinaire, et « ouvre ses portes aux réfugiés chassés d’Espagne par la guerre civile » (Papy, 1971, p. 386), mais aussi aux opposants italiens anti-mussoliniens6. Internationaliste et antifasciste, très inséré dans les relations académiques internationales dans leurs dimensions « normales » (les congrès) et « pathologiques » (les exils politiques), il est ainsi tout à fait typique des combats des intellectuels de gauche dans l’entre-deux-guerres.
4Dans toutes les phases de la Seconde Guerre mondiale et malgré la situation relativement périphérique de sa ville d’activité (Toulouse) par rapport aux opérations militaires, Daniel Faucher offre un exemple original de positionnement et d’actions. Il poursuit ces engagements, dans une ville particulière de la zone libre, d’abord refuge malgré un régime de Vichy plus ou moins accepté7, ensuite tournée vers l’échappatoire de la frontière espagnole, enfin occupée et marquée par l’action croisée des différents acteurs de la fin du conflit (mouvements de résistance, milice, Gestapo) (Estèbe, 1999). Il préside ainsi un « comité interconfessionnel » visant à loger, « protéger et sauver » les étudiants et enseignants espagnols, belges et français venus se réfugier du fait de l’invasion allemande (Lagarrigue, 2001)8, en particulier dans les bâtiments de la cité universitaire provisoire de Papus (Wolff et Juillard, 1970, p. 7-8), détruite par le feu par les occupants nazis à la fin du conflit. C’est sous sa direction que le jeune Suret-Canale, relâché de sa prison parisienne en 1941 et envoyé en zone Sud par le parti communiste pour le protéger de la répression, passe son DES avec un mémoire « sur le rôle de Toulouse dans les communications » (Bianchini, 2011, p. 43) [voir le chapitre de Nicolas Ginsburger sur les géographes communistes dans ce volume], et que Lucien Goron, professeur d’école normale révoqué par Vichy, soutient une thèse de géomorphologie sur les pré-Pyrénées en 1941. Faucher développe certes d’abord un discours public vichysto-compatible lié à la promotion du folklore et du régionalisme (Chandivert, 2016), mais aussi rapidement un engagement souterrain dans la lutte clandestine, devenant « un des animateurs d’un groupe de résistance dont l’action sera décisive aux jours de la Libération » (Papy, 1971, p. 386 ; Chandivert, 2016), jouant notamment le rôle de trésorier de réseau9 et trouvant les moyens pour protéger « les étudiants juifs de son université » (Louis, 2019, p. 120) et « sauver les étudiants de la déportation en Allemagne » par le STO (Taillefer, 1970, p. 215). Il continue par ailleurs bien sûr ses activités de publications dans sa Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, d’enseignement et de recherches, là aussi dans un esprit de résistance (continuer à enseigner malgré tout, pour montrer sa résilience) et pour un public plus nombreux qu’auparavant, notamment secondé par François Taillefer (1917-2006), recruté comme assistant en 1942. Participant au colloque sur le travail et les techniques organisé à Toulouse en juin 1941 sous l’impulsion du psychologue Ignace Meyerson (Faucher, 2019 [1948]) et à un ouvrage collectif dénonçant le racisme nazi (Faucher, Borne et Dumez, 1944), auréolé par cette action et sa réputation scientifique locale et nationale, il devient doyen de son université en 1944, poste qu’il occupe jusqu’à sa retraite en 1952, poursuivant notamment ses efforts pour organiser la vie et le logement des étudiants « réguliers » de Toulouse (Wolff et Juillard, 1970 ; Anonyme, 2013).
5Homme du Sud, spécialiste des régions méridionales et méditerranéennes, des montagnes, des vallées et des campagnes, son intervention et ses réflexions sur la Geopolitik allemande sont donc pour le moins inattendues, et ne s’inscrivent pas dans la ligne de ses travaux antérieurs, mais plutôt ici dans le contexte des circonstances historiques (pas encore la défaite, mais déjà la guerre, quoiqu’encore « drôle ») et de ses engagements politiques antérieurs et contemporains. De fait, le discours de Faucher balance ici entre d’une part une condamnation et une déconstruction explicites des ambitions territoriales de l’Allemagne hitlérienne et des idées géopolitiques du Führer, largement cité, et de l’école de Karl Haushofer10, et d’autre part une certaine interrogation concernant la légitimité de revendications visant à une meilleure répartition des richesses mondiales – sur fond de pacifisme humaniste et surtout d’internationalisme européen, de construction politique d’un espace commun économique et commercial pour unifier des peuples voisins et interdépendants. Il s’agit bien ici de géographie politique au sens « classique » du terme et de géographie politisée (Ginsburger, 2015b), d’une pensée engagée sur les frontières (le Rhin) et les États (la Vistule et la Pologne), les relations entre métropoles européennes et colonies, la mondialisation des échanges commerciaux, la morale également dans les relations internationales. Mais sa réflexion approfondie sur la notion d’« espace », au-delà de celui, nazi, qualifié de « vital » (le « Lebensraum »), est nourrie par les écrits de passeurs germanophones Ancel et Demangeon11 et participe de ce « moment géopolitique » de la pensée géographique française des années 1930 (Wolff, 2014 ; Louis, 2019). Cette réflexion ouvre la voie à une conceptualisation nouvelle, qui n’est pas celle des travaux concomitants sur la planification et l’aménagement [voir le chapitre d’Efi Markou dans ce volume], mais d’une projection des populations sur un territoire vécu ou imaginé. Cette modernité dans la pensée disciplinaire, certes non revendiquée par la suite, est ici remarquable par sa précocité.
Document : extraits de la conférence « Espace vital et géographie »
Annexe
Espace vital et Géographie. […]
Des peuples européens, l’un d’eux surtout, réclament avec une insistance qui s’appuie sur tous les moyens modernes de diffusion de la pensée – le livre et le journal, la conférence et la radio – un espace suffisant pour y trouver les conditions matérielles de leur existence. Cette revendication est de celles qui ne peuvent laisser personne indifférent. N’est-elle pas la dénonciation d’une situation propre à émouvoir quiconque a le sentiment de l’humanité et de la justice ? S’il y a des nations qui souffrent d’un manque d’espace, n’est-ce pas qu’il en est d’autres qui en ont trop à leur disposition ? N’est-ce pas, dans la distribution des richesses du monde, le signe non équivoque de la coexistence de nations trop riches, de nations « repues » et de nations trop pauvres, de nations « prolétaires » ?
Revendiquer l’espace vital c’est revendiquer, au sens le plus strict, le droit de vivre. Il faut, pour certains peuples, s’étendre ou mourir. Qui, dans le monde moderne, voudrait assumer la responsabilité du maintien d’une telle inhumanité ? […] L’Angleterre et la France, par exemple, si elles n’acceptent pas de reconnaître les nécessités d’expansion d’une Allemagne surpeuplée, barricadée dans des frontières trop étroites, étouffant sur un territoire trop pauvre, c’est qu’elles cherchent sa destruction et qu’elles sont animées à son endroit d’une haine « sadique ». […] On reconnaît dans ces paroles l’essentiel de la pensée hitlérienne, du moins telle qu’elle s’est exprimée dans un passé assez peu lointain. « Accordez-nous donc notre “espace vital” et la paix en Europe est assurée. C’est dans la justice, c’est dans cette justice-là que réside la vraie sécurité des nations. Se refuser à lui donner satisfaction, c’est vouloir la guerre ; nous sommes, nous, les vrais pacifistes ! »
Cette argumentation ne laisse pas d’être impressionnante et il est nécessaire de l’examiner de près, c’est-à-dire de rechercher la valeur de cette notion que l’Allemagne semble avoir, la première, introduite parmi les concepts sur lesquels peut reposer l’harmonieuse organisation du monde. […]
[…] Un sentiment d’asphyxie pèse sur ceux qui auraient besoin d’émigrer et ne le peuvent plus. Dans l’inorganisation présente de l’humanité, disparaît la possibilité de rendre, en les décomprimant, aux pays surpeuplés ou qui se croient tels, leur espace vital. Alors, une certaine capacité de résistance, de résignation ou de privation épuisée, c’est un sentiment de révolte qui naît contre ce qu’on peut considérer comme une injustice du sort ou une injustice des hommes. Fatalement s’y associent bientôt l’envie à l’égard de voisins plus favorisés et la convoitise de l’espace libre, s’il en est un à côté de soi.
Cette convoitise s’est exaspérée au spectacle des nations les plus avantagées par l’inégale répartition des ressources. L’Allemagne – et l’Italie a fait de même – a jeté ses regards vers ces vastes Empires d’où leurs possesseurs tirent des vivres, des matières premières. À défaut d’en obtenir une part, elle a songé à exploiter à son profit les portions de l’Europe les plus proches d’elle. À l’Est et au Sud-Est les ressources qui lui manquent en blé, en fruits, en bétail, en pétrole, en métaux paraissent surabondantes. N’est-il pas juste qu’elle y participe ? À tout le moins, n’est-il pas juste qu’elle occupe les terres peuplées d’hommes de race germanique ou fécondées par le labeur allemand et qui ne sont pas encore entrées dans les limites de la patrie allemande ?
L’Allemagne n’a pas manqué de savants pour l’en persuader. […] Des géographes allemands ont inventé une science nouvelle, la Geopolitik1, pour trouver dans l’étude des données naturelles et humaines de la géographie des raisons propres à préparer et à expliquer l’expansion germanique.
La première affirmation des Geopolitiker allemands est naturellement que la nation allemande est pressée sur un domaine trop restreint : c’est une nation sans espace, Volk ohne Raum. Affirmation assez fragile et plutôt dogme que notion vraiment scientifique. […] Ce que l’on ne peut pas trouver dans ses propres frontières, la Géopolitique allemande permet d’ailleurs de le trouver en dehors. Elle est à la recherche, pour l’Allemagne, de justes limites, echte Grenze, elle le prétend du moins. Mais ces limites, elle les fixe à sa guise et sans trop se soucier de la rectitude de ses raisonnements.
Ainsi elle accepte le principe hitlérien : un peuple, un État. Les géopoliticiens du parti nazi observent que les Allemands sont dispersés en quinze États. C’est une situation intolérable. […] Le théoricien du parti [nazi], Rosenberg, a affirmé : « Le mouvement national-socialiste reconnaît et exige que le même sang, la même langue, la même culture traditionnelle forment un seul État. » C’est au nom de ce principe qu’a été réalisé l’Anschluss d’Autriche le 13 mars 1938, on sait comment… Réunir tous les Allemands dans l’État allemand, c’est nécessairement conquérir. Et là où ces Allemands sont englobés parmi des populations non allemandes, c’est conquérir des territoires sans trop se soucier du principe racial.
Aussi bien, les Géopoliticiens allemands professent qu’à côté du deutscher Volksboden, le sol du peuple allemand, existe le deutscher Kulturboden, la terre de culture germanique. Ces populations de race allemande établies en territoire étranger, ce sont les descendants de ces colons qui ont défriché au Moyen Âge des espaces incultes. […]. Les uns et les autres ont été des pionniers de la civilisation allemande ; ils ont acquis à l’Allemagne des droits impérissables sur un espace qu’ont bien pu occuper d’autres races, d’ailleurs réputées inférieures, mais qui reste comme une promesse d’espace libre pour le peuple allemand, travailleur et prolifique.
Les Géopoliticiens n’ont pas prévu, naturellement, certaines nécessités de la politique, et leurs principes en peuvent souffrir. Qu’ont-ils pensé lorsque Hitler, le champion des doctrines raciales et du Raumsinn germanique, le sens de l’espace, marque propre des Germains, qu’ont-ils pensé lorsque le Führer s’est mis d’accord avec M. Mussolini pour transporter en Allemagne, dans une Allemagne déjà trop petite, les 180000 Allemands du Tyrol qui ont opté pour la patrie germanique ? […]
Ils peuvent du moins se consoler en caressant d’autres projets. Il n’en manque pas dans leur littérature, et leurs arguments leur paraissent bien forts qui tendent à revendiquer pour l’Allemagne des terres qui leur semblent spécifiquement allemandes. Ainsi à l’Est le bassin du Rhin. Les géographes français, aidés des historiens, démontrent sans peine que la vocation profonde du Rhin est d’être un fleuve de liaison2. […]
Que non pas ! répliquent les géopoliticiens allemands3. Le Rhin n’est pas une frontière, certes : Rheinstrom nicht Rheingrenze, mais c’est un fleuve allemand. Un bassin fluvial a une unité qui ne peut pas être « rompue par la force » écrit l’un de leurs théoriciens. « Le sentiment germanique du paysage – germanisches Landeschaftsgefühl – ne connaît pas cette sécession. » Le Rhin doit être allemand, l’espace allemand doit couvrir les terres rhénanes.
Mais ici encore, on ne s’embarrasse pas de contradictions. Ce qui est vrai du Rhin, aux yeux des géopoliticiens allemands, devrait l’être de la Vistule. Le bassin de la Vistule devrait appartenir tout entier, sources et bouches, des Carpathes à Dantzig, à un même peuple, à ce peuple dont Hitler reconnaissait naguère qu’il est une réalité historique, qu’il a le droit de vivre d’une vie indépendante. À tout le moins, des accords pacifiques pourraient régler l’Occupation par la Pologne et l’Allemagne du bassin vistulien. Mais la Géopolitique […] s’indigne à l’idée d’une Pologne maîtresse du bassin de la Vistule. La Pologne est « un État vistulien, à qui l’on veut assurer les sources et les bouches (du fleuve), en dépit de l’âpre injustice qu’il y a de déposséder ceux qui, à eux seuls, ont dompté le fleuve ». Ce n’est plus le sentiment germanique du paysage qui est directement invoqué, c’est le deutscher Kulturboden qui est revendiqué, le sol sur lequel des Allemands ont laissé la trace de leur travail. Qu’importe qu’ils n’aient point été seuls et qu’à côté de leurs efforts on retrouve ceux des Hollandais appelés pour faire reculer les eaux des marécages, ceux des Slaves cultivateurs de terres, défricheurs de forêts, fondateurs eux aussi de villes, civilisateurs chrétiens au temps de la barbarie ! Il y a des Allemands, cela suffit : la Vistule doit être incluse dans l’espace allemand.
[…] On a besoin d’espace, on conquerra l’espace. La revendication économique de l’espace aboutit à l’ambition territoriale la plus vaste : il faut dominer les autres peuples, les asservir pour que le peuple allemand vive4 ! […]
Que devient en effet, dans cette organisation d’un espace qualifié de vital par l’Allemagne, le droit des autres peuples à la vie indépendante ? À la vérité, on ne s’en soucie guère. Les peuples sont, dans ce système, explicitement ou implicitement négligés dans leur valeur propre. Ce sont les territoires qui commandent. Leurs ressources doivent être utilisées par la nation économiquement la plus évoluée. L’Allemagne sera, parce qu’elle est la plus forte, parce qu’elle dispose d’une puissance productrice et d’une technicité supérieures, la nation organisatrice ; les autres doivent produire pour elle aliments et matières premières et une telle collaboration doit leur suffire.
L’idée de l’espace vital ne tient compte que de la diversité matérielle des régions géographiques. Elle tend à les englober dans un système mécanique, matérialiste, en les subordonnant à un centre directeur, qui seul a pouvoir de décision. Elle est la négation de la liberté, dans le temps même où elle prétend assurer la liberté de celui au bénéfice duquel elle est formulée. L’Allemagne revendique son droit à la vie, mais son droit, tel qu’elle l’entend, est celui d’écraser le faible et de le mettre à son service. […]
L’idée de l’espace vital est donc une régression véritable de l’esprit et de la civilisation. Elle est en contradiction avec tout cet effort gigantesque des hommes pour établir entre eux des rapports qui respectent la personnalité de chacun. Elle est aussi en opposition avec cette évolution qui tend peu à peu à mettre toute la terre au service de tous les hommes. Le commerce libre, les échanges multipliés par l’abondance des moyens de communication font circuler la richesse du monde au bénéfice de tous. […] Les usines de l’Europe ne tournent que parce qu’elles reçoivent des matières premières mises à leur service par des régions souvent fort éloignées du vieux continent. […] Imagine-t-on ce qui résulterait de l’arrêt des envois de caoutchouc de l’Amérique du Sud, de l’Afrique équatoriale, surtout de l’Insulinde et de l’Indochine ? C’est toute l’industrie électrique, toute l’industrie automobile qui seraient presque frappées à mort.
L’espace vital de chaque peuple a reculé jusqu’aux limites de la terre. La distance, qui obligeait à n’entrer en relation qu’avec des voisins proches, la distance n’existe plus. Jamais le monde n’a été plus solidaire. Mais cette solidarité, il est sûr qu’elle ne s’exerce pas sur le plan d’une parfaite égalité entre les nations. Il est sûr que certaines d’entre elles doivent payer un lourd tribut de travail et même de misère à celles qui sont mieux partagées qu’elles. Voici précisément où l’idée de l’espace vital se complique et prend de nouvelles proportions. […] Ce qui manque à l’Allemagne en denrées alimentaires, en matières premières et qu’elle ne pourrait tirer des pays européens est en effet considérable. Il faut au Reich allemand, non seulement la possibilité de se réserver certains marchés, mais encore un complément colonial. Il faut qu’il obtienne la restitution de ses anciennes colonies et s’il se peut – bien qu’on le dise moins expressément – une extension de son ancien domaine colonial. […] Il faut proportionner les empires coloniaux aux besoins réels de chaque nation.
Les arguments, opposés à une revendication de cette espèce, ne manquent pas. Un tel remaniement de la carte entraînerait un bouleversement profond, à la fois matériel, politique et moral. Il est hors de doute qu’on ne saurait l’envisager sans admettre la défaite totale des nations qui ont payé de leur sang et de leur travail la constitution de leurs Empires. La revendication allemande, c’est, en l’état du monde, une revendication de guerre. Au surplus, il est à peu près certain que les peuples colonisés qui ont pu souffrir de la conquête de leurs territoires par des peuples européens y ont gagné la paix : peu à peu ils s’élèvent à un niveau de vie matérielle et morale qu’ils n’auraient peut-être jamais connu. Ils n’ont pas le désir de courir de nouvelles aventures en changeant de mains. […]
Mais les Allemands restent à peu près insensibles à une telle argumentation. Si l’Allemagne avait des moyens de paiement, c’est-à-dire de l’or, le problème posé n’aurait pas de sens. Mais, pour avoir de l’or, il faut sortir de l’autarcie, il faut exporter, il faut échanger. […] L’espace vital allemand étendu au domaine colonial, ce n’est plus seulement un espace de commandement et comme de prestige, c’est un espace vital fondé sur l’unité monétaire, une autarcie étendue à un empire.
Nous en revenons ainsi au problème général d’une organisation économique fondée sur la sécurité, sur la paix. Il n’y a plus, à la vérité, de problèmes partiels, il n’y a qu’un problème central : le monde ne peut se sauver qu’en s’organisant5. Pour rendre effectives les solidarités, grâce auxquelles peut s’ouvrir une ère d’abondance et de bonheur, les solutions ne manquent pas. Les matériaux sont à pied d’œuvre. On ne peut plus, sans tourner le dos à toute civilisation, ne pas organiser la paix, la paix politique, la paix économique. Mais la paix ne vivra que si, dans le respect des individualités nationales, se créent de larges ensembles économiques, effectivement fédérés. La paix de 1919 a été surtout une paix politique : peut-être a-t-elle trop négligé les aspects économiques des problèmes qu’elle avait à résoudre. L’heure a sonné où l’Europe, si elle ne veut pas mourir et avec elle la fleur de la civilisation blanche, doit consentir à des sacrifices de préjugés, d’intérêts et même de souverainetés politiques, devant lesquels elle a reculé jusqu’ici.
L’Angleterre et la France, sous l’aiguillon des nécessités de la guerre, ébauchent dès à présent cette union des peuples. Elles mettent en commun leurs ressources. Elles font un pas de plus : elles proclament déjà que demain, les peuples libres pourront librement collaborer avec elles et leurs Empires à cet ordre nouveau. Que la France, fidèle à elle-même, propose des solutions constructives et généreuses ! Que de tous les points du globe, on la trouve, comme le voulait Anatole France : « Le front ceint de la couronne d’olivier, armée et vêtue de justice et d’intelligence. » Ce qui lui restera, c’est ce qu’elle aura donné. Les temps sont arrivés où la victoire de notre pays doit être saluée comme une grande victoire humaine.
Notes de bas de page
1 La plupart des notes de bas de page originales ont été conservées. On a rectifié parfois la grammaire et accentué les voyelles de début de phrase.
2 Son père est ébéniste à Romans.
3 Sur le modèle de Blanchard à Grenoble, mais avec un retard certain sur la plupart des autres villes universitaires françaises.
4 Dans les congrès internationaux comme dans les pays de la péninsule Ibérique où il donne des conférences, notamment à Lisbonne et à Coimbra.
5 Il s’agit peut-être du congrès national de la ligue de l’enseignement organisé en 1924 à Valence, sous la présidence du sénateur radical François Albert (1877-1933), ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts en 1924-1925 dans le gouvernement d’Édouard Herriot.
6 Faucher se lie ainsi d’amitié avec l’ancien député socialiste au parlement de Venise, Sylvio Trentin, réfugié en France après avoir refusé de prêter serment en 1926 au régime de Mussolini, qui ouvre une librairie très fréquentée par les intellectuels toulousains 10, rue du Languedoc (Taillefer, 1970, p. 215).
7 Rappelons que la politique antisémite du régime de Vichy se radicalise à l’été 1942. En réaction, l’archevêque de Toulouse, Mgr Saliège, fut le premier à prendre position publiquement (lettre pastorale du 23 août 1942) contre la déportation des Juifs, le STO, la répression nazie et la politique d’exclusion de l’État français. Des rafles sont cependant organisées dans toute la zone libre les 26, 27 et 28 août, en particulier dans les régions de Grenoble, Toulouse ou Montpellier. Si, à partir de novembre 1942, la zone sud, et donc la région toulousaine, est occupée par les Allemands, la ville est relativement épargnée par les combats, mais la Résistance s’y développe fortement. Les troupes d’Occupation l’abandonnent le 19 août 1944, peu après le débarquement de Provence.
8 Cet afflux d’étudiants était tout à fait considérable. Ainsi, « pour l’année universitaire 1940-1941, les effectifs étudiants s’élevaient à 6894 contre 3442 l’année précédente [soit un doublement des effectifs]. Jusque-là, le chiffre le plus important avait été 4370 en 1930-1931 » (Anonyme, 2013).
9 Dans le paysage foisonnant de la Résistance toulousaine (MDRD, 2016), il s’agit peut-être du réseau créé par le normalien germaniste et socialiste Pierre Bertaux (1907-1986), ancien chef de cabinet du ministre Jean Zay en 1937-1938 et professeur de littérature allemande à l’université de Toulouse à partir de 1938. C’est en effet par l’intermédiaire de Silvio Trentin que Bertaux commence, dès novembre 1940, à participer à un réseau de socialistes et syndicalistes locaux et réfugiés, contacte la France libre en juin 1941 et organise des missions de renseignement en zone occupée, puis, avec notamment le conservateur au musée d’art moderne Jean Cassou (1897-1986), des parachutages et des sabotages dans la zone Sud (mouvement « Libérer et fédérer »). L’arrestation de Bertaux, puis son entrée dans la clandestinité, ne l’empêchent pas de connaître après 1945 une carrière administrative, politique et académique très intense, quoique parfois controversée (Bertaux, 2000 ; www.ordredelaliberation.fr/fr/les-compagnons/87/pierre-bertaux). Faucher a également des liens avec Raymond Badiou (1905-1996), professeur de mathématiques, futur maire de Toulouse et député de Haute-Garonne, et publie en 1944 une étude sur le racisme nazi avec le philosophe Vladimir Jankélévitch (1903-1985), résistant et beau-frère de Cassou.
10 Jamais cité en tant que tel.
11 Faucher semble avoir une connaissance très indirecte des écrits allemands, en particulier à travers ce qu’en disent Ancel et Demangeon pendant les années 1930 [voir le chapitre de Nicolas Ginsburger sur Ancel dans ce volume et Wolff, 2014]. Ses citations d’expressions germaniques sont d’ailleurs parfois fautives.
Notes de fin
1 Son organe principal est la Zeitschrift für Geopolitik ; ses publications sont déjà extrêmement nombreuses.
2 Voir notamment : A. Demangeon et L. Febvre, Le Rhin. Problèmes d’histoire et d’économie, Paris, 1935.
3 Voir J. Ancel, Manuel géographique de politique européenne, t. I, L’Europe centrale, Paris, 1938, p. 12-14.
4 Déjà dans Mein Kampf, Hitler écrivait : « Lorsque le territoire du Reich contiendra tous les Allemands, s’il s’avère inapte à les nourrir, de cette nécessité du peuple naîtra son droit moral d’acquérir des terres étrangères. »
5 Briand disait déjà : « Pour assurer la paix, c’est l’Europe qu’il s’agit d’organiser. »
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Géographes français en Seconde Guerre mondiale
Ce livre est cité par
- Eckes, Christophe. Brisset, Nicolas. Ariouet, Céline Fellag. Fèvre, Raphaël. (2023) Introduction. Lever la parenthèse Vichy en histoire des sciences. Philosophia Scientae. DOI: 10.4000/philosophiascientiae.3775
- Sussman, Sarah. (2022) Recent Books and Dissertations on French History. French Historical Studies, 45. DOI: 10.1215/00161071-9532038
- Ginsburger, Nicolas. (2023) Ratzel contre la géopolitique ? Référence allemande et géographie politique dans la géographie française de l'entre-deux-guerres. Geographica Helvetica, 78. DOI: 10.5194/gh-78-65-2023
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