Chapitre 9. Pragmatisme et démocratie dans un monde globalisé
p. 363-399
Texte intégral
Le projet démocratique au-delà de l’État-nation
1Le pragmatisme a récemment bénéficié d’un intérêt grandissant dans les relations internationales et dans les études mondiales (Global Studies)1. Ici plusieurs auteurs ont remarqué ses avantages pour aborder les questions centrales de la discipline, en soulignant en particulier les apports théoriques de l’épistémologie et de la théorie de l’action pragmatistes. Ce qui n’a pas encore été suffisamment exploré, c’est son apport à la compréhension des dynamiques de démocratisation et de dé-démocratisation qui ont lieu au delà de l’État-nation, ce que je me propose de faire dans ce chapitre. En continuité avec les résultats du chapitre qui précède, je voudrais montrer que le pragmatisme est capable de rendre compte de ce potentiel de démocratisation précisément en raison de sa conception globale de la politique démocratique comme activation collective. Sans pouvoir aborder ici un tel sujet de manière exhaustive, dans ce chapitre je me limiterai à comparer la stratégie pragmatiste avec deux approches explicatives alternatives très influentes, à savoir la théorie de la sphère publique transnationale et la théorie de la représentation globale. Je me propose notamment de montrer que le pragmatisme a un pouvoir explicatif supérieur lorsqu’il s’agit de comprendre un certain nombre de pratiques normatives et des nouveaux acteurs qui émergent au-delà de l’État-nation. J’étudierai en particulier l’émergence de nouvelles formes d’autorité privée (ou entrepreneuriale), que j’interprète comme étant des formes d’activation collective en vue de la constitution de nouveaux publics.
2J’ai défendu dans cet ouvrage l’idée que le prédicat « démocratique » s’applique à l’ensemble d’activités d’auto-organisation requises pour qu’un public puisse s’organiser, établir son agenda et prendre part à la solution des problèmes qu’il identifie dans des conditions de (a) parité relationnelle, (b) d’autorité inclusive et (c) d’engagement social. De ce point de vue, des déficits démocratiques surviennent à chaque fois que les publics ne parviennent pas à mettre en place des processus d’auto-constitution et d’auto-activation ainsi caractérisés. Dewey a notamment défini le déficit démocratique comme une situation dans laquelle le public est « perdu » ou « éclipsé ». Il s’agit de situations dans lesquelles les individus ne parviennent pas à former une perception commune de la réalité sociale, ni donc à construire l’identité collective d’un « nous » soutenue par des institutions capables de la traduire en action commune. Selon cette perspective centrée sur les publics, le problème central de la démocratie est de savoir comment donner aux citoyens les moyens d’agir en tant que membres de publics formés à partir d’intérêts communs, qui vont des petites communautés de quartier aux peuples nationaux et, de plus en plus, aux publics transnationaux qui prennent vie suite à la prise de conscience d’une condition d’affection commune engendrée par la portée globale des risques liés à l’environnement, à la sécurité, à la santé et à la protection sociale2. Quelle que soit la taille ou la logique organisationnelle de ces unités sociales, les pragmatistes affirment que leur action collective doit pouvoir être expliquée à l’intérieur d’un modèle théorique unifié, celui d’une théorie de la politique centrée sur les publics. Comme nous avons eu l’occasion de constater, la théorie pragmatiste des publics se trouve au fondement de deux approches politiques qui ont été très influentes dans les études globales : la théorie de la sphère publique de Habermas et la théorie des mouvements sociaux. Dans ces deux cas, l’intuition centrale de la théorie pragmatiste de la démocratie a reçu un nouvel élan. En effet, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la révision de Habermas de sa propre théorie de la sphère publique3 s’appuie fortement sur la théorie des publics de Dewey pour fournir une analyse plus concrète et plausible d’un point de vue social du fonctionnement de la sphère publique dans les démocraties politiques contemporaines. La théorie des mouvements sociaux fournit le chaînon manquant entre l’expérience historique des mouvements sociaux du xxe siècle et l’interprétation de la signification démocratique des processus de mobilisation collective. Ces deux approches sont parvenues à créer un espace politique légitime pour les collectivités organisées au sein du régime démocratique, qui nie explicitement la thèse réaliste qui voudrait limiter les mécanismes de la légitimation politique exclusivement aux dynamiques de la représentation4.Toutefois, dans les deux cas, ce résultat a été obtenu au prix d’une simplification qui a finalement déformé l’idée même d’une conception de la politique centrée sur les publics. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, cette simplification consiste à concevoir le public comme un agent prépolitique, dont la tâche principale est de contraindre l’État à remplir ses tâches.
3Les limites de cette approche s’amplifient ultérieurement lorsqu’on déplace le niveau d’analyse à l’échelle de la politique globale. À ce niveau, comme je le montrerai, ces approches ne parviennent pas à fournir un cadre global pour comprendre le potentiel de démocratisation existant. Cette même critique peut être formulée vis-à-vis de deux autres paradigmes théoriques très influents dans ce domaine : le cosmopolitisme et la théorie de la représentation. Dans tous ces cas, ce qui fait problème, c’est de garder un cadre théorique encore trop dépendant de circonstances historiques propres à la politique occidentale moderne, et en particulier du rôle central des États dans la coordination des processus politiques et dans la génération et la distribution de la légitimité politique. Tandis que le pragmatisme politique suggère de dériver la catégorie de l’État de celle de public, les approches théoriques mentionnées ci-dessus se fondent sur le présupposé inverse, qui conçoit la catégorie de public comme secondaire par rapport à celle de l’État, ce qui pose évidemment problème lorsqu’il s’agit d’analyser la politique à un niveau supranational. En conséquence, la pertinence de l’approche pragmatiste est directement liée à sa capacité à s’émanciper du cadre théorique du « nationalisme méthodologique » de manière à nous permettre de comprendre le potentiel de démocratisation de pratiques normatives qui ne sont ni contrôlées ni encouragées par des organisations territoriales, et qui défient les présupposés politiques traditionnels, tels que l’identification de la politique avec les activités d’acteurs publics plutôt que privés, selon une logique opposée à la logique commerciale du marché, et qui s’adresse aux individus en leur qualité de citoyens plutôt que de consommateurs. Du fait de se déprendre de ces dualismes, le pragmatisme politique est en mesure de montrer que des acteurs privés comme les organismes certificateurs soit des acteurs tout à fait pertinents de la politique démocratique, dans la mesure où par leur action, ils contribuent à l’émergence d’un public, tout en reposant sur des logiques qui sont davantage privées que publiques, marchandes plutôt qu’étatiques, et qui s’adressent aux individus en leur qualité de consommateurs plutôt que de citoyens. Bien que ces pratiques ne puissent et ne doivent pas être considérées comme des solutions complètes et parfaitement adéquates aux problèmes normatifs qui émergent au-delà de l’État territorial, elles fournissent au moins des indications utiles concernant la manière dont certains problèmes de coordination collective peuvent être résolus par des logiques incompatibles avec les attentes normatives qui ont été développées à partir et dans le cadre de l’expérience historique de l’État territorial. Ainsi compris, le pragmatisme politique, loin de rejeter la contribution de ces approches plus connues, fournit un cadre théorique plus large capable de les intégrer tout en étendant la portée normative du concept de démocratie à d’autres phénomènes politiques, dont ces approches ne parviennent pas à rendre compte.
Dépasser le nationalisme méthodologique
4Ulrick Beck et Edgar Grande classent John Dewey parmi les rares philosophes politiques modernes à n’avoir pas souscrit à ce qu’ils appellent le « nationalisme méthodologique » (Beck et Grande, 2007). Même s’ils ne développent pas cette intuition plus en profondeur, ils identifient correctement l’apport du pragmatisme politique à une conception de la démocratie ajustée au monde post-westphalien5. En accord avec cette conception, je propose de voir dans la conception pragmatiste de la démocratie une tentative cohérente de développer une théorie de la politique détachée des présupposés territoriaux de la pensée politique européenne moderne. Je m’appuierai donc sur la distinction entre nationalisme méthodologique et cosmopolitisme méthodologique afin de décrire deux stratégies théoriques différentes pour conceptualiser la politique mondiale. Comme leurs noms l’indiquent, la première stratégie repose essentiellement sur des catégories politiques développées pour expliquer les phénomènes politiques à l’ère des États-nations dont la portée est en suite étendue au-delà des États-nations, tandis que la seconde stratégie vise à se libérer des cadres de pensée historiquement établis afin de développer des catégories politiques plus abstraites qui ne dépendent pas autant des circonstances historiques dans lesquelles la pensée politique occidentale moderne s’est développée.
5Comme l’a fait remarquer Ulrick Beck, l’un des principes essentiels du nationalisme méthodologique est l’idée « que l’État-nation définit la société nationale. […] Il impose une conception territoriale de la société fondée sur des frontières construites et contrôlées par l’État. Ce “modèle conteneur” de sociétés nationales qui se délimitent mutuellement est renforcé par le principe de détermination réciproque de l’État et de la société » (Beck, 2006, 27). Ce modèle territorial trouve son pendant dans la conception classique de la politique globale comme système d’interactions entre acteurs étatiques. Ce modèle part du présupposé que la territorialité est la seule véritable source de légitimité, dans la mesure où la démocratie a besoin d’un peuple stable qui, par des élections, légitime ses propres dirigeants. Bien que ce modèle ait depuis longtemps cessé d’être une représentation adéquate de la réalité des relations internationales (Koskenniemi, 2001), la théorie politique et la philosophie politique continuent de facto à accepter les prémisses du nationalisme méthodologique, ou du moins celles d’une conception territoriale de la politique6. Il convient toutefois de noter ici que l’aspect le plus important du nationalisme méthodologique n’est pas l’idée que l’État soit la seule source légitime de pouvoir normatif, ni que les États-nations soient les seules unités d’analyse valide en relations internationales. Le nationalisme méthodologique se caractérise plus fondamentalement par l’adoption d’un cadre normatif et d’un ensemble de catégories normatives développées à l’origine dans le but de rendre compte de la genèse et de la légitimité des États territoriaux. Si, dans l’histoire européenne moderne, l’hypothèse territoriale a longtemps coïncidé avec une conception nationale de l’unité politique, l’idée et la réalité des États territoriaux ne se réduit en aucun cas à l’idée et à la réalité des nations politiques. L’hypothèse territoriale ne doit donc pas être limitée à cette interprétation restrictive de la communauté politique comme nation.
6Tel que je le comprends, le nationalisme méthodologique désigne l’attitude théorique qui consiste à interpréter tous les nouveaux acteurs et tous les ordres normatifs émergents à travers l’appareil conceptuel qui a été développé pour traiter de la légitimité normative des formes de pouvoir territorial. Le nationalisme méthodologique est donc problématique dans la mesure où beaucoup de ces nouveaux acteurs et de ces nouvelles pratiques résistent à ce cadre conceptuel. Le nationalisme méthodologique ainsi conçu désigne un cadre normatif fondé sur les présupposés suivants : (a) l’identification de la politique au domaine du pouvoir coercitif (coercitif vs volontaire) ; (b) la priorité de la légitimité par les fondements (input legitimacy) plutôt que par les résultats (output legitimacy) (interne vs externe) ; (c) l’identification du domaine de la politique au domaine public (public vs privé) ; (d) la séparation nette entre citoyenneté et consommation, politique et économie (État vs marché) ;(e) une interprétation formaliste du problème de congruence (all-subjected vs all-affected) ; et (f) la préférence pour des formes de régulation rigides plutôt que souples (formel vs informel).
Des peuples aux publics : le pragmatisme et la théorie de la politique centrée sur les publics
7Alors même que la science politique traditionnelle considère l’existence et la constitution des publics comme non problématiques, puisque l’hypothèse territoriale permet apparemment de résoudre le problème, la mondialisation affaiblit considérablement l’importance de la territorialité dans la définition des frontières des publics. Ainsi, le modèle de la politique basé sur les intérêts passe de la question classique : « Quels sont nos intérêts ? » à la question « Qui est touché par ce phénomène ? ». Cela signifie que le processus politique est bidirectionnel, puisque l’identification des conséquences pertinentes rend possible la constitution des publics (un public n’émerge que lorsque des individus réalisent qu’ils sont affectés par les mêmes conséquences), tandis que la constitution des publics vise simultanément à maîtriser des ensembles particuliers de conséquences. En particulier dans une époque caractérisée par des changements rapides, les publics deviennent des entités instables et changeantes, si bien que leur constitution ne peut être tenue pour acquise mais doit au contraire être conçue comme la tâche première de la politique. Le pragmatisme politique défend donc l’idée que la définition de l’identité et des frontières d’un public fait partie du processus même de la politique.
8Quels sont les intérêts autour desquels un public peut se former ? Les pragmatistes comme Cooley, Dewey, Follett et Mead ont tous dérivé leurs catégories politiques de la théorie sociale et ont par conséquent interprété le rôle fonctionnel de la politique comme la réalisation des tâches qui touchent à la fonction de l’organisation sociale dans la poursuite des objectifs de ses membres. Dans plusieurs textes, Dewey recourt à l’idée de « besoins humains primaires » afin d’expliquer la genèse des institutions politiques. Par « besoins humains primaires », il se réfère par exemple à (a) la subsistance, (b) la protection et la sécurité, (c) la reproduction, mais aussi à des besoins expressifs comme (d) la créativité et(e) le langage et la sociabilité7. Il insiste également sur la valeur que les individus reçoivent en retour lorsqu’on les autorise à prendre part aux processus de prise de décision et à la réalisation concrète de ces tâches8. Une telle taxonomie n’est pas très éloignée de certaines interprétations actuelles des fonctions fondamentales des institutions politiques9, qui peuvent être définies en termes de (a) sécurité intérieure et extérieure, b) bien-être matériel, (c) identité symbolique, et (d) développement personnel, ce à quoi on peut ajouter une cinquième tâche, procédurale, qui consiste à fournir des conditions équitables dans lesquelles le public peut contribuer à l’identification des problèmes, à la définition d’un programme et à sa mise en œuvre éventuelle.
9L’une des principales implications de la conception de la politique centrée sur les publics est que les États-nations ne détiennent aucun privilège explicatif par rapport à d’autres collectivités qui ne partagent pas une même base territoriale. Un peuple national est un public parmi d’autres, et l’État n’est que la solution institutionnelle contingente aux problèmes historiquement déterminés rencontrés par un type de public tout aussi historiquement contingent, à savoir la population nationale. D’autres types de publics (comme la horde ou le clan) ont existé par le passé et continuent à exister, et d’autres publics encore traversent déjà la scène de l’histoire, comme les mouvements transnationaux, les diasporas et, dans peu de temps peut-être, les communautés mondiales de réfugiés10. En d’autres termes, la notion politique de l’État est conceptuellement dérivative par rapport à celle de public, la politique étant définie comme l’art de créer et d’organiser des publics effectifs, les États ne sont qu’une solution institutionnelle historiquement contingente à ce problème. Même les catégories normatives comme la démocratie ou la légitimité sont avant tout des attributs des publics, et doivent donc être définies par des termes conceptuels qui ne dépendent pas trop de l’expérience historique de spécimens spécifiques et contingents de publics comme les États-nations ou les gouvernements.
10Pour saisir la pertinence politique de la notion de public, il est important d’éviter une erreur fréquente qui consiste à opposer les publics aux institutions politiques plus formelles, à la manière de Habermas par exemple, qui oppose les agents du pouvoir politique à la sphère publique. Nous devrions aussi éviter l’erreur opposée, qui consiste à réduire les publics à des entités politiques faibles, à des collectivités mobilisées, aux mouvements sociaux et à d’autres agrégats fluides qui devraient donner lieu dans le futur à des collectivités plus stables et plus structurées. Comme je le montre dans la section suivante, cette stratégie est vouée à l’échec, car elle préserve la logique du nationalisme méthodologique que la théorie des publics cherche à dépasser.
Ni publics faibles, ni publics forts : des publics, tout simplement
11Pour ce faire, je partirai de la manière dont Hauke Brunkhorst se sert de la notion deweyenne de public pour aborder la question de la légitimité dans un cadre politique post-Westphalien (Brukhorst, 2002). Cette approche, aussi louable soit-elle, est cependant compromise par son adhésion au nationalisme méthodologique. Brunkhorst essaie de réconcilier la notion de public avec les présupposés plus classiques concernant la base territoriale de la politique, et propose de distinguer entre ce qu’il appelle des publics « forts » et des publics « faibles », solution qui a pour conséquence de réintroduire l’État territorial comme Urbild de validité normative. En s’appuyant sur la distinction de Parsons entre « influence » et « pouvoir », Brunkhorst définit le public fort comme un collectif organisé qui dispose non seulement d’une influence morale mais également d’un pouvoir administratif ou politique. Pour être « fort », un public doit reposer sur des institutions et des procédures formelles de prise de décision. Selon la définition de Brunkhorst, il s’agit d’« un public encadré par la constitution d’une société égalitaire bien ordonnée » (ibid., 676). En revanche, un public est « faible » lorsqu’il ne dispose que de moyens d’influence morale. Brunkhorst prétend que, pour satisfaire les conditions de la légitimité démocratique, l’existence de publics faibles est insuffisante, du fait de leur caractère informel. Nous avons besoin de contraintes plus fortes, ce qui suppose, d’une part, un système fonctionnel de droits fondamentaux et, d’autre part, un système de normes et d’institutions. Brunkhorst cherche néanmoins à déprendre la théorie politique de la priorité du concept d’État – c’était même la raison qui l’avait conduit à puiser dans les textes pragmatistes – en affirmant que l’existence d’un public fort ne présuppose pas la notion d’État, mais simplement celle de constitution.
12Dans les termes habermassiens classiques auxquels Brunkhorst souscrit, un public fort exige une sphère publique encadrée par des normes constitutionnelles, nécessaires pour que les décisions publiques puissent être contraignantes. Brunkhorst affirme à ce propos qu’« un public fort est un public faible avec, en plus, le pouvoir politique et administratif rendu possible et organisé par une constitution » (ibid., 677). Tandis qu’un public faible ne peut s’appuyer que sur la persuasion morale, un public fort peut également compter sur le pouvoir administratif et politique. Partant de ce présupposé, Brunkhorst pense que les approches pragmatistes et délibératives pâtissent toutes les deux d’une confusion entre communication et prise de décision. Selon lui, les décisions démocratiques nécessitent non seulement une bonne communication mais aussi des institutions garantissant que les décisions soient prises selon des principes capables d’en assurer la légitimité. En d’autres termes, un public faible peut certes délibérer, mais il ne peut toutefois pas décider, puisqu’il manque des moyens constitutionnels nécessaires à l’application de ses décisions. En résumé, sans les normes organisationnelles d’une constitution, un public ne peut être que faible, car son influence morale n’est que faiblement associée au pouvoir administratif.
13Ainsi conçue, la notion de public fort est dérivée de l’expérience politique des États-nation. En effet, d’un point de vue historique, les publics forts n’ont existé que dans le contexte des États-nations modernes. Un « public fort » est donc une nation. Brunkhorst est toutefois convaincu que ce modèle puisse être étendu au contexte de la politique mondiale et, dans cette perspective, il propose de considérer des organisations comme l’Organisation mondiale du commerce et les Nations unies comme faisant partie d’une constitution mondiale sans État, idée qui semble s’accorder fort bien à l’approche pragmatiste qu’il prend comme son point de départ. Toutefois, Brunkhorst estime que pour ce faire, il faut assumer que la société mondiale, les organisations supranationales comme l’Union européenne, ou encore les sous-systèmes mondiaux fonctionnellement spécialisés comme l’économie mondiale et le système de la finance mondiale possèdent une constitution. Ces constitutions fournissent le cadre juridique qui permet de transformer les publics faibles en publics forts. Par l’action conjointe d’acteurs politiques, juridiques et de la société civile à tous les niveaux de la vie sociale mondiale, un droit international et des droits humains mondiaux sont créés par un public faible constitué de mouvements sociaux et de réseaux d’associations. Ces droits sont ensuite mis en œuvre et appliqués de manière sélective par une communauté d’États et de tribunaux nationaux qui exercent une sorte de « juridiction universelle ». Ce faisant, les publics faibles deviennent des publics forts.
14Celle-ci est l’extension maximale qui peut être donnée à la notion de public à l’intérieur du cadre théorique du nationalisme méthodologique, extension qui demeure toutefois insuffisante pour combler ses attentes normatives. En effet, Brunkhorst finit lui-même par admettre que, sans nier l’importance de ces formes de mise en œuvre et d’application sélectives, celles-ci ne constituent qu’une étape insuffisante vers l’autorité légitime, si bien que, « comparée aux États-nations démocratiques, cette constitution manque d’un corps juridique de normes d’organisation démocratiques et égalitaires » (Brunkhorst, 2002, 687). Comme il fallait s’y attendre, la version mondialisée des publics forts se révèle incapable de satisfaire les exigences normatives du nationalisme méthodologique. En effet, considérés du point de vue du nationalisme méthodologique, ces publics demeurent inévitablement trop faibles, puisque même la meilleure incarnation institutionnelle sera dépourvue de l’un des piliers essentiels du nationalisme méthodologique, à savoir la légitimité par les fondements (input) : « ce dont manque notre constitution mondiale (et, de la même manière, la constitution des traités européens), c’est d’une autonomie des publics : les droits et le corps organisationnel des normes qui autorisent ou permettent aux destinataires de la loi de se transformer en ses auteurs par des procédures de législation autonome. Si notre ordre mondial bénéficie d’une sorte de légitimation par les résultats (output) inhérente à travers l’effet positif qu’il a sur le ou les peuples mondiaux, il manque cependant d’une légitimation par les fondements (input) par et à travers ces peuples. Mais la liberté sans législation autonome n’est même pas une liberté, en fin de compte » (ibid., 687). Dans un renversement conceptuel qui semble paradoxal, Brunkhorst conclut que « du point de vue des révolutions constitutionnelles démocratiques du xviiie siècle, la société mondiale n’a pas du tout de constitution » (Brunkhorst, 2002, 689). En effet, Brunkhorst est forcé d’admettre que « [l]’absence d’un équivalent fonctionnel de la représentation et de la législation parlementaires au niveau mondial finit par entraîner toutes les failles de l’ordre juridique mondial », ce qui est une façon indirecte d’admettre que la notion même de constitution sans État est contradictoire. Une fois encore, nous nous retrouvons pris dans les filets du nationalisme méthodologique.
15Dans ce modèle, c’est la notion même de public qui perd toute sa pertinence théorique. Conçu comme public fort, il se révèle n’être que le bon vieil État-nation. Conçu comme public faible, il est vicié dès le départ par une construction conceptuelle qui exclut a priori toute légitimité intrinsèque. Un public faible est, comme son nom l’indique, une instanciation faible et insuffisante du seul sujet politique qui peut être source de légitimité, à savoir un public fort, un peuple. Ce que Brunkhorst considère comme une limite de la notion deweyenne de public est en réalité ce qui fait sa force. Mais pour saisir toute la force théorique de cette notion, nous devons la libérer des derniers vestiges du nationalisme méthodologique.
Compléter le modèle pragmatiste
16Cela ne veut pas dire que la théorie des publics de Dewey soit complètement satisfaisante. En effet, il y a au moins deux aspects que son analyse n’explique pas et qu’une théorie de la politique centrée sur les publics se doit pourtant de traiter. Le premier aspect concerne la distinction entre les publics autonomes et hétéronomes, ou la question du rôle des acteurs extérieurs dans la promotion des processus de constitution des publics. Le second aspect concerne le type d’ordre normatif présupposé par l’existence d’un public.
17Les théories de la mobilisation collective se fondent généralement sur l’un des deux modèles suivants. Le premier, illustré par les mouvements sociaux, est celui d’un processus d’activation spontanée basée sur des pratiques d’auto-organisation qui favorisent la prise de conscience d’une affection commune qui met le public en mouvement. Selon ce modèle, la dynamique naturelle qui fait naître un public est interne et guidée par les idées. Des leaders émergent à l’intérieur du public lui-même, la rationalité communicative tend à s’imposer, et la direction politique vient de la participation à la situation commune. Historiquement, les mouvements féministes et étudiants sont des exemples paradigmatiques de la manière dont un public se met en mouvement par un dynamisme interne et spontané. Le second modèle dominant dans l’explication des processus d’activation du public est celui du parti politique, notamment dans sa version d’avant-garde développée par Lénine. Au cœur de ce modèle réside une distinction et même une opposition entre une masse incapable de s’organiser par elle-même et un groupe de leaders qui peuvent très bien ne pas faire partie de cette masse, mais partagent ses objectifs et ses buts. Cependant, aucun de ces deux modèles ni la combinaison des deux ne parvient à rendre compte de l’ensemble des processus de formation des publics. Par exemple, aucun de ces deux modèles ne parvient à expliquer les phénomènes contemporains d’« autorité entrepreneuriale » (Green, 2014b), ni la manière dont la coopération internationale prend place par l’intermédiaire des ONG (Macdonald, 2008).
18Le second aspect insuffisamment exploré par la théorie des publics classique concerne la relation qui unit un public à l’ordre normatif qui gouverne sa vie. Nous avons généralement tendance à penser que l’existence d’une communauté politique dépend de sa capacité à instituer les normes qui régulent son comportement ou, en termes plus conventionnels, qu’un public légitimement constitué est également l’auteur de ses lois. C’est l’explication traditionnelle de la légitimité démocratique. Pourtant, des publics peuvent exister en l’absence d’un tel système de règles positives, dans la mesure où d’autres systèmes de régulation moins formalisés, plus « souples » (soft law), permettent de contrôler les conséquences indésirables ou de générer les conséquences souhaitées. L’une des leçons que nous apprend la théorie de la politique centrée sur les publics réside justement dans l’idée que pour comprendre la diversité de typologie de publics, nous devons adopter une conception normative plus nuancée, dans laquelle les attentes normatives peuvent varier selon le type de public concerné et les fonctions politiques impliquées. Cette démarche suppose également que des concepts normatifs comme ceux de démocratie ou de légitimité soient définis d’une manière plus large et qui ne dépende plus de la notion d’État. Cet argument ne vise en aucun cas à délégitimer les types d’exigences et de procédures démocratiques appropriées à la politique nationale. Au contraire, il se propose d’élargir le spectre des exigences et des procédures normatives de manière à englober une plus grande pluralité de critères, dont la pertinence devra être évaluée au cas par cas, en référence au type de public concerné. Par conséquent, tout en restant vigilants à l’égard de la qualité démocratique des sources de légitimité, nous devons aussi essayer de comprendre si et à quelles conditions de nouvelles sources d’autorité démocratique peuvent être imaginées, en particulier en référence à la pluralité de plus en plus grande de publics et d’acteurs non étatiques qui caractérisent la scène de la politique mondiale, pour lesquels les formes de légitimation démocratique classiques ne sont pas disponibles, mais dont il s’agit pourtant de trouver des solutions.
19Le pragmatisme politique répond à ces deux défis. D’une part, il ne réduit pas la dynamique des publics à des processus spontanés d’auto-organisation, en reconnaissant que dans un grand nombre de situations, un public peut très bien être incapable de s’organiser formellement tout en possédant les ressources pour accompagner les processus de progrès démocratique. D’autre part, il devra incorporer une conception plurielle et stratifiée de la validité normative qui s’étend de manière continue du domaine de l’action contrainte à celui des formes de coordination sociale plus spontanées.
À la recherche d’une politique globale
20J’ai affirmé plus haut que le paradigme théorique du nationalisme méthodologique se fondait sur un présupposé réducteur, dérivé des conditions particulières dans lesquelles les États-nations ont émergé. Ce présupposé concerne la constitution territoriale du public. Dans des conditions de correspondance entre un groupe d’individus et le territoire qu’ils occupent, une entité centrale peut produire le type de clôture normative qui caractérise les États. Cette « stratégie territoriale » (Taylor, 1994 ; Connolly, 1991) a des implications non seulement pratiques mais aussi normatives. Les trois conséquences normatives de la stratégie territoriale qui nous intéressent sont les suivantes : (a) la priorité des fondements par l’input sur toutes les autres sources de légitimité ; (b) la solution formelle au problème de la congruence, et (c) l’identification de l’autorité politique avec les acteurs publics. Sous l’emprise du nationalisme méthodologique, ces exigences constituent les conditions préalables à l’existence d’une forme de gouvernement démocratique. Nous avons toutefois remarqué qu’il existe des publics qui ne jouissaient d’aucune base territoriale. Trois stratégies ont dès lors été mises en place pour repenser la légitimité démocratique des publics n’ayant pas de constitution territoriale claire. La première stratégie consiste à élargir la notion de légitimité au-delà de la dimension classique des fondements (input legitimacy) afin d’inclure les sources externes (output legitimacy) et procédurales (procedural legitimacy) de légitimation politique (Schmidt, 2013). La deuxième stratégie remet directement en cause le principe de constitution formelle des publics, en affirmant que le droit d’avoir une voix politique ne doit pas dépendre de la soumission formelle à un pouvoir normatif mais du fait d’être directement affecté par celui-ci (Schaffer, 2012). La troisième stratégie remet en question la conception conventionnelle de l’autorité politique et tente d’élargir le concept d’autorité légitime afin d’inclure les situations dans lesquelles les acteurs privés opèrent à l’extérieur des frontières établies par les autorités publiques (Hall et Biersteker, 2002).
21Mon hypothèse est la suivante : une théorie de la démocratie pragmatiste peut offrir des solutions innovantes à l’ensemble de ces débats, en montrant en particulier que (a) dans certaines conditions particulières, les légitimités de type output et input peuvent être intégrées au sein d’une théorie unifiée de la légitimité démocratique ; (b) l’argument du « tous-affectés », reformulé dans le but de fournir une solution crédible au problème de la congruence, permet d’éviter les problèmes évidents qui minent la conception classique de la légitimité, et (c) nous pouvons abandonner le présupposé classique selon lequel le dualisme privé/ public fournit un indicateur fiable pour identifier la sphère politique. Cette stratégie permet de sortir des difficultés engendrées par l’extension des présupposés du nationalisme méthodologique au domaine de la politique globale. Elle part de la prise de conscience que, dans un contexte post-westphalien, le problème de la légitimité démocratique ne peut être résolu ni par l’extension des thèses classiques du constitutionnalisme (Held, 2004), ni par l’élargissement de la portée du concept de représentation (Saward, 2010 ; Bray, 2011), ni enfin par la transnationalisation du concept de sphère publique (Fraser, 2014)11. Ces démarches peuvent néanmoins apporter des contributions précieuses, à condition toutefois qu’elles soient intégrées de manière cohérente dans le cadre d’une conception de la politique centrée sur les publics.
22Par souci de clarté, j’aborderai ces points dans l’ordre inverse. Je commencerai par montrer que les stratégies visant à ajuster les théories classiques de la représentation et de la sphère publique au contexte de la politique mondiale échouent nécessairement du fait de leur adhésion à l’individualisme méthodologique12. Dans les deux sections suivantes, je soutiendrai que, bien qu’aucune de ces deux approches ne réussisse à comprendre le potentiel démocratique des pratiques et des acteurs normatifs mondiaux émergents, le pragmatisme politique possède les ressources permettant de spécifier dans quelles conditions ceux-ci peuvent être conçus comme les organes légitimes d’un public démocratique.
La transnationalisation de la sphère publique
23Dans un article très discuté, Nancy Fraser a affirmé que le concept traditionnel de sphère publique développé par la tradition habermassienne souffrait des limites du nationalisme méthodologique et que, pour cette raison, il ne convenait pas pour traiter des questions politiques qui émergent actuellement dans l’espace ouvert de la politique post-westphalienne (Fraser, 2007). Elle a ensuite proposé une version actualisée de ce concept qui, selon elle, n’est pas affectée par ces limitations. Elle reconnaît que, dans la théorie classique de la sphère publique, « la démocratie exige la création, à travers des processus de communication publique circonscrits sur le territoire, menés dans la langue nationale et relayés par les médias nationaux, d’une opinion publique nationale » (Fraser, 2014, 14). Le lien entre ces dimensions est un ingrédient essentiel de la notion de sphère publique, puisque sa fonction consiste précisément à former la volonté politique nationale. En effet, comme nous l’avons vu, le concept de sphère publique tel qu’il est développé par Habermas est inséparable d’une conception duelle du pouvoir fondée sur l’idée d’une interaction dynamique entre une sphère publique régulée par la rationalité communicative et des institutions politiques dominées par la rationalité instrumentale du pouvoir.
24En postulant l’idéal normatif d’une démocratie délibérative dans laquelle tout le monde devrait être capable de participer aux délibérations sur la base équitable d’une communication non biaisée, l’idée de sphère publique définit le critère normatif d’une communauté politique nationale. Les deux dimensions de cette norme sont la légitimité, qui repose sur la capacité effective à générer une communication non biaisée entre tous les membres de la communauté, et l’efficacité, qui repose sur le contrôle réel que la communication peut exercer sur l’action politique. Selon Fraser, « le débat sur la publicité dans la théorie critique comporte un point aveugle majeur. Depuis L’espace public jusqu’à Droit et démocratie, presque tous les participants à ce débat – moi compris – ont lié les sphères publiques aux États territoriaux. Au-delà de leurs autres désaccords importants, tous ont adopté l’encadrement westphalien de l’espace politique, précisément au moment où les développements historiques semblaient remettre en question ce cadre » (Fraser, 2014, 18). Fraser reconnaît à juste titre que l’opinion publique se mobilise avec une intensité de plus en plus grande autour de questions qui ne sont plus liées ou qui ne peuvent plus être traitées dans les limites des États territoriaux. Puisque la notion de sphère publique n’a de sens que dans le cadre théorique d’une conception duelle du pouvoir, une sphère publique transnationalisée qui ne trouve pas son pendant dans un pouvoir transnationalisé perd à la fois sa légitimité normative et son efficacité politique. La question émerge donc de savoir comment la légitimité et l’efficacité de la sphère publique peuvent être préservées au-delà de l’État westphalien.
25Repenser la légitimité exige, pour Fraser, de remettre en cause le principe du « tous-soumis » afin de l’émanciper de son identification à la citoyenneté. L’exigence normative qui en résulte est la suivante : « ce qui transforme une collection de personnes en membres d’un public n’est pas le partage d’une même citoyenneté, mais leur co-imbrication dans un ensemble de structures et/ou d’institutions qui affectent leurs vies » (ibid., 31). Dans un autre texte, elle définit sa version du « principe du tous-soumis » en termes de « soumission commune des personnes à une structure de gouvernance qui établit les règles de base qui régissent leurs interactions » (Fraser, 2008, 65). Cependant, ces deux définitions sont des pétitions de principe, puisqu’elles présupposent l’existence d’institutions politiques qui sont précisément absentes au niveau mondial. Cela fait problème dans la mesure où l’existence d’institutions légitimes est d’après elle une des conditions préalables à l’existence d’un public. De même, les conditions d’efficacité dans un monde global sont définies par une simple généralisation du principe d’efficacité développé dans la théorie de la sphère publique : « l’opinion publique est considérée comme efficace si et seulement si elle est mobilisée comme une force politique permettant de faire en sorte que le pouvoir public réponde de ses actes, en garantissant que l’exercice de ce dernier reflète la volonté de la société civile » (Fraser, 2014, 31).
26De même que la légitimité « post-westphalienne » exige une transnationalisation de la sphère publique, l’efficacité de l’action politique au niveau mondial requiert la construction de « nouveaux destinataires de l’opinion publique, c’est-à-dire de nouveaux pouvoirs publics transnationaux possédant la capacité administrative de résoudre des problèmes transnationaux » (ibid., 33). Fraser reconnaît que, historiquement, l’État a toujours été considéré comme le seul acteur capable de combiner la légitimité et l’efficacité, grâce à l’association de l’autorité politique (le monopole de la force) et du pouvoir administratif conféré par une infrastructure matérielle puissante, tous les deux étant considérés comme des conditions nécessaires à la conversion de l’opinion publique en volonté commune et à sa réalisation concrète. Fraser admet donc en toute franchise qu’il est difficile de savoir comment ou même si la théorie de la sphère publique peut être étendue au domaine transnational, compte tenu de ses exigences élevées en matière de légitimité (la priorité du « tous-soumis » sur le « tous-affectés ») et d’efficacité (le modèle dual). Une théorie transnationale de la sphère publique ne peut être viable qu’à condition de pouvoir identifier un public transnational légitime (conformément au principe du « tous-soumis ») et un pouvoir politique transnational efficace qui peut être le destinataire de l’opinion publique. Selon Fraser, ce public transnational et cette structure de gouvernance transnationale se trouveraient dans le système international des institutions de gouvernance interétatiques et mondiales : « un régime qui traverse la totalité de l’espace politique et détermine les paramètres de l’institutionnalisation aux niveaux inférieurs » (Fraser, 2014, 153). Nous voici revenus au cosmopolitisme utopique.
27Alors que, d’après Fraser, pour dépasser le cadre westphalien il suffirait d’identifier des équivalents transnationaux de l’opinion publique et du pouvoir étatique, il me semble au contraire que pour atteindre ce résultat, nous devons adopter une démarche beaucoup plus radicale. En effet, comme je viens de le montrer, la notion même de sphère publique s’avère indissociable du cadre westphalien, si bien que son dépassement par le biais d’une notion qui le présuppose s’avère une contradiction dans les termes. En conclusion, il n’est pas du tout évident qu’une théorie de la démocratie basée sur la notion de la sphère publique puisse être encore utile en vue de comprendre et de critiquer les pratiques normatives dans un monde post-westphalien.
Globaliser la représentation politique
28Cette même stratégie d’élargissement a été appliquée à un autre pilier central du nationalisme méthodologique : la notion de représentation. Partant de la reconnaissance de l’importance primordiale de la représentation dans toute théorie du gouvernement légitime, des auteurs comme David Saward ont essayé de développer une théorie de la représentation assez générale pour qu’elle puisse être émancipée de sa dépendance d’instances étatiques. S’inspirant de l’œuvre fondatrice de Saward, Daniel Bray, chercheur en relations internationales, a formulé une théorie de la représentation politique qui vise explicitement à s’adapter au contexte de la politique mondiale contemporaine, et ce avec une référence explicite au pragmatisme (Bray, 2011). Ces deux entreprises échouent cependant à satisfaire les exigences du cosmopolitisme méthodologique, pour des raisons une fois de plus liées à la constitution changeante, dynamique et centrée sur la résolution des problèmes des publics.
29Conscient des problèmes qui minent la notion de représentation lorsqu’elle est étendue au-delà des frontières de la politique territoriale, Saward a proposé une théorie de la représentation politique basée sur la notion de revendications dynamiques (dynamic claims). Sa proposition repose sur la prise de conscience que, dans de nombreuses situations, la représentation politique formelle subit une baisse des niveaux de participation, tandis qu’au même moment, de nouvelles revendications sociales et politiques émergent dans l’arène politique, sans toutefois bénéficier d’une représentation. Pour comprendre la véritable signification politique de la représentation, Saward suggère d’adopter une approche pragmatique qui vise à « comprendre ce que la représentation fait, plutôt que ce qu’elle est ; explorer les effets de son invocation plutôt que son incarnation institutionnelle ; souligner son caractère dynamique plutôt que ses formes ou ses types correctement analysés » (Saward, 2010, 4). Cela nécessite de remplacer la conception conventionnelle de la représentation sur le modèle de la délégation par le vote par une compréhension plus large de la représentation comprise comme un acte social complexe qui combine des perspectives esthétiques, culturelles et politiques. Au cœur de cette conception se trouve la notion de revendication (claim) : « À un niveau plus fondamental, la représentation est un processus dynamique de formulation de revendications et de réception de ces revendications » (ibid., 8). Ainsi défini, le concept de représentation semble en effet parvenir à s’autonomiser de l’existence d’institutions politiques formelles semblables à un État, ce qui en fait un candidat prometteur pour dépasser le nationalisme méthodologique.
30L’avantage principal de cette conception est de mettre en lumière la fonction expressive et constitutive des revendications et de reconnaître que la constitution des publics précède la genèse des institutions. Saward souligne à juste titre que la représentation a une fonction constitutive. En effet, formuler une revendication politique est un acte qui contribue en lui-même à la constitution politique d’un collectif. Saward met le doigt sur quelque chose d’important lorsqu’il reconnaît que, lorsqu’elle est conçue comme une revendication, la représentation renverse l’ordre d’explication traditionnel. Tandis que la théorie politique classique comprend la représentation comme un acte qui ne peut prendre place de manière légitime que dans le contexte d’institutions formelles préexistantes, Saward affirme que les prétentions à la représentation font intégralement partie du processus politique.
31Dans sa théorie de la représentation comme revendication, Saward identifie cinq ingrédients fondamentaux : (a) l’auteur est celui qui formule la revendication ; (b) le référent est la chose représentée par la revendication ; (c) le sujet est celui qui représente ; (d) l’objet est l’idée du groupe à représenter (constituency) telle qu’elle est développée par le sujet ; et(e) l’auditoire est celui qui reçoit la revendication et qui doit l’accepter, la rejeter ou la modifier. Grace à sa désarticulation, ce concept de représentation permet de rendre compte de situations politiques pour lesquelles les théories traditionnelles ne conviennent pas. Par exemple, une ONG peut être l’instance qui formule une revendication, dont le sujet serait un groupe de paysans, et dont l’auditoire serait les gouvernements occidentaux. Saward ne pense pas que les revendications présupposent des groupes à représenter, mais que, au contraire, elles les créent. Les revendications sont donc formulées dans l’espoir que les groupes et les auditoires auxquelles elles s’adressent les accepteront.
32Saward fait remarquer à juste titre que les activistes, les chefs spirituels, les intellectuels, les dirigeants des groupes de pression formulent tous des revendications représentatives sans pourtant avoir été élus ni avoir reçu le statut de représentants d’aucune autre manière. Mais ce n’est pas tout : il reconnaît que même au sein des États démocratiques, des revendications représentatives sont constamment formulées en dehors des institutions politiques formelles. En effet, « les limites de la représentation des institutions électorales provenant de leur structure même laissent la voie ouverte à des revendications représentatives non électorales, qui peuvent faire appel à d’autres notions d’intérêt et inviter à d’autres formes de réception et d’action par les groupes et les auditoires concernés ; ces modes d’opération différents peuvent faire écho aux critères électoraux, mais s’en distinguent par d’autres aspects importants » (Saward, 2010, 89). Il fait également remarquer que, dans son sens plus général, la représentation n’est pas simplement le fait de procédures électorales formelles, mais qu’elle est également souvent attribuée de manière pragmatique sur la base de critères différents comme les réussites passées, l’expertise et l’identité commune13.
33Bien que son analyse permette de mieux comprendre la manière dont l’autorité peut être confiée à des agents particuliers, elle reste malheureusement silencieuse concernant le contenu, les frontières et les formes de contrôle qui caractérisent cette autorité, ou sur les relations qui lient les auteurs des revendications, les sujets et les auditoires. Par conséquent, les implications normatives de la conception de la représentation élargie de Saward restent indéterminées. Si la dimension dynamique et entrepreneuriale des revendications est effectivement importante pour remettre en question les présupposés du nationalisme méthodologique, nous pouvons nous demander dans quelle mesure la notion de représentation peut remplir la mission ambitieuse qui lui est assignée par Saward. La principale raison d’être sceptique est que sa conception de la représentation repose encore sur sa signification politique traditionnelle issue du cadre westphalien, si bien qu’au bout du compte ces revendications représentatives peuvent trouver une issue politique seulement par leur incorporation progressive dans le cadre des institutions représentatives formelles. Autrement dit, les revendications politiques semblent n’avoir d’autre auditoire véritable que le public national, et ne bénéficier d’autre forme concrète d’action que celle du gouvernement représentatif. En conclusion, l’idée de représentation, même lorsqu’elle est élargie pour inclure toutes les pratiques des revendications représentatives, ne parvient pas à étendre sa portée au-delà du domaine d’une sphère publique westphalienne.
34La tentative de Daniel Bray d’appliquer la théorie de Saward au contexte de la politique globale souffre des mêmes limites que le modèle original. Bray voit la représentation comme un meilleur modèle de légitimité politique que celui de la délibération ou du cosmopolitisme. Il fait remarquer à juste titre que les pratiques de revendication démocratique peuvent compléter de manière satisfaisante les efforts actuels pour construire des sphères publiques transnationales. Il observe également que, si la création d’institutions politiques mondiales capables d’exercer une représentation politique n’est qu’une utopie, et si les efforts pour construire une sphère publique gouvernée par la rationalité communicationnelle en restent souvent au stade d’idéal irréalisable, les revendications représentatives ont l’avantage de reposer sur des conditions normatives moins exigeantes. Bray s’attaque au problème de l’efficacité en inscrivant la notion de revendication représentative dans une théorie du leadership politique, « une notion de leadership démocratique centrée sur le rôle des individus et des organisations comme “représentateurs” [representers] qui aident à constituer, guider et informer les publics démocratiques transnationaux » (Bray, 2011, 175). Les personnalités comme Martin Luther King font partie des exemples paradigmatiques de leaders représentatifs, dans la mesure où ils exercent une forme d’autorité politique dénuée de tout pouvoir politique, et donc déconnectée des institutions politiques formelles. Une telle démarche n’est cependant pas capable de résoudre le problème de l’efficacité puisqu’elle déplace la représentation du domaine politique de l’autorisation formelle au domaine communicationnel de la sphère publique discursive. Selon Bray, « le leadership repose sur des actes communicationnels visant à persuader les gens d’accepter une interprétation particulière d’un problème et de rejoindre ou de soutenir une action particulière qui améliorera ce problème » (ibid., 179).
35Sans surprise, les modèles-types de leaders représentatifs selon Bray sont des activistes, des journalistes, des intellectuels, des scientifiques, des experts, des célébrités et des responsables religieux. Leur tâche principale consiste à défier et à changer les définitions existantes des problèmes et, par ailleurs, à orienter l’action individuelle et collective par la force de l’exemple. En ce qui concerne la dimension transnationale, Bray conçoit la représentation comme prenant place essentiellement au sein de nouveaux forums : « Ceux-ci peuvent être considérés comme des lieux de représentation démocratique, non pas parce que tout le monde est élu par le groupe qu’ils prétendent représenter (même les parlementaires qui défendent des intérêts nationaux sont élus par une circonscription territoriale locale, et non par la nation dans son ensemble), mais dans la mesure où la défense des intérêts qui y prend place offre une véritable représentation de tous les points de vue pertinents sur les transactions sociales qui posent problème » (Bray, 2011, 200). Comme c’était déjà le cas avec Saward, la conception de la représentation de Bray comme « processus intentionnel consistant à formuler, à juger et à contester les revendications représentatives » (ibid., 187) ne permet pas d’éviter les problèmes associés au concept de sphère publique transnationale. L’analyse de Bray a le mérite de mettre en lumière la dimension pragmatique de la représentation, c’est-à-dire l’idée que ce qui est important d’un point de vue politique, ce n’est pas la relation formelle entre les représentés et les représentants, mais le fait qu’un auditoire accepte que la revendication de quelqu’un soit faite en son nom. Toutefois, bien que Bray ait raison de signaler les déficits importants de la représentation qui émergent au-delà du niveau national, son explication de la façon dont les revendications représentatives améliorent la qualité démocratique de la politique mondiale révèle en réalité à quel point la notion de représentation est inextricablement liée aux présupposés du nationalisme méthodologique, et en particulier à l’idée d’une relation duelle entre un groupe à représenter (constituency) et un agent politique qui a le pouvoir d’imposer l’obéissance. Compte tenu de l’absence flagrante d’institutions similaires à l’échelle mondiale, les revendications représentatives sont vouées à rester inefficaces, à moins d’expliquer comment de nouveaux agents peuvent voir le jour, qui soient efficaces non seulement pour formuler des revendications, mais aussi pour initier des actions. En mettant en particulier la notion de revendication au centre, cette conception élargie de la représentation donne une tournure pragmatique à la théorie politique et ouvre l’espace conceptuel permettant de comprendre la signification politique de processus de revendication normative qui seraient autrement restés en dehors du champ de l’autorité politique légitime. En un sens, on peut dire que Saward et Bray ont découvert le phénomène politique de l’entreprenariat normatif sans avoir clairement identifié sa signification politique. J’en viens maintenant à ce sujet.
36Je montrerai dans les deux prochaines sections que la signification politique fondamentale de phénomènes récents tels que l’émergence de formes d’autorité privée à visée politique ne pourront être compris qu’en sortant du cadre théorique de la politique territoriale. Bien plus, même les démarches aussi prometteuses que celles de Brunkhorst, Fraser et Saward ne parviennent pas à accomplir cette tâche, puisque leur compréhension de la politique transnationale dépend, malgré tous leurs efforts, encore trop fortement des présupposés du nationalisme méthodologique. Au contraire, le pragmatisme politique nous offre des outils appropriés non seulement pour comprendre ces phénomènes, mais aussi pour évaluer leur contribution à la résolution démocratique des problèmes à l’échelle mondiale face auxquels la politique étatique se trouve impuissante.
Les publics transnationaux et les entrepreneurs de normes
La question de l’entreprenariat de normes
37Nous venons de voir que les processus de globalisation ont déterminé l’augmentation de réseaux de conséquences qui échappent du contrôle étatique, sans que d’autres acteurs supranationaux ou internationaux parviennent a s’y substituer. C’est dans ce contexte que de nouveaux pouvoirs se sont affirmés comme des sources reconnues de légitimité, que les outils théoriques du nationalisme méthodologique ne permettent pas d’expliquer dans leur totalité. L’importance théorique de ces nouveaux acteurs et de ces nouvelles pratiques est donc double. En façonnant de nouveaux modes de production et d’exercice de l’autorité, ils remettent en même temps en question nos ambitions en termes de réforme politique concrète ainsi que les catégories établies que nous utilisons pour comprendre et analyser les processus politiques. Tandis que l’impact de ces nouvelles formes d’autorité non étatiques sur la réalité a été considéré par beaucoup comme peu (ou pas encore) significatif14, leurs implications théoriques sont indéniablement importantes. Comme nous l’avons vu, du point de vue de leur statut normatif et de leur mode opératoire, nous ne pouvons pas analyser ces acteurs à partir des catégories développées pour décrire le pouvoir normatif des États. Par exemple, dans des situations où l’autorité est partagée entre des acteurs privés et des acteurs étatiques, la gouvernance est coproduite par des acteurs dont les sources et les conditions de légitimité sont différentes. Dans ces circonstances, la légitimité du pouvoir étatique ne semble pas être une condition suffisante de la légitimité des pratiques de gouvernance mondiale, puisqu’il ne peut pas se traduire directement en processus ou en résultats produits par ou en accord avec les décisions prises par des acteurs politiquement légitimés. Dans un contexte où les États doivent partager leur pouvoir non seulement avec d’autres États mais aussi avec des acteurs non étatiques, notamment privés, le sort des publics vient à dépendre d’une pluralité d’acteurs, dont aucun ne peut prétendre avoir le monopole de l’autorité.
38L’émergence d’acteurs non étatiques dotés de pouvoirs normatifs a été remarquée au moins depuis les années 1990. Claire Cutler, par exemple, a souligné la tendance néomédiévale du droit commercial et l’augmentation des pouvoirs de gouvernance des entreprises transnationales (Cutler, 2003). Quelques années plus tôt, Margaret Keck et Kathryn Sikkink ont souligné l’influence grandissante de ce qu’elles appellent les « réseaux militants transnationaux » (transnational advocacy networks) dans les dynamiques de gouvernance mondiale (Keck et Sikkink, 1998). Ces tendances ont été rapidement associées à l’idée de pouvoirs normatifs privés qui défient le monopole traditionnel de l’État dans l’exercice de l’autorité (Hall et Biersteker, 2002). Ces acteurs privés « prétendent être, agissent, et sont reconnus comme légitimes par un public plus large (qui inclut souvent les États eux-mêmes) en tant qu’auteurs de mesures politiques, de pratiques, de règles et de normes. Ils mettent en place des programmes, établissent les frontières ou les limites de l’action, certifient, offrent le salut, garantissent les contrats, assurent l’ordre et la sécurité. En somme, ils font beaucoup de choses qui sont traditionnellement et exclusivement associées à l’État » (ibid., 4). Des travaux ultérieurs portant en particulier sur les organismes de certification et de standardisation ont révélé de manière plus précise les contours de ce nouveau phénomène15. Ces nouvelles pratiques normatives contribuent à la montée d’un nouveau domaine public mondial, qui a été décrit comme « une arène transnationalisée et de plus en plus institutionnalisée de discours, de contestations et d’actions concernant la production de biens publics mondiaux, impliquant des acteurs privés aussi bien que publics » (Ruggie, 2004, 504).
39Dans ce contexte, l’idée que des autorités privées puissent revendiquer une légitimité politique pour leurs actions indique qu’un autre pilier du nationalisme méthodologique est en train de s’effondrer, à savoir le dualisme entre le privé et le public. Alors que la théorie politique traditionnelle avait conçu le domaine du politique comme la sphère de l’autorité coercitive légitime par opposition à celle du marché conçu comme le domaine des transactions volontaires privées, l’idée même d’autorité privée brouille cette ligne de séparation, ouvrant la possibilité aux acteurs non étatiques comme les ONG, les acteurs transnationaux et les entreprises multinationales d’exercer des formes d’autorité légitime, même dans les cas où cette légitimité n’est pas issue d’une délégation de la part de l’État. L’accent, ici, n’est pas mis sur le fait que ces acteurs exercent un certain pouvoir, puisque cela a toujours été le cas en réalité. La nouveauté réside plutôt dans le fait qu’ils prétendent exercer une autorité légitime dans la production autonome de normes, sans même reposer sur une autorisation préalable de la part des seules autorités jouissant d’une légitimation populaire, à savoir les États.
40Cette affirmation devrait être au moins en partie tempérée par l’observation que l’autorité entrepreneuriale privée en tant que telle n’est pas un phénomène totalement nouveau. Par exemple, les organismes non étatiques de production de normes (standard setting agencies) ont joué un rôle important au cours de ces deux derniers siècles, en remplissant des fonctions que les États étaient incapables d’effectuer. En effet, des organismes privés ont toujours joué un rôle actif au sein d’activités comme la production de normes, opérant dans un monde westphalien dominé par une vision fondée sur le nationalisme méthodologique. Ces pratiques se sont donc développées d’abord sous l’œil bienveillant d’États nationaux qui avaient simplement décidé de laisser aux corps intermédiaires des tâches qu’ils n’auraient pas pu assumer eux-mêmes. La récente fragmentation des ordres normatifs a au contraire entraîné une situation dans laquelle les États et les moyens traditionnels de régulation interétatique s’avèrent impuissants ou au moins trop inefficaces pour jouer une fonction de régulation importante. Il se produit ainsi une autonomisation beaucoup plus radicale vis-à-vis du pouvoir étatique. De plus, il faut considérer que l’objet même de ces pratiques de régulation a changé dans le temps, acquérant une portée politique nouvelle. En effet, il existe au moins deux principales catégories de pratiques de régulation. D’une part, les pratiques dont la fonction est essentiellement technique, comme c’est le cas des agences de standardisation travaillant dans des domaines techniques complexes comme celui de la communication. Dans ce contexte, les pratiques de standardisation visent essentiellement à réduire le coût des transactions, à rationaliser la production et à augmenter l’efficacité du marché, mais cela dans un cadre politique essentiellement légitimé par des accords interétatiques. D’autre part, nous avons des pratiques qui s’inscrivent dans des objectifs plus directement politiques. C’est typiquement le cas des pratiques de certification qui ciblent des sujets politiquement sensibles et souvent contestés, et qui endossent donc une qualité spécifiquement morale ou politique : ils visent à donner aux acteurs sociaux des informations supplémentaires concernant la conformité de certains produits ou pratiques aux normes environnementales, sociales, morales et politiques. Les pratiques de certification dans des domaines sensibles d’un point de vue normatif comme celui du travail ou de la protection environnementale ont donc une importance politique plus grande pour la gouvernance démocratique, dans la mesure où elles ciblent directement des objectifs politiques comme le combat contre les inégalités, les injustices ou la préservation de l’environnement.
41Les pratiques privées de standardisation dans ces domaines sensibles combinent deux aspects : (1) elles introduisent des formes de régulation privée (2) mais qui portent sur des objets ayant une importance politique, qui relèvent du domaine de l’autorité légitime de l’État. La nouveauté réside dans le fait que des acteurs privés prétendent exercer une autorité légitime dans la production autonome de normes sociales et politiques, concurrençant ainsi l’État dans un domaine qui lui était traditionnellement réservé. Bernstein et Cashore expliquent que « les systèmes NSMD (non-state market driven) ne reçoivent pas leur pouvoir de créer des mesures de l’autorité souveraine des États. […] Cet aspect ne signifie pas que les États ne sont pas importants : certaines agences étatiques ont apporté un soutien financier à certains systèmes NSMD, et les régulations internationales et nationales influent potentiellement sur leurs activités. Cependant, même dans les cas où les gouvernements ont soutenu leur formation, les systèmes NSMD ne reçoivent pas leur autorité des États et n’ont pas de comptes à leur rendre » (Bernstein et Cashore, 2007, 349).
42L’idée même qu’une autorité privée puisse bénéficier d’une légitimité politique enfreint implicitement une autre distinction fondamentale du nationalisme méthodologique, à savoir la distinction entre la sphère politique et la sphère commerciale. Comme l’ont montré les discussions sur la sphère publique et la représentation, les acteurs situés en dehors des institutions politiques formelles peuvent encore faire partie de la sphère politique, en supposant toutefois qu’ils aient une fonction non commerciale, qui est celle d’acteurs de la société civile qui visent à influencer les décisions des gouvernements. Ce cadre conceptuel ne permet pas de rendre compte de la fonction politique exercée par des entreprises commerciales telles que les organismes de standardisation ou de certification. En effet, ces derniers ne peuvent pas être considérés comme des acteurs légitimes de la sphère publique, puisqu’ils ne fonctionnent pas comme des intermédiaires entre le public et l’État, mais comme des intermédiaires entre différents types d’acteurs sociaux. Le problème plus général est que dans le cadre du nationalisme méthodologique, seulement deux typologies d’acteurs sociaux sont possibles : soit les groupes militants qui font partie de la société civile et qui prétendent parler au nom de l’intérêt public, soit les acteurs privés qui font partie de la sphère économique et qui maximisent leurs propres intérêts commerciaux, et sont pourtant exclus du domaine politique. Le privé et le public sont toujours nettement séparés. Et en effet, même dans les discours sur la gouvernance mondiale, où le nationalisme méthodologique est considéré comme dépassé, des traces de ce modèle persistent dans l’interprétation de l’autorité privée à travers le prisme du dualisme entre l’État et le marché, l’autorité privée étant conçue comme une manière de remplacer les régulations étatiques par des régulations marchandes.
43S’il est indéniable que des éléments de la logique du marché traversent ces formes de régulation privée, ce que cette séparation nous empêche de comprendre, c’est que l’autorité privée, au moins sous certaines formes, représente une nouvelle opportunité pour l’émergence des publics. Il faut alors comprendre que la légitimité que ces acteurs recherchent est donc de nature politique et non pas marchande (Bernstein et Cashore, 2007). Non seulement leurs activités ont une importance politique, dans la mesure où elles s’attaquent à des questions très politisées comme la pauvreté mondiale ou le changement climatique. De plus, elles possèdent aussi, au moins de manière implicite, un potentiel de démocratisation qui ne peut se comprendre qu’à condition de se tourner vers l’étude des raisons pour lesquelles les entreprises se conforment à ces normes, ainsi que du rôle politique que les citoyens peuvent jouer dans leur capacité de consommateurs16. L’autorité entrepreneuriale, en ce sens, représente quelque chose de radicalement différent des autres formes de régulation privée développées dans le secteur commercial. Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas l’autonomisation du marché par rapport à l’État, mais plutôt l’émergence de nouvelles pratiques par lesquelles un public peut faire entendre sa voix, dans des situations où l’autorité publique n’a plus le pouvoir d’intervenir (ou refuse de l’exercer). Cette situation devient de plus en plus fréquente dans des secteurs où les externalités engendrées par la mondialisation économique sont plus importantes, comme l’environnement ou le marché du travail. Il est donc désormais clair que les trois dichotomies entre le citoyen et le consommateur, le marché et l’État, le privé et le public empêchent de bien comprendre le fonctionnement de la production de normes et la manière dont l’efficacité et la légitimité peuvent se rejoindre, car si ces formes de régulation s’adressent aux individus en tant que consommateurs, elles le font pourtant en mobilisant des arguments qui concernent le bien public plutôt que l’intérêt privé. Dès lors, « ces régulations sont davantage semblables à un code moral qui favorise une “vertu civique” écologique, dans l’espoir qu’une orientation de la demande des consommateurs vers ces produits entraînera une orientation proportionnelle de l’offre, favorisant ainsi les “marchés verts” » (Hall et Biersteker, 2002, 133).
44Jusqu’à aujourd’hui, les exemples les plus marquants d’autorité entrepreneuriale privée se sont développés dans le secteur environnemental, en particulier à travers les programmes de certification concernant l’exploitation des forêts17. D’autres programmes ont été développés pour réduire l’exploitation dans les usines localisées dans le tiers monde, ou pour offrir des conditions de commerce plus équitables aux petits producteurs. D’autres programmes encore ont émergé dans d’autres domaines comme ceux de l’alimentation, du tourisme ou de la pêche18. Ces programmes suivent une même logique, qui consiste à donner un pouvoir politique aux citoyens-consommateurs en leur offrant des informations leur permettant d’accorder leurs pratiques de consommation avec leurs valeurs politiques. Bien que les agences de certification fonctionnent sur une base commerciale, leur action consiste à faire émerger un public encore mal défini de citoyens ayant une conscience claire des conséquences sociales et environnementales de leurs actions, un public qui n’a pas encore trouvé de voix politique dans les formes de représentation traditionnelle ni dans la société civile. D’un point de vue conceptuel, ces nouvelles pratiques montrent qu’un public démocratique peut émerger et accomplir des objectifs politiques de justice sociale et environnementale, non seulement en élisant des gouvernements sensibles à ces problèmes, comme le veut le nationalisme méthodologique, mais aussi par une action directe rendue possible grâce à l’émergence de nouvelles institutions dont les compétences de démocratisation ne peuvent être expliquées ni par les théories de la représentation élargie, ni par les théories de la sphère publique transnationale.
45Ces modèles de coordination sociale poursuivent par d’autres moyens les mêmes objectifs que les pratiques de dénonciation des ONG, des mouvements sociaux et d’autres acteurs de la société civile. Ils ne le font pas en critiquant et en dénonçant (les armes classiques de la société civile), mais en développant de nouvelles formes d’alliance entre les citoyens-consommateurs et les entreprises. Cashore et ses collaborateurs ont montré que, dans le cas de la certification du domaine de l’exploitation forestière, ces nouveaux modèles ont émergé à l’issue d’une série d’échecs de la part des États et des organisations internationales pour trouver les régulations adaptées à l’exploitation des forêts. Le développement d’un cadre de certification fut perçu par tous les participants comme plus utile que les campagnes traditionnelles de critique et de dénonciation, car ces certifications offraient des informations plus fiables et plus précises sur la production des entreprises qui décidaient de se conformer au nouveau label (Cashore et al., 2004). Ce qui est intéressant, c’est la logique même de ces pratiques, c’est-à-dire, non pas persuader les acteurs publics d’introduire de nouvelles régulations reflétant les valeurs exprimées par la sphère publique, mais donner directement aux publics le pouvoir d’agir.
46Cette différente logique de l’action politique est systématiquement mal comprise par les théories politiques qui souscrivent au nationalisme méthodologique. En effet, si l’État n’est qu’une autorité normative parmi d’autres, lesquelles sont en concurrence pour produire de l’innovation sociale (ou, pour le dire avec plus d’emphase, pour changer le monde), s’il fait partie d’une pluralité d’organisations sur lesquelles les publics peuvent compter pour contrôler les conséquences des événements extérieurs qui influent sur leur vie, pourquoi les publics devraient-ils confier aux États et aux acteurs publics étatiques une autorité pleine et exclusive ? Pourquoi devraient-ils accepter que la seule forme légitime d’action collective exige de se soumettre au système complexe d’écluse (Habermas) qui transforme le pouvoir communicationnel en pouvoir d’agir politiquement légitime ?
47La concurrence entre États et agences de certification ne porte donc pas seulement les objets de policy, mais sur la logique même de l’action politique et de sa légitimité. Ce qui est en jeu, notamment, c’est la possibilité que la médiation représentative de la sphère publique soit court-circuitée par un public capable d’action directe, et cela non pas à travers une mobilisation collective, mais grâce au soutien offert par des entreprises commerciales. Le fait d’admettre le principe selon lequel les publics peuvent légitimement choisir de se reposer sur l’État ou sur des acteurs privés pour mener à bien leur agenda ébranle les fondements de notre compréhension traditionnelle de la politique. L’idée d’un cadre politique doté d’une multiplicité de niveaux, de pôles et d’acteurs, qui permet aux citoyens de mettre en place diverses stratégies politiques, nous fait ainsi passer d’une conception étatique de la politique à une conception de la politique centrée sur les publics. Ces questions constituent quelques-uns des défis théoriques soulevés par le développement de formes d’autorité privée entrepreneuriale (Green, 2014b). En effet, dans un monde westphalien fondé sur la souveraineté des États, l’idée même d’un entrepreneur de normes privé ne peut pas avoir une place légitime, puisque l’autorité est par définition monopolisée par les États, tandis que l’entreprenariat appartient à la sphère privée régulée par le marché. Que se passe-t-il, alors, lorsque le monopole de l’État sur l’autorité est affaibli au point que de nouveaux acteurs se mettent à produire des normes et à les faire appliquer ? Pouvons-nous nous contenter de dire que ces pratiques ne satisfont pas les exigences normatives que nous avions développées pour gouverner un monde différent de celui dans lequel nous vivons actuellement ?
48Alors qu’en philosophie politique, on se limite à dénoncer les déficits démocratiques de la politique globale, en prétendant que seule la création de nouvelles institutions publiques supranationales serait capable de restaurer les droits d’un public mondial fort, les individus et les groupes se sont mis à chercher des solutions alternatives, entraînant ainsi l’émergence d’acteurs hétérogènes qui tentent de combler ce vide normatif, parfois en concurrence, parfois en coopération avec les États. Dans cette mesure, la notion d’entreprenariat des normes (norm entrepreneurship) renvoie bien à cette situation sans précédent dans laquelle des acteurs hétérogènes entrent en concurrence pour réguler un ensemble de pratiques sociales qui étaient traditionnellement régies par les pouvoirs publics, soit directement, soit par délégation. Cette situation peut être interprétée de deux manières. La première consiste à dire que les acteurs entrent en concurrence pour obtenir la suprématie normative à laquelle les publics finiront par se soumettre. La deuxième consiste à adopter une perspective inverse, en considérant que ce sont en réalité les publics qui peuvent choisir entre différents acteurs normatifs en acceptant librement leur autorité. Tandis que le premier cas semble être un exemple plus typique de ce qu’on a appelé « autorité privée », le second cas caractérise le mieux les situations dans un monde normatif pluraliste et polycentrique (Krisch, 2010). La notion d’autorité privée en tant que telle n’est donc pas entièrement adéquate19. Comme nous le savons, les États se sont toujours appuyés sur des organismes extérieurs pour accomplir certaines tâches. Toutefois, à travers le processus de délégation, l’action des organismes privés reste sous le contrôle des pouvoirs publics, et donc dans les limites de l’autorité politique légitime. La situation est différente, en revanche, dès que nous entrons dans le domaine de l’autorité privée entrepreneuriale, qui désigne « l’organisation et le contrôle des activités économiques, politiques et sociales par l’élaboration, l’application, le contrôle et l’imposition de règles » (Green, 2014b, 80) qui ne sont promues par aucun État. Bien que les États soient souvent impliqués dans ces processus de régulation entrepreneuriale, ils le font tout en renonçant à « leur autorité westphalienne souveraine dans l’imposition du respect de ces règles » (Cashore et al., 2004, 21), et interviennent plutôt comme des facilitateurs dans ces processus où l’autorité est largement partagée et distribuée. La particularité de l’autorité entrepreneuriale est que sa légitimité repose sur des sources d’autorité purement sociales. Elle ne dérive pas d’une délégation de l’autorité étatique, mais se fonde uniquement sur un consentement librement obtenu.
Les organismes de certification comme entrepreneurs de normes
49L’idée d’entreprenariat de normes est intéressante pour plusieurs raisons, toutes directement pertinentes pour une conception de la politique centrée sur les publics. Dans le contexte des études mondiales où elle est apparue, elle était principalement utilisée pour exprimer le fait qu’en l’absence d’acteurs politiques légitimes, des acteurs privés pouvaient remplir des tâches normatives habituellement prises en charge par des acteurs politiques. Le fait politique décisif de l’autorité entrepreneuriale est que ces acteurs privés ne représentent initialement aucun groupe. Autrement dit, pour pouvoir réussir, ils doivent créer leur propre public, en compétition avec d’autres concurrents pour l’obtention de l’adhésion du public. C’est précisément parce que l’autorité privée repose sur l’adhésion volontaire plutôt que sur la force que la ligne de démarcation entre le privé et le public tend à devenir floue, et que le principe de soumission exclusive à l’autorité perd de son emprise.
50Les organismes de certification qui visent à contrôler les conséquences environnementales et sociales des processus économiques constituent à ce jour les meilleurs exemples d’une activité entrepreneuriale privée ayant une visée clairement politique. Les organismes de certification offrent aux citoyens différentes opportunités politiques. Tout d’abord, l’option classique qui consiste à exprimer leur voix politique, c’est-à-dire à faire pression sur les organisations politiques légitimées par le vote pour qu’elles interviennent directement et résolvent le problème. Ces stratégies s’inscrivent dans le paradigme classique de la sphère publique. Mais leur activité ne s’y réduit pourtant pas, car à travers leurs actions, ces organisations offrent aux citoyens une option politique différente, car elles leur permettent d’intervenir directement dans le contrôle des conséquences liées aux externalités économiques. Il s’agit à bien voir de deux logiques d’action politique très différentes. De plus, pour les conceptions westphaliennes du politique, seule la première s’inscrit dans le cadre de l’action politique légitime et peut vraiment être prise en compte dans le cadre d’une réflexion sur la démocratisation de la politique globale.
51Le pragmatisme politique suggère une tout autre manière de voir les choses, car de son point de vue ces deux catégories relèvent toutes deux, du moins en principe, du cadre de l’action démocratique légitime. Dès lors, le rôle politique des entrepreneurs privés peut être conçu comme un processus ascendant et non étatique visant à développer de nouveaux schémas de régulation qui incorporent les valeurs partagées par le public. Dans ce cadre, l’entrepreneur de normes a une double fonction20 : (1) il permet à des valeurs largement partagées de s’exprimer et (2) il met en place le processus concret de changement. Si l’on peut en effet dire qu’il « représente » le public au sens large proposé par la théorie de Saward, ce qui est le plus important ici, c’est le fait aussi qu’il soit pour ainsi dire le « bras armé » du public et qu’il puisse dès lors agir en son nom, et non pas seulement le représenter dans l’espace public. En effet, la tâche principale de l’entrepreneur de normes ne consiste pas à représenter ou à protester. Elle consiste bien plutôt à activer des processus de changement social, en impliquant par exemple d’autres acteurs, y compris des États et d’autres acteurs publics, des entreprises et des acteurs de la société civile. Ces processus sont destinés à intervenir directement dans le monde en modifiant les pratiques de production et de consommation actuelles et en diffusant de nouvelles normes. On peut s’attendre à ce que, à ce stade, ces acteurs suivent leurs propres calculs stratégiques au lieu de se conformer aux normes partagées du bien commun. Autrement dit, une orientation en vue du bien public n’est ni attendue, ni exigée. La tâche des entrepreneurs de normes consistera donc à créer des conditions dans lesquelles les différentes « logiques des conséquences » pourront converger afin de produire des externalités positives. En effet, du point de vue de l’approche centrée sur les publics, il importe peu que les organismes agissent sur la base d’une orientation commerciale intéressée (la logique des conséquences) ou au nom d’une recherche désintéressée du bien commun (la logique de justesse ou des convenances)21 : ce qui importe, c’est plutôt que leur contribution puisse aider un public à s’organiser et à agir directement dans le monde.
52Dans l’étude sur les certifications environnementales évoquée plus haut, Bernstein et Cashore ont par exemple montré que la réussite de l’entreprenariat de normes supposait la mise en place d’un processus social complexe avec plusieurs boucles récursives qui visaient à établir une confiance mutuelle et à créer un environnement dans lequel les nouvelles normes pourront être envisagées et expérimentées. Autrement dit, un processus d’influence et d’ajustements mutuels doit prendre place entre l’entrepreneur de normes et le public. Si l’expérimentation réussit – le coût des transactions n’excède pas les bénéfices escomptés, les consommateurs suivent les nouvelles normes, les ONG les jugent appropriées –, alors son expansion peut être envisagée. Ces processus contribuent à la formation de nouveaux publics par la transformation de pratiques et l’adoption de nouvelles normes et valeurs qui favorisent à leur tour les nouvelles pratiques des entreprises. Lorsque ces processus sont concluants, de nouveaux modèles institutionnels se développent, qui n’incluent pas seulement des normes mais aussi des institutions destinées à surveiller leur mise en application.
53Ces modèles institutionnels ne doivent cependant pas être interprétés, comme le font Bernstein, Cashore et d’autres, comme de simples stratégies innovantes qui opèrent à l’intérieur des frontières des marchés. En effet, au lieu de les considérer comme guidés par la logique du marché, nous devrions les concevoir comme guidés par la logique associative qui est celle des publics. Autrement dit, ces organisations s’adressent certes à des consommateurs, mais en leur qualité de citoyens : ils s’inscrivent dans la sphère marchande mais en la soumettant au média de la persuasion. La constitution d’un public est en fait en partie indifférente à la distinction classique entre citoyens et consommateurs. En tant qu’acteurs privés, les entrepreneurs de normes ne peuvent s’adresser qu’aux individus en leur qualité de consommateurs, c’est-à-dire comme à des acteurs intervenant dans la sphère économique de la consommation et de la production. Cependant, en faisant cela, ils répondent à une demande proprement politique, qui ne peut pas être satisfaite par les voies traditionnelles de la représentation politique. Ils contribuent ainsi à la formation politique d’un public et à la satisfaction de ses revendications politiques (l’exigence d’une plus grande justice mondiale et d’une meilleure protection de l’environnement, par exemple), et accomplissent donc une mission proprement politique. De ce point de vue, les acteurs publics, les organismes de certification, les entreprises et les ONG sont tous des agents du public, remplissant chacun des rôles différents mais contribuant tous à l’établissement et à l’entretien d’un ordre normatif. Une conception de la politique centrée sur les publics considère la logique du marché, la logique de l’État et la logique associative de la société civile comme autant d’ingrédients d’un modèle plus complexe d’action collective qui ne peut plus être divisé en sphères autonomes. Parce que la légitimité repose en dernière instance sur des communautés et sur la construction de communautés, le fait de concevoir ces processus comme des étapes dans la formation des publics pragmatistes nous aide à comprendre leur importance politique ainsi que le statut des différents acteurs impliqués dans ces processus.
54Alors même que le rôle politique de ces acteurs est difficile à expliquer en utilisant les outils des théories de la sphère publique et de la représentation, une conception centrée sur les publics n’a aucune difficulté à saisir leur signification et leur pertinence politiques. Ce résultat est rendu possible précisément parce que la conception pragmatiste de la politique centrée sur les publics s’est libérée du nationalisme méthodologique. En effet, l’intégration des logiques étatiques, marchandes et de la société civile découle directement de la priorité explicative accordée aux publics. Ces logiques ne font qu’identifier les différents domaines d’action dans lesquels les publics développent leur propre forme d’agentivité. Ces organisations, nous l’avons vu, peuvent appartenir à la sphère publique aussi bien qu’à la sphère privée, fonctionner directement comme les représentants du public (les institutions politiques), exercer une fonction de contrôle et de surveillance à l’égard de l’activité de l’État (la société civile), mais aussi intervenir directement dans le monde (entrepreneurs de normes).
Conclusions
55La recherche portant sur les sphères publiques transnationales, les advocacy networks et les mouvements sociaux transnationaux a permis d’augmenter la crédibilité d’une conception de la politique centrée sur les publics, et lui a donné toute sa pertinence dans la discussion des questions de politique mondiale. Ce faisant, elle a contribué à dépasser les approches centrées sur l’État et la nation qui dépendaient trop fortement de présupposés westphaliens. De même, les efforts visant à élargir la portée du concept de représentation ont fait prendre conscience que les processus de délégation de l’autorité intervenaient à une échelle beaucoup plus grande que ne le supposent ordinairement les théories politiques de la représentation. Malgré leurs mérites indéniables, ces recherches présentent également des limites évidentes concernant la compréhension des nouvelles pratiques normatives qui émergent au niveau mondial. En particulier, elles ne parviennent pas à expliquer la logique intrinsèque qui gouverne une politique centrée sur les publics, dans laquelle les pratiques de délégation et de communication ne peuvent remplir l’espace politique dans sa totalité. Ce qu’elles échouent à prendre en compte, c’est la signification politique de la participation comme action qui caractérise ces formes de consommation politique ainsi que d’autres formes d’engagement actif dans la gestion des problèmes collectifs. En effet, du point de vue d’une conception élargie de la démocratie, ces pratiques font intégralement partie de ce que signifie être citoyen. Contrairement à ce que la théorie de la sphère publique nous a enseigné, nous devrions recommencer à considérer les publics comme étant constitués d’acteurs et non de spectateurs.
56Tant que nous resterons attachés au nationalisme méthodologique, nous n’arriverons pas à comprendre comment les publics peuvent être constitués et devenir efficaces d’une manière qui n’entre pas dans les schémas classiques d’une vision renouvelée du gouvernement représentatif ou de la société civile. L’exemple des organismes de certification et, plus largement, des formes d’autorité entrepreneuriale privée montre que les publics peuvent s’organiser et produire des effets politiques en suivant des modèles d’action collective dont le constitutionnalisme, la sphère publique et la représentation même élargie n’arrivent pas à rendre compte. Comme je l’ai montré, un public peut en effet émerger à travers des pratiques de consumérisme critique et il peut être soutenu dans ses efforts par l’émergence d’acteurs privés qui agissent comme les agents du public. Toutefois, ces agents ne sont pas publics au sens conventionnel du terme, et leur rôle n’est pas discursif mais pragmatique. Leur but n’est pas de contraindre les autorités publiques par des discours, mais de changer le monde en donnant au public le pouvoir d’intervenir en lui offrant les instruments adéquats pour le faire.
57Contrairement aux théories classiques du cosmopolitisme, de la sphère publique transnationale et de la représentation globalisée, une théorie de la politique centrée sur les publics possède les ressources théoriques nécessaires pour expliquer l’importance politique de l’autorité privée et pour fournir les critères normatifs permettant d’évaluer leur pertinence démocratique. Ces critères renvoient à la capacité des acteurs à (a) favoriser les processus de formation des publics ; (b) encourager les processus d’enquête collective ; (c) prendre en compte le besoin du public ; (d) contribuer à la résolution de problèmes partagés ;(e) munir les publics de nouvelles instrumentalités et de nouvelles possibilités d’action collective. Ces acteurs peuvent être publics ou privés et leur performance démocratique devra être évaluée selon des critères qui varient en fonction du type d’action qu’ils régulent et des formes que prend cette régulation. Dans cette perspective, les conditions de légitimité requises par la régulation coercitive seront toujours plus fortes que celles qui sont associées aux modèles volontaires. Néanmoins, le rôle politique joué par ces acteurs privés ne peut être réduit à celui d’agents discursifs de la rationalité communicationnelle, puisque leur fonction démocratique à l’égard des publics consistera aussi à les assister dans la poursuite de leurs objectifs, notamment en cherchant intentionnellement à changer la logique du marché. Cette perspective théorique centrée sur l’action et les publics constitue probablement l’aspect le plus important de l’approche pragmatiste, qui la distingue des autres approches de la démocratie.
58J’ai souhaité montrer que la perspective centrée sur les publics permettait de dépasser ces dichotomies qui accablent le nationalisme méthodologique. De ce point de vue, le chevauchement constant entre les sources de légitimité par les fondements et par les résultats et l’existence de formes d’autorité mixtes entre le privé et le public apparaissent comme des conditions légitimes définissant l’arène sociopolitique dans laquelle les consommateurs-citoyens s’organisent en publics. Pour conclure, nous pouvons donc dire que le pragmatisme politique offre des ressources importantes pour comprendre l’importance politique de pratiques normatives qui, jusqu’à présent, n’ont été intégrées à la théorie politique que de manière marginale, mais dont l’importance théorique et pratique pourra s’avérer bien plus grande qu’on ne l’estime actuellement.
Notes de bas de page
1 Voir, entre autres, Cochran, 2002 ; Bray, 2011 ; Isacoff, 2015 ; Brunkhorst, 2002 ; Hellmann, 2009 ; Friedrichs et Kratochwil, 2009 ; Brighi et Bauer, 2009 ; Chandler, 2014 ; Abraham et Abramson, 2015. Une intuition pragmatiste se trouve également au fondement de l’idée de cosmopolitisme méthodologique proposée par Ulrick Beck (Beck, 2006, 10). Il inclut notamment John Dewey dans la liste des précurseurs du cosmopolitisme méthodologique.
2 Bohman, 2007, développe de manière cohérente ce paradigme pragmatiste afin d’explorer les conséquences normatives de la pluralisation des publics dans la politique contemporaine. Voir aussi Bohman, 2010, pour une discussion de la notion deweyenne de public dans le contexte de la politique post-westphalienne.
3 Dans Habermas, 1997.
4 Voir par exemple Achen-Bartels, 2016.
5 Pour une reformulation récente de cette thèse, voir Narayan, 2016.
6 Cette situation est particulièrement évidente lorsqu’on examine les tentatives qui ont été faites pour dépasser les limites du modèle de théorie politique basé sur la nation. Que l’on pense aux théories contemporaines de la politique cosmopolite développées, entre autres, par David Held (Held, 1995), à l’idée de constellation post-nationale de Jürgen Habermas (Habermas, 2001), à la pluralisation de la notion de peuple par James Bohman (Bohman, 2007), ou encore au modèle de représentation généralisée de David Saward (Saward, 2010), on constate immédiatement que ces auteurs remettent en cause les frontières des États-nations sans pour autant interroger les présupposés théoriques du nationalisme méthodologique.
7 Voir en particulier Dewey, 2015.
8 Voir en particulier Dewey, 1927.
9 Zürn (1998) fournit par exemple une définition non étatique de la gouvernance constituée de quatre dimensions : (a) la sécurité intérieure et extérieure, (b) l’identité symbolique, (c) le bien-être matériel et (d) la légitimité.
10 Voir par exemple Keck et Sikkink, 1998.
11 Toutes ces stratégies suivent la même logique, laquelle consiste à adapter à une plus grande échelle les notions essentielles de la conceptualisation de la politique à l’ère moderne. Curieusement, elles partent toutes d’une reconnaissance des limites du « cadre westphalien » et finissent pourtant par proposer des thèses qui consistent simplement à étendre au-delà du niveau étatique les catégories à l’origine développées pour analyser la politique à l’ère « westphalienne » des États-nations.
12 J’ai décidé de ne pas inclure une discussion du cosmopolitisme car ses limites pour penser la politique globale me paraissent tout à fait évidentes, et car la discussion des thèses de Brunkhorst constitue de fait une amorce de cette discussion.
13 Sur ce sujet particulier, voir aussi l’analyse de Bray en référence aux contextes globaux (Bray, 2011, chap. 5).
14 Voir par exemple Vogel, 2010 ; Green, 2014b. Pour une évaluation plus positive des réussites, voir Bernstein et Cashore, 2007.
15 15Voir par exemple Cashore, 2002 ; Cashore et al., 2004 ; Green, 2011 ; Mattli et Woods, 2009.
16 Cette transition analytique semble être particulièrement difficile. D’un côté, les chercheurs en relations internationales ont d’abord noté la dimension institutionnelle de la montée en puissance de ces nouveaux acteurs, mais ils ont généralement eu tendance à négliger leur signification du point de vue des publics (voir par exemple Green, 2014b). D’un autre côté, les sociologues ont perçu le changement d’attitude des citoyens et l’effacement des frontières entre la politique et la consommation, mais ils ne sont pas parvenus à voir les implications institutionnelles de ce fait (voir par exemple Lamla, 2013b).
17 Voir Cashore et al., 2004.
18 Pour une vue d’ensemble, voir Hall et Biersteker, 2002 ; Mattli et Woods, 2009. Voir aussi Vogel, 2008, pour une synthèse très utile du domaine.
19 Green, 2014b propose un argument détaillé sur ce point.
20 Sur ce point, voir Bernstein et Cashore, 2007.
21 Sur la distinction entre « logique des conséquences » et « logique de convenance », voir March et Olsen, 2010.
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