La Théorie critique, entre reconnaissance et mésentente, par Jean-Philippe Deranty et Katia Genel
p. 7-50
Texte intégral
À l’origine de la confrontation théorique : une brève rencontre
1Axel Honneth, célèbre théoricien allemand de la reconnaissance qui s’inscrit dans la filiation de l’École de Francfort et notamment de Jürgen Habermas, et Jacques Rancière, éminent penseur français de la mésentente qui a rompu avec la tradition althussérienne, sont deux figures centrales du paysage intellectuel contemporain. Leurs pensées se situent dans deux traditions distinctes, mais elles ont toutes deux à voir avec le marxisme pris au sens large, qu’elles considèrent sous un angle critique. Les deux penseurs portent intérêt à des domaines spécifiques au sein de la philosophie et hors d’elle. S’ils partagent tous deux un souci du domaine politique, Axel Honneth se meut dans la philosophie sociale, la philosophie morale et la philosophie du droit ; il fait un usage important et réfléchi des sciences sociales. Jacques Rancière se tourne, pour sa part, vers l’histoire, l’esthétique et la littérature. Mais une confrontation entre leurs deux pensées paraît s’imposer, tant leurs modèles sont influents dans le champ des sciences sociales, de la théorie politique et de la philosophie critique aujourd’hui. Il s’agit de savoir si les paradigmes qu’ils mettent en avant pour critiquer la société, pour rendre raison de son évolution et des transformations qui doivent la rendre plus juste ou plus libre, le paradigme de la reconnaissance et celui de la mésentente, sont concurrents, s’ils sont exclusifs l’un de l’autre, ou s’ils sont compatibles.
2Même si cette confrontation apparaît comme une tâche évidente à conduire dans le champ contemporain, elle n’a pas été réellement menée jusqu’à présent1. Toutefois, une rencontre bien réelle a eu lieu en juin 2009 à Francfort-sur-le-Main, dans le bâtiment historique de l’Institut de recherche sociale. Jacques Rancière et Axel Honneth ont entamé une discussion, modérée par le philosophe allemand Christoph Menke, des thèses de leurs ouvrages respectifs, La lutte pour la reconnaissance et La mésentente2. Chaque penseur a « reconstruit » la position théorique de son interlocuteur à partir de la thèse centrale de l’ouvrage majeur de celui-ci. Cela a conduit à un débat sur les principes fondamentaux sous-tendant le modèle de « théorie critique » que chacun représente (terme à entendre en un sens encore à élucider, c’est l’une des tâches auxquelles s’attache le présent ouvrage), à une clarification de leurs approches méthodologiques du social et du politique, et finalement à une discussion sur la possibilité du dépassement de l’injustice et la transformation politique de la société. Le présent livre est issu de cette brève et intense rencontre entre les deux penseurs. Nous publions ici les textes présentés par Honneth et Rancière, l’échange théorique qui a eu lieu entre eux, ainsi qu’un texte de chacun destiné à approfondir la connaissance de sa pensée, sa méthode et son orientation générale, afin de poursuivre la discussion. S’ils permettent d’éliminer quelques objections, ces documents révèlent aussi les divergences entre les deux auteurs et les singularités de chaque position. Notre présentation vise à mettre en perspective ce dialogue entre Honneth et Rancière – celui qui fut effectivement mené comme celui que l’on peut reconstruire et prolonger de l’extérieur.
Deux théories critiques au sens large
3Honneth et Rancière développent des outils théoriques qui ont pour but de comprendre et de transformer les sociétés contemporaines. Cela les inscrit tous les deux au sein d’une tradition de « théorie critique » conçue en un sens large. Mais ce qui se présente comme un point de rattachement commun est aussi un problème dont ils traitent chacun à leur manière. Avant d’entrer dans les spécificités de chaque approche, précisons comment comprendre cette tradition « critique ».
4On peut d’abord l’éclairer avec la référence à Marx, la critique désignant la recherche d’une articulation entre théorie et pratique, et renvoyant à la tentative de dissiper les illusions constitutives d’une condition sociale déterminée afin de dégager une connaissance émancipatrice. Plus généralement, la critique renvoie à la tentative de penser les conditions de la praxis libre3. De façon plus précise, et c’est une référence centrale chez Honneth, la théorie critique renvoie à celle élaborée par l’École de Francfort au début du xxe siècle, au moment de l’échec de la révolution ouvrière et de la montée du national-socialisme. Cette théorie critique en un sens plus étroit du terme désigne la méthode d’inspiration marxiste reformulée par Horkheimer dans les années 1930 et autour de laquelle se sont rassemblés les membres de l’Institut de recherche sociale. En 1937, Max Horkheimer a défini la théorie critique, par opposition à la théorie traditionnelle, comme une théorie autoréflexive, consciente des conditions sociales dans lesquelles elle se déploie, et visant à leur transformation dans le but de l’émancipation4. Prise en ce sens, la théorie critique était en fait un nom servant à déguiser une référence au marxisme, un marxisme lu à la lumière de Hegel, contre la lecture positiviste des partis politiques de l’époque. Il s’agissait de nommer une théorie qui n’entérine pas la réalité socio-économique, mais la mette en cause en opérant un jugement d’ensemble sur la société et sur la direction que celle-ci doit prendre afin de réaliser l’émancipation pour tous. Constatant que les sciences, même intégrées de façon dialectique à une théorie du développement social, ne garantissent plus la critique, la théorie de Francfort a pris ensuite une nouvelle forme : celle de la critique radicale de la raison appellée « dialectique des Lumières », élaborée par Max Horkheimer et Th.W. Adorno. Chez ce dernier, la théorie critique a ensuite pris la forme d’une « dialectique négative ». Avec le tournant linguistique, Jürgen Habermas a considéré que la critique de la rationalité développée par ses prédecesseurs restait unilatérale et ne permettait pas le déploiement d’une critique constructive sur laquelle fonder la transformation de la société. Honneth s’inscrit dans cet héritage complexe des deux générations : il se réclame de l’héritage de la première génération tout en soulignant le caractère pluriel de la théorie critique qui s’y trouve élaborée5 et en reprenant à son compte une partie des critiques de Habermas. Par ailleurs, Honneth relativise l’héritage francfortois en présentant aussi son projet comme une actualisation de la philosophie de Hegel6.
5Parallèlement, une tradition critique se développe en France et se poursuit aux États-Unis sans que le contact entre cette « école » française et l’école allemande n’ait été établi, si ce n’est très tardivement et de manière partielle – comme en témoignent les remarques de Michel Foucault sur sa proximité avec l’École de Francfort7, ou encore le fait que les rapprochements n’aient été élaborés que rétrospectivement, par les générations suivantes (par Honneth notamment8). Cette « théorie critique » à l’œuvre dans la philosophie française d’après-guerre est à prendre en un sens large, car elle est hétérogène, aussi bien du point de vue des références clés (même si Heidegger est une référence commune) que des méthodes. Avec Foucault cette théorie critique française est pour une grande part historiographique. Avec d’autres figures, comme Deleuze, Derrida, Badiou ou Lyotard, elle est plus exclusivement philosophique. Avec Rancière, cette pensée critique ouvre des voies originales, à la marge des discours disciplinaires constitués. Dans tous les cas cependant, elle mobilise des concepts et des méthodes qui mettent en question la relation entre le savoir ou le discours et les relations de pouvoir. Les Gender Studies, les Subaltern ou Postcolonial Studies, la pensée écologiste, le féminisme, le néomarxisme contemporains sont tous largement inspirés de cette pensée française d’après-guerre comme l’illustrent bien les œuvres de figures de référence comme Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Judith Butler, Gayatri Chakravorty Spivak ou Donna Haraway. On a affaire ici à un ensemble de pensées critiques non unifiées, nées du retrait du marxisme et visant à le renouveler, qui analysent et contestent les discours et pratiques dominantes qui accompagnent les changements de nos sociétés contemporaines. Pour une grande partie de ces auteurs développant une théorie critique dans le sillage de la philosophie française, la définition de la critique par Foucault sert de paradigme : celle-ci doit être comprise comme un diagnostic du présent et comme une pratique engagée plutôt que comme relevant strictement de la théorie9.
6Les pensées de Honneth et de Rancière se situent chacune à leur manière et de façon plus ou moins explicites dans ce champ large et hétérogène de la « théorie critique ». Honneth poursuit la tradition francfortoise dans la mesure où celle-ci part de « pathologies sociales de la raison » : les situations de « négativité sociale »10 à partir desquelles la théorie de la société explicite les « conditions sociales d’une vie bonne ou réussie ». Il considère que c’est « la médiation de la théorie et de l’histoire à travers un concept de rationalité socialement effective11 » qui constitue l’identité théorique de la tradition francfortoise. Cette médiation entre théorie et histoire détermine la nature de la critique exercée : la critique de la société « doit relier la critique des situations d’anomie sociale à une explication des processus ayant contribué à leur dissimulation ». Ainsi, un élément d’explication historique (le processus historique de déformation de la raison) doit compléter la « critique normative12 ». Honneth analyse les mécanismes qui en viennent à neutraliser les prétentions à la justice, à masquer les attentes normatives des citoyens et à faire apparaître des situations sociales injustes comme étant des faits non problématiques. La critique telle qu’il la conçoit ne doit être ni abstraite ou formelle, ni renoncer « aux motifs normatifs d’une universalité rationnelle, d’une idée de pathologie sociale de la raison et, enfin, du concept d’intérêt émancipateur13 ».
7Toutefois, cet ancrage de la critique sociale dans les exigences d’« une raison se développant dans l’histoire » est à la fois ce dont Honneth hérite et ce qui a fait problème selon lui dans la première génération des théoriciens critiques. Il considère que les critères normatifs de la critique sont demeurés trop implicites dans cette tradition et que le concept de « raison sociale » n’a pas été suffisamment clarifié. C’est en reprenant la perspective intersubjective et communicationnelle de Habermas qu’Honneth se donne pour tâche d’entreprendre une telle clarification. Son approche est habermassienne dans la mesure où elle est fondée sur la volonté de clarifier les fondements normatifs de la critique afin d’éviter un concept trop unilatéral de rationalité, un défaut qu’il voit à l’œuvre dans la première génération de la théorie critique, particulièrement dans le célèbre ouvrage d’Adorno et Horkheimer, Dialectique de la raison, et dans les écrits sociologiques d’Adorno. Selon Honneth, la raison est réduite à sa signification instrumentale chez ses prédécesseurs, elle est identifiée avec la domination, ce qui engendre des confusions dommageables sur le plan théorique aussi bien qu’en termes de diagnostic sociologique : cela correspond en fait à un certain fonctionnalisme. Il faut selon lui redonner toute sa place à ce que Habermas appelle le « monde vécu », qui constitue une ressource normative permettant aussi bien la résistance à la domination que l’entente possible.
8La conception qu’Honneth se fait de la critique n’est toutefois pas strictement habermassienne. D’abord, il s’est toujours efforcé d’intégrer certains éléments de la pensée foucaldienne au cadre habermassien, notamment l’importance de la lutte contre le pouvoir14. Ensuite, il remet en cause la manière dont Habermas conçoit la distinction entre système et monde vécu. Il envisage la reproduction sociale sous l’angle de ce qui, en elle, préserve des valeurs et des idéaux acceptés socialement ; la « reconstruction normative » à laquelle il procède prend ces valeurs et idéaux justifiés de façon immanente comme des critères permettant de juger du matériau empirique fourni par l’analyse sociale. Les institutions et pratiques sont donc « interprétées à l’aune de leurs réalisations normatives », de leur contribution à la stabilisation et à la mise en œuvre de ces valeurs15.
9Parallèlement, Honneth reste fidèle à la première génération de l’École de Francfort (et en particulier au programme de Horkheimer) par sa volonté de relier la philosophie aux sciences sociales, dans le but de mener une critique de l’ensemble de la société. Le modèle développé par Honneth autour de la notion de reconnaissance illustre cette conception de la critique sociale qui articule une philosophie sociale et l’apport des sciences particulières : la théorie selon laquelle la constitution autonome du sujet n’est possible que lorsque sont garanties des relations intersubjectives de reconnaissance aux niveaux affectif, juridique et social, est à la fois enracinée dans et prolongée par des recherches menées en psychologie et psychanalyse, en sociologie, en théorie du droit, voire en psychodynamique du travail.
10Lorsqu’il élabore sa théorie de la reconnaissance, Honneth critique en outre une certaine conception française, qualifiée de négative, de la reconnaissance – et par là un marxisme qu’il juge erroné et excessif. Il considère en particulier la théorie althussérienne de la reconnaissance comme idéologie, qui fonde la constitution de la subjectivité sur l’interpellation du sujet, à travers l’exemple du policier16, comme une approche typiquement opposée à celle qu’il propose. Selon lui, la reconnaissance ne saurait être exclusivement idéologique, pas plus qu’elle ne peut « subjectiver » totalement ; la reconnaissance n’est intéressante que dans la mesure où le désir d’être reconnu peut, lorsqu’il est bafoué, révéler les attentes normatives des sujets. La reconnaissance fournit par conséquent un cadre interprétatif pour les conflits sociaux. Sur ce point, Honneth est, comme Rancière, sceptique à l’encontre de toute prétention à endosser un point de vue scientifique assuré de sa coupure avec l’idéologie, et de toute forme paternaliste de critique.
11De son côté, l’approche de Rancière dans ses écrits de la maturité est largement critique de la tradition marxiste17 dans la mesure où celle-ci pose à tort une disjonction entre le philosophe et l’homme ordinaire. Rancière avait déployé dans ses premiers textes une approche marxienne ; dans un ouvrage qui a fait date, il a commenté avec Louis Althusser, Étienne Balibar, Roger Establet et Pierre Macherey Le capital de Marx18. Il a ensuite rompu avec cette perspective, qu’il accuse d’introduire une « coupure épistémologique ». Pour éviter cet écueil, Rancière recourt alors aux archives de la classe ouvrière (la « parole ouvrière ») pour reconstituer les discours et pratiques sociales et politiques qui pourraient rendre possible une reconfiguration de l’espace politique. Ces discours et pratiques sont politiques précisément parce qu’ils défont le consensus établi par le « partage du sensible » ; ils mettent en question le lien entre la position sociale et les capacités attribuées à cette position – capacités à voir, dire et déterminer ce qui est approprié pour telle position. Tournant ainsi résolument le dos à une certaine forme de marxisme, Rancière ne s’intéresse donc pas aux masses et à leurs pratiques, mais se penche en 1981, dans La nuit des prolétaires, sur « les discours et les chimères » d’individus « “non représentatifs” »19. Rancière y prend pour matière les « paroles, les raisons, les rêves » de quelques personnages, « quelques dizaines, quelques centaines de prolétaires qui ont eu vingt ans aux alentours de 1830 et qui ont, en ce temps, décidé, chacun pour son compte, de ne plus supporter l’insupportable »20. La « nuit » dont il est question est celle qui est « arrachée à la succession normale du travail et du repos » et qui interrompt le cours normal des choses, nuit « où se prépare, se rêve, se vit déjà l’impossible : la suspension de l’ancestrale hiérarchie subordonnant ceux qui sont voués à travailler de leurs mains, à ceux qui ont reçu le privilège de la pensée »21. C’est paradoxalement là que se forge selon lui l’identité ouvrière : au moment de cette tentative d’arrachement à l’existence prolétaire, s’ouvre ce qu’il appelle un point de non-consentement fondamental à l’ordre des choses, mais à travers les contraintes de l’existence prolétaire. Cette perspective de restitution des voix ouvrières, éloignée de toute référence à une conscience de classe ou à une quelconque mythologie du travail, est selon Rancière plus efficace pour susciter la critique d’un partage qui « laisse chacun à sa place22 ».
12Ce qui se trouve désigné là et qui est présent tout au long de l’œuvre de Rancière, c’est une méthode de l’égalité. On en trouve un exemple frappant dans son ouvrage Le maître ignorant, dans lequel il propose une redéfinition complète de ce qu’est l’acte d’enseigner à partir de la figure de Jacotot, qui a fondé son enseignement sur l’égalité des intelligences : c’est l’ignorant qui enseigne et qui produit des effets politiques émancipateurs en présupposant l’égalité23. Rancière indiquait déjà dans La nuit des prolétaires qu’il faut « s’instruire à la sagesse plus subtile de ceux dont la pensée n’était pas un métier, et qui pourtant, en déréglant le cycle du jour et de la nuit, nous ont appris à remettre en question l’évidence des rapports entre les mots et les choses, l’avant et l’après, le possible et l’impossible, le consentement et le refus24 ». Ici, il s’agit en quelque sorte de s’instruire à la sagesse des élèves.
13Par la méthode de l’égalité, Rancière donne une forme nouvelle à la critique, celle d’une subversion politique de l’ordre social : l’ordre social est contesté par tout acte qui présuppose l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui et qui la vérifie. La critique est donc un effort pour comprendre une organisation du social basée sur l’inégalité, en bouleverser les places et contester le partage sur lequel elle est fondée en faisant apparaître la part non comptée : celle, pour le dire dans les termes de La mésentente, des sans-part. La notion de social se trouve redéfinie. Le social n’est pas simplement l’objet d’un « souci du pouvoir » ni une production du pouvoir (comme c’est le cas dans une perspective foucaldienne25), il n’est pas non plus la vérité de la politique. C’est l’intrication de ces différents sens du social qui intéresse Rancière. Le social est l’enjeu d’un partage qui s’opère de manière « policière », au sens qu’avait le terme dans les premières études des sciences du gouvernement, par assignation fonctionnelle des places, laquelle est toujours sous-tendue par des hiérarchies matérielles et symboliques. La politique est selon Rancière une manière de contester une telle assignation au nom de l’égalité.
14L’égalité surgissant dans l’ordre social, lorsqu’elle est activement prise en charge par des individus, produit des formes de « subjectivation ». Cela s’oppose à l’idée selon laquelle la constitution de la subjectivité est la réalisation de l’identité, même sous la forme de l’intégrité personnelle comme elle l’est chez Honneth. La critique n’est pas davantage ancrée dans une subjectivité vivante originaire (comme c’est le cas de certaines lectures marxistes ou même de Foucault). La théorisation de la subjectivation politique, qui correspond à une désidentification vis-à-vis de l’assignation sociale, se passe largement des sciences sociales, et s’oppose à l’idée d’une constitution de l’autonomie à partir de formes préexistantes d’hétéronomie. Dans une telle perspective, la théorie critique n’a pas à rendre compte scientifiquement d’une posture ou d’une situation sociale. Rancière refuse les présuppositions méthodologiques des approches critiques (des théories marxistes comme l’École de Francfort ou Althusser jusqu’à la sociologie critique de type bourdieusien, ainsi que l’histoire sociale et la sociologie culturelle) qui prennent pour point de départ les inégalités sociales et en appellent à un processus de transition de l’inégalité présente à l’égalité accessible dans le futur. Ces sciences promeuvent en fait, selon Rancière, une méthode de l’inégalité. En effet, poser le passage de la passivité à l’activité dans un futur indéfini présuppose de nouveau la dissymétrie et l’inégalité. L’explication selon laquelle la domination et l’exploitation sont issues de l’ignorance des mécanismes des rapports sociaux conduit donc à un cercle, que les types de théorie critique que Rancière rejette posent comme justification de leur propre validité : les individus sont ignorants parce que dominés, et dominés parce qu’ignorants. Si les individus sont dominés parce qu’ils sont ignorants des lois de la domination, ils sont aussi ignorants du fait qu’ils sont dominés. La méthode de Rancière, qui entend au contraire produire directement ses effets, ne repose donc pas sur la critique de l’idéologie et de l’illusion, et s’oppose aux méthodes philosophiques et sociologiques qui – reprenant l’identification platonicienne entre la hiérarchie sociale et la hiérarchie des âmes – fondent « scientifiquement » la corrélation entre activité sociale et capacités mentales. Elle repose plutôt sur la contestation du consensus lié à la distribution des positions sociales des sujets. Ainsi non seulement Rancière se passe des analyses sociologiques, mais il met même en question l’épistémologie qu’elles présupposent – et ce point l’oppose radicalement à la tradition francfortoise.
15La « brève rencontre » entre Honneth et Rancière fournit ainsi le point de départ d’une confrontation dont il convient de déployer tous les enjeux : elle livre un aperçu de la fécondité de la comparaison entre ces deux manières d’exercer la critique. Elle s’inscrit par conséquent dans la continuité des multiples dialogues qui ont déjà eu lieu au sein de la tradition critique qui est plurielle et traversée de tensions. Ces dialogues marquent par exemple la succession des générations de l’École de Francfort, faite d’héritages et de ruptures, de réappropriations ou de réactualisations qui transforment l’héritage initial ; c’est le cas aussi chez les lecteurs de Foucault ou de Derrida. D’autres dialogues ont confronté les traditions allemande et française, et les divergences ont pu se révéler productives : on pense à celui qui a eu lieu entre Habermas et Derrida26 – dialogue effectif auquel s’est ensuite articulée une confrontation externe27 – mais aussi entre Habermas et les féministes28.D’autres confrontations, davantage marquées par des malentendus et des désaccords, ont eu lieu, comme lorsque Habermas s’est opposé à la tradition critique française, notamment à Foucault dont il a refusé le crypto-normativisme. Cette discussion manquée entre Habermas et Foucault a finalement été opérée de façon externe dans des ouvrages importants, comme Critical Theory de David Couzens Hoy et Thomas MacCarthy qui confronte deux interprétations des « sueños de la raison » – aussi bien son sommeil que ses rêves – qui selon Goya produisent des monstres, deux images du paradigme critique, l’une habermassienne incarnée par MacCarthy (c’est le « changement dans la continuité de l’approche kantienne de la raison ») et l’autre, celle de Hoy, prenant parti pour les alternatives offertes par Gadamer ou Foucault, qui opposent le « caractère contingent de ce qui est conçu comme rationnel29 ». Honneth a lui-même mené, dans Critique du pouvoir, cette confrontation entre Habermas et Foucault30, et il a comparé à la même époque les entreprises d’Adorno et de Foucault comme deux tentatives de démasquer la raison européenne et l’extension de la domination qui est corrélative de son développement31. Par ailleurs, Honneth s’est aussi engagé dans des discussions avec ses contemporains. Son dialogue avec Nancy Fraser sur les paradigmes de la reconnaissance et de la redistribution afin de repenser la justice sociale est sans aucun doute le plus célèbre32, mais d’autres discussions ont eu lieu – par exemple avec la « sociologie de la critique » de Luc Boltanski33 ou la psychodynamique du travail de Christophe Dejours. On peut ajouter à ces dialogues effectivement menés qui ont structuré la tradition critique celui de Ernesto Laclau, Chantal Mouffe et Slavoj Zizek, ou encore celui qui a réuni Judith Butler et Catherine Malabou34.
16Notre « dialogue critique » s’inscrit dans cette double perspective : celle des dialogues qui ont eu lieu et celle des confrontations a posteriori, reconstruites ou imaginées. Il contient un dialogue effectivement mené lors d’une rencontre en chair et en os, mais il se veut aussi le point de départ d’autres développements, d’autres mises en dialogue possibles. Pour cela, il faut repérer les divergences et les points communs.
Les divergences attendues : social versus politique
Quel genre de dialogue est alors possible ?
17Si l’on anticipait la rencontre avant qu’elle n’ait eu lieu, les divergences entre nos deux auteurs au sein même de cette tradition critique commune et complexe étaient déjà palpables et on pouvait redouter que les présuppositions de chaque approche ne soient pas compatibles.
18Tout d’abord, nos auteurs n’ont pas la même idée du dialogue, de la communication et finalement de la communauté. Rancière refuse une conception de la communauté politique de type habermassien, fondée sur la possibilité d’une entente idéale, et se concentre sur les éléments de « mésentente » qui empêchent tout dialogue entre égaux. Pour lui, le problème de la politique « commence là où est en cause le statut du sujet qui est apte à s’occuper de la communauté35 ». Pour déterminer la communauté politique, il faut remonter au moment du départage social qui distingue ceux dont les voix ne sont prises que comme des expressions manquant de rationalité, comme du bruit, et ceux à qui est reconnue la capacité d’avoir une véritable parole. Selon son analyse, toute communauté est originairement divisée selon ce partage. Dans le troisième chapitre de La mésentente, Rancière situe clairement sa conception du politique hors de l’alternative – fausse selon lui – entre les lumières de la rationalité communicationnelle d’un côté et les ténèbres de la violence originaire ou de la différence irréductible, ou encore entre l’échange entre partenaires mettant en discussion leurs intérêts ou leurs normes et la violence de l’irrationnel36. L’identification entre rationalité politique et situation de parole constitue le présupposé de ce qui devrait précisément, pour Rancière, être remis en question dans les luttes politiques. Il prend l’exemple de l’énoncé « Vous m’avez compris », qu’il oppose à l’idée habermassienne d’une contradiction performative dans le postulat d’une domination inhérente à la raison. Cet énoncé renferme certes un idéal de compréhension partagée mais aussi, en seconde lecture, l’opposition entre ceux qui comprennent les problèmes et ceux qui ont à comprendre les ordres ; il illustre l’écart, à l’intérieur du logos, entre la langue des problèmes et celle des ordres37. Ainsi, au lieu d’analyser, dans une perspective habermassienne, la procédure qui rend possible l’atteinte d’un consensus par des citoyens qui seraient par principe sur un pied d’égalité dans la situation communicationnelle, il convient d’interroger la constitution même de la communauté politique, et par suite, la possibilité de la communication, en insistant sur la dimension fondamentale de la dissymétrie dans l’échange des raisons. Il faut prendre en considération non seulement le désaccord mais encore la mésentente.
19Si l’enjeu de la politique est le partage entre ce qui est socialement visible et ce qui reste invisible, entre la vraie parole et les voix qui ne sont que bruit, alors la perspective politique s’articule de façon originale avec l’esthétique, qui se trouve également redéfinie par Rancière. Celui-ci précise dans Le partage du sensible qu’il entend réélaborer le sens de ce qui est désigné par esthétique : « Non pas la théorie de l’art en général ou une théorie de l’art qui le renverrait à ses effets sur la sensibilité, mais un régime spécifique d’identification et de pensée des arts : un mode d’articulation entre des manières de faire, des formes de visibilité de ces manières de faire, des modes de pensabilité de leurs rapports, impliquant une certaine idée de l’effectivité de la pensée38. » Cette perspective esthétique a un poids bien moindre dans la deuxième génération de l’École de Francfort.
20La théorie de la reconnaissance de Honneth, de son côté, poursuit le paradigme habermassien de la communication et le travaille de l’intérieur. Comme Habermas, Honneth part d’une instance intramondaine : non pas l’exercice de la communication dont on tire les présuppositions de l’entente idéale, mais un type d’interaction sociale qui est selon lui plus fondamentale encore. En effet, Honneth élargit et corrige le cadre habermassien en prenant pour point de départ les expériences négatives qu’un individu peut faire lorsque lui est déniée la reconnaissance, afin de dégager les attentes normatives aux niveaux affectif, juridique et social, qui se révèlent lésées dans certaines configurations des rapports sociaux39. Pour que la théorie recueille, comme le veut Habermas, les problèmes des intéressés40, il lui faut partir des expériences de déni de reconnaissance ou de reconnaissance faussée, ou encore des expériences de l’injustice que font les dominés (qui ne sont pas principalement, selon Honneth, celles d’entraves à la communication) et du langage dans lequel ils les expriment ou ne parviennent pas à les exprimer. La communication est selon Honneth irréductible aux échanges langagiers, car elle possède toute une dimension corporelle qui rend nécessaire une analyse des signes sociaux du mépris ou de l’invisibilité sociale. Honneth s’inscrit donc dans la continuité du tournant communicationnel de Habermas, mais il entend remédier aux insuffisances de la théorie de la communication41. Il a voulu « saisir les contours abstraits de la raison communicationnelle de manière plus fortement sociologique en cherchant à les ancrer directement dans la reproduction de la société comme principe de reconnaissance réciproque42 ». Les attentes normatives de reconnaissance, lorsqu’elles sont reprises à un niveau pratique et discursif explicite dans les luttes sociales, renferment un potentiel critique qui peut enclencher une dynamique de transformation sociale.
21Ainsi, et cela constitue une nouvelle différence importante avec Rancière, Honneth place les attentes normatives et l’expérience morale au cœur de sa théorie. De son côté, Rancière critique un tournant éthique de la politique et de l’esthétique, tournant qu’il diagnostique à partir de l’analyse d’œuvres, qu’il s’agisse de films ou d’installations d’art contemporain43. Ce tournant débouche sur l’indistinction entre être et devoir-être, et sur la dissolution de la norme dans le fait. Le tournant éthique désigne pour Rancière non pas le retour vertueux à des normes morales, mais la suppression de la division que le mot même de « morale » impliquait, la division entre droit et fait – la transformation de la communauté politique en communauté éthique, communauté à un seul peuple où tout le monde est censé être compté44. Les considérations morales ne fournissent pas un accès à la normativité sociale : les deux auteurs situent apparemment leurs pensées critiques à des niveaux différents. Mais si l’un articule éthicité et société tandis que l’autre disjoint morale et politique, on verra que la position politique de Rancière suppose toutefois des énoncés normatifs et des prétentions à la justice, même s’ils ne sont pas nommés explicitement comme tels.
La discussion
22À partir de deux conceptions divergentes de la communauté et de l’entente, comment un dialogue peut-il s’établir ? Malgré les fortes différences théoriques – qui n’ont pas été écartées pendant l’échange –, la discussion entre les deux penseurs a bien eu lieu, et s’est amorcée autour de la question centrale de la transformation de l’ordre existant. Est-ce que l’impulsion qui nous fait rompre avec celui-ci relève d’un besoin de reconnaissance, ou plutôt d’un désir d’égalité ? Les solutions proposées divergent au regard de ce qu’on identifie comme le moteur du changement historique.
23Lors de la discussion, chaque philosophe a identifié dans l’approche de son interlocuteur des éléments qui semblent contredire le projet critique de transformation sociale que celui-ci prétend pourtant défendre. L’intervention de Rancière est fondée sur la critique de la conception spécifique du sujet et de son identité qui est, selon lui, présupposée par la théorie de la reconnaissance. Il défend l’idée que cette théorie court le risque d’oublier le moment de désaccord ou de mésentente. La théorie honnethienne de la reconnaissance repose sur un concept polémique de reconnaissance, qui recouvre à la fois une structure d’identification et l’idée d’un conflit sur cette identification. Toutefois, même si Honneth ne commet pas l’erreur de présupposer que l’identité en question est déjà constituée, il n’en défend pas moins une version substantielle et téléologique de celle-ci, qui elle aussi est problématique. À une telle conception substantielle de l’identité qui est censée servir de soubassement et de telos à une logique du progrès éthique dans la dynamique de la reconnaissance, Rancière oppose l’idée d’une « subjectivation » conçue comme désidentification à des assignations sociales particulières. Prenant l’exemple de la première sphère de la reconnaissance, il exprime ainsi son scepticisme envers la réduction de l’amour à la relation maternelle au nom d’une constitution apaisée du rapport à soi. Il lui substitue un « modèle proustien45 » de l’amour, qui lui permet de déployer une conception différente de l’identité. C’est bien l’égalité, et non l’identité ou l’intégrité de la personne, qu’il faut selon lui placer au cœur de la dynamique de la reconnaissance.
24Honneth quant à lui a entrepris une reconstruction immanente de la théorie de Rancière, fondée sur la lecture des chapitres 2 et 3 de La mésentente. Il interroge le désir d’égalité qui est le moteur de la transformation politique dans la théorie de Rancière et suggère qu’il pourrait y avoir là un donné anthropologique que Rancière devrait reconnaître. Il s’agirait d’un donné anthropologique dans la mesure où il n’est pas pensé comme prenant des formes spécifiques selon l’état historique des sociétés. Honneth s’efforce de démontrer que, selon cette conception du politique, la transformation de la société doit être considérée comme toujours externe dans la pensée de Rancière – ce qui conduit à une notion problématique du politique. En effet, d’un côté, l’ordre de la police, critiqué de façon externe, est décrit et pensé de façon trop rigide comme un ordre régulé de part en part : Honneth critique ici un échec à saisir la complexité de la société. La dynamique à travers laquelle les acteurs réinterprètent les principes normatifs et les subvertissent est laissée dans l’ombre. De l’autre, cette réduction de la politique à une interruption de l’ordre de la police ne lui apparaît pas comme une voie satisfaisante pour conceptualiser la politique et ses luttes pour la reconnaissance. Honneth élabore une critique immanente des principes normatifs mis en question par les acteurs qui se sentent eux-mêmes non représentés par ceux-ci et qui cherchent à les réinterpréter. C’est ce qui explique le tournant dans son œuvre et l’orientation croissante vers les cadres institutionnalisés de la reconnaissance dans les sociétés modernes.
Des divergences attendues : le social et le politique
25Comme on l’a vu, dans son œuvre fondamentale La mésentente mais aussi dans d’autres textes, Rancière a critiqué les approches focalisées sur le « social ». Pour lui, la logique du social est opposée à celle de la politique dans la mesure où celle-là repose sur une assignation « policière » de positions. Le processus désigné par le concept de gouvernement, celui qui organise le rassemblement des hommes en communauté ainsi que leur consentement, et qui repose sur la distribution hiérarchique des places et des fonctions, ne relève pas du politique, mais de ce qu’il appelle « la police ». L’acte spécifiquement politique de « subjectivation » conteste, par l’affirmation de l’égalité, ces places assignées et déstabilise les rapports inégaux des pratiques de la sphère sociale. Le processus proprement politique procède donc par vérification de l’égalité46 : l’affirmation de l’égalité produit des effets au moment où nous nous libérons des identités et places données afin de performer une identité que nous n’avons pas. Un tel processus a une dimension proprement « esthétique », au sens premier du terme, puisqu’il consiste à contester le mode de perception dominant du social. Et cette dimension esthétique primordiale de l’émancipation est prise en charge dans d’autres pratiques, en un second sens d’« esthétique », à savoir dans les pratiques artistiques ouvertes par la révolution moderne, qui rendent toute matière accessible à tous les genres, tous les styles, et en principe, à tous les publics.
26Une telle pensée de l’émancipation, portée par le refus du social et insistant sur les dimensions esthétiques de la politique, pourrait continuer à se revendiquer d’une certaine théorie de la reconnaissance, même si c’est un modèle qu’évidemment Honneth rejetterait. Mais au-delà de ce terme de « reconnaissance », ce qui compte pour Rancière est d’éviter la perte de la dimension critique et politique d’une telle théorie, par une compréhension trop prescriptive de l’identité.
27Selon Honneth, la reconnaissance réciproque est la condition pour que chaque individu puisse établir une relation pratique positive à lui-même. Cela ne veut pas dire que nous devrions adopter une approche exclusivement psychologisante ; Honneth s’appuie aussi de façon centrale sur la sociologie afin de réfléchir sur les conditions sociales de la réalisation de soi. Mais cela signifie aussi qu’une approche trop directement politique, qui ignorerait les étapes successives de l’institutionnalisation des attentes normatives, et la façon dont les individus modernes s’y réfèrent dans leur construction personnelle, resterait unilatérale et abstraite. C’est cette perspective réaliste sur la vie sociale et la façon dont les individus s’y intègrent qui explique pourquoi, dans ses derniers écrits, Honneth propose de considérer la société capitaliste comme un ensemble d’ordres institutionnalisés de reconnaissance. Prenant pour référence centrale la manière dont Hegel procède dans les Principes de la philosophie du droit, il se demande « quels types de pratiques sociales sont institutionnalisées dans nos sociétés de telle sorte que des formes de reconnaissance réciproque sont produites47 ». Ces formes de reconnaissance institutionnalisées articulent sous la forme de règles et de normes publiques la prise en considération des besoins de la personne, des droits et de l’autonomie individuelle, des prestations de l’individu dans la société et de sa participation à l’ordre politique. Elles renferment ainsi les principes normatifs en vertu desquels les individus font valoir de façon justifiée leurs exigences morales dans les sociétés contemporaines. La critique s’opère à partir de ces principes, lorsque l’un d’eux se trouve nié dans des formes particulières de pathologie sociale. La justice (à entendre en un sens élargi) est issue de la transformation des ordres de reconnaissance par un va-et-vient entre principes institutionnalisés et demandes insatisfaites de reconnaissance formulées par les individus. Comme le montre l’évolution historique, soit la validité des principes est étendue, soit les principes sont réinterprétés. Cette conception est très éloignée de l’irruption révolutionnaire de l’égalité. L’enjeu politique s’y trouve déplacé au sein d’une théorie de la société nourrie de sciences sociales48.
28En procédant à une critique immanente des ordres de reconnaissance pluriels dans les sociétés démocratiques, Honneth déplace la question de la démocratie vers celle des conditions sociales rendant possible la participation des citoyens à l’espace public. Rancière a une tout autre conception de la démocratie : loin d’être la forme du gouvernement représentatif ou la société libérale capitaliste, elle est bien plutôt le scandale que constitue le gouvernement de la multitude, c’est-à-dire de ceux qui n’ont pas de titres ni de compétences, source de « la haine de la démocratie49 ».
Une réconciliation est-elle possible ?
29En tentant d’expliquer un phénomène spécifique – non pas la soumission à l’ordre existant, mais le dépassement ou la subversion de cet ordre –, Honneth et Rancière mettent en œuvre deux approches distinctes. En construisant différents modèles critiques, la confrontation proposée ici a permis d’éclairer des manques voire des apories spécifiques à chaque pensée. Elle a montré le risque que la théorie de la reconnaissance perde sa dimension politique en devenant une théorie exclusivement sociale, mettant en avant des acteurs sociaux et non des sujets politiques ; et le risque corrélatif que la théorie de la mésentente ne pense pas sa propre institutionnalisation, sa propre traduction sociale – autrement dit qu’en prétendant se passer des sciences sociales et d’un autre regard sur le social, elle laisse dans l’ombre les questions politiques posées dans le champ social et qu’elle se cantonne à une critique externe du politique. Mais au lieu d’aboutir à un accord, chacun a réaffirmé ce qui est essentiel dans sa propre théorie et ce qui demeure irrémédiablement ouvert à la critique dans la théorie de l’interlocuteur. Honneth s’engage dans une analyse subtile du social afin de montrer qu’une transformation politique du social n’est possible qu’à travers la lutte pour la reconnaissance, une lutte qui vise à faire advenir les conditions sociales adéquates à la réalisation des attentes normatives des sujets. Rancière, par contraste, considère comme politique tout acte qui exprime la tension entre les sujets qui revendiquent l’égalité, d’un côté, et les logiques policières au sens large du social de l’autre : si le social est réduit à un ordre d’identité et de places préassignées, c’est pour laisser place à un concept plus radical de politique.
30Deux méthodes, mais aussi deux manières de philosopher, ont été confrontées ici, marquant le dialogue d’une distorsion productive. Honneth applique la méthode de la reconnaissance et cherche, en reconnaissant l’autre doctrine, la conciliation ; et Rancière joue le désaccord, la mésentente, la déstabilisation du commun. Cette confrontation pose ainsi les bases d’une réflexion future, qui devra porter notamment sur l’intrication du social et du politique. Mais ce que ce débat a d’éclairant ne tient peut-être pas seulement aux différences et aux désaccords explicites entre les deux penseurs. Rancière nous invite à plusieurs reprises à lire sa propre théorie comme une certaine théorie de la reconnaissance. Cela suggère qu’il y a peut-être d’autres enseignements à tirer de tout ce qui, justement, justifiait et rendait prometteurs leur rencontre et leur débat. Existe-t-il un fond commun d’intuitions et d’intentions théoriques, qui, au-delà des divergences, apporterait d’autres lumières sur les enjeux et les difficultés d’une philosophie critique contemporaine ?
Deux théories de la reconnaissance ?
31Bien qu’ils soient chacun des représentants de deux traditions philosophiques distinctes, de multiples éléments rapprochent Honneth et Rancière du point de vue des intentions fondamentales et de la nature de leurs projets intellectuels : ils sont bien deux représentants de ce qu’on appelle « théorie critique », à savoir, comme on l’a résumé plus haut, la tentative d’établir un diagnostic critique des tendances sociales et politiques contemporaines, tentative qui se déploie en utilisant les ressources conceptuelles de la tradition philosophique européenne mais aussi en référence directe à la réalité sociohistorique. Or la question de la reconnaissance nous semble décisive dans la définition même de la théorie critique par chacun des deux penseurs.
32Chez l’un comme chez l’autre, le projet de « philosophie critique » définit une relation complexe entre le conceptuel et l’empirique : le travail conceptuel est directement nourri de l’étude empirique du donné social et historique, mais ce travail conceptuel est lui-même mené dans le but de revenir sur la réalité sociopolitique pour en proposer un « diagnostic », en faire la critique et, le cas échéant, en accompagner la transformation. En cela, le projet se distingue fortement de la philosophie politique purement normative. Sa motivation fondamentale n’est pas purement théorique, mais a une dimension politique, à travers la volonté de contribuer, au niveau qui revient au travail théorique, à l’émancipation générale de la société. Et c’est également ce but qui inspire le travail proprement diagnostique et critique, puisque ce dernier se focalise sur les obstacles sociaux et politiques qui entravent la liberté de tous et de chacun.
33Ces paramètres très généraux s’appliquent à un grand nombre de modèles de « théorie critique ». Si l’on s’en tient aux caractéristiques formelles des projets de théorie critique, on voit immédiatement en quoi la notion de lutte pour la reconnaissance présente un intérêt certain pour ces projets. Une lutte pour la reconnaissance dénote la tentative par un groupe ou une classe d’individus de s’émanciper de conditions sociales oppressives en cherchant à forcer le reste de la société à porter son regard sur ces conditions et à admettre qu’il y a bien là une forme d’injustice, et qu’il faut donc changer l’ordre social en ce point précis. Le travail conceptuel cherchant à identifier ce qui est demandé dans la reconnaissance, comment ces demandes se justifient, comment la reconnaissance se réalise ou non, et comment elle peut s’articuler à un projet d’émancipation générale, est précisément le type de travail théorique articulant l’empirique et le politique tel qu’on vient de le décrire. On notera toutefois que dans la tradition française, en soulignant plutôt les distorsions structurelles attachées aux mécanismes de reconnaissance, Lacan et Althusser donnent à ce concept une mauvaise réputation pour les nombreuses personnes qui, notamment dans le monde anglophone, se réclament encore de leur héritage50.
34L’évidence de la pertinence du concept de reconnaissance dans un projet « critique » explique donc sans doute que Rancière ne voie pas d’objection à parler de théorie de la reconnaissance à propos de sa propre pensée. Et de fait, il utilisa le terme le premier dans La leçon d’Althusser, dix ans avant qu’il n’apparaisse sous la plume de Honneth51. On prend toute la mesure de la place qu’occupe la notion de reconnaissance dans la pensée politique de Rancière si l’on adopte une perspective généalogique et que l’on considère le lien très fort qui unit La mésentente, son livre le plus systématique de « philosophie critique », à tout le travail historiographique qu’il accomplit dans les années 1970 sur les « archives du rêve ouvrier ». Cette recherche représente la source directe des arguments d’ontologie sociale et politique présentés vingt ans plus tard dans La mésentente. Depuis la publication de ce livre, Rancière n’a jamais cessé de se référer à ces figures oubliées du premier mouvement ouvrier français. Elles représentent pour lui les figures exemplaires lui permettant de penser l’action politique. Si son ontologie politique semble emprunter certaines de ses catégories centrales à son collègue Alain Badiou, elle apparaît en réalité, dès lors qu’elle est replacée dans le contexte de l’œuvre entière, comme une traduction, dans des catégories formelles, de ces expériences historiques qui représentent le paradigme à partir duquel penser les « luttes pour l’émancipation ».
35Les documents mis au jour lors de cette recherche en archives imposaient d’eux-mêmes des interprétations en termes de reconnaissance, pour les raisons mêmes qui viennent d’être énoncées. Il n’est pas étonnant dès lors que les termes de « lutte » et de « conflits de reconnaissance » traversent les textes de ces années, que ce soient les introductions présentant les textes ouvriers de La parole ouvrière ou les premiers articles des Révoltes logiques52. À cette époque, vingt ans avant La mésentente, le concept central est celui de logos, au sens de la raison qui permet de rendre raison, notamment de ses demandes, et au sens de ce qui permet aux individus d’être comptés comme des êtres doués de raison. Dans ces textes des années 1970, les luttes prolétariennes s’articulaient selon Rancière autour de la « question de la dignité ouvrière53 ». Cela impliquait non seulement des demandes quant aux salaires ou à l’organisation du travail, mais de manière tout aussi éminente la demande des ouvriers de voir « reconnue » leur capacité à parler en leur propre nom, comme des êtres doués de logos. Ainsi la lutte ouvrière impliquait-elle l’« effort singulier d’une classe pour se nommer, pour exposer sa situation et répondre au discours tenu sur elle54 ». À l’époque déjà, Rancière faisait référence à la retraite de la plèbe sur le mont Aventin et sa citation par Ballanche55. Il l’interprétait comme « la révolte [qui] s’identifie avec le fait de se reconnaître comme sujet parlant et de se donner un nom56 ».
36Ces textes des années 1970 présentaient des arguments qui faisaient directement écho, sans que leurs auteurs en aient eu conscience à l’époque, aux premiers textes de Honneth. C’est notamment le cas de « Conscience morale et domination de classe », où Honneth s’efforçait de réinterpréter Marx en montrant que derrière sa théorie de l’émancipation se tenait le principe d’une demande de reconnaissance de la dignité ouvrière57. C’est l’un des documents qui annonce le plus clairement le tournant des années 1980 vers la thématique de la reconnaissance, terme qui rendait disponible une grammaire conceptuelle suffisamment riche et complexe pour interpréter les luttes ouvrières comme luttes pour la dignité. À la même époque, Rancière décrivait la lutte autour du logos, autrement dit la tentative pour se voir reconnaître la capacité de parler et de contester la parole des autres sur soi, explicitement comme une lutte pour la reconnaissance58, comme « le désir d’être reconnus », qui « communique avec le refus d’être méprisés »59. Et Rancière insistait sur le fait qu’un tel effort pour se faire reconnaître comme être parlant à égalité avec ceux des autres classes avait une force pratique attestée dans les luttes historiques, autrement dit sur le fait que « la volonté de convaincre de son droit engage la résolution de le défendre par les armes60 ».
37Rancière lisait donc les premières luttes ouvrières en termes de lutte pour la reconnaissance de l’identité prolétarienne. Cette version initiale des luttes pour la reconnaissance contenait déjà la notion centrale de « litige » comme l’élément constitutif de la politique. Les autres notions essentielles de « subjectivation » et de « parts » n’avaient pas encore été mises en place, elles feraient leur apparition avec le déploiement d’une approche de caractère plus formel et ontologique. Mais Rancière opérait déjà la distinction cruciale entre la lutte pour la reconnaissance d’une identité préexistante, basée sur une appartenance sociale ou culturelle, et la demande d’être reconnu comme quiconque, en tant qu’« intelligence égale ». Le premier type d’interprétation était justement pour lui ce que sa redécouverte des voix oubliées des prolétaires avait établi comme erroné, le type même d’approche qu’on trouvait en des versions diverses chez tous ceux qui s’intéressaient alors aux soulèvements populaires. À l’encontre de l’engouement de l’époque pour les interprétations culturalistes des révoltes populaires, Rancière pensait déjà la politique à travers un schéma à deux niveaux, où la mésentente concernant l’injustice d’un arrangement social spécifique impliquait un conflit préliminaire, plus radical, concernant la capacité des individus à prendre part au dissensus, en tant qu’êtres doués de logos. Comme il l’écrivait alors : « Les [ouvriers] parlent pour être reconnus comme autre chose que la force du nombre et la vigueur des bras, manieurs d’outils ou de fusils : pour montrer que les ouvriers peuvent dire ce qui est juste et raisonnable, qu’il faut leur faire place [… ]61 ». Ce que La mésentente allait ajouter plus tard, c’est une extension et une généralisation du conflit, si bien que la dichotomie entre travailleurs et bourgeois serait transformée en une opposition plus générale entre riches et pauvres, ou encore, entre experts et intelligences anonymes. La domination bourgeoise deviendrait la police. Mais l’argument fondamental selon lequel ce qui opère au cœur des luttes d’émancipation est la lutte pour la reconnaissance de la capacité même à prendre part aux conflits concernant des objets sociaux particuliers, cet argument avait déjà été extrait des écrits prolétariens du milieu du xixe siècle62. C’est pourquoi ces derniers continuent de fournir les exemples à partir desquels Rancière pense toute action politique authentique jusqu’à aujourd’hui. On peut d’ailleurs noter que même La mésentente, sous la surface d’une analyse ontologique formelle, continue de faire usage d’une logique de la reconnaissance dans ses pages les plus décisives. Comme dans le texte cité précédemment, celle-ci a le sens d’une demande de reconnaissance des gestes discursifs comme ayant une validité logique, c’est-à-dire comme ayant été accomplis par un être dont les arguments comptent comme tels, qui peut donc « dire ce qui est juste et raisonnable » et, de ce fait, prend une place pleine et entière dans la communauté, et y mérite sa propre « part »63.
38Dans son texte publié ici, Rancière note lui-même les aspects du modèle honnethien qui s’accordent avec sa propre approche. Il y a d’abord le fait que la reconnaissance est une demande sociale, adressée par les membres de la société à cette dernière. Si Honneth en conclut que c’est une demande normative, Rancière rejette bien sûr ce type de langage et partage en cela avec les autres auteurs de la philosophie française d’après-guerre le soupçon envers le normatif comme source d’oppression normalisante. Il s’agit pour lui tout simplement d’un fait de la vie sociale : il y a des sans-part et ceux-ci demandent leur part, c’est exactement en cela que consiste la politique. Rancière partage également avec Honneth l’idée selon laquelle une telle attente devient particulièrement visible, pour la société et ses membres, lorsqu’elle est déniée, de telle sorte que les demandes de justice apparaissent d’abord comme des dénonciations de l’injustice. Cela entraîne une autre dimension : la demande de reconnaissance émanant de ceux à qui elle a été déniée jette une lumière retrospective sur le champ social, le faisant apparaître comme un ordre de reconnaissance préétabli, un « partage du sensible » spécifique dans lequel certains corps, certains objets ou types d’activités, ne peuvent être vus ou sont dénigrés, et dans lequel certaines voix ne peuvent être entendues64. Rancière approuve également l’idée selon laquelle la reconnaissance a une dimension « opératoire », « antagonistique », et qu’elle doit justement être pensée comme « lutte ». Cette perspective sur la reconnaissance semble proche du concept de « litige » qu’il place au cœur de sa définition de la politique, comme ce qui permet de percevoir et de contester le « tort » constitutif de la société. Enfin, Rancière aussi bien que Honneth ne conçoivent pas qu’un tel tort structurel puisse jamais être éliminé. Chaque « partage du sensible », chaque ordre de la reconnaissance, fonctionne nécessairement par exclusion de certains corps, de certaines voix et de certaines activités, en refusant de les compter ou de les compter comme ayant une valeur égale aux autres. La politique consiste justement à mettre en évidence, dénoncer et corriger de tels « torts ».
39C’est notamment parce qu’ils partagent une telle vision de la politique comme lutte pour la reconnaissance d’expériences d’injustice et de la validité des demandes pour corriger celles-ci, que la confrontation entre les deux auteurs fait particulièrement sens et paraît prometteuse. Sur la base d’un tel consensus minimal, d’autres problématiques partagées se font jour. Nous voudrions en relever deux qui sont particulièrement intéressantes parce qu’elles posent des questions qui vont au cœur des théories critiques contemporaines. La première concerne le rapport entre le travail théorique et critique d’une part, et l’expérience sociale d’autre part. Sur ce problème central et traditionnel des philosophies ayant des visées critiques et pratiques, les deux penseurs offrent une approche nouvelle qui, contre toute attente, les réunit de nouveau. La seconde concerne leur rapport respectif à l’histoire. Pour l’un comme pour l’autre, ce rapport à l’histoire pourrait bien constituer l’un des maillons faibles de leur modèle respectif.
Herméneutique et phénoménologie de l’expérience sociale
40Comme on vient de le voir, dans sa première approche de la politique tirée des archives des luttes ouvrières, Rancière référait le dissensus au déni de l’identité prolétarienne, même si cette dernière était déjà interprétée de manière non substantielle. Dans le modèle de la maturité, afin d’éviter tout contresens sur l’enjeu du dissensus constitutif de la politique, Rancière se prononce de manière exclusivement négative vis-à-vis de la notion d’identité. Il oppose alors l’identité, qui risque toujours de présupposer un ancrage social ou culturel qui lui donnerait son contenu et menace ainsi de la faire basculer du côté de la « police », à une notion formelle de « sujet » résultant du processus de subjectivation, lorsque des individus se placent dans la position de demander reconnaissance là où l’ordre social existant ne veut rien voir ou entendre qui soit signifiant. La formalité et l’origine purement structurelle d’une telle subjectivité rappellent la notion de « support » que le tout jeune Rancière avait élaborée dans sa présentation pour Lire Le capital, comme ce point d’expérience et d’affectivité émergeant à l’intersection des structures définissant un mode de production, que les individus pouvaient occuper en fonction de leur place dans ce dernier65. Dans la confrontation avec Honneth, Rancière reprend sa critique de la notion d’identité, au nom même de la notion de reconnaissance. On notera qu’il prend bien soin de ne pas ramener la notion honnethienne d’identité, comme cela a trop souvent été le cas dans de nombreuses critiques adressées à Honneth, au sens que la notion a dans les débats sur le multiculturalisme, à savoir à une identité ethnique, sociale ou culturelle déjà constituée. Cela indique d’ailleurs un autre rapprochement entre les deux penseurs, l’idée que la lutte politique contient une dimension performative qui permet au sujet de se transformer, et d’une certaine manière de naître à soi dans le processus politique.
41Toutefois, même si Rancière souligne la plasticité et l’aspect dynamique de la notion honnethienne d’identité, cela demeure le point le plus problématique de leur discussion. Les critiques qu’il adresse à son homologue sont internes à la problématique de la reconnaissance. Pour lui, faire reposer une véritable politique de la reconnaissance sur des normes de l’identité personnelle est incompatible avec la logique même de celle-ci. Si la reconnaissance doit être proprement opératoire, elle doit contester l’ordre existant, puisque la politique consiste à créer « une configuration originale du monde commun66 ». Or un tel effet ne peut être lié à la tentative de re-connaître des identités stables, que celles-ci soient préétablies, comme dans la version multiculturaliste, ou qu’elles soient postulées comme telos de la reconnaissance, comme chez Honneth. Toutefois, en creusant davantage ce qui se tient derrière ces notions d’identité et de subjectivité entre Honneth et Rancière, on découvre en réalité d’intéressants recoupements.
42Un projet de « théorie critique » requiert en général l’utilisation d’un concept de sujet suffisamment déterminé. Un tel concept y joue en effet le plus souvent un rôle architectonique central, reliant plusieurs des niveaux impliqués : le niveau empirique des diagnostics de pathologies sociales, qui sont pour une part importante des pathologies individuelles ; le niveau de la théorie sociale, puisque la référence à la pathologie sociale implique l’idée d’un impact du social sur le sujet, qui doit être conceptualisé ; et le niveau de la théorie politique, puisque par leur dimension pratique, les projets critiques sont particulièrement intéressés par l’analyse de l’action politique et des mouvements sociaux67.
43Rancière toutefois ne suit pas ce modèle et ne cherche pas à relier les différents niveaux de sa pensée à travers une notion développée du sujet. Cela est dû sans doute à l’orientation antiphénoménologique de sa pensée, qu’il rappelle à nouveau dans notre ouvrage. Dans ses écrits postérieurs à La nuit des prolétaires, le concept de sujet ne sert qu’à spécifier le type d’agentivité à l’œuvre dans l’action politique. Toute autre perspective sur la subjectivité, notamment ses dimensions psychologiques et son ancrage social, risque d’effacer la ligne ontologique qui sépare les considérations « policières » et les considérations proprement politiques. Le modèle théorique de Honneth offre en revanche un excellent exemple d’articulation des différents niveaux d’analyse, utilisant comme point d’ancrage un concept substantiel de subjectivité ou d’identité. Pourtant, par-delà cette différence majeure dans leur manière de réaliser leur projet de théorie critique, il existe un point d’accord particulièrement instructif entre eux concernant précisément cette question de l’expérience individuelle. On peut en effet montrer qu’ils prêtent tous les deux une valeur épistémique centrale à l’expérience sociale et font reposer leurs modèles respectifs sur ce qu’on peut appeler une « herméneutique de la vie sociale », même si leur attitude diverge par ailleurs quant à ce qu’on appellera par contraste une « phénoménologie de la vie sociale68 ».
44Concernant Honneth, sur cette question comme sur de nombreuses autres, il convient de commencer par distinguer plusieurs périodes dans son œuvre. Dans ses écrits de jeunesse et jusqu’au tournant des années 2000, Honneth faisait reposer son modèle de théorie critique sur ce qu’on appelle en Allemagne une « anthropologie philosophique », autrement dit une notion particulièrement substantielle de la personne humaine permettant de relier sur cette fondation les aspects descriptifs (l’analyse des pathologies sociales, la réification, l’aliénation, etc.) et normatifs (la définition de l’injustice), aussi bien dans l’approche du social que du politique. Une telle méthodologie est caractéristique de la pensée de Kant et de Hegel, et de la tradition qui s’est inspirée d’eux depuis Feuerbach et Marx jusqu’à la première génération de l’École de Francfort, et même jusqu’à Habermas69. En réponse aux critiques qui ont été formulées à l’encontre du modèle présenté dans La lutte pour la reconnaissance, Honneth a fait évoluer son approche de l’identité. On peut voir dans Le droit de la liberté l’aboutissement de cette évolution : Honneth a abandonné la fondation de sa théorie de la justice dans une anthropologie philosophique. Désormais, l’autonomie personnelle est considérée non plus comme l’aboutissement d’un processus ontogénétique réussi, mais comme la norme centrale de la modernité, concrétisée dans une série de structures institutionnelles qui auront été mises en place progressivement dans l’histoire des sociétés humaines. La reconnaissance dénote toujours la structure d’attentes réciproques qui lient les sujets entre eux et les intègrent à la vie sociale, mais l’argumentation se fait maintenant en termes d’ontologie sociale et non plus en termes psychologiques ou anthropologiques. L’idée centrale est que c’est la structure même des besoins individuels humains qui rend la reconnaissance indispensable. Certaines attentes ou besoins fondamentaux ne peuvent être satisfaits que si l’individu appartient à une sphère sociale au sein de laquelle les autres individus adoptent la même attitude, de manière réciproque. Ainsi pour qu’il y ait de vrais amis, des membres d’une famille qui puissent vivre ensemble, pour qu’un marché du travail ou des marchandises fonctionne, il faut que chaque individu rentre dans le jeu social correspondant, en adoptant les modes de comportement normés, les types de rôles sociaux, qui rendent possibles de telles formes d’action sociale, elles-mêmes conditions de la réalisation des buts individuels. En deçà de ces attitudes normatives réciproques, il faut qu’ait d’abord eu lieu la reconnaissance de chacun par chacun comme membre pouvant légitimement prendre part aux interactions en question.
45À cette analyse de type transcendantal, Honneth ajoute une dimension historique. Les institutions de la modernité, si on les lit à la manière de Hegel, c’est-à-dire en cherchant à identifier leur noyau rationnel au-delà de la diversité de leurs manifestations empiriques, sont justement celles qui auront été transformées au cours du temps afin de rendre possible la liberté individuelle, par la réalisation de ces différents types d’attentes et de besoins individuels. La reconnaissance continue donc de jouer le rôle de condition de l’autonomie, et reste ainsi la fondation normative du modèle honnethien, mais elle a perdu son sens ontogénétique ou, plus simplement, psychologique. Au lieu de cela, Honneth met l’accent sur le fait que les différentes formes de reconnaissance s’expriment dans des règles, souvent rendues explicites et formalisées dans le droit, qui sous-tendent les différentes sphères sociales modernes comme la famille, le monde économique ou encore la sphère publique.
46Ce déplacement méthodologique a une conséquence importante par rapport à la version précédente : les attentes morales exprimées dans ces différentes règles et formalisées dans ces différents droits constituent désormais une sorte d’écran institutionnel entre le vécu psychique des individus et les structures sociales. Les luttes pour la reconnaissance doivent donc à présent être interprétées comme des demandes se référant à un fonds moral et légal institutionnalisé, et non plus comme les expressions, à l’échelle du social, de besoins et d’attentes psychiques et corporelles directement ancrés dans l’expérience réelle des individus d’un groupe social particulier. La reconnaissance est désormais un concept « éthique » au sens hégélien du terme. L’hypothèse fondamentale d’un besoin d’autonomie continue certes de fournir la fondation ultime de la théorie mais ce dernier n’est plus suffisant pour préciser à lui seul le contenu des luttes modernes pour l’émancipation. Ce contenu est désormais tiré de la façon dont les sociétés modernes ont formalisé les normes et les valeurs attachées à la réalisation des différents buts individuels.
47Il reste malgré tout une continuité essentielle entre les différentes périodes de l’œuvre de Honneth. Elle concerne la valeur épistémique accordée à l’expérience sociale et historique des individus. Que la reconnaissance soit définie en termes anthropologiques, comme dans les premières périodes de son œuvre, ou en termes d’institutions de la modernité, comme dans le nouveau modèle, les expériences sociales des sujets modernes conservent une valeur cognitive irremplaçable. Les attentes subjectives, ces attentes normatives qui sont exprimées et conceptualisées à partir du point de vue des sujets eux-mêmes, si elles sont prises selon un point de vue suffisamment englobant (au niveau de toute une population ou sur une période suffisamment longue), constituent la référence à partir de laquelle doivent être reconstruites les normes fondamentales qui, selon Honneth, forment le soubassement ultime de la vie sociale. Selon sa vision anti-utilitariste de la vie sociale, ce sont ces normes qui permettent à la myriade d’actions individuelles de se coordonner, non seulement de manière fonctionnellement adaptée, mais plus fondamentalement encore en fonction de considérations éthiques certes toujours disputées, mais déterminantes en dernière analyse. Ces normes qui transparaissent à travers les actions et les discours des individus, et qui forment la trame de la vie sociale, sont précisément les objets que la théorie sociale et l’ontologie sociale doivent s’attacher à reconstruire. Elles sont aussi en jeu selon un mode négatif dans les expériences de l’injustice à l’origine des luttes pour la reconnaissance, ou encore au cœur des luttes politiques qui proviennent du dysfonctionnement des institutions, dans le nouveau modèle. Et c’est en référence à ces normes que les diagnostics de pathologies sociales peuvent être établis. À ces différents niveaux de la théorie, ce sont donc les expériences subjectives de la vie sociale qui fournissent le fil directeur ou la référence fondamentale. On peut dire par conséquent que la théorie critique de Honneth contient un moment « herméneutique » original qu’on peut baptiser « herméneutique de la vie sociale » : non pas au sens classique du terme « herméneutique » selon lequel, suivant Gadamer, il s’agirait de reconstruire des traditions culturelles établies, mais au sens où on cherche dans les épisodes de contestation, voire dans les signes de malaise social qui restent en deçà de la visibilité publique, des attentes normatives qui sont d’autant plus fortes et donc structurellement importantes qu’elles sont déniées à certains groupes et classes70.
48La conséquence méthodologique de ce moment herméneutique est fondamentale : l’une des tâches les plus importantes d’une théorie critique est de rendre justice au contenu de l’expérience sociale et à ses transformations historiques. Elle doit fournir une grammaire conceptuelle adéquate permettant de saisir sans le déformer le contenu normatif des expressions de la vie sociale qui possèdent une signification historique. Une telle signification s’articule d’ailleurs en deux dimensions distinctes. Il y a d’abord une herméneutique de la vie sociale entreprise d’un point de vue synchronique, qui débouche sur une ontologie sociale dont le matériau de référence est fourni par les sciences sociales et historiques empiriques71. Une autre forme d’herméneutique de la vie sociale se déploie d’un point de vue diachronique puisque les transformations historiques sont répercutées dans l’expérience subjective et que les individus et les groupes font référence aux expériences historiques, à leurs avancées et à leurs régressions, dans l’expression de leurs attentes morales et politiques.
49Le passage à un sens « institutionnel » de la reconnaissance dans les derniers écrits de Honneth provoque une rupture partielle du lien entre expérience et critique, ou, pour le dire autrement, une prise de distance vis-à-vis de ce qu’on pourrait baptiser, par contraste avec l’herméneutique, une « phénoménologie de la vie sociale », si l’on entend simplement par là le contenu entier de l’expérience individuelle du social72. Dans le modèle précédent, le concept de reconnaissance était utilisé aussi bien en un sens normatif que phénoménologique, autrement dit, à la fois comme un principe moral et politique justifiant les luttes sociales, et comme un opérateur d’intelligibilité permettant de formaliser le contenu des expériences d’injustice et les revendications exprimées en leur nom. Une telle plurivocité permettait justement d’établir le passage entre les formes négatives d’expérience sociale et la grammaire conceptuelle élaborée par le travail théorique. Cette configuration méthodologique avait l’avantage de permettre à la théorie critique d’inclure toute la palette des blessures physiques et psychiques infligées par l’organisation sociale. Elle incluait ainsi davantage que la dimension herméneutique et pouvait viser à se faire la représentante, dans la sphère théorique, de la phénoménologie de la souffrance sociale73.
50C’était d’ailleurs l’un des buts expressément recherchés par le jeune Honneth, qui souhaitait par là prendre une distance critique vis-à-vis de Habermas : le tournant linguistique conduisait la théorie de l’agir communicationnel à mettre l’accent sur les règles d’acceptabilité de différents types d’expression, ce qui tendait à délégitimer toute expression sociale qui ne s’y conformerait pas et à introduire une barrière entre expérience de l’injustice et revendication, favorisant la reproduction des formes de la domination sociale74. Le passage à une acception institutionnelle de la notion de reconnaissance risque fort de reproduire un tel défaut. Après cette évolution, le recoupement entre les tâches herméneutiques et phénoménologiques de la théorie n’est plus assuré. Les injustices et les pathologies de la reconnaissance sont désormais conçues comme des violations d’engagements éthiques fondamentaux, ceux-là mêmes qui forment la trame normative de la vie sociale. Mais il n’y a plus de lien direct entre expérience sociale et demande normative.
51Sur la question du lien entre expérience sociale et demandes politiques, la position défendue par Honneth se rapproche de celle de Rancière, puisqu’il rejette à présent comme ce dernier toute approche de la politique qui chercherait à l’enraciner dans l’expérience prise dans sa profondeur individuelle, en somme une approche « phénoménologique » des questions sociales et politiques, et que par ailleurs il maintient l’orientation « herméneutique » de la théorie. Les deux penseurs incluent une telle dimension au sens où le travail théorique, chez l’un comme chez l’autre, consiste en partie à donner une forme conceptuelle aux attentes effectivement formulées par les individus et les groupes, au nom d’aspects spécifiques de l’autonomie personnelle entendue comme la norme fondamentale chez Honneth, et au nom de l’égalité comme présupposition nécessaire chez Rancière. Chez les deux auteurs, un aspect essentiel du travail théorique consiste à rendre justice, au sens exégétique, herméneutique du terme, c’est-à-dire de réarticuler, sans les déformer, les demandes effectives des individus et des groupes, et même, de prendre ces expressions comme fils directeurs du développement de la théorie. Un tel travail est selon eux à entreprendre notamment dans sa dimension historique en dégageant le legs de luttes et de demandes exprimées dans le passé et leurs échos possibles dans le présent.
52Pour Rancière, ce lien de continuité entre discours des opprimés et théorie de l’émancipation, et même l’idée d’une primauté politique et épistémique du premier type de discours sur le second, est absolument central. C’est la leçon majeure qu’il aura tirée de sa propre expérience militante et de sa confrontation avec l’althussérianisme, leçon qu’il n’aura eu de cesse, dans toute la suite de son œuvre jusqu’à ses textes les plus récents, textes esthétiques inclus, d’explorer, de justifier et de détailler. Le geste théorique althussérien, que La leçon d’Althusser s’était efforcé de déconstruire et que Rancière retrouvera ensuite sous de multiples visages aussi bien chez les classiques de la philosophie (Platon) que chez Marx et les sociologues (Bourdieu notamment), consiste à décrire les sujets sociaux comme des êtres intrinsèquement « mystifiés75 » qui ne perçoivent pas à quel point les expériences qu’ils font et les discours qu’ils tiennent sont façonnés par des instances extérieures à eux-mêmes. Une telle aliénation à soi-même des sujets sociaux tend à faire de leur identité un simple produit de forces sociales structurelles dont seuls les experts « théoriciens » pourraient contempler les mécanismes et les effets. Ce type de conception de la subjectivité produit une vision du travail théorique comme « démystification » ou comme contre-herméneutique, tout particulièrement si la théorie prétend contribuer à des fins d’émancipation. Selon Rancière, le problème de telles visions du rapport entre théorie, expérience et pratique est qu’elles débouchent sur des conceptions élitistes de la politique, lesquelles, en maintenant la distinction entre ceux qui savent et les ignorants, reproduisent l’une des sources majeures de la domination qu’elles se donnent par ailleurs pour but d’éliminer.
53On notera combien cette position méthodologique, antiphénoménologique mais herméneutique au sens spécifique où ces termes ont été employés ici, est précaire chez l’un comme chez l’autre penseur. On a déjà souligné à propos de Honneth que cette position en venait à rompre le lien entre expérience et théorie critique alors même que la motivation première de la théorie de la reconnaissance était justement de rétablir ce dernier. En ce qui concerne Rancière, on peut être sceptique envers une position qui prétend dissocier les demandes formulées par les individus, que la théorie est censée accueillir comme guides pratiques et même épistémiques, de l’expérience dont ces demandes émanent. Les demandes politiques émergent toujours d’aspects spécifiques de l’expérience sociale (la domination au sein du foyer, au travail, le non-respect de droits spécifiques, etc.). Comme elles sont censées émerger des agents eux-mêmes, il est inévitable qu’elles s’enracinent dans leurs expériences spécifiques. De façon révélatrice, dans les passages où c’est justement le contenu des demandes de reconnaissance qui est en jeu, Rancière se réfère aux individus en question sous le terme équivoque de « corps parlants », un terme qui révèle et dissimule leur chair dans le même geste76.
54Toutefois, malgré le dédain qu’il professe envers les théories qui mettent par trop l’accent sur les dimensions « de chair et de sang » des individus, la position de Rancière s’est complexifiée dans les deux dernières décennies, donc après la publication de ses écrits politiques majeurs, en ce qui concerne la relation à l’expérience individuelle prise dans sa profondeur psychosomatique. Il se pourrait même que son évolution ait pris une direction inverse de celle de Honneth. Pour ce dernier, comme on l’a indiqué, le passage d’un concept « phénoménologique » et anthropologique de reconnaissance à un concept historiciste et institutionnel correspond à une prise de distance vis-à-vis des dimensions psychologiques, affectives et somatiques de l’expérience sociale. Dans notre texte, cela se manifeste notamment dans le passage où Honneth exprime son accord avec Rancière sur le fait que l’expérience de la souffrance ne suffit pas par elle-même à rendre une demande politique valide77. Si l’on se penche sur l’évolution de la pensée de Rancière entre son travail historiographique consacré au mouvement ouvrier et ses écrits sur l’histoire de l’esthétique moderne, on constate qu’il a progressivement réintégré, mais sans jamais vraiment l’expliciter, l’importance des dimensions prédiscursives, affectives et même somatiques, non seulement dans les pratiques esthétiques, mais aussi politiques. Dans de nombreux passages de ses écrits esthétiques, les individus sont à nouveau dotés d’une constitution organique. La « chair » refait son apparition, au cœur même du travail théorique. C’est particulièrement frappant dans Aisthesis, ouvrage dans lequel Rancière étend l’application du cadre esthétique développé depuis plus de deux décennies aux arts de la performance et à des arts en marge des grandes formes canoniques78. Le livre peut se lire notamment comme une typologie non exhaustive des formes de corporéité rendues possibles par le régime moderne de la perception, du corps fragmenté au corps automate et au corps passif, typologie dont l’enjeu est tout autant esthétique que politique, comme toujours chez Rancière. La typologie des formes de corporéité rendues possibles dans le régime « esthétique » de la perception renseigne directement sur les possibilités pratiques d’effectuer ces « reconfigurations du monde commun » qui sont pour lui synonymes des luttes pour la reconnaissance.
55La politique pour Rancière consiste à dénoncer une « aisthesis » dominante, autrement dit une façon hégémonique de percevoir ce qui est socialement signifiant et de construire un « partage du sensible » sur la base d’une telle perception. En retour, il s’agit de proposer et de construire une aisthesis alternative, égalitaire. Or il y a diverses manières de contester une aisthesis dominante. Dans La mésentente, cette contestation se fait de manière discursive, par le recours au logos partagé par tout un chacun, contre l’exclusion hors de la scène du peuple. Mais dans les écrits esthétiques ultérieurs, l’accent est déplacé et les modes de contestation du partage du sensible dominant deviennent plus variés. Dans Aisthesis, Rancière n’insiste pas seulement sur les nouvelles formes d’activité corporelle mais également sur les nouvelles formes d’affectivité rendues visibles et socialement efficaces par le « régime esthétique des arts », lequel est aussi plus profondément un nouveau régime de la perception et même de l’être. Ces nouvelles formes d’agir, de sentir et d’être ont un enjeu politique direct puisque, comme Rancière le montre explicitement tout au long des études composant cet ouvrage, elles présentent autant de possibilités de contestation des formes de l’expérience dans lesquelles se concrétise la domination bourgeoise. Les corps anarchiques des clowns, le corps passif de Julien Sorel, le corps automate de Charles Chaplin se dotent d’une charge révolutionnaire, par l’explosion qu’ils impliquent des cadres institués d’expérience du sensible79.
56Même si la référence à ces corps n’est ni psychologique ni anthropologique, elle entraîne Rancière bien au-delà de la suspicion envers l’expérience corporelle et affective dont il ne s’était jamais vraiment départi depuis sa première période structuraliste. Les nombreux corps qui peuplent ses écrits esthétiques échappent aux partages du sensible institués, c’est là leur charge de rébellion. Ils incarnent littéralement, dans la chair même de sujets rebelles, dans leur activité mais aussi, le cas échéant, dans leur passivité même, le principe an-archique qui selon Rancière est la définition même de la politique, à savoir la mise au jour du caractère arbitraire et oppressif de la répartition gestionnaire, « policière » des corps, des objets et des activités. Et ces modalités corporelles révèlent par la même occasion des modes alternatifs, créatifs et égalitaires, d’habiter le monde, cette fois conçu comme monde commun.
57Rancière comme Honneth établissent donc tous deux des liens forts entre expérience et théorie, même si leurs modèles recèlent des points de tension et des évolutions concernant ce qu’expérience veut précisément dire. Un tel rapport multidimensionnel à l’expérience implique une dimension historique importante. Pour les deux auteurs, les principes à partir desquels on peut penser la politique se manifestent notamment dans l’histoire des luttes sociales. L’herméneutique de la vie sociale est entre autres choses une herméneutique historique. Or, comme nous allons le voir, sur ce point également, les deux philosophes ne partagent pas seulement des approches comparables mais tout autant certaines des difficultés inhérentes à celles-ci.
Le problème de l’histoire
58Rancière comme Honneth développent des approches méthodologiques qu’on peut définir comme « historicistes ». Le projet de Rancière, depuis les années 1970 jusqu’aux écrits plus récents, a consisté à explorer dans toute leur richesse et leur complexité contradictoire les ressources en nouveautés politiques et esthétiques impliquées par le principe moderne de l’égalité universelle. Concrètement, cela s’est traduit par des enquêtes menées sur toute une série d’épisodes militants et créatifs entre les xixe et xxe siècles. La présupposition historiciste d’un tel projet est claire : ce sont les ouvertures attachées spécifiquement à une époque déterminée, celle qu’on appelle généralement modernité au sens chronologiquement le plus restreint du terme, qui sont étudiées. Et ces innovations ont été rendues possibles par l’émergence d’attentes, elles-mêmes fondées sur un principe, celui de l’égalité universelle, qui sont tout à fait spécifiques de cette époque. De la même façon, pour Honneth, la thématique de la reconnaissance, conçue comme principe d’intelligibilité permettant d’analyser la vie sociale et les processus politiques, est intimement liée à une nouveauté historique caractéristique de la modernité, encore une fois définie en un sens restreint. Cette nouveauté historique, comme chez Rancière, tient au fait que tout individu est désormais en position d’exiger son dû de la société. Honneth interprète ce dû comme ce qui permet à chacun de se réaliser pleinement, de réaliser son autonomie personnelle dans toutes ses dimensions. Rancière préfère en rester à la pure présupposition de l’universalité radicale sans chercher à lier l’objet des demandes individuelles et collectives à un quelconque contenu interne aux individus. Mais chez l’un comme chez l’autre, une présupposition historiciste similaire est à l’œuvre, l’idée selon laquelle les sociétés occidentales post-révolutionnaires se distinguent d’autres époques par leur universalisme.
59Or, même si une approche historiciste paraît aller de soi dans le contexte intellectuel contemporain, elle demeure problématique dans des projets théoriques qui se donnent pour mission d’accompagner les luttes pour l’émancipation. En effet, une telle approche empêche la théorie critique d’établir des liens avec des mouvements sociaux « prémodernes », même avec ceux qui pourraient sembler exprimer le même genre de revendications que leurs variantes modernes. D’ailleurs, on remarquera que chez de nombreux auteurs ayant des intentions « critiques », l’impératif méthodologique historiciste est régulièrement mis entre parenthèses, dès lors justement qu’une continuité évidente rapproche un mouvement politique du passé d’un mouvement moderne. Le problème se pose avec d’autant plus d’acuité pour des auteurs qui conservent un lien, même distant, avec le marxisme. Car même si Marx et Engels étaient eux-mêmes radicalement historicistes, et peuvent même être crédités d’avoir établi dans les sciences sociales contemporaines la nécessité de procéder à partir de présuppositions historicistes aussi bien du point de vue strictement théorique que dans les visées pratiques de la théorie80, on trouve pourtant déjà chez eux nombre d’arguments continuistes. Du point de vue théorique, au-delà de la spécificité de chaque mode de production, toutes les sociétés humaines se caractérisent par un certain nombre de facteurs structurels de base aboutissant à la domination et l’exploitation organisées autour du travail81. Du point de vue pratique, on peut souvent tracer des lignes reliant des luttes passées pour l’émancipation à la révolution à venir82.Ainsi dans La guerre des paysans en Allemagne, Engels établissait-il une comparaison directe, passant allègrement par-dessus les siècles, pour noter toutes les analogies sociales et politiques reliant la révolution paysanne de 1525 à la révolution avortée de 1848. Aujourd’hui, Alain Badiou perpétue une telle vision des politiques révolutionnaires, arguant qu’en ce qui concerne la politique au sens vrai, celle qui rompt effectivement avec l’inégalité, « l’histoire n’existe pas83 », et faisant à partir de ce constat la théorie des « noms de l’histoire » autour desquels s’articulent une transhistoire des luttes pour l’égalité réelle, liste qui inclut Spartacus, Thomas Müntzer, Robespierre, Jacquou le Croquant, Toussaint-Louverture, Lénine et Mao84.
60Comment Rancière résout-il cette tension entre historicisme et continuisme, lui qui dans certains écrits semble se rapprocher de la rhétorique de Badiou mais qui par ailleurs, comme on vient de le rappeler, adopte une approche résolument discontinuiste ? Il semble que la tension mette en conflit les pans politique et esthétique de son œuvre. Du point de vue de l’histoire politique, de nombreux indices incitent à penser que même si son objet explicite est le principe démocratique pris dans son acception moderne, il n’est pas opposé à l’idée d’une validité transhistorique de certains facteurs structurels de base, et par contre-coup à l’idée d’une mémoire des luttes pour l’égalité qui traverserait l’histoire. Sa position sur ce point paraît comparable à celle de Badiou. Ainsi reprend-il sans distance apparente à son égard le plaidoyer de Ballanche comparant les prolétaires qui comparaissent devant un juge bourgeois aux plébéiens romains qui s’étaient retirés sur l’Aventin lors de la première sécession de la Plèbe85. C’est même cet exemple qui suscite, bien plus qu’il n’illustre, sa célèbre ontologie de la politique comme scène dissensuelle du peuple86. Dans d’autres passages, Rancière semble défendre l’idée selon laquelle les luttes prolétariennes représentent des sortes de phares ponctuant la sombre histoire de la domination et qu’ainsi, en tant qu’« inscriptions d’égalité », elles constituent des exemples à suivre pour les siècles futurs. De telles inscriptions possèdent une valeur historique à plusieurs titres. Ces épisodes sont bien sûr des exemples historiques mais ils procurent également des schèmes discursifs concrets, des modes d’argumentation à retenir pour toute lutte ultérieure au nom de l’égalité87. Et dans de nombreux passages, comme on l’a rappelé, Rancière semble citer le célèbre aphorisme placé en incipit du Manifeste d’Engels et Marx, cette fois repris à travers la métaphore de Jacotot sur les « lois de la gravité » sociale et l’inévitable présence des hiérarchies dans toute société humaine88. La « police » aussi bien que les interruptions de la logique policière au nom de l’égalité semblent représenter des facteurs structurels de toute société humaine, à tout le moins celles divisées entre riches et pauvres, individus libres et non libres. C’est ce à quoi Honneth fait référence lorsqu’il questionne Rancière à plusieurs reprises sur la base anthropologique de ses thèses. Pour Honneth, c’est en référence à une telle base que Rancière peut formaliser la politique d’une manière qui parcourt ainsi les siècles.
61De tels arguments transhistoriques ne sont pas nécessairement en contradiction avec une focalisation thématique sur les luttes et innovations du xixe siècle. On peut considérer que le statut universel du principe d’égalité moderne est fondamentalement le résultat d’une dynamique d’universalisation qui ne fait que rendre réelle une demande qui aura surgi à de nombreuses reprises au cours de l’histoire. Le problème pour Rancière est qu’une telle solution ne fonctionne plus lorsqu’on passe à ses écrits esthétiques. Là, en effet, l’historicisme est explicitement synonyme de coupure historique entre les périodes qui deviennent alors incommensurables entre elles. Le « régime esthétique » fonctionne de manière radicalement distincte des autres régimes des arts, le régime éthique et le régime représentatif. Même si on peut continuer de percevoir ces derniers à l’œuvre dans la période contemporaine, par exemple avec la tentative toujours renouvelée de dissoudre la radicalité du régime esthétique dans le recours aux vieilles recettes de la « fable », autrement dit des histoires bien contées, et de la mimesis réaliste, l’inverse n’est pas vrai : la radicale égalité des genres, des objets et des personnages eu égard au droit à l’expression aurait été impensable avant les révolutions de la fin du xviiie siècle. Mais comment adopter une position strictement historiciste en esthétique alors que la théorie politique s’accommode des présuppositions continuistes ? Cela représente d’autant plus un problème pour Rancière que ces deux pans de sa pensée sont intrinsèquement liés. Cette difficulté se vérifie tout particulièrement si l’on considère que son évolution vers les questions esthétiques avait été signalée par la thématique de la « littérarité ». Celle-ci désignait une nouvelle possibilité offerte par le régime moderne des arts – l’idée selon laquelle la « lettre », aussi bien le pouvoir d’expression que la capacité de faire sens, était désormais ouvert à toutes et tous, et même à toutes choses – mais aussi un aspect central de la politique telle qu’elle était définie dans La mésentente89. Comment un modèle théorique peut-il accueillir deux perspectives contradictoires autour d’un même concept central ?
62Honneth doit faire face à un problème comparable. Sa position explicite est bien sûr rigoureusement historiciste. Les trois sphères de la reconnaissance telles qu’elles sont présentées dans La lutte pour la reconnaissance ne peuvent surgir historiquement qu’une fois que les distinctions de statut qui servaient de fondation aux sociétés de l’ancien régime se sont effondrées sous les coups de la critique philosophique90. Dans la reconstruction historique qu’en propose Honneth, la liberté, l’égalité et la fraternité telles qu’elles forment désormais le socle normatif des sociétés modernes sont sans équivalent dans le passé. Il réaffirme très fortement cette thèse dans son dialogue avec Rancière91. Avec le nouveau paradigme élaboré dans Le droit de la liberté, les sphères de la reconnaissance prennent certes place dans une reconstruction historique enrichie et multidimensionnelle, mais c’est toujours une idée de modernité en un sens historique très restreint qui délimite le contexte de référence. Et la théorie critique n’a toujours pas à se préoccuper de ce qui se déroulait en deçà de cette ligne historique : elle continue d’être la théorie critique de la société moderne, et pour accomplir son travail critique, elle n’a à prendre en charge que des normes modernes, celles qui, apparemment, sont apparues pour la première fois à l’époque des révolutions modernes. Ici, Honneth rejoint Rancière pour maintenir des hypothèses fondamentales qui sont très largement partagées dans la philosophie sociale et la philosophie politique contemporaines. On notera simplement que dans d’autres disciplines, les lignes historiques ne sont pas aussi nettement tracées92.
63Toutefois, Honneth lui-même avait perçu le pouvoir d’attraction des luttes sociales prémodernes. Dans un texte publié tout juste avant La lutte pour la reconnaissance, il présentait ainsi la philosophie de l’histoire de Walter Benjamin comme un modèle utile pour penser l’histoire comme reconnaissance au présent du potentiel émancipateur des combats et des souffrances du passé93. De même, le chapitre 8 de La lutte pour la reconnaissance, dans lequel Honneth développe les conséquences de la théorie de la reconnaissance pour l’interprétation des luttes sociales, peut être lu de telle manière que ces dernières ne s’appliquent plus seulement à la « société post-traditionnelle » : la théorie de la reconnaissance devient alors intelligible en référence, par exemple, à la guerre des paysans du xvie siècle. L’autre versant de l’historicisme honnethien, encore accentué depuis Le droit de la liberté, tient à la lecture téléologique de la rupture moderne, de telle sorte que l’universalisme porté par les révolutions modernes est censé se concrétiser progressivement au cours des deux derniers siècles. Une telle vision de la modernité ne semble pas laisser suffisamment de place à l’envers du « progrès normatif », à savoir les régressions terribles qui ont accompagné la modernité. De ce point de vue, tout autant que par considération de ce qui est perdu par la théorie critique lorsqu’elle se coupe des épisodes passés, il semble que l’historicisme honnéthien soit également problématique, même si sur ce point il paraît plus cohérent avec lui-même que celui de Rancière.
64Les quelques problèmes que nous avons soulevés ici, sur le social et le politique, sur la question de l’expérience et sur l’approche de l’histoire, permettent de révéler des tensions inhérentes au projet critique. Et si chacune des deux approches – celle d’Honneth et celle de Rancière – contribue d’une manière spécifique à éclairer la société, leur mise en dialogue permet d’analyser et de clarifier encore davantage les défis posés à la théorie par les évolutions de nos sociétés. Et ce n’est là que le point de départ d’autres explorations possibles que la confrontation entre ces perspectives allemande et française contribuera à éclairer.
Notes de bas de page
1 À l’exception des travaux de Jean-Philippe Deranty. Voir « Mésentente et Reconnaissance : Honneth face à Rancière », dans Emmanuel Renault, Yves Sintomer (dir.), Où en est laThéorie critique ?, Paris, La Découverte, 2003, p. 185-199. Voir aussi Jean-Philippe Deranty, « Jacques Rancière’s Contribution to the Ethics of Recognition », Political Theory, 31/1, 2003, p. 136-156. Et sur Honneth, Jean-Philippe Deranty, Emmanuel Renault, « Politicising Honneth’s Ethics of Recognition », Thesis Eleven, 88, 2007, p. 92-111.
2 Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance. Grammaire morale des conflits sociaux, trad. par P. Rusch, Paris, Cerf, 2000 ; Jacques Rancière, La mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.
3 Emmanuel Renault, « Critique », dans Id., Le vocabulaire de Marx, Paris, Ellipses, 2001, p. 16-18.
4 La théorie critique de la société est « inspirée et dominée par le souci d’établir un ordre conforme à la raison », Max Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique », dans Id., Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. par C. Maillard, S. Müller, Paris, Gallimard, 1996, p. 28. Elle considère le monde comme étant le produit de la praxis sociale, bien que l’individu le voie comme un donné imposé à sa volonté de l’extérieur. Toute la question – et elle contient un moment qui est apparenté à une critique de l’idéologie – est de déterminer comment restituer cette relation entre l’individu et le tout. Par opposition à la théorie traditionnelle, la théorie critique vise la « modification du tout social » afin que la société soit le « produit de la spontanéité consciente d’individus libres » (p. 40).
5 C’est le cas notamment lorsqu’il distingue un « centre » (Adorno, Horkheimer ou Marcuse) et une périphérie (Neumann, Kirchheimer, Fromm ou encore Benjamin), voir Axel Honneth, « Théorie critique. Du centre à la périphérie d’une tradition de pensée », dans Id., Un monde de déchirements. Théorie critique, psychanalyse, sociologie, trad. par P. Rusch, O.Voirol, Paris, La Découverte (Théorie critique), 2013, p. 121-159.
6 Outre Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., voir notamment Les pathologies de la liberté. Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, trad. par F. Fischbach, Paris, La Découverte, 2008, et plus récemment Le droit de la liberté. Esquisse d’une éthicité démocratique, trad. par F. Joly, P. Rusch, Paris, Gallimard, 2015.
7 Michel Foucault, « Structuralisme et post-structuralisme » (Entretien avec Gérard Raulet, printemps 1983), dans Dits et écrits, t. IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 431-457.
8 Axel Honneth, « Adorno et Foucault. Deux formes d’une critique de la modernité », Critique, 471-472, « Michel Foucault : du monde entier », trad. par C. Bouchindhomme, août-septembre 1986, p. 800-815 ; voir aussi Axel Honneth, Critique du pouvoir. Michel Foucault et l’École de Francfort, élaborations d’une théorie critique de la société, trad. par M. Dautrey, O.Voirol, Paris, La Découverte (Théorie critique), 2017. Sur cette histoire croisée, voir Yves Cusset, Stéphane Haber (dir.), Habermas et Foucault. Parcours croisés, confrontations critiques, Paris, CNRS éditions, 2006.
9 Michel Foucault, Qu’est-ce que la critique ? suivi de La culture de soi, Paris, Vrin, 2015.
10 Horkheimer parlait initialement d’une « organisation irrationnelle » de la société, Adorno plus tard d’un « monde administré », Marcuse utilisait des concepts tels que « société unidimensionnelle » ou « tolérance répressive », enfin Habermas utilisait la formule « colonisation du monde vécu ». Axel Honneth, « Une pathologie sociale de la raison. Sur l’héritage intellectuel de la Théorie critique », dans Id., La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, éd. par O.Voirol, Paris, La Découverte, 2006, p. 104-105.
11 Axel Honneth, « Une pathologie sociale de la raison », art. cité, p. 103-104.
12 Axel Honneth, « Une pathologie sociale de la raison », art. cité, p. 115.
13 Ibid., p. 130. Voir également Axel Honneth, « Existe-t-il un intérêt à l’émancipation ? », dans le présent volume p. 111.
14 C’est le cas dès la thèse d’Honneth, Axel Honneth, Critique du pouvoir, op. cit.
15 Axel Honneth, Le droit de la liberté, op. cit., p. 22-23.
16 Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », dans Id., Positions (1964-1975), Paris, Les Éditions sociales, 1976, p. 67-125.
17 Sur le rapport de Rancière à Marx à travers Althusser, voir Emmanuel Renault, « The Many Marx of Jacques Rancière », dans Jean-Philippe Deranty, Alison Ross (dir.), Jacques Rancière and the Contemporary Scene : The Philosophy of Radical Equality, NewYork, Continuum, 2012, p. 167-186. Voir aussi Guillaume Sibertin-Blanc, « De la coupure épistémologique à la coupure politique. Rancière lecteur de Marx, 1973-1983 » (http://revueperiode.net/de-la-coupure-epistemologique-a-la-coupure-politique-ranciere-lecteur-de-marx-1973-1983/, consulté le 7 septembre 2018).
18 Rancière a collaboré avec Althusser au livre Lire Le capital, publié en 1965 : voir Louis Althusser, Étienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey, Jacques Rancière, Lire Le capital, Paris, PUF, 2008.
19 Jacques Rancière, La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard/Pluriel, 2012, p. 10.
20 Ibid., p. 7.
21 Ibid., p. 8.
22 « Si les cordonniers se mêlent de faire les lois, il n’y aura dans la cité que de mauvaises lois et plus du tout de chaussures » ; qui a aussi sa version révolutionnaire : « s’ils veulent faire eux-mêmes la philosophie de l’émancipation ouvrière, ils reproduisent la pensée faite tout exprès pour les aveugler et barrer le chemin de leur libération » (ibid., p. 25).
23 Jacques Rancière, Le maître ignorant, Paris, 10/18, 2004.
24 Id., La nuit des prolétaires, op. cit., p. 12.
25 « Biopolitique ou politique ? », Entretien avec Jacques Rancière, Multitudes, 1, mars 2000, p. 92. Selon Rancière, « Foucault a transformé la forme classique de ce souci (l’inquiétude devant les masses laborieuses/dangereuses) en une autre forme : l’investissement positif du pouvoir dans la gestion de la vie et la production de formes optimales d’individuation. »
26 Jacques Derrida, Jürgen Habermas, Le « concept » du 11 Septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001), éd. par Giovanna Borradori, Paris, Galilée, 2004.
27 Lasse Thomassen (dir.), The Derrida-Habermas Reader, Chicago, University of Chicago Press, 2006.
28 Johanna Meehan (dir.), Feminists Read Habermas. Gendering the Subject of Discourse, Londres/New York, Routledge, 1995.
29 David Couzens Hoy, Thomas MacCarthy, Critical Theory, Oxford, Wiley-Blackwell, 1994, p. 2. On pense également à l’ouvrage d’Ashenden et Owen qui poursuit la confrontation entre Foucault et Habermas, entre deux conceptions de la critique et des Lumières, sous la forme de la réponse qu’aurait apportée Foucault à la critique habermassienne de la généalogie. Samantha Avenshen, David Owen (dir.), Foucault Contra Habermas : Recasting the Dialogue Between Genealogy and Critical Theory, Londres, Sage, 1999. Mentionnons aussi Michael Kelly, Critique and Power : Recasting the Foucault/ Habermas Debate, Studies in Contemporary German Social Thought, Cambridge, Mass., MIT Press, 1994.
30 Axel Honneth, Critique du pouvoir, op. cit.
31 Adorno et Foucault représentent pour Honneth deux critiques de la rationalité instrumentale, défendant un contre-concept « encore vague » de subjectivité corporelle : ils critiquent tous deux la raison historique et son déploiement pendant les Lumières et l’explosion du capitalisme, ainsi que la forme d’intégration des sociétés contemporaines. « L’un et l’autre voient manifestement ce processus civilisateur de la rationalisation instrumentale culminer dans les organisations vouées à la domination qui ont le pouvoir de contrôler et de réguler de part en part la vie sociale » (« Adorno et Foucault », art. cité, p. 809-810). Mais Honneth défend, contre l’attaque de la subjectivité humaine en général qu’il croit lire chez Foucault, l’idée adornienne d’une possible réconciliation du sujet et des dimensions pulsionnelles et imaginaires dont la civilisation l’a amputé.
32 Axel Honneth, Nancy Fraser, Umverteilung oder Anerkennung ? Eine politisch-philosophische Kontroverse, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2003.
33 Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, ouvrage issu des Adorno Vorlesungen tenues à Francfort-sur-le-Main en 2008 sur l’invitation d’Honneth.
34 Judith Butler, Ernesto Laclau, Slavoj Žižek, Contingency, Hegemony, Universality. Contemporary Dialogues on the Left, Londres, Verso, 2000 ; Judith Butler, Catherine Malabou, Sois mon corps. Une lecture contemporaine de la domination et de la servitude chez Hegel, Paris, Bayard, 2010.
35 « Biopolitique ou politique ? », art. cité, p. 90.
36 Jacques Rancière, La mésentente, op. cit., p. 71.
37 Ibid., p. 74.
38 Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 10.
39 Voir Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., ou encore Axel Honneth, Nancy Fraser, Umverteilung oder Anerkennung ?, op. cit.
40 Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes [1992], trad. par R. Rochlitz, C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1997,p. 23. Cette critique de Honneth à Habermas est analysée par Emmanuel Renault dans L’expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004, p. 72-92.
41 Voir Axel Honneth, « Anerkennungsbeziehungen und Moral. Eine Diskussionsbemerkung zur anthropologischen Erweiterung der Diskursethik », dans Reinhard Brunner, Peter Kelbel (dir.), Anthropologie, Ethik und Gesellschaft. Für Helmut Fahrenbach, Francfort-sur-le-Main/New York, Campus, 2000, p. 101-111.
42 Axel Honneth, « La philosophie de la reconnaissance : une critique sociale », propos recueillis par M. Foessel, Esprit, 7/2008, p. 88-95.
43 Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004.
44 Ibid., p. 153.
45 La littérature de Proust est analysée par Rancière dans La parole muette. Essais sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette littératures, 1998 ; voir aussi Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007 et récemment, Les bords de la fiction, Paris, Seuil, 2017.
46 Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, 2004.
47 C’est la présentation qu’Honneth donne dans l’entretien cité « La philosophie de la reconnaissance : une critique sociale », Esprit, 2008, p. 89.
48 On en trouve un exemple dans l’appréhension du concept de liberté à travers ses fondements sociaux et institutionnels, voir Axel Honneth, « De la pauvreté de notre liberté : grandeur et limites de la “vie éthique” chez Hegel », dans Y.-C. Zarka (dir.), Critique de la reconnaissance. Autour de l’œuvre d’Axel Honneth, Paris, Vrin, 2015. La liberté individuelle ne peut être réalisée qu’à travers des institutions sociales, lorsque les individus sont également aptes à participer à ce qu’Honneth appelle des « sphères institutionnalisées de réciprocité » : familles et relations personnelles, marché du travail et processus de prise de décision démocratique. En se rapportant aux institutions, les individus se rapportent à eux-mêmes : c’est le sens que Honneth donne au terme hégélien « esprit », concept d’un rapport réflexif à soi-même qui conduit les sujets à concevoir l’objectivité de la réalité sociale comme le produit de leur activité en tant que sujets se rapportant rationnellement à eux-mêmes. Honneth élabore une notion de liberté incarnée dans les pratiques institutionnalisées, irréductible aux droits subjectifs et à l’autonomie morale.
49 Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
50 Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je, telle qu’elle nous est révélée, dans l’expérience psychanalytique », Revue française de psychanalyse, 13/4, 1949, p. 449-455 ; J. Lacan, Le séminaire, livre I, Les écrit techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975 ; et Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », dans Id., Positions (1964-1975), op. cit., p. 67-125.
51 Voir Jacques Rancière, La leçon d’Althusser [1974], Paris, La Fabrique, 2012. On notera aussi qu’un des chapitres du Maître ignorant est intitulé « La société du mépris ».
52 Alain Faure, Jacques Rancière, La parole ouvrière, 1830-1851 [1976], Paris, La Fabrique, 2007, p. 7-19 ; « Savoirs hérétiques et émancipation du pauvre », Les scènes du peuple (Les révoltes logiques, 1975-1985), Lyon, Horlieu, 2003, p. 35-54.
53 Alain Faure, Jacques Rancière, La parole ouvrière, op. cit., p. 8.
54 Alain Faure, Jacques Rancière, La parole ouvrière, op. cit., p. 10.
55 Il vaut sans doute la peine de citer le passage de La mésentente qui reprend l’exemple dix ans plus tard, p. 45 et suiv. « Face à cela, que font les plébéiens réunis sur l’Aventin ? Ils ne font pas de camp retranché à la manière des esclaves des Scythes. Ils font ce qui était impensable pour ceux-ci : ils instituent un autre ordre, un autre partage du sensible en se constituant non comme des guerriers égaux à d’autres guerriers mais comme des êtres parlants partageant les mêmes propriétés que ceux qui les leur nient. Ils exécutent ainsi une série d’actes de parole qui miment ceux des patriciens : ils prononcent des imprécations et des apothéoses ; ils délèguent l’un d’entre eux pour aller consulter leurs oracles ; ils se donnent des représentants en les rebaptisant. En bref, ils se conduisent comme des êtres ayant des noms. Ils se découvrent, sur le mode de la transgression, comme des êtres parlants, doués d’une parole qui n’exprime pas simplement le besoin, la souffrance et la fureur, mais manifeste l’intelligence. Ils écrivent, dit Ballanche, “un nom dans le ciel” : une place dans un ordre symbolique de la communauté des êtres parlants, dans une communauté qui n’a pas encore d’effectivité dans la cité romaine. »
56 Alain Faure, Jacques Rancière, « Savoirs hérétiques et émancipation du pauvre », art. cité, p. 38.
57 Axel Honneth, « Conscience morale et domination de classe. De quelques difficultés dans l’analyse des potentiels normatifs d’action », dans Id., La société du mépris, op. cit., p. 203-223.
58 Il emploie le terme littéralement dans « Savoirs hérétiques et émancipation du pauvre », art. cité, p. 37.
59 Jacques Rancière, La parole ouvrière, op. cit., p. 14.
60 Ibid.
61 Ibid., p. 11.
62 Jacques Rancière, La mésentente, op. cit., p. 60-61.
63 Ibid., p. 22 et suiv.
64 Voir dans ce volume, p. 53 et suiv.
65 Jacques Rancière, « Le concept de critique et la critique de l’économie politique des “Manuscrits de 1844” au “Capital” », dans Lire Le capital, op. cit., p. 155.
66 Voir l’intervention de Rancière ci-dessous, notamment p. 59.
67 Un excellent exemple d’ouvrage de théorie critique contemporain démontrant le rôle structurellement central d’une théorie du sujet dans ce type de projet est fourni par Amy Allen, The Politics of Ourselves, Columbia, Columbia University Press, 2008.
68 Nous entendons donc par « herméneutique » quelque chose de distinct de ce que Christoph Menke a mis en lumière lors de son intervention dans les discussions qui ont eu lieu à Francfort entre Honneth et Rancière (voir dans le présent ouvrage, p. 75 et suiv.). Nous ne désignons pas ici une dimension de la lutte politique elle-même, mais plutôt des dimensions de la méthode de Honneth et de celle de Rancière.
69 Honneth s’inscrit explicitement dans cette tradition dans « Les pathologies du social. Tradition et actualité de la philosophie sociale », dans Id., La société du mépris, op. cit., p. 39-100.
70 Cette « herméneutique » est donc à distinguer de l’herméneutique héritée de Gadamer et Heidegger dont Habermas avait rejeté l’approche méthodologique dans la construction de sa propre théorie sociale.
71 Pour s’en tenir aux ouvrages majeurs de Honneth, voir le chapitre 6 de La lutte pour la reconnaissance qui établit un lien substantiel entre les expériences ordinaires de « mépris » et le rôle central que joue cette notion dans la théorie de la reconnaissance, ou le chapitre 3 du Droit de la liberté.
72 Rappelons que les trois sphères de reconnaissance ont été initialement établies comme une typologie fondée sur une méthode de type phénoménologique (Honneth parle d’une « phénoménologie des formes de reconnaissance », La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 84). Ce déplacement est perceptible en particulier dans l’adoption par Honneth de l’analyse importante que propose Christopher Zurn des pathologies de la reconnaissance commme pathologies de « second ordre », voir Christopher Zurn, « Social Pathologies as Second-Order Pathologies », dans Danielle Petherbridge (dir.), Axel Honneth : Critical Essays, Leyde, Brill, 2011, p. 345-370.
73 Voir Emmanuel Renault, L’expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004, et Id., Souffrances sociales. Sociologie, psychologie, politique, Paris, La Découverte, 2008, ainsi que Id., « A Critical Theory of Social Suffering », Critical Horizons, 11/2, 2010, p. 221-241. Voir aussi Lois McNay, The Misguided Search for the Political, Londres, Polity Press, 2014, p. 28-65.
74 74Voir en particulier Axel Honneth, « La dynamique du mépris. D’où parle une théorie critique de la société ? », dans Id., La société du mépris, op. cit., p. 181-202.
75 Voir Jacques Rancière, « L’être-mystifié est le contenu essentiel de la fonction de sujet », dans Id., « Le concept de critique et la critique de l’économie politique des Manuscrits de 1844 au Capital », Lire Le capital, op. cit., p. 155.
76 Jacques Rancière, La mésentente, op. cit., p. 26, 40 et 85.
77 Voir dans le présent volume, p. 69. Voir aussi l’analyse explicite dans Axel Honneth, « Travail et reconnaissance, une tentative de redéfinition », dans Id., Un monde de déchirements, op. cit., p. 257-277.
78 Jacques Rancière, Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l’art, Paris, Galilée, 2011.
79 Ibid., p. 61-77 pour Julien Sorel et p. 227-243 pour Chaplin.
80 Karl Marx, La guerre civile en France, Paris, Éditions sociales, 1971.
81 Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1975.
82 Voir la lettre à Engels du 25 mars 1868, qui défend la méthode d’histoire comparative consistant à trouver ce qu’il y « de plus novateur dans ce qu’il y a de plus vieux », dans Karl Marx, Friedrich Engels, Ausgewählte Briefe, Berlin, DietzVerlag, 1953, p. 231.
83 Alain Badiou, L’hypothèse communiste, Paris, Lignes, 2009, p. 190.
84 Voir en particulier L’hypothèse communiste, où la généalogie historique des luttes égalitaires est menée de la façon la plus cohérente et où Badiou établit l’importance des « noms propres », notamment p. 196-198.
85 Jacques Rancière, La mésentente, op. cit., p. 45 et suiv.
86 De fait, Badiou se réfère directement à Rancière lorsqu’il met l’accent sur les « noms propres » qui incarnent les événements révolutionnaires, à la différence de la focalisation de Rancière sur les héros anonymes des révolutions (les Gauny de l’histoire pourrait-on dire).
87 Jacques Rancière, Les bords du politiques, op. cit., p. 66 ; Id., Les noms de l’histoire, op. cit., p. 186-187.
88 Id., Le maître ignorant, Paris, 10/18, 2004, p. 125-138.
89 Jacques Rancière, La mésentente, op. cit., p. 61 : « L’animal politique moderne est d’abord un animal littéraire. »
90 Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 147-158, en particulier p. 151.
91 Voir dans le présent volume p. 71 et suiv.
92 Voir par exemple Jack Goody, TheTheft of History, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
93 Axel Honneth, « Une reconstruction communicationnelle du passé. Sur la relation entre anthropologie et philosophie de l’histoire chez Walter Benjamin », dans Id., Ce que social veut dire, t. 2, Les pathologies de la raison, trad. par P. Rusch, Paris, Gallimard, 2013, p. 95-116. Voir Alison Ross, Walter Benjamin’s Concept of the Image, New York, Routledge, 2014, chap. 4.
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