Chapitre 7. Une théorie expérimentaliste des institutions démocratiques
p. 277-323
Texte intégral
1Selon la conception de la démocratie que nous avons développée jusqu’ici, l’émancipation sociale et politique dépend fortement de ce que les pragmatistes ont appelé la « méthode démocratique » et du potentiel des schémas d’interaction démocratiques soutenus par un éthos démocratique. L’ontologie pragmatiste nous a appris que ces conditions étaient nécessaires mais non suffisantes en vue de l’avènement d’une société démocratique, puisque celui-ci requiert également que les organisations et les institutions sociales et politiques soient organisées en accord avec les principes normatifs de la démocratie. Par institution démocratique il faut entendre toute forme de coopération sociale stabilisée qui opère en accord avec les trois principes normatifs de (1) la parité relationnelle, (2) l’autorité inclusive et (3) l’engagement social. Les institutions démocratiques opèrent à la jonction de la dimension sociale et de la dimension politique de la démocratie. D’une part, elles contribuent à la démocratie en promouvant la formation d’habitudes ainsi que de schémas d’interaction démocratiques durables à tous les niveaux de la vie sociale. D’autre part, elles contribuent à identifier, à formuler et à résoudre les problèmes sociaux conçus comme les problèmes des publics, c’est-à-dire les problèmes que le public lui-même considère comme prioritaires1. Comme nous avons vu dans le dernier chapitre, ces deux fonctions sont aussi fondamentales l’une que l’autre et définissent les deux facettes de la conception élargie de la démocratie.
2Dès lors, ce chapitre peut être vu comme complétant l’exposition de l’ontologie sociale de la démocratie qui a fait l’objet de la deuxième partie, et comme le point de départ de l’étude des formes démocratiques de mobilisation qui sera entreprise dans la prochaine partie. En effet, les institutions constituent un élément charnière entre les deux : elles sont à la fois un pilier fondamental de l’organisation d’une société et les moyens au travers desquels une unité sociale poursuit les but qu’elle se donne. Dans ce chapitre, je soumets à discussion une thèse classique du pragmatisme, à savoir celle de la corrélation étroite entre démocratie et expérimentation, en la mettant en relation avec le débat récent sur l’expérimentalisme démocratique. Je me propose notamment de développer une notion d’expérimentation démocratique qui explique comment l’innovation et le changement social peuvent être promus dans des cadres institutionnels cohérents avec les trois principes de (1) la parité relationnelle, (2) l’autorité inclusive et (3) l’engagement social. Cette analyse permettra de clore l’examen de l’ontologie sociale de la démocratie et de préparer la discussion successive sur les nouvelles formes d’engagement démocratique.
Étapes d’une théorie pragmatiste des institutions démocratiques
3L’idée que l’expérimentation joue un rôle central au sein de la philosophie pragmatiste a été largement explorée et est relativement peu sujette à controverse. Peirce a fait de l’expérimentation le noyau de sa théorie de la science, tandis que pour Dewey toute action humaine, scientifique ou ordinaire, lorsqu’elle est guidée par l’intelligence, est par définition expérimentale. Le fondement philosophique de cette orientation expérimentale réside dans une conception naturaliste de la pensée et de l’action humaine (Frega, 2006) : l’idée de la rationalité comme enquête (Dewey) ou de la rationalité comme méthode de fixation des croyances (Peirce) met l’accent sur la supériorité adaptative des méthodes réflexives de résolution de problèmes en raison de leur meilleure capacité de tester les idées concurrentes et les solutions possibles aux problèmes intellectuels et pratiques. La théorie de l’expérimentation morale (dramatic rehearsal) de Dewey étend ce modèle à l’examen des dilemmes moraux, en affirmant que les agents moraux testent en imagination les différents plans d’action possibles de la même manière que les scientifiques testent en laboratoire les différentes hypothèses2.
4Alors que le pragmatisme classique s’est essentiellement concentré sur la dimension individuelle de l’expérimentalisme, vu comme stratégie évolutive d’interaction avec l’environnement, plusieurs auteurs contemporains se sont penchés sur sa dimension sociale, étendant cette approche aux acteurs collectifs comme les mouvements sociaux3, les organisations publiques et privées et les associations politiques. L’expérimentalisme démocratique cherche donc à comprendre comment ces acteurs collectifs peuvent parvenir à se conduire de manière expérimentale, dans l’hypothèse que cette attitude leur permettrait d’atteindre un niveau supérieur d’efficacité dans la résolution des problèmes sociaux auxquels ils s’attachent. Comme pour le pragmatisme classique, l’expérimentalisme dénote une attitude qui se propose de dépasser le dualisme entre démocratie et efficacité, persuadé qu’il est que des institutions sociales incapables de poursuivre leur finalité deviennent rapidement des lieux de domination et d’aliénation. Dès lors, la tâche de promouvoir la démocratie se lie étroitement à celle d’apprendre aux organisations et aux institutions à mieux résoudre les problèmes sociaux.
5L’expression « pratiques démocratiques de résolution de problèmes » met l’accent sur les deux dimensions constitutives de l’expérimentalisme démocratique. Premièrement, l’idée de processus d’enquête inclusifs, c’est-à-dire organisés de manière à prendre en compte la perspective de tous ceux qui sont affectés par un problème social donné. Deuxièmement, la notion de problème ne se limite pas à des problèmes d’ordre technique, mais inclut aussi les problèmes d’ordre moral, social et politique. L’expérimentalisme démocratique s’intéresse dès lors tout autant à la question de la réforme de la bureaucratie ou de l’école qu’à des questions d’injustice sociale, car l’un et l’autre sont des problèmes qui affectent un public. Les institutions impactent la démocratie de deux manières : (a) elles constituent les moyens au travers desquels un public démocratique peut gérer ses problèmes, (b) et elles le font par le biais de procédures et de méthodes qui sont elles-mêmes démocratiques. En plus de cela, elles favorisent et encouragent les habitudes et les schémas d’interaction démocratiques.
6Définie en termes généraux, une institution est un ensemble de normes et de pratiques qui servent à coordonner les interactions sociales. Ainsi conçu, le terme d’institution recouvre deux niveaux de la vie sociale, que les théories institutionnalistes désignent habituellement comme celui des institutions à proprement parler et celui des organisations. Nous pouvons dire de manière simplifiée qu’une institution est un ensemble de règles à la fois tacites et explicites qui codifient un domaine d’expérience sociale, tandis qu’une organisation est un assemblage d’individus, d’objets matériels, de procédures, de textes, etc. constitué en vue d’organiser l’action et qui est en accord avec un arrangement institutionnel. Pour prendre un exemple, le marché est une institution tandis que l’entreprise est une organisation. Dans cette perspective, ce sont les organisations plutôt que les institutions qui ont la capacité d’agir, tandis que les institutions codifient les formes d’action partagée et assurent la coopération et l’organisation sociale4. Considérées du point de vue de ce double sens, les institutions constituent un élément central de la théorie de la démocratie pour deux raisons. Tout d’abord, les institutions ont au niveau collectif la même fonction que les habitudes ont au niveau individuel : elles sont des modes de réponse organisés tirant profit des expériences passées en vue d’agir dans le futur. Elles contribuent donc à réduire la part d’incertitude dans l’action, tout en la rendant plus efficace. En ce sens, elles sont nécessaires pour qu’une forme d’action sociale soit efficace et réussie. Ensuite, du point de vue politique, les institutions incarnent le public car elles symbolisent son existence et matérialisent son pouvoir d’agir. Selon les mots évocateurs de Philip Selznick, l’institutionnalisation prend place lorsqu’une organisation cesse d’être un simple moyen et devient une « communauté ». L’institutionnalisation désigne le processus de constitution du public ainsi que son extériorisation à travers l’action. Ce fait signifie que les institutions sont aussi les lieux (réels ou virtuels) où les injonctions concurrentes de légitimité et de performativité ainsi que celles d’expressivité et d’instrumentalité sont susceptibles d’entrer en conflit et de remettre ainsi en cause l’aspiration démocratique d’une communauté humaine. Les institutions sont à la fois des agents instrumentaux (des moyens en vue de fins) et des formes expressives qui transforment l’identité collective (des fins en soi). En tant que telles, elles doivent être capables de rendre des comptes aux groupes dont elles sont censées résoudre les problèmes, et développer en même temps des stratégies efficaces d’analyse et de résolution des problèmes. Une théorie pragmatiste des institutions doit pouvoir articuler la relation entre ces éléments en commençant par rejeter ces dichotomies. En d’autres termes, les institutions sont situées au carrefour entre les dimensions instrumentale et symbolique ; elles sont, de manière simultanée et inséparable, des outils en vue de l’action et des formes de réflexivité5.
7L’expérimentalisme démocratique se fonde sur l’idée qu’une institution, tout comme une habitude, ne peut remplir sa mission qu’à condition d’être sans cesse engagée dans ce travail expérimental d’ajustement et d’entretien nécessaire pour intégrer de la nouveauté au sein de ce qui est déjà établi. Comme les habitudes, les institutions représentent à la fois la particularité et la généralité : ce sont des formes de régularité qui incorporent des règles, mais aussi des formes d’action qui doivent faire face à des situations problématiques uniques, et qui doivent donc s’adapter aux circonstances singulières afin d’y apporter les réponses appropriées. Et comme les habitudes, les institutions ont également tendance à se rigidifier et, avec le temps, à perdre de leur capacité à fournir des réponses adéquates aux problèmes sociaux. Dans son approche des institutions, l’expérimentalisme démocratique combine les principes de l’ontologie sociale de la démocratie avec des présupposés spécifiques concernant le statut épistémique des institutions, conçues comme des unités expérimentales. Il le fait à partir de trois constats : (1) dans un monde complexe, la connaissance des phénomènes sociaux est fragmentée et localisée ; elle n’est donc disponible qu’au niveau local des individus et des petites unités ; (2) la formation de la volonté collective dépend des processus de production des connaissances collectives ; (3) la coordination d’une connaissance complexe sera facilitée par des méthodes non hiérarchiques qui parviennent à impliquer les membres de manière active dans les processus de production des connaissances et de formation de l’opinion et de la volonté.
8Toute institution doit répondre à trois types de défis : épistémique, normatif et pragmatique. Elle doit d’abord produire l’information et la connaissance nécessaires à son fonctionnement. L’économie institutionnelle a montré que les impératifs épistémiques exposent les institutions à des défis dans leur tentative de produire, d’utiliser et de distribuer les connaissances, et que leur capacité de répondre aux problèmes en dépend fortement. Cela vaut également pour les institutions du marché, pour l’État ou pour d’autres institutions organisées sur des bases coopératives comme les communs. Ensuite, toute institution est soumise à des contraintes normatives, puisqu’elle agit et que les conséquences de ses actions doivent être évaluées selon le statut du public à qui elle doit rendre des comptes. C’est le problème classique de la responsabilité (accountability) des institutions vis-à-vis de leur public et de la légitimité des ordres institutionnels. Enfin, chaque institution peut être évaluée en fonction de sa capacité à produire les effets en vue desquels elle a été conçue. Ce cadre normatif commun nous montre que l’expérimentalisme démocratique a vocation à dépasser les divisions usuelles entre public et privé, politique et économique, État et marché. La question de la nature expérimentaliste et démocratique des institution se pose dans chacun de ces domaines, bien que de manière partiellement différente.
Variétés d’expérimentalisme démocratique
9L’expression « expérimentalisme démocratique » désigne un large éventail de perspectives en droit, science politique, philosophie et sociologie qui revendiquent explicitement un héritage pragmatiste dans la manière de repenser les diverses dimensions institutionnelles de la vie sociale et politique. Les chercheurs se réclamant de l’expérimentalisme démocratique pensent, chacun à leur manière, que l’épistémologie pragmatiste offre un point de départ prometteur pour repenser les formes d’organisation institutionnelle d’une manière qui permette de mieux intégrer l’aspiration politique à la démocratie avec les contraintes de la vie contemporaine. Au cœur de diverses approches en expérimentalisme démocratique se trouve l’idée que la conception pragmatiste de la rationalité comme enquête fournit le cadre théorique approprié pour comprendre la manière dont les institutions doivent être conçues pour être à la fois réflexives, efficaces et démocratiques. En effet, l’épistémologie pragmatiste insiste sur la dimension collaborative de la science et fournit donc un modèle permettant d’intégrer l’exigence démocratique de l’égale inclusion de tous ceux qui sont affectés avec les contraintes épistémiques d’un plan d’action contrôlé, réflexif et efficace6. Cependant, les utilisations plus que variées de l’étiquette « expérimentalisme démocratique » nous invitent à la prudence et demandent une clarification préliminaire, avant d’explorer plus en détail la contribution que peut apporter l’expérimentalisme démocratique à une théorie pragmatiste contemporaine des institutions. Dans la littérature sur ce sujet, il est possible de distinguer trois principales familles d’expérimentalisme démocratique, que je résumerai brièvement ici.
10Selon un premier ensemble d’interprétations, la formule « expérimentalisme démocratique » désigne de manière assez vague l’adoption d’une attitude expérimentaliste en politique. L’expérimentalisme est ici conçu comme un équivalent du faillibilisme et de l’esprit scientifique pragmatistes appliqués à la politique (Brunkhorst, 1998). De la même manière, on a pu avancer l’idée que le pragmatisme concevait l’expérimentalisme démocratique « comme une version non transcendantale, historique et démocratique de la méthode kantienne de la critique de la raison » (Macarthur, 2015). L’expérimentalisme démocratique est ici réduit à une justification kantienne de la démocratie libérale caractérisée par les valeurs d’égalité, d’inclusion et d’échange des raisons. Ainsi conçu, l’expérimentalisme démocratique se résume peu ou prou à l’extension peu controversée de la conception pragmatiste de la rationalité en dehors de l’enquête scientifique, à l’exercice de l’intelligence critique dans toutes les situations sociales, y compris dans les décisions politiques. De manière proche, Hauke Brunkhorst interprète l’expérimentalisme démocratique comme une caractéristique générale de la modernité : « la démocratie moderne est expérimentale. La modernité se comprend elle-même […] comme une expérimentation avec un résultat ouvert » (Brunkhorst, 1998, 7). Dans ce contexte, l’expérimentation désigne en premier lieu l’idée d’un système social décentralisé dans lequel la méthode scientifique (c’est-à-dire faillibiliste) est appliquée à une pluralité de problèmes sociaux ainsi qu’aux idées et aux valeurs sociales. Au-delà de leurs différences, ces approches souscrivent à un même présupposé de base : l’idée que la conception pragmatiste de la rationalité comme enquête fournit le cadre théorique pour comprendre la théorie pragmatiste de la démocratie. Cela est bien évidemment vrai. Cependant, si l’expérimentalisme démocratique ne désignait rien de plus que le noyau épistémologique de la théorie de l’enquête, sa contribution à la théorie démocratique demeurerait modeste. En effet, l’idée que la démocratie est expérimentale et que l’expérimentalisme englobe des éléments politiques a une portée beaucoup plus large. Pour bien la comprendre, il faut aller au-delà de ce cadre, et se pencher sur la pluralité des pratiques sociales et des institutions auxquelles cette expression peut s’appliquer.
11Une des premières contributions allant dans cette direction nous vient de la sociologie politique. Récemment Jörn Lamla (Lamla, 2013a, b) a défendu une approche expérimentaliste de la démocratie qu’il appelle pragmatiste et qui vise à combiner la théorie de la démocratie de Dewey avec la sociologie de Bruno Latour et celle de Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Lamla conçoit l’expérimentalisme démocratique comme une approche qui intègre plusieurs idées. Le cadre théorique est fourni par la théorie de l’enquête de Dewey et par l’idée de l’utilité de la science dans la résolution des problèmes sociaux, que Lamla intègre dans la vision hybride des pratiques sociales de Latour. Enfin, il inclut dans sa conception de l’expérimentalisme démocratique des idées tirées par la théorie des justifications de Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Ainsi conçu, l’expérimentalisme démocratique désigne une théorie pragmatiste de l’action qui met en avant la capacité des êtres humains à réviser leurs habitudes et leurs croyances face aux crises engendrées par des situations nouvelles et inattendues. L’expérimentalisme apparaît ici comme un modèle de coordination de l’action collective (Lamla, 2013a, 348). Ce cadre théorique est ensuite élargi, suivant l’idée qu’un modèle similaire doit être élaboré au niveau politique par des procédures délibératives permettant d’éviter les limites épistémiques et morales des méthodes fondées sur le pouvoir ou l’autorité, en supposant que la délibération publique soit l’équivalent social des méthodes individuelles de fixation des croyances par l’enquête. Selon Lamla, les deux processus s’appuient sur des procédures expérimentales quasi scientifiques et sur des réseaux sociaux qu’il interprète, avec Peirce, à travers la catégorie de « communauté d’enquête7 ». Il définit ensuite l’expérimentalisme démocratique en référence à Dewey, qui a « essayé de clarifier le sens qui devait être donné à la méthode de l’intelligence collective utilisée pour transformer une communauté étatique en sociétés complexes » (ibid., 348). Ainsi, l’expérimentalisme démocratique implique que nous comprenions la démocratie comme un processus social plutôt que simplement politique, dans la mesure où la résolution collective des problèmes est un processus socialement distribué qui prend place aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des institutions politiques formelles. En s’aidant du concept d’arène proposé par Anselm Strauss, et de la compréhension matérielle des processus sociaux de Latour, Lamla conçoit l’expérimentalisme démocratique comme étant à l’œuvre au sein des processus épistémiques d’apprentissage social et de résolutions des problèmes qui traversent toute une société.
12Bien que Lamla indique à juste titre la nécessité d’une conception sociale plus large de la démocratie, sa conception de l’expérimentalisme reste cependant limitée à une compréhension somme toute conventionnelle de l’expérimentalisme, celui-ci désignant des pratiques socialement distribuées de résolution des problèmes fondées sur des critères épistémiques (le faillibilisme) et politiques (l’inclusion). En conséquence, la dimension expérimentale de la démocratie ne se trouve être rien d’autre qu’une disposition à ajuster ses présupposés théoriques aux dimensions changeantes de l’expérience et à expérimenter de nouvelles perspectives (Lamla, 2013b, 333). Avec Dewey et Latour, Lamla considère que l’essence de l’expérimentalisme démocratique réside dans sa capacité à gérer la complexité et l’incertitude grâce à l’intégration d’acteurs et de perspectives hétérogènes dans un même processus d’enquête. Toutefois, la question générale de la formation de l’opinion et de la volonté domine également la manière dont Lamla comprend l’expérimentalisme démocratique, si bien que la question des implications de l’expérimentalisme démocratique pour une théorie des institutions y demeure sous-analysée. La prise en compte de certains processus sociaux enrichit certainement l’analyse de Lamla, puisque cela lui permet de mettre l’accent sur des pratiques concrètes d’apprentissage social. Grâce à cet arrière-plan sociologique, Lamla va bien au-delà des conceptions purement épistémiques de l’expérimentalisme démocratique comme celles que nous venons de mentionner. Mais bien qu’il identifie clairement la dimension de l’apprentissage social, il n’apporte aucune contribution réelle pour expliquer ce que cela signifie pour une société (ou un groupe social) de développer des méthodes expérimentales pour apprendre et interagir avec son environnement. Cela aurait exigé une explication plus sophistiquée de la manière dont les institutions fonctionnent comme des agents de promotion de l’apprentissage social et de capitalisation de ses résultats.
13Ces deux familles d’approches saisissent correctement certains aspects essentiels de l’expérimentalisme démocratique, mais restent cependant insuffisantes au moins à deux égards. Tout d’abord, alors que toutes ces contributions mettent justement l’accent sur la question de la façon de tester de nouvelles procédures, expérimenter de nouvelles pratiques, ouvrir de nouveaux espaces qui encouragent l’expérience provenant d’en bas, la question de savoir comment les résultats de ces expériences peuvent être organisés, accumulés et consolidés de manière systématique en vue de rendre l’action des institutions plus ajustée n’est que très rarement posée. Pourtant, l’expérimentation sans la capitalisation s’avère une pratique sociale arbitraire et, au fond, irrationnelle, car l’enjeu de l’expérimentalisme (que ce soit en science ou dans la société) concerne précisément le développement de méthodes appropriées pour utiliser les résultats des expérimentations en vue de mettre en place des modes d’action plus efficaces et de nouvelles opportunités d’apprentissage social. En d’autres termes, cette conception de l’expérimentalisme n’arrive pas à expliquer comment les institutions réussissent à réconcilier la singularité de l’action avec la généralité des règles qu’elles incorporent. Cette vision de l’expérimentation doit donc être complétée par une théorie de l’apprentissage. Cela nécessite en retour que nous posions la question de savoir non seulement comment les institutions apprennent, mais aussi comment elles peuvent améliorer la capacité d’apprentissage d’une société et promouvoir l’apprentissage collectif de nouvelles stratégies collectives plus efficaces et plus démocratiques.
14Une autre limite de ces approches qu’il faut souligner consiste dans le fait que si l’appel à l’expérimentation pouvait avoir une portée révolutionnaire au début du xxe siècle, il constitue aujourd’hui un acquis qui n’a rien de vraiment innovant, comme tout le débat sur la dimension épistémique de la démocratie le montre. Comme je l’ai expliqué ailleurs (Frega, 2014a, 2012), cette dimension de l’expérimentalisme ne consiste en rien de plus qu’une théorie pragmatiste de la raison publique, avec sa conception inclusive, expérimentale, faillibiliste et ouverte de la décision étendue aux processus sociaux distribués. Pour aller au-delà de ce cadre, il aurait fallu expliquer davantage ses implications pour une théorie des institutions, un fait que les pragmatistes classiques eux-mêmes n’ont fait qu’ébaucher sans en développer le contenu. Pour toutes ces raisons, ces théories proposent une idée de l’expérimentalisme démocratique doublement incomplète : elle se limite à la dimension générale de l’attitude faillibiliste et ne dépasse pas le stade de la créativité dans l’expérimentation.
15La théorie pragmatiste de la démocratie développée par James Johnson et Jack Knight (Knight et Johnson, 2011) accomplit un premier pas vers le dépassement de ces limites. Dans leur théorie du pragmatisme politique, ces deux auteurs ont développé une théorie pluraliste des institutions politiques, d’après laquelle le choix des moyens institutionnels auxquels confier la régulation d’une société – marchés, procédures démocratiques, bureaucraties, agences indépendantes, organisations hiérarchiques ou normes sociales – doit se faire sur base pragmatique, c’est-à-dire en raison de leur efficacité respective. Le présupposé pragmatique qu’ils intègrent au cœur de leur théorie consiste à dire que la valeur et la portée d’une institution ne peuvent être définies en termes abstraits mais dépendent plutôt des conditions contextuelles dans lesquelles celle-ci devra opérer. Les décisions concernant la question de savoir quelle institution devrait réguler telle partie de la société devront donc être basées sur des expérimentations : « l’expérimentation institutionnelle est un instrument utile permettant de générer des connaissances sur l’efficacité des institutions en fonction des divers contextes sociaux » (ibid., 6). Ce présupposé théorique demande un cadre méta-institutionnel où des solutions institutionnelles concurrentes peuvent être expérimentées, et où les résultats de ces expérimentations (la performance des institutions) peuvent être contrôlés et évalués.
16D’après ces auteurs, l’expérimentalisme ne désigne donc pas une caractéristique spécifique de certaines institutions et pratiques sociales, mais bien plutôt une méthode institutionnelle générale permettant de décider de la solution institutionnelle qui doit être adoptée selon le cas. Cet argument est ensuite utilisé par Knight et Johnson pour formuler une justification de la démocratie, conçue comme le cadre méta-institutionnel qui favorise le plus le pluralisme institutionnel : « En effet, nous défendons l’idée que la démocratie jouit d’une priorité de second ordre précisément du fait de son utilité unique lorsqu’il s’agit de mener la mission cruciale, complexe et conflictuelle qui consiste à sélectionner, mettre en œuvre et entretenir les arrangements institutionnels les plus efficaces » (ibid., 12). Cette distinction entre niveaux institutionnels de premier et deuxième ordre constitue un apport décisif à la théorie de l’expérimentalisme démocratique, dans la mesure où il permet de donner forme concrète au principe de l’évaluation critique et réflexive des résultats des expérimentations. C’est donc cette priorité de second ordre qui décrit le contenu de l’expérimentalisme démocratique. L’expérimentalisme dénote dès lors une procédure de choix institutionnel qui s’appuie sur le principe qu’une expérimentation réussie suppose que « les conditions soient en place pour permettre au processus expérimental lui-même de fonctionner de manière efficace », et qu’un cadre institutionnel est requis afin d’entretenir et de préserver ces conditions. Cette analyse permet de voir clairement que le déploiement de l’expérimentalisme démocratique passe nécessairement par l’invention de formes et procédures institutionnelles spécifiques, sans lesquelles le moment démocratique et le moment expérimental demeurent isolés l’un de l’autre.
17Cette capacité d’innovation institutionnelle est ce qui permet d’expliquer la supériorité de la démocratie sur d’autres formes de coordination de la vie sociale. Cette intuition n’est toutefois pas explorée jusqu’au bout, car l’importance que les auteurs accordent à la question de la justification de la démocratie les empêche de se pencher plus en détail sur les conséquences de l’expérimentalisme pour une théorie des institutions. Leur analyse de l’expérimentalisme démocratique ne va pas beaucoup plus loin qu’une justification de la supériorité de la démocratie par rapport aux marchés, à la technocratie et à la coopération fondée sur la communauté pour résoudre les problèmes de coordination. En outre, en restreignant leur objet à la démocratie comme cadre institutionnel de coordination de la vie sociale, ils réduisent la portée potentielle de l’expérimentalisme démocratique à l’opération des institutions politiques formelles, comme on peut le constater par la place qu’ils accordent au vote et à la délibération au sein de leur argument – le vote et la délibération étant les facteurs qui permettent de différencier la démocratie du marché et des autres mécanismes de coordination sociale. En conséquence, la question cruciale de savoir comment transformer et rénover les institutions démocratiques face aux crises actuelles ne trouve malheureusement pas de réponse dans les travaux de Knight et Johnson.
18L’hypothèse que je formule dans ce chapitre est que l’expérimentalisme démocratique livre son plus haut potentiel lorsqu’il est conçu non pas comme un modèle général de prise de décision participative et délibérative, mais comme une manière concrète de construire les institutions sociales. Cela nécessite de sortir du domaine théorique des débats portant sur la justification de la démocratie pour entrer dans des réflexions davantage informées par la sociologie des organisations. C’est seulement de cette façon que nous serons en mesure de comprendre la manière dont l’architecture institutionnelle influence la capacité d’une institution à intégrer ensemble les dimensions expérimentales et démocratiques. En effet, s’il est vrai que dans des sociétés extrêmement complexes, ce n’est qu’à travers des appareils institutionnels bien structurés que l’intelligence sociale peut s’épanouir et que les résultats de l’apprentissage social peuvent être accumulés et mis à contribution, alors une théorie de l’expérimentalisme démocratique devra forcément comprendre une théorie des institutions.
19Nous trouvons des ressources précieuses pour poursuivre ce projet à l’intérieur d’une quatrième famille d’approches de l’expérimentalisme démocratique, qui a effectivement essayé de le conceptualiser comme une théorie des institutions cohérente avec une conception pragmatiste (principalement deweyenne) de la démocratie. C’est notamment le cas des travaux de Charles Sabel, Christopher Ansell et Roberto Unger. Il est donc erroné d’interpréter cette quatrième conception de l’expérimentalisme démocratique en la réduisant à une simple « théorie décentralisée du gouvernement » (Macarthur). Toutefois, parce qu’elles ont été principalement développées dans les contextes très spécialisés de la sociologie des organisations (Ansell), du constitutionnalisme (Sabel, Dorf) ou de la théorie de la gouvernance (Sabel, Zeitlin), les implications théoriques et les contributions de cette approche pour une théorie de la démocratie n’ont pas été développées jusqu’au bout.
20Dans ce chapitre, je souhaite partir de ces contributions pionnières afin de dégager une vision plus complète de l’expérimentalisme démocratique comme une théorie pragmatiste des institutions sociales qui s’accorde avec l’ontologie sociale de la démocratie développée jusqu’ici et la complète. C’est seulement en ce sens que l’expression « expérimentalisme démocratique » peut acquérir une signification assez précise pour aller au-delà d’un simple appel à la raison en politique.
La composante épistémique de l’expérimentalisme démocratique
21Submergés par la récente prolifération des discours expérimentalistes, nous avons tendance à oublier que la relation entre l’expérimentation et la vie sociale démocratique était particulièrement importante dans le pragmatisme américain classique et dans l’école de sociologie de Chicago. Les pragmatistes ont traditionnellement conçu les interventions politiques comme des sortes d’expérimentations sur le terrain. Les expérimentations génèrent de l’apprentissage soit par confirmation, soit par la surprise. Elles ne contribuent donc pas seulement à apporter des solutions aux problèmes techniques complexes, mais elles donnent également aux citoyens le pouvoir de remettre en cause des conceptions contestées ou dominantes de la vie sociale. Ce que le qualificatif « démocratique » ajoute à l’expérimentalisme en tant que méthode de résolution des problèmes, c’est bien évidemment une dimension politique : il demande que les pratiques de résolutions de problèmes soient compatibles avec les principes démocratiques de (a) la parité relationnelle, (b) l’autorité inclusive et (c) l’engagement social. Il reste à comprendre ce que l’expérimentalisme en tant que dimension spécifique des institutions démocratiques ajoute à notre compréhension de la nature, de la place et de la fonction des institutions au sein d’une société démocratique. Dans cette section et les suivantes, j’explorerai donc la question de savoir ce qu’est une institution à la fois expérimentale et démocratique. L’expérimentalisme démocratique fournit non seulement un cadre général utile pour repenser la démocratie dans une société complexe, mais plus spécifiquement un ensemble de réflexions théoriques permettant d’expliquer la corrélation positive entre la démocratie et l’innovation sociale. Dans cette mesure, l’expérimentalisme démocratique offre de précieux outils pour explorer la corrélation entre démocratie et performance, à une époque où le regain d’autorité de l’expertise semble invalider la démocratie comme cadre pour l’innovation sociale, et où le compromis difficile entre connaissance et participation obscurcit les perspectives futures du projet démocratique8. L’expérimentalisme démocratique, avec son attention portée aux méthodes contrôlées visant à produire et à tester de nouvelles solutions aux problèmes existants, semble légitimer un espoir crédible de réforme dans les domaines de la vie sociale où les obstacles persistants aux changements semblaient n’en laisser aucun.
22Les approches expérimentalistes partent de l’idée que dans des conditions d’incertitude, les politiques ne peuvent pas être entièrement définies avant d’être mises en œuvre ; elles doivent être ajustées au cours des processus de résolution des problèmes. Cet ajustement demande à son tour que plusieurs conditions soient satisfaites, comme l’inclusion des publics impliqués et l’attention aux coûts (économiques mais aussi sociaux) liés à l’expérimentation sociale. L’expérimentalisme démocratique cherche à mettre au point des moyens efficaces pour promouvoir l’apprentissage collectif, ce qui nécessite que la pratique du doute soit institutionnalisée, comme c’est le cas dans la recherche scientifique. L’expérimentalisme démocratique semble rencontrer ici un paradoxe. D’un côté, il affirme que la résolution démocratique des problèmes doit reposer sur les connaissances distribuées des publics affectés plutôt que sur un savoir d’experts externes à la situation. D’un autre côté, il est conscient que, pour faire face à des situations complexes, les institutions doivent avoir accès aux meilleures connaissances disponibles. Cette tension entre l’expérience ordinaire et la connaissance experte est au cœur de l’expérimentalisme démocratique, et on peut aller jusqu’à dire que le succès de l’expérimentalisme démocratique dépend de sa capacité à se tenir dans cette situation paradoxale tout en évitant les écueils du populisme épistémique ainsi que de l’élitisme épistémique. Une théorie des institutions basée sur l’expérimentalisme démocratique doit donc expliquer comment les organisations démocratiques sont capables de mieux s’en sortir que les organisations hiérarchiques dans un contexte d’incertitude et de changement. Ces défis ne sont pas spécifiques aux institutions politiques formelles : en effet, le défi de l’expérimentalisme démocratique doit être relevé à tous les niveaux de la vie sociale.
23Les approches expérimentalistes de la démocratie prennent dès lors leur point de départ dans l’idée d’une supériorité épistémique de la démocratie. En continuité avec l’approche pragmatiste dont elles s’inspirent, elles conçoivent les institutions politiques comme des institutions consacrées à la résolution des problèmes, plutôt qu’à la recherche du consensus, à l’organisation du pouvoir ou à la redistribution des ressources. Elles expriment donc un point de vue rationaliste, tempéré par l’idée que la rationalité désigne la qualité ou l’attribut d’un processus social. Alors que l’expérimentalisme classique met l’accent sur la valeur épistémique des tests expérimentaux réalisés dans des conditions reproductibles, l’expérimentalisme démocratique souligne au contraire le potentiel de production de connaissances inscrit dans les situations sociales ordinaires, et recherche des modèles généraux capables de promouvoir et de consolider l’apprentissage social et l’innovation dans des contextes ordinaires hétérogènes. Sa méthode ne consiste donc pas à traiter la société comme un objet d’expérimentation naturaliste ou d’ingénierie institutionnelle sophistiquée, mais à identifier les conditions dans lesquelles la production de connaissances et le potentiel d’apprentissage déjà présent au sein d’un agrégat social peuvent être amplifiés. Pour ce faire, l’expérimentalisme démocratique ne poursuit pas un projet positiviste d’application de la connaissance scientifique à la réforme de la société. D’une tout autre manière, et en partant du constat que la pratique du doute est le noyau de l’attitude expérimentale, il se met à la recherche de dispositifs institutionnels qui permettraient de rendre la pratique du doute plus efficace et régulière au niveau non seulement des individus, mais également des organisations et institutions sociales. Le terme « expérimentalisme » signifie alors l’attitude expérimentale, réflexive et faillible de tout processus d’apprentissage cumulatif ; un processus distribué parmi une pluralité d’acteurs sociaux, ce que les pragmatistes appelleraient une « communauté d’enquête », étendue spatialement et temporellement, et divisée en différentes phases, chacune caractérisée par une qualité épistémique particulière.
24L’expérimentalisme démocratique tire de l’épistémologie pragmatiste une double leçon. D’abord, celle de la priorité épistémique du doute. Mais ensuite, celle de son caractère complexe, douloureux et non spontané. Autrement dit, l’expérimentalisme démocratique est loin de se leurrer dans une apologie romantique d’une réflexivité heureuse, car il est au contraire conscient du fait que douter est une pratique qui ne va pas de soi, que l’incertitude coûte cher à l’être humain, et que les institutions ont une tendance naturelle à rigidifier et à transformer en caractéristique permanente ce qui n’était au départ qu’une solution temporaire apportée à un problème contingent. L’expérimentalisme démocratique cherche donc à injecter dans le corps social ce que Peirce appelait « l’esprit de laboratoire », c’est-à-dire un ensemble d’attitudes qui peuvent contrebalancer la tendance individuelle et institutionnelle à fuir le doute et à persévérer dans les croyances et dans les routines acquises. D’où l’importance accordée à l’apprentissage comme processus institutionnel et pas seulement individuel. Un processus social en accord avec les principes de l’expérimentalisme démocratique doit être organisé de manière à promouvoir l’accumulation des expériences d’apprentissage et à maintenir une vigilance constante à l’égard de la qualité des solutions offertes aux problèmes collectifs. Le pragmatisme affirme que pour accomplir ces tâches, les institutions et les processus sociaux doivent être organisés de manière à tirer pleinement profit du pluralisme épistémique, ce qui signifie qu’ils doivent être capables de transformer la diversité et le conflit en opportunités. Les institutions démocratiques et expérimentales doivent également être équipées de routines capables de transformer les sources de danger que sont le doute et l’incertitude en opportunités pour l’innovation sociale.
25Les institutions démocratiques doivent donc se conformer à une pluralité d’injonctions partiellement conflictuelles : (1) la tension entre la validité locale d’une solution contextuelle et la rationalité générale d’une solution reproductible ; (2) la tension entre l’exigence d’efficacité et l’exigence de légitimité ; (3) la tension entre la vision des publics affectés et la vision de ceux qui sont en charge de prendre les décisions ; et (4) la tension entre l’autonomie et la créativité individuelle d’un côté et la valeur ajoutée de la coordination sociale de l’autre côté. L’une des caractéristiques les plus intéressantes de l’expérimentalisme démocratique et plus généralement de l’épistémologie pragmatiste consiste à souligner que dans certaines conditions institutionnelles, l’inclusion démocratique apporte aussi des bénéfices épistémiques. L’expérimentalisme démocratique peut alors soutenir que l’inclusion du plus grand nombre d’individus affectés est nécessaire non seulement pour des raisons morales et politiques mais aussi parce qu’elle permet d’améliorer le potentiel d’apprentissage et de résolution des problèmes d’une unité sociale donnée. La phrase « l’inclusion du plus grand nombre » sert ici aussi bien à désigner les individus que les types d’expériences qui sont prises en considération (le principe de la créativité de l’expérience). L’expérimentalisme démocratique souligne le fait que la méconnaissance du lien étroit entre légitimité et efficacité – un message central et pourtant encore négligé du pragmatisme et de la théorie critique – est l’une des principales causes du déficit démocratique actuel. En effet, dans le contexte de la démocratie représentative classique, l’incapacité grandissante des systèmes politiques à résoudre les problèmes sociaux ne peut qu’engendrer une légitimité toujours moindre, qui affaiblit à son tour la capacité de résolution des problèmes des institutions, créant ainsi un cercle vicieux de déficits démocratiques qui se renforcent mutuellement.
Un modèle expérimentaliste de l’apprentissage organisationnel
26Charles Sabel, dans l’un des premiers écrits consacrés à l’expérimentalisme démocratique en lien avec le pragmatisme9, a développé une théorie pragmatiste des institutions en accord avec ces présupposés. La réflexion de Sabel s’élabore à partir des observations suivantes : (a) les conditions socio-institutionnelles propres aux sociétés capitalistes avancées exigent le développement de systèmes de décision fortement décentralisés, qui sont les mieux capables de répondre aux problèmes sociaux ; (b) sans la coordination entre les différents centres locaux de décision, les expérimentations effectuées au niveau local ne peuvent pas se consolider en modèles de coordination sociale stables et les résultats positifs de l’expérimentation sont perdus10 ; (c) la coordination entre les différents centres de décision engendre des tensions entre la légitimité démocratique (accorder suffisamment d’attention aux revendications de ceux qui sont affectés) et l’efficacité de l’action (apporter une réponse rapide, s’adapter aux besoins).
27Les théoriciens de l’expérimentalisme démocratique considèrent généralement que l’un des principaux défis auxquels l’innovation sociale doit faire face est que l’innovation se produit souvent au niveau local, car c’est à ce niveau que les connaissances des problèmes et des solutions deviennent suffisamment détaillées, tandis que ses bénéfices concernent surtout le niveau global. Malheureusement, toute innovation locale rencontre d’importants obstacles lorsqu’on cherche à en généraliser les résultats, ce qui entraîne souvent la perte des bénéfices cumulatifs de l’apprentissage social. La décentralisation semble alors être à la fois une solution et un problème : elle permet et favorise l’apprentissage, mais elle empêche d’en accumuler les résultats : toutes les bonnes pratiques tendent à rester au stade d’excellences locales, tandis que le système lui-même ne s’améliore pas. Afin de résoudre ce problème, Sabel suggère de mettre en œuvre un modèle basé sur trois principes : (1) la décentralisation des décisions, afin de permettre aux acteurs locaux d’utiliser leurs propres connaissances et expériences pour définir les problèmes et chercher des solutions. Les solutions et les décisions sont développées localement ; (2) la mise en réseau des solutions développées localement et la maximisation des opportunités de coordination entre ces unités. L’évaluation des solutions se fait de manière centralisée, puisque seule une instance centrale est capable de gérer un grand nombre d’informations, de comparer les avantages des unités similaires, d’évaluer les risques, etc. (3) enfin, la création de procédures standards et d’institutions ad hoc afin de maximiser l’apprentissage collectif et la coopération en vue de la résolution des problèmes, y compris la révision des procédures d’évaluation elles-mêmes.
28Puisque l’apprentissage, le doute, l’enquête, le partage d’informations ne sont pas des attitudes naturelles, une architecture institutionnelle expérimentaliste est nécessaire pour encourager le développement de ces pratiques ainsi que pour développer les habitudes individuelles aptes à les soutenir. Ces trois principes définissent le cadre théorique dans lequel développer les architectures institutionnelles démocratiques et expérimentalistes, qui peuvent être mises en œuvre dans des contextes aussi divers que ceux de la réforme du système scolaire (Liebman et Sabel, 2003), du fonctionnement des institutions politiques au niveau national et supranational (Sabel et Gerstenberg, 2010 ; Sabel, 2001), de la mise en réseau des organisations privées comme les entreprises et des organisations publiques comme les administrations (Sabel et Simon, 2011). Comparées aux institutions étatiques et au marché, les institutions expérimentalistes démocratiques produisent des résultats plus satisfaisants lorsque les conditions suivantes se présentent : (1) les sites où les problèmes surgissent sont trop nombreux et trop dispersés pour permettre une surveillance centrale à peu de frais de la bonne mise en œuvre des régulations ; (2) la diversité des sites où des problèmes similaires surgissent suggère que les personnes en charge de résoudre les problèmes sur ces différents sites voudront employer des moyens différents pour réaliser des objectifs similaires, ou voudront spécifier leurs objectifs de manière différente ; (3) l’instabilité des sites requiert une réflexion continue sur les moyens et les fins, et nécessite qu’ils soient mutuellement réajustés en fonction des nouvelles informations acquises sur l’environnement ; (4) la complexité des problèmes et des solutions (lorsque les problèmes sont les produits de causes multiples et en lien avec d’autres problèmes, recouvrant plusieurs domaines d’action ou différents secteurs) demande une coordination entre ces domaines.
29Au sein de la littérature sur les institutions expérimentales et démocratiques, certains ont fait remarquer que les difficultés en matière d’innovation engendrées par l’accélération du changement social affectent les entreprises privées de la même manière que les institutions publiques, et que les entreprises privées sont celles qui ont perçu les premières l’impact de cette accélération sur la vie organisationnelle et qui ont tenté de mettre au point des solutions efficaces. En effet, dans la perspective de l’expérimentalisme démocratique, « [l]a démocratie et l’innovation économique ont un point commun : l’apprentissage » (Unger, 1996, 140). Ce parallèle ne doit pas surprendre, et ne doit pas non plus être interprété comme une volonté de réduire la logique de l’institution publique à celle des entreprises privées. Si l’on admet que les similitudes qui existaient entre l’organisation des bureaucraties étatiques et celle des entreprises fordistes au tournant du xxe siècle résultait des circonstances dans lesquelles les unes et les autres se trouvaient à agir, on admettra facilement que dans un contexte environnemental qui change, les organisations privées et publiques auront tendance à évoluer en suivant des schémas d’adaptation similaires.
30Sabel a dès lors proposé de définir l’expérimentalisme démocratique en s’inspirant d’innovations institutionnelles qui ont été développées par des entreprises privées dans les années 1980 et 1990. Ces innovations, aujourd’hui connues sous les appellations « learning organisations » et « knowledge-management »11, avaient précisément pour but de transformer les entreprises privées en « organisations pragmatistes », c’est-à-dire en entités capables d’intégrer des procédures d’apprentissage au cœur de leurs stratégies adaptatives. Sabel se réfère en particulier à des pratiques telles que le benchmarking, l’ingénierie concourante ou simultanée (concurrent or simultaneous engineering), l’apprentissage par contrôle mutuel (learning by monitoring), les systèmes de détection des erreurs (error-detection systems), l’évaluation par les pairs (peer review), la revue de qualité de service (Quality Service Review). Ces différentes techniques ont en commun d’institutionnaliser la pratique du doute, d’encourager les acteurs à remettre en question leurs pratiques établies afin de maximiser les opportunités d’apprentissage. Leur tâche explicite consiste à introduire des protocoles qui obligent les organisations à mettre en œuvre des processus d’apprentissage continu : l’apprentissage par l’erreur, le recours aux « stress tests », l’apprentissage par l’observation de ce que font les autres, la détection et la correction mutuelles des erreurs font partie des procédés techniques qui permettent d’inscrire l’impératif du doute au cœur du fonctionnement d’une unité sociale et de la rendre ainsi routinière, c’est-à-dire habituelle.
31Ces procédures de second ordre permettent donc de développer des habitudes organisationnelles (ou des routines) qui opèrent comme des formes de réflexivité au sein du comportement collectif. En d’autres termes, elles permettent d’instaurer au niveau collectif cet esprit de laboratoire qui, pour les pragmatistes, constitue le cœur même de l’attitude expérimentale, mais également de la méthode démocratique. En continuité avec l’épistémologie pragmatiste, l’expérimentalisme démocratique fait sienne l’idée que toute erreur, rupture inattendue ou défaillance doit être considérée non pas comme un échec, une infraction ou une simple erreur, mais plutôt comme un test qui a échoué. En conséquence, plutôt que d’y remédier en appliquant automatiquement des solutions ad hoc (comme c’est souvent le cas en théorie et en pratique dans les administrations publiques), ces erreurs doivent devenir les points de départ de processus d’examen visant à en comprendre les causes. Comme l’explique Sabel, « [l]a nouvelle entreprise fait donc partie d’une nouvelle catégorie d’institutions qui se définissent non pas par des routines fixes, mais par les routines qu’elles utilisent afin d’interroger et de modifier leurs propres routines (y compris, bien entendu, ces méthodes d’interrogation). Ces nouvelles institutions sont pragmatistes au sens où elles provoquent systématiquement le doute, entendu dans un sens pragmatiste comme le fait de soupçonner les croyances habituelles de n’être que de piètres guides pour faire face aux problèmes actuels » (Dorf et Sabel, 1998, 302). Nous retrouvons ici, au mot près, l’idée peircienne des habitudes de second ordre, ou habitudes à prendre des habitudes. Même si la plupart des techniques expérimentales visant à institutionnaliser l’attitude expérimentaliste sont issues des innovations au sein des entreprises capitalistes, il est important de remarquer que les expérimentations organisationnelles dans le secteur coopératif se sont tout autant appuyées sur des modèles expérimentalistes dont la logique reflète au moins en partie le modèle expérimentaliste : un haut niveau d’autonomie locale combiné avec un contrôle centralisé efficace et une offre d’expertises et de connaissances techniques12. Les expériences réussies comme celle de Mondragon en Espagne et du secteur coopératif en Italie montrent que leur succès est dû en grande partie à leur capacité à mettre en œuvre des procédures quasi expérimentalistes d’autonomie locale coordonnée.
32Ce qui est particulièrement intéressant dans la réévaluation proposée par Sabel de cette tradition d’études en management, ce n’est alors pas l’aspect instrumental de l’innovation, mais plutôt ses implications épistémologiques et politiques : l’expérimentalisme démocratique se fonde sur l’idée simple mais fondamentale selon laquelle les routines expérimentales sont les équivalents organisationnels des habitudes d’apprentissage. Il s’agit alors de développer sur le plan organisationnel les implications de l’affirmation que l’apprentissage ne vient spontanément ni aux individus, ni aux organisations. Dans les deux cas, les habitudes de doute doivent être apprises et stabilisées, ce qui requiert des efforts constants. Considérant que le problème majeur qui affecte les organisations est celui des routines rigidifiées – ce que Dewey appelle le problème du décalage (lagging) –, l’expérimentalisme démocratique cherche des solutions dans l’institutionnalisation de routines de second ordre dont la tâche consiste à constamment remettre en cause les routines existantes. Ces routines de second ordre sont les équivalents sociaux des habitudes individuelles de second ordre dont nous avons parlé au chapitre 5. L’approche expérimentaliste doit donc être considérée comme une extension du certains principes élémentaires de la théorie de l’action pragmatiste au comportement organisationnel.
33Le deuxième élément potentiellement sujet à controverse que partagent les approches de l’expérimentalisme démocratique concerne le rôle des instances centrales dans la coordination de la vie sociale. L’expérimentalisme démocratique défend l’idée que la décentralisation sans la coordination est profondément inefficace, avec l’idée corollaire que la créativité spontanée, lorsqu’elle n’est pas canalisée à travers des cycles d’amélioration organisés, est tout simplement impuissante. Ainsi, l’expérimentalisme démocratique soutient que pour permettre un apprentissage social efficace, l’apprentissage local et participatif doit être intégré à un processus de généralisation, en partant du principe que l’apprentissage exige de la généralité. Les approches expérimentalistes peuvent donc accorder aux unités locales un degré d’autonomie très élevé, puisque ces dernières peuvent même décider des critères qui serviront à évaluer leurs propres performances, à condition que l’évaluation des procédures soit faite de manière transparente et qu’elle puisse être contrôlée de l’extérieur. Une telle architecture institutionnelle illustre parfaitement la manière dont l’expérimentalisme démocratique conjugue la volonté expérimentaliste d’apprendre et d’innover avec les exigences participatives de la démocratie.
34Une institution expérimentaliste démocratique est expérimentaliste car (1) elle accroît les opportunités d’expérimentation de solutions alternatives à des problèmes complexes ; (2) elle institutionnalise la pratique du doute qui vise à réinterroger continuellement les routines ; (3) elle souligne le fait que les tests expérimentaux ont une validité d’abord locale parce qu’ils sont issus de problèmes dont la forme n’est pas universelle mais dépend de contextes variables ; et (4) elle définit des procédures standards qui permettent de comparer les données issues de procédures hétérogènes, ce qui permet de préserver l’autonomie locale tout en rendant possible un apprentissage collectif. Et elle est démocratique car (1) grâce à la décentralisation, elle augmente les chances de ceux qui sont affectés par un problème de participer à la recherche des solutions ; (2) elle favorise un degré d’inclusion important, en étendant la participation du moment final de la prise de décision à l’ensemble du processus d’enquête sociale ; et (3) elle valorise les ressources épistémiques des acteurs ordinaires locaux, en stimulant leur engagement actif plutôt que passif au sein des institutions et des pratiques sociales.
35Le but de l’expérimentalisme démocratique est de créer des formes d’enquête publique qui favorisent l’expérience et l’autonomie locales tout en évitant les faiblesses et les limites du localisme. Pour obtenir ce résultat, les institutions doivent établir des routines d’autocritique qui correspondent à un modèle d’autocorrection capable d’institutionnaliser la pratique du doute comme pratique capable de générer de nouvelles solutions en ébranlant les croyances établies. Ce modèle privilégie les routines qui encouragent l’apprentissage mutuel, la coopération, la responsabilité, considérés comme les pendants de l’autonomie locale. Jusqu’ici, nous n’avons pas considéré le risque que des intérêts privés s’emparent des organisations pour monopoliser les avantages de l’apprentissage social. Cette question sera examinée dans les prochaines sections.
Comment expérimenter : réconcilier procédure démocratique et résolution expérimentale des problèmes
36Depuis ses origines, le pragmatisme a endossé une approche expérimentale de la vie sociale. Par là, les pragmatistes entendaient non seulement que les problèmes sociaux et politiques devaient être abordés par des méthodologies expérimentales mais, plus largement, que la vie sociale, en particulier dans ses formes les plus denses et les plus complexes, était elle-même une forme d’expérimentation sociale, qu’il fallait cependant étudier et contrôler si on voulait l’orienter vers des résultats satisfaisants (Gross et Krohn, 2005). Cette vision expérimentaliste attribue un rôle décisif aux acteurs sociaux, car ces derniers sont considérés non seulement comme les sujets passifs d’expérimentations menées par d’autres, mais aussi et surtout comme des enquêteurs actifs. Cette approche, qui transforme les acteurs sociaux en enquêteurs actifs, est un héritage décisif de pragmatisme pour l’expérimentalisme démocratique contemporain. Faire des acteurs sociaux des enquêteurs implique la mise en place de nouvelles pratiques et méthodologies expérimentales de résolution démocratique des problèmes. C’est ce qu’on voit à l’œuvre dans plusieurs contextes, par exemple dans le domaine de la planification urbaine ou de la protection de l’environnement. Les deux sont des exemples paradigmatiques de défi démocratique, car ils demandent la coordination d’une série d’activités extrêmement complexes, fort hétérogènes, dans lesquelles l’imbrication entre faits et valeurs est maximale, et où experts et citoyens ordinaires sont porteurs de formes différentes de connaissance. Tous ces faits demandent la mise en place de dispositifs sociotechniques capables d’impliquer le plus grande nombre de parties prenantes et d’assurer un niveaux élevé de réflexivité et d’interaction. L’inclusion sociale et la réflexivité y occupent une place centrale, pour des raisons qui sont à la fois épistémiques et politiques. Dans ce contexte, l’expérimentation acquiert une double valeur, épistémologique et politique. Par conséquent, la signification que nous assignons à l’expérimentalisme dépend, au moins dans une certaine mesure, du cadre épistémologique utilisé pour définir ce qu’est une expérimentation. Nous devons alors essayer de distinguer différents modèles d’expérimentation, au prisme desquels analyser différentes approches de l’expérimentalisme démocratique.
37On a vu que les pragmatistes partagent une conception assez spécifique de ce qu’est une expérimentation (experiment). Dans la tradition deweyenne en particulier, la conception évolutionniste de l’expérimentation comprise comme l’exploration d’un nouveau plan d’action visant à résoudre un problème pressant a pris le dessus sur le modèle de l’expérimentation définie comme l’action contrôlée rendant possible l’observation (reproductible) de facteurs isolés. Dès lors, une expérimentation est une intervention dans la réalité, souvent singulière et non répétable, qui vise à produire des effets transformatifs tout en s’inscrivant dans un cadre d’évaluation qui permette de peser les conséquences de l’action du point de vue des différentes parties prenantes. Dans la terminologie de Peirce, c’est la découverte que l’enquête rationnelle est une méthode de fixation des croyances plus fiable que ses concurrentes. Ainsi, l’expérimentation est une intervention contrôlée dans la réalité, entreprise en vue de tirer des conclusions concernant un certain plan d’action ou la solution à un problème. La méthode de la « répétition dramatique » (dramatic rehearsal) de Dewey étend la résolution des problèmes au domaine du raisonnement moral et politique.
38Pour mieux saisir les enjeux de l’expérimentalisme démocratique, il convient de se référer à la typologie proposée par Christopher Ansell et Martin Bartenberger (Ansell et Bartenberg, 2015), qui distinguent trois grandes conceptions de l’expérimentation, qu’ils appellent contrôlée, darwinienne et générative. L’expérimentation contrôlée est la norme d’excellence de la science expérimentale : elle consiste à construire un cadre artificiel pour l’observation et le test, dans le but de vérifier ou de falsifier une hypothèse donnée sans que des perturbations externes viennent affecter les résultats. Le contrôle de l’environnement, l’isolement des facteurs pertinents, la reproductibilité des tests sont les principales caractéristiques de cette conception de l’expérimentation, auxquelles il convient sans doute d’ajouter une séparation nette entre la science et la société. Le contrôle de la situation par sa transformation en cadre artificiel indéfiniment reproductible définit ce type d’expérimentation. Des exemples paradigmatiques d’expérimentation contrôlée appliquée à la vie sociale se trouvent aujourd’hui en économie expérimentale, par exemple dans les expérimentations portant sur le choix et l’évaluation, dans le expériences dites de willingness-to-pay, sur les ressources communes ou encore dans les expériences de simulation (Eber et Willinger 2012). Dans toutes ces expérimentations, le facteur humain ou social entre sous la seule forme du choix individuel : la réalité sociale est examinée dans le but de découvrir, dans un cadre expérimental, les préférences, les valeurs et les orientations des individus. Par exemple, dans le cas des expériences sur les ressources communes (common pool experiments), les chercheurs « évaluent les conditions de coopération dans le cadre de l’utilisation de ressources communes par un ensemble de participants qui prennent des décisions interdépendantes, tout cela dans un cadre contrôlé et soumis à des règles qui définissent une certaine structure des gains » (Ansell et al., 2015, 10). Ce type d’expérimentation vise à valider des hypothèses générales concernant des régularités dans la conduite humaine. Même dans les expériences qui étudient les interactions entre partenaires, l’intérêt de ce modèle d’expérimentation pour l’étude de la démocratie demeure très limité : l’expérimentation est menée dans le but de produire des connaissances empiriques portant sur des attitudes très générales, plutôt que dans le but d’identifier et de résoudre un problème relevant potentiellement de l’intérêt commun. De plus, les individus sont intégrés aux expérimentations en tant que sources d’information plutôt qu’en tant que participants autonomes : ils ne contribuent pas à déterminer le cadre ni les objectifs de l’expérimentation. Le cadre normatif de l’expérimentation définissant ce qu’ils veulent, ressentent, désirent ou pensent est laissé entièrement entre les mains des chercheurs.
39La seconde catégorie d’expérimentation est celle des « expérimentations darwiniennes ». Il s’agit de formes d’expérimentation qui s’appuient sur les principes évolutionnistes de variation, de sélection et de rétention. L’intuition au cœur de ce type d’expérimentation est celle du modèle darwinien de la sélection à partir d’une variation aléatoire de cas multiples. L’idée générale est qu’en multipliant le nombre d’unités procédant aux expérimentations, on augmente les chances d’obtenir une meilleure solution. Les expérimentations darwiniennes présentent un très haut degré de pluralisme et d’autonomie et rappellent de près les principes d’expérimentation locale et de coordination centrale que nous avons discutés plus haut : plutôt que de mettre en avant la capacité d’une unité à concevoir, diriger et contrôler une pluralité de cadres expérimentaux selon une logique descendante, elles s’appuient sur la capacité d’auto-organisation des unités sociales sélectionnées de manière autonome. Dans le domaine social ou politique, cela revient à promouvoir la liberté d’expérimenter selon une logique de la découverte ascendante, ce qui présuppose un dégré élevé d’activation des sujets-enquêteurs.
40Dans l’expérimentation darwinienne, la principale fonction de l’expérimentation n’est plus la confirmation ou infirmation d’une hypothèse générale mais la génération de nouvelles idées et de nouvelles innovations. Le rapport à la politique démocratique y est donc plus direct, notamment car l’autonomie permet aux expérimentations menées par les unités locales de se concentrer sur les problèmes qui touchent chaque unité de manière spécifique. La principale différence avec l’expérimentation contrôlée ne réside donc pas seulement dans le fait que l’expérimentation darwinienne « se concentre non plus sur des expérimentations individuelles, mais sur des systèmes ou des écologies d’expérimentation » (Ansell et Bartenberger, 2015, 12). L’expérimentation darwinienne supprime la séparation entre les agents de l’expérimentation (les chercheurs) et les sujets de l’expérimentation (les citoyens). L’expérimentation vise ici à découvrir ce qui pourrait « marcher » dans une situation donnée, et pour les acteurs sociaux eux-mêmes. Le but consistant à extraire une connaissance générale de l’expérimentation est ici directement lié au succès du test local qui permet de résoudre une situation problématique singulière : après avoir résolu le problème local, il est possible de tirer des conclusions potentiellement généralisables qui pourront servir à résoudre des problèmes qui peuvent comporter des caractéristiques communes aussi bien que divergentes. Mais la principale raison pour laquelle une unité locale mène une expérimentation, et le principal critère de réussite de cette expérimentation, réside dans le fait que cette unité doit faire face à un problème, et cherche une solution.
41Du point de vue de cette interprétation des expérimentations darwiniennes, la troisième catégorie des « expérimentations génératives » apparaît comme une légère variation dans laquelle les principes darwiniens de variation, de sélection et de rétention sont remplacés par l’idée de réitération, mais toujours dans le cadre d’une conception de l’expérimentation axée sur la résolution des problèmes. D’un point de vue méthodologique, les expérimentations génératives remplacent la prolifération avec l’itération : une seule expérimentation est répétée à travers le temps et restructurée en fonction des nouveaux résultats et des circonstances changeantes. Plus qu’aux « bonnes pratiques », il faut penser ici à des projets de réforme qui se déploient dans le temps. Comme les expérimentations darwiniennes, ce type d’expérimentation « adaptatif » est favorable à l’expérimentalisme démocratique, dans la mesure où sa structure temporelle requiert l’adoption d’une attitude réflexive et récursive, et encourage (et même, dans une large mesure, exige) une implication directe et active des parties prenantes concernées par le problème en question. Comme le font également remarquer Ansell et Bartenberger, « [d]ans une expérimentation générative, les parties prenantes sont activement impliquées dans la conception, la mise en œuvre et le perfectionnement de l’expérimentation. Leur degré d’implication peut cependant varier, surtout lorsqu’il s’agit d’un large public. Les expérimentations génératives peuvent aller des forums ouverts où le public a son mot à dire à chaque phase de l’expérimentation à une approche plus limitée où le processus est ouvert aux retours et aux commentaires du public seulement pendant certaines périodes » (Ansell et Bartenberger, 2015, 14).
42Les expérimentations darwiniennes et génératives appartiennent à la catégorie plus large des « expérimentations pragmatistes ». Leur pertinence pour une théorie de la démocratie réside dans leur capacité à dépasser les dichotomies entre faits et valeurs, moyens et fins, non-initiés et experts : ces deux types d’expérimentation sont conçus comme un processus d’enquête possédant une extension sociale faite pour pouvoir tirer bénéfice de l’inclusion sociale qu’elle rend possible. De plus, leur structure axée sur la résolution de problèmes convient à une visée de réforme sociale et politique. Ces deux types d’expérimentation contribuent de différentes manières à préciser les moyens de rendre l’expérimentation sociale plus démocratique et à expliquer pourquoi l’innovation sociale exige une démocratie pour être la plus efficace possible.
L’expérimentalisme démocratique dans les institutions de la politique formelle
43Comme nous l’avons fait remarquer à plusieurs reprises, au cœur des réflexions du pragmatisme politique se trouve toujours le lien entre légitimité et efficacité, que nous avons présenté comme l’entremêlement irréductible des facteurs expressif et fonctionnel qui caractérisent la vie sociale et politique. Nous avons également vu que les pragmatistes considéraient la politique comme l’évolution sophistiquée d’une fonction ordinaire, de la même manière qu’ils considèrent la science comme un perfectionnement de l’intelligence ordinaire, et l’art comme un raffinement des formes ordinaires d’expérience esthétique. Comme des politistes tels que Mary Parker Follett, John Dewey et Harold Lasswell n’ont cessé de le répéter, l’État, comme toute autre institution, est crée dans le but de résoudre des problèmes sociaux spécifiques. L’État apparaît ainsi naturellement comme le représentant d’un sujet collectif qui trouve sa légitimité dans sa capacité à résoudre les problèmes pour lesquels il a été institué. Selon cette conception, les États sont des agents de résolution des problèmes (problem-solvers) à grande échelle, et leur légitimité dépend de leur capacité à résoudre des problèmes sociétaux. L’expérimentalisme démocratique fournit des éléments utiles pour comprendre ce rôle spécifique de l’État d’une manière apte à inscrire cette visée d’efficacité dans un cadre démocratique. Le fait d’étendre la catégorie de l’expérimentalisme démocratique aux institutions étatiques centrales suppose de dépasser le niveau des organisations qui résolvent des problèmes spécifiques pour comprendre comment les institutions politiques formelles peuvent maintenir leur légitimité tout en mettant en œuvre des compétences de résolution des problèmes. Cette question nécessite de prendre en considération la fonction politique de l’administration publique : les agences administratives sont précisément les instruments grâce auxquels l’État moderne acquiert sa capacité à résoudre des problèmes.
44L’adoption d’une perspective axée sur la résolution des problèmes signifie que le problème concernant la transmission de la légitimité des corps législatifs aux agences administratives censées réaliser leur volonté devra être reconsidéré et reformulé de manière plus complexe qu’il ne l’est d’habitude. En effet, tandis que les théories classiques de la délégation basées sur le modèle dit du « principal-agent » tendent à considérer toute tentative d’autonomiser l’agent administratif comme une menace pour la légitimité de son action, l’expérimentalisme démocratique défend l’idée que la décentralisation et la délégation sont des étapes nécessaires pour rendre les processus démocratiques de résolution des problèmes plus efficaces. Cette précision est indispensable afin d’éviter de confondre l’expérimentalisme démocratique avec d’autres stratégies de rationalisation sociale de type néolibéral, notamment dans le projet de « Big Society » promu par le gouvernement conservateur britannique, ou aux stratégies managériales du « New Public Management » (NPM). L’expérimentalisme démocratique partage avec ces projets la conscience que les administrations publiques tout autant que les entreprises doivent incorporer des éléments d’expérimentation. Cela dit, les différences entre le néolibéralisme et le NPM d’un côté et l’expérimentalisme démocratique de l’autre côté sont profondes et irréductibles. La comparaison entre ces approches nous permettra cependant de mettre en lumière les spécificités de l’approche expérimentaliste démocratique et de lever certains préjugés qui pourraient encore subsister.
45Nous avons vu que la littérature portant sur l’expérimentalisme démocratique soulignait l’efficacité de la décentralisation et de la délégation pour résoudre les problèmes sociaux. Suivant les différents courants de critique du néolibéralisme, on pourrait confondre cette orientation avec la tendance néolibérale à démanteler l’État pour déléguer ses tâches et ses responsabilités au marché ou à la société civile. Les défenseurs du projet de la « Big Society » ont notamment déclaré que « l’État, au lieu de renforcer le monde social tel qu’il était, a nationalisé une société qui était auparavant solidaire et l’a réformée suivant une culture individualisée du droit universel [universal entitlement] » (Blond, 2010, 282). La délégation de l’État vers la société vise donc à ramener la société sur le devant de la scène et à promouvoir le développement de la vie sociale, selon le principe de « subsidiarité » qui suppose que toute mission sociale pouvant être accomplie par des acteurs sociaux ne devrait pas être prise en charge par l’État. Si l’idée de donner plus de pouvoir aux corps intermédiaires (les associations de quartier, les réseaux informels, les ONG) fait certainement partie du programme politique défendu par le pragmatisme, la principale différence concerne la distribution des ressources, puisque les défenseurs de la Big Society tendent à décharger l’État de son devoir pour reporter ces charges sur les épaules des communautés et d’autres associations prépolitiques comme les familles et les associations volontaires.
46Des critiques similaires peuvent être formulées à l’égard du NPM, que ses défenseurs présentent comme une sorte d’institution expérimentaliste. Le NPM s’est caractérisé comme un programme de réforme visant à promouvoir l’innovation dans les administrations publiques grâce à l’application de modèles organisationnels issus du secteur privé. Tout comme l’expérimentalisme démocratique, le NPM souligne la nécessité du changement, accorde une valeur positive à l’innovation et cherche à promouvoir la responsabilité des institutions (accountability), en les orientant vers les besoins de ceux qu’elles doivent servir, sous la forme de l’attention au client. Dans sa forme standard, cependant, le NPM met l’accent de manière unilatérale sur la poursuite de l’efficacité et reste lié à une rationalisation managériale des moyens en vue de la réduction des coûts. Loin d’endosser le rôle d’expérimentateurs actifs, employés et citoyens y sont réduits au rôle de prestataires et clients, l’objet de leurs droits et obligations se limitant à la qualité des services plutôt qu’à la nature même de ces services. Le NPM, tout comme le néolibéralisme dont il s’inspire, vise donc une recherche d’efficacité détachée de toute intentionnalité démocratique, ce qui fait toute la différence avec l’expérimentalisme démocratique prôné par le pragmatisme.
47Malgré les similitudes superficielles qui dérivent d’une appréciation similaire de l’importance de l’innovation, l’expérimentalisme démocratique s’en distingue profondément justement du fait de vouloir combiner la capacité de résolution des problèmes propre aux procédures expérimentalistes avec les attentes démocratiques concernant le caractère inclusif de l’enquête sociale et de la prise de décision collective. Bien que l’expérimentalisme partage en effet avec le NPM un certain intérêt pour des procédures et des pratiques qui proviennent en partie du secteur privé, il rejette le présupposé fondamental selon lequel les marchés seraient mieux placés que la démocratie pour résoudre les problèmes sociaux. En effet, l’intérêt que l’expérimentalisme démocratique porte aux procédures innovantes concerne uniquement leur potentiel d’apprentissage. Tandis que le NPM cherche à améliorer la satisfaction des citoyens-clients en introduisant des stratégies commerciales visant à renforcer le droit du consommateur au cœur du service public, ou en augmentant simplement la compétition parmi des administrations transformées en prestataires, l’expérimentalisme démocratique cherche plutôt à améliorer la capacité d’apprentissage social de l’administration en transformant les citoyens en acteurs responsables. Si l’expérimentalisme démocratique insiste sur la décentralisation et la délocalisation des procédures de décision dans l’intérêt de l’enquête, il continue à souligner l’importance des mécanismes centralisés, qu’il s’agisse de leur fonction de coordination des expérimentations (Sabel, Knight-Johnson) ou de leur fonction de collecte des recettes et de redistribution des ressources selon les besoins (Unger).
48En d’autres termes, l’État démocratique qui résout les problèmes (problem-solving State) s’appuie sur les ressources expérimentales de la société mais partage également sa part de responsabilité avec les divers publics, et notamment avec ceux qui sont défavorisés, selon une logique de responsabilité sociale qui est, justement, celle de la puissance publique qui exprime une communauté politique et non pas celle du marché qui met les individus en compétition. Il est ainsi responsable de créer les conditions favorables pour que la résolution sociétale des problèmes fonctionne de manière plus efficace que si l’État s’en chargeait. Dans cette perspective, l’innovation institutionnelle exige un investissement constant destiné à développer les capacités des individus et des groupes ou, dans la terminologie de Unger, à combler le fossé entre les quelques avant-gardes et les nombreuses arrière-gardes. Sur ce point, il convient de remarquer que le projet de réforme radicale avancé par Unger (que nous examinerons dans la prochaine section) est fondé sur une augmentation et non sur une diminution des dépenses de l’État. Alors que les projets néolibéraux sont dominés par la volonté des élites de se séparer de la société et de trahir les aspirations inclusives de la démocratie (Lasch, 1995), laissant une grande partie de la société à son propre sort, l’expérimentalisme démocratique met en avant l’inscription des institutions politiques au sein de la société : leur fonction principale est d’aider le public à devenir plus autonome dans la gestion de ses propres problèmes, mais dans un cadre de responsabilité partagée à l’égard du contrôle des conséquences indirectes produites par la société et qui affectent ses strates de différentes manières.
49Nous devons prendre en considération la mesure dans laquelle les externalités sociales produites par la financiarisation de l’économie ou par la délocalisation massive de la production en vue de la compétitivité ont distribué les avantages et les désavantages de manière profondément asymétrique. Pour que ces problèmes soient réellement traités, il ne faut plus considérer la distribution comme le simple résultat de la chance ou du hasard, mais comme la conséquence de processus sociaux qui appellent donc d’importantes mesures de réajustement.
50En prenant l’ontologie sociale de la démocratie comme point de départ, nous pouvons dire que l’État en tant qu’agent de résolution des problèmes doit intervenir aux trois niveaux des habitudes, des interactions et des institutions. Tout d’abord, il a l’obligation de développer les capabilités nécessaires aux citoyens et doit donc fournir les moyens de les atteindre. En ce sens, la subsidiarité ne peut être légitime que si elle repose sur un mécanisme de distribution effective des ressources, et non pas sur le travail volontaire des réseaux informels et des communautés. Ensuite, l’État doit continuer à s’adresser aux citoyens en tant qu’ils ont une part de responsabilité et en tant qu’individus autonomes qui ont besoin de soutien. D’où l’importance des relations horizontales entre les citoyens et les acteurs sociaux ou politiques censés les soutenir. Enfin, il doit promouvoir la création d’organisations consacrées à la résolution des problèmes opérant selon des critères expérimentalistes. L’État comme agent de résolution des problèmes est conforme aux exigences normatives de la démocratie seulement s’il parvient à intégrer ces trois éléments : il doit promouvoir le développement des capacités en protégeant les schémas d’interaction démocratiques dans le cadre des institutions expérimentalistes. En effet, les idéaux démocratiques ne peuvent être réalisés qu’à condition que les risques et les coûts des conséquences indirectes soient partagés indépendamment de l’identité de ceux qui les subissent. Si ces conditions ne sont pas respectées, un public cesse d’être une communauté politique, une société se désagrège, et la poursuite du projet démocratique se trouve grandement mis en danger.
51Il existe donc une différence majeure entre l’expérimentalisme démocratique et le projet néolibéral. Si le néolibéralisme adopte aussi le langage de l’autonomie et de la résolution des problèmes, ce langage trahit la volonté des plus aisés d’éviter de partager la responsabilité des conséquences des événements sociaux et naturels, en laissant ceux qui les subissent à leur sort. D’un point de vue démocratique, les projets politiques de l’État néolibéral et de la « Big Society » posent tous deux des objectifs irréalistes, puisqu’ils ne fournissent pas aux acteurs sociaux les moyens de les réaliser : ils célèbrent l’indépendance et l’autonomie des individus sans leur fournir les ressources nécessaires pour devenir autonomes, et ils louent la capacité de la société à résoudre des problèmes sans lui pourvoir les ressources nécessaires. Comme les critiques du projet de la « Big Society » l’ont fait remarquer, l’apologie de la communauté, lorsqu’elle ne s’accompagne pas des moyens appropriés, se transforme immédiatement en un mécanisme d’exploitation de ses membres les plus faibles, en laissant par exemple la charge des services sociaux aux femmes. Ce faisant, la « Big Society », au lieu d’encourager des relations plus épanouies au sein des petites communautés, réinstaure de vieilles asymétries et crée de nouvelles formes d’inégalité. Les défenseurs de ces deux projets ne parviennent pas à voir – ou refusent de voir – que les conséquences de la modernisation ont un impact différentiel sur les différentes couches de la société, et que ce fait ne peut pas être expliqué simplement en termes d’« égalité des chances » (luck equality) (Anderson, 1999). En bref, ils refusent de reconnaître que la coopération sociale ne peut réussir que lorsque les bénéfices et les désavantages produits par la vie sociale sont partagés en commun.
52Dans le modèle néolibéral, l’État cesse ainsi d’être l’agent qui permet au public de s’organiser lui-même. L’élément expressif de la démocratie sociale est perdu et les opportunités de résolution politique des problèmes échouent. Ceux qui sont concernés par un problème sont dépossédés de leur implication concrète dans la recherche de sa solution, et l’État est transformé en un instrument de domination, engendrant par retour le rejet diffus et profond de la démocratie représentative auquel nous assistons.
53Le potentiel émancipateur de l’expérimentalisme démocratique qui est contenu dans l’idée d’un État agent de résolution de problèmes s’illustre probablement le mieux par l’idée de réforme radicale à travers laquelle les pragmatistes ont essayé de combiner la dimension pragmatique de la résolution des problèmes avec l’idéal utopique de l’émancipation universelle, donnant lieu à une forme de pragmatisme utopique dont le contenu est encore en cours d’élaboration.
Des cercles d’apprentissage au pragmatisme utopique
54On a tendance à croire que pragmatisme et pensée utopique soit étrangers l’un à l’autre. En effet, si la pensée utopique désigne des « représentations ou des réflexions sur des conditions sociales et politiques suscitant d’immenses désirs et espoirs, qui n’incluent aucune référence aux moyens, aux coûts ou à la faisabilité de leur réalisation à partir de notre situation actuelle » (McKean, 2016, 1), alors cela est sans doute le cas. Cependant, au moins depuis la Théorie de la justice de John Rawls, mais en réalité déjà chez Karl Marx, une tradition alternative a tenté de réconcilier utopisme et réalisme d’une manière qui n’est pas sans rappeler les orientations transformatrices propres à l’expérimentalisme démocratique. Selon cette conception, qui a pris le nom de « utopie réaliste », la pensée utopique désigne la capacité à imaginer des futurs alternatifs meilleurs tout en les mettant en lien avec les processus de transformations sociales qui seuls permettraient de les atteindre. Dans cette section, je propose de lire l’expérimentalisme démocratique comme une forme d’utopie réaliste : si on s’efforce d’imaginer de meilleurs futurs, c’est pour pouvoir les réaliser ensuite, ou du moins pour transformer notre présent et notre futur proche dans la direction indiquée par l’utopie.
55Cette conception de l’« utopie pragmatique » est bien évidemment différente des conceptions plus classiques de l’utopie, qui font de celle-ci un outil de critique ou une forme de compensation symbolique des souffrances présentes. L’utopie concrète (c’est le mot d’ordre d’Ernst Bloch) n’est pas un oxymore et révèle une volonté de rendre la pensée utopique productive dans la vie réelle, de renforcer le potentiel transformateur de la pensée utopique en éduquant nos espoirs. En effet, les espoirs peuvent être « éduqués » ou encore « concrets » tout en restant très exigeants à l’égard des transformations sociales nécessaires pour construire un monde meilleur. Pour être véritablement réalistes ou concrets, ces espoirs doivent néanmoins se plier à une seconde exigence, qui est celle de pouvoir imaginer le chemin ou le processus historique qui permettra de réaliser l’émancipation visée par l’utopie, passant ainsi d’une « utopie expressive à une utopie transformatrice, […] du vœu pieux [wishful thinking] à l’action délibérée [will-full action] » (Levitas, 2008, 44).
56Le pragmatisme a formule ce désir d’un monde meilleur en termes d’« espoir » (hope). L’attention aux « habitudes de l’espoir » (Shade, 2001) pour promouvoir le changement social est une thématique constante depuis Josiah Royce et James. Plus récemment, Richard Rorty, Richard Bernstein et Cornel West ont insisté sur l’importance politique de l’espoir (Rorty, 1999 ; Bernstein, 2008 ; West, 2005), en intégrant pleinement cette notion dans leur vocabulaire politique pragmatiste. Le discours de Rorty sur l’espoir s’inscrit dans une démarche anti-intellectualiste plus générale qui, selon ses propres mots, privilégie la solidarité par rapport à la justice et la politique par rapport à la philosophie, mais dont le contenu théorique concret est resté excessivement vague. Si nous pouvons convenir avec Rorty que « la confiance, la coopération sociale et l’espoir social sont là où commence et finit l’humanité » (Rorty, 1999, xii-xiv), sa philosophie politique ne dit pas grand-chose sur les implications pratiques de cet énoncé. La pensée utopique reste ici idéaliste et inspirante, une entreprise motivationnelle plutôt qu’intellectuelle. Bernstein a également souligné les implications démocratiques de l’espoir et défini la pensée utopique comme un mouvement de retour constant au noyau normatif originaire de la démocratie, c’est-à-dire comme un ingrédient essentiel du projet démocratique lui-même.
57Loin d’être purement spéculative, l’utopie est considérée par les pragmatistes comme une méthode de pensée en même temps que comme une pratique située d’enquête sur le monde social. Bernstein se réfère à Leszek Kolakowski pour qui « l’utopie, c’est aspirer à des changements qui, d’un point de vue “réaliste”, ne peuvent être produits par une action immédiate, et qui demeurent donc au-delà de notre futur proche et défient nos plans d’action. Et pourtant, l’utopie est un outil d’intervention sur la réalité et de planification de l’activité sociale » (Bernstein, 2008, 38). Bernstein s’inquiète du rôle négatif que l’utopie joue parfois lorsqu’elle est utilisée pour représenter un état final paradisiaque au nom duquel il est possible de justifier toutes les violences et les souffrances présentes. En même temps, il est conscient que « [s]ans l’impulsion utopique, sans l’imagination qui conçoit un monde idéal et sans le courage et le dévouement pour essayer de le réaliser, nous prenons toujours le risque d’accepter des injustices flagrantes » (Bernstein, 2008, 39). D’où la nécessité, selon Bernstein, d’associer la pensée utopique avec un « scepticisme robuste concernant ce qu’il est possible de réaliser » (ibid., 39). C’est probablement pour cette raison que Bernstein évite le terme ambigu « utopie », préférant parler d’« espoir démocratique », qui désigne selon lui une pensée ambitieuse à la hauteur d’un peuple qui choisit la démocratie comme norme de vie. La pensée utopique pragmatiste consiste dès lors à mettre en avant les conditions pragmatiques nécessaires à la réalisation de cet idéal normatif qu’est la démocratie, lesquelles se résument essentiellement au développement d’un éthos démocratique. La pensée utopique possède donc inévitablement un contenu herméneutique : c’est une manière de « préserver la mémoire culturelle de ce que nous avons fait de mieux » (ibid., 48), pour nous aider à traverser des temps obscurs sans perdre l’espoir d’un monde meilleur. La pensée utopique revient alors à garder en vie le noyau normatif du projet démocratique, à justifier sa validité, à prouver ses réussites passées et présentes et à identifier ses possibilités de progrès. Pour Bernstein comme pour Rorty et West, la pensée utopique est essentiellement une affaire d’exhortation morale et de préservation de nos idéaux. Chez ces auteurs, la question de savoir quels sont les buts et les moyens concrets pour les atteindre reste vague, probablement parce qu’ils estiment que c’est la société dans son ensemble qui doit y répondre plutôt qu’une avant-garde intellectuelle spécialisée. La question reste cependant ouverte de savoir si le cadre normatif du pragmatisme politique permet de donner des indications plus précises, à la manière des utopies réalistes.
58On trouve une proposition fort intéressante dans les travaux du politiste brésilien Roberto Mangabeira Unger, qui a poussé très loin l’idée d’un utopisme pragmatiste qui, dans ses traits essentiels, s’inscrit entièrement dans la conception de l’expérimentalisme démocratique telle que je viens de la reconstruire. Unger conçoit en effet l’utopisme pragmatiste comme une théorie et une pratique d’innovation institutionnelle. À travers l’expérimentalisme démocratique, la pensée utopique est alors transformée en une pensée très radicale de la réforme institutionnelle. En accord avec les principes de l’expérimentalisme démocratique, Unger s’interroge sur les conditions qui permettent de réaliser une société capable d’apprendre de sa propre expérience et d’innover dans sa manière de résoudre les problèmes communs. Les institutions y jouent un rôle décisif, qui consiste à créer les espaces et les ressources nécessaires pour permettre une innovation sociale performante et réceptive aux perceptions distribuées dans la société. Les institutions et les innovations sociales ont ainsi une valeur émancipatrice décisive, dans la mesure où « le progrès pratique et la libération de l’individu dépendent tous deux de l’accélération de l’apprentissage collectif grâce à l’expérimentalisme pratique » (Unger, 1996, 7). En conséquence, la pensée utopique perd sa dimension d’exhortation morale pour devenir une réflexion ambitieuse sur l’avenir possible des arrangements institutionnels – d’où l’interprétation de l’expérimentalisme démocratique comme une forme de pensée utopique (Unger, 2000 ; 2007).
59Les arguments de Unger portent sur la structure institutionnelle de la société et le processus de changement de ces structures économiques, sociales et politiques, rendu possible grâce à l’expérimentation et à l’apprentissage collectif. Son utopisme tourne donc autour de l’idée d’« innovation institutionnelle ». La démarche générale du pragmatisme utopique de Unger consiste à mettre en place des expériences de pensée axées sur l’innovation institutionnelle. Ce faisant, Unger retrouve le penchant institutionnel du pragmatisme politique.
60Unger inscrit explicitement son expérimentalisme démocratique dans le cadre d’une théorie de la démocratie qui combine les différents courants du pragmatisme politique examinés jusqu’ici. Selon lui, « [l]e principal espoir du démocrate, selon l’expérimentalisme démocratique, est de trouver la zone où coïncident les conditions du progrès pratique et les exigences de l’émancipation individuelle » (Unger, 2000, 5). Tel qu’il le conçoit, le problème central de la démocratie (conçue comme le principe d’organisation d’une unité sociale) consiste précisément à réconcilier la liberté et la prospérité, c’est-à-dire à faire en sorte que la démocratie soit à la fois efficace et légitime. C’est précisément à partir d’une conception réaliste et pragmatique de la tâche de la politique que Unger pense la nécessité d’une pensée utopique, en admettant que cette tâche est souvent insoluble, lorsqu’il n’existe pas de solutions aux problèmes sociaux capables de réconcilier les besoins et les aspirations des individus. Pour le libéralisme et le socialisme classiques, la solution à ce problème résidait dans la réforme : la réconciliation par la réforme était une sorte de dogme. D’autres traditions en théorie sociale prétendent aujourd’hui que ces deux exigences sont tout simplement incompatibles. Ces théoriciens réduisent ainsi la démocratie à un discours moral ou politique, sans lien direct avec les avancées et les contraintes économiques ou technologiques. Au contraire, « l’expérimentaliste démocratique affirme que les conditions du progrès pratique et de l’émancipation individuelle se recoupent parfois. Il existe un sous-ensemble de conditions institutionnelles du progrès pratique qui peut aussi contribuer à l’émancipation individuelle, et un sous-ensemble de conditions institutionnelles de l’émancipation individuelle qui peut encourager le progrès pratique. L’expérimentaliste démocratique veut trouver cette zone de chevauchement et avancer en son sein » (Unger, 2000, 6). L’intuition au cœur de cette hypothèse est que l’expérimentalisme démocratique et l’émancipation individuelle reposent tous deux sur le développement de l’apprentissage collectif.
61La deuxième hypothèse au cœur du projet de Unger est, elle aussi, en parfait accord avec le pragmatisme politique, et concerne le statut épistémique et politique des citoyens. L’« espoir démocratique » de Dewey devient chez Unger une foi dans la capacité d’auto-interprétation des agents : « [l]es gens peuvent se tromper sur ce dont ils ont besoin, mais si les présupposés de l’expérimentalisme démocratique sont vrais, ils ne peuvent pas être incorrigibles. Les avancées de la démocratie – que ce soit du point de vue des innovations institutionnelles ou du progrès pratique et de la libération individuelle – doivent contribuer à satisfaire les intérêts des individus et à réaliser leurs idéaux de la façon dont eux-mêmes conçoivent leurs idéaux et leurs intérêts » (ibid., 10-11). Autrement dit, le fait qu’ils puissent se tromper quelquefois ne signifie pas qu’ils se trompent chaque fois, comme plusieurs défenseurs de l’épistocratie l’ont affirmé13. Cela implique que l’interprétation des intérêts des individus et des groupes en matière d’émancipation ne doit jamais être laissée à une élite intellectuelle et politique – un point sur lequel les théories avant-gardistes de gauche et les théories élitistes de droite se rejoignent, mais qu’elle doit être formulée par les publics eux-mêmes, ce qui suppose en retour une diffusion capillaire des pratiques démocratiques de résolution des problèmes.
62Unger combine ensuite ces présupposés avec un engagement méthodologique en faveur de ce que Mary Parker Follet appelait la « méthode intégrative ». Comme Dewey et Follett, Unger pense que les préférences et les intérêts ne sont pas de l’ordre d’un donné qui préexisterait aux interactions sociales, mais qu’ils sont modifiés et transformés au cours des processus sociaux, et que, de ce fait, les procédures institutionnelles de transformation sociale sont une composante essentielle du mode de vie démocratique. En effet, l’innovation sociale se fonde sur l’idée que les processus d’expérimentation contrôlée sont les plus à même de transformer les efforts sociaux en apprentissage social et de favoriser ainsi l’ajustement réciproque des intérêts et des désirs. En d’autres termes, « la création d’une certaine alliance entre des groupes sociaux ne peut se développer et perdurer que s’il y a un contexte institutionnel, ou une trajectoire de réforme institutionnelle, qui rend possible la convergence des intérêts et des idéaux des groupes participants » (Unger, 2000, 13). Unger redéfinit donc l’utopie en termes de réforme radicale. La référence au radicalisme met en avant la forte ambition émancipatrice de l’expérimentalisme démocratique, tandis que la référence à la réforme nous rappelle que les espoirs de changement social doivent s’inscrire dans un processus expérimental qui prend son point de départ dans la réalité telle qu’elle est et dont les étapes sont, au moins en partie, clairement définies et contrôlées. Autrement dit, « [l]es débats et les expérimentations au niveau institutionnel ne constituent pas un exercice séparé et secondaire ; ils représentent le moyen le plus important que nous ayons pour définir et redéfinir le contenu de nos idéaux et de nos intérêts » (ibid., 18). Pour Unger, l’expérimentation ne consiste pas à mettre en place des institutions spécialisées consacrées à l’expérimentation sociale, mais à faire en sorte que chaque institution sociale soit plus ouverte à l’expérimentation. Elle vise aussi à rendre la société tout entière plus expérimentale et capable d’apprentissage évolutif.
63Comme l’explique Unger, « [l]a réforme est radicale lorsqu’elle concerne et transforme l’organisation fondamentale d’une société : la structure formatrice de ses institutions et de ses croyances. Il s’agit d’une réforme car elle s’occupe d’une partie de cette structure à la fois » (ibid., 19). Elle est néanmoins radicale, car selon Unger, la réalisation de la démocratie n’exige rien de moins que de repenser en profondeur tout l’ordre social, politique et économique fondé sur la triple architecture institutionnelle de la démocratie représentative, de l’économie de marché et de la société civile. Bien que ces derniers représentent des réussites importantes dont les résultats ne sont en aucun cas négligeables, leur capacité actuelle à résoudre les problèmes sociétaux s’avère insuffisante. Unger insiste cependant sur le fait que ce projet de réforme proche de l’utopie (et certainement radical) ne peut se réaliser qu’à travers un processus d’innovation institutionnelle, dont le stade final est l’établissement de nouvelles institutions sociales, économiques et politiques définies en accord avec les principes de base de l’expérimentalisme démocratique.
64Unger pense à deux innovations institutionnelles majeures capables d’ébranler les fondements de l’édifice de la démocratie libérale moderne : la réforme du régime de la propriété et la réforme des formes de participation démocratique à tous les niveaux de la vie sociale. L’une des principales tâches du pragmatisme politique consisterait donc à développer « le répertoire institutionnel d’un expérimentalisme à la fois démocratique et productif » (Unger, 2000, 98). Tout d’abord, une transformation du régime de la propriété est nécessaire, puisqu’il conjugue différentes stratégies qui finissent par privilégier les élites au lieu de promouvoir l’innovation. Unger suggère les innovations institutionnelles suivantes : « Le développement d’une coordination stratégique décentralisée entre les gouvernements et les entreprises, la création d’entités entre les gouvernements et les entreprises qui seront les agents de cette association, la désagrégation des droits de propriété [bundled property rights], la juxtaposition au sein de la même économie entre différents régimes de propriété et de contrat, et le développement du pouvoir des individus par le biais de comptes d’héritage social [social-endowments accounts] accessibles à tous, tout cela fait partie de l’extension nécessaire des formes institutionnelles de l’économie de marché » (ibid., 87). L’idée de comptes d’héritage social exprime plus que toute autre la radicalité de la proposition de Unger. Comme il l’explique plus loin, « les personnes devraient hériter de la société plutôt que de leurs parents : ils devraient avoir un compte d’héritage social. L’héritage reçu suite à une mort ou à un don devrait être limité au patrimoine requis par un critère conventionnellement établi d’indépendance modeste. Le compte d’héritage social devrait inclure une partie fixe et une partie variable. La partie variable augmenterait selon un principe de compensation pour un besoin spécial, un désavantage physique, social ou cognitif, et selon un autre principe fondé sur un critère de récompense pour une capacité spéciale, à travers la compétition entre les individus pour la majoration de leur compte » (ibid., 267). Unger insiste également sur le besoin d’aller au-delà de ce qu’il appelle le régime de la « démocratie modérée », qui accorde trop peu d’opportunités d’autogouvernement aux citoyens. Il y en a assez pour éviter la guerre sociale, mais trop peu pour remettre en cause le dualisme qui existe entre une « avant-garde » privilégiée et une « arrière-garde » défavorisée. C’est pourquoi nous avons besoin d’innovations radicales au sein des institutions et des pratiques politiques, qui doivent « favoriser l’expression permanente de l’énergie politique populaire, des constitutions qui permettent de sortir des impasses tout en décentralisant le pouvoir, et des régulations qui favorisent l’organisation générale et indépendante de la société civile » (Unger, 2000, 88).
65En accord avec la tradition du pragmatisme politique, Unger a conscience que l’innovation politique ne peut être le fait d’une élite éclairée. Ce n’est pas d’une nouvelle constitution offerte par une avant-garde intellectuelle que nous avons besoin, mais d’une société organisée capable de s’engager activement. Le problème de l’innovation sociale consiste alors à trouver les processus et les procédures appropriés capables de la produire. Ainsi, contrairement aux théories classiques de la démocratie délibérative et participative, l’analyse de Unger n’insiste pas sur la dimension justificative de ces procédures mais met plutôt en avant leur fonction créative : si nous avons besoin de processus décentralisés de participation et de délibération politiques, c’est parce que ce n’est qu’à travers une utilisation distribuée et coordonnée de l’intelligence sociale que des nouvelles solutions, aujourd’hui impensables, pourront être envisagées dans le futur. « La densité de l’association dans la société civile n’est pas simplement le prérequis d’une politique sociale compensatoire efficace. C’est l’un des objectifs centraux et une condition de base de l’expérimentalisme démocratique. Seule une société densément organisée en dehors du gouvernement peut envisager des futurs alternatifs et agir en conséquence » (ibid., 185).
66La responsabilité mais aussi la capacité d’imaginer des futurs alternatifs n’appartient qu’à la société dans son ensemble ou, comme le dit Unger, à la société organisée. Ainsi, la société civile dont nous avons besoin pour promouvoir des processus d’innovation sociale n’est pas simplement un système communicationnel comme la société civile habermassienne, ni le système de surveillance populaire du pouvoir théorisé par les républicains. C’est une société civile qui encourage et incarne la pratique d’une enquête décentralisée, qui endosse un rôle actif dans la reconstruction des institutions existantes et dans la conception de nouveaux futurs, et qui ne le fait pas seulement à travers des débats, mais aussi grâce à des moyens innovants permettant de faire émerger et s’associer des intérêts divers. Selon les termes définis précédemment, c’est une société dans laquelle la participation prend la forme plurielle de l’engagement (voir chap. 3).
67Étant donné le caractère premier de l’innovation sociale dans le processus de réalisation d’une société meilleure, le « fétichisme institutionnel » et le « fétichisme structurel » constituent deux obstacles importants à l’imagination de nouveaux futurs. Ils décrivent tous deux des attitudes profondément ancrées dans la théorie sociale et politique, qui consistent à comprendre de manière rigide les arrangements institutionnels comme un ensemble fixe et non modifiable de caractéristiques données. Le fétichisme institutionnel est à l’œuvre à chaque fois qu’un arrangement institutionnel tel que la démocratie représentative, l’économie de marché ou la société civile est identifié avec une formule donnée. Cette attitude entrave l’imagination institutionnelle et empêche l’invention de nouvelles solutions. Le fétichisme institutionnel peut dégénérer en un fétichisme de la structure, qui « trouve son expression et sa ligne de défense dans l’idée, sanctifiée dans l’histoire de la pensée sociale, qui oppose des interludes d’effervescence, de charisme, de mobilisation et d’énergie au règne ordinaire de la routine institutionnalisée, lorsque, à moitié endormis, nous continuons à exécuter le script écrit pendant ces intervalles créatifs. Une version extrême du fétichisme de la structure est la via negativa politique qui célèbre la rébellion contre la vie institutionnelle routinière et la considère comme une condition indispensable de la liberté authentique, tout en s’attendant à ce que les institutions tomberont toujours, à la manière de Midas, par la main de l’esprit insurgé » (Unger, 2000, 26). On trouve, dans cette description, une critique cinglante des conceptions fugitives de la démocratie dont nous avons souligné les limites dès le chapitre 1. Le fétichisme de la structure entre en jeu à chaque fois que les outils de la critique sont utilisés pour démolir une institution existante sans avoir en vue une innovation sociale concrète, comme si la liberté politique ne pouvait exister que dans l’expérience d’une « rébellion condamnée mais rédemptrice contre les structures institutionnelles » (ibid., 110). Au contraire, comme il l’explique, « [n]ous n’avons pas à choisir entre une politique institutionnalisée qui tourne au ralenti et une politique extra ou anti-institutionnelle pleine de vigueur qui fonctionne au leadership personnel et à la foule énergisée. La pensée politique de l’expérimentalisme démocratique commence par le rejet de ce choix » (ibid., 26).
68Dans son programme réformiste radical, Unger identifie et distingue trois voies alternatives classées par niveau de radicalité, qui représentent les différents degrés de l’utopisme pragmatique. La première voie – celle de la démocratie élargie – désigne une version radicalisée des démocraties sociales qui existent actuellement, avec un système d’imposition réformé, associé à une restructuration des droits de propriété, visant à offrir aux individus une plus grande liberté et à améliorer leur capacité à formuler et à réaliser leurs objectifs. Ce modèle est basé sur l’idée fondamentale d’« héritage social » comme alternative à l’héritage familial bourgeois classique. Ce programme comprend également le développement de nouvelles formes d’organisation basées sur des stratégies qui combinent compétition et coopération, cette dernière visant à augmenter et à améliorer la distribution des fruits des économies capitalistes développées. Au centre de ce modèle de « compétition coopérative », nous retrouvons le noyau dur de l’expérimentalisme démocratique, c’est-à-dire l’idée que l’apprentissage coopératif est l’outil le plus adéquat pour favoriser l’innovation sociale et donc l’émancipation sociale. Mais l’idée générale est que les voies traditionnelles de la politique comme la négociation et la mobilisation collectives doivent être dépassées et laisser une plus grande place aux stratégies d’expérimentation individuelles. C’est probablement ce à quoi nous assistons depuis deux décennies, raison pour laquelle certains observateurs perspicaces ont pu parler de l’avènement d’une nouvelle et troisième phase de la modernité (Bluhdorn, 2013).
69La deuxième stratégie, dite de la polyarchie radicale, prend un chemin complètement différent : « L’idée générale de la polyarchie radicale est de transformer la société en une confédération de communautés. Ces communautés ne devraient pas se former principalement sur la base de critères ascriptifs comme la race ou religion d’origine. Au lieu de cela, elles doivent reposer sur la force des expériences et des engagements partagés » (Unger, 1996, 147). Au cœur de ce projet de réforme radicale se trouve l’idée antilibérale selon laquelle « les actions les plus importantes dans une société prennent place dans le contexte de la vie de groupe plutôt dans les biographies des individus ou dans l’histoire des sociétés. La diversité créatrice est typiquement celle qui existe entre les différentes formes de vie de groupe ; et la véritable individualité ne peut se développer qu’au sein de communautés fortement marquées mais ouvertes » (Unger, 1996, 147). La réalisation d’une polyarchie radicale suppose de mettre en place des stratégies de décentralisation institutionnelle et politique afin de transférer le pouvoir au niveau le plus bas possible, à condition qu’« à chaque étape de la décentralisation du pouvoir corresponde un stade d’organisation de la société civile toujours plus avancé » (ibid., 150). Le moment institutionnel est donc toujours nécessaire puisque Unger, loin de croire en la créativité infinie de l’auto-organisation spontanée, pense que l’État a encore un rôle important à jouer, et que le droit public est un outil indispensable pour mettre en place l’espace institutionnel dans lequel de nouveaux publics formés sur la base de l’intérêt comme les parents, les médecins, les patients, les travailleurs, etc. peuvent se retrouver et commencer à jouer un rôle actif au sein de la société. Ici aussi, Unger insiste sur la nécessité de dépasser le droit de propriété traditionnel afin de favoriser la cohésion des intérêts de groupe, selon le modèle illustré par les expériences des sociétés coopératives et participatives. Bien qu’il emploie – de manière regrettable – le langage du communautarisme, ce que Unger a à l’esprit, ce sont clairement des publics deweyens : « [l]a véritable allégeance, selon cette conception, est quelque chose que nous prêtons à des personnes incarnées, et non à des tribus ou à des organisations. Chaque communauté, au lieu de fusionner les identités individuelles, représente simplement une zone où l’engagement réciproque est plus élevé dans quelque sphère pratique de la vie sociale. L’idéal régulateur n’est pas la relation de l’enfant aux parents biologiques qu’il n’a pas choisis, un destin aveugle qui a la possibilité d’être humanisé, mais la relation d’un homme ou d’une femme, dans le mariage, à l’époux ou l’épouse qu’il ou elle a choisie » (ibid., 154).
70Le principe d’organisation de base n’est pas celui de l’organisation fordiste classique ou des associations de la société civile du xixe siècle, mais celui de la production postfordiste flexible ou encore celui de l’apprentissage coopératif axé sur l’amélioration des compétences. Nous y retrouvons une fois de plus l’idée de l’expérimentalisme démocratique en tant que principe d’organisation basée sur la coordination centrale d’unités locales autonomes : « [c]ette famille de formes de coordination aplatit la hiérarchie, évite les contrats au contenu entièrement précisé [fully articulate contract], et mêle la coopération et la compétition. En minimisant le contraste entre la supervision et l’exécution et en faisant en sorte que les plans soient continuellement corrigés en fonction des conséquences de leur exécution, ce type de coordination encourage également la révision continue des conceptions de l’intérêt et de l’identité. Il s’agit de rapprocher les organisations sociales des procédures de la raison pratique, comprise comme une interaction accélérée entre idée et expérimentation, entre la définition de la tâche et la réalisation de la tâche, entre la désagrégation et la recombinaison, entre les hypothèses et les surprises » (ibid., 162). Au centre de ce modèle se trouve l’idée, bien connue des économistes qui se sont intéressés à la tradition des communs, que l’interaction coopérative ne doit pas être conçue comme le résultat spontané de la bienveillance ou de la bonne éducation des citoyens, mais comme le corrélat d’institutions favorisant la coopération14.
71La troisième stratégie de radicalisation de la démocratie est celle de la démocratie mobilisationnelle. Elle ne fait ni des individus ni des collectivités les acteurs privilégiés de la démocratie. « [B]ien plutôt, le théâtre préféré est celui de la société tout entière ; elle veut enflammer la politique, à la fois la macro-politique du changement institutionnel et la micro-politique des relations personnelles, et défaire toutes les mainmises des factions sur les principales ressources sociétales que sont le pouvoir politique, le capital économique et l’autorité culturelle. Elle refuse d’abandonner ou de réduire l’espace de cette politique qui se fait à l’échelle de l’ensemble de la société » (ibid., 163). Ici, les principes de l’expérimentalisme démocratique, et en particulier celui de la révision continue des designs institutionnels en fonction des conséquences sociales, sont généralisés à la totalité des relations sociales. La stabilité sociale est conçue comme une succession d’équilibres temporaires et instables qui sont constamment remis en cause du fait de la forte propension à l’expérimentation des individus et des unités sociales. Les habitudes, les routines et les formes d’organisation expérimentales reçoivent une intensification maximale à tous les niveaux de la vie sociale : les formes institutionnelles de l’État et du marché, la société civile et la vie privée. La démocratie mobilisationnelle engendre une étonnante accélération des interactions sociales à la fois au niveau des institutions politiques et de la vie organisationnelle du marché et de la société civile. L’idée de Unger est que la menace antidémocratique traditionnellement associée aux régimes politiques plus décisionnistes peut être contenue grâce à une plus grande mobilisation populaire, sans toutefois que celle-ci prenne la forme d’une surveillance républicaine. En effet, Unger préfère une sorte de participation institutionnalisée qui repose par exemple sur « des règles de vote obligatoire, des régimes électoraux favorables aux partis forts, le financement public des campagnes, et un libre accès aux moyens de communication de masse » (Unger, 1996, 163). Pour le marché, les conditions institutionnelles favorables à un niveau d’expérimentalisme élevé sont les suivantes : un système juridique qui favorise les régimes de propriété hybrides, un système de protection sociale qui réduit le coût des échecs expérimentaux, un système de normes qui promeut de nouvelles formes de coopération dans les entreprises.
72Deux conclusions générales découlent de la théorie de l’expérimentalisme démocratique de Unger. La première est que « la tâche majeure lorsqu’il s’agit de concevoir les cadres institutionnels propices au progrès pratique est d’imaginer et de mettre en place les cadres pour une coopération à grande et à petite échelle qui seront le moins susceptibles d’empêcher une innovation permanente » (ibid., 184). La seconde est que le véritable moteur de l’émancipation humaine est la quête de liberté et d’affirmation de soi plutôt que la recherche de protection contre l’oppression gouvernementale. La réinvention des formes institutionnelles vise à accomplir ces deux objectifs. D’un côté, les cadres institutionnels sont nécessaires pour promouvoir de nouvelles formes de coopération. De l’autre côté, les cadres institutionnels servent à protéger l’individu tout en lui apportant les ressources nécessaires à la poursuite de ses objectifs de vie.
Conclusion. Expérimenter dans la vie sociale
73L’expérimentalisme démocratique célèbre la fonction démocratique et donc émancipatrice de l’expérimentation dans la société. Il met en avant le rôle des institutions ainsi que des innovations et des réformes institutionnelles dans la promotion du changement et de l’émancipation sociale. Cette approche voit dans les institutions et les organisations les premiers agents de l’innovation sociale, du fait de leur capacité à favoriser des processus de prise de décision collective plus inclusifs, ouverts, faillibles et créatifs. Toutefois, il existe aussi des formes d’expérimentation sociale qui prennent place en dehors de ces contextes institutionnels et organisationnels complexes, sous la forme de phénomènes sociaux plus spontanés, comme les mouvements sociaux. On retrouve aussi bien dans ces exemples des processus d’expérimentation sociale à fort potentiel émancipateur. Le potentiel d’apprentissage de ces mouvements sociaux a été souligné à plusieurs reprises, à la fois en termes de réussites concrètes et, plus rarement, en termes de leur capacité à concevoir de nouvelles pratiques épistémiques (Frega, 2013c).
74Dans ce chapitre, nous avons évoqué un certain nombre de configurations institutionnelles permettant aux institutions de douter et d’apprendre. Le contexte général de ce livre nous rappelle qu’une société expérimentaliste démocratique repose aussi sur la créativité et le potentiel d’innovation de phénomènes sociaux moins formels où prennent place des formes diverses mais non moins importantes d’expérimentation sociale, et où de nouveaux langages, de nouveaux cadres interprétatifs, de nouvelles visions du futur sont constamment en train de naître. Il suffit de penser à la contribution apportée à la culture de la participation démocratique par les mouvements sociaux au cours du xxe siècle, ou à la manière dont les nouveaux mouvements sociaux comme Occupy Wall Street ou les Indignados continuent de remettre en cause les institutions politiques qui ont solidifié des formes de représentation qui protègent les intérêts privés au lieu de promouvoir l’égalité sociale et l’inclusion. Mais nous devons également considérer la culture de la production entre pairs qui est en train de se développer rapidement grâce aux opportunités de coopération et de partage rendues possibles par Internet (Benkler, 2006). De nouveaux schémas de coopération sociale, de nouveaux modèles de partage, de nouvelles cultures de soin et d’aide mutuelle sont en train d’être expérimentés, qui pourront engendrer de nouveaux modèles de société dans un futur proche.
75Nous discuterons de certains de ces phénomènes sociaux dans les deux prochains chapitres, où je développerai les implications de la théorie pragmatiste de la politique centrée sur les groupes pour le monde contemporain.
Notes de bas de page
1 Pour une conception similaire de la fonction démocratique des institutions politiques, voir Elkin, 2006.
2 Voir Frega, 2006 ; McVea, 2006 ; Caspary, 2000 ; Fesmire, 2003.
3 Pour une approche aux mouvements sociaux du point de vue de la conception pragmatiste de la résolution des problèmes sociaux et politiques, voir Serrano Zamora, 2016 ; 2017).
4 Les institutions et les organisations ont en commun le fait de présider l’organisation de l’action sociale, et c’est en ce sens que le terme « institution » sera utilisé dans ce qui suit, en référence à la fois aux institutions et aux organisations. Sur ce point, voir North, 1990 ; Ansell, 2011.
5 L’influence de l’institutionnalisme en économie, en sociologie, en théorie politique et en théorie des organisations a fait l’objet de nombreuses études. Pour une vue d’ensemble, voir Ansell, 2011, chap. 2.
6 Sur l’épistémologie pragmatiste de l’enquête, voir Frega, 2012 ; 2011. Pour une analyse pragmatiste des relations entre science et démocratie, voir Kitcher, 2011b.
7 Toutefois, en continuité avec la réception allemande de Peirce, Lamla parle plutôt de Kommunikationsgemeinschaft (communauté de communication) (Lamla, 2013a, 348).
8 C’est un topos classique des théories réalistes de la démocratie. Parmi les récentes publications ayant reformulé ce point, voir Somin, 2016 ; Cain, 2014 ; Achen et Bartels, 2016.
9 Voir Dorf et Sabel, 1998. Ansell, 2011, défend une perspective similaire en soulignant la tension constante et récurrente entre la centralisation et la décentralisation dans la théorie contemporaine des organisations. Knight et Johnson, 2011, insistent également sur les bienfaits de la décentralisation coordonnée, qu’ils considèrent comme le principal avantage de la démocratie conçue comme un système de coordination de l’action collective. Plus récemment, certains chercheurs en études des sciences et technologies ont eux aussi étudié les institutions politiques comme des organisations expérimentales, d’une manière hautement compatible avec les présupposés pragmatistes présentés dans ce chapitre. Voir Law et Williams, 2014.
10 Comme je l’ai fait remarquer plus tôt, la tension entre la généralité et le contexte est un trait caractéristique des approches institutionnalistes.
11 Pour une étude de la relation entre ces discours et l’épistémologie pragmatiste, voir Frega, 2006.
12 Voir Dow, 2003.
13 Voir notamment Somin, 2015 ; Achen-Bartels, 2016 ; Brennan 2016. Pour une critique de ces position en accord avec l’expérimentalisme démocratique, voir Frega, 2018.
14 Voir par exemple Ostrom, 2010 ; North, 1990.
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