Chapitre 8. Les publics démocratiques
p. 325-362
Texte intégral
1Dans la deuxième partie de l’ouvrage, j’ai montré que la notion de public était à la base de la conception de la politique centrée sur les groupes adoptée par un grand nombre de philosophes, sociologues et politistes directement ou indirectement liés au pragmatisme au tournant entre xixe et xxe siècle. Cette notion a connu un important regain d’intérêt depuis quelques décennies, en premier lieu dans l’analyse du rôle des acteurs civiques dans la sphère publique de Habermas (Habermas, 1997), mais aussi, de manière indépendante, dans les théories des mouvements sociaux (Cefaï et Joseph, 2002), dans le retour d’une vision de la politique qui insiste sur la dimension sociale « profonde » de la démocratie (Barber, 2003), ou encore dans les conceptions de la politique qui tirent les conséquences du déclin des États-nations et essaient de repenser la politique en dehors du nationalisme méthodologique en recourant à la notion de public (Beck et Grande, 2010 ; Bohman, 2007). Nous pouvons également constater un lien indirect mais théoriquement intéressant entre la conception pragmatiste de la politique démocratique et les formes de coordination coopératives et horizontales engendrées par les types d’organisation sociale qui ne relèvent ni du marché ni de l’État, en particulier dans la tradition des communs (Ostrom, 2010) et dans des réflexions plus récentes sur les pratiques de production entre pairs (Benkler, 2006), dans la nouvelle dynamique des formes d’action politique transnationale (Keck et Sikkink, 1998) ainsi que dans les pratiques organisées de consumérisme politique (Micheletti et McFarland, 2015). Ces approches adoptent chacune à leur manière la perspective d’une conception de la politique centrée sur les publics, en accord avec une conception élargie de la démocratie.
2Ce qui est remarquable dans cet ensemble assez hétérogène de pratiques politiques, c’est que dans tous ces cas les publics ne recherchent plus la médiation des institutions représentatives, mais interviennent soit directement soit par l’intermédiaire d’agents non étatiques. Il s’agit, donc, de pratiques démocratiques qui ne relèvent pas de la sphère politique formelle, mais qui sont néanmoins perçues comme pleinement politiques, et cela du fait de mettre en scène l’action de publics qui s’organisent, s’engagent, agissent. Dans la mesure où la notion pragmatiste de public inscrit la politique dans l’espace plus large de la vie sociale, le pragmatisme politique se révèle particulièrement utile lorsqu’il s’agit d’interpréter la signification politique d’événements et de pratiques qui prennent place au sein de contextes qui transcendent les formes classiques d’action politique médiatisée par les institutions politiques formelles. En raison de cela, ces nouvelles pratiques défient les divisions traditionnelles entre les différentes sphères sociales.
3Dans l’actuel contexte d’effervescence, d’instabilité et de créativité institutionnelle, une théorie pragmatiste de la démocratie centrée sur les publics ouvre des perspectives théoriques inouïes permettant de déchiffrer ces phénomènes émergeants, de retracer l’évolution des formes d’expérience politique et de proposer des critères normatifs plus flexibles et ajustables que ceux que la théorie démocratique nous propose. Le but de ce chapitre est donc double. Je souhaite d’abord réinscrire la théorie habermassienne de la sphère publique au sein du contexte plus large d’une théorie de la démocratie centrée sur les publics, en cherchant à montrer ce que nous gagnons à radicaliser la démarche pragmatisante entreprise par Habermas. Ensuite, je souhaite montrer que nous pouvons trouver dans la théorie et la pratique des communs un moyen prometteur pour actualiser et développer la théorie pragmatiste de la démocratie tout en préservant son noyau normatif. Bien que je ne puisse pas m’attarder dans la reconstruction de chacune de ces traditions en détail, ni examiner le rôle des mouvements sociaux comme paradigmes du public pragmatiste, la ligne argumentative générale que je défends dans ce chapitre est que le noyau normatif de la théorie pragmatiste des publics permet d’expliquer le potentiel démocratique d’un vaste ensemble de phénomènes sociaux, qui inclut les mouvements sociaux classiques et nouveaux ainsi que la vie civique plus dispersée de la sphère publique contemporaine, sans pour autant s’y réduire. Je montre notamment que cette stratégie était déjà à l’œuvre dans la théorie habermassienne de la démocratie, mais que cette dernière, conçue en référence aux expériences politiques des années 1970 et 1980, ne permet pas de rendre compte de dynamiques plus contemporaines, pour lesquelles la théorie des communs offre des outils qui, une fois ajustés pour les besoin d’une théorie de la démocratie, s’avèrent très pertinents. Comme je vais le montrer, les publics pragmatistes sont à l’œuvre non seulement dans les mobilisations qui prennent place au sein de la sphère publique, mais également dans les contextes où les nouvelles pratiques de production entre pairs, les nouvelles formes d’exploitation des ressources en partage, les nouveaux partenariats entre consommateurs et producteurs contribuent à outrepasser des formes de domination et promeuvent l’émancipation sociale. Comme je vais le montrer, la théorie habermassienne de l’espace public n’est pas en mesure de rendre compte de ces phénomènes et de leur potentiel de démocratisation, car ces derniers défient son cadres théorique.
4La théorie pragmatiste de la démocratie nous fournit les concepts normatifs dont nous avons besoin pour évaluer les conditions dans lesquelles ces phénomènes sociaux peuvent avoir un effet de démocratisation. Dans ce chapitre et le suivant, j’examinerai deux de ces phénomènes : la production entre pairs et les communs (ce chapitre) et l’émergence de nouvelles formes d’autorité privée dans l’économie globale (le chapitre suivant). Le point commun de ces phénomènes est de promouvoir des processus d’auto-organisation collective dans le but de résoudre directement les problèmes sociaux perçus. Plutôt que d’agir comme de simples producteurs d’opinion, les publics sont pourvus ainsi d’un réel pouvoir de transformation, pouvoir qui s’avère inclassable si examiné avec les outils conceptuels de la théorie habermassienne de la sphère publique.
Les publics, la communication et la sphère publique
5Richard Bernstein a récemment fait remarquer que la notion de public est au cœur non seulement de la pensée politique de John Dewey, mais aussi de celle de Hannah Arendt et de Jürgen Habermas (Bernstein, 2012). Pour chacun d’entre eux, le « public » est une catégorie particulièrement importante en raison de son lien avec la démocratie, que tous les trois conçoivent en termes d’un potentiel émancipateur de la raison. On s’accorde aujourd’hui à voir en Dewey un précurseur de la théorie critique, et sa théorie des publics démocratiques est maintenant intégrée dans la généalogie qui va de Arendt à Honneth et au-delà. Il existe en effet des points communs importants entre ces penseurs, en particulier en ce qui concerne la fonction politique qui est accordée à une pluralité d’espaces et d’acteurs sociaux, et l’importance centrale prise par les processus de discussion et de délibération dans la vie des publics. Toutefois, il existe également d’importantes différences que l’on ne doit pas négliger. En effet, on perd les aspects les plus innovants de la conception pragmatiste de la démocratie lorsque l’on réduit les publics de Dewey aux dynamiques plurielles de la sphère publique, même quand celle-ci est conçue dans les termes d’une théorie de la société civile davantage centrée sur l’action, comme Habermas avait commencé à le faire dans les années 1980, avant d’en faire un espace presque totalement discursif.
6Le point de départ qui convient à cette interprétation est la théorie du pouvoir communicationnel de Arendt, en particulier si l’on s’accorde à dire avec Bernstein, ce à quoi je souscris, que le pragmatisme et la théorie critique partagent un vaste ensemble de présupposés théoriques et qu’ils devraient unir leurs forces autant que possible pour réaliser des objectifs théoriques et politiques qui se recoupent dans une large mesure1. Alors que l’histoire des relations entre le pragmatisme et la théorie critique est souvent racontée dans l’ordre chronologique, de Dewey à Honneth en passant par Arendt et Habermas, je procéderai de manière inverse, en espérant ainsi montrer pourquoi nous devrions revenir à la théorie pragmatiste des publics tout en gardant quelques-unes des importantes avancées de la théorie critique. La démarche proposée ne doit donc pas être conçue comme un retour à un modèle pré-habermassien de la politique, mais plutôt comme une manière d’aller au-delà de Habermas et en particulier au-delà du dualisme entre la sphère publique et l’État qu’il place au cœur de son modèle de la démocratie à deux niveaux, tout en préservant les intuitions fondamentales qui résident au cœur de sa vision de la vie démocratique.
Du pouvoir communicationnel à la méthode démocratique
7On doit reconnaître à Arendt le mérite d’avoir montré l’importance de la condition de publicité pour penser la liberté politique. En distinguant les révolutions des mouvements de libération, elle identifie la naissance de la liberté politique (la seule liberté qui compte vraiment selon elle) avec le type de discussions publiques qui permettent l’usage public de la raison. Être libre, ou agir politiquement, signifie pour Arendt être capable d’apparaître en public afin d’exprimer son opinion dans un échange non contraint visant à former une volonté commune. L’essence de la politique réside dès lors dans la liberté de communication qui naît à chaque fois que les êtres humains discutent ensemble sur un pied d’égalité à propos de leur vie en commun. Comme elle l’explique, « [s]e lier et promettre, s’associer et signer un contrat : tels sont donc les moyens qui préviennent la disparition du pouvoir » (Arendt, 1967, 258). Arendt s’oppose explicitement à ceux qui, comme Charles W. Mills, Max Weber ou Karl Marx, défendent l’idée opposée selon laquelle au cœur du pouvoir ne réside que la violence, si bien que les institutions politiques ne sont guère plus que des instruments d’oppression dans les mains des classes dominantes (Arendt, 2012, 935-936). Contre les conceptions traditionnelles qui réduisent le pouvoir à une relation asymétrique de domination entre des personnes ou des groupes, Arendt formule l’idée que le pouvoir désigne l’action concertée (action in concert). « Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle ; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé. Lorsque nous déclarons que quelqu’un est “au pouvoir” nous entendons par là qu’il a reçu d’un certain nombre de personnes le pouvoir d’agir en leur nom » (Arendt, 2012, 942). Cette dimension discursive est centrale dans sa définition du pouvoir, puisque c’est à travers le discours que les hommes organisent leur pluralité en public en créant quelque chose de commun. Sans surprise, l’exemple préféré de Arendt lorsqu’il s’agit de définir le pouvoir n’est pas celui du bon fonctionnement institutionnel d’une société démocratique – une société bien ordonnée, selon les termes de Rawls – mais bien plutôt les mouvements révolutionnaires dans lesquels le seul type d’action réalisé est… discursif. Comme le fait remarquer Habermas, « [i]l est fascinant de voir à quel point Arendt décrit sans cesse le même phénomène. Les révolutionnaires qui s’emparent du pouvoir qui réside dans la rue ; une foule engagée dans une résistance passive qui confronte les tanks étrangers de leurs mains nues ; les minorités qui contestent la légitimité des lois existantes et organisent une désobéissance civile ; le “pur désir d’action” qui se manifeste au sein d’un mouvement étudiant – ces phénomènes confirment encore une fois que personne ne possède réellement le pouvoir » (Habermas, 1994, 218).
8Tout en faisant l’éloge d’Arendt pour sa découverte des racines communicationnelles du pouvoir, Habermas lui a reproché d’avoir séparé la dimension discursive de l’opinion et de la formation de la volonté de l’exercice concret du pouvoir, en particulier lorsque cet exercice prend la forme de l’administration impersonnelle qu’Arendt représente à travers l’image sordide de la bureaucratie décrite comme le « pouvoir d’un système complexe de bureaux où ni un seul, ni les meilleurs, ni le petit nombre, ni la majorité, personne ne peut être tenu pour responsable, et que l’on peut fort justement qualifier de règne de l’Anonyme », dans laquelle elle voyait la plus grande forme de tyrannie, « puisqu’on ne voit en fin de compte personne qui soit susceptible de répondre de ce qui a été accompli » (Arendt, 2012, 938). La critique d’Arendt par Habermas fait écho au thème central du pragmatisme politique, plus particulièrement lorsqu’il fait remarquer qu’Arendt « devient victime d’une conception de la politique inapplicable aux conditions modernes lorsqu’elle affirme que “l’intrusion des affaires sociales et économiques dans le domaine public, la transformation du gouvernement en administration, le remplacement du pouvoir personnel par des mesures bureaucratiques, et la transformation des lois en décrets” frustrent nécessairement toute tentative de constituer un domaine public politiquement actif » (Habermas, 1994, 219)2. Habermas fait remarquer à juste titre que la séparation entre la liberté politique et la capacité de l’État à agir contredit nos intuitions fondamentales concernant la nature et le but du pouvoir. Selon lui, « un État déchargé du traitement administratif des problèmes sociaux, une politique purifiée des problèmes socio-économiques, une institutionnalisation de la liberté publique qui est indépendante de l’organisation des richesses publiques, une démocratie radicale qui suspend son effet libérateur précisément aux frontières où l’oppression politique cesse et où la répression sociale commence – cette voie est inimaginable pour une société moderne » (ibid., 219-220).
9Ces remarques critiques visent à montrer que la découverte du pouvoir communicationnel comme source première de la vie politique est une intuition précieuse qu’il faut préserver, en l’inscrivant toutefois dans une conception différente de l’action politique qui puise ses racines dans le pragmatisme, notamment dans la théorie du pouvoir de Mary Marker Follett. En effet, la notion de pouvoir communicationnel d’Arendt ressemble beaucoup à la notion de « pouvoir-avec » de Follett, et il est certainement regrettable qu’Arendt n’ait pas eu connaissance de ses travaux. En distinguant le pouvoir-avec du pouvoir-sur et en privilégiant l’« intégration » par rapport à la contrainte et à la négociation comme formes de prise de décision3, Follett propose un modèle de coordination sociale basé sur la force contraignante des discours qui oppose explicitement le pouvoir à la violence comme méthodes incompatibles pour gérer des unités sociales. En outre, le « pouvoir-avec », comme l’« action en concert » chez Arendt, représente un modèle coopératif du pouvoir conçu comme action collective. Follett met en avant le potentiel créateur de l’intégration, qu’elle oppose à l’usage de la force et à l’usage instrumental de la raison dans la négociation. Toutefois, la compréhension du pouvoir chez Follett diffère de celle d’Arendt sur un aspect particulièrement important, à savoir sa conception pragmatique de la relation du pouvoir à l’action. Ce n’est en effet pas un hasard si Follett a découvert la dimension discursive du pouvoir non pas dans l’altérité irréductible de la politique opposée à l’administration, mais précisément dans le fonctionnement des unités administratives – dans les organisations, qu’elles soient publiques ou privées. Il est intéressant de remarquer que la théorie du pouvoir de Follett émerge au point de confluence de la théorie politique de l’État et de la théorie du management, ce qui serait impensable pour Arendt. En effet, comme nous l’avons vu dans la discussion précédente, ce n’est pas le contexte institutionnel qui compte pour Follett, mais les schémas d’interaction spécifiques qui s’établissent entre des individus soumis à un destin commun et qui doivent agir ensemble. C’est pourquoi l’opposition entre deux formes de pouvoir (instrumental et communicationnel) ou entre deux formes d’action politique (l’autogouvernement et l’administration) est remplacée par la distinction entre deux schémas d’interaction : d’un côté, la logique du groupe qui caractérise la méthode démocratique, et de l’autre côté, la logique de la foule qui caractérise les systèmes autoritaires.
10Le pouvoir-avec désigne la manière dont l’usage de la « méthode démocratique » permet la coordination sociale (voir chapitre 3) dans les conditions démocratiques définies par les trois principes de (1) la parité relationnelle, (2) l’autorité inclusive et (3) l’engagement actif. Le pouvoir-avec a une portée plus large que le pouvoir communicationnel défini par Arendt, puisqu’il ne présuppose aucune séparation nette entre le domaine politique et les autres sphères sociales. Il y a également une importante différence entre ces deux conceptions concernant l’intégration du moment fonctionnel et du moment expressif : tandis que le pouvoir communicationnel d’Arendt ne peut se comprendre que dans le cadre d’une altérité irréductible entre l’action politique et la praxis ordinaire, pour Follett, le pouvoir-avec n’existe que lorsque l’autogouvernement est combiné avec une différenciation fonctionnelle réussie, c’est-à-dire lorsque l’autorité et la responsabilité sont distribuées en fonction des capacités. En effet, le but du pouvoir partagé, de l’exercice du pouvoir comme pouvoir-avec et non comme pouvoir-sur, est de libérer la créativité individuelle pour résoudre les problèmes d’une unité sociale. Il n’est donc pas possible d’imaginer le pouvoir-avec en supposant une autonomie de la politique par rapport à la société et à l’économie. En ce sens, plutôt qu’un pouvoir de commencer, le pouvoir-avec est un pouvoir de créer, d’innover face à l’incertitude et aux problèmes auxquels une unité sociale, quelle que soit sa nature, doit faire face. Le pouvoir-avec peut donc concerner la famille, dans sa manière de gérer l’éducation, les soins et les projets communs, mais aussi l’entreprise et les projets de management partagé envisagés par Follett, ou encore l’État et le fonctionnement de l’administration publique, comme l’a bien montré la discussion du chapitre précédent sur l’expérimentalisme démocratique.
11La notion de commencement ou de natalité d’Arendt est donc à la fois très proche et très éloignée des notions pragmatistes de créativité ou d’innovation développées par Follett et Dewey. En effet, la séparation nette entre la liberté politique et l’administration (ainsi qu’entre le travail et l’action) empêche d’apprécier pleinement la signification politique de l’innovation et la défense de la résolution des problèmes sociétaux en tant que dimension centrale de l’action politique. Être libre, de ce point de vue, c’est en effet pouvoir vivre collectivement selon ses propres règles, mais cette conception insiste sur la manière dont les problèmes communs peuvent être traités et résolus. Plus que l’événement quasi mythologique de la genèse des constitutions politiques, c’est donc la pratique continue de son application et de son ajustement qui se retrouve sur le devant de la scène. Ainsi, pour des raisons différentes de celles indiquées par Habermas, la conception de la politique de Arendt, en privilégiant le commencement par rapport à l’innovation, ne permet pas de saisir le moment politique inscrit dans la dimension plus large de ce que j’ai appelé l’« engagement » (voir chapitre 3). Pour elle, l’empiètement du social sur le politique est un événement historique qui succède à un âge d’or (plus imaginaire que réel) où la liberté politique pouvait régner à l’abri des nécessités et des besoins sociaux. Arendt maintient au cœur de sa pensée une séparation nette entre la liberté politique conçue comme autogouvernement et le pouvoir politique de l’administration. Ce dualisme est par exemple au fondement de son interprétation de la place qu’occupaient les conseils pendant et après les révolutions : elle prend sans hésiter le parti des conseils car ils incarnaient la recherche de la liberté politique, tandis que les partis « étaient d’accord sur le point que la fin du gouvernement est le bien-être du Peuple et que la “substance” de la politique est non l’action mais l’administration » (Arendt, 1967, 405).
12Notre discussion de l’expérimentalisme démocratique a permis de montrer que le dualisme entre pouvoir politique et pouvoir administratif, ou entre raison communicationnelle et raison instrumentale, même à des fins d’analyse, entrave notre compréhension de la vie politique au lieu de la faire avancer, puisqu’elle occulte la richesse et la diversité des espaces de liberté politique et de créativité sociale authentiques inscrits dans les pratiques sociales ordinaires ainsi que dans le fonctionnement des institutions sociales et politiques. De ce point de vue, l’échec des expérimentations dans les conseils révolutionnaires discuté par Arendt constitue une preuve évidente non pas de la naïveté des travailleurs et des révolutionnaires, comme le dit Arendt, mais plutôt de la nature fort problématique du dualisme entre la liberté et l’administration que son analyse présuppose. Le fait que les conseils aient uniquement pris en considération les aspirations politiques sans prêter attention aux questions sociales et économiques a probablement été la cause de leur échec, qui serait donc survenu même si les partis n’avaient pas décidé de les supprimer. Le fait que « la cause principale de leur échec […] fut [les] qualités politiques [du Peuple] » (ibid., 407) devrait nous faire réfléchir à la possibilité que la liberté dans l’administration (freedom in administration) prônée par Follett possède un potentiel démocratique et émancipateur bien plus important que l’idéal qui consiste à se libérer de l’administration (freedom from administration) que nous trouvons au cœur de la théorie de la démocratie de Arendt.
Les publics au-delà de la sphère publique
13J’ai choisi comme point de départ la critique d’Arendt par Habermas afin de montrer que la théorie démocratique de Habermas s’expose à la même critique. C’est la raison pour laquelle seule une pragmatisation radicale de la théorie critique rendrait le programme habermassien réalisable4. La solution de Habermas aux limites de la conception du pouvoir de Arendt réside dans une conception duelle du pouvoir, dans laquelle la communication se voit attribuer un pouvoir créateur, tandis que l’action instrumentale se retrouve avec la mission tout aussi indispensable de traduire le pouvoir communicationnel en action administrative. En accord avec son cadre théorique plus général, Habermas propose de voir le pouvoir communicationnel comme la véritable source de l’autorité, comme ce qui légitime l’action politique et, de cette manière, comme ce qui permet de garder la rationalité instrumentale et l’action stratégique sous contrôle. De cette manière, Habermas se propose de sauver l’action administrative de l’État, avec son contenu pragmatique, de la critique de Arendt, tout en la maintenant à l’intérieur du cadre normatif ouvert par le concept arendtien de « pouvoir communicationnel ».
14Habermas et Dewey (et, de manière plus générale, le pragmatisme et la théorie critique) partagent une même inquiétude concernant la dégradation de la démocratie lorsque l’opinion publique remplace des formes plus qualifiées de Offentlichkeit. La critique des médias est un argument classique dans la tradition de la théorie critique, depuis la critique de l’industrie de la culture par Adorno jusqu’à Honneth, mais elle est aussi présente chez Dewey. Derrière cette proximité terminologique se cache cependant une différence importante, puisque l’Offentlichkeit de Habermas correspond à la sphère publique discursive, ce par quoi il désigne un processus de formation de l’opinion régulé par la rationalité communicationnelle, tandis que l’Offentlichkeit à laquelle Dewey se réfère est celle de l’expérience démocratique plus large, dans laquelle s’inscrit en effet la formation de l’opinion, mais qui ne peut en aucun cas se réduire à sa dimension communicationnelle. Nous pouvons certainement trouver chez Dewey des anticipations de la critique habermassienne de la dégradation de la publicité en simple opinion, en particulier dans Le public et ses problèmes, où Dewey réfléchit sur les obstacles qui entravent la formation de nouveaux publics. Cependant, la notion deweyenne de public comprend une dimension plus large, irréductible à la notion de communication et mieux représentée par l’idée d’agir ensemble. Alors que ce thème se trouvait également au cœur de la théorie politique de Arendt, il a été éclipsé chez Habermas du fait de la réorientation de sa théorie normative vers la communication et le discours.
15Comme je l’ai dit plus tôt, la théorie de la démocratie développée par Habermas dans les années 1980 et 1990 peut être conçue comme une tentative de préserver l’intuition de Arendt concernant la nature du pouvoir communicationnel tout en la rendant compatible avec les conditions de la vie sociale moderne. Selon Habermas, le principal problème que l’État constitutionnel doit résoudre est de savoir comment le pouvoir comme capacité d’agir en commun peut être traduit en pouvoir administratif étatique sans perdre sa légitimité. Comme nous le savons, la solution de Habermas consiste à instaurer un système « à deux niveaux » au cœur de la politique démocratique.
16À un premier niveau, Habermas sépare l’espace communicationnel de la sphère publique de celui du pouvoir étatique : bien que le pouvoir communicationnel soit généré par le médium discursif, les discours sont en eux-mêmes dénués de pouvoir concret. La fonction de ce médium discursif est double : elle consiste à « filtrer les contributions et les thèmes, les raisons invoquées et les informations, de façon à ce que les résultats obtenus acquièrent la présomption d’une acceptabilité rationnelle » et à « créer des relations d’entente qui sont, dans le sens où le dit H. Arendt, dénuées de “violence” et qui déchaînent la force productive de la liberté communicationnelle » (Habermas, 1997, 169-170). Habermas sépare la dimension génératrice de pouvoir de la souveraineté populaire – « tout pouvoir politique se déduit du pouvoir des citoyens fondé sur la communication » (ibid., 189) – de l’exercice du pouvoir par l’appareil de l’État. C’est dans les pratiques parlementaires de l’élaboration des lois qu’Habermas voit la possibilité de combiner la capacité génératrice de pouvoir des discours avec la dimension fonctionnelle de la réalisation des objectifs. En effet, la législation intègre les trois formes de la raison pratique : morale, éthique et pragmatique. Il explique que « dans la formation de l’opinion et de la volonté d’un législateur politique, l’édiction du droit est indissociable de la formation d’un pouvoir communicationnel » (ibid., 182). Habermas décrit la législation comme un modèle de processus qui passe par les étapes du raisonnement pragmatique, éthique et enfin moral. Ce processus est explicitement décrit en termes séquentiels : le pragmatique, l’éthique et le moral sont les étapes successives de la délibération politique. La reconstruction normative du droit par Habermas rencontre cependant une importante limite dans les conditions sociologiques de l’exercice de la législation : le transfert de la capacité de générer le pouvoir communicationnel des citoyens aux représentants est bloqué par les conditions empiriques du processus de législation.
17À un second niveau, Habermas instaure alors un autre principe de séparation entre l’espace où le pouvoir communicationnel se crée et les institutions où le pouvoir administratif opère, à travers la séparation duelle de l’État et de la sphère publique : « le principe de la séparation de l’État et de la société requiert une société civile, et donc des structures d’associations et une culture politique suffisamment dissociées des structures de classe » (Habermas, 1997, 194). Même si Habermas semble prêt à adopter une conception très large de la démocratie selon laquelle « la démocratie est […] synonyme d’une auto-organisation politique de la société dans son ensemble » (ibid., 321), le champ d’action de la méthode démocratique est fortement restreint par le cadre théorique établi par Arendt, c’est-à-dire l’idée que pour préserver la pureté du pouvoir communicationnel, il doit être séparé du pouvoir administratif. La solution consiste alors à séparer l’État (perçu comme l’instanciation d’un mécanisme de régulation basé sur le pouvoir et la raison instrumentale) du continuum sociétal du monde vécu par l’espace intermédiaire d’une sphère publique conçue comme « une arène spécialement chargée de percevoir, d’identifier et de traiter les problèmes intéressant la société dans son ensemble » (ibid., 326). L’idée même d’un système à deux niveaux nécessite, comme Habermas l’explique un peu plus loin, que la délibération soit confinée à un sous-système spécifique. Conformément à la séparation entre les deux modèles de rationalité, Habermas est convaincu que « [s]i la politique délibérative devait s’ériger en structure formatrice de la totalité sociale, il faudrait que le mode de socialisation fondé sur la discussion, requis pour le système juridique, s’élargisse en auto-organisation de la société en imprégnant la complexité de cette société dans son ensemble. Cela est impossible, ne serait-ce que parce que la procédure démocratique dépend de certains contextes favorables qu’elle ne peut pas elle-même réguler » (ibid., 330).
18L’autre aspect de la théorie démocratique de Habermas sur lequel il convient de nous pencher est l’idée que les systèmes politiques sont des instances sophistiquées de résolution des problèmes qui interviennent dans le but de décharger les processus sociétaux de ce devoir. Selon cette position proche de la conception pragmatiste de la rationalité comme enquête, « le mode de socialisation de la communauté juridique, mis en œuvre au moyen de la discussion, tout comme la procédure démocratique ne sont que l’élévation réflexive et le développement spécialisé d’une opération générale des systèmes sociaux » (ibid., 345). La politique délibérative peut donc être comprise comme « un processus d’apprentissage engagé de façon réflexive, à la fois pour décharger les processus d’intégration sociale et pour les poursuivre à l’intérieur d’un système d’action dont ce délestage est la spécialité » (ibid., 347).
19Un problème survient cependant à la jonction entre la rationalité communicationnelle et la rationalité instrumentale, puisque Habermas a du mal à recombiner de nouveau les pratiques sociales qu’il a si nettement distinguées conceptuellement. La rationalité communicationnelle, même dans un modèle à deux niveaux, se heurte inévitablement au mur du système administratif, avec sa logique instrumentale et son manque de ressources communicationnelles. Habermas paie ici le prix de sa fidélité à la théorie des systèmes. Les pragmatistes conçoivent le caractère spécialisé de systèmes sociaux comme l’art, la science et la politique comme une spécialisation de pratiques ordinaires qui, tout en gagnant en complexité et en spécialisation, ne perdent jamais contact avec leurs racines dans l’expérience ordinaire. Habermas, lui, voit la spécialisation à travers le prisme de la théorie de systèmes comme l’avènement d’une logique de régulation propre à chaque sous-système, celle du pouvoir dans le cas de la politique. Le système d’écluse qui fait la jonction entre le monde vécu et les institutions politiques formelles n’est pas seulement excessivement compliqué. Il est aussi pris dans un paradoxe de Zénon, puisque quel que soit le nombre d’étapes intermédiaires que l’on introduit, le pouvoir administratif requis pour exécuter une action collective sera toujours hors de portée. On se retrouve finalement avec un modèle principal-agent de l’action politique qui ne peut dépasser la dichotomie entre la communication et l’administration qu’à travers la logique intenable d’un dualisme tout aussi problématique entre la justification et l’application : comme si l’entremêlement entre la formation de la volonté et l’exécution de la volonté n’avait aucun impact sur la formation de la volonté elle-même.
20Le pouvoir démocratique reste alors pris entre, d’un côté, la fonction légitimatrice d’un processus de formation de l’opinion et de la volonté qui ne peut être qu’incomplet et, de l’autre côté, un processus a posteriori de supervision et de contrôle qui essaie de corriger les maux qui interviennent inévitablement dans la traduction toujours imparfaite du pouvoir communicationnel en pouvoir administratif. Un tel modèle, également partagé par la tradition républicaine, contredit cependant le second impératif que Habermas situe au cœur de la politique, à savoir celui de la résolution des problèmes, dont l’importance n’est pas simplement pragmatique mais touche également à la sphère de la légitimation.
21Les limites de l’épistémologie de Habermas rejaillissent donc sur sa théorie de la démocratie : en assignant à la sphère publique le monopole de la raison communicationnelle, il se trouve dépourvu de tout moyen pour expliquer la manière dont les institutions sont capables de penser, ou comment l’intelligence sociale peut tout aussi bien être présente dans les méandres obscurs de l’administration. On peut certainement être d’accord avec Habermas sur le fait que les agences publiques et les différentes parties de l’archipel administratif abritent probablement peu d’instances de pouvoir communicationnel. Mais précisément parce que dans le modèle de Habermas, en dehors de l’exercice de la raison communicationnelle, il n’y a de place que pour des procédures instrumentales, son modèle manque de ressources épistémiques pour expliquer ce qui se passe en dehors du complexe communicationnel composé du monde vécu, de la sphère publique et des instances parlementaires. Comme chez Arendt, cet espace est finalement réduit au jeux des procédures opaques d’une rationalité instrumentale aveugle, qui soit applique les décisions formulées par les organes de communication, soit devient l’agent aveugle d’un processus de rationalisation qui menace l’existence même du monde vécu. En d’autres termes, l’espace consacré à l’exercice de l’intelligence sociale et à l’innovation institutionnelle apparaît extrêmement restreint, si bien que la capacité de résolution des problèmes d’une société se retrouve handicapée. L’innovation institutionnelle au sens de l’expérimentalisme démocratique devient impossible. D’abord, parce que le public perd de facto son pouvoir, puisque « pour générer un pouvoir politique, son influence doit se répercuter dans les délibérations d’institutions à structure démocratique et prendre, par le biais de résolutions formelles, la forme d’une influence autorisée » (Habermas, 1997, 399). L’action politique directe, sans médiation institutionnelle, est donc exclue. Ensuite, parce que le potentiel réformiste des institutions démocratiques expérimentales est nié par le dualisme entre le pouvoir communicationnel et le pouvoir instrumental.
22Les raisons pour lesquelles Habermas restreint le pouvoir politique du public sont en partie justifiées. Il explique que « les mouvements démocratiques issus de la société civile [doivent] renoncer à l’aspiration à une société s’organisant elle-même dans son ensemble ». En effet, « [d] e façon immédiate, la société civile ne peut transformer qu’elle-même ; de façon médiate, elle est capable d’induire l’autotransformation du système politique structuré par l’État de droit » (ibid., 399). Cette limite découle de la restriction que Habermas impose au rôle fonctionnel de la sphère publique et de la société civile : « Le cœur de la société civile est donc constitué par un tissu associatif qui institutionnalise dans le cadre d’espaces publics organisés les discussions qui se proposent de résoudre les problèmes surgis concernant les sujets d’intérêt général » (ibid., 301). Mais c’est précisément cette limitation de la démocratie au fonctionnement du système politique formel, et la subordination conséquente de la fonction démocratique des publics à la formation de l’opinion, dans son modèle à deux niveaux, qui l’empêchent de comprendre la fonction émancipatrice concrète des publics. Si la capacité de l’espace public « à traiter lui-même les problèmes qu’il rencontre » est peut-être en effet « limitée » (ibid., 386-387), ce n’est certainement pas le cas de la société organisée dans son ensemble. En d’autres termes, c’est une simplification excessive que d’interpréter les divers types d’associations et d’organisations qui se trouvent dans une société démocratique seulement du point de vue de leur contribution à la sphère publique, c’est-à-dire du point de vue de leur capacité communicationnelle à signaler et à identifier les problèmes.
23Si nous interprétons la sphère publique comme « un réseau permettant de communiquer des contenus et des prises de position » (ibid., 301), nous devons alors reconnaître que la société organisée, conçue comme un réseau d’associations intermédiaires entre le monde vécu et le système politique formel, ne peut pas être réduite à la sphère publique. La société possède en effet une capacité propre à identifier et à résoudre les problèmes publics que le modèle à deux niveaux de Habermas ne parvient pas à expliquer. Cette capacité entre en jeu à chaque fois qu’un public organisé essaie de résoudre un problème directement, au lieu de passer par la médiation politique par le biais des institutions politiques formelles. Les sites de construction participative (Pruvost, 2015), les réseaux de consommateurs critiques et de permaculture (Centemeri, 2018), les groupes collaboratifs de patients (Strandburg et al., 2014), constituent quelques exemples de publics qui s’organisent par eux-mêmes et qui ont en vue la démocratisation de leur société (rendre la société plus démocratique, plus égalitaire, plus inclusive). Ils n’agissent donc pas comme les agents d’une sphère publique communicationnelle visant à influencer le corps législatif, mais comme un public possédant le pouvoir de changer directement la réalité. Ainsi, l’idée d’une sphère publique dotée de pouvoir communicationnel mais dont l’action légitime se restreindrait aux actes communicationnels doit être remplacée par celle d’une pluralité d’arènes publiques hétérogènes (Cefaï, 2002) où les acteurs individuels et collectifs se rassemblent et s’occupent de problèmes divers, dont une fraction seulement peut être expliquée en termes de pouvoir communicationnel. Alors que l’idée d’une structure de communication impliquant l’idéal normatif d’un espace logique des raisons doit être préservée, ce qui fait problème chez Habermas, c’est la réduction de la fonction principale de ces arènes à une mission de problématisation discursive des problèmes qui seront ensuite livrés au système des institutions politiques formelles. Comme je le montrerai plus loin, l’un des aspects intéressants des formes de coopération sociale comme celle des communs réside précisément dans leur capacité à doter les publics d’un pouvoir direct de résolution des problèmes : en coopérant ensemble au sein de réseaux de production entre pairs, les publics peuvent engendrer une innovation sociale d’une façon qui ne dépend plus de la fonction médiatrice des institutions politiques formelles.
24De manière similaire mais inverse, l’analyse de Habermas ne tient pas compte du fait que, comme la littérature sur l’expérimentalisme démocratique l’a montré, les institutions innovantes intègrent au moins un minimum de pouvoir communicationnel, dans la mesure où leur potentiel d’apprentissage est basé sur leur capacité à inclure les citoyens affectés au sein de leurs routines. Les institutions qui sont à la fois démocratiques, expérimentalistes et pragmatistes brisent la logique du pouvoir administratif, en montrant que la rationalité communicationnelle agit également au sein des institutions privées et publiques, où elle combat le pouvoir administratif sur son propre terrain, et où elle invente de nouvelles stratégies de résolution des problèmes basées sur une inclusion large et sur des modes de pensée créatifs et abductifs. Les institutions expérimentalistes brouillent ainsi les frontières érigées par Habermas entre les deux types de raisonnement ainsi qu’entre les logiques du monde vécu et des systèmes.
25Nous en venons ici au cœur de la critique pragmatiste : alors que le modèle à deux niveaux de Habermas repose sur l’idée que seule une séparation nette entre les différentes logiques du pouvoir peut empêcher le pouvoir social et administratif d’affaiblir les citoyens, les pragmatistes pensent que ces deux principes sont inextricablement mêlés dans la réalité sociale, si bien que nous avons besoin de trouver des stratégies qui permettent d’étendre la méthode démocratique au plus grand nombre possible de situations sociales, plutôt que de concentrer tous nos efforts à isoler le pouvoir communicatif des tentatives d’emprise propres au pouvoir social et administratif. Habermas pense donc que pour éviter la conversion du pouvoir social et administratif en pouvoir politique, un système institutionnel complexe avec des écluses à sens unique est nécessaire. Ce modèle permet au mieux d’expliquer comment les décisions contraignantes prises par les institutions politiques formelles peuvent être légitimes. Cette réussite partielle a cependant un coût élevé, puisque d’importants espaces de démocratisation sont inévitablement laissés en dehors du champ de la théorie de la démocratie de Habermas. D’une part, les pratiques de résolution des problèmes diffusées à travers l’ensemble du corps social se trouvent laissées en dehors du modèle, si bien que l’évaluation de leur qualité démocratique s’avère impossible. D’autre part, le potentiel émancipateur inscrit au cœur des organisations publiques et privées qui composent le pouvoir administratif n’est pas non plus pris en compte.
26La question est maintenant de savoir comment intégrer les idées fondatrices de Habermas concernant la capacité de la sphère publique à générer et à diffuser le pouvoir communicationnel au sein d’une conception plus large de l’intelligence sociale capable de s’exercer de manière démocratique dans une plus grande pluralité de contextes. Habermas a raison lorsqu’il reconnaît que les germes de sa conception de la sphère publique comme espace médiateur où le pouvoir communicationnel est engendré se trouvent déjà chez Dewey. Et comme nous l’avons vu, ils se trouvent également chez Follett. En effet, le pragmatisme politique se fonde sur une compréhension plus large de la rationalité pratique, qui n’est pas affectée par les nombreux dualismes de la raison habermassienne5. Pour les pragmatistes, l’intelligence sociale (ce qu’ils appellent la méthode démocratique) est potentiellement à l’œuvre dans tout le corps social, des groupes primaires aux associations secondaires. Mais elle est aussi présente dans les branches administratives du pouvoir public et privé. Ce n’est donc pas un hasard si les pragmatistes préfèrent parler de méthode démocratique plutôt que de pouvoir communicationnel : ils ont clairement vu que la réussite de la démocratie dépendait fortement de notre capacité à inscrire des processus d’apprentissage social au sein même des organisations privées et des corps administratifs.
27Dans la lignée de Hilary Putnam, nous devons donc conclure qu’après la division entre fait et valeur, jugements analytiques et synthétiques, moyens et fins, le pragmatisme doit nous conduire à dépasser un dernier dualisme, à savoir celui posé par Habermas entre l’État et la sphère publique. Il faudra être clair sur ce point : que cette démarche n’implique aucunement de rejeter le concept de sphère publique, bien au contraire. Mais elle suppose que son usage soit libéré des entraves imposées par les dualismes dans lesquels Habermas l’inscrit. En affirmant que la dichotomie entre l’État et la sphère publique est exagérée, je veux dire qu’elle transforme une distinction conceptuelle potentiellement utile en une dichotomie rigide qui finit par produire une vision déformée de la vie publique, qui ne permet plus de saisir la signification de certains faits sociaux fondamentaux. Comme Dewey l’a répété durant toute sa vie intellectuelle, et comme l’a rappelé plus récemment Putnam, nous devons distinguer entre distinctions conceptuelles et dichotomies. Ainsi, en critiquant le dualisme entre l’État et la sphère publique, je ne m’attaque pas à la distinction fonctionnelle entre ces deux concepts, mais à sa radicalisation, renforcée par d’autres dualismes comme celui de la rationalité communicationnelle et de la rationalité instrumentale. Comme je le montrerai dans ce chapitre et le chapitre suivant, le potentiel de démocratisation des publics (qu’ils soient locaux, nationaux, ou transnationaux) reste fortement incomplet, lorsqu’il est limité au pouvoir communicationnel libéré au sein de la sphère publique. En effet, les publics agissent de diverses manières, et participent à la vie collective à travers une pluralité de pratiques normatives qui font toutes partie de l’expérience démocratique. D’une part, il y a le potentiel émancipateur des institutions démocratiques expérimentalistes. D’autre part, les publics ont des moyens directs de réaliser leurs objectifs qui ne sont pas représentés dans le modèle à deux niveaux6. La catégorie d’apprentissage social semble la plus appropriée pour définir ces pratiques, lorsque celui-ci prend place dans un régime conforme aux exigences établies par l’ontologie sociale de la démocratie présentée dans cet ouvrage, et en particulier aux trois principes de (a) la parité relationnelle, (b) l’autorité inclusive et (c) l’engagement social.
28En conclusion, pour bien comprendre le potentiel démocratique des publics, nous devons reconnaître que les dimensions communicationnelle et instrumentale sont inextricablement liées, comme le montre bien l’épistémologie pragmatiste de l’enquête. Nous devons également admettre que le pouvoir de commencer défini par Arendt n’est qu’une dimension d’un pouvoir d’innover plus général, et que la natalité n’est qu’une forme particulière de créativité. La créativité, tout comme l’innovation et l’enquête, fait référence à des pratiques situées dans lesquelles des éléments normatifs et factuels sont inextricablement mêlés. La liberté du public s’exprime donc à travers sa capacité à innover dans ses propres formes d’organisation, et à travers sa capacité créative à trouver de nouvelles solutions aux problèmes qui l’affectent. Cela nécessite en retour de mobiliser des moyens instrumentaux et technologiques d’affronter le monde. Les récents travaux de Honneth nous fournissent des pistes intéressantes sur la façon dont ces idées peuvent être développées en combinant des thèmes provenant du pragmatisme et de la théorie critique.
Le pragmatisme de Honneth et la réhabilitation de la vie éthique
29Honneth est probablement le représentant de l’école de Francfort ayant le plus de sympathie pour le pragmatisme, si bien qu’on peut voir ses travaux de théorie politique comme la tentative la plus cohérente de compléter le projet de pragmatisation de la théorie critique commencé par Jürgen Habermas un demi-siècle plus tôt. Il le fait à travers une considération plus approfondie des dimensions de la vie démocratique qui ne rentrent pas directement dans le modèle de la démocratie délibérative de Habermas. Cette démarche se déploie en deux étapes : (a) après avoir réaffirmé la supériorité de l’épistémologie pragmatiste comme fondement d’une théorie critique de la société, (b) Honneth recourt au pragmatisme en complément à Habermas pour développer sa propre théorie de la démocratie. Dans Le droit de la liberté, Honneth mène à bien ce projet à travers une réhabilitation de la socialité qui trouve son accomplissement, comme chez Hegel, dans les institutions de la Sittlichkeit : la famille, le marché et l’État. Honneth accorde une attention particulière aux ressources communicationnelles qu’il voit à l’œuvre dans tout le corps social, par où il pense sortir des impasses théoriques du délaissement du social chez Adorno et Horkheimer.
30Sur ce point également, Honneth s’inscrit dans la continuité de Habermas : sa théorie de la politique démocratique est définie par les deux moitiés complémentaires de la sphère publique et de l’État constitutionnel. La sphère publique est en effet conçue comme l’élément central de la vie éthique démocratique (Honneth, 2015, 392). Honneth met l’accent sur la dimension sociale de la démocratie d’une manière qui n’avait été qu’esquissée par Habermas. Honneth se préoccupe moins du fonctionnement de la sphère politique formelle que du potentiel émancipateur de la sphère publique, en tant que celle-ci institutionnalise un espace de liberté publique. Cependant, comme Habermas, Honneth continue à concevoir le noyau des institutions politiques formelles comme étant non seulement dénué de pouvoir communicationnel, mais également privé de la connaissance adéquate de la réalité sociale, laquelle est fournie par la sphère publique grâce à l’établissement de canaux de communication bidirectionnels et informels : « Lorsque enfin de tels processus d’information réciproque prennent une forme réflexive, et aboutissent à des délibérations communes sur les situations décrites, alors l’intelligence des solutions apportées par l’État s’élève à nouveau d’un cran » (Honneth, 2015, 413). C’est donc dans la sphère publique, plus que partout ailleurs, que la liberté sociale se réalise. Son but, en termes quasi habermassiens, consiste à « mettre en vigueur les présupposés communicationnels sur la base desquels on devenait capable, en adoptant alternativement les rôles d’orateur et d’auditeur, de clarifier et de réaliser librement ses propres projets politiques » (ibid., 414). De ce point de vue, la capacité de l’État à résoudre les problèmes n’est ni équivalente – la solution durkheimienne rejetée par Honneth – ni subordonnée à la quête de légitimité – la solution habermassienne que préfère Honneth (ibid., 413-414). Honneth conçoit le public non pas comme un acteur social et collectif qui participe à des processus sociaux d’action et d’enquête, mais comme un spectateur dont la tâche principale est de former une opinion politique. Selon lui, « toute l’attention normative se détourne des organes étatiques au profit des conditions d’une auto-législation non contrainte des citoyennes et des citoyens » (ibid., 466). Les institutions étatiques et les administrations publiques restent donc soumises à la rationalité instrumentale du pouvoir, une position qui, comme nous l’avons vu, est regrettable puisqu’elle laisse en dehors de la théorie démocratique un bien trop grand nombre de pratiques et d’expériences. Dans cette mesure, la théorie de la démocratie de Honneth s’expose à la même critique précédemment adressée à Habermas.
31Honneth fait cependant remarquer que la sphère publique peut exercer sa fonction libératrice seulement à condition qu’il existe un degré similaire de liberté dans les deux sphères non politiques de la vie sociale, celles de l’intimité et du marché : « Si les deux systèmes d’action des relations personnelles et des échanges économiques médiatisés par le marché ne réalisent aucunement les conditions de liberté sociale qui devraient régner ici conformément à leurs principes autoréférentiels de légitimation, alors les citoyens ne jouissent pas des conditions sociales qui leur permettraient de prendre pleinement et librement part à la formation démocratique de la volonté collective » (ibid., 393). Honneth rejoint ici les pragmatistes en adoptant une conception élargie de la démocratie, conçue comme un ensemble de valeurs normatives qui doivent donner forme aux habitudes, aux schémas d’interaction et aux institutions à l’œuvre dans toute la société.
32Honneth va donc plus loin que Habermas lorsqu’il étend explicitement la portée du principe normatif du pouvoir communicationnel au-delà de la sphère publique, pour le faire coïncider avec le noyau normatif des deux autres sphères sociales, celles de l’intimité et du marché. De plus, Honneth élargit le modèle interactionniste de la communication proposé par Habermas en lui fournissant une base sociale plus solide et en l’inscrivant dans les trois sphères de la vie éthique. Le noyau normatif de la démocratie est alors défini par une version socialisée de la raison communicationnelle qui traverse tout le corps social, qui repose sur l’idée que la communication n’est pas seulement un moyen de trouver un accord mais qu’elle est, de manière plus profonde, le ciment de la société : elle produit les formes démocratiques de coopération sociale qui sont au fondement de la vie démocratique. Ce que Honneth appelle la « liberté sociale » dénote un mode d’interaction spécifique dans lequel les échanges communicationnels produisent des formes d’obligation réciproque. Bien que ces obligations varient selon les sphères sociales, le principe reste le même : à travers la communication, nous créons des liens sociaux qui reposent sur des formes d’obligation réciproque librement acceptées, qui créent à leur tour un espace d’interdépendance et de réciprocité qui préserve la vie sociale. Selon Honneth, cet idéal décrit le noyau normatif de la démocratie et se retrouve à l’œuvre non seulement dans la sphère publique, mais aussi dans la sphère du marché, dont les fonctions d’intégration « découlent avant tout d’un accord normatif fondé sur l’idée, non pas d’une liberté négative, mais d’une liberté communicationnelle » (ibid., 307), ainsi que dans la sphère de l’intimité, dont il dit que la famille moderne est « aujourd’hui sur une voie de développement normatif qui lui permet de réviser et pratiquer, en termes de socialisation, des formes d’interaction démocratiques et fondées sur la coopération » (ibid., 270) entre ses membres. À travers cette conception élargie du pouvoir communicationnel, Honneth décrit les mouvements de travailleurs et de consommateurs dans des termes similaires à ceux qu’utilisent les pragmatistes pour décrire la vie politique des publics, lorsqu’il remarque par exemple que le marché du travail doit être « doté de mécanismes discursifs qui permettraient aux individus d’agir réciproquement sur la perception de leurs intérêts particuliers et, par là, de donner progressivement corps aux objectifs globaux de coopération » (Honneth, 2015, 360).
33Dans son dernier ouvrage, Honneth relève explicitement ce défi et adopte une approche de la politique qui relève de l’expérimentalisme démocratique, et qu’il développe explicitement en référence à Dewey et au pragmatisme7. Comme nous l’avons déjà mentionné, il considère l’expérimentalisme de Dewey comme un outil méthodologique pour sortir des impasses de la philosophie de l’histoire du socialisme et du marxisme, et comme la marque d’un projet émancipateur plus ambitieux. Le noyau normatif de ce projet est constitué par l’idée qu’à travers la lutte sociale, les groupes peuvent parvenir à faire entendre leur voix et accéder à un espace démocratique de formation de la volonté reposant sur les ressources de la rationalité communicationnelle. Honneth, comme Dewey, considère que le noyau normatif de la modernité réside dans l’intégration fructueuse des trois idéaux de la Révolution française. L’analyse de Honneth permet de clarifier un aspect de la théorie des publics qui a souvent été négligé. La fonction de résolution des problèmes que les pragmatistes attribuent aux publics est inséparable de l’un des effets produits par les processus d’enquête collective et inclusive, à savoir la constitution d’un groupe. L’idée de méthode démocratique est implicite dans les trois principes normatifs de (1) la parité relationnelle, (2) l’autorité inclusive et (3) l’engagement social, et elle implique l’idée d’une méthode inclusive d’enquête collective capable d’intégrer les perspectives diverses de tous les participants. Cette méthode, comme le montre également Honneth, n’exclut pas le raisonnement procédural adapté aux forums politiques formels, et son usage n’est pas limité à la formation de l’opinion collective comme chez Habermas. De manière plus générale, la méthode démocratique est à l’œuvre à chaque fois qu’une pluralité d’individus interagissent ensemble soit dans le cadre d’un système de coopération sociale existant, soit dans le but d’en établir un nouveau. Ainsi, comme l’ont souligné les pragmatistes, la méthode démocratique de coopération sociale fournit un critère normatif approprié pour les interactions dans toutes les sphères de la vie sociale.
34C’est ici que le pragmatisme et la théorie critique s’intègrent le mieux. Une conception pragmatiste de la démocratie, attachée comme elle l’est à une conception très exigeante de l’engagement pratique au sein des activités sociales, ne peut que s’accorder avec l’idée de Honneth selon laquelle la sphère économique devrait être organisée de façon à multiplier les opportunités de participation inclusive sur une base d’égalité. Dans cette mesure, que l’on utilise le terme « socialisme » ou non, le pragmatisme et la théorie critique s’accordent sur l’idée qu’il faut dépasser, non pas le marché lui-même, mais sa conception néolibérale. Comme on avait déjà vu au chapitre 6, ces deux traditions s’accordent à rejeter le présupposé qui voit le marché capitaliste comme « le seul moyen efficace de coordonner les échanges économiques » (Honneth, 2017, 93). Bien que les suggestions de Honneth sur la manière d’entreprendre ce dépassement restent assez vagues comparées aux stratégies de l’expérimentalisme démocratique examinées au chapitre précédent, sa vision de la manière dont la philosophie politique doit traiter des problèmes politiques aujourd’hui laisse entrevoir un programme de recherche qui s’accorde tout à fait avec le pragmatisme politique développé dans le présent ouvrage.
35Les propositions avancées par Honneth concernant le potentiel de renouveau de la démocratie restent toutefois insuffisantes. Cela s’explique en partie par l’orientation rétrospective qui est propre à la méthodologie de « reconstruction normative » qu’il adopte dans ses ouvrages. En effet, en situant l’émergence des critères normatifs au sein même des pratiques sociales, il tend à décrire ces dernières de la même manière que les acteurs sociaux engagés dans les luttes qu’il étudie. De ce fait, ses analyses tendent à rester prisonnières de l’horizon que ces idées normatives projettent sur la vie présente. Dans cette perspective, des configurations historiques particulières peuvent prendre la forme d’idéaux universels, de sorte que l’évolution historique prend inévitablement la forme d’un déclin. Par exemple, son analyse de la validité normative de l’idée de démocratie politique est liée à l’avènement historique de la sphère publique dans le contexte des États-nations. D’un point de vue historique, on ne peut certainement pas nier que la sphère publique ait joué un rôle décisif dans les processus de démocratisation : les réformes du travail, l’affirmation des droits politiques, civiques et sociaux – les plus grandes réalisations du projet démocratique durant cette période – sont les résultats de la réforme de l’État déclenchée par les processus de formation de l’opinion qui prenaient place dans la sphère publique. Cela dit, la relativisation progressive du rôle politique des États-nations et les importantes transformations qui affectent la vie contemporaine dans les sphères de la production et de la consommation rendent la prise de principes normatifs distillés à travers une démarche simplement reconstructive beaucoup moins convaincante pour interpréter le présent et le futur. Face aux rapides changements sociaux et institutionnels, une méthodologie reconstructive risque de projeter sur notre futur des solutions normatives mises à point pour résoudre les problèmes propres à une situation sociotechnique passée. Pour cette raison, les solutions prônées par Honneth dans son projet de réhabilitation du socialisme, par exemple la reprise du mouvement coopératif, s’avèrent insuffisantes. Dans les circonstances qui sont les nôtres, un noyau normatif construit autour de la sphère publique et des exigences classiques de la liberté du marché, même purifié de ses aspects les plus problématiques, ne permet pas de soutenir tout le poids conceptuel d’une théorie normative de la démocratie. Nous avons besoin d’un noyau conceptuel moins dépendant des circonstances historiques du passé. La construction de ce dernier exige donc une considération plus ouverte des nouveaux phénomènes, des nouvelles expériences démocratiques qui sont en train d’émerger grâce à une expérimentation sociale qui brouille les frontières entre le privé et le public, la politique et l’économie, les actes politiques libres et les actes de consommation. Autrement dit, l’élaboration de ce noyau conceptuel requiert de porter un regard neuf sur le monde informel des expériences démocratiques. Dans la droite ligne de cette réflexion, il me semble que les études des deux dernières décennies sur les communs peuvent fournir un angle intéressant pour développer la notion pragmatiste de public dans une direction qui pourrait, entre autres, être le point de départ d’une extension plus claire du noyau normatif du pragmatisme politique à la sphère économique. La section et le chapitre suivant donnent un premier aperçu d’un tel programme.
De la sphère publique aux communs
36Des lecteurs peu charitables ont pu reprocher aux pragmatistes de ne pas bien comprendre la nature du conflit ou de ne pas en prendre la mesure et de souscrire à des présupposés optimistes infondés concernant la bonté de la nature humaine8. Récemment, plusieurs publications ont montré que cette lecture critique n’était pas justifiée et qu’on pouvait trouver dans les écrits des pragmatistes des analyses tout à fait adéquates de phénomènes sociaux et politiques comme le conflit, le pouvoir ou la domination9. Ce qui n’a pas encore été suffisamment montré, cependant, c’est la partie constructive de l’argument pragmatiste en faveur de la capacité auto-organisatrice des publics, qui fait de la vie démocratique des publics l’un des piliers de la démocratie.
37La notion de public a souffert d’une double erreur d’interprétation. Tout d’abord, certains lui ont reproché son prétendu manque de réalisme. Selon cette critique, l’éloge pragmatiste des publics résulte d’une foi naïve dans une tendance spontanée et naturellement bonne des humains à coopérer. Ensuite, à la suite de l’usage de cette notion par Habermas discuté plus haut10, certains ont eu tendance à confondre le public avec la publicité ou l’opinion publique, et à réduire les pratiques du public aux pratiques discursives de la démocratie délibérative11. Cependant, comme je l’ai montré, ni la nostalgie des petites communautés homogènes, ni la sublimation rationaliste des pratiques en discours ne représentent correctement le contenu politique de la théorie des publics pragmatiste. Pour recouvrer tout le contenu de cette notion, il nous faut l’inscrire au sein d’une théorie sociale de la démocratie, conformément à notre approche ontologique. Nous devons en particulier nous débarrasser de l’idée simpliste selon laquelle d’après les pragmatistes, les individus s’associent spontanément en groupes, lesquels coopèrent naturellement en vue du bien commun. Comme je l’ai montré dans la deuxième partie de ce livre, cette anthropologie naïve ne se trouve nulle part dans la tradition pragmatiste, lorsqu’on prend le temps d’aller au-delà d’une lecture superficielle. Au contraire, les pragmatistes ont bien insisté sur le fait que la formation et la vie des publics avaient besoin des institutions spécifiques, et que la transition du niveau des interactions démocratiques en petit groupe à la démocratie à plus large échelle constitue toujours un défi redoutable, raison pour laquelle la théorie sociale de la démocratie pragmatiste s’achève avec une théorie de l’innovation institutionnelle.
38La conception pragmatiste de la place des groupes en politique sera mieux comprise une fois décomposée en trois présupposés plus élémentaires. Le premier présupposé est normatif et consiste à voir dans la coopération qui a lieu à travers des schémas d’interaction démocratiques une norme positive de la vie sociale. Ce présupposé a été développé dans les termes d’une ontologie sociale de la démocratie. Le second présupposé est celui qui identifie la phase politique de la démocratie à l’ensemble des pratiques sociales par lesquelles les publics s’organisent et s’efforcent de résoudre leurs problèmes. Ce présupposé a été développé dans les termes d’une théorie de la politique centrée sur les publics. Le troisième présupposé fait dépendre le succès de la démocratie de l’innovation institutionnelle. Autrement dit, il s’agit de mettre en avant la fonction des institutions dans l’instauration de circonstances favorables à la coopération, d’après le paradigme de l’expérimentalisme démocratique.
39Cette définition plus précise de la théorie pragmatiste des publics nous permet de mieux voir les points communs avec les théories institutionnelles du comportement collectif, et plus particulièrement avec les théories économiques des communs. En effet, ces théories visent précisément à (1) justifier la préférence pour les stratégies d’organisation coopératives par rapport aux stratégies marchandes reposant sur des motivations égoïstes, et (2) expliquer dans quelles conditions les individus qui partagent un intérêt économique – formant ainsi un sous-ensemble de la notion pragmatiste de public – peuvent réussir à organiser et gérer eux-mêmes leurs initiatives communes, sans besoin qu’une institution externe prenne en charge cette fonction. Dans les termes établis dans le chapitre 6, les communs constituent des exemples saisissant de formes de coopération sociale fondées sur le principe associatif. Qui plus est, ils montrent comment l’emprise de ce principe peut être étendue à la sphère de l’action économique, typiquement régie par le principe de l’argent. Les parallèles que les théories des communs établissent entre le comportement économique et le comportement politique légitiment donc l’extension du noyau normatif de la démocratie à la sphère économique, dans la mesure où ces deux sphères sont concernées par des problèmes d’action collective qui peuvent être résolus par plusieurs stratégies concurrentes. Dans la perspective plus conventionnelle de la théorie du choix rationnel, le phénomène de la coopération sociale est généralement expliqué en invoquant un principe extérieur à l’interaction. Dans la théorie économique, ce sont les entreprises et les prix qui remplissent généralement cette fonction, tandis que dans la théorie politique, au moins depuis Hobbes, c’est l’État (conçu comme un agent extérieur) qui se voit attribuer le rôle d’organiser un public. Dans les deux cas, la capacité d’auto-organisation des publics tend à être minimisée. Alors que des économistes comme Joseph Schumpeter ou Anthony Downs ont interprété ces parallèles dans le sens de la réduction du comportement politique au comportement économique, le pragmatisme politique montre à quelles conditions il serait possible d’entreprendre le chemin inverse.
40Nous avons vu que les notions de public et de communauté ont permis aux pragmatistes d’identifier les conditions dans lesquelles des routines coopératives peuvent être instaurées de manière interne, à travers des processus d’auto-organisation mis en place par ceux qui sont directement concernés – les principaux dans le langage de l’institutionnalisme économique, les groupes dans le langage politique – sans l’intervention extérieure d’un entrepreneur ou d’un chef. Dans cette perspective, la littérature sur les communs livre des pistes d’enquête prometteuses en vue d’une théorie de la démocratie centrée sur les publics. En effet, la question politique à laquelle la théorie pragmatiste des publics tente de répondre est précisément de comprendre dans quelles conditions une collection d’individus épars peut s’organiser dans le but de produire un ensemble de normes partagées adaptées à la solution de leurs problèmes communs, et d’assurer leur bon fonctionnement et leur ajustement dans le temps. Alors que la théorie de la sphère publique explique dans quelles conditions le processus de formation de la volonté d’un public est légitime, une théorie politique du comportement institutionnel a pour but d’expliquer dans quelles conditions les processus démocratiques d’auto-organisation peuvent réussir. Ainsi, la portée des schémas d’interaction sociale démocratiques s’étend facilement à des domaines plus vastes de la vie sociale.
41L’une des pistes de recherche les plus prometteuses pour actualiser la théorie pragmatiste des publics consiste donc à tirer les leçons des récents débats à propos des communs. Cette discussion a en effet montré que l’action économique peut être régie par des formes d’autogouvernement qui, au moins dans une certaine mesure, s’accordent avec l’analyse pragmatiste de la vie démocratique des publics. En effet, la littérature sur les communs met en lumière des formes d’autogouvernement collectif caractérisées par un haut degré d’autonomie vis-à-vis d’instances coordinatrices extérieures, des formes de coordination inclusive et une tendance à développer des formes de prise de décision horizontales plutôt que hiérarchiques, d’après un modèle fort cohérent avec le principe associationnel. En effet, l’un des principaux arguments avancés pour défendre l’idée que les communs définissent un nouveau modèle de coopération sociale consiste à faire remarquer que, pour parvenir à une coopération sociale dans la gestion des ressources économiques, les membres des communs ne s’appuient ni sur la logique concurrentielle du marché, ni sur des mécanismes semblables à ceux de l’État, mais développent leur propre modèle de coopération sociale. Ce principe est celui de communautés auto-organisées dotées de leurs propres institutions locales autogérées. Dans les termes du chapitre 6, on dira que les communs créent des espaces où le médium social de la solidarité supplante ou du moins vient compléter les médiums du pouvoir administratif et de l’argent comme principes de coordination sociale.
42L’idée générale des communs est qu’un groupe d’individus partageant certaines ressources peut coopérer de manière satisfaisante sans avoir à se reposer sur la main invisible du marché concurrentiel ni sur la main visible d’un pouvoir transcendant autorisé à créer, à gérer et à contrôler ces institutions. Le groupe d’individus qui décide de mettre en commun et de partager des ressources selon un tel modèle incarne de manière quasi paradigmatique l’idée pragmatiste du public. Je souhaite montrer dans cette section que le modèle de coopération sociale des communs remplit les exigences normatives établies précédemment : (1) les habitudes démocratiques de coopération sociale fondées sur la confiance partagée sont généralement présentes là où les ressources sont gérées selon la logique des communs ; (2) l’interaction entre les membres est généralement organisée de manière à promouvoir les relations horizontales et l’engagement actif des membres au-delà des seuls processus de prise de décision ; et (3) les publics créent et gèrent en commun des institutions expérimentales visant à résoudre les problèmes.
La démocratie dans les communs
43Dans sa formulation classique, que nous devons à Elinor Ostrom, le commun désigne un principe d’organisation sociale, politique et économique12. À travers une vaste enquête historique et anthropologique, Ostrom a montré que « les communautés et les individus ont confié à des collectivités qui ne ressemblent ni à l’État, ni au marché le soin de gouverner les systèmes de ressources naturelles sur de longues périodes de temps, avec des degrés de réussite divers » (Ostrom, 2010, 14). Dans la reconstruction proposée par Ostrom, les communs défient les explications traditionnelles de l’action collective basées sur le modèle de la rationalité instrumentale individuelle, et permettent ainsi de montrer que la coopération sociale peut être réalisée par des moyens démocratiques à condition que des institutions adaptées soient mises en place. Ostrom a notamment montré que, dans un contexte institutionnel favorable, même les individus égoïstes peuvent être motivés à coopérer. Nous pouvons alors saisir toute l’importance politique des communs, qui nous forcent à nous demander comment « renforcer la capacité des acteurs concernés à changer les règles contraignantes du jeu, afin de parvenir à d’autres résultats que d’implacables tragédies » (ibid., 19). Dans cette formule, nous retrouvons le même problème qui gît au cœur de l’expérimentalisme démocratique pragmatiste : dans quelles circonstances les stratégies coopératives prenant place entre des unités locales coordonnées peuvent-elles apporter des solutions optimales en termes de résolution des problèmes et d’inclusion politique à un tout plus large et complexe ? L’étude des communs, comme celle des institutions expérimentalistes démocratiques, montre que l’un des problèmes les plus délicats soulevés par la coopération sociale est que l’identification des bonnes règles de coopération au sein de systèmes complexes exige une connaissance très détaillée des sous-systèmes locaux, que seuls les acteurs locaux possèdent. Le problème qui en résulte, du point de vue des institutions expérimentalistes, est celui de la coordination entre les différentes unités locales, tandis que le principal problème de la théorie des communs consiste à savoir comment éviter le comportement parasite sans recourir à des acteurs extérieurs comme l’entreprise ou l’État. En termes politiques, le problème peut se formuler ainsi : « comment un groupe d’appropriateurs – une communauté de citoyens – peut s’organiser lui-même pour résoudre les problèmes de mise en place d’institutions, d’engagement et de surveillance » (ibid., 44).
44Le problème de la gouvernance des communs est donc exactement le même que celui des publics pragmatistes : il s’agit d’organiser l’action individuelle selon des modèles collectifs mieux adaptés pour résoudre les problèmes affectant une pluralité d’individus. Il est intéressant de remarquer que, selon cette perspective, l’entreprise privée et l’État politique sont des acteurs isomorphes qui suivent des logiques similaires, car dans un cas comme dans l’autre « un tiers assume la responsabilité principale de fournir les modifications nécessaires des règles institutionnelles dans le but de coordonner les activités » (Ostrom, 2010, 57). Bien que la théorie des communs, au moins dans sa formulation classique, limite son étude à l’exploitation de ces ressources naturelles qui ne peuvent pas être facilement privatisées (les pâturages, les zones de pêche, l’eau, etc.), sa portée est potentiellement bien plus large. Pour réaliser la coopération sociale sans recourir à un agent extérieur, les acteurs sociaux doivent résoudre trois problèmes majeurs, qui s’avèrent également cruciaux pour une théorie pragmatiste de la démocratie. Ces trois problèmes sont les suivants : (1) comment établir de nouvelles règles et de nouvelles institutions ; (2) comment prendre des engagements crédibles ; (3) comment contrôler et faire respecter l’application de ces engagements sans imposer au système des coûts de monitorage trop élevés. Une unité sociale organisée selon le modèle des communs doit distribuer entre ses membres une pluralité de fonctions qui doivent être gérées de manière interne afin d’éviter l’intervention d’un régulateur extérieur. Les unités sociales organisées selon le modèle des communs existent depuis des siècles et fournissent des très bons exemples d’unités sociales autogouvernées qui fonctionnent comme des publics pragmatistes. Tout comme ces derniers, les communs exigent une implication directe des participants qui va bien au-delà du seul niveau « politique » de la prise de décision, que ce soit de manière indirecte (représentation) ou directe (participation). Ces expériences diverses montrent que, dans la plupart des communs sinon tous, l’implication directe13 des individus au sein d’une large gamme d’activités est nécessaire pour que le commun puisse exister, pour des raisons qui dépassent la simple question de la contribution matérielle à l’accomplissement des tâches. Dans plusieurs cas, les membres individuels ont à leur charge des fonctions de surveillance ou des fonctions judiciaires, qui sont généralement remplies à tour de rôle. Dans le cas célèbre des Huertas espagnoles, par exemple, le Tribunal de las aguas fonctionne sans l’intervention d’avocats professionnels. Dans le système des Zanjeras aux Philippines, les fermiers élisent à tour de rôle un manager parmi eux.
45Selon Ostrom, un niveau élevé d’implication personnelle dans la gestion du système est nécessaire afin de s’assurer de l’engagement des individus auprès des institutions communes et d’éviter le parasitisme (free-ride). En d’autres termes, en comparaison avec les citoyens anonymes et les profiteurs du marché, les membres des communs sont plus enclins à coopérer parce que leur implication au sein des activités communes génère une identification plus forte avec les objectifs communs et les normes partagées. Des enquêtes empiriques ont montré en particulier que la participation au-delà des seuls processus de prise de décision (l’engagement au sens pragmatiste, en particulier dans le contrôle et la sanction des activités) garantit un niveau plus élevé de respect des normes. Parmi les conditions favorables à la coopération sociale dans la gestion des communs, on trouve également l’existence de forums où les problèmes sont débattus et où les stratégies coopératives sont envisagées et adoptées collectivement. Une confiance mutuelle et une communication ouverte sont également nécessaires afin de mettre en place des processus d’enquête qui visent à comprendre les problèmes rencontrés par l’unité sociale, rassembler les connaissances, formuler et tester les hypothèses avant de mettre en place un dispositif commun de coopération sociale. Ces deux principes influent directement sur la qualité démocratique des schémas d’interaction sociale encouragés et diffusés par les communs. Il serait difficile de trouver une description de la vie sociale plus proche de la théorie sociale pragmatiste exposée dans la seconde partie de cet ouvrage.
46La pertinence des communs pour une théorie pragmatiste de la démocratie est double. Tout d’abord, elle s’inscrit dans un projet de réforme des régimes de propriété que des auteurs comme Unger placent au cœur des projets pragmatistes de réforme radicale. Ensuite, car les communs étendent l’emprise du principe associatif à des sphères de la vie sociale d’habitude soumis aux logiques de l’argent et du pouvoir. Si on accepte le principe d’après lequel la démocratie progresse toutes les fois où les médias régulateurs de l’argent et du pouvoir sont remplacés par celui de l’association, il s’ensuit que le principe institutionnel des communs a une importance qui n’est pas seulement économique, mais proprement politique.
La démocratie et la production entre pairs
47Le fait d’interpréter les communs comme une instanciation des publics pragmatistes nous permet d’actualiser la théorie pragmatiste des publics, en identifiant de nouveaux espaces de démocratisation au-delà de la sphère publique. Cela montre également que l’élargissement de la portée normative du concept de démocratie suppose que les divisions classiques entre la politique et l’économie ou entre les citoyens et les consommateurs soient abolies.
48L’étape suivante dans la direction d’une pragmatisation radicale de la théorie démocratique consiste à appliquer la même démarche au domaine de la production collaborative, où la révolution des communs numériques contribue à élargir de plus en plus la portée des modèles non marchands et non étatiques de production et de consommation. L’étude des expériences en production collaborative économique et des expériences de ce qu’on appelle aujourd’hui les « communs numériques » (digital commons) nous permettra d’étendre ultérieurement la portée de la théorie pragmatiste des publics14. Comme il a été remarqué dans plusieurs études sur la production paritaire, l’économie participative recèle des risques important de domination et donne lieu à des formes nouvelles d’exploitation, ce dont je suis tout à fait conscient15. Ce qui m’intéresse dans ce chapitre n’est toutefois pas de présenter une analyse critique de l’état courant de ces pratiques, mais d’en distiller un principe idéal-typique capable d’en montrer le potentiel de démocratisation. D’autres études devront établir les conditions que ces pratiques doivent respecter pour éviter de se transmuer en formes nouvelles d’exploitation marchande.
49Au cours de la dernière décennie, plusieurs études ont permis d’identifier l’émergence de nouvelles pratiques de production collaborative, occasionnées par les conditions particulières issues de la transformation de la connaissance et de l’information en facteurs de production dominants grâce à Internet. Ici, ce sont des conditions matérielles nouvelles qui ont permis de créer de nouveaux espaces d’innovation et de coopération sociale. Dans le cas des nouvelles formes de production collaborative diffusées grâce à Internet, le fait élémentaire à prendre en considération est que la connaissance est un « bien non rival », c’est-à-dire que son utilisation ou sa consommation par un acteur n’exclut pas celle d’autres acteurs. L’une des caractéristiques principales des biens non rivaux est que leur exploitation par des stratégies non propriétaires est plus efficace que dans le cas des biens rivaux. Les économistes ont montré16 que les stratégies propriétaires et non propriétaires d’exploitation des ressources ont des avantages concurrents et s’avèrent donc plus ou moins avantageuses selon les circonstances matérielles et technologiques. Historiquement, le modèle de production développé durant la révolution industrielle moderne a relégué les stratégies non propriétaires et la production entre pairs aux marges de la vie économique, car la production de masse des biens matériels nécessitait des investissements de capitaux toujours plus grands et reposait sur des facteurs de production concurrentiels par nature. Dans ces conditions, la production entre pairs et les stratégies non propriétaires se sont généralement révélées moins compétitives et ont donc eu tendance à disparaître du centre du système économique. En conséquence, au cours de ces deux derniers siècles, elles ont été reléguées aux pratiques traditionnelles d’exploitation des ressources naturelles.
50L’avènement d’une économie de la connaissance (knowledge economy) de plus en plus fondée sur la transformation de l’information et de la connaissance en facteurs de production a sensiblement modifié les conditions matérielles dans lesquelles s’exerce l’activité économique, notamment grâce à l’importance que les biens non concurrentiels y prennent. En conséquence, les institutions fondées sur le modèle des communs, les pratiques de production entre pairs, les régimes non propriétaires d’exploitation économique ont recommencé à se multiplier. Qui plus est, ces pratiques n’émergent plus seulement à la périphérie du système économique mais aussi de plus en plus souvent au centre de celui-ci, là où le degré d’innovation est le plus élevé. Les formes de coopération qui ne s’appuient ni sur les prix du marché ni sur la hiérarchie y ont produit d’importants résultats en matière d’innovation. Mais le potentiel d’innovation des communs va bien au-delà de la simple innovation technologique et économique. Les études portant sur les pratiques sociales de production entre pairs montrent ainsi que la création d’espaces socio-économiques plus coopératifs n’est pas l’apanage des communs traditionnels et n’est donc pas condamnée à se limiter à la nostalgie d’un temps révolu préservé des maux capitalistes.
51L’importance de l’engagement direct devient encore plus centrale dans le cas des communs de la connaissance que dans le cas des communs traditionnels : « contrairement aux communs des ressources naturelles, l’organisation des communs de la connaissance suppose généralement une structure de gouvernance dans laquelle les participants ne partagent pas seulement les ressources existantes, mais s’engagent également à produire ces ressources et, de fait, à déterminer leur caractère. En réalité, les membres des communs de la connaissance s’associent souvent dans le but même de créer des ressources de connaissance particulières » (Frischmann et al., 2014, 16). En outre, puisque, contrairement aux ressources naturelles, la connaissance et l’information n’existent que dans la mesure où ils sont produits par les êtres humains, participer aux communs de la connaissance implique nécessairement de participer à la production et au partage de ces connaissances. En effet, la production entre pairs et les communs de la connaissance créent des opportunités pour une forme de société plus démocratique au cœur même de son noyau technologique, dans les pratiques et les professions qui reposent sur la connaissance et l’information. Comme nous l’avons déjà fait remarquer, l’importance des stratégies non propriétaires d’exploitation économique a atteint un niveau sans précédent grâce aux technologies numériques, qui réduisent à zéro le coût du partage du savoir et de l’information. Cela explique pourquoi l’on s’attend à ce que, dans le futur proche, des domaines de plus en plus importants de la vie sociale et économique soient gérés sur le modèle des communs. La mise à disposition d’énormes quantités d’informations et de connaissances pour quiconque est connecté à Internet produit une troisième conséquence majeure, à savoir l’émergence continue d’effets de coordination, où les conséquences globales des actions individuelles engendrent de la coopération sociale. En d’autres termes, la disponibilité des ressources de production non rivales à un coût proche de zéro et avec des contraintes spatio-temporelles extrêmement faibles rend la coopération humaine très commode et facile pour un large éventail d’activités sociales, économiques et politiques. Il est largement établi aujourd’hui que « les ressources nécessaires pour la production de l’information et les systèmes de communication peuvent être gérées comme des communs d’une manière qui est durable et souhaitable » (Benkler, 2003, 7).
52L’impact de cette transformation sur les conditions matérielles d’existence est énorme. Elle a permis de libérer un niveau de créativité individuelle sans précédent : d’une part, les individus ont accès à des possibilités infiniment plus grandes d’apprentissage et d’expression personnelle, qui ne requièrent ni une grande quantité de ressources, ni une participation régulière aux dispositifs de coopération sociale. D’autre part, ils peuvent mettre en place des modèles de coopération flexibles et informels dans lesquels l’implication personnelle devient plus facile et moins exigeante. Au fondement de cette révolution se trouve la structure collaborative et distributive d’Internet, qui permet de mettre en place un modèle de connaissance sociale fortement distribuée et localisée. Comme l’ont fait remarquer les économistes, « [l]’aspect le plus important de l’économie de l’information en réseau est la possibilité d’inverser l’orientation du contrôle de l’économie de l’information industrielle. Elle offre en particulier la possibilité d’inverser deux tendances de la production culturelle au cœur du projet de contrôle : la concentration et la commercialisation » (Benkler, 2006, 32).
53Le paradigme technologique d’Internet favorise la coopération volontaire des individus en dehors du marché, en particulier dans les pratiques de production partagée, illustrées par le mouvement du logiciel libre. La production entre pairs se caractérise par la participation volontaire des individus aux activités, un impact beaucoup moins important des mécanismes de coordination hiérarchiques, un niveau élevé de décentralisation, une grande importance accordée aux normes partagées et aux méthodes d’autogouvernement17. Elle se caractérise également par des formes d’engagement irréductibles à la recherche du profit ou au principe étatique du respect de la loi. En outre, la production entre pairs est moins dépendante de grands investissements et donc plus accessible à des petits utilisateurs. Dans ce contexte, la production entre pairs accorde aux individus un niveau d’autonomie beaucoup plus élevé et la possibilité d’une implication plus directe et plus satisfaisante au cœur des activités. Comme l’ont fait remarquer plusieurs commentateurs, les individus impliqués dans les projets de production entre pairs ne sont pas les consommateurs passifs d’un bien mais plutôt des participants actifs qui produisent de l’information, partagent des biens, collaborent à l’entretien de réseaux communs. En ce qui concerne la motivation personnelle, les individus peuvent rejoindre les projets collaboratifs de production entre pairs pour tout un ensemble de raisons, dont deux nous importent en particulier. La première est que ces projets ouvrent de nouveaux espaces de créativité et de réalisation personnelle. Le néologisme « prosommateur » véhicule l’idée d’un passage progressif du rôle passif de consommateur au rôle plus actif de créateur. Cette transition, loin d’être seulement cosmétique, ouvre de nouveaux espaces d’activité et d’engagement individuels dans le monde social, et crée les conditions de possibilité de formes plus sophistiquées d’expression de soi (Florida, 2014). La seconde raison consiste à vouloir participer à des projets collaboratifs en vue du bien commun au lieu de le faire dans un but commercial. Ces deux raisons mettent en avant la valeur émancipatrice de l’engagement et sa pertinence politique pour la création d’une société démocratique, si nous désignons par là une société basée non seulement sur des formes horizontales de prise de décision mais aussi sur une implication directe des individus au sein de projets communs.
54Appartiennent à ce modèle d’économie participative aussi des pratiques récentes comme celle de la « science citoyenne » (Dias da Silva et al., 2017) ou du « journalisme citoyen » (Madison, 2014), les plateformes collaboratives où les patients et les médecins coopèrent pour trouver des solutions aux pathologies rares (Strandburg et al., 2014), les projets collaboratifs de création de nouveaux logiciels pour tous, les méthodes « wiki » et « moocs » pour la création et la diffusion de connaissances gratuites (Frischmann et al., 2014). La production entre pairs apporte une innovation démocratique dans le monde de la production économique pour au moins deux raisons. D’abord, elle introduit des modèles de coopération moins hiérarchiques et qui demandent un niveau d’implication personnelle plus élevé, ce qui favorise la mobilisation et l’investissement personnel des individus au sein des pratiques sociales. Ensuite, elle offre aux citoyens de nouvelles opportunités de contribution au bien commun.
55La création d’une valeur active et collective à travers les pratiques coopératives de production entre pairs se fait à deux niveaux différents18. Le premier niveau est celui de la production et du respect des normes sociales. Les nouvelles technologies rendent possibles des formes de coordination sociale flexibles qui n’ont rien à voir avec le spectre d’une société de surveillance, mais reposent plutôt sur des formes volontaires et coopératives de production et de respect des normes sociales partagées. Nous pouvons citer par exemple les projets de cartographie collaborative dans le domaine de l’environnement, ou l’utilisation de technologies intelligentes pour promouvoir l’usage des moyens de transport privés et récompenser les comportements vertueux qui contribuent à des biens communs comme un air plus propre ou la diminution des embouteillages. Ces exemples montrent comment la production entre pairs permet de renforcer la contribution des individus à leur communauté et comment les unités sociales entretiennent et préservent leur propre ordre normatif sans nécessairement passer par des instances extérieures. Le second niveau est celui de la création de richesse économique. La création de valeur peut prendre la forme d’une augmentation réelle de la valeur économique ou d’une réduction des coûts de la mise en place d’activités et de services sociaux. L’exemple paradigmatique est celui des pratiques qui mettent en commun les connaissances et les expériences individuelles, comme dans le cas des communs de la santé, où médecins et patients s’associent pour participer à des enquêtes collaboratives sur des maladies rares.
56Le lien ainsi établi entre les actions individuelles et les objectifs partagés ouvre des possibilités sans précédent non seulement dans une perspective distributive, mais aussi pour la création de nouvelles formes de citoyenneté fondées sur le partage et l’appartenance à des communautés de toutes sortes. Il est certainement trop tôt pour savoir si et dans quelle mesure les pratiques de production entre pairs contribueront à créer un monde plus égalitaire et inclusif, et il est fort possible que ces pratiques créent aussi des espaces où se développent de nouvelles formes d’inégalité et d’exploitation. Nous devons donc souligner leur potentiel de démocratisation tout en restant vigilants face aux menaces potentielles que toute nouvelle pratique ou tout nouvel outil peut engendrer. Le pragmatisme politique fournit quelques principes de base permettant d’évaluer ces nouvelles pratiques, ces nouveaux schémas d’interaction sociale et ces nouvelles formes d’organisation, et d’examiner leur contribution positive ou négative à la démocratisation de la société.
Conclusion
57Le but de ce chapitre était de montrer que, bien qu’il n’y ait pas de retour en arrière envisageable pour le pragmatisme politique après Habermas, il doit en revanche y avoir une marche en avant. Dans ce cadre, la théorie des communs fournit des pistes intéressantes et contribue à actualiser la théorie pragmatiste des publics pour l’époque contemporaine. La démocratie libérale et le capitalisme de marché sont des frères jumeaux, unis par ce qui les divise, c’est-à-dire la distinction entre des logiques concurrentes et irréductibles : la rationalité instrumentale vs la rationalité communicationnelle, l’intérêt personnel vs les tendances altruistes, le privé vs le public, la liberté vs l’obligation, la fabrication vs l’action. Par leur mode d’organisation et de fonctionnement, les communs brouillent ces frontières établies et appellent ainsi à une reformulation de nos concepts politiques de base. Comme nous l’avons vu, la production entre pairs dans les communs combine des préoccupations commerciales et politiques, conjugue des motivations personnelles et altruistes, établit une coopération sociale là où on ne s’y attend pas, mélange la production et la consommation. Ce faisant, elle fait appel à différentes formes de mobilisation personnelle, établit des modèles alternatifs d’interaction sociale, met en place des institutions plus horizontales et coopératives et invite à des formes plus complètes d’implication personnelle. Que ce soit dans la gestion des ressources naturelles ou technologiques, dans un cadre traditionnel ou postmoderne, les communs et la production entre pairs offrent la possibilité de développer de nouveaux modèles de vie en commun, qui sont, au moins en principe, plus conformes aux idéaux normatifs de la démocratie pragmatiste. Le chapitre suivant poursuivra cette ligne de réflexion en examinant les implications politiques de ce paradigme pour penser la démocratie au-delà des États-nations.
Notes de bas de page
1 Je justifie ce propos plus en détail dans Frega, 2013 et Frega, 2018a.
2 Habermas traite de ce sujet plus en détail dans Habermas, 1997, chap. 4.
3 Voir la discussion de Follett dans le chapitre 4 du présent ouvrage.
4 J’ai expliqué ailleurs pourquoi une telle démarche est devenue incontournable pour la théorie critique aujourd’hui. Voir Frega, 2017b.
5 Pour une critique plus détaillée de l’épistémologie de Habermas, voir Frega, 2013b.
6 Voir la section 4 de ce chapitre et le chapitre suivant.
7 Voir en particulier le chapitre 4 de Honneth, 2016.
8 Voir MacGilvray, 2000.
9 Voir par exemple Hildreth, 2009 ; Rogers, 2009 ; Wolfe, 2012 ; Frega, 2015 ; Hogan, 2015.
10 En allemand, les termes « public », « publicité » et « sphère publique » se traduisent tous par Offentlickheit. Cela a donné lieu à plusieurs erreurs d’interprétation, en particulier suite à l’interprétation discursive de cette notion par Habermas.
11 Pour une interprétation différente, qui voit Dewey comme le précurseur de la démocratie participative et non de la démocratie délibérative, voir Jackson, 2015.
12 Il va sans dire que la reconstruction théorique de la théorie politique des communs présentée ici n’a rien à voir avec l’appropriation de ce concept par des auteurs comme Toni Negri et Michael Hardt. Mon usage de ce concept s’éloigne également de celui qui a pu être fait par Pierre Dardot et Christian Lavalle (Dardot et Lavalle, 2015).
13 Il faut entendre implication directe au sens de « social involvement » tel qu’il a été discuté au chapitre 3.
14 Pour une étude générale de la pertinence du pragmatisme dans l’étude des communs numériques, voir Antic, 2016. Je remercie Andreas pour ses commentaires et ses suggestions utiles.
15 Voir, par exemple, Cardon, 2010 et Morozov, 2011.
16 Parmi les ouvrages d’une littérature en pleine expansion, citons Hess et Ostrom, 2006 ; Bollier et Helfrich, 2012 ; Frischmann et al., 2014 ; Benkler, 2006.
17 Ces traits décrivent des tendances plutôt que des réalisations absolues. Nous devons évaluer leur impact démocratique en termes comparatifs, en comparant le degré de réalisation de ces principes dans ce mouvement à celui que nous trouvons dans les formes d’organisation traditionnelles.
18 Pour une analyse plus détaillée, voir Frega et Cristoforetti, 2015 ; Benkler et Nissenbaum, 2006.
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