Questions critiques posées à la théorie de la reconnaissance, par Jacques Rancière
p. 53-63
Texte intégral
1Au seuil de notre discussion, il me paraît important de rappeler une phrase que l’on trouve dans la préface de La mésentente : « pour que l’invitation produise quelque effet de pensée, il faut que la rencontre trouve son point de mésentente1 ». Par conséquent, je vais essayer d’identifier la sorte de mésentente [disagreement] entre reconnaissance et mésentente qui peut rendre la discussion fructueuse. Le problème est encore compliqué par le fait que nous discutons de concepts en les traduisant. Dis-agreement rend le terme intraduisible de « mésentente », qui joue sur la relation entre entendre au sens d’ouïr et entendre au sens de comprendre. Cette relation entre les deux significations du sens (sens comme signification et sens comme perception) tend à s’effacer dans le terme disagreement qui est moins esthétique et plus juridique, et qui présuppose des relations entre des personnes déjà constituées concernant un objet de désaccord. Je soupçonne que le terme de « reconnaissance » pourrait lui aussi mettre l’accent sur la relation entre des entités déjà existantes. Alors notre intention conjointe de nous entendre sur notre mésentente sera médiée par la relation entre trois langues – l’allemand, le français et l’anglais. Je pense qu’il ne faut pas considérer ce point comme secondaire. Nous devons prendre en compte la distorsion qui est inhérente à tout processus de communication. Un acte de communication est déjà un acte de traduction situé sur un terrain que nous ne maîtrisons pas. C’est aussi cela qui est contenu dans la notion de mésentente : la distorsion au cœur de tout dialogue mutuel, au cœur de la forme d’universalité sur laquelle le dialogue repose.
2Il est important de poser ce problème afin de se débarrasser d’une question qui est souvent soulevée dans la discussion philosophique franco-allemande, à savoir celle du « relativisme ». Du côté allemand, on a couramment la crainte que si l’on prend en compte la distorsion de la relation avec l’asymétrie des positions, on adopte une position « relativiste » et l’on invalide toute prétention à la validité universelle. Pour ma part, je crois que c’est le contraire qui pourrait bien être vrai en réalité. Prendre cette distorsion et cette asymétrie en compte conduit à une forme plus exigeante d’universalisme – une forme d’universalisme qui ne se limite pas à l’application d’une règle du jeu mais désigne une lutte permanente pour élargir la forme restreinte de l’universalisme qu’est la règle du jeu, l’invention de procédures qui font que l’universel existant est mis face à ses limitations et les dépasse.
3J’en viens à présent au point principal : comment la reconnaissance et la lutte pour la reconnaissance s’accordent-elles avec cette idée d’universalité ? La manière dont Axel Honneth emploie le concept de reconnaissance suppose une prise de distance avec la signification usuelle du terme. La « reconnaissance » signifie en effet habituellement deux choses. Elle signifie tout d’abord la coïncidence d’une perception actuelle avec un savoir que nous possédons déjà, comme lorsque nous reconnaissons un lieu, une personne, une situation ou un argument. Deuxièmement, d’un point de vue moral, la reconnaissance signifie que nous répondons à la revendication des autres individus qui demandent à être traités comme des entités autonomes ou des personnes égales. Les deux significations reposent sur l’idée d’une identité substantielle. Dans ce sens, ce qui est crucial est le « re- » de la reconnaissance. La reconnaissance est un acte de confirmation. Par contraste, le concept philosophique de reconnaissance se concentre sur les conditions qui sous-tendent une telle confirmation ; il porte essentiellement sur la configuration du champ dans lequel les choses, les personnes, les situations et les arguments peuvent être identifiés. Il ne s’agit pas de la confirmation de quelque chose qui existe déjà, mais de la construction du monde commun dans lequel des existences apparaissent et sont tenues pour valides. Dans ce cas, la reconnaissance est première. C’est ce qui nous permet de connaître, de situer et d’identifier toute chose dès le départ. Dans le sens usuel, la reconnaissance signifie : j’identifie cette voix, je comprends ce qu’elle me dit, je suis d’accord avec ce qu’elle énonce. Mais dans son sens conceptuel, elle touche à quelque chose de plus fondamental : qu’est-ce qui arrive exactement dans mon monde perceptif et dans ma capacité à produire du sens avec les sons qui sortent de cette bouche ? Comment se fait-il que j’entende ce qui y est émis comme un argument à propos de quelque chose que nous partageons, à propos d’un monde commun ? Quand Aristote distingue entre logos et phonè, c’est une structure de reconnaissance ou, dans mes propres termes, un partage du sensible. Cette structure ouvre un champ qui est à la fois un champ d’identification et un champ de conflit portant sur l’identification, puisqu’il est toujours discutable de savoir si l’animal qui émet des sons en face de moi dit quelque chose de commun concernant le commun. Parler de reconnaissance en termes de lutte pour la reconnaissance, comme le fait Axel Honneth, fait clairement écho à cette idée polémique de reconnaissance. La question que j’aimerais poser ici est celle-ci : jusqu’à quel point le concept qui fait de la reconnaissance l’objet d’une lutte diffère-t-il des deux présuppositions contenues dans la signification usuelle du terme, à savoir, l’identification d’entités préexistantes et l’idée d’une réponse à une demande ? Jusqu’où se distingue-t-il d’une conception identitaire du sujet et d’une conception de la relation sociale comme une relation de réciprocité ?
4La question mérite d’être posée dans la mesure où, au cœur même de la construction d’Axel Honneth, on trouve la notion d’un sujet qui a une forte consistance en tant qu’identité reliée à soi, ainsi qu’un fort accent mis sur la communauté en tant que connexion d’interrelations fondées sur un modèle de reconnaissance mutuelle. Sa théorie de la reconnaissance est deux choses à la fois. C’est une théorie de la construction du soi, qui montre que les trois conditions de cette construction – la confiance en soi, le respect de soi et l’estime de soi – dépendent de la médiation d’autrui. Et c’est une théorie de la communauté affirmant que l’existence d’un monde commun est une affaire de relations intersubjectives : une communauté n’est pas un rassemblement utilitariste d’individus qui ont besoin de la coopération avec d’autres individus pour satisfaire leurs besoins et de la régulation juridique pour se protéger de leurs atteintes. Elle est composée de gens qui se construisent eux-mêmes dans la mesure où ils construisent, même à travers des luttes, des relations de confiance, de respect et d’estime avec d’autres personnes. Dans cette perspective, une vision antisolipsiste de l’individu coïncide avec une vision anti-utilitariste de la communauté. La division tripartite de l’amour, des droits et de la solidarité est fondée sur un principe semblable. Un élément commun peut être trouvé dans une multiplicité de relations : l’enfant avec sa mère, l’amant avec l’être aimé, le sujet juridique qui passe des contrats, le sujet citoyen qui obéit à la loi commune, ou encore le sujet politique qui construit un monde de reconnaissance mutuelle. Ma question est la suivante : avons-nous besoin de ce principe commun ? Avons-nous besoin de construire une théorie de l’entité subjective au fondement de l’homologie de toutes ces relations ? Et quel est le coût de cette homologie ? De mon point de vue, le coût pourrait être la surestimation de l’identité : penser l’activité d’un sujet principalement comme une affirmation d’identité personnelle – même si, bien sûr, elle est bien différente de beaucoup d’autres discours sur l’identité.
5En second lieu, je pense qu’il pourrait y avoir là une exagération de l’importance de la relation duale dans la pensée de la communauté. Il y a ici selon moi un risque de perdre de vue les aspects opératoires du travail de la reconnaissance. Axel Honneth prend explicitement Hegel comme point de départ, c’est-à-dire une construction de la communauté autour de la notion de personne : la personne comme entité autonome, capable de s’identifier elle-même comme autonome et sachant que les autres l’identifient comme telle. En même temps, la personne est évidemment capable de répondre de ses actes, d’en rendre compte, d’en assumer la responsabilité. Je considère que le schéma hégélien est construit autour d’une définition juridique de la personne. Il me semble que la contribution propre d’Axel Honneth, à cet égard, a deux dimensions principales. D’abord, il veut élargir cette conception de la personnalité en la reliant aux données de la construction anthropologique de l’identité humaine individuelle. Ensuite, il veut la dépasser en la replaçant dans une construction dynamique de la communauté. Ma question est de savoir si cette dernière dimension, la construction dynamique d’une communauté d’égaux, n’est pas mise en danger par la première, la conception de la personnalité comme une sorte de construit anthropologique. C’est pourquoi je crois que le dépassement pourrait bien requérir une pensée du sujet qui se passe du modèle psychologico-anthropologique de la construction d’un soi humain en général. Ce ne sont pas les détails de la théorie d’Axel Honneth qui sont en jeu ici. Il s’agit d’une préoccupation plus large portant sur l’idée même de théorie générale du sujet : par exemple, l’idée que si vous voulez développer un bon modèle de politique, fondé sur de bonnes présuppositions normatives, vous devez construire une théorie générale du sujet. Je pense qu’il y a un prix à payer pour cela qui peut se montrer trop coûteux.
6Si nous considérons par exemple la place de l’amour dans la construction des sphères et des formes de reconnaissance, Axel Honneth nous dit au début du chapitre « Modèles de la reconnaissance intersubjective : amour, droits et solidarité » de La lutte pour la reconnaissance : ne nous enlisons pas dans l’idée romantique de l’amour comme relation sexuelle entre deux personnes. En guise de réponse à ce danger potentiel, il se concentre sur la relation du bébé à la mère, principalement à travers Winnicott. Mais pouvons-nous véritablement construire une idée générale de l’amour sur la base de la relation entre le bébé et la mère, qui le restreint évidemment à la dialectique de la dépendance et de l’indépendance, de la symbiose, de la séparation et de la reconnaissance mutuelle ? Peut-on attribuer les caractéristiques de cette relation aux relations d’amour en général ? Pour le bébé, la relation qu’il a à sa mère est quelque chose de donné. Peut-on attribuer les mêmes traits à ce que nous avons coutume d’appeler l’amour et qui est, au contraire, une question de choix, la construction d’un objet d’amour, la construction d’une relation singulière parmi une multiplicité de relations possibles ?
7Supposons par exemple – et c’est bien sûr une supposition ludique – qu’au lieu de nous appuyer sur Winnicott et sur la relation entre la mère et le bébé, nous nous appuyions sur Proust. Si nous nous appuyons sur Proust et la relation du narrateur à Albertine dans À la recherche du temps perdu, l’amour n’apparaît pas comme la relation d’une personne à une autre. C’est d’abord et avant tout la construction de cet autre. Ce qui se fait jour au début, c’est l’apparition confuse d’une multiplicité, une tache impersonnelle sur une plage. Lentement, la tache apparaît comme un groupe de jeunes filles mais c’est encore une sorte de tache impersonnelle. Il y a beaucoup de métamorphoses dans cette tache, dans la multiplicité des jeunes filles, jusqu’au moment où le narrateur personnifie cette multiplicité impersonnelle, lui donne le visage d’une personne, l’objet de l’amour, Albertine. Il tente de transformer cette multiplicité en une entité individuelle et de capturer cette entité, et de capturer avec elle le monde inaccessible renfermé en elle. Il la tient prisonnière, finalement elle s’échappe. La fuite de la prisonnière n’est pas la trahison d’une personne par une autre personne. Le fait est qu’Albertine, l’objet de l’amour, est une multiplicité de personnes, construite dans une multiplicité de relations et située dans une multiplicité de lieux.
8Vous pourriez tout à fait dire que c’est pathologique, que ce n’est pas de l’amour, ou que c’est un mauvais amour ; et le romancier lui-même nous montre que cet amour est une maladie, une erreur. Ce que le narrateur cherchait, dans l’imagination de l’amour, c’est ce qu’il va trouver seulement dans la littérature. Seule l’écriture pourra faire ce qu’il convient de la tache, alors que l’amour est un mauvais choix ou une maladie. Mais ce que nous dit cette œuvre d’art sur la pathologie de l’amour, c’est que l’amour contient une multiplicité de relations dont la plupart sont des relations asymétriques et qu’il concerne la construction d’une multiplicité d’entités. L’amour n’est pas exactement une relation entre deux personnes, mais une relation entre deux multiplicités. Et c’est aussi une sorte de construction, la construction d’un paysage, d’un univers qui peut inclure ces multiplicités. Ainsi d’une certaine manière, c’est une œuvre d’art. Le sujet aimant est un artiste et je dirais que le sujet en général doit être pensé non simplement comme une identité reliée à soi mais comme un artiste. La subjectivité est une affaire d’opérations, et ces opérations sont des altérations. Il y a un devenir-autre dans la constitution même de l’autre comme un objet d’amour.
9Or ce moment opératoire, artistique, est aussi à l’œuvre dans la relation entre le bébé et la mère telle qu’elle est analysée par Winnicott et par Axel Honneth à sa suite. Pensons par exemple au rôle de l’objet transitionnel. Pourquoi est-ce une solution à la relation entre la mère et l’enfant ? Parce qu’il ouvre un espace de jeu permettant au bébé de travailler déjà comme un artiste, de se construire lui-même, lorsqu’il traite des objets qui sont à la fois réels et fictionnels. Même le bébé est un forgeur d’identité et d’altérité. La subjectivation en général contient ce dépassement de la relation entre « le je et le tu ». En un certain sens, la création d’un espace de jeu comme espace d’altérations va au-delà de la relation entre « toi et moi ».
10Je me suis concentré d’abord sur l’amour, mais bien sûr cette tension entre les opérations subjectives d’altération et le modèle dual est cruciale dans la conception du sujet politique. Nous savons que la lutte pour la reconnaissance peut être simplement comprise – et a souvent été comprise – comme la demande émanant d’un sujet déjà constitué d’être reconnu dans son identité. Il y a par exemple une conception des revendications des groupes minoritaires comme revendications du respect de leur identité. Mais nous pouvons aussi les concevoir – et je crois que c’est au cœur de la dialectique de la reconnaissance – comme des revendications de ne pas être assigné à cette identité. La revendication d’une minorité n’est pas seulement la revendication de voir sa propre culture et d’autres choses semblables reconnues ; c’est aussi la revendication de ne précisément pas être considéré comme une minorité obéissant à des règles spécifiques et ayant une culture particulière. Cela peut être considéré comme une revendication à avoir les mêmes droits et à jouir du même genre de respect et d’estime que n’importe qui, que tous ceux qui ne sont pas assignés à une identité spécifique quelconque.
11Je crois que cela est important dans la conception de la « lutte pour la reconnaissance ». Parce que si la reconnaissance n’est pas simplement une réponse à quelque chose qui existe déjà, si c’est une configuration originale du monde commun, cela signifie que les individus et les groupes sont toujours, d’une certaine manière, reconnus comme ayant une place et une compétence, de sorte que la lutte n’est pas « pour la reconnaissance » mais pour une autre forme de reconnaissance : une redistribution des places, des identités et des parts. Même les esclaves se voyaient reconnaître une compétence, mais c’était bien sûr le revers d’une incompétence. Quand il est question des esclaves et de la relation des esclaves au langage, Aristote dit qu’ils comprennent le langage, bien sûr, mais qu’ils ne le possèdent pas. Cela montre qu’il y a une forme de reconnaissance, ils sont reconnus, ils utilisent le langage et peuvent l’utiliser de façons expertes, et néanmoins, ils ne le possèdent pas pleinement. Nous savons aussi par exemple que pendant la Révolution française, il y avait une distinction entre les citoyens actifs et passifs. Seuls les citoyens actifs pouvaient voter et être élus. Quel était le principe de cette distinction ? Un citoyen actif n’était pas un citoyen qui faisait beaucoup de choses – en général, il ne faisait rien. Un citoyen actif était une personne capable de parler pour elle-même, une personne indépendante, ce qui veut dire un propriétaire, quelqu’un qui ne dépend pas d’une autre personne pour vivre. Bien sûr, les ouvriers qui n’avaient pas de propriété personnelle et qui avaient besoin de demander du travail à des maîtres, n’étaient pas des gens indépendants, ils n’étaient pas de vraies personnes. D’une façon similaire, les femmes n’étaient pas de vraies personnes, parce qu’elles étaient dépendantes de leur père ou de leur mari. Les ouvriers comme les femmes étaient reconnus, ils étaient, d’une certaine manière, respectés. Les ouvriers pouvaient être loués pour leur habileté technique et leur courage au travail ; les femmes pouvaient être glorifiées, et l’étaient de fait, comme femmes au foyer, comme mères donnant naissance à des bébés, éduquant les futurs citoyens, etc. Mais ce respect était précisément le revers d’une forme de mépris : les deux étaient couplés. Dans la mesure où les femmes étaient reconnues sous cet aspect spécifique, elles ne l’étaient pas à tous les autres égards. Ainsi le respect d’une identité peut en réalité signifier l’affirmation d’une incapacité.
12 On peut citer un dernier exemple dans la mesure où il est récemment redevenu un thème d’actualité en France : dans le système colonial français, les autochtones des colonies étaient français, mais c’étaient des « sujets » français et non des « citoyens » français. Dans les pays musulmans en particulier, l’argument était le suivant : ils sont des musulmans, et dans l’Islam, il n’y a pas de distinction entre le droit civil et le droit religieux, de sorte qu’on ne peut leur imposer une forme de personnalité qui contredit la manière dont ils construisent leur individualité et leurs relations sociales. Comme nous le savons, cet argument colonial a souvent été repris dans la période récente comme un argument multiculturel valide. Cela montre toute l’ambiguïté de la reconnaissance. Tous ceux de ma génération qui étaient impliqués dans l’activisme politique savent à quel point les ouvriers pouvaient être glorifiés comme combattants et comme militants. En tant que personnes essayant d’avoir leur mot à dire, cependant, c’était tout autre chose.
13Je suis pleinement conscient du fait qu’en réponse à ce problème, le concept de lutte pour la reconnaissance propose un modèle dynamique de la construction des identités. Il ne s’agit pas simplement de voir son identité reconnue. Comme Axel Honneth l’indique, la lutte elle-même crée de nouvelles capacités, et ces capacités doivent être reconnues. Ainsi, il y a un processus d’intégration progressive. En un sens, ce qui est important n’est pas l’identité mais l’enrichissement ou l’élargissement de l’identité : l’adjonction de nouvelles capacités, de nouvelles compétences. Ces nouvelles qualités ou capacités ne sont pas reconnues, et cela initie une nouvelle lutte ; c’est en soi un principe de mouvement. La question qui émerge ici est celle de savoir quel est exactement le telos de ce mouvement. Axel Honneth dit que nous avons besoin d’une sorte de foi dans le progrès. Comme l’idée de progrès n’est plus tellement populaire de nos jours, c’est une affirmation courageuse et militante : « nous avons besoin d’une certaine forme de progrès ». Nous en avons besoin parce que la dynamique de la lutte est une dynamique d’enrichissement, une dynamique d’intégration progressive de nouvelles capacités. Ainsi le processus doit être guidé par un telos qui est un telos de l’intégrité. Je pense cependant que si la dynamique de l’enrichissement est claire, ce que cette « intégrité » implique ne l’est pas autant.
14En ce point, la question est la suivante : ce processus ne requiert-il pas un concept du sujet qui mette plus radicalement en cause le modèle de l’identité, un concept de sujet qui mette en question le mal causé par toutes les formes d’inclusion en termes d’identité ? C’est pourquoi, au lieu d’un progrès vers une forme enrichie d’intégrité, je propose le modèle d’un sujet qui s’autoconstruit dans un processus de « subjectivation », et je pense la subjectivation avant tout comme une « désidentification ». Ce que cette désidentification signifie est d’abord un certain type d’énonciation. Dans une déclaration politique, dans l’action politique, lorsqu’un sujet collectif dit « nous, les ouvriers, nous sommes (ou voulons, ou disons etc.) », aucun des termes ne définit une identité. Le « nous » n’est pas l’expression d’une identité, c’est un acte d’énonciation qui crée le sujet qu’il nomme. En particulier, l’appellation « les ouvriers » ne désigne pas une identité collective préexistante. C’est un opérateur qui accomplit l’inauguration de quelque chose. Les véritables ouvriers qui construisent ce sujet le font en se détachant de leur identité donnée dans le système existant des positions. Cela renferme de mon point de vue un double dépassement concernant cette identité. D’abord, l’enjeu est d’affirmer une égale capacité à discuter des affaires communes. Il s’agit non seulement de revendiquer cette capacité mais aussi de l’affirmer en la mettant en œuvre. Ceux qui font ces énoncés ne protestent pas seulement contre le déni de capacité ; ils mettent en œuvre la capacité déniée. Encore une fois, ils agissent comme des artistes qui font exister dans une nouvelle configuration ce qui n’existe pas dans la configuration présente. Le point central est qu’ils ne la mettent pas en œuvre comme étant leur capacité en tant que groupe, comme la capacité possédée par le groupe des « ouvriers », mais comme la capacité possédée par ceux auxquels on dénie toute capacité en général. Ainsi, ils affirment la capacité commune, la capacité universelle en tant que capacité de ceux auxquels elle est déniée en général, ou capacité de n’importe qui. La dynamique provient selon moi de la mise en œuvre de cette capacité qui est au-delà de toutes les capacités spécifiques, autrement dit, au-delà de toute capacité reconnue comme étant spécifique à des places, des positions ou des identités sociales particulières. C’est la capacité de tout un chacun, ou la capacité de quiconque en tant que tel. La société de l’inégalité elle-même ne pourrait pas fonctionner sans cette capacité. L’inégalité doit présupposer l’égalité. En même temps, elle doit la dénier. La subjectivation politique met en œuvre cette capacité qui est déniée par toutes les distributions d’identité et de compétences sociales. Elle construit la scène de sa propre performance. Elle est une construction asymétrique parce qu’elle construit un monde qui à la fois existe et n’existe pas. C’est ainsi une manière de situer la présence de l’égalité au sein de l’inégalité en vue de traiter en sens inverse la relation de l’égalité et de l’inégalité. C’est ce que j’appelais au début une configuration polémique de l’universel. Le problème n’est pas le relativisme versus l’universalisme, ou l’universalisme versus le particularisme. Le fait est que dans les relations humaines, jusqu’ici, l’universalisme a toujours été particularisé, attribué à un type de relation particulier ou à une catégorie d’humains spécifique. Ainsi, ce qui est à l’œuvre dans la subjectivation politique, c’est une singularisation polémique de la différence de l’universel en relation avec lui-même. C’est une manière de briser la clôture de l’universel, de le réouvrir. Je dirais que c’est probablement le même problème qu’Axel Honneth et moi essayons de résoudre : comment peut-on traiter de l’asymétrie, ou comment peut-on traiter du lien entre égalité et inégalité ? La différence entre nous tient dans la manière dont je fais de l’égalité et non de l’intégrité le concept crucial et le moteur de la dynamique politique et subjective. Si vous choisissez une forme d’intégrité comme votre concept central, vous devez présupposer quelque chose comme un telos historique. En un sens, vous pouvez dire que cette solution est meilleure, qu’elle est plus satisfaisante puisqu’elle vous autorise à recourir à l’idée d’un processus global, et qu’un processus global est préférable aux « hauts et bas » de la subjectivation politique. On m’a souvent reproché le fait que la politique n’est pour moi qu’insurrection, de sorte que lorsqu’aucune insurrection n’a lieu, il n’y a pas de politique, tout est perdu, etc. Mais je crois que nous pouvons aisément échapper à cette présentation du dilemme : ce n’est pas une question de soulèvement – ou de spontanéité – d’un côté, et de lents processus de l’autre. La question est celle de savoir comment on identifie le moteur qui sous-tend le processus de diffusion du pouvoir de l’égalité. Axel Honneth n’aime pas vraiment employer le terme d’« égalité ». C’est parce qu’il veut construire une certaine idée du sujet, et une certaine idée de la relation entre les sujets, ainsi qu’une certaine idée du mouvement qui permet à ces sujets et à cette sorte de relation de tendre vers un plein accomplissement, un épanouissement accompli. Ce qui me pose problème ici, c’est que nous devons dans ce cas présupposer une sorte de telos, une orientation vers le futur, une sorte de moteur de l’histoire. Et de mon point de vue, il n’y a pas de moteur de l’histoire : l’histoire ne fait rien. Je sais qu’en un sens, ce n’est pas très satisfaisant ; mais je crois que c’est la seule manière de penser l’égalité, non pas comme une sorte de rêve dans le futur, mais comme le pouvoir qui est déjà à l’œuvre dans toutes nos relations.
15Telle était ma tentative de reconstruire une sorte de conception « ranciérienne » de la théorie de la reconnaissance. Cette construction est assurément ouverte à toute forme de mésentente.
Notes de bas de page
1 Jacques Rancière, La mésentente, op. cit., p. 12.
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