Une discussion critique, par Axel Honneth et Jacques Rancière
p. 75-93
Texte intégral
1Ce premier moment de la rencontre entre Axel Honneth et Jacques Rancière, qui a consisté en un échange de lectures critiques à travers lesquelles chaque philosophe adressait à l’autre des questions portant sur l’une de ses œuvres majeures, s’est poursuivi par une discussion de vive voix. Celle-ci s’est déroulée en juin 2009 à Francfort-sur-le-Main dans le bâtiment historique de l’Institut de recherche sociale. Elle était modérée par Christoph Menke, dont la ligne de questionnement a fourni le cadre du débat qui est reproduit dans la section suivante.
2La question centrale qui se posait à partir de la perspective de Rancière tournait autour de la catégorie d’identité et des implications de son usage comme catégorie fondamentale pour penser la politique. La question qu’Axel Honneth a posée en retour à Jacques Rancière portait sur l’idée d’égalité et sur la manière dont elle pouvait elle-même prendre en charge une telle position fondatrice. Chacun des deux penseurs a d’abord dû réagir aux lectures critiques de son interlocuteur et aux questions qu’elles soulevaient ; et chacun a dû établir dans quelle mesure ces lectures restituaient fidèlement sa pensée. À chaque fois cependant, les questions critiques ont aussi fait apparaître des croisements et des rapprochements intéressants, conduisant à de nouvelles questions plus constructives.
3Tout au long de l’échange, il est apparu que les interprétations et présentations des modèles des deux penseurs sont issues de perspectives divergentes concernant des modèles différents de critique aussi bien que des compréhensions différentes de ce qui peut être appelé « l’ordre politique de la domination ». Une forme profonde de « mésentente » sépare manifestement ces deux modèles. Comme l’a suggéré Christoph Menke, une telle mésentente se reflète au niveau de la méthode et du style. Tandis qu’Honneth utilise ce qu’on peut appeler un « modèle herméneutique », on pourrait dire qu’un modèle esthétique est à l’œuvre chez Rancière. La politique de la reconnaissance d’Honneth est « herméneutique » au sens où le processus politique consiste pour lui en des luttes autour de l’interprétation et de l’application de principes normatifs fondamentaux. Le modèle de la politique de Rancière est lui aussi fondé sur un certain type de dualité, mais cette fois c’est une dualité esthétique entre le « partage du sensible » existant et les activités qui mettent cet ordre en question et proposent un ordre alternatif. Dans les deux modèles cependant, le processus politique n’est pas axé sur la revendication d’un potentiel émancipateur inscrit au sein de la raison elle-même. Bien plutôt, pour les deux penseurs, la possibilité même d’un échange de raisons sur les aspects particuliers de l’ordre social est au cœur de la lutte politique. Cela pourrait expliquer les croisements qui sont également apparus pendant la discussion. La discussion critique entre Honneth et Rancière, telle qu’elle figure ci-dessous, a traité de ces questions centrales. Christoph Menke a invité Honneth à ouvrir la discussion en répondant au problème soulevé par Rancière, celui de savoir si la puissance critique de la théorie de la reconnaissance était affaiblie par sa référence à l’identité. La notion de désidentification avait-elle une place dans sa théorie de la reconnaissance ?
4Axel Honneth : Je pense que ma pensée a été marquée par une certaine tendance à décrire la lutte pour la reconnaissance dans des termes qui présupposaient l’affirmation positive d’une certaine identité – une identité déjà donnée. Et je crois que ce n’est pas une description totalement exacte de ce qui se passe dans un tel processus, parce que cela présuppose quelque chose que nous ne pouvons pas présupposer de façon empirique, à savoir que ceux qui combattent ou luttent pour la reconnaissance ont déjà une idée entièrement établie de leur propre identité personnelle ou collective. En ce sens, je serais d’accord avec la description selon laquelle – je ne dirais pas le but, car cela a trop à voir avec l’intention – le résultat principal d’une lutte pour la reconnaissance est essentiellement une dé-identification (ou désidentification), dans le sens suivant : en combattant ou en essayant de reformuler les principes existants de reconnaissance, nous perdons les catégories établies d’identification qui constituent le cadre de notre propre groupe, de notre propre personnalité. En ce sens, nous dépassons nos identités fixées. Prenons les femmes au foyer comme cas typique aujourd’hui : les femmes qui luttent contre une certaine description d’elles-mêmes comme étant des femmes au foyer et rien d’autre, comme étant naturellement inclinées et disposées à faire le travail qui est conduit dans le domaine privé de la maison. Lutter pour la reconnaissance ne signifie pas lutter pour l’identité déjà existante d’un groupe. Mais comme Jacques Rancière, je décris ces luttes principalement à l’aide de la notion d’injustice : l’expérience d’une injustice marque le début d’une lutte, à savoir l’injustice impliquée par une description fixée en référence aux principes normatifs existants. Ce qui arrive dans la lutte, c’est le dépassement de cette injustice, la réaction à cette injustice, qui inclut ensuite, j’en conviens, un processus de désidentification.
Le telos de la reconnaissance
5Honneth : Je dirais que ce problème est indépendant de la question de savoir ce qu’est l’arrière-plan normatif de ces luttes. Je continue à croire que dans l’arrière-plan normatif, ce que nous pouvons appeler l’architectonique ou la grammaire de ces luttes ne peut être défini qu’en termes de relations à soi, autrement dit de relations non déformées à soi-même. Ainsi, la première expérience d’une injustice est l’expérience d’une relation déformée à soi-même. Je ne peux me rapporter à moi-même de façon satisfaisante ou accomplie (complete) à l’aide des catégories qui existent dans l’ordre social et politique dans lequel je vis. En ce sens, le rapport à soi-même est – d’un point de vue normatif – le point de référence des luttes que je décris, et dans ce sens, on doit bien introduire ici quelque chose comme le telos d’une relation à soi-même non déformée.
6Ainsi, Jacques Rancière a raison de suggérer que je présuppose quelque chose : je présuppose une distinction entre des relations à soi-même accomplies et inaccomplies. Mais je suis d’accord sur le fait que nous ne sommes pas capables de décrire ce qu’une relation à soi-même non déformée et accomplie pourrait être. Concernant cette référence à une relation à soi-même non déformée et accomplie comme telos du mouvement vers l’émancipation, mon idée est ici que même si nous utilisons l’adjectif « accomplie » comme une sorte de description du telos, nous ne sommes pas obligés de définir ce que nous entendons par là. Tout ce dont nous disposons, ce sont des exemples de relations à soi-même déformées. Et des relations à soi déformées sont simplement données lorsque les catégories sociales qui sont en vigueur dans un ordre politique ne permettent pas au sujet d’opérer une certaine forme d’identification à soi-même. Selon moi, nous ne pouvons tout simplement pas nous passer de la notion d’une relation à soi-même non déformée et accomplie, même s’il n’y aura jamais qu’un accès négatif ou indirect à cette notion. Nous devons simplement poser l’idéal d’une relation intacte à soi comme référence contrefactuelle, par rapport à laquelle des sortes de relations à soi déformées apparaissent comme telles. Cet idéal est ce que signifient les normes d’accomplissement ou de réalisation de soi, même si ce n’est pas la même chose. Mais dans les deux cas, nous avons aussi pleinement conscience du fait que nous ne pouvons en aucun cas donner une description factuelle complète de ce que cela inclut. Ainsi, c’est une sorte d’idée « régulatrice » (cette notion m’engage probablement dans d’autres difficultés), comme une sorte de telos sans lequel nous ne pouvons décrire les buts de ces processus, mouvements ou luttes politiques, quoique nous sachions que nous ne pouvons jamais fixer véritablement le sens de cette relation accomplie à soi-même une fois pour toutes.
7En ce sens, une lutte politique, en tant que lutte interne pour la reconnaissance, commence normalement avec l’expérience de l’injustice indiquée par une relation à soi inaccomplie, ou (si nous entrons dans la psychologie politique) par des émotions d’un genre particulier. Ces émotions signalent un malaise vis-à-vis des catégories existantes de reconnaissance politique, qu’il nous faut ensuite surmonter. Ce dépassement peut être décrit comme un processus de désidentification et il conduit à une ré-identification. Un tel processus peut être observé continuellement. Le telos de la reconnaissance – le telos éthique – demeure encore une sorte de relation accomplie non déformée à soi. C’est de cette manière que j’aimerais défendre ma proposition théorique.
Le statut de l’égalité
8Jacques Rancière prend à présent la parole pour réagir à son tour à la lecture proposée par Axel Honneth.
9Jacques Rancière : En ce qui concerne l’égalité, je dois dire que je suis en désaccord avec l’idée selon laquelle je ferais de l’égalité une sorte de propriété anthropologique. Axel Honneth considère que ma position présuppose nécessairement un « désir profondément ancré pour l’égalitarisme ». Je ne crois pas m’être jamais référé à un tel désir. Ce n’est pas une affaire de désir. De mon point de vue, la question n’est pas que les êtres humains désirent en général, ni qu’ils désirent l’égalité. Je ne sais pas ce que les êtres humains désirent en général. Je sais que ce qui est possible pour les êtres humains, ainsi que la manière dont ils réagissent à cet encadrement du possible, peut être structuré de nombreuses façons. Ce qu’ils désirent en général, je ne le sais pas.
10Fondamentalement, mon idée n’est pas qu’il y a de la politique parce que les êtres humains désirent l’égalité. Mon idée est que la définition même de la politique contient l’égalité. Dans la définition du sujet politique depuis Aristote, le sujet politique est celui qui prend part au fait de gouverner et d’être gouverné. C’est quelque chose d’extraordinairement précis. Alors qu’il y a une dissymétrie dans toutes les autres relations, le point essentiel est que la politique doit être pensée comme étant fondée sur une relation symétrique. C’est ce qui fait la spécificité de la politique. Chaque fois que le gouvernement est supposé revenir à ceux qui sont supérieurs en raison de leur naissance, de leur science, de leur âge, ou de toute autre forme de distinction, en bref chaque fois qu’il doit revenir à ceux qui sont habilités à gouverner parce qu’ils ont des dispositions spécifiques, alors il n’y a pas de politique. Cela signifie qu’il n’y a pas de définition d’une identité politique spécifique. Je n’appellerais pas cela une norme : ce qui vient en premier n’est pas une norme, c’est l’idée d’une habilitation, ou l’idée d’une compétence, d’une qualité, etc. Et c’est peut-être trop de l’appeler une « idée ». Elle s’impose comme une évidence sensible qui précède tout jugement. Ainsi je pense qu’il y a fondamentalement deux logiques : soit ceux qui gouvernent sont habilités à le faire parce qu’ils exercent déjà une certaine forme de domination légitime ; soit il n’y a pas d’habilitation. Et il y a de la politique en général là où il n’y a pas une telle habilitation – en d’autres termes, là où il n’y a pas de dissymétrie. Si le roi gouverne parce que Dieu lui en a donné l’autorité, cela ne pose pas de problème, mais il n’y a pas de politique… Et bien sûr, lorsque les experts gouvernent, il n’y a pas non plus de problème, mais pas davantage de politique. L’idée fondamentale du politique est cette idée d’une sorte de compétence partagée qui ne permet pas de distinguer entre ceux qui sont destinés à gouverner et ceux qui sont destinés à être gouvernés. C’est ce que j’ai désigné comme le principe démocratique : l’absence de tout critère permettant de distinguer ceux qui sont destinés à gouverner de ceux qui sont destinés à être gouvernés. Si nous le lisons en sens inverse, cela signifie la présupposition d’une compétence de ceux qui n’ont pas de compétence particulière, une compétence qui est partagée par chacun. Cela signifie selon moi que le principe démocratique n’est pas le principe d’un gouvernement spécifique. C’est le principe de la politique elle-même. Ce principe vient en supplément à tous ceux qui fondent l’exercice du gouvernement dans la capacité appartenant à une catégorie spécifique. Il y a de la politique dans la mesure où il y a un sujet politique qui met en œuvre la capacité égale de chacun. L’existence de tels sujets n’est pas nécessaire pour qu’un gouvernement existe, mais elle est nécessaire pour que la politique existe.
11Pour moi, l’élément principal est l’implication de l’égalité dans l’inégalité elle-même. La question n’est pas celle de la distribution normative, et de ceux qui en sont exclus ; d’une certaine manière, le dehors est dedans. La politique doit être définie comme la compétence de ceux qui n’ont pas de compétence spécifique. C’est le principe de base, une sorte de dialectique de la politique où le désordre doit être inclus dans l’ordre à un certain niveau. Nos gouvernements doivent se légitimer eux-mêmes comme le gouvernement du peuple, le gouvernement de ceux qui ne sont pas habilités à gouverner. Ils doivent proclamer l’égalité comme principe de leur action. Mais dans le même temps, ceux qui gouvernent essaient toujours de se débarrasser de ce désordre. Ainsi, il y a la proclamation selon laquelle « c’est le gouvernement de tous », et pourtant dans le même temps, il est exercé par une oligarchie qui se légitime elle-même par son savoir, ses capacités, etc. Cela signifie que l’action politique n’est pas nécessairement l’intervention de l’extérieur – ceux qui ne sont pas comptés interrompant tout le système. Dans la mesure où il est politique, un ordre social doit inclure quelque part, à certains égards, ce pouvoir de ceux qui n’ont pas de pouvoir, ce pouvoir de ceux qui ne sont pas inclus. Je n’ai jamais dit que la politique existe seulement comme une insurrection contre l’ordre existant. Il y a des formes multiples de subversion politique qui n’impliquent pas une « insurrection globale ». Et cela est possible parce que l’ordre normatif doit inclure en lui-même la contradiction. Par exemple, l’ordre normatif de la France républicaine sous la Révolution doit inclure la Déclaration des droits de l’homme. Et toute la question est alors : eh bien, qu’en est-il des femmes ? La déclaration ne les mentionne pas comme étant incluses. Mais elle ne mentionne aucune exclusion. À partir de là, toute la question est de savoir comment on articule le principe « policier » des compétences séparées et le principe politique de non-distinction. D’un côté, l’ordre de la police place les femmes dans la sphère domestique, qui est une sphère de subordination. Par conséquent, elles ne peuvent s’occuper des affaires de la communauté. D’un autre côté, il y a cette sorte de déclaration d’égalité qui n’inclut pas de principe d’exclusion ; de ce fait, il est possible pour les femmes qui luttent pour l’égalité de dire : « en tant que femmes, nous sommes des hommes ». En français, le mot « homme » a cette ambivalence d’être à la fois une inclusion et une séparation. Les femmes peuvent dire : en tant que femmes, nous pouvons écrire une Déclaration des droits des femmes. Et elles écrivent cette déclaration, copiée sur la Déclaration des droits de l’homme. D’un côté, c’est une forme de subversion, mais en même temps, elle est tirée de la lettre même du texte qui est supposé fonder l’ordre normatif de la communauté. Telle serait ma réponse sur le point de l’égalité et comment l’égalité est mise en œuvre dans le politique et dans l’action de la politique. Précisément, l’action impliquée dans la politique est une manière de s’emparer de la contradiction interne à l’ordre politique.
12Honneth : Je comprends l’argument, mais je ne suis pas sûr d’être convaincu. La stratégie est de dire que tous les ordres politiques comme tels, quels qu’ils soient, possèdent comme une de leurs composantes, et même probablement comme leur composante constitutive, une idée égalitaire, c’est-à-dire qu’ils doivent décrire ce qui constitue les êtres humains.
13Rancière : Non pas ce qui constitue les êtres humains, mais ce qui constitue ces êtres humains comme membres d’une communauté politique. Et bien entendu, cela peut être plus ou moins relié à une idée de l’homme ou de l’être humain en général. Mon argument principal est que dans la mesure où une communauté est politique, elle doit s’appuyer sur un principe d’égalité.
14Honneth : Je crois que je refuserais l’idée que l’on doive appeler cela égalité. Je suis d’accord sur le fait que toutes sortes d’ordres politiques doivent donner une certaine description ou légitimation de « qui » est inclus dans la communauté politique. Normalement cela fonctionne, comme nous l’avons dit, à travers des notions qui concernent qui est exclu, de sorte qu’elles doivent définir ceux qui sont inclus dans la communauté politique. Et la manière habituelle de décrire ceux qui sont inclus, en particulier dans le cas mentionné par Jacques Rancière, à savoir celui de la police, c’est de leur attribuer certaines capacités humaines comme parler et raisonner. Je crois que je refuserais l’idée que cela inclue une référence quelconque à l’égalité. Pour moi, c’est simplement quelque chose comme une définition de ce qui est universellement partagé dans cette communauté, tandis que l’idée d’égalité ajouterait quelque chose de plus à cette sorte de définition originale de la communauté politique : à savoir l’idée que puisque nous partageons ces attributs, comme le fait de raisonner ou de parler, nous devrions avoir – c’est seulement là que peut arriver la conclusion – la même sorte de pouvoir d’« autorisation politique », ou quelque chose comme cela.
15Mais si nous ne faisons pas le deuxième pas normatif, nous ne pouvons parler d’égalitarisme ou d’égalité comme du trait constitutif de l’ordre politique. Je comprends pourquoi Jacques Rancière doit mettre l’accent sur ce point, afin d’éviter ce que j’ai appelé un désir égalitaire. Parce qu’une fois que vous avez posé que toutes les communautés politiques sont caractérisées en référence à l’égalité, alors vous pouvez dire : chacun peut faire fond sur cette référence inhérente à l’égalité et peut la mobiliser dans le but de décrire son propre mode d’existence comme étant inégal par rapport à ceux qui sont privilégiés selon le principe normatif spécifique qui détermine l’ordre politique. Donc dans votre description, tout gouvernement, tous les ordres politiques, contiennent une certaine tension entre la référence à l’égalité et le principe normatif spécifique sur lequel ils fondent la légitimation ou la justification de leur propre forme ou gouvernement ; c’est une tension inhérente.
16Nous avons probablement une divergence sur ce point, parce que je ne vois pas qu’il y ait là une tension. Il y a d’autres tensions et je les décrirais de façon différente, par exemple, à l’aide de la notion d’inclusion et d’une base sociale d’exclusion. Toutes sortes d’ordres politiques doivent se référer à l’idée d’inclusion, de sorte qu’ils rencontrent un problème interne pour justifier les formes d’exclusion, etc. Mais je ne vois pas vraiment pourquoi ils devraient se référer à l’idée d’égalité dans le sens normatif que Rancière doit utiliser pour surmonter les inégalités. Cela pourrait être un point de divergence entre nous.
Modèle esthétique versus modèle herméneutique
17Après un échange centré sur les réactions de chaque auteur aux lectures critiques effectuées par son interlocuteur ainsi qu’aux questions que celui-ci avait soulevées, les deux philosophes ont discuté du contraste méthodologique mis en lumière par Christoph Menke entre un modèle herméneutique et un modèle esthétique de la politique.
18Honneth : Je ne suis pas sûr que cette distinction entre un modèle herméneutique et un modèle esthétique appliqué à la description d’un ordre politique de domination me convainque véritablement. Je suis d’accord sur le fait qu’il y a certains éléments herméneutiques dans mes descriptions – éléments que Jacques Rancière n’inclurait probablement pas dans les siennes propres. Mais je ne vois pas pourquoi cela m’empêcherait de décrire cet ordre politique que j’approche d’une manière herméneutique également dans les termes d’un monde sensible justifié, ou comme un monde sensible dans lequel l’ordre de domination s’est enraciné. Je trouve extrêmement convaincant de dire que notre manière de percevoir le monde est régulée par certains principes normatifs existants, de sorte que notre manière de percevoir le monde, d’être capable de voir « ce qui est le cas » dans l’ordre social, est structurée par les catégories politiques prédonnées et par les principes normatifs qui permettent de justifier des inégalités et des asymétries. Ainsi, le fait de percevoir fait partie de la fixation du sensible : mon regard fait partie de ce qui constitue l’ordre politique. En ce sens, mettre en question une interprétation spécifique de tels principes normatifs inclut également de mettre en question la manière de percevoir les choses. Cela signifie, par exemple, que la femme au foyer doit donner une description complètement différente de ce qui est perceptible dans le monde social du foyer si elle veut faire valoir sa revendication selon laquelle l’interprétation d’un principe normatif existant nous induit en erreur, qu’elle est fausse, ou incorrecte. Cela inclut toujours une nouvelle manière de percevoir ou de décrire le monde sensible. Ainsi je ne vois pas exactement pourquoi il devrait y avoir une contradiction entre ces deux modèles. L’autre manière de formuler cela est de dire que je ne comprends pas pourquoi le modèle esthétique des principes normatifs, ou de l’ordre politique que je décris comme un ordre de principes normatifs établis justifiant les asymétries et les exclusions dans une société, pourquoi un tel modèle esthétique nous empêcherait de saisir les possibilités interprétatives qui sous-tendent ces principes. Ils sont ouverts à l’interprétation ; ils peuvent être réappropriés. Le modèle esthétique n’exclut pas une telle re-description de la structure de ces principes normatifs.
19Rancière : À mon avis, il n’y a pas d’herméneutique sans une esthétique, car l’esthétique concerne la construction de la scène et la construction de la position des locuteurs. Ainsi, il s’agit de savoir qui est capable de fournir une interprétation. Le problème de l’interprétation concerne qui est capable d’interpréter, et sous quel angle il ou elle est capable d’interpréter. Par rapport aux actes spécifiques de parole qui sont impliqués, le problème n’est pas tant que le langage n’existe pas pour une catégorie sociale particulière et ne peut autoriser cette catégorie à s’identifier. Le problème est que le nom d’un sujet nomme une position de parole qui n’existe pas. Ainsi l’interprétation est faite par des gens qui ne sont pas autorisés à interpréter. Par exemple, dans la France du xixe siècle, lorsque le suffrage universel est institué pour les hommes et non pour les femmes, une discussion importante a lieu concernant la place des femmes, et beaucoup d’arguments convaincants sont avancés pour dire que si les femmes se voient confier l’éducation des fils, une éducation qui doit faire que ceux-ci appartiennent à la communauté des hommes libres et égaux, alors il y a une contradiction à les maintenir elles-mêmes hors de cette communauté. Ainsi beaucoup de justifications « scientifiques » sont données pour faire progresser la place des femmes. D’ailleurs, il y a même des femmes qui sont scientifiques et qui argumentent d’un point de vue scientifique en faveur de la capacité des femmes à être citoyennes. Ces arguments peuvent en outre être empruntés aux principes normatifs qui sont en jeu dans l’ordre de la police. De nombreux arguments en faveur du féminisme ont été empruntés aux discours hygiénistes et eugénistes. Mais c’est une chose d’interpréter un principe existant comme permettant une possibilité, ou une capacité inhérente à une catégorie ; c’est tout autre chose de permettre à un sujet collectif « d’avoir une autorité » comme tel. Ou simplement de permettre à une femme de dire : il y a tous ces arguments scientifiques concernant la dignité des femmes, alors je décide que je suis candidate pour cette élection. Le cas s’est produit en France en 1849 : une femme a décidé qu’elle allait être candidate aux élections5. Elle n’avait pas le droit de le faire, mais elle s’est tout de même présentée comme candidate. C’était là une véritable subversion ; précisément, les arguments scientifiques, bien que nombreux, n’étaient pas suffisants. La véritable question est celle de savoir qui est capable de faire valoir une idée et de dire ce que comportent ces arguments, quelle conclusion peut en être tirée. C’est pour moi l’élément principal : qui interprète et sous quel angle nous nous situons dans la communauté politique, en tant que nous sommes concernés par les décisions collectives, ou en tant que nous prenons part à ces décisions.
Identité, normes et souffrances sociales
20Ces dernières considérations concernant l’identité du sujet politique ont poussé les deux penseurs à retourner à leur point de divergence initial, à savoir la forme que devraient prendre les catégories de subjectivité et d’identité dans la critique sociale et la théorie politique. Cette partie de la discussion les a également conduits à reconsidérer l’un des problèmes les plus fondamentaux qui était en jeu dans leur rencontre, la question méthodologique du statut de la normativité : il s’agit de savoir si la théorie critique a le devoir d’expliciter ses présuppositions normatives, ou si le langage de la normativité doit être évité. Les attitudes divergentes d’Axel Honneth et de Jacques Rancière face à la normativité ont aussi alimenté leur mésentente [disagreement] concernant la référence à la souffrance et aux pathologies sociales dans le modèle critique.
21Rancière : Je me tiens éloigné de toute conception en termes de normal, de normalité et de pathologie, parce que ce qui me dérange est l’idée que le telos de la politique est une sorte de bonne relation à soi-même. Je crois qu’on a là un certain modèle du sujet, défini par une bonne relation à soi-même. Pour moi, un sujet est avant tout un processus d’altération. De façon semblable, les relations sociales, les relations interpersonnelles, sont avant tout des opérations d’altération. Ainsi il est à mon sens assez dangereux de promouvoir l’idée d’une sorte de normativité définie en termes de bonnes relations à soi-même : cela donne lieu à une conception de la lutte pour la reconnaissance comme une sorte de réaction contre un état de frustration. À mes yeux, la question n’est pas celle de la pathologie et de la manière dont on peut la soigner. Ce qui compte, c’est que nous avons des manières contradictoires de décrire ou de construire un monde commun. Bien sûr, nous pouvons préférer une de ces constructions à une autre. Mais de mon point de vue, je dirais que la construction en termes d’accomplissement d’une relation à soi n’est assurément pas la manière de procéder que je privilégierais. Quand Jeanne Deroin a revendiqué d’être candidate, ce n’était pas pour répondre à un état de frustration ou à une mauvaise relation à elle-même. Elle a cru nécessaire de présenter sa candidature pour construire un autre monde, un autre rapport entre l’espace domestique et l’espace politique. Dans la même perspective, Rosa Parks insistait sur le fait que si elle s’était assise à cette place particulière dans le bus, ce n’était pas parce qu’elle était fatiguée après un jour de travail. C’était parce que c’était son droit et le droit de tous les siens. Pour moi, c’est tout l’enjeu : ce que nous avons n’est pas le normal et le pathologique ; dans ces cas, on a un conflit de normes ou plutôt un conflit entre deux manières d’élaborer un monde commun.
22Honneth : Je ne suis pas certain de vouloir en venir à la discussion portant sur le statut exact de la notion de pathologie. Le statut de la pathologie est très spécifique dans ma réflexion, et je ne suis même pas sûr qu’il ait un rapport avec le débat que nous avons ici. Je ne décrirais pas une personne qui souffre d’une certaine lésion dans sa relation à elle-même comme une personne étant dans un état pathologique. L’idée d’introduire des modes de relation à soi-même comme points de référence pour déterminer les formes d’injustice, c’est d’être capable de donner une explication des différentes sortes de souffrance sous les formes politiquement institutionnalisées de l’inégalité ou de l’injustice. Il faut expliquer pourquoi les gens souffrent. Je crois que Jacques Rancière doit aussi fournir une telle explication de la raison pour laquelle les gens souffrent d’être exclus d’un ordre politique qui prétend – selon sa description – être un ordre d’égalité, mais dont ses propres principes établis signifient qu’il exclut une partie ou même la majorité de la communauté politique. Il faut expliquer les raisons pour lesquelles un tel état de choses produit de la souffrance. On ne peut pas simplement considérer cela comme une situation simple qu’on peut décrire d’un point de vue phénoménologique. On doit construire un pont entre la subjectivité et l’ordre politique. Et cela, de mon point de vue, est rendu possible par l’introduction de relations à soi comme point de référence m’autorisant à construire un pont entre des formes de l’ordre social et politique d’un côté, et des formes de la subjectivité existante de l’autre. L’idée principale est d’être capable de fournir une explication des différentes formes de souffrance. Et elles ont à voir avec des inflexions des relations à soi. La notion de pathologie, encore une fois, est un cas plus difficile.
23Cela me permet de revenir à la re-description de l’amour qu’a proposée Jacques Rancière. Je veux rester bref. J’ai trouvé cette description extrêmement éclairante. Je ne sais pas si Rancière a développé un ou deux arguments. Permettez-moi de décrire ce que je considère comme deux idées séparées : la première concerne l’imagination poétique qui est incluse ou qui est à la base de toutes sortes de relations d’amour. Vous avez déjà dit cela. Mais même en prenant Winnicott comme point de référence, il est possible de considérer qu’une telle imagination est un élément fondamental de toutes les sortes de relations d’amour, puisque l’amour de l’enfant, du nouveau-né, commence déjà par la fiction d’une unité. En ce sens, on pourrait dire que les relations d’amour commencent par la fiction esthétique d’une multiplicité de relations, par une fiction poétique de certaines caractéristiques représentables. La fiction concerne la personne aimée, l’autre ; celle-ci est une fiction et une partie de cette fiction est la fiction d’une unité. C’est le premier point.
24L’autre idée est que toute relation d’amour est une relation de relations (je trouve cette idée extrêmement intéressante et je dois reconnaître que je n’étais pas suffisamment conscient de cela). Dans toutes les relations d’amour, nous n’avons pas affaire à une personne, mais à de nombreuses personnes. On peut également proposer une nouvelle description de cette idée en termes psychanalytiques. Mais mon propos est le suivant : on a affaire à une forme pathologique – selon mon usage du terme – de relation amoureuse lorsque la fiction poétique ou esthétique du début n’est pas « reprise » par l’amant(e). Si cette fiction poétique demeure, alors se fait jour une certaine tendance à ce que j’appellerais une pathologie de l’amour. Je crois que je suis même ici en accord avec Proust, qui souscrirait à une telle description. Si l’on ne contrarie pas cette sorte de fiction, alors l’indépendance de l’autre n’est pas reconnue, et en ce sens, il n’y a pas de relation d’amour « épanouie ». Mais c’est une autre notion de pathologie. Je voulais simplement exprimer mon accord sur le fait que je fais moi-même usage de ce vocabulaire ; lorsque quelqu’un l’utilise, cela ne me dérange pas, et j’en fais aussi usage à propos de tous les états de la société, pas seulement des situations individuelles, même si dans le cas que je viens juste de reconstruire, je me suis référé à une relation intersubjective. Dans tous les cas, mon argument principal ici est que dans la théorie de Rancière comme dans la mienne, il doit y avoir une référence à la souffrance. Il utilise lui-même le terme « souffrance ». Je ne lui aurais pas attribué moi-même, mais on peut de fait le trouver dans ses écrits.
25Rancière : Pas tant que cela…
26Honneth : Oui, mais tout de même, vous l’utilisez. En introduisant ce terme, « souffrance », ne devez-vous pas vous-même établir un lien entre l’ordre politique et la psyché individuelle dans un sens très large ?
27Rancière : Eh bien je suis précisément réfractaire à la tentative de penser les relations de la politique à la subjectivité dans ces termes, parce que je défends l’idée qu’un sujet politique n’est pas un sujet souffrant. Un sujet politique est une invention : une invention n’a pas de soi. Le sujet politique n’a pas de soi, de sorte que l’on ne peut rendre compte de la construction d’un sujet politique à partir de la souffrance des individus qui sont impliqués dans la création de ce sujet. En ce sens, c’est la même idée qui commande l’argument de Proust : on ne peut rendre compte de la construction d’une fiction à partir des besoins, frustrations et expériences de l’individu. C’est ce que j’appellerais un processus de subjectivation (et ce que j’entends par là est un processus de dés-identification). Selon moi, il n’y a pas d’homologie, pas de continuité entre la souffrance des individus dans une situation donnée et la construction d’un sujet comme tel. Cela signifie également que ce n’est pas seulement une question de souffrance. C’est la question de la construction d’univers différents qui donnent un statut perceptif différent et aussi des capacités différentes à ceux qui sont inclus dans ce monde. Ce qui est important pour moi est l’aspect affirmatif : nous jouons sur une scène qui n’a pas été faite pour nos performances. Ce n’est pas une scène sur laquelle nous devons apporter nos souffrances et tenter de les entendre. C’est pourquoi, comme je l’ai dit, il est très important pour moi de ne pas se donner une théorie générale du sujet depuis laquelle on pourrait déduire ce qu’est un sujet en politique.
28Honneth : Je ne suis pas entièrement convaincu par cette idée. Je vois bien le danger d’une surpsychologisation du politique. Et je suis également d’accord sur le fait que l’action politique, dans les termes de Jacques Rancière – et je reprendrais en partie à mon compte ces termes et cette proposition – gagne à être décrite non pas en référence à l’ordre politique existant, mais comme une sorte d’interruption ou d’intervention dans l’ordre politique et dans l’ordre social existant. Mais compte tenu de la façon dont Rancière décrit l’ordre politique existant comme police, il doit d’une manière ou d’une autre y intégrer la notion de souffrance, ce qui veut dire qu’il ne peut donner une description complète de cet ordre politique sans se référer à la souffrance réelle de ceux qui ne sont pas comptés en son sein. À mon avis, Rancière nous doit une explication plus serrée et rigoureuse des relations qui sont en jeu ici. Il ne suffit pas de dire qu’elles sont un mécompte, que quelques-uns ne sont pas comptés. On doit ajouter que ceux qui font l’objet du mécompte [miscounted] en souffrent également ; sinon, la raison pour laquelle ils agissent comme ils le font, et pour laquelle ils accomplissent une « désidentification » et effectuent un processus de « subjectivation », devient obscure. Devenir un sujet politique, cela signifie surmonter le statut de sujet exclu qu’on ne peut compter ; j’aimerais le dire ainsi, la force motivationnelle qui pousse à vouloir dépasser ce statut doit provenir d’une certaine forme de souffrance, qui fait par conséquent partie de l’ordre politique que Rancière et moi décrivons. Il me semble qu’un élément d’explication supplémentaire est nécessaire ici.
Souffrance et politique
29Rancière : Lorsque je dis que l’égalité fonde le politique, cela veut dire que l’égalité est elle-même davantage qu’un simple principe négatif. Il n’y a pas de raison pour laquelle certains devraient gouverner et d’autres être gouvernés. En un certain sens, cela définit le sujet politique par soustraction de toutes les relations qui sont des relations d’asymétrie. En ce sens, l’égalité apparaît comme pure contingence, et la politique se donne comme la forme de communauté qui se construit sur la contingence de la domination et non sur la justification de la domination par une quelconque qualité. Mais d’un autre côté, cette sorte d’absence, de manque, peut être comblée, parce qu’il est possible de transformer l’absence même d’une capacité spécifique en une nouvelle capacité. L’idée est qu’un potentiel est inclus dans la notion même d’une capacité qui est une capacité de n’importe qui, une capacité d’agir comme « n’importe qui », d’agir précisément au nom d’une capacité qui n’est pas celle du professeur, du médecin, etc. Il s’agit d’une détermination négative et en même temps, elle ouvre un champ d’exploration du potentiel contenu dans la capacité de chacun. Qu’est-ce que cela signifie, d’agir précisément au nom d’une capacité qui est la capacité de n’importe qui, de ceux qui n’ont pas de capacité spécifique ? En un sens, vous avez le même type de dialectique dans l’art. Dans l’art, ce dont il s’agit est précisément de faire quelque chose en personne, de parvenir à une capacité qui n’est plus seulement votre capacité en tant qu’artiste. En politique, il est possible d’explorer la potentialité de ce que signifie le fait d’agir en tant qu’égaux. En ce sens, c’est une sorte de potentialité ouverte. Mais elle a l’avantage de ne pas être normalisée par certaines idées de la bonne relation à soi. C’est vrai qu’elle définit une certaine forme d’infinité, donc cela veut dire que nous ne partons pas de la mutilation ou de la contrariété d’une sorte d’intégrité, mais nous commençons par l’implication mutuelle de l’inégalité et de l’égalité et nous essayons de la traiter d’une certaine manière, de faire qu’elle suscite des effets. C’est ce que j’ai tenté de dire en distinguant trois termes : « la police », « la politique » et « le politique »6. J’ai dit que ce que nous appelons le politique – la lutte pour le pouvoir, l’action des gouvernements, l’élaboration des lois, la discussion de problèmes collectifs, etc. – consiste dans la tension entre, d’un côté, l’ordre de la police qui assigne des groupes et des individus à leur place avec leur fonction et leur capacité, et de l’autre, la mise en œuvre du principe d’égalité concernant la capacité de n’importe qui. Cela signifie que l’action politique n’est pas simplement l’interruption négative de la domination de la police. C’est une pratique positive qui renverse de façon concrète l’équilibre de l’égalité et de l’inégalité. Elle inscrit des effets d’égalité dans nos lois et nos pratiques. Et ces inscriptions, à leur tour, permettent de nouveaux conflits politiques et de nouvelles actions.
30Une autre question a été soulevée par Stefan Gosepath7 en relation avec ce point, celle de savoir si la subjectivation est un processus individuel ou collectif. Il a avancé l’argument selon lequel la subjectivation est toujours pensée par Axel Honneth en des termes dualistes, à travers l’opposition entre l’individu et la société. Qu’est-ce que la subjectivation est pour moi, et comment est-ce que j’envisage les critères objectifs à travers lesquels individu et société peuvent être pensés ensemble, ce qu’Honneth formule en termes de souffrance individuelle et de pathologie sociale ? Sur la question de savoir si cela veut dire que le peuple [the people] doit être pensé comme un tout, je dirais que précisément, on n’a pas l’individu d’un côté, et la communauté de l’autre, mais que la politique concerne la construction de sujets collectifs. En même temps, ces sujets collectifs ne sont pas des sujets définis par une identité. Ils sont bien plutôt définis par le type de reconfiguration du monde donné qu’ils peuvent créer. Encore une fois, je ne crois pas que le fait de prendre pour point de départ la souffrance nous fournisse un levier normatif ; cela ne peut nous donner un levier normatif qu’en relation à une certaine idée de la normalité. Nous savons bien qu’en prenant la souffrance comme point de départ, cela ne veut pas dire que nous partions de quelque chose qui serait objectivement donné, puisque la souffrance est précisément aussi un type de configuration de la situation. Dans la situation actuelle, l’ordre de la police a tendance à tout interpréter en termes de pathologie : « il y a un problème ici, vous devez trouver le remède, la bonne solution ». Dans des cas où il est en réalité question d’un conflit entre deux mondes, on essaie de définir une certaine maladie et de trouver le bon docteur. Précisément, dans l’idée que « quelque chose ne va pas », le mal ne peut pas être défini dans des termes pathologiques. Pour moi, c’est la logique de la police que de définir ce qui ne va pas en termes pathologiques. Ce n’est pas nécessairement parce que les gens souffrent qu’ils agissent politiquement ; l’agir politique se produit très souvent parce que certaines formes de ruptures apparaissent possibles. Je crois que ce qui est en jeu, c’est la reconfiguration du champ du possible. Il est très rare que la souffrance produise à elle seule la politique. Et on sait bien que les sociologues de la souffrance, par exemple, nous présentent précisément un type de monde qui ne peut pas changer. Si vous pensez à La misère du monde de Bourdieu8, la souffrance est d’une certaine manière toujours décrite comme se reproduisant elle-même indéfiniment. Si nous voulons faire quelque chose contre « la misère du monde » [en français dans le texte], nous devons précisément l’extraire de cette caractérisation comme souffrance. En d’autres termes, je crois que nous ne pouvons pas rompre avec la logique de la reproduction de la souffrance si nous ne rompons pas aussi avec le langage de la souffrance lui-même lorsque nous appréhendons la société et les individus.
31Prendre l’injustice pour point de départ, ce n’est pas la même chose que de partir de la souffrance. Ce qui est au cœur de la politique et de l’émancipation est l’invention d’autres manières d’être, et même d’autres manières de souffrir. Lorsque je travaillais sur les textes des travailleurs dans les mouvements d’émancipation, il apparaissait clairement que d’une certaine façon, ils avaient dû inventer une souffrance d’un nouveau type. Ce qui importait dans ces textes, ce n’était pas le fait de souffrir d’un manque d’argent, des conditions d’existence, etc., mais la souffrance du déni de certaines capacités : non pas souffrir de la faim, mais souffrir du fait d’expérimenter un temps brisé, des choses comme ça9… En considérant ce pont entre l’expérience individuelle et la subjectivation collective, j’ai à l’esprit une lettre du menuisier Gauny à l’un de ses amis, lui expliquant qu’il devait apprendre une nouvelle manière de souffrir. Il lui recommande la littérature, parce que la littérature est l’invention d’une autre sorte de souffrance. Il recommande à son compagnon de travail de lire les œuvres romantiques, René de Chateaubriand par exemple, ce qui signifie que le prolétaire doit s’approprier ce genre de souffrance qui est la souffrance de ces fils de la bourgeoisie qui ne font rien, qui n’ont pas de place dans la société, précisément parce qu’ils en ont une. L’idée est de s’approprier la souffrance de l’autre, et c’est à travers cette appropriation de la souffrance de l’autre que l’on peut surmonter la situation. Si vous souffrez de la faim, d’un bas salaire, etc., ce n’est pas suffisant pour sortir de la situation de souffrance. Il vous faut également échanger votre souffrance contre une autre, qui est alors précisément une sorte de souffrance symbolique : elle concerne le partage symbolique de la société entre ceux qui sont comptés comme étant capables de cette souffrance et ceux qui ne le sont pas. La question n’est pas d’être compté ou non, mais de savoir sous quel aspect on est compté. Cela se manifestait également dans les querelles concernant les poètes ouvriers. De nombreux ouvriers faisaient de la poésie, et tous les bourgeois ainsi que les grands écrivains leur disaient : c’est très bien, mais ça n’est pas de la poésie prolétarienne. Vous devriez écrire des vers sur le travail, des chansons de divertissement populaire. Et au lieu de ça vous écrivez sur des sentiments hautement poétiques exprimés dans des formes nobles. Mais l’essentiel pour ces ouvriers était précisément de prendre à leur compte ces sentiments nobles qui n’étaient pas supposés être les leurs. Cela relevait aussi du processus de désidentification qui était au fondement de leur subjectivation politique.
32Honneth : Je ne ferais que deux brèves remarques. Je suis complètement d’accord avec ce qui vient d’être dit, à savoir que la référence à la souffrance ne peut en aucun cas représenter un argument normatif. Je suis d’accord avec cela : la référence à la souffrance ne fournit en fin de compte rien qui permette de formuler des revendications normatives. Je pense que la référence à la souffrance est davantage nécessaire dans ma propre perspective, en raison du besoin d’explication, et non du besoin de justifications normatives, autrement dit en vue d’expliquer pourquoi des groupes spécifiques se mettent à contester ou commencent à se rebeller. Je crois que nous ne pouvons pas nous passer d’une certaine notion de souffrance qui nous permet alors d’introduire des émotions et des sentiments politiques dans le cadre de l’explication politique. Je considère que c’est une étape nécessaire, parce que sans cela nous ne pouvons pas décrire ce qui se passe réellement. Telle serait la place de la souffrance dans le type de conceptualisation que je propose.
33Cela m’amène à une brève remarque sur la question de la subjectivation. Je crois qu’il est nécessaire de penser la subjectivation non pas seulement en des termes individuels, mais aussi en termes de communauté ou de groupes. Mais pour cela, nous devons penser le groupe au moins selon une certaine homologie avec le sujet individuel, ce qui signifie que nous devons attribuer aux communautés et aux groupes collectifs les types de réactions et d’action que nous réservons normalement aux seuls individus. Cela signifie que nous devons penser les groupes comme étant d’abord capables de faire des expériences communes lorsqu’ils souffrent de la même sorte d’exclusion, et par suite de viser à une subjectivation collective au sens que vous lui donnez. Je défendrais ici la nécessité d’une certaine forme de – j’hésite à dire psychologie politique, parce que c’est si biaisé par les disciplines établies qui portent ce nom. Mais nous avons besoin de quelque chose comme ça, appelons-la psychologie politique, afin de pouvoir expliquer pourquoi certains groupes se rebellent dans certaines circonstances. Vous pouvez probablement éviter toute cette investigation disciplinaire parce que votre notion de politique, comme je le soupçonne encore, est construite à partir d’une perspective complètement externe. Et même le fait que vous tendiez à décrire la mise en œuvre du politique comme étant un état d’exception, ce qui veut dire…
34Rancière : Non. Je ne la conçois pas comme un état d’exception.
35Honneth : Non ? C’est ce que je pensais. La mise en œuvre de la politique est la mise entre parenthèses ou l’epoche d’un ordre normatif existant. En ce sens, elle n’est plus interne, et tire probablement sa force motrice d’une référence à la promesse de l’égalité qui est, selon votre description, inhérente à toutes les communautés politiques. Mais la politique ne peut tirer sa force motrice que d’elle. La mise en œuvre de la politique est elle-même un geste hors de l’ordre normatif, et tout ce que vous dites de ce geste et de la manière dont la politique est mise en œuvre signifie que nous ne sommes plus comme ces acteurs politiques qui se subjectivent eux-mêmes, pour ainsi dire. Nous ne sommes plus des membres de la société existante, nous agissons de l’extérieur d’elle. Par conséquent, nous devons être les observateurs de nous-mêmes ; nous devons mettre l’ordre normatif existant entre parenthèses, et en ce sens, j’aurais cru que vous diriez que la situation est une situation d’« exception » – « exception » est probablement un terme qu’il faudrait de toute façon éviter – mais je pensais que vous alliez dans cette direction…
36L’échange entre les deux philosophes se termine sur cette « mésentente » entre eux quant aux formes de critique et, en définitive, aux formes de la politique.
Notes de bas de page
5 C’est une allusion à Jeanne Deroin (1805-1894), féministe et socialiste française qui s’est présentée comme candidate aux élections législatives de 1849. « Ainsi fait exemplairement Jeanne Deroin lorsque, en 1849, elle se présente à une élection législative à laquelle elle ne peut pas se présenter, c’est-à-dire qu’elle dénonce la contradiction d’un suffrage universel qui exclut son sexe de cette universalité. […] Cette démonstration n’est pas simplement la dénonciation d’une inconséquence ou d’un mensonge de l’universel. Elle est aussi la mise en scène de la contradiction même de la logique policière et de la logique politique qui est au cœur de la définition républicaine de la communauté. » Voir Jacques Rancière, La mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, p. 66.
6 Voir par exemple Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, 2004.
7 Stefan Gosepath était présent dans l’assistance lors du débat et a posé la question du caractère individuel ou collectif de la subjectivation.
8 Pierre Bourdieu, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
9 Jacques Rancière, La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 1981.
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