Conclusion
p. 335-341
Texte intégral
1L’observation des résistances à l’ouvrage de Judith Butler de 1990 nous a conduit à identifier dans la tradition marxiste un chemin qui n’a pas été pris. Pour penser la constitution sociale et discursive de la matérialité du sexe – cette matérialité physique concrète qu’on attribue communément au corps en tant qu’hétérosexué –, nous proposons, sur la base des travaux d’Althusser et de Foucault, d’élaborer une épistémologie dont le double caractère matérialiste et constructiviste permette d’échapper à l’antagonisme de la théorie et de la pratique, qui se reflète dans une vaine scission des aspects symboliques et matériels de la critique sociale. Le sexe – au sens d’assignation corporelle de la différence homme/femme – est une réalité sociale, constituée de part en part par les normes hétérosexistes du genre. Mais quoique la positivité de ce fait soit au fondement du système de l’hétérosexualité obligatoire, son ancrage dans la matérialité du corps est bien souvent le prétexte d’une occultation des mécanismes de sa production discursive. Pour les faire apparaître, il faut, à l’instar de Judith Butler dans Trouble dans le genre, déployer les ressorts d’une analyse constructiviste et performative des normes. Nous proposons de resituer cette analyse butlerienne du pouvoir de production du langage dans un cadre matérialiste, afin de tâcher de saisir la dimension pleinement matérielle de la production discursive des normes. Il s’agit en particulier d’éviter le problème d’une dissociation de la sphère du langage et du champ pratique, dont le présupposé d’une pré-existence du sexe à ses modalités d’appréhension cognitive et discursive nous semble une conséquence directe.
2Pour comprendre la matérialité sociale et discursive du sexe, il faut interroger sa constitution comme objet de connaissance, au travers des discours qui lui assignent le statut de fait. C’est donc une réflexion épistémologique sur la manière dont la connaissance produit la matérialité de ses objets qu’il faut engager. Les enjeux d’une telle épistémologie, à la fois matérialiste et constructiviste ouvrent un nouvel horizon, que nous proposons d’appeler le matérialisme discursif : une approche critique du conditionnement des phénomènes sociaux assumant, contre tout empirisme naïf, la dimension discursivement construite de la matière. Le matérialisme discursif suppose d’envisager la matérialité comme toujours déjà prise dans la manière dont on la dit et dont on la connaît : il s’agit aussi bien de renoncer à l’idée d’une temporalité historique pure, indépendante des modalités de sa restitution, qu’à celle d’une préexistence de la réalité matérielle à sa connaissance. Par l’ouverture de ce champ du matérialisme discursif, nous entendons donner un prolongement aux pratiques épistémologiques, à la fois matérialistes et constructivistes, que nous avons repérées chez Althusser et chez Foucault.
3L’épistémologie d’Althusser, qui repose sur une véritable théorie de la lecture, bâtie à partir des textes de Marx, met en lumière la constitution discursive et conceptuelle de la matérialité ; elle nous permet ainsi d’éclairer l’aspect matérialiste de l’analyse discursive et langagière de la production de la naturalité du sexe. La critique althussérienne de l’idéalisme empiriste1 permet en particulier de remédier au problème de la séparation des enjeux matériels et discursifs de la lutte politique. Elle réinscrit la connaissance au cœur de la matérialité sociale ; par le pouvoir de production d’objectivité du concept, le langage se trouve replongé dans le champ de la pratique. Cette transformation épistémologique et politique réside dans une requalification du discours comme pratique théorique, nouvelle modalité d’articulation de la théorie et de la pratique dont la critique de l’idéalisme empiriste est la pierre de touche. Le rapport de la théorie et de la pratique n’est plus pensé ni en termes d’application – suivant la posture idéaliste selon laquelle les lois rationnelles s’appliquent au monde – ni en termes d’extraction – suivant la posture empiriste selon laquelle les lois rationnelles sont abstraites de l’observation immédiate du réel. La théorie devient elle-même une pratique, et la pratique une modalité de la théorie.
4Cela produit une inflexion de la pensée matérialiste : en effet, il est couramment admis, d’un point de vue marxiste, que tout ce qui relève du discours, de la théorie, de la science – c’est-à-dire de l’idéalité discursive en général – est déterminé par les conditions de sa production, qu’il faut chercher dans une extériorité au discours lui-même. Ce présupposé s’appuie sur l’idée bien connue selon laquelle c’est une base matérielle – la correspondance des forces productives et des rapports sociaux de production – qui détermine la formation des représentations et des discours, sur le plan juridico-politique. Or précisément, la conjonction originale, proposée par Althusser, entre l’épistémologie historique et le marxisme ouvre une autre possibilité : celle de penser le discours comme force de production de réalité. Cela signifie que le discours n’est pas seulement le produit de conditions matérielles extérieures, mais qu’il produit lui-même de la matérialité.
5Au prisme de l’épistémologie historique, la recherche althussérienne des critères de scientificité du discours marxien apparaît dans sa dimension constructiviste. Les critiques de positivisme et de théoricisme adressées à Althusser témoignent selon nous d’une incompréhension du sens et de l’unité de sa démarche, poursuivie par-delà son autocritique du début des années soixante-dix2 : proposer des modalités spécifiquement matérialistes de l’abstraction, afin de constituer une épistémologie matérialiste. La lecture althussérienne de Marx débouche ainsi sur une étude de la présence à la fois matérielle et discursive de l’idéologie au cœur des pratiques sociales, qui lève la contradiction apparente entre matérialisme et constructivisme. L’idéologie n’est plus la représentation déformée, dans la conscience des hommes, d’une réalité matérielle qu’il suffirait de dévoiler par la critique pour rétablir un rapport adéquat de la connaissance au réel. L’idéologie est partie prenante de la matérialité discursive de l’existence sociale, où toute pratique est théorique. La critique de l’idéologie relève donc d’une méthode de déconstruction discursive qui est, en tant que telle, matérialiste.
6C’est en ce point que l’épistémologie antihumaniste d’Althusser rencontre celle de Foucault : cherchant à définir un nouveau modèle de pensée politique, tous deux renversent le cadre moderne de la souveraineté, pour analyser la présence du pouvoir partout dans la matérialité du corps social, au travers des rapports d’assujettissement. Cette convergence thématique locale traduit selon nous une parenté épistémologique profonde entre l’archéologie de Foucault et la théorie althussérienne de la lecture : dans les deux cas, il s’agit d’envisager la matière – qu’elle soit sociale, historique ou textuelle – au travers des processus par lesquels on la dit et on la connaît. De medium de la signification, le discours – dont l’extension se trouve par là redéfinie – devient alors un véritable champ pratique : il est le milieu où se constituent les objets. La singulière épaisseur conférée au discours par l’archéologie foucaldienne, qui dépasse ainsi l’alternative stérile de la structure et de l’histoire, fait du discours un espace de matérialité où s’incarnent des rapports de pouvoir.
7 Les épistémologies matérialistes d’Althusser et de Foucault, déployées pour appréhender la matérialité discursive des relations de pouvoir qui traversent et constituent le corps social, trouvent dans l’immanence canguilhemienne de la norme du vivant à son milieu non seulement une source, mais également une chambre d’écho. L’épistémologie historique de Canguilhem leur permet en effet de construire une approche matérialiste de l’histoire, sans renoncer à l’idée de sa production conceptuelle et discursive par l’historien. La matérialité du devenir historique lui-même relève d’une fabrique problématique et conceptuelle : il n’est donc ni de dehors, ni d’extériorité au discours. L’événement historique n’oppose pas sa charge d’extériorité contingente à la théorie scientifique, comme la matière s’opposerait à l’esprit. La matérialité sociale de l’histoire est une matérialité discursive.
8La thèse butlerienne de 1990 souffre, à première vue, d’une double faiblesse, sur le plan matérialiste : elle semble procéder d’un déni de la matérialité du corps, et produire ainsi une réflexion idéaliste sur la construction du discours, détachée des conditions matérielles de l’exploitation sexiste. Pourtant, cette apparente faiblesse révèle sa véritable force : la thèse de Butler constitue pour nous le point de départ d’une mise en question du rapport de la critique matérialiste à la matière – dont il s’agit de savoir dans quelle mesure elle est donnée comme réalité concrète. Ce problème épistémologique recouvre un enjeu pratique : le statut de la matérialité historique et sociale, dont la réalité fournit à la critique matérialiste sa caution, détermine la portée normative de cette dernière. Pour être entendue, la critique doit se prévaloir d’un fondement positif, justifiant les transformations sociales qu’elle préconise. La lecture althussérienne de Marx nous est apparue essentielle pour répondre à ce problème. En 1965, explorant chez Marx les pistes d’une philosophie scientifique, Althusser aborde de front la question de la positivité de la critique matérialiste. Pour rendre compte de la révolution scientifique de Marx dans l’histoire de l’économie, Althusser s’appuie sur la critique marxienne de la construction du « donné » chez les économistes classiques. L’intérêt d’Althusser pour la science marxienne semble donc, dès 1965, guidé par l’ambition de proposer des instruments rigoureux pour déconstruire les théories positivistes des économistes, et plus largement, tous les discours fondant leur légitimité conceptuelle sur la caution empirique des « faits » ou du « donné ».
9 L’épistémologie althussérienne, fondée sur une théorie constructiviste de la lecture, découvre les mécanismes conceptuels de production de la matérialité sociale et historique. Mais ce constructivisme – et c’est là son point commun avec l’archéologie foucaldienne – réarticule le discours à la matière, faisant fi de la dissociation idéaliste de la théorie et de la pratique, et accomplissant ainsi la finalité qui est celle du matérialisme. Le matérialisme discursif désigne cet horizon d’une réarticulation de la théorie et de la pratique vers lequel convergent les épistémologies matérialistes d’Althusser et de Foucault. C’est l’angle sous lequel la matérialité sociale et historique apparaît comme construite par les modalités, solidairement cognitives et discursives, de son invention et de son exposition.
10Le matérialisme discursif nous semble ouvrir de nouvelles perspectives pour la critique sociale. En conférant au discours une force de production matérielle, il donne corps à l’ambition positive de la critique, et notamment à la critique philosophique, redéfinie comme pratique théorique. La philosophie fait apparaître, entre la réalité et sa connaissance, l’écart réflexif nécessaire à sa critique : elle met en évidence que c’est la connaissance de l’objet qui est son mode de donation. Dans le milieu discursif où toute réalité objective se constitue, c’est à la pratique philosophique que nous pensons qu’il revient de faire du discours, non plus seulement l’objet, mais également l’instrument de la critique sociale. Conduite par un matérialisme discursif, la critique philosophique peut alors soutenir la critique féministe de Judith Butler : l’analyse constructiviste de la production discursive du sexe prend toute sa dimension matérialiste, dès lors qu’il n’y a de matérialité que discursive. C’est en effet dans l’élément discursif de l’idéologie que toute réalité prend forme, y compris celle, apparemment la plus naturelle, du sexe.
11Il y a, dans la pensée de Butler des années 1990, matière à repenser le pouvoir des mots, au-delà des mécanismes de la performativité et de l’idéologie – dans l’acception représentationnelle souvent donnée à cette dernière notion. Le problème posé par Butler invite à se pencher sur la production de matérialité attachée à l’énonciation sociale du sexe. Il invite à une refonte de la notion d’idéologie, telle que sa critique puisse montrer comment la réalité elle-même se trouve tout entière constituée par les modalités discursives de sa connaissance. L’enjeu est de taille, car la reconnaissance du sexe s’efface, comme connaissance construite, pour se prétendre fondée sur un fait qui lui préexiste. La critique de l’idéologie hétérosexiste suppose alors d’interroger la constitution cognitive de la matérialité du corps sexué, au travers des discours qui la produisent comme fait naturel. Elle interpelle la critique marxiste sur les modalités de connaissance qu’elle propose pour envisager la matérialité sociale, dont les corps sexués sont partie prenante, sans la rabattre sur une matérialité physique.
12Pour envisager l’énonciation hors des cadres d’une philosophie du langage centrée sur la performativité, Foucault peut être un bon point d’appui, lui qui, dans L’archéologie du savoir, prend soin de distinguer l’énoncé de l’acte illocutoire. Ni phrase, ni proposition logique, l’énoncé n’est pas non plus réductible au speech act. L’énoncé a un mode d’être singulier, qui n’est « ni tout à fait linguistique, ni exclusivement matériel3 ». C’est cette matérialité paradoxale de l’énonciation, dont l’on entend encore l’écho en 1970, au Collège de France, dans la « lourde et redoutable matérialité du discours », que notre approche de la matérialité discursive du sexe cherche à retrouver.
13L’archéologie foucaldienne fait signe vers un élargissement des cadres strictement linguistiques de l’énonciation : cette singulière matérialité du discours, bien perçue par Foucault, appelle une réarticulation de la théorie et de la pratique, du type de celle qu’envisageait Althusser. À partir de Butler, d’Althusser et de Foucault, il est ainsi possible de construire une épistémologie matérialiste du sexe, dont le corrélat est une critique de l’idéologie hétérosexiste. Mais il faut pour cela renoncer à comprendre l’idéologie comme une illusion de la conscience. L’idéologie doit être repensée à partir de la force de production du concept et du pouvoir d’assignation du discours. La critique de l’idéologie hétérosexiste doit donc s’appliquer à mettre au jour les mécanismes conceptuels de production de matérialité sociale du sexe, ainsi que les processus discursifs de son assignation factuelle, bien plutôt qu’à prétendre rétablir la vérité naturelle des corps.
14La catégorie de « sexe » peut ainsi être conçue comme construction discursive, et les écueils politiques de ses usages positivistes dévoilés. C’est un enjeu véritable, pour la critique féministe constructiviste, de se donner des fondements matérialistes : dépourvue de tels fondements, la déconstruction de la naturalité du sexe apparaît comme une démarche idéaliste aux yeux de ses détracteurs. Or ce déni de la matérialité discursive du « sexe » se manifeste d’un bout à l’autre de l’échiquier politique, des tenants religieux d’une complémentarité naturelle des sexes, fondée sur leur différence, à certains matérialistes. Ils ont une confusion empiriste en partage : la matérialité du corps est rabattue sur sa vie, toujours pensée comme débordant ce que la théorie est capable d’en abstraire. Or, comme le dit très justement Althusser, « un dieu, quelle qu’en soit la griffe, est toujours en train de faire son nid dans les plumes de la surabondance, c’est-à-dire de la “transcendance” du “concret” et de la “vie4” ».
Notes de bas de page
1 Althusser, « L’objet du Capital », dans Althusser L., Balibar E., Establet R., Macherey P. et Rancière J., Lire le Capital, Paris, F. Maspero, 1965.
2 Althusser, Éléments d’autocritique, Paris, Hachette, 1974.
3 Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 119. Tout d’abord, explique Foucault, la proposition logique ne tient pas compte du contexte d’énonciation qui détermine l’énoncé ; ensuite, les contraintes de la structure grammaticale excluent du champ de la phrase la déclinaison latine, l’équation ou le tableau du botaniste ; quant au speech act, ce n’est ni l’intention de celui qui parle qu’il vise, ni non plus l’acte matériel de la prise de parole, ou son résultat. L’acte illocutoire vise ce qui s’est produit dans l’acte singulier de l’énoncé. De cette triple distinction, Foucault conclut à une matérialité paradoxale de l’énoncé, qui fait imploser les cadres de l’analyse strictement linguistique.
4 Althusser L., Balibar E., Establet R., Macherey P. et Rancière J., Lire le Capital, Paris, F. Maspero, 1965, p. 308.
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