Chapitre 2. Le matérialisme d’Althusser : une épistémologie constructiviste ?
p. 65-118
Texte intégral
1C’est au travers d’une théorie de la lecture qu’Althusser développe une approche nouvelle de la matérialité de l’histoire, qui pose les bases d’une épistémologie à partir de laquelle il nous semble désormais possible de saisir la constitution conceptuelle et discursive de la matérialité de l’existence sociale. En 1965, Althusser inaugure une lecture de Marx à la lumière de l’épistémologie historique bachelardienne, parlant, entre Marx et ses prédécesseurs économistes, de « coupure épistémologique1 ». La même année, dans Lire le Capital, Althusser interroge l’usage marxien des concepts de l’économie classique. Il développe alors une théorie de la « lecture symptomale2 » dont l’enjeu est de montrer que, sous une continuité terminologique apparente entre Marx et ses prédécesseurs, se cache une réorganisation conceptuelle révolutionnaire de la science économique, dont Marx n’était pas lui-même pleinement conscient. Cette coupure épistémologique marquant l’avènement de la science économique de Marx par la rupture avec sa préhistoire idéologique, Althusser la situe en 1845 dans L’Idéologie allemande, c’est-à-dire au sein même de l’œuvre de Marx :
« Les Thèses sur Feuerbach, qui ne sont que quelques phrases, marquent le bord antérieur extrême de cette coupure, le point où, dans l’ancienne conscience et dans l’ancien langage, donc en des formules et des concepts nécessairement déséquilibrés et équivoques, perce déjà la nouvelle conscience théorique3. »
2Notre objectif est de montrer qu’Althusser propose, au travers de la coupure épistémologique, une théorie de la lecture qui s’apparente à une nouvelle philosophie matérialiste de l’histoire. L’histoire de l’œuvre de Marx, marquée par sa reconfiguration problématique, est également l’histoire d’une révolution scientifique, à l’échelle de l’économie. La théorie althussérienne de la lecture est un manifeste pour une pratique constructiviste de la philosophie, approchant la matérialité de l’histoire comme constituée par le geste de l’analyse problématique. Althusser pose selon nous les bases d’une approche matérialiste et constructiviste entièrement nouvelle de la scientificité historique, directement inspirée de l’histoire des sciences bachelardienne et de l’épistémologie de Canguilhem, qui en fut le passeur. Pourquoi la question de la plus ou moins grande continuité entre Marx et ses prédécesseurs économistes est-elle traitée par Althusser au prisme de l’épistémologie historique, et notamment au moyen de l’un de ses concepts fondamentaux – celui de coupure épistémologique ? Quel gain théorique y a-t-il à ne pas ranger ce problème parmi les questions communes de l’histoire de la pensée ? L’enjeu est de taille : au travers d’un problème historique de filiation, il s’agit en vérité de fonder la scientificité du propos marxien, en établissant une rupture entre le jeune Marx et le Marx de la maturité, marquant le passage de l’idéologie à la science. C’est là que s’impose l’angle de l’épistémologie historique : il faut penser ensemble la dimension diachronique de l’histoire des sciences et l’aspect synchronique de l’épistémologie. Cette méthode d’approche ne dissocie pas l’histoire d’une science de celle des nœuds problématiques qui se jouent dans le champ « pur » et « interne » de sa théoricité. L’épistémologie historique tente au contraire de définir la scientificité d’une théorie à partir de son historicité, sans pour autant disjoindre contextualisation socio-politique et contextualisation théorique. Il s’agit pour Althusser de traiter la question historique de la filiation entre Marx et ses prédécesseurs comme un véritable problème théorique : Marx a-t-il fait basculer l’économie politique de l’idéologie à la science ?
3 Pour envisager la question de la construction du donné d’un point de vue matérialiste, l’angle de lecture adopté par Althusser à partir de l’épistémologie historique nous intéresse à un double titre. La pensée de Bachelard permet d’envisager le mode d’organisation théorique du donné comme son mode de donation, et de substituer à l’empirisme immédiat une approche constructiviste. Par ailleurs, l’inflexion apportée par Canguilhem à l’épistémologie bachelardienne recentre l’épistémologie historique sur le modèle du rapport du vivant à son milieu. Un tel rapport fournit un paradigme original de production contextuelle des normes, qui enrichit considérablement la réflexion constructiviste sur la production du donné. Le modèle du vivant propose une alternative au mathématisme qui fait l’ossature de l’épistémologie bachelardienne. Cette lecture althussérienne a durablement marqué les commentaires de Marx à l’extérieur et à l’intérieur des cercles liés au marxisme. À l’extérieur du marxisme, la tentative althussérienne de constituer le Capital en œuvre scientifique a suscité une grande incompréhension, et une assimilation de sa démarche à une forme de positivisme. À l’intérieur des cercles marxistes, on a reproché à Althusser un théoricisme exacerbé4, confinant à l’idéalisme.
4Pour mieux comprendre la réception contrastée des thèses althussériennes, il convient de les resituer dans le contexte historique de leur émergence. Lorsque paraissent en 1965 Pour Marx et Lire le Capital, Althusser est agrégé préparateur à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm ; il est adhérent au Parti communiste français depuis 1948. Il s’est constitué un cercle d’influence parmi les élèves normaliens et travaille avec certains d’entre eux : Lire le Capital est une œuvre collective, écrite à plusieurs mains. Les témoignages de nombreux élèves normaliens de l’époque le décrivent, figure de proue d’un nouveau courant marxiste des années 1960 certes hétérodoxe par rapport au Parti communiste français, mais auréolé d’un immense prestige intellectuel, et défendant de manière dogmatique les bastions conceptuels de l’antihumanisme théorique et de l’antipsychologisme. Les polémiques déclenchées par la lecture althussérienne de Marx se jouent à plusieurs niveaux et sont complexifiées par leur enchevêtrement : à l’ENS, on reproche à Althusser d’entretenir un cercle de fidèles qui diffusent une interprétation dogmatique du marxisme ; au PCF, les thèses d’Althusser sont jugées hétérodoxes et sinisantes ; du point de vue des intellectuels de l’époque ouvertement hostiles au communisme, Althusser apparaît comme un positiviste qui cherche à donner une base scientifique au marxisme.
5C’est le rapport d’Althusser à la science qui cristallise les critiques ; le concept de « coupure épistémologique » entre l’idéologie et la science est au centre des controverses. C’est en effet en ce point qu’Althusser introduit au sein du marxisme la perspective de l’histoire des sciences bachelardienne. L’accusation de positivisme5 provient de cette recherche, pourtant assumée par Althusser, d’une épistémologie marxiste. Or c’est précisément l’allure scientifique des thèses althussériennes, par leur conjonction avec l’histoire des sciences, qui séduit une nouvelle génération de communistes, se reconnaissant plus dans la Nouvelle critique que dans La Pensée et les thèses orthodoxes de Roger Garaudy6. La lecture althussérienne de Marx selon la coupure épistémologique est solidaire d’une critique de l’humanisme qu’il faut resituer dans le contexte historique où elle émerge : en 1956, Le XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique proclame officiellement la condamnation de Staline et du culte de la personnalité ; le Parti communiste français est conduit à une position d’alignement. Depuis ce congrès, il existe parmi les intellectuels de gauche une volonté de réviser le marxisme. Cette tendance s’exprime par exemple dans la revue Arguments, publiée de 1956 à 1962 et dirigée par Kostas Axelos. D’un point de vue strictement théorique, il s’agit de parvenir à penser comment la réalisation du socialisme soviétique, dans le droit fil des théories de Marx, a pu néanmoins s’accompagner de déviations telles que les crimes de Staline. C’est ce qu’entreprend de faire Roger Garaudy en 1962, dans son rapport intitulé Les tâches des philosophes communistes et la critique des erreurs philosophiques de Staline.
6C’est alors que naît la polémique sur l’humanisme de Marx. Un certain nombre d’intellectuels de gauche s’appuyaient déjà sur la distinction d’un jeune Marx dialecticien, encore hégélien, et d’un Marx matérialiste de la maturité dans le but d’opposer le premier au second et de disqualifier l’usage de la pensée de Marx par le communisme stalinien. C’est ce que fait Merleau-Ponty dans Les aventures de la dialectique, publié en 1955. Mais du côté des intellectuels communistes, le désarroi théorique n’est pas moindre suite à ce tournant pris par le PCUS en 1956. Il faut mettre en œuvre une réinterprétation de la pensée de Marx. Roger Garaudy se lance alors dans une recherche de la conjonction possible entre marxisme et humanisme. Il estime dans son rapport de 1962 qu’il faut que la théorie marxiste se nourrisse des « travaux de savants et même de philosophes inspirés par l’idéologie bourgeoise (théologique, idéaliste, positiviste)7 » et qu’elle doit tenter d’« intégrer tout ce que le tradition chrétienne a apporté de valable à la notion de personne8 ». Il s’agissait alors de réviser le marxisme pour le dissocier du stalinisme, tout en s’appuyant sur la distinction, en vogue chez les intellectuels de gauche de l’époque, d’un jeune Marx dialecticien et d’un Marx matérialiste de la maturité.
7 Pour Marx et Lire le Capital paraissent en 1965, dans le contexte de la scission sino-soviétique. Les thèses althussériennes défendues dans ces ouvrages, notamment l’antihumanisme et le refus d’une réhabilitation de l’idéalisme du jeune Marx servent de base à l’opposition, au sein de l’Union des étudiants communistes, à la direction du PCF. Les thèses d’Althusser se trouvent donc combinées au maoïsme pour contester la ligne politique qui est alors celle du PCF, notamment le soutien à la candidature de François Mitterrand à l’élection présidentielle de 1965. Pourtant, après la création, en décembre 1966 de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes9, Althusser choisit de rester au PVoir L’opposition d’Althusser et de ses disciples perdure toutefois, au sein du PCF, et s’illustre à la suite du XXIIe Congrès par la défense de la dictature du prolétariat, officiellement abandonnée par le parti en février 197610. La ligne althussérienne, notamment défendue par Étienne Balibar, est explicitement perçue par les contemporains comme dissidente par rapport à celle du PCF. Althusser continue toutefois d’appartenir au parti et d’entériner sa politique11.
8Les thèses d’Althusser doivent donc être ressaisies dans le contexte de son rapport paradoxal au communisme. Du point de vue de la direction du parti, ses positions sont jugées sinisantes et hétérodoxes. Mais du point de vue interne à l’ENS, c’est-à-dire du point de vue de ses élèves et auditeurs, il fait figure de modernisateur du marxisme, par la jonction qu’il opère avec l’histoire des sciences de tradition bachelardienne, d’autant plus en vogue que Canguilhem enseigne à la même période à la Sorbonne. Le fait qu’Althusser n’ait jamais quitté le PCF et se soit contenté d’une ligne d’opposition interne ajoute à cette légitimité marxiste paradoxale dont il se trouvait auréolé. La force des thèses althussériennes tenait à cette position d’Althusser à la fois dans le parti et critique du parti, se posant au sein du parti comme défenseur de la compréhension théorique la plus juste de Marx. Replacer dans son contexte l’intérêt d’Althusser pour la scientificité de l’œuvre de Marx conduit à relativiser les accusations de positivisme portées à son encontre. Nous défendons l’idée que la recherche althussérienne d’une science marxienne n’était pas positiviste ; il faut comprendre cette recherche en fonction des impératifs de constitution d’une épistémologie matérialiste.
9La focalisation des débats sur la tentative althussérienne de conférer à la « science » de Marx ses titres épistémologiques a pu faire oublier le cœur de la démarche qui était le sienne : appliquer la méthode de l’épistémologie historique à la lecture de Marx. Or cette méthode porte ses fruits, dans la mesure où elle répond précisément, même si ce n’est que de manière rétrospective, à ce qui nous semble être l’intention de Marx : réinscrire les théories dans leur historicité, et faire de l’histoire le lieu de leur production, et le milieu de tout ce qui est donné. Ce faisant, l’épistémologie althussérienne rend possible l’appréhension de la matérialité sociale comme matérialité conceptuelle et discursive.
La coupure épistémologique
10On se propose de s’intéresser à la méthode particulière qu’adopte Althusser pour lire l’œuvre de Marx et recomposer sa pensée. Il s’agit de la « lecture symptomale », méthode selon nous caractéristique d’une nouvelle pratique matérialiste de la philosophie et de l’histoire : cette méthode invite en effet à interroger le rapport du concept et du temps qui se noue dans la pratique de la lecture d’un texte philosophique. Nous pensons qu’Althusser inaugure par là une nouvelle manière de faire (de) l’histoire de la philosophie, qui s’apparente à un processus de fabrication, c’est-à-dire de constitution du temps par le concept qui le ressaisit. Ce rapport du concept et du temps est un problème propre à l’historien de la philosophie. Il ne recoupe pas exactement celui qu’on définit traditionnellement comme celui de l’historien : le problème de l’objectivité de l’enquête historique qui, se donnant dans le cadre d’une certaine mise en ordre du temps par le récit, suppose nécessairement l’intervention d’une subjectivité ordonnatrice. Dans le cadre de la lecture symptomale, l’historien de la philosophie n’est plus seulement l’historien qui établit quel concept fait événement dans la continuité de l’histoire d’une pensée. Il est avant tout le philosophe dont la lecture, comme production de concepts, fait apparaître l’histoire d’une pensée au travers des nœuds problématiques qui font sa matérialité propre.
11Il faut donc interroger l’étanchéité des catégories de pensée et d’histoire, sans en rester à l’opposition idéaliste du logique et du chronologique, gardant à l’esprit que l’approche chronologique elle-même n’est pas descriptive – elle n’est pas le reflet d’un temps empirique – mais prescriptive : elle suppose un geste logique d’organisation de la continuité du temps selon la succession. Opposer l’histoire réelle diachronique à la systématicité conceptuelle de son organisation logique semble donc insatisfaisant. Le vis-à-vis de la pensée comme système et de l’histoire comme temporalité pure mène inéluctablement, pour Althusser, au double écueil de l’historicisme et de l’idéalisme. Ou bien l’on pose une faiblesse originaire du concept face au cours réel des événements : c’est l’idée que la réalité de l’histoire déborde toujours la prise théorique qu’on peut avoir sur elle. Il s’agit alors d’une posture historiciste. Ou bien l’on considère que l’histoire est diachronique car elle manifeste le déroulement progressif d’idées. Il s’agit alors d’une posture idéaliste.
La lecture symptomale
12L’examen de la lecture symptomale présente selon nous un double intérêt : c’est une méthode de lecture qui s’apparente à une théorie de l’histoire. Au travers de cette méthode, Althusser introduit les bases d’une épistémologie de la matérialité sociale comme matérialité conceptuelle et discursive. Althusser se propose de lire Marx en usant d’une méthode de lecture symptomale, au nom du fait que Marx aurait lui-même appliqué une telle lecture à ses prédécesseurs, les économistes classiques. La lecture qu’Althusser entend faire des textes de Marx se définit donc d’emblée comme redoublement spéculaire de la lecture que Marx fait des économistes, à cette différence près – qui n’est pas la moindre – qu’elle explicite son propre fonctionnement méthodologique. Il entend montrer que Marx révolutionne, dans Le Capital, le champ de l’économie politique classique. En situant le problème sur le terrain de la « science » et de ses révolutions, Althusser crée ainsi une solidarité entre méthode de lecture philosophique et constitution de l’histoire. Dès lors, deux questions se posent : qu’est-ce que lire un texte ? comment la lecture fait-elle apparaître la continuité ou la discontinuité du temps ? Voici comment Althusser décrit la lecture symptomale :
« (la lecture symptomale) d’un même mouvement… décèle l’indécelé dans le texte même qu’elle lit, et le rapporte à un autre texte, présent d’une absence nécessaire dans le premier12 »
13La lecture symptomale fait donc apparaître deux textes, le second étant « présent d’une absence nécessaire dans le premier ». Comment comprendre cette affirmation selon laquelle un second texte viendrait se superposer au premier pour en révéler les absences ou les manques ? Ces « deux textes » ne sont en réalité que des niveaux de lecture. Il n’y a bien en réalité qu’un seul texte, en l’occurrence celui d’un économiste lu par Marx. L’image du dédoublement des textes a pour fonction de rendre raison de la lecture comme composition d’un système de concepts, à partir d’un changement de référentiel. Ainsi, lorsque Marx lit le texte d’un économiste, il fait apparaître la nécessité de ce qui n’y figure pas et, ce faisant, opère une mutation problématique qui produit un nouveau propos dans son propre cadre de pensée. Il y a un sens proprement althussérien de la lecture d’un texte : lire un texte c’est construire un rapport, interne au texte, entre l’objet du texte et son mode de connaissance discursive. C’est la raison pour laquelle la lecture althussérienne se veut absolument distincte d’une interprétation, ou même d’une explication, toutes démarches qui supposeraient un contenu latent attendant d’être déplié ou dévoilé. Quand Marx lit le texte d’un économiste, il construit un certain rapport de l’objet du texte à son mode de connaissance. C’est ce rapport, propre à la lecture marxienne, qui fait basculer l’objet de l’économiste dans le système marxien qui le transforme. L’objet que Marx lit dans le texte de l’économiste ne préexiste donc pas à sa lecture.
14La lecture symptomale opère selon le double niveau suivant : ce que l’économiste n’a pas dit devient, au travers de la lecture marxienne, une absence de premier niveau littéral. Les absences du premier niveau littéral valent pour des présences, dès lors qu’on applique le second texte sur le premier. Les « lacunes », « manques », ou « lapsus13 » du plan littéral deviennent les « symptômes théoriques14 » d’un manque dont la négativité est immédiatement retournée en positivité. L’absence vaut comme présence car elle appelle un concept ou un réseau de concepts que la lecture a pour tâche de produire. Le symptome théorique n’existe pas comme symptôme tant que le second texte n’a pas été projeté sur le premier. Les deux textes sont articulés et fonctionnent de manière absolument solidaire, comme deux niveaux d’une même lecture : ce ne sont en aucun cas deux textes différents que l’on pourrait mettre l’un à côté de l’autre pour les comparer. Il faut donc parler de superposition plutôt que de juxtaposition : le second niveau de lecture n’est pas la correction du premier. Le premier texte n’est pas un « texte à trous » que le second texte viendrait compléter. Compris trop rapidement, ce jeu du latent et du patent semble sujet à caution. Comment faire parler les silences ou absences ? Si des élément sont invisibles sur le plan littéral, quelles seront les règles pour les rendre visibles ? Qu’est-ce qui garantit la validité du passage du latent au patent sans critère de la présence textuelle littérale ? La lecture symptomale est-elle une méthode pratiquable en histoire de la philosophie ? Jusqu’à quel point peut-on configurer ou reconfigurer la pensée d’un auteur sans la défigurer ?
Les conditions de la lecture symptomale
15Il y a deux conditions épistémologiques à l’exercice de la méthode de lecture symptomale. Il faut, tout d’abord, penser la connaissance comme une opération de production de concepts : lire un texte, c’est le connaître, c’est-à-dire en produire les concepts et non simplement les en extraire. Il faut, ensuite, distinguer l’objet réel et l’objet du concept – distinction qui ne recoupe pas simplement celle du mot et de la chose.
Concevoir sans voir
16La compréhension de ces deux niveaux de lecture comme deux textes superposés s’opère sur fond d’une tentative de désacralisation de ce qu’Althusser appelle le « mythe spéculaire de la vision15 ». Il faut pour Althusser abandonner ce mythe de la vision, qui s’exprime dans une certaine idée de la connaissance. Selon ce mythe, la connaissance procèderait de la vue. Elle restituerait ce qu’elle voit immédiatement dans le texte, et qui donc est déjà là dans le texte. Lire la lettre d’un texte, c’est alors voir – certes avec l’œil de l’esprit – ce qui s’y trouve. C’est l’usage paradigmatique de la métaphore qui fait ici problème : la vision n’est pas une métaphore innocente de la compréhension ; c’est un modèle qui importe avec lui ses présupposés. Voir ou ne pas voir implique que quelque chose est donné dans un texte dont on postule à la fois la préexistence des objets et la transparence. On est alors condamné, par exemple, « à ne voir dans Marx que ce qu’il a vu ». Il y a une forte solidarité du mythe de la vision et d’une conception empiriste de la présence (ce qui est là, dans le texte), sacralisée dans l’idée qu’on se fait de la littéralité d’un texte.
17Au contraire, Althusser entend montrer que la connaissance d’un texte, si elle repose sur la lecture de ce texte, doit être pensée sur le modèle de la production plutôt que sur le modèle de la vision. Cette opération de production de la connaissance, c’est celle d’un système unifié de concepts. Lire la pensée d’un auteur revient à construire un champ théorique (selon un modèle spatial), structuré et gouverné par une problématique générale qui est la clé de voûte du système des concepts. La problématique fournit l’éclairage sous lequel les objets conceptuels sont produits, tel l’éclairage qui modifie la tonalité des couleurs, mais également tel l’éther, qui « modifie le poids spécifique de toutes les formes d’existence qui ressortent en lui16 ».
Abstraire sans extraire
18Si le travail de la connaissance ne peut en aucun cas être compris au travers du paradigme de la vision, c’est aussi parce que l’objet de la connaissance ne se réduit pas à la condition de factualité du donné. L’objet de la connaissance, c’est toujours l’objet d’un concept. Or l’objet du concept n’est pas l’objet réel : cela veut dire que l’objet du concept ne relève pas du donné. On ne peut pas le trouver dans la réalité empirique et simplement le prélever, à la manière dont on ramasse un objet sur le sol. Si l’objet du concept ne relève pas du donné, c’est précisément parce qu’il demande à être construit, par l’exercice de la lecture. De cette distinction entre l’objet réel et l’objet de la connaissance dépend la possibilité même d’une épistémologie matérialiste qui échappe à l’idéalisme empiriste. L’idéalisme spéculatif, en rapportant le réel à la pensée comme s’il en était le résultat, réduit le réel à la pensée. Mais il existe une autre forme d’idéalisme, empiriste, qui procède exactement à l’inverse, en réduisant la pensée à une forme matérielle de réalité. La différence de la pensée et du réel est alors conçue comme une différence interne au réel lui-même. Projetée dans le champ de la réalité, la pensée y est en quelque sorte absorbée. De cet écart fondamental, inséré au cœur même de la réalité, entre la connaissance et son objet réel, procède le présupposé d’un surplus du concret sur sa formalisation conceptuelle. La connaissance conceptuelle apparaît dès lors comme une partie de l’objet réel, lequel échappe, en tant que totalité, à son emprise. Or cette idée d’une transcendance du concret et de la vie, débordant sa propre connaissance, nourrit la thématique de la faiblesse originaire du concept. C’est de cet écueil de l’idéalisme empiriste qu’Althusser entend se garder, en distinguant soigneusement l’objet réel de l’objet de la connaissance. Cela signifie que la connaissance ne loge pas dans le phénomène, au sein de la réalité. La connaissance prend la réalité pour objet, mais l’objet de la connaissance n’est pas pour autant réel. La pensée est la connaissance, adéquate ou inadéquate, du réel, mais elle ne s’inscrit pas dans le réel dont elle constitue la connaissance. Althusser s’appuie sur l’Introduction de 1857 pour réaffirmer, après Marx, que :
l’objet réel, dont il s’agit d’acquérir ou d’approfondir la connaissance, reste ce qu’il est, avant comme après le processus de connaissance qui le concerne (voir Introduction de 57) ; s’il est donc le point de référence absolu du processus de connaissance qui le concerne, – l’approfondissement de la connaissance de cet objet réel s’effectue par un travail de transformation théorique qui affecte nécessairement l’objet de connaissance, puisqu’il ne porte que sur lui17.
19La thèse althussérienne n’est pas kantienne : il ne s’agit pas de laisser de côté le noumène, la chose en soi, pour pouvoir prétendre à la connaissance de ses manifestations phénoménales. L’objet réel subsiste, intact, au processus de connaissance auquel il préexiste, mais cette connaissance s’applique bel et bien à la réalité, et non pas à ce qu’en perçoit la subjectivité connaissante. Les mutations et transformations qui, au cours de l’histoire de la pensée, affectent la structure de l’objet de la connaissance, semblent, d’après la théorie althussérienne de la distinction de l’objet réel et de l’objet de la connaissance, contribuer à approfondir la connaissance qu’on a de l’objet. Il ne s’agit donc pas de renoncer à l’idée de progrès scientifique.
La lecture symptomale de la révolution scientifique de Marx
20La lecture symptomale qu’Althusser propose de Marx produit quelque chose : elle fait apparaître une rupture, qui est une mutation problématique, entre le Capital de Marx et les œuvres de ses prédécesseurs, les économistes classiques. Marx inaugurerait ainsi, à l’échelle de son œuvre, mais aussi de l’histoire des théories économiques, le passage de l’idéologie à la science. L’objectif d’Althusser est de montrer que Marx opère dans le Capital une révolution scientifique de l’économie politique. C’est ce concept de coupure épistémologique, intimement lié à l’ambition althussérienne de fonder la scientificité du propos de Marx, qui est nodal, car Althusser y joue sa propre conception matérialiste de l’histoire. Penser la révolution scientifique de Marx consiste, pour Althusser, à savoir lire la mutation problématique qu’il opère, en changeant de cadre épistémologique pour appréhender l’avènement historique de la scientificité du propos marxien. C’est la raison pour laquelle il utilise un concept emprunté à la tradition de l’épistémologie historique, qui a su renouveler le rapport à l’histoire des sciences.
21La grande difficulté de l’entreprise est de penser la rupture opérée par Marx sur fond d’une filiation et, plus précisément, d’un héritage conceptuel. Le problème est le suivant : Marx hérite d’un concept de « plus-value » qui existe déjà chez les économistes classiques. S’interrogeant sur la valeur du travail, les économistes classiques la définissent par la valeur des subsistances nécessaires à l’entretien et à la reproduction du travail. Dans le référentiel des économistes, il y a un impensé : ils ne voient pas que la reproduction du travail, c’est celle de la force de travail. En produisant une réponse juste dans leur référentiel, les économistes (lus par Marx) manifestent « la présence fugitive d’un aspect de leur invisible ». L’enjeu est donc de montrer que, sur le fond de cette filiation, Marx recompose complètement le champ de l’économie politique et fait advenir de nouveaux problèmes théoriques. Il faut parvenir à penser une rupture sur le fond d’une relative continuité, marquée par la persistance du concept de plus-value dans les deux référentiels. Ainsi, le concept de « plus-value » existait déjà chez les économistes classiques comme Smith et Ricardo, mais il était confondu avec les « formes de son existence » : la plus-value était identifiée aux diverses formes de la rente, de l’intérêt et du profit. Althusser entend montrer que Marx ne s’est pas contenté de reprendre les catégories de l’économie politique classique pour les historiciser. En rupture avec ses prédécesseurs, il a au contraire transformé le concept de son objet. Il s’agit d’une forme de révolution qui a conduit à un changement total de paradigme. C’est le concept de plus-value qui devient nodal : pris comme problème plutôt que comme solution, il conduit à une « mutation de la problématique18 », c’est-à-dire à la réorganisation d’un système unifié de concepts dont il est le centre de gravité.
22C’est là qu’interviennent les conditions de la lecture symptomale, pour pouvoir penser cette révolution sur fond de filiation. À condition de distinguer l’objet réel de l’objet de la connaissance, on peut établir que Marx n’a pas changé de perspective sur un objet réel déjà existant. À condition de ne pas chercher à voir ce que l’on doit concevoir, on peut comprendre que Marx ne s’est pas contenté de rendre visible un objet invisible, mais a bel et bien produit une problématique dans laquelle le concept de « plus-value » permettait de lire de nouveaux phénomènes, absents du champ de conception de l’économie politique classique. Sans avoir inventé le concept de « plus-value », Marx en a transformé l’objet, par une recomposition de l’économie politique tout entière, comme un « système unifié de concepts » qui gravite désormais autour du concept de plus-value. Toute l’analyse d’Althusser a pour objectif de montrer comment un changement terminologique est en réalité une révolution de paradigme.
Si le mot de plus-value est à ce point important, c’est parce qu’il affecte directement la structure de l’objet, dont le destin se joue, alors, dans cette simple dénomination. […] Or on ne peut douter que Marx n’ait éprouvé la nécessité de constituer une terminologie scientifique adéquate, c’est-à-dire un système cohérent de termes définis, où non seulement les mots employés soient des concepts, mais où les nouveaux mots soient autant de concepts définissant leur objet19.
23On voit ici à quel point le passage du mot au concept est fondamental : la terminologie n’a de valeur, dans la méthode de lecture althussérienne, que si elle est directement articulée à une logique conceptuelle. Le mot de « plus-value » est important parce qu’il renvoie à un concept central dans le champ discursif marxien, en fonction de la problématique qu’il engage. Nous voudrions ici souligner que cette distinction du mot et du concept est appuyée sur la distinction de l’objet réel et de l’objet de la connaissance. L’analyse terminologique, pour être connectée à une véritable analyse logique et conceptuelle, suppose que les variations qui affectent le choix des mots dans un discours sont pertinentes dès lors que ce mot recouvre un concept, c’est-à-dire vise comme référent, non pas un objet supposément réel, mais l’objet de la connaissance. L’objet de la connaissance, c’est l’objet qui se trouve constitué, dans un champ discursif, par une problématique théorique, en fonction d’une règle d’articulation des concepts, fournie par cette problématique.
24Althusser pose les bases d’une nouvelle épistémologie qui se présente à la fois comme méthode de lecture constructiviste et théorie matérialiste de l’histoire. Le texte de Marx est la matière d’une révolution conceptuelle. Cette matérialité conceptuelle est discursive, car elle est le produit de la lecture d’une lecture : Althusser lisant Marx lisant les économistes. Cette révolution est une mutation problématique, qui ne correspond pas à un changement de perspective sur un objet réel inchangé. La mutation problématique modifie l’objet du concept de « plus-value », au sens où elle modifie son mode de donation théorique. Le changement de problématique manifeste, tel un changement d’éther, le poids conceptuel d’un élément ininterrogé dans le système de l’économie politique classique : la force de travail. Pour illustrer la révolution scientifique de Marx, Althusser s’appuie sur la préface au livre II du Capital, texte d’Engels qui compare la pensée de Marx aux progrès dans l’histoire de la chimie.
25Avant Lavoisier, Priestley et Scheele avaient réussi à produire de l’oxygène, mais pris qu’ils étaient dans le système des catégories de la phlogistique, ils ne surent pas recomposer leur science à partir de ce nouvel élément. De la même manière, Marx n’a pas produit le premier l’existence du concept de plus-value ; mais il a su recomposer autour de ce concept l’ensemble du système de l’économie politique. A la manière de Lavoisier, Marx aurait ainsi « soumis à l’examen » l’économie politique tout entière. Il s’agit d’une recombinaison produisant un « système unifié des concepts20 », garantie par laquelle on peut attester de la scientificité d’une discipline. Changer de problématique, c’est donc changer de théorie. Or la théorie est conçue par Althusser, à partir de sa lecture de Marx, comme la matrice dans laquelle sont donnés les objets. La théorie commande un mode de donation de l’objet :
la théorie d’une science à un moment donné de son histoire n’est que la matrice théorique du type de questions que la science pose à son objet […] Toute théorie est, dans son essence, une problématique, c’est-à-dire la matrice théorique-systémique de la position de tout problème concernant l’objet de la théorie21.
26C’est en ce sens qu’une révolution scientifique modifie la structure même de l’objet de la théorie. Mais c’est bien de l’objet de la connaissance qu’il s’agit, et non de l’objet réel. À quoi renvoie cette modification de la structure même de l’objet de l’économie politique chez Marx ? À un double refus : le refus de postuler un champ homogène dans lequel les phénomènes économiques apparaîtraient comme faits, comme donnés ; et le refus d’entériner par là l’anthropologie silencieuse qui le soutient. Ainsi la consommation individuelle n’est-elle pas commandée par la naturalité du besoin humain. Elle renvoie simplement à une structure de la production. Le besoin économique n’est pas adossé à un besoin naturel qui lui donnerait un fondement anthropologique. Il n’est pas la transposition d’un manque, qu’on pourrait rapporter aux caractéristiques fixes de la nature humaine. Le besoin économique n’existe que par et pour sa solvabilité dans le système économique. Il ne trouve pas sa source dans une naturalité anthropologique. Penser la révolution scientifique revient ici à exhiber le caractère construit de données ou de faits qu’on estime naturels – à l’exemple de la notion de « besoin économique », rapportée à la naturalité anthropologique du manque corporel. Mais cette construction épistémologique n’est pas envisagée d’un point de vue purement extérieur, à partir du contexte sociologique, économique ou historique. La construction de la notion économique de besoin est envisagée d’un point de vue scientifique, interne aux transformations discursives que Marx imprime aux théories économiques classiques.
27La lecture althussérienne de Marx opère selon une épistémologie constructiviste, qui envisage la matérialité de l’histoire comme constituée de part en part par les concepts dans lesquels elle se donne. Pour autant, Althusser se démarque de toute démarche « historiciste », précisément parce qu’il s’agit pour lui de la posture qui envisage la matérialité historique comme antérieure et extérieure à la prise du concept, et partant à l’opération discursive de sa lecture.
Contre l’historicisme : la lecture, productrice de matérialité historique
28L’ensemble de cette analyse vise à éviter l’écueil de l’idéalisme empiriste, où auraient sombré les lectures à la fois humanistes et historicistes de Marx. La version althussérienne de l’« historicisme » se déploie sur un large spectre, de Gramsci à Hegel. Pour Althusser, les historicistes ont en commun une conception empiriste de l’histoire, conçue comme une matière réelle dans laquelle il faudrait replonger les concepts pour donner à la connaissance ses critères de validité et d’objectivité. Cette conception que les philosophes ont en partage avec les historiens repose sur une notion idéologique et in-interrogée de temps continu. L’historicisme s’incarne pour Althusser dans l’exemple d’une lecture à la fois humaniste et historiciste de Marx comme celle de Gramsci. Or, dit Althusser, la lecture gramscienne, si opposée qu’elle soit aux lectures « mécanicistes et évolutionnistes » de la IIe Internationale, repose en réalité sur les mêmes présupposés22. Il note que dans les deux cas, s’opère un dangereux rapprochement de l’infrastructure et de la superstructure : dans le cas de la lecture mécaniciste, on « remplit » la conscience – ou la superstructure – d’économie et dans le cas de la lecture historiciste on « remplit » l’économie – ou l’infrastructure – de conscience.
Pour dire la chose d’un mot, s’il est bien deux façons distinctes d’identifier la superstructure à l’infrastructure, ou la conscience à l’économie, – l’une qui ne voit dans la conscience et la politique que la seule économie, quand l’autre remplit l’économie de politique et de conscience, il n’est jamais qu’une seule structure de l’identification qui joue, – celle de la problématique qui identifie théoriquement, en réduisant l’un à l’autre, les niveaux en présence. C’est cette structure commune de la problématique théorique qui devient visible quand on analyse non pas les intentions théoriques ou politiques du mécanisme-économisme d’une part, et de l’humanisme-historicisme de l’autre, mais la logique interne de leur mécanisme conceptuel23.
29Outre qu’il montre en quoi consiste pour Althusser ce rapprochement paradoxal qu’il opère entre la lecture gramscienne et la lecture mécaniciste de la IIe Internationale, ce passage illustre bien sa méthode de lecture. Il n’est pas question d’interpréter les textes en fonction des intentions qui les animent, mais de mettre au jour la logique qui articule leurs concepts. À ce titre, on peut noter la réappropriation althussérienne discrète du terme de « mécanisme », repris à la fin de l’extrait au « mécanicisme » de la IIe Internationale. Le seul mécanisme qui vaille est celui de la problématique, maître-mot de la pensée althussérienne. Ce mécanisme s’exerce dans le champ de la théorie, qui échappe essentiellement aux intentions des acteurs politiques. Cet extrait confirme la solidarité qui existe chez Althusser entre sa critique de l’idéologie empiriste, sa critique de l’historicisme et sa méthode de lecture symptomale et constructiviste, qui procède par reconstruction de champs théoriques, où l’ensemble des concepts se trouvent articulés autour d’une problématique.
30L’historicisme désigne toute lecture de Marx qui postule qu’il aurait introduit le mouvement et l’histoire dans le fixisme des catégories de l’économie politique classique ; il renvoie plus généralement à l’attitude théorique consistant à faire du temps historique la matière première – au double sens de matériau et de support ontologique – d’où les concepts de la connaissance tirent leur objectivité, de par leur inscription dans une réalité. L’interprétation historiciste de Marx consiste donc à faire de l’introduction du temps dans l’économie politique la clé de la révolution marxienne. Cette lecture accentue l’importance des analyses dites « concrètes » de la réalité économique, telles que la durée de la journée de travail. Or Althusser s’oppose vigoureusement à de telles interprétations, dont les premières occurrences apparaissent chez Engels, dans les formulations équivoques de l’Antidühring :
Lorsque Engels […] écrit que l’« Économie politique est essentiellement une science historique » car « elle traite une matière historique, c’est-à-dire constamment changeante », nous sommes au point exact de l’équivoque : où le mot historique peut aussi bien basculer vers le concept marxiste que vers le concept idéologique d’histoire, selon que ce mot désigne l’objet de connaissance d’une théorie de l’histoire, ou au contraire l’objet réel dont cette théorie donne la connaissance24.
31L’ancrage des analyses de Marx dans cette matière mouvante et changeante de la réalité historique garantirait leur caractère scientifique. Or si cette perpétuelle mobilité du devenir est identifiée à la réalité, ce n’est plus à l’histoire comme objet de la théorie que renvoient les analyses économiques, mais à l’histoire réelle. Un tel usage du concept d’histoire est alors idéologique, dans la mesure où ce sont les qualités réelles qu’on suppose à l’histoire (sa mobilité, son mouvement) qui garantissent la scientificité des analyses économiques théoriques. Une telle mise en rapport de la théorie et de la réalité – du moins telle qu’on la suppose –, relève pour Althusser du paralogisme : il n’est pas possible de mettre sur le même plan la connaissance et la réalité sans risquer une contamination de l’épistémologie par une métaphysique réaliste, répondant à des impératifs idéologiques. Le paralogisme désigné par Althusser renvoie à cette mise en rapport, idéologique et empiriste, d’une connaissance théorique et de la « réalité » censée la garantir. La voie de l’interprétation d’Engels n’est donc pas la bonne : elle néglige la distinction marxienne de la logique et de l’histoire. Il s’agit de la distinction entre le développement du concept et celui de l’histoire réelle :
Tout le malentendu de ce raisonnement tient en effet au paralogisme qui confond le développement théorique des concepts et la genèse de l’histoire réelle. Marx avait pourtant soigneusement distingué ces deux ordres, en montrant, dans l’Introduction de 1857, qu’on ne pouvait instituer aucune corrélation biunivoque entre les termes qui figurent, d’une part dans l’ordre de succession des concepts dans le discours de la démonstration scientifique, et d’autre part dans l’ordre génétique de l’histoire réelle25.
32Ce passage montre bien que l’objectif d’Althusser est de tirer le propos marxien de l’Introduction de 1857 vers sa propre critique de l’idéalisme empiriste. La distinction de l’ordre de l’exposition et de l’ordre de l’investigation qui est opérée par Marx dans le texte de 1857, dans la mesure où elle est associée à un refus du naturalisme anthropologique de l’économie classique, permet à Althusser de faire de Marx le héraut de sa propre critique de l’idéalisme empiriste et du paralogisme du sens commun qui, confondant l’objet réel et l’objet de la connaissance, postule ainsi une forme d’immédiateté de la prise du concept sur la réalité concrète. Quelques pages plus haut, Althusser a en effet développé une analyse serrée des paralogismes résultant de confrontations hasardeuses entre connaissance théorique abstraite et réalité concrète. Il est d’usage, explique-t-il, de confronter ce qu’on connaît à ce qui est, en partant du principe que la connaissance est une formalisation de la réalité, alors qu’il faudrait se contenter de mettre en regard ce qu’on connaît et ce qu’on ne connaît pas, ou bien ce qui est à ce qui n’est pas. Pour éviter un tel paralogisme, il faudrait au contraire distinguer clairement l’objet réel de l’objet de la connaissance. Althusser explique ainsi que certains couples conceptuels utilisés dans l’histoire de la pensée, comme celui de nécessité et de contingence, mais aussi celui d’essence et de phénomène, reposent justement sur un tel paralogisme. Qu’est-ce que la nécessité, sinon l’expression des lois que la connaissance a permis de formuler ? Mais la contingence, au lieu de désigner cette zone d’absence de maîtrise de la pensée sur le réel, se met à désigner ce réel lui-même, dans sa consistance métaphysique. De ce qu’on ne connaît pas à ce qu’on décrit comme réel, le glissement s’opère insensiblement, au bénéfice de l’établissement d’une métaphysique réaliste.
33L’« historicisme » repose donc, selon Althusser, sur une conception idéologique de l’histoire comme temps continu, et comme matière même de la réalité. Les concepts tirent alors leur scientificité et leur objectivité de cette matière, sur laquelle ils sont censés avoir prise et qui les valide en retour, en leur prêtant un certain coefficient de réalité. Cette attribution de réalité aux concepts reste toutefois partielle, puisque la métaphysique réaliste sous-jacente suppose que le concret transcende toujours sa théorisation. Au fond, l’historicisme permet de sauver ce qu’il reste des grandes anthropologies fixistes des Lumières. L’historicisme préserve et restitue l’héritage humaniste. Il conserve conserve l’idée d’une nature humaine, tout en relativisant la fixité d’une telle anthropologie, en introduisant en elle la dimension de la durée, de l’histoire. La nature humaine apparaît ainsi changeante et les hommes « contemporains des effets historiques dont ils sont les sujets26 ». C’est un bon compromis de l’anthropologie héritée des Lumières avec l’ontologie empiriste contemporaine, qui enracine ses fondements dans la durée historique.
34Dire que la lecture consiste à produire son propre texte, par un mode d’organisation des concepts, est-ce alors renoncer à l’histoire ? Est-ce opposer ou imposer une pensée systématique au cours réel des événements ? La lecture althussérienne de Marx n’est-elle qu’une énième version structuraliste d’un théoricisme systématisant, aveugle à la contingence historique ?
Althusser, structuraliste ?
35Selon nous, la critique althussérienne de l’historicisme n’est pas l’expression d’une pensée structuraliste de l’histoire27. Pourtant, pour Luc Vincenti, le contexte théorique fortement marqué par le structuralisme dans lequel évoluait Althusser l’aurait conduit à une tentative de synthèse du mouvement historique et de la structure. Selon Luc Vincenti28, c’est autour du concept marxien de « procès » ou de « processus » que se concentrent toutes les tentatives d’articulation du marxisme et du structuralisme29. Or ces tentatives sont pour lui vouées à l’échec : quand la démarche structuraliste s’appuie sur ces éléments synchroniques statiques que sont les structures, la démarche marxiste, elle, s’en remet au procès diachronique de l’histoire. Pour l’analyse marxiste en effet, les rapports sociaux et les rapports de production se constituent dans le temps. C’est certes un temps qui n’est pas homogène, puisqu’il est scandé par des contradictions. Mais la catégorie de contradiction semble inconciliable avec celle de structure et l’unité formelle qu’elle présuppose. Althusser aurait, pour Vincenti, échoué à penser le temps historique à partir de la structure. Il a cherché à reconstruire une temporalité structurale, c’est-à-dire une synchronie structurale pour y chercher l’intelligibilité du social. Mais selon Vincenti :
le temps de la structure ne rejoint pas le temps de l’histoire, celui de l’irruption de la nouveauté. Il est plus logique que chronologique, c’est le temps de la reproduction d’une même totalité sociale30
36La critique de Vincenti est intéressante : elle pointe l’écueil, sous les structures, d’une perte d’intelligibilité de l’histoire, c’est-à-dire du changement temporel. On peut en effet se demander jusqu’à quel point la distinction althussérienne de l’objet réel et de l’objet de la connaissance n’est pas de l’ordre de l’argument du troisième homme. Cette distinction repousse en effet la question de l’objectivité dans la théorie, semblant creuser toujours plus l’écart qui sépare la connaissance de la réalité, et notamment du contact avec la temporalité. N’est-ce pas précisément le piège de la structure, comme le rappelle Vincenti, d’interdire la compréhension du temps, réduit au passage d’une structure à une autre ? On peut remarquer que ce reproche est sensiblement le même que celui que les critiques adressent, en 1966 à la perspective, alors jugée structuraliste, de Foucault dans les Mots et les choses. Vincenti admet pourtant qu’Althusser a cherché à se démarquer de la lecture structuraliste qu’on aurait pu faire de son propos. Le type d’articulation de la totalité marxiste – dont les niveaux ne sont pas directement expressifs les uns des autres – que décrit Althusser en 1965 ne relève pas de l’unité formelle de la structure. Par ailleurs, lorsqu’Althusser parle de Lire le Capital comme de son texte se rapprochant le plus du structuralisme, il dira lui-même « n’avoir jamais cédé à l’idéalisme formaliste délirant d’une production du réel par la combinatoire d’éléments quelconques31 ».
37Nous ne partageons pas l’avis de Vincenti sur l’échec d’Althusser à « rejoindre la puissance constituante et novatrice de l’histoire32 » et nous pensons même que ce type d’analyse correspond parfaitement à ce qu’Althusser vise dans sa critique de l’idéalisme empiriste. Dans la réflexion de Vincenti, la temporalité historique, pensée comme matrice du changement, semble relever du postulat métaphysique et constituer le présupposé fondamental de toute épistémologie marxiste. Bien au contraire, Althusser propose, dans Lire le Capital, une nouvelle modalité de pensée de l’histoire qui échappe au partage du diachronique et du synchronique. En effet, refuser l’idéologie de la temporalité historique, c’est-à-dire de la durée, comme matrice de toute empirie, c’est faire un sort au couple conceptuel de la diachronie et de la synchronie. Althusser semble chercher à dégager les contours d’une analyse qui, si elle peut être qualifiée de « structurale », ne se présente pourtant pas comme l’envers synchronique de la diachronie. C’est en cela que sa démarche diffère de celle du structuralisme, en vogue à l’époque.
38La critique althussérienne de l’historicisme découle directement de celle de l’idéologie du « temps continu ». L’historicisme, c’est pour Althusser l’attitude théorique générale qui consiste à postuler, sans l’interroger, une durée dans laquelle les faits se produisent. Mais que peut signifier que les faits se produisent dans la durée ? Althusser veut montrer que la conception à la fois empirique et naïve du temps comme durée, conception du sens commun que partagent aussi bien Hegel que les historiens, produit le couple conceptuel de la diachronie et de la synchronie comme un couple finalement moins antinomique que complémentaire. La diachronie temporalise, dans la continuité du temps, ce que la synchronie ressaisit comme coprésence de l’essence à ses déterminations. Cette coprésence correspond à la conception hégélienne de la contemporanéité. La conception hégélienne du temps repose en effet sur deux caractéristiques fondamentales : la continuité et la contemporanéité33. Or le temps hégélien se définit à partir du concept, comme « daseiende Begriff », c’est-à-dire comme « concept dans son existence immédiate, empirique34 ». Le temps, chez Hegel, c’est donc l’essence du concept, telle qu’elle se réfléchit dans la continuité. La contemporanéité constitue alors l’expression du concept hégélien de présent absolu. Dans le temps de ce « présent absolu », il est toujours possible, d’après Althusser, d’opérer une « coupe d’essence35 », à savoir d’établir une coprésence de l’ensemble des déterminations du tout à l’essence actuelle du concept. La synchronie correspond dès lors à cette coprésence des déterminations du tout, quand la diachronie correspond à la projection de ce tout et de l’ensemble de ses déterminations dans une durée temporelle. En ce sens, on peut dire que, chez Hegel, la diachronie suppose la synchronie et inversement. Ce couple complémentaire de la diachronie et de la synchronie n’est donc qu’en apparence un couple antithétique. C’est au contraire la conception idéologique du temps historique qui fait passer ce couple complémentaire pour un couple antithétique.
39De ce point de vue, il semble que la critique que Vincenti adresse à Althusser reprend cet aspect antithétique de la diachronie et de la synchronie. En effet, lorsque Vincenti évoque une puissance propre du cours de l’histoire, lorsqu’il oppose une approche chronologique et historique à une approche logique et structurale, il renvoie à une opposition terme à terme de la diachronie et de la synchronie. La synchronie s’oppose à la diachronie comme la logique à l’histoire. Le reproche qu’il adresse à Althusser est d’avoir manqué la dimension novatrice du cours de l’histoire, en cherchant à enfermer le temps dans les structures logiques. Mais par ce reproche, il réactive cette antithèse de la diachronie et de la synchronie, et se situe exactement au niveau où s’exerce la critique althussérienne. Le fonctionnement idéologique du couple de la diachronie et de la synchronie imprègne selon Althusser les modes de pensée contemporains de l’histoire, et se trouve implicitement admise par les historiens. Cette opposition est le symptôme de la conception empiriste du temps historique comme durée fondamentale, constituant la matrice générale de la réalité dans laquelle tout phénomène se produit. C’est également cette conception que l’on retrouve à l’œuvre dans les lectures historicistes de Marx, que condamne Althusser. Il entend lever le « malentendu central sur le rapport théorique du marxisme à l’histoire, sur le prétendu historicisme radical du marxisme36 ». Ce malentendu vient du fait que l’on a interprété la nouveauté des thèses marxiennes par rapport aux thèses des économistes, à partir de l’idée que l’innovation de Marx aurait consisté à introduire le temps historique dans les catégories fixistes de l’économie politique classique. De telles lectures, qu’Althusser juge fausses au nom du fait qu’elles sont historicistes, c’est-à-dire qu’elles se fondent sur cette idéologie empiriste du temps continu qu’il décrie, relèvent d’un usage a-critique du concept idéologique de temps.
40Selon nous, la lecture symptomale suppose de renoncer à une opposition terme à terme de la pensée théorique (comprise comme système) et de l’histoire (comprise comme durée empirique). La théorie n’est pas une construction systématique qui tenterait indéfiniment de saisir ou ressaisir une réalité, dont le cours temporel serait autonome. La lecture symptomale suppose que l’histoire n’est pas une matière indépendante de sa connaissance ; c’est un concept demandant à être construit et reconstruit. L’enjeu est alors de fonder la scientificité d’une telle lecture, qui ne peut dès lors plus reposer sur la caution d’une matérialité empirique pré-existante.
Science et idéologie : le statut de la philosophie
41Pour aborder la conception althussérienne de la science, le texte de 1966, intitulé Matérialisme historique et matérialisme dialectique, nous semble particulièrement pertinent. Véritable application de sa théorie de la lecture, ce texte témoigne de la solidarité qu’Althusser cherche à établir entre deux aspects fondamentaux de sa réflexion de l’époque : la lecture, comme reconstruction des textes et production en eux d’une philosophie introuvable car elle n’y existe pas encore ; et la science, comme arrachement à l’idéologie, conduit par la critique philosophique. Althusser refuse l’effacement positiviste de la philosophie derrière la science. Matérialisme historique et matérialisme dialectique se présente donc à la fois comme une critique de l’interprétation positiviste qu’Engels livre de la science marxienne et comme un manifeste pour la lecture, dans les textes de Marx, d’une philosophie qu’il faut savoir inventer sur des bases scientifiques. C’est dans ce texte, publié dans les Cahiers marxistes-léninistes, qu’Althusser théorise la distinction devenue fameuse entre « matérialisme historique » et « matérialisme dialectique », qu’il définit comme suit :
« Le matérialisme historique est la science de l’histoire37 »
« Le matérialisme dialectique est la philosophie marxiste38 »
42Althusser défend ici l’idée d’une scientificité de la « doctrine marxiste », tout en prenant position contre l’interprétation de Engels qu’il juge positiviste. Il convient donc d’aborder la conception althussérienne de la scientificité de manière nuancée. Son approche de la science ne correspond pas à la ligne d’un positivisme dur, qui rabattrait la philosophie sur l’idéologie et l’opposerait à la science. Althusser y fait état de toute la difficulté qu’il y a à identifier une philosophie de Marx. Ce qu’il appelle le « matérialisme dialectique » reste pour Althusser introuvable, y compris dans les textes de jeunesse de Marx, qui sont pourtant les textes d’allure philosophique. Il juge pourtant cette philosophie de Marx indissociable de la fondation de la science marxienne de l’histoire :
La situation exceptionnelle de Marx dans l’histoire du savoir humain tient à ce qu’en fondant cette science nouvelle (la science de l’histoire), il a, du même coup, fondé une autre discipline théorique : le matérialisme dialectique, ou philosophie marxiste39.
43Althusser appuie sa propre théorie de la lecture de Marx sur ce qu’il estime être la théorie organique de la totalité chez Marx : l’originalité de la science marxienne consiste selon lui en une théorie de l’histoire qui prend sens à partir de la conception de la totalité organique. Il appartient donc au lecteur et commentateur de Marx de faire un état des lieux de ce qui est donné et de ce qui ne l’est pas dans le texte de Marx. Ce qui n’est pas donné est lu comme Althusser comme ce qui « manque » ; il s’agit donc de ce qui doit être construit ou reconstruit, à partir des principes généraux qu’on peut abstraire des analyses régionales de Marx, en l’occurrence de l’analyse économique du Capital. Cette méthode de lecture procédant par reconstruction systématique de l’œuvre inachevée de Marx repose sur le double présupposé suivant : tout d’abord, la théorie de Marx produit de la connaissance et ne se contente pas de refléter une réalité historique ; ensuite, cette connaissance est scientifique dès lors qu’on la comprend sur le modèle organique de la totalité. La lecture est l’opération par laquelle on peut distinguer ce que le texte de Marx contient en fait, de ce qu’il contient en droit40. Son raisonnement est le suivant : si l’on s’en tient à ce que les textes contiennent en fait, il faut en rester à l’analyse économique de Marx dans Le Capital, ce qui relève d’une interprétation historiciste :
Si Le Capital ne contient pour toute connaissance que la connaissance du mode de production capitaliste, s’il reste théoriquement centré sur le présent historique, s’il n’est que « l’expression » de ce présent, alors sa validité peut lui être reconnue pour le présent, mais contestée et pour le passé, et pour l’avenir. […] c’est l’idée même de science qui s’en trouve affectée […] alors la science de l’histoire se trouve privée du statut des autres sciences […] Par ce biais on peut être tenté d’assimiler la science marxiste de l’histoire à une simple philosophie […] Si la science marxiste de l’histoire est par excellence « l’expression » de son temps, alors le marxisme est pensé comme un historicisme, comme la radicalisation de l’historicisme hégélien41.
44L’historicisme consiste à ne voir dans Le Capital que l’expression, ou le reflet de son temps, tandis qu’il s’agit de la connaissance de son temps42. La lecture doit faire droit à cette opération marxienne de production cognitive, et être capable de la reconstituer. Marx propose une théorie de l’histoire comme théorie d’une totalité organique ou structure d’une formation sociale : les niveaux de l’infrastructure économique, de la superstructure juridico-politique et de la superstructure idéologique sont articulés et se déterminent les uns les autres. La science de l’histoire, c’est la théorie de cette articulation. Il faut donc, à la manière de Cuvier, reconstituer le Jurassique à partir d’un os. L’analyse économique du Capital doit être comprise comme l’analyse d’un niveau, à partir duquel il faut abstraire les principes généraux permettant de reconstituer l’ensemble de l’ossature.
45Quelle est la place de la philosophie marxiste dans une telle conception de la science marxienne ? C’est sur ce point que l’argumentation d’Althusser est plus fine qu’il n’y paraît et permet selon nous d’échapper aux lectures positivistes. En écartant toute lecture historiciste du matérialisme historique, Althusser sauve la philosophie du simple statut d’idéologie qu’elle pourrait avoir dans le cadre d’une compréhension descriptive de la théorie marxienne de l’histoire :
Par là nous voyons que la science qui habite Le Capital ne procède pas d’une manière étrangère aux autres sciences existantes : elle s’éloigne de la philosophie, et se confond dans son principe avec les autres sciences existantes. Elle cesse de donner prétexte à une interprétation « historiciste » du marxisme, et à la confusion du matérialisme historique et de la philosophie. Les titres de la science de l’histoire marxiste une fois reconnus, la place existe pour une philosophie marxiste, distincte du matérialisme historique. La théorie scientifique reprend, contre la spéculation et l’empirisme, ses droits de théorie, et une connaissance nouvelle de la spécificité de la pratique scientifique devient possible : autrement dit le matérialisme dialectique devient pensable43.
46Une telle description de la philosophie marxiste, adossée à la science et définie comme « connaissance de la spécificité de la pratique scientifique », peut-elle être qualifiée de positiviste ? Quasiment absente des textes de Marx, la philosophie marxiste ne nous est accessible qu’indirectement, dit Althusser :
La philosophie marxiste ne nous est jamais vraiment donnée en personne, dans une forme adéquate à son objet : elle est contenu à l’état « pratique » dans Le Capital et dans les résultats de l’action des partis communistes, comme dans les réflexions politiques de ses grands dirigeant (par exemple Lénine) ; elle est contenue à l’état implicite dans l’histoire par laquelle Marx s’est séparé de son idéologie de jeunesse ; elle nous est offerte sous une forme encore partiellement idéologique dans les grands textes de polémique d’Engels et de Lénine. Dans aucune de ces « œuvres », la philosophie marxiste ne nous est donnée dans une forme vraiment adéquate et rigoureuse. Nous savons qu’elle existe, nous savons où la trouver : mais pour l’obtenir, nous devons justement l’arracher aux textes et aux œuvres qui la contiennent, la dégager, par un travail critique approfondi, par une analyse rigoureuse, des textes et des œuvres, théoriques et pratiques qui nous été légués44.
47C’est là la spécificité de la réflexion d’Althusser sur le statut de la philosophie marxiste : elle n’existe pas en tant que telle, toute constituée, chez Marx. Il faut la constituer. Mais cette constitution ne procède pas à partir de rien. La philosophie marxiste doit être constituée à partir de la science marxienne. Le matérialisme dialectique est adossé au matérialisme historique, qui lui-même procède d’une reconstitution des principes généraux de la pensée de Marx à partir de l’analyse particulière de l’infrastructure économique, conduite dans Le Capital. La philosophie marxienne doit donc être constituée à partir de la science marxienne. En ce sens, la philosophie est seconde par rapport à la science de l’histoire. Mais la primauté de la science de l’histoire n’est pas liée à sa plus grande proximité au réel, qui la rendrait plus empirique. La science de l’histoire est elle-même construite, comme en témoigne la méthode de lecture althussérienne, qui reconstitue la structure totale de l’histoire à partir d’une analyse économique régionale. La philosophie marxiste est donc une construction seconde, mais par rapport à une construction première. La première construction – celle de la science de l’histoire – opérait à partir d’esquisses discursives inachevées. La seconde construction – celle de la philosophie – opère à partir d’une absence. L’articulation de la philosophie et de la science se donne dans l’opération de la lecture : sous le rapport de la lecture, matérialisme historique et matérialisme dialectique entretiennent bien un rapport de simultanéité.
48Le lien noué par Althusser entre science et philosophie doit être lu à la lumière de sa critique du positivisme de Engels. La conception althussérienne de la scientificité se nourrit de l’héritage bachelardien : le prisme constructiviste à travers lequel Althusser conçoit la science, et à plus forte raison, la philosophie, résiste à l’accusation de positivisme formulée par ses détracteurs. Pour le comprendre, il faut souligner que la reconstitution que propose Althusser de la science de l’histoire marxienne est opérée à partir des textes de Marx et non à partir d’une réalité empirique dont la positivité serait ininterrogée. Lorsqu’Althusser distingue l’« expression » d’une époque de la « connaissance » d’une époque45 – en l’occurrence celle du mode de production capitaliste, dont Le Capital propose une analyse économique –, c’est pour identifier la démarche du Capital à la seconde option. Cela signifie que la théorie de l’histoire de Marx n’est pas constituée par une confrontation au réel sur le mode de l’adéquation, mais par la reconfiguration conceptuelle de ce dernier. Les rapports de la science et de la philosophie ne s’éclairent qu’à partir de la théorie althussérienne de la lecture, qui se présente comme une véritable épistémologie.
49L’analyse de ce passage montre en effet que la perspective constructiviste d’Althusser introduit un double écart, d’une part, entre la science et le « donné » réel empirique ; et d’autre part, entre la science et la philosophie. D’une part, la science de l’histoire n’est pas le reflet du donné empirique puisqu’elle est (re-) constituée par Althusser, à partir des analyses discursives de Marx dans Le Capital. Il y a donc une première discontinuité entre la réalité historique et la connaissance économique qu’en donne la science marxienne. D’autre part, Althusser introduit une seconde discontinuité, cette fois entre la science marxienne et la philosophie : absente des textes de Marx, presque exclusivement consacrés à la science de l’histoire, la philosophie doit être quasiment inventée, par ce processus d’arrachement qu’évoque Althusser, et qui, une fois encore, est un arrachement produit par la lecture à partir des textes.
50C’est ainsi qu’Althusser réussit la prouesse de soutenir en un sens non positiviste que le marxisme devient, en 1845, tout à la fois une science de l’histoire et une philosophie. La coupure épistémologique est au contraire présentée comme le moyen de comprendre l’œuvre de Marx en évitant l’écueil de son interprétation positiviste. Lorsque les interprètes de Marx refusent de prendre en compte la rupture de 1845 qu’il opère avec sa problématique idéaliste et anthropologique antérieure, cela les conduit à trois types de contresens qui s’illustrent respectivement dans l’interprétation éthique, l’interprétation historiciste et l’interprétation positiviste du statut de la philosophie dans l’œuvre de Marx. Le premier écueil envisagé est un écueil éthique. En accordant une importance privilégiée aux textes de 1842-1844, qui évoquent une fin de la philosophie par sa réalisation, on fait disparaître la philosophie dans son accomplissement par la pratique révolutionnaire. La philosophie avait pour rôle spéculatif d’exprimer des idéaux humanistes, mais une fois ces idéaux réalisés dans la pratique concrète de la transformation sociale, la philosophie tombe et disparaît, comme une coquille vide. Une telle lecture fait disparaître le matérialisme dialectique – c’est-à-dire la philosophie de Marx – dans le matérialisme historique ou science de l’histoire. Althusser ne justifie pas le terme d’« éthique », mais l’on comprend qu’il est lié à cette fonction morale de la philosophie qui consiste à exprimer l’aliénation de l’essence humaine.
51Le second écueil est un écueil historiciste. La lecture historiciste s’appuie, explique Althusser, sur d’autres textes de jeunesse de Marx, qui accentuent sa postérité hégélienne. Il s’agit d’une lecture de la philosophie comme « idéologie privilégiée, qui possède la fonction spécifique d’exprimer adéquatement l’essence d’un moment historique46 ». Une telle lecture fait de la philosophie la conscience de soi de son époque : le cartésianisme est le reflet de la période des manufactures et la philosophie des Lumières de l’ascension de la bourgeoisie. Le marxisme lui-même apparaît, par exemple chez Sartre, qui en propose une telle lecture, comme la conscience de soi de la constitution du prolétariat. La philosophie n’est alors qu’une « conscience historique provisoire47 ». Il n’y a que des philosophies, toutes vouées à disparaître avec leur époque. Le marxisme devient alors ou bien une philosophie transitoire, ou bien, comme c’est le cas chez Gramsci, une simple « “méthodologie” de la science de l’histoire48 ». Le troisième écueil, celui du positivisme, est clairement associé par Althusser à l’interprétation d’Engels, qu’il décrit comme appuyée sur l’Idéologie allemande, de la manière suivante :
Dans l’Idéologie allemande en particulier, la philosophie est dénoncée comme une pure et simple idéologie, une illusion à détruire pour dégager les voies de la connaissance scientifique. Il y est question de la « fin de la philosophie », mais dans un sens différent de l’interprétation éthique. La philosophie doit mourir, non pas en se réalisant, puisque le contenu de son ancienne existence spéculative n’était qu’idéaliste, mais en disparaissant complètement, en se dissipant, comme une pure illusion. Il faut alors critiquer et réduire à néant l’illusion idéologique de la philosophie, et « passer à l’étude des choses positives », c’est-à-dire à la connaissance scientifique. Quelle peut être alors la part concédée à la philosophie, dès lors qu’elle abandonne sa place à la science ? Le rôle positiviste, purement épiphénoménique, du « rassemblement » et de la « généralisation » des résultats scientifiques, et rien d’autre, car la philosophie n’a plus d’objet propre. Certaines formulations d’Engels (en particulier dans son texte populaire « Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande », ne sont pas sans donner prétexte à cette interprétation positiviste, de même qu’un certain langage, d’usage courant dans les partis communistes où on considère la « généralisation de l’expérience des masses » comme une connaissance (alors qu’une connaissance ne se réduit jamais à une simple généralisation : c’est l’empirisme positiviste qui tient la « généralisation de l’expérience » pour une connaissance !) Par le biais de cette interprétation, la philosophie marxiste perd tout droit à l’existence et il ne subsiste plus devant nous que le seul matérialisme historique49.
52Pour saisir et constituer la philosophie de Marx, les textes de jeunesse représentent donc un premier obstacle. Le second obstacle est lié à l’inconsistance des textes supposés rendre possible cette élaboration. Aucun des textes envisagés – Althusser cite l’Idéologie allemande, les Thèses sur Feuerbach, Misère de la philosophie, l’Introduction à la critique de l’économie politique de 1857 et la Postface à la Seconde Édition allemande du Capital – ne fournit l’équivalent théorique, sur le plan philosophique, des analyses de la science de l’histoire du Capital. Althusser invalide également les œuvres d’Engels et de Lénine, au titre qu’elles ne peuvent prétendre au même degré de théoricité que Le Capital, en raison de l’urgence conjoncturelle dans laquelle elles ont été rédigées, pour parer à des dérives idéologiques de l’interprétation de la pensée de Marx. Il envisage toutefois d’intégrer ces œuvres au corpus des textes permettant d’éclairer ce qu’il en est de la philosophie de Marx50. La critique de l’interprétation à la fois positiviste et empiriste de Engels souligne en creux l’exigence althussérienne de distinguer l’objet de la philosophie de Marx de celui de la science de l’histoire. La science de l’histoire traite des effets sociaux d’un mode de production, tandis que l’objet de la philosophie marxiste est de « penser la nature spécifique de la pratique productrice de connaissances51 ». Mais le rejet de la conception historiciste nous apprend qu’Althusser refuse absolument la réduction de la philosophie marxiste à une méthodologie de la science de l’histoire.
53Que tirer de cette critique althussérienne du positivisme ? Ce texte fournit un enseignement des plus intéressants sur la scientificité de la philosophie. La philosophie marxiste est scientifique en un sens non positiviste : elle ne cède pas comme l’idéologie devant la science. La philosophie marxiste, c’est l’unité d’une théorie et d’une méthode : c’est l’explicitation de la théorie – c’est-à-dire du « système conceptuel théorique où est produit son objet52 » – dont découle une méthode de mise en rapport de la connaissance à l’objet. Penser la disparition de la philosophie dans la science de l’histoire est une manière positiviste d’envisager les rapports de la science et de la philosophie. Une philosophie scientifique n’est ni dogmatique (absence de réflexion méthodologique et primat d’une théorie toute constituée) ni « méthodologiste » (disparition de la théorie derrière une méthode non réflexive). Face au problème du dogmatisme dans la théorie marxiste et aux dérives stalinienne du culte de la personnalité, qui correspond à un sacrifice de la méthode au profit d’une théorie pensée comme complète et achevée, Althusser dénonce également le péril du méthodologisme, qui sacrifie la théorie au profit d’une méthode dont les présupposés fondamentaux restent ininterrogés53 :
En effet, nous voyons prévaloir couramment, de nos jours, une conception « méthodologiste » (donc idéologique) des sciences : l’existence d’une simple méthode suffisant à conférer à une discipline ses titres de scientificité. En réalité toute méthode renvoie à une théorie, qu’elle soit explicite ou implicite. Passer sous silence la théorie au profit de la méthode, c’est le plus souvent masquer une théorie idéologique latente sous les apparences d’une méthode « scientifique » : cette imposture est fréquente de nos jours dans la plupart des sciences dites Humaines, qui se tiennent souvent pour sciences parce qu’elles manipulent par exemple des méthodes mathématiques, sans se poser la question de la validité de leur objet, c’est-à-dire sans se poser la question de la théorie (explicite ou implicite) correspondant à cet objet. Le matérialisme dialectique n’est pas à l’abri de cette tentation « méthodologiste », où la théorie (matérialisme) est sacrifiée à la méthode (dialectique) : l’interprétation sartrienne du marxisme nous en offre une variante54.
54La scientificité de la philosophie de Marx, qui tient dans cette articulation de la théorie et de la méthode, met un terme à l’incapacité des philosophies antérieures à penser leur propre histoire :
Les philosophies idéalistes classiques (comme d’ailleurs les philosophies « matérialistes » pré-marxistes) étaient incapables de penser l’histoire, et donc leur propre histoire : non seulement le fait d’apparaître à un certain moment de l’histoire, mais aussi le fait d’appartenir à une histoire, d’avoir derrière soi tout un passé historique, fondé lui-même sur le rapport de l’histoire de la philosophie à l’histoire des pratiques humaines. Dès qu’une véritable connaissance de l’histoire fut enfin produite, la philosophie ne put plus ignorer, refouler ou oublier son rapport à l’histoire : il lui fallut assumer et penser ce rapport. Il lui fallut « changer de terrain », adopter une problématique nouvelle, définir son objet par de nouvelles questions, pour penser, dans la philosophie même, ce rapport à l’histoire en même temps que ce rapport à la connaissance55.
55Cette révolution n’épargne pas la philosophie critique, qui n’envisageait le problème de la connaissance que comme celui de sa garantie, c’est-à-dire de son fondement en droit, alors que la philosophie marxiste pose à la connaissance le problème de sa propre production. La formule d’Althusser est ici très importante : il ne dit pas simplement que le problème de la connaissance est celui de sa production, mais bien que c’est celui de sa « propre production » :
La grande tradition de la philosophie critique elle-même de Descartes à Kant (et de nos jours à Husserl) était remise fondamentalement en question, parce qu’elle traite la connaissance comme un « problème », et lui pose la question de sa « garantie » de droit, alors que la connaissance n’est que le processus de sa propre production, et qu’on ne peut lui poser que la question des conditions et du mécanisme de sa production56.
56Cette nuance nous semble tout à fait essentielle : si la question des conditions de production de la connaissance était simplement une question de contexte économique, politique et social de cette production, Althusser n’aurait pas besoin de distinguer le matérialisme historique du matérialisme dialectique, et la philosophie de Marx ne pourrait être interprétée que dans le cadre, qu’il rejette, d’un historicisme. C’est la raison pour laquelle Althusser parle ici, pour la connaissance, des conditions de sa propre production et non pas simplement des conditions de sa production. C’est un rapport théorique interne à la production de la connaissance que son approche épistémologique entreprend de construire. Il ne s’agit pas simplement de montrer que la connaissance est produite par des éléments qui lui seraient extérieurs. En d’autres termes, il ne s’agit pas de disqualifier la connaissance comme idéologie, reflet de conditions de production qui lui échappent, mais bien de refonder une possibilité de connaissance qui échappe à l’idéologie. Le caractère exceptionnel, dans l’histoire de la philosophie, de la révolution théorique opérée par Marx tient pour Althusser au fait que, pour la première fois, la coupure épistémologique liée à la naissance d’une philosophie véritablement scientifique a transformé la philosophie en l’arrachant à l’élément de l’idéologie.
57La philosophie matérialiste est alors une pratique de mise en évidence des processus internes de production de la connaissance scientifique. Elle peut ainsi, par exemple, venir au secours des sciences humaines, pour les aider à sortir de l’idéologie empiriste57 dans laquelle elles sont prises et à « poser en toute rigueur le problème de leur objet, donc de leur théorie58 ». La science marxienne de l’histoire dote la philosophie marxiste d’une force réflexive singulière : la philosophie devient capable de penser l’histoire des connaissances, et par là, de penser sa propre histoire. Il apparaît donc que la positivité attachée au matérialisme marxien par Althusser (qu’il s’agisse de matérialisme historique ou de matérialisme dialectique) ne doit pas être comprise en termes empiristes : il ne s’agit pas de dire que la philosophie marxiste est scientifique car elle prend pour objet des résultats scientifiques. La philosophie de Marx est au contraire le rempart contre l’idéologie empiriste. Elle est scientifique précisément au sens où elle s’oppose à l’idéologie positiviste. Sa scientificité tient à sa réflexivité critique sur l’histoire des connaissances, sur sa propre histoire, et donc sur ses propres modalités de production discursive de la connaissance. C’est en tant que critique de l’idéologie empiriste que la philosophie marxiste est scientifique.
La lecture althussérienne de l’Introduction de 1857
58Les analyses précédentes des rapports entre science et philosophie dans le texte de 1966 nous ont permis de montrer que la pensée d’Althusser ne peut être reconduite à une forme de positivisme, compte tenu de sa critique de Engels. Il s’avère au contraire qu’Althusser a tenté de poser les bases d’une modalité matérialiste de l’abstraction, qui permette de sauver quelque chose de la démarche philosophique, sans la réduire à de l’idéologie. Notre objectif est d’éclairer le double thème de la révolution scientifique de Marx et de la coupure épistémologique à partir de cette compréhension de l’abstraction philosophique proposée par Althusser dans Lire le Capital en 1965. Cette redéfinition matérialiste de l’abstraction nous semble fondamentale pour la reconstruction positive d’une épistémologie susceptible d’envisager la matérialité sociale comme matérialité conceptuelle et discursive.
59D’un point de vue interne à l’œuvre d’Althusser, l’enjeu est de montrer qu’il y a plus de continuité qu’il n’y paraît entre Lire le Capital et les manuscrits althussériens de la fin des années 1970, récemment publiés dans L’Initiation à la philosophie pour les non-philosophes. En dépit des inflexions notables qu’Althusser apporte à l’histoire de sa propre pensée, notamment après ce qu’on appelle le « tournant anti-théoriciste » qu’on peut dater de 1966-196759, et qui trouve son accomplissement dans les Éléments d’autocritique en 1972, Althusser conserve un fil conducteur : la recherche d’une conception matérialiste de l’abstraction, destinée à éviter le double écueil de l’idéalisme spéculatif et de l’idéalisme empiriste. C’est une clé de lecture plus intéressante que celle du virage autocritique, bien que cette dernière soit adoptée par Althusser lui-même, lorsqu’il rejette son propre « théoricisme » des années 1960. Il n’est pas douteux que cette autocritique althussérienne a légitimé les lectures simplificatrices de ses textes qui, gommant leur spécificité, les rabattent sur l’expression univoque d’un positivisme philosophique. Contre ces lectures, nous souhaitons montrer qu’Althusser, sous des dehors positivistes, cherchait en réalité à exhiber les critères positifs grâce auxquels le discours philosophique rationnel pouvait contrer le positivisme scientifique. Sur ce point, il faut donc lire Althusser contre lui-même.
60Dans l’étude intitulée « L’objet du Capital60 », Althusser accorde une attention toute particulière à l’Introduction à la Critique de l’économie politique de Marx. Il voit dans ce texte de 1857 l’expression d’un discours de la méthode marxien. Il serait alors possible, à partir de ce discours de la méthode, de décrire un nouveau processus d’abstraction, caractéristique de la philosophie de Marx. Pour Althusser, Marx développe dans ce texte une conception spécifique des « abstractions qui soutiennent le processus de la pratique théorique61 ».
Le chapitre III de l’Introduction de 1857 peut être à bon droit tenu pour le Discours de la Méthode de la nouvelle philosophie fondée par Marx. C’est en effet le seul texte systématique de Marx qui contienne, sous les espèces d’une analyse des catégories et de la méthode de l’économie politique, de quoi fonder une théorie de la pratique scientifique, donc une théorie des conditions du processus de la connaissance, qui fait l’objet de la philosophie marxiste.
La problématique théorique, qui soutient ce texte, permet bien de distinguer la philosophie marxiste de toute idéologie spéculative ou empiriste. Le point décisif de la thèse de Marx concerne le principe de distinction du réel et de la pensée. Autre chose est le réel, et ses différents aspects : le concret-réel, le processus du réel, la totalité réelle, etc. ; autre chose est la pensée du réel, et ses différents aspects : le processus de pensée, la totalité de pensée, le concret de pensée, etc.62.
61La méthode d’abstraction de Marx est fondée sur une distinction du réel et de sa pensée. Althusser lie très clairement la nouveauté de la philosophie de Marx à la mise en œuvre de ce processus spécifique de construction des abstractions. L’enjeu de positivité qu’il attache à la philosophie marxienne se loge pour lui dans cette question de la construction de l’abstraction. La distinction du réel et de la pensée s’exprime dans la solidarité des deux thèses suivantes, toutes deux qualifiées de matérialistes : la première énonce le primat du réel sur sa pensée ; la seconde énonce la « spécificité de la pensée et du processus de pensée au regard du réel et du processus réel63 ». C’est pour Althusser cette seconde thèse qui est centrale dans l’Introduction de 1857. Voici la manière dont il la développe :
Cette seconde thèse fait tout particulièrement l’objet de la réflexion de Marx dans le chapitre III de l’Introduction. La pensée du réel, la conception du réel, et toutes les opérations de pensée par lesquelles le réel est pensé et conçu, appartiennent à l’ordre de la pensée, à l’élément de la pensée, qu’on ne saurait confondre avec l’ordre du réel, avec l’élément du réel. « Le tout, tel qu’il apparaît dans l’esprit comme totalité pensée, est un produit du cerveau pensant… » (p. 166) ; de la même manière le concret-de-pensée appartient à la pensée et non au réel. Le processus de la connaissance, le travail d’élaboration (Verarbeitung) par lequel la pensée transforme les intuitions et les représentations du début en connaissances ou concret-de-pensée, se passent tout entiers dans la pensée.
Qu’il existe entre la pensée-du-réel et ce réel un rapport, cela ne fait aucun doute, mais c’est un rapport de connaissance, un rapport d’inadéquation ou d’adéquation de connaissance, et non un rapport réel, entendons par là un rapport inscrit dans ce réel dont la pensée est la connaissance (adéquate ou inadéquate). Ce rapport de connaissance entre la connaissance du réel et le réel n’est pas un rapport du réel connu dans ce rapport. Cette distinction entre rapport de la connaissance et rapport du réel est fondamentale : si on ne la respecte pas, on tombe immanquablement soit dans l’idéalisme spéculatif soit dans l’idéalisme empiriste64.
62Le réel prime certes sur sa pensée, mais cette primauté ne signifie en aucun cas que le rapport de la connaissance au réel serait un rapport réel, c’est-à-dire un rapport inscrit dans le réel. Le rapport de la connaissance au réel est de l’ordre de la pensée : ce n’est pas un rapport réel mais cognitif. Quel est l’enjeu pour Althusser, d’une telle affirmation ? Il s’agit pour lui de ne pas rabattre la thèse matérialiste de la primauté du réel sur la thèse empiriste, qui réduit la pensée du réel à une partie du réel lui-même. Une telle réduction relève pour Althusser de l’idéalisme, non pas spéculatif comme l’idéalisme hégélien, mais empiriste. Si l’idéalisme spéculatif réduit le réel au résultat de la pensée, l’idéalisme empiriste, réduit la pensée à la teneur de réalité de l’objet qu’elle s’attache à connaître. Dans les deux cas, la démarche d’abstraction idéaliste est mauvaise, car elle repose sur un mécanisme projectif :
Dans les deux cas cette double réduction consiste à projeter et à réaliser un élément dans l’autre : à penser la différence entre le réel et sa pensée comme une différence soit intérieure à la pensée elle-même (idéalisme spéculatif), soit intérieure au réel lui-même (idéalisme empiriste)65.
63En effet, qu’il s’agisse de l’idéalisme spéculatif ou de l’idéalisme empiriste, on projette un élément dans l’autre (le réel dans la pensée pour l’idéalisme spéculatif ou bien la pensée dans le réel pour l’idéalisme empiriste). L’élément projeté se voit accorder une réalité par l’effet de sa projection : projetée dans le réel, la pensée de l’idéalisme empiriste apparaît garantie par l’empiricité de son ancrage, de la même manière que le réel projeté dans la pensée de l’idéalisme spéculatif semble plus véritable par l’idéalité de son ancrage. C’est ce double écueil idéaliste que la méthode matérialiste d’abstraction marxienne permet d’éviter. Comment faut-il alors procéder pour construire des abstractions ?
64Dans le commentaire qu’Althusser propose du texte de 1857, Marx distingue deux méthodes d’abstraction, selon que l’on part du « réel même66 » ou que l’on part d’abstractions simples, telles que le travail, la division du travail, l’argent, la valeur, etc. Or, s’étonne Althusser, des deux méthodes c’est la seconde que Marx juge scientifique, alors même que ces abstractions sont déjà en quelque sorte prêtes à penser puisqu’elles ont été formées par ses prédécesseurs, les économistes classiques. Comment se fait-il que Marx accepte ces abstractions initiales, produites par l’économie politique classique, à partir d’un rapport empiriste au réel ? Marx est-il du côté de l’idéologie empiriste des économistes classiques, puisqu’il n’interroge pas de façon critique les catégories dont partent ces derniers ? Non, il faut plutôt lire, dans ce choix de méthode, un « silence symptomatique de Marx67 », c’est-à-dire un silence que garde Marx sur la nature du processus d’abstraction permettant de former ces notions simples :
Dans le creux de ce silence, peut se recueillir naturellement l’idéologie d’un rapport de correspondance réel entre le réel et son intuition et représentation, et la présence d’une « abstraction » qui opère sur ce réel pour en dégager ces « rapports généraux abstraits », c’est-à-dire une idéologie empiriste de l’abstraction68.
65C’est un silence dont Althusser estime que des lecteurs trop pressés n’ont pas su l’entendre : ils se sont alors précipités dans une interprétation empiriste de l’abstraction marxienne. Il existe, selon lui, deux attitudes possibles, face à ce silence de Marx : on peut le lire ou bien de façon idéologique, ou bien de façon scientifique. Si l’on traite ce silence de manière idéologique, on considère, avec les lecteurs pressés, qu’il va de soi et qu’il entérine la théorie de l’abstraction dominante, à savoir la théorie empiriste de l’abstraction qui était déjà celle des économistes classiques. Si au contraire, l’on traite ce silence de façon scientifique, on le considère, à l’instar d’Althusser, comme le signe d’un problème. Or la question que recouvre ce silence de Marx, c’est celle de la nature différentielle des abstractions qu’il produit. Comment Marx a-t-il marqué la rupture avec les notions qui furent celles des économistes classiques et, partant, avec leur rapport à l’abstraction ? Déterminer le statut du silence de Marx doit permettre d’évaluer la nature de la coupure épistémologique qu’il opère par rapport à ses prédécesseurs, les économistes classiques. L’objectif affirmé d’Althusser est de mettre au jour la différence spécifique de l’objet de Marx, en tant qu’objet de connaissance, par rapport aux économistes classiques. Il lui faut donc absolument montrer que Marx ne construit pas ses notions de la même manière que ses prédécesseurs, et que, s’il en hérite sans rien dire, c’est que son silence est symptomatique.
66Marx précise que tout abstraction ne forme pas le concept adéquat de son objet. Tout le problème est là : il faut déterminer les conditions scientifiques sous lesquelles l’abstraction forme adéquatement le concept de son objet. La coupure épistémologique ne pourra être effective que si Althusser parvient à mettre en évidence la nature différentielle de l’objet marxien, en déterminant à quelles conditions l’abstraction conceptuelle marxienne est bien adéquate à son objet. Parmi ces conditions, l’objet qui sert de référence pour juger de l’adéquation doit être l’objet de la connaissance et non l’objet réel, le concret réel. La méthode marxienne consiste à aller du réel initial à l’abstraction, puis à revenir de ces abstractions vers le concret de pensée (qui n’appartient plus au réel, mais en forme la reproduction). Althusser prend garde de préciser, dans son commentaire, que toute démarche d’abstraction qui procèderait à partir du concret réel initial n’est pas bonne en soi, du fait qu’elle partirait du réel. Le réel ne contient pas en lui-même les clés de ce qu’on va pouvoir en abstraire. Suite au processus d’abstraction initial, il y a un cheminement inverse, de l’abstrait au concret, qui enrichit le concret de pensée des déterminations de l’abstraction. Le concret de pensée renvoie à l’objet réel initial, point de départ de l’intuition et de la représentation.
67On pourrait, pour illustrer ce mouvement décrit par Marx et repris par le commentaire d’Althusser, parler d’un principe de « navette » : le concret initial constitue le point de départ, qui servira de support ou de tremplin à sa représentation par une abstraction simple. Mais de cette abstraction simple, on repart dans un second temps vers le concret initial qui se trouve alors enrichi des déterminations abstraites, dans son concept. Le concret effectif qu’il est pertinent de considérer n’est plus alors le point de départ mais le résultat du processus de pensée, le point de rassemblement de ces déterminations. On pourrait porter le soupçon sur ce double mouvement et voir dans ce cheminement une forme de circularité idéaliste : on partirait d’un réel empirique peu signifiant pour aboutir, à l’issue du processus de pensée à retrouver ce même réel enrichi des déterminations de l’abstraction, et en ce sens infiniment plus signifiant. Mais ce n’est pas le cas, dès lors que la différence de la pensée et du réel est maintenue. C’est là que l’explication d’Althusser prend tout son sens, ainsi que l’importance de ses distinctions. Althusser tient à établir la différence du réel et de la pensée, à travers sa distinction de l’objet réel et de l’objet de la connaissance. Il faut en effet absolument distinguer l’objet réel – ou concret réel initial dans le texte de Marx – qui sert de point de départ à la démarche d’abstraction – et l’objet du concept – ou concret de pensée dans le texte de Marx –, qui est constitué comme résultat, point d’aboutissement de la pensée. Ce résultat qu’est le concret enrichi n’est plus le concret initial : c’est un objet de pensée. C’est l’objet de la connaissance. C’est en ce sens qu’il faut relire la citation marxienne dont Althusser fait usage à plusieurs reprises : « Le tout, tel qu’il apparaît dans l’esprit comme totalité de pensée, est un produit du cerveau pensant69… ».
68L’enjeu, pour Althusser, à travers ce commentaire du texte de 1857, est donc de parvenir à lire l’économie politique de Marx autrement que comme l’application d’une méthode hégélienne à un objet exporté du champ de l’économie classique, au moyen de catégories, notions ou abstractions déjà formées par les économistes classiques. Althusser s’inscrit en faux contre l’idée que Marx se serait contenté d’injecter de la temporalité et de la dialectique dans les catégories fixistes des économistes classiques. La coupure épistémologique, qui traverse l’œuvre de Marx et scande l’histoire de la science économique, produit chez Althusser une épistémologie nouvelle, fondée sur une approche matérialiste de l’abstraction. La révolution scientifique de Marx se trouve dès lors indissolublement liée à sa révolution philosophique. Du point de vue du commentaire qu’Althusser propose des textes de Marx, c’est bien sa méthode de lecture qui lui permet de lire le silence de Marx comme symptomatique et de proposer d’aller au-delà de l’apparence de continuité entre Marx et l’économie politique classique. Les concepts importés de « coupure épistémologique » et de « révolution scientifique », empruntés à Bachelard, vont permettre à Althusser de justifier de la nature qu’il nomme « différentielle » des abstractions de Marx. Ce sont ces concepts qui vont lui permettre de montrer que la méthode et l’objet de Marx sont fondamentalement différents de ceux des économistes. Ainsi Althusser peut établir ce qui selon lui fait la spécificité de la méthode d’abstraction marxienne : la découverte philosophique de Marx consiste dans la distinction de l’objet réel et de l’objet de la connaissance. Cette distinction permet de concevoir le rapport de la connaissance à l’objet comme un rapport de connaissance, et non un rapport réel. Sans renoncer à parler de l’objet réel, la connaissance se trouve définie de manière fondamentalement non empirique. La lecture althussérienne de Marx accentue, en se portant sur cette question des modalités matérialistes de l’abstraction dans l’Introduction de 1857, l’aspect constructiviste de sa pensée.
69Ce qui nous intéresse dans le commentaire althussérien de Marx, c’est la convergence qu’il introduit entre l’histoire des sciences héritée de Bachelard et la réflexion sur la production de l’abstraction conceptuelle. Le référentiel bachelardien va offrir à Althusser un cadre dans lequel il élabore un constructivisme théorique original, à partir de sa distinction entre objet réel et objet de la connaissance, dans le but de démontrer coûte que coûte l’originalité de la production théorique (c’est-à-dire à la fois scientifique et philosophique) de Marx. Cette perspective constructiviste nous intéresse d’autant plus qu’elle tente de s’établir sur des fondements positifs rigoureux, appuyant l’abstraction philosophique sur une recherche de scientificité, tout en se tenant à bonne distance d’un réalisme empiriste. Cette approche nourrit ce que nous proposons d’appeler un « matérialisme discursif », c’est-à-dire la tentative de ne pas rabattre tout discours sur les conditions matérielles extérieures de sa production, mais de chercher, au sein des modalités d’abstraction par lesquelles le discours est constitué, le fondement matérialiste garantissant sa légitimité scientifique. Une telle démarche n’est pas positiviste au sens où la scientificité discursive n’est pas garantie par la référence à une extériorité radicale au discours – c’est-à-dire qu’elle n’est pas appuyée sur des résultats quantitatifs fournis par d’autres méthodes d’approche du réel. La scientificité revendiquée pour le discours est appuyée sur un rapport internaliste du discours à lui-même. Ainsi le problème de la validité scientifique de l’abstraction marxienne, qu’Althusser pense avec le concept très traditionnel d’adéquation, est-il résolu de manière constructiviste dans « L’objet du Capital ».
70Althusser y développe une étroite solidarité entre méthode matérialiste d’abstraction philosophique et démarche de révolution scientifique qui noue, au sein du discours marxien, le sort de la philosophie et de la science. Ce nœud de la philosophie et de la science comporte cette particularité notable que la philosophie n’est pas reconduite à son extériorité, pour pouvoir prétendre être scientifique ; une telle reconduction relèverait pour Althusser d’une forme d’empirisme. Au contraire, ce nœud de l’abstraction philosophique et de l’ambition scientifique est envisagé par Althusser au sein même du discours marxien. Le fait que cette articulation soit produite dans le discours est ce qui fait la spécificité de l’approche d’Althusser et ce qui la distingue selon nous d’une démarche positiviste.
Les propositions épistémologiques d’Althusser : vers une matérialité conceptuelle et discursive
71L’originalité de la redéfinition althussérienne de la scientificité repose sur un certain nombre de propositions épistémologiques qui permettent selon nous de concevoir la matérialité – qu’il s’agisse de matérialité historique ou de matérialité de l’existence sociale – comme une matérialité conceptuelle et discursive. La critique althussérienne de l’empirisme s’exerce, au travers de sa lecture de Marx, sur les fondements mêmes du rapport que la connaissance entretient à son objet. L’examen de la pensée de Marx est l’occasion d’une refonte critique de notre rapport à la science. Il s’agit en tout premier lieu de revenir sur la matérialité de l’objet, qui ne doit pas être considérée comme donnée mais comme construite par le rapport de connaissance. Althusser fait donc apparaître l’exigence de repenser la matérialité comme constituée par la problématique qui la saisit, c’est-à-dire comme matérialité conceptuelle. Sa théorie de la lecture fait advenir comme discours cette matérialité conceptuelle que son épistémologie fait apparaître. En effet, le texte d’un auteur ne prend son sens qu’au prisme de sa lecture, dans les modalités de son énonciation. C’est alors qu’il devient un discours, constitutif, en tant que tel, de la matérialité de l’histoire. Nous nous proposons ici d’examiner les bases épistémologiques qu’Althusser pose pour appréhender cette matérialité conceptuelle et discursive, dans la lecture des textes, sans postuler la caution d’une extériorité empirique – d’un donné – pour fonder la scientificité de son approche.
72Dans la septième section de son essai, « L’objet de l’Économie politique », Althusser explique la teneur du malentendu qui affecte la lecture de Marx, fondé entres autres choses sur le sous-titre du Capital, « Critique de l’Économie Politique ». Marx, en rupture épistémologique avec ses prédécesseurs, fournit pourtant à la postérité un ouvrage qui ne traite d’un bout à l’autre que d’économie politique. Comment dans ces circonstances, défendre l’idée d’une transformation de son objet ? Le problème est redoublé par le fait que les économistes marxistes postérieurs ne vivent que sur la prétention de l’économie politique à exister, faisant ainsi fond sur la stabilité de son objet. Althusser dénoue le malentendu et le paradoxe de la manière suivante : l’économie politique classique n’est que le reflet spéculaire de l’évidence du donné. Elle prend les faits économiques comme des données absolues et reflète leur évidence factuelle. Or, explique Althusser :
toute la contestation de Marx porte sur cet objet, sur sa modalité prétendue d’objet « donné » : la prétention de l’Économie politique n’étant que le reflet spéculaire de la prétention de son objet à lui être donné70.
73Ainsi, la coupure épistémologique est-elle aisément justifiée : Le Capital recherche une véritable science, qui fournisse les concepts adéquats aux objets de la connaissance considérée. Il n’y a pas de continuité dans l’histoire des théories économiques, entre Marx et ses prédécesseurs, tout simplement parce que les économistes classiques ne construisaient pas le concept de leur objet, et se contentaient de refléter l’évidence du donné, sans opérer de distinction entre l’objet réel et l’objet de la connaissance. Le passage de l’économie classique aux théories de Marx relève donc bien de la rupture. Mais cette rupture doit être pensée comme inaugurale : simples reflets, les théories économiques classiques ne peuvent en effet pas même prétendre au rang de science. Une science constitue ses objets. Althusser s’appuie ici sur Spinoza :
Reprenons, à titre d’indication, une thèse célèbre de Spinoza : nous pouvons, en première approximation, avancer qu’il ne saurait pas plus exister d’Économie Politique, qu’il n’existe une science des « conclusions » comme telle : la science des « conclusions » n’est pas science, puisqu’elle est l’ignorance en acte de ses « prémisses », – elle n’est que l’imaginaire en acte (« le premier genre »). La science des conclusions n’est qu’un effet, un produit de la science des prémisses : mais supposée existante cette science des prémisses, la prétendue science des conclusions (le « premier genre ») est connue comme imaginaire et comme l’imaginaire en acte : connue, elle disparaît alors dans la disparition de sa prétention, et de son objet71.
74Les développements qui suivent72 nous fournissent des indications plus précises sur cette idée de constitution de l’objet de la connaissance par son concept. Prenant appui sur les définitions du Dictionnaire Philosophique de A. Lalande, il montre quelle est la structure théorique de l’objet que se donnent les économistes classiques (notamment Smith et Ricardo) : un champ homogène, réceptacle des données factuelles, et les rendant, par son homogénéité, mesurables. Les économistes modernes reprochent à Marx de produire des concepts « non-opératoires73 », comme la plus-value : qualitatifs plutôt que quantitatifs, ce sont des concepts « excluant la mesure de leur objet ». Mais c’est précisément par l’usage de tels concepts, dit Althusser, que Marx parvient à sortir de l’« espace homogène et plan des phénomènes de l’économie politique74 ». En revanche, explique-t-il, la tradition de pensée quantitativiste qui était celle des économistes classiques reprend, après l’interruption de la parenthèse marxienne, et se poursuit chez les économistes contemporains. Cette tradition empiriste repose sur la prémisse selon laquelle il existe des « faits » économiques, qu’ils relèvent de l’évidence d’un donné, et qu’ils sont mesurables. Or Marx n’exclut pas la possibilité de la mesure, mais son concept de plus-value étant au cœur de sa réorganisation théorique du champ discursif de l’économie politique, ce n’est pas un concept quantitatif :
Si la plus-value n’est pas mesurable, c’est justement parce qu’elle est le concept de ses formes, elles-mêmes mesurables Bien entendu, cette simple distinction change tout : l’espace homogène et plan des phénomènes de l’économie politique n’est plus alors un simple donné, puisqu’il requiert la position de son concept, c’est-à-dire la définition des conditions et limites qui permettent de tenir des phénomènes pour homogènes, donc mesurables75.
75Derrière ce premier donné, de l’espace plan et homogène qui confère aux phénomènes économiques qui s’y produisent leur évidence factuelle, Althusser découvre un second donné : « un monde de sujets humains donnés76 », une « anthropologie silencieuse77 » :
C’est le besoin (du sujet humain) qui définit l’économique de l’Économie. Le donné du champ homogène des phénomènes économiques nous est donc donné comme économique par cette anthropologie silencieuse78.
76Althusser enchaîne alors sur un point essentiel pour notre propos : il n’existe jamais de donné sans idéologie donnante. Ici, la donation est effectuée par l’anthropologie silencieuse, c’est-à-dire une certaine conception de l’homme comme sujet de besoins. Par ailleurs, cette idéologie donnante ne fonctionne pas seulement comme principe de donation originaire. Les phénomènes économiques sont pris, par cette idéologie, dans une tenaille des origines et des fins : l’anthropologie silencieuse, non contente de fonder l’évidence du donné, resurgit également dans les fins qu’on assigne à ces mêmes phénomènes. Ainsi le mythe de Smith d’un ordre providentiel heureux des échanges économiques, mais aussi les concepts contemporains d’économie humaine, de rationalité économique ou de plein emploi, relèvent-t-ils pour Althusser d’une « projection directe des attributs moraux ou religieux de (l’) anthropologie latente dans l’espace des phénomènes économiques79 ». La structure de l’objet que se donnent les économistes classiques est donc constituée par ce socle anthropologique du champ économique, espace où les phénomènes apparaissent comme des données factuelles.
77L’analyse politique d’Althusser, en un sens, va plus loin que celle de Marx, dans la critique de l’idéologie qui sous-tend l’ambition scientifique de l’économie classique. En effet, Marx analyse le fixisme des catégories de l’économie politique classique selon un modèle intentionnel, comme une volonté dissimulée des économistes de perpétuer l’existence du mode de production capitaliste. Mais l’analyse althussérienne fait apparaître ce fixisme des catégories conceptuelles de l’économie classique, plus profondément, comme la conséquence d’un système théorique, qui est celui de l’anthropologie silencieuse. L’épistémologie de l’économie classique, fondée sur cette anthropologie silencieuse se trouve alors naturellement projetée comme universelle dans le temps. L’universalité du sujet de besoin qui fonde la pensée de l’économie classique se reflète dans l’universalité des lois qui ordonnent les effets de ces besoins.
78Ces éléments sont majeurs pour notre propos, car ils permettent de comprendre toute la portée épistémologique de la critique althussérienne de l’idéologie anthropologique de l’économie classique, à la fois empiriste et naturaliste. En ne référant pas sa critique de l’idéologie à une intention inavouée des économistes de faire perdurer le mode de production capitaliste, Althusser produit une critique beaucoup plus percutante. Cette critique peut s’exercer de l’intérieur du discours, et ce grâce à l’opération de la lecture althussérienne, considérant le rapport de Marx aux textes des économistes. Les éléments historiques de mise en contexte, s’ils peuvent venir appuyer le propos, ne sont pas indispensables à sa cohérence et à sa pertinence. C’est en cela que consiste l’originalité de cette méthode de lecture althussérienne, à la fois constructiviste et matérialiste. Lorsqu’Althusser met au jour l’anthropologie silencieuse qui sous-tend le référentiel des économistes, il met en œuvre une forme de matérialisme critique, qui déconstruit l’idéalité naturalisante des théories classiques, mais ce matérialisme s’exerce dans le discours, et sur le discours, selon une méthode de lecture qui ne cesse de chercher à déterminer, en son propre sein, les critères de sa propre rigueur.
79Que reste-t-il, pour Marx, de l’espace des phénomènes économiques, abstraction faite de son idéologie anthropologique donatrice ? Cet espace plan prend de la profondeur. L’anthropologie fondait en effet à la fois la nature économique des phénomènes et l’espace dans lequel ils apparaissaient comme des faits. Or cet espace plan ordonnait ces phénomènes selon une « causalité mécanique transitive80 ». Marx permet de passer de l’espace plan à la profondeur multidimensionnelle ; on passe d’une pensée en deux dimensions à une pensée en trois dimensions :
Parce qu’il définit l’économique par son concept, Marx nous présente, si nous voulons illustrer provisoirement sa pensée par la métaphore spatiale, les phénomènes économiques non dans l’infinité d’un espace plan homogène, mais dans une région déterminée par une structure régionale et inscrite elle-même en un lieu défini d’une structure globale : donc comme un espace complexe et profond, inscrit lui-même dans un autre espace complexe et profond81.
80Althusser s’appuie ici sur les concepts de base de la pensée marxiste : la structure des phénomènes économiques est d’emblée comprise dans la « structure régionale82 » articulant forces productives et rapports sociaux de production, unité qu’il faut elle-même réinscrire dans une structure plus globale, qui est celle du mode de production considéré. On a donc bien affaire à des structures enchâssées et à une pensée systématique, modélisable en trois dimensions. Althusser en tire trois conséquences théoriques majeures. Tout d’abord, l’économique ne peut avoir le statut d’un donné, mais suppose la construction de son concept.
Le concept de l’économique doit être construit pour chaque mode de production […]. Toute la science économique est donc suspendue comme toute autre science à la construction du concept de son objet83.
81En second lieu, la soustraction marxienne du plan dans lequel les phénomènes économiques pouvaient apparaître comme donnés indique que les phénomènes économiques ne sont pas en soi quantifiables. La possibilité de la mesure est soumise au préalable de la construction du concept, qui fixe les limites et les conditions de la quantification. Enfin, le concept de « causalité linéaire84 » ne peut pas être appliqué aux phénomènes économiques, en l’absence d’un tel espace homogène et plan et en présence d’un espace « profond et complexe ». Il faut définir une causalité structurale, c’est-à-dire une « causalité de la détermination par la structure85 ». L’histoire de la science moderne résonne de la leçon suivante : on ne peut définir l’objet par son apparence immédiate et sensible ; il faut nécessairement passer par le détour de son concept, avec le sens que l’allemand donne au terme de Begriff, qui dérive de begreifen signifiant « saisir ». Cette leçon, selon Althusser, se réfléchit dans la philosophie selon diverses formes : l’empirisme transcendant chez Descartes, transcendantal chez Kant et Husserl, l’idéalisme objectif chez Hegel. Althusser ne voit là que des avatars d’un « empirisme sublimé dans la “théorie de la connaissance86” ». Ce sont pourtant, admet-il, des tentatives philosophiques de combattre un empirisme tenace qui fait dépendre la connaissance d’un objet de son contact concret avec la réalité de cet objet. Marx, contraignant l’économie à penser le concept de son objet, rompt ainsi avec la tradition idéaliste-empiriste de la pensée occidentale et fait accéder l’économie au statut de science. Cette démarche est d’autant plus difficile que la science économique est, plus que toute autre, exposée aux « pressions de l’idéologie87 ».
Les sciences de la société n’ont pas la sérénité des sciences mathématiques. Hobbes le disait déjà : la géométrie unit les hommes, la science sociale les divise. La « science économique » est l’arène et l’enjeu des grands combats politiques de l’histoire88.
82Évitant soigneusement toute la problématique contemporaine de la positivité des sciences humaines, Althusser en reste ici à la référence classique à Hobbes. Cette dernière est judicieusement choisie, dans la mesure où ce dernier appelait de ses propres vœux la fondation d’une véritable science politique digne de ce nom. L’objectif d’Althusser est donc ici d’extraire subrepticement l’économie du champ des sciences humaines, pour la rapprocher des sciences exactes et du modèle de scientificité mathématique. Le défi est d’autant plus grand que les sciences de la société sont de part en part traversées d’idéologie. Comment la science marxienne de l’économie peut-elle échapper à l’idéologie empiriste ? Althusser propose, pour résoudre ce problème, d’explorer le fonctionnement du concept de causalité chez Marx, et d’établir qu’il ne s’agit pas d’une causalité linéaire mais d’une « causalité structurale89 ». La découverte scientifique de Marx reposerait sur cette mise en œuvre d’une causalité structurale, très différente de la causalité mécaniste linéaire de l’espace plan de l’économie classique, et permettant de penser les rapports structurels entre totalités enchâssées, dans l’ensemble d’un mode de production. La causalité structurale correspond à la nouvelle forme de rationalité théorique, produite par Marx. Elle renvoie à l’idée, défendue dans Matérialisme historique et matérialisme dialectique, selon laquelle toute révolution scientifique a son pendant théorique en termes de bouleversement dans l’histoire de la pensée.
83La recherche althussérienne portant sur le type de causalité en jeu dans l’économie politique marxienne se désigne elle-même comme épistémologique : en effet, le type de causalité engagé détermine les formes mêmes de la scientificité. Toute découverte scientifique porte avec elle les conditions de sa ressaisie philosophique : en l’occurrence une réflexivité épistémologique sur les mécanismes à l’œuvre dans la production conceptuelle de sa nouveauté théorique. La philosophie achève en ce sens le mouvement de la science. On voit combien les interprétations trop rapides de la coupure épistémologique althussérienne ont parfois nivelé sa profondeur : lorsqu’Althusser explique que Marx abandonne l’idéologie pour la science, c’est en réalité pour montrer qu’il instaure par là une forme rigoureuse de démarche philosophique, qui consiste en premier lieu en une épistémologie de l’économie politique.
84Qu’est-ce que la causalité structurale ? L’usage de ce concept dans l’essai d’Althusser justifie-t-il le rapprochement d’Althusser du mouvement structuraliste de son époque ? Voici comment Althusser argumente : avant Marx, explique-t-il, seuls deux types de causalité sont observables, du point de vue de l’histoire de la philosophie. Il s’agit de la causalité efficiente de type cartésien d’une part, et de la causalité expressive leibnizienne d’autre part. Mais le mécanisme cartésien, au contraire de la causalité expressive leibnizienne, ne permet en aucun cas de penser l’efficace d’un tout sur ses éléments. C’est la raison pour laquelle la causalité expressive leibnizienne est reprise par Hegel et lui sert de modèle. Mais Hegel la transforme, explique Althusser, puisqu’il réduit la totalité au principe intérieur du tout, c’est-à-dire à une essence intérieure dont les éléments sont des expressions phénoménales. Cette idée de principe interne, constituant en quelque sorte l’essence de la totalité, implique qu’on puisse toujours rapporter n’importe quel élément – qu’il soit économique, politique, juridique ou religieux – au principe interne et essentiel du tout. Par ailleurs et surtout, en vertu du principe hégélien de contemporanéité, ce rapport doit pouvoir être établi en chaque instant, de manière immédiatement adéquate, et pour chaque élément de la totalité. Or l’idée d’Althusser, c’est que s’il existe bien, chez Leibniz puis chez Hegel, une réflexion sur le principe d’efficace du tout sur ses parties, c’est à la « condition absolue que le tout ne fût pas une structure90 ». Chez Leibniz comme chez Hegel, l’efficace du tout sur ses parties suppose une certaine nature du tout, un tout spirituel. Si le tout est une structure, il devient impossible de lui appliquer une causalité classique, qu’elle soit expressive ou transitive.
85Althusser pense que Marx s’est posé ce problème, totalement nouveau, de la causalité du tout sur ses parties, sans chercher à définir la nature de la totalité comme totalité spirituelle, mais à partir d’un tout pensé plutôt comme une structure. Ce problème d’ampleur, que Spinoza avait déjà soulevé avant lui, ne parvient pas véritablement au stade de l’explicitation chez Marx. Marx se serait donc employé pratiquement à résoudre ce problème, mais sans en avoir produit le concept. Althusser s’appuie sur des expressions qu’il juge « à la recherche d’elles-mêmes91 » dans l’Introduction de 1857 :
Dans toutes les formes de société, c’est une production déterminée et les rapports engendrés par elle, qui assignent à toutes les autres productions et aux rapports engendrés par celles-ci leur rang et leur importance. C’est un éclairage (Beleuchtung) général où sont plongées toutes les couleurs et qui en modifie les tonalités particulières. C’est un éther particulier qui détermine le poids spécifique de toutes les formes d’existence qui ressortent en lui92.
86Il emprunte le concept de surdétermination à la psychanalyse93 pour expliquer ce rapport spécifique du tout à ses parties. La surdétermination permet de penser la détermination par une structure : la détermination d’un élément ; mais aussi la détermination d’une structure par une autre structure. Selon Althusser, c’est précisément ce que Marx essaie de désigner lorsqu’il évoque cette métaphore de l’éclairage général dans lequel baignent les éléments du tout, ou encore de l’éther qui les enveloppe et les modifie. Althusser complète son concept de surdétermination par le concept de Darstellung94 – représentation :
C’est ce même problème dont les exposés précédents nous ont montré, par une analyse rigoureuse de ses expressions et de ses formes de raisonnement, la présence constante et réelle, chez Marx, et qu’on peut tout entier résumer dans le concept de la « Darstellung », le concept épistémologique-clé de toute la théorie marxiste de la valeur, et qui a précisément pour objet de désigner ce mode de présence de la structure dans ses effets, donc la causalité structurale elle-même.
Si nous avons identifié ce concept de la « Darstellung », ce n’est pas qu’il soit le seul dont se serve Marx, pour penser l’efficace par la structure : il suffit de lire les 30 premières pages du Capital pour voir qu’il emploie une bonne douzaine d’expressions différentes de caractère métaphorique pour rendre compte de cette réalité spécifique, impensée jusqu’à lui. Si nous l’avons retenu, c’est que ce terme est à la fois le moins métaphorique et en même temps le plus proche du concept visé par Marx lorsqu’il veut désigner à la fois l’absence et la présence, c’est-à-dire l’existence de la structure dans ses effets95.
87Concept épistémologique-clé de toute la théorie marxiste de la valeur, la Darstellung désigne donc un mode de présence : la présence de la structure à ses effets. Althusser précise qu’il accorde un sens spinoziste à cette présence, pensée comme immanence du tout à ses parties. Le tout n’est rien en dehors de la combinaison de ses éléments. C’est en effet une manière de penser le tout très différente de la totalité spirituelle de type hégélienne ou leibnizienne, pour qui le tout existe comme entité, et peut donc être conçu indépendamment des parties qui le composent. Althusser s’appuie sur l’idée de « causalité métonymique96 ». Loin de la conception classique de la causalité extérieure à l’objet – causalité de type empirique – la causalité métonymique permet de ne pas conclure de l’absence de cause apparente aux phénomènes économiques à l’absence de causalité. Au contraire, la causalité métonymique renvoie à une cause interne au phénomène considéré. Cette intériorité de la cause à ses effets, caractéristique de la causalité structurale, renvoie au principe spinoziste d’immanence. Sa lecture de Marx à partir de l’idée de causalité métonymique ou structurale conduit Althusser à recommander la plus grande prudence dans l’interprétation trop rapide des formules de Marx qui opposent l’essence intérieure à l’apparence phénoménale :
si l’essence n’était pas différente des phénomènes, si l’intérieur essentiel n’était pas différent de l’extérieur inessentiel ou phénoménal, on n’aurait pas besoin de la science97.
88Et Althusser de citer un passage du Capital (VIII, 196) qui vient appuyer cette dernière idée : « Toute science serait superflue si l’apparence et l’essence des choses se confondaient98. » Or cette distinction classique de l’essence et du phénomène, selon la modalisation de l’intérieur et de l’extérieur, revient à « situer dans l’être même, dans la réalité elle-même le lieu intérieur de son concept, opposé alors à la “surface99” ». On retrouve là l’expression de l’idéologie idéaliste empiriste, qui confond l’objet réel et l’objet de la connaissance. Ici Althusser donne une très bonne illustration de cette confusion : le concept est en effet situé à l’intérieur de la réalité de l’objet. La réalité de l’objet devient le lieu du concept. Or cette idéologie idéaliste empiriste conduit à lire le Capital comme une progression de l’abstrait au concret : du livre I au livre III, on passerait de l’intériorité essentielle et abstraite aux déterminations concrètes et réelles, visibles et sensibles de cette abstraction. Or Althusser pense que cette lecture est erronée. Dans l’Introduction de 1857, Marx a très clairement donné des instructions de méthode, pour que soit distingué le « concret réel » du « concret de pensée ». Les aspects jugés concrets du livre III renvoient à la connaissance de la rente foncière, du profit et de l’intérêt. Il s’agit donc, souligne Althusser, de concrets de pensée. C’est bien d’objets conceptuels et non des objets eux-mêmes qu’il est question dans ce troisième livre du Capital. C’est ce qui autorise Althusser à dire que, du premier au troisième livre, « on ne sort pas du concept ». Dire qu’« on ne sort pas du concept », c’est dire qu’on ne sort pas de la sphère de la connaissance. C’est la raison pour laquelle il n’y a en aucun cas passage de l’abstrait au concret, entre le premier et le troisième livre du Capital :
le passage du Ier Livre au IIIe Livre du Capital n’a rien à voir avec le passage de l’abstrait-de-pensée au concret-réel, avec le passage des abstractions de la pensée nécessaires pour le connaître, au concret empirique. Du Ier Livre au IIIe Livre, nous ne sortons jamais de l’abstraction, c’est-à-dire de la connaissance, des « produits du penser et du concevoir » : nous ne sortons jamais du concept. Nous passons seulement, à l’intérieur de l’abstraction de la connaissance, du concept de la structure et des effets les plus généraux de la structure, aux concepts des effets particuliers de la structure100.
89On ne passe jamais la frontière de l’abstrait au concret, tout simplement parce que cette frontière n’existe pas, elle n’est la frontière de rien : il n’est pas d’espace homogène qui pourrait contenir l’abstrait et le concret et au sein duquel on pourrait tracer une telle limite. Marx s’est donc trouvé confronté à une difficulté produite par sa lecture des économistes : celle de savoir comment penser l’efficace du tout sur ses éléments. Tandis que les modèles de causalités expressive et mécaniste pouvaient sans peine s’appuyer sur le couple de l’essence et du phénomène, ce couple devenait bancal et inadéquat dans la pensée de Marx, fondée sur la distinction de l’objet réel et de l’objet de la connaissance. Pour Althusser, Marx n’est pourtant pas allé jusqu’au bout de sa découverte, en termes épistémologiques. C’est ce qui explique sa reprise hésitante, à certains moments, de ce couple de l’essence et du phénomène, notamment lorsqu’il entreprend de présenter le fétichisme comme une illusion de la conscience. Or Althusser explique que le fétichisme ne peut se réduire à un phénomène subjectif ; c’est un phénomène de part en part objectif qui, s’il crée certes des effets subjectifs d’illusion sur la conscience des agents, ne le fait que de façon seconde.
90D’autres passages indiquent pourtant clairement selon Althusser que, pour Marx, l’intériorité essentielle n’est rien d’autre que le concept101. C’est précisément en cela que consiste la nouvelle pratique scientifique, non empiriste, qu’inaugure Marx. C’est cette pratique nouvelle de la science qui accompagne la découverte de Marx et en forme le corrélat philosophique. Si l’on suit l’analyse d’Althusser, l’Introduction de 1857 est donc un discours de la méthode qui s’apparente à une révolution épistémologique. Cette révolution épistémologique ne trouve toutefois son achèvement que dans la lecture symptomale althussérienne : ainsi, par le repérage de concepts symptomatiques comme celui de Darstellung, qui renvoient au nouveau modèle de causalité structurale marxien, Althusser parachève la pensée de Marx et montre comment elle contourne l’antinomie empiriste de l’intériorité essentielle et de l’extériorité phénoménale. Althusser entend par là accomplir la pensée de Marx en donnant une forme théorique à ce qui, chez Marx, n’existe qu’à l’état pratique.
91La lecture althussérienne est bien, en ce sens, une opération de production : elle fait du texte de Marx, dont elle a (re-) constitué la matérialité conceptuelle autour d’une problématique, un véritable discours. C’est en effet au travers des modalités de son énonciation que la lecture d’Althusser fait du texte de Marx un objet discursif, qui peut lui-même être compris, en tant que lecture des économistes, comme production d’un objet discursif. L’épistémologie althussérienne, par la transformation qu’elle impose du rapport empiriste de la connaissance à son objet, permet de comprendre que ce discours de Marx ne doit pas être rapporté, du point de vue de sa scientificité, à une matérialité sociale et historique dont il ne serait que le reflet. La révolution de Marx consiste pour Althusser à avoir rendu possible un examen critique, interne au discours, du rapport que la connaissance entretient avec l’objet qu’elle a elle-même produit.
92Toute la question est alors de savoir si cette constitution de la matérialité de l’histoire par la lecture relève encore d’une approche authentiquement matérialiste. La révolution épistémologique d’Althusser a pour conséquence de faire du discours l’espace dans lequel la connaissance constitue ses objets, et en ce sens, la matière même d’une réalité désormais appréhendée comme éminemment conceptuelle. Est-ce là le signe qu’Althusser se serait enfermé dans un théoricisme ? L’évolution de l’œuvre d’Althusser après 1965, marquée par un tournant autocritique, semble le laisser penser. Toutefois, nous souhaitons en proposer une autre lecture : en transformant le rapport de la science et de l’idéologie, Althusser n’abandonne pas son exploration épistémologique d’une matérialité conceptuelle. Il consolide au contraire le statut critique de la philosophie matérialiste au travers d’une réélaboration des liens entre théorie et pratique. Poussant sa recherche d’une modalité matérialiste de l’abstraction capable d’ébranler la distinction idéaliste de la matière concrète et de l’idée, il redéfinit la théorie comme pratique et la philosophie comme pratique théorique. Par les corrections qu’il apporte à ses thèses de 1965, il leur donne une plus grande portée : le discours philosophique apparaît plus que jamais comme un champ de matérialité, puisqu’en son sein se joue la lutte de classes.
Notes de bas de page
1 « La pratique théorique rentre sous la définition générale de la pratique. Elle travaille sur une matière première (des représentations, concepts, faits) qui lui est donnée par d’autres pratiques, soit “empiriques”, soit “techniques”, soit “idéologiques”. Dans sa forme la plus générale, la pratique théorique ne comprend pas seulement la pratique théorique scientifique, mais également la pratique théorique préscientifique, c’est-à-dire « idéologique » (les formes de “connaissance” constituant la préhistoire d’une science et leurs “philosophies”). La pratique théorique d’une science se distingue toujours nettement de la pratique théorique idéologique de sa préhistoire : cette distinction prend la forme d’une discontinuité qualitative théorique et historique que nous pouvons désigner avec Bachelard par le terme de “coupure épistémologique” », Althusser L. Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, p. 168.
2 Althusser, « Du Capital à la philosophie de Marx », dans Althusser L., Balibar E., Establet R., Macherey P. et Rancière J., Lire le Capital, Paris, F. Maspero, 1965 (p. 3-79), p. 22.
3 Althusser, Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, p. 25.
4 Althusser s’est lui-même accusé de dérives théoricistes dans son autocritique, voir Éléments d’autocritique, Paris, Hachette, 1974.
5 Pour une présentation de l’ensemble des critiques qui furent adressées à Althusser de son temps, notamment celle de positivisme, nous renvoyons à ce qu’Althusser en dit lui-même, dans Les vaches noires : interview imaginaire (le malaise du XXIIe congrès) ce qui ne va pas camarades !, texte établi et annoté par G. M. Goshgarian, Paris, PUF, 2016.
6 Après avoir été évincé de La Pensée par le sénateur communiste Georges Cogniot qui lui reproche son maoïsme, Althusser se met à publier ses textes dans la Nouvelle Critique, dont l’obédience au PCF est beaucoup moins marquée, tandis que La Pensée reste l’organe de l’orthodoxie communiste : « L’accusation de G. Cogniot – la “casserole chinoise” […] – rejette L. Althusser dans l’hétérodoxie. Celle-ci tient encore à ce qu’aucun de ceux qu’il désigne alors comme ses maîtres (Lacan, Bachelard, Cavaillès, Canguilhem, Foucault, Koyré) n’appartient au panthéon intellectuel communiste, ou se marque à ses choix éditoriaux : Pour Marx qui rassemble un certain nombre de textes publiés dans La Pensée et Lire Le Capital, recueils d’articles issus de ses séminaires à Ulm, sont publiés non aux Éditions sociales, où ils furent refusés, mais chez Maspero. Or, Maspero, pour les responsables et intellectuels du PCF, est d’abord l’éditeur des divers dissidents de l’UEC, à commencer par Les CLM, de Che Guevara et de Mao, et un libraire qui, à la “Joie de Lire”, offre un rendez-vous à toute l’extrême gauche de l’époque », dans Matonti, Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique : la Nouvelle critique (1967-1980), Paris, La Découverte, 2005, p. 79-80.
7 R. Garaudy, Les tâches des philosophes communistes et la critique des erreurs philosophiques de Staline, op. cit., p. 87.
8 Ibid., p. 105.
9 Ancêtre de la Gauche prolétarienne, ce mouvement révolutionnaire maoïste (1966- 1968) est fondé notamment par Robert Linhart.
10 Étienne Balibar publie cette année-là Sur la dictature du prolétariat, Paris, Maspero, 1976.
11 Althusser, 22e Congrès, Paris, Maspero, 1977, p. 25-26.
12 Althusser, « Du Capital à la philosophie de Marx », dans Lire le Capital, op.cit., p. 22.
13 Ibid., p. 21.
14 Ibid.
15 Ibid., p. 17.
16 Ibid., p. 403-404.
17 Ibid., p. 360-361.
18 Ibid., p. 357.
19 Ibid., p. 347.
20 Ibid., p. 263.
21 Ibid., p. 359.
22 Ici Althusser (Lire le Capital, op. cit., p. 312) se revendique explicitement de Lénine et de sa condamnation des thèmes de l’humanisme et de l’historicisme, dans Le gauchisme ou la maladie infantile du communisme.
23 Ibid.
24 Ibid., p. 302.
25 Ibid., p. 303.
26 Ibid., p. 339.
27 Lors de la parution de Lire le Capital en 1965, la lecture althussérienne de Marx passe pour structuraliste. Althusser prend pourtant ses distances, en 1966 avec ce mouvement, dans « Sur Lévi-Strauss » (dans Écrits philosophiques et politiques, tome II, Paris, Stock/ IMEC, 1995-1997, p. 417-432).
28 « Au sujet d’Althusser », texte de la conférence prononcée au Colloque annuel du séminaire de philosophie politique « Penser la transformation », à l’université Montpellier 3, le mardi 28 mai 2013 [texte en ligne : http://www.luc-vincenti.fr/conferences/althus_semin_2013.html].
29 Le rapport de Marx au structuralisme est parfois lu en terme de filiation : nous renvoyons sur ce point à l’article de Lucien Sève de 1970,dans La Nouvelle Revue Internationale (juin-juillet 1970), « Sur le structuralisme », repris dans Sève L., Structuralisme et dialectique, Paris, Messidor/Éditions Sociales, 1984. Lucien Sève propose cette analyse d’une filiation de Marx au structuralisme à partir de l’idée que le mode de production capitaliste est défini en fonction d’un ensemble de rapports formant une « structure ». Il existe en effet, dans les années 1970, une abondante littérature sur le rapport du marxisme au structuralisme, s’appuyant en particulier sur la formule marxienne de la Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique : « l’ensemble de ces rapports constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique » (trad. fr. G. Fondu et J. Quétier, Paris, Éditions sociales, 2014, p. 63). On pense à Lukács G., dans « La réification et la conscience du prolétariat », dans Histoire et conscience de classe, Paris, Éditions de Minuit, 1974, (p. 109-256), qui envisage la structure marchande de la vie de la société ou encore à Goldman L., Structuralisme et marxisme, Paris, UGE, 1970.
30 « Au sujet d’Althusser », art. cité [en ligne].
31 Éléments d’autocritique, op. cit., p. 61-62. On retrouve cette idée dans le cinquième cours de philosophie pour scientifiques dans Écrits philosophiques et politiques, tome 2, op. cit., p. 255-298.
32 « Au sujet d’Althusser », art. cité [en ligne].
33 Althusser L., Lire le Capital, op. cit., p. 276-277.
34 Ibid., p. 275.
35 Ibid., p. 276.
36 Ibid., p. 274.
37 « Matérialisme historique et matérialisme dialectique », Cahiers marxistes-léninistes, publiés par le cercle des étudiants communistes de l’École normale supérieure, no 11, avril 1966, Paris, SER (Société d’études et de recherches), p. 91.
38 Ibid., p. 97.
39 Ibid.
40 Ibid., p. 94-95.
41 Ibid., p. 95.
42 Ibid., p. 96.
43 Ibid., p. 96-97.
44 Ibid., p. 98.
45 Ibid., p. 96.
46 Ibid., p. 100.
47 Ibid., p. 101.
48 Ibid.
49 Ibid., p. 101-102.
50 On peut noter ici qu’il s’agit d’une pratique de l’histoire de la philosophie très différente de celle qui a cours actuellement.
51 « Matérialisme historique et matérialisme dialectique », art. cité, p. 104.
52 Ibid., p. 106.
53 Althusser identifie « méthodologisme » et historicisme sous la figure de Gramsci, qui aurait fait disparaître le matérialisme dialectique dans le matérialisme historique.
54 « Matérialisme historique et matérialisme dialectique », art. cité, p. 106-107.
55 Ibid., p. 116.
56 Ibid.
57 L’idéologie empiriste présuppose que le rapport spontané du savant avec sa propre pratique théorique est le bon. Althusser la juge « désarmante parce qu’apparemment non-idéologique, où le savant réfléchit spontanément à sa propre pratique : l’idéologie empiriste » (ibid., p. 119).
58 Ibid., p. 120.
59 Dans les Éléments d’autocritique, Althusser date lui même son tournant anti-théoriciste de l’édition italienne de Lire le Capital, en 1967 (voir Leggere Il Capitale, Milan, Feltrinelli, 1968).
60 Althusser et al., Lire le Capital, op. cit.
61 Ibid., p. 266.
62 Ibid.
63 Ibid.
64 Ibid., p. 266-267.
65 Ibid.
66 Ibid., p. 267.
67 Ibid., p. 268.
68 Ibid., p. 268-269.
69 Ibid., p. 266-267.
70 Ibid., p. 364.
71 Ibid.
72 Ibid., p. 365.
73 Ibid., p. 367.
74 Ibid.
75 Ibid.
76 Ibid., p. 369.
77 Ibid., p. 371.
78 Ibid., p. 369.
79 Ibid., p. 370.
80 Ibid.
81 Ibid., p. 396-397.
82 Ibid., p. 397.
83 Ibid.
84 Ibid., p. 398-399.
85 Ibid., p. 399.
86 Ibid.
87 Ibid., p. 400.
88 Ibid.
89 Ibid., p. 401.
90 Ibid., p. 403.
91 Ibid.
92 Ibid., p. 403-404 (Althusser cite ici l’Introduction de 1857).
93 Sur le rapport d’Althusser à la psychanalyse, nous renvoyons à l’ouvrage de P. Gillot, Althusser et la psychanalyse, Paris, PUF, 2009.
94 Dans les dernières lignes de son essai, Althusser fait de la Darstellung un concept « symptomatique » (Lire le Capital, op. cit., p. 411). Ce concept exprime toute la distance prise par l’épistémologie marxienne à l’égard de l’empirisme, et notamment du couple classique de l’essence et du phénomène. Par concept symptomatique, Althusser renvoie à des concepts « presque parfaits » (ibid., p. 410) qui figurent dans le langage métaphorique de Marx et auxquels il ne manque que d’avoir été saisis comme concepts.
95 Ibid., p. 404-405.
96 Expression qu’il dit emprunter à J.A. Miller pour désigner une forme de la causalité structurale qui aurait été repérée par Lacan chez Freud.
97 Althusser, Lire le Capital, op. cit., p. 406.
98 Ibid.
99 Ibid.
100 Ibid., p. 407.
101 Althusser cite à titre d’exemples les chapitres VI et VII du premier livre du Capital, traitant du taux de profit et de la rente foncière (ibid., p. 409).
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