Chapitre 6. Les schémas d’interaction sociale démocratiques
p. 247-275
Texte intégral
1Depuis l’époque de la première école de sociologie de Chicago1, de nombreux travaux ont été produits sur la question des bases sociales de la démocratie et nous sommes aujourd’hui dans une meilleure position que les premiers pragmatistes pour comprendre les composants sociologiques de ce que j’ai appelé les « schémas d’interaction sociale démocratiques ».
2Ce chapitre intègre trois différentes perspectives de théorie sociale dans le but d’éclairer les bases sociales de la vie démocratique2. Je commencerai par examiner des traditions sociologiques contemporaines que j’appelle « socio-interactionnistes » et qui ont exploré en profondeur l’idée d’association qui se trouve au cœur de la théorie pragmatiste de la démocratie. Les travaux de Harold Garfinkel et de Ervin Goffman en particulier théorisent la structure normative de l’ordinaire d’une manière qui permet de clarifier en quel sens le prédicat « démocratique » peut être appliqué non seulement aux institutions politiques formelles, mais aussi aux faits élémentaires de la vie sociale3. Même si Garfinkel et Goffman ne se sont intéressés qu’indirectement aux implications politiques de leur approche de la réalité sociale, leurs analyses de la manière dont la réalité sociale émerge à partir de schémas d’interaction ont des implications importantes pour notre compréhension de la pertinence politique de ces schémas d’interaction.
3Dans la deuxième section, j’étudierai quelques travaux récents en sociologie qui se sont plus directement concentrés sur les aspects civiques et démocratiques des schémas d’interaction sociale. En s’appuyant sur les travaux des interactionnistes sociaux, ces sociologues ont exploré en détail la manière dont ces schémas d’interaction sociale démocratiques fonctionnent au sein de situations concrètes. En effet, les études portant sur les formes d’engagement civique (Pharo, 1985), sur la manière dont les individus interagissent dans les relations ordinaires et dans les espaces publics (Eliasoph, 1998 ; Gayet-Viaud, 2015 ; Bidet et al., 2015), sur les publics intermédiaires (Cottereau, 1992) et sur la structure de l’expérience publique (Quéré et Terzi, 2014) confirment de manière empirique que même dans ses dimensions les moins politiquement pertinentes, jusqu’à dans ses interstices moins visibles, ce qui rend une société démocratique, ce sont les modèles d’interaction qui donnent à la vie associée démocratique sa forme caractéristique.
4Dans la troisième et dernière section, j’examine l’idée défendue par des auteurs comme Talcott Parsons, Jürgen Habermas et Mark Warren selon laquelle le mode associatif définirait le principe proprement démocratique d’intégration sociale. Selon cette conception, la diffusion de schémas d’interaction démocratiques est la caractéristique essentielle d’une forme de société démocratique, et la démocratisation peut être définie en termes d’extension du principe associatif au détriment d’autres principes d’intégration sociale. Bien que cette approche s’ancre dans une forme de fonctionnalisme sociologique qui ne correspond pas d’un point de vue théorique au modèle interactionniste présenté dans les sections 1 et 24, ces deux approches se rejoignent lorsqu’elles assignent une fonction centrale aux interactions sociales dans la constitution d’une société démocratique. Prises ensemble, elles offrent une base solide pour une théorie sociale de la démocratie.
La structure normative de l’ordinaire
5Dans la seconde moitié du xxe siècle, tout un ensemble d’approches sociologiques – parmi lesquelles on trouve l’interactionnisme symbolique, l’ethnométhodologie, l’analyse conversationnelle et les travaux de Goffman – se sont penchées sur une dimension de la réalité sociale jusque-là négligée, celle des formes ordinaires d’interaction sociale5. Certains de ces auteurs ont mené des études de grande envergure sur la texture ordinaire de la vie sociale, en défendant l’idée que les interactions sociales constituent la structure élémentaire de la vie associée, la matrice où les liens sociaux se forment et se maintiennent et où l’ordre social et la coopération se réalisent. Cette approche sociologique permet de formuler l’hypothèse que cette dimension de la vie sociale, malgré son caractère tacite et informel, est néanmoins pertinente pour notre compréhension de la normativité.
6En effet, si on admet que la normativité concerne la manière dont les êtres humains orientent leurs vies et régulent leurs interactions réciproques, et si la base de la vie sociale réside dans cet ordre d’interaction négligé (vu sans qu’on y prête attention, « seen but unnoticed », selon les mots de Harold Garfinkel), alors il semble possible d’enquêter sur les implications normatives d’une conception de la société qui affirme la priorité de « l’ordre de l’interaction » par rapport à « l’ordre de l’agrégation » gouverné par le rapport plus connu entre normes, valeurs et institutions6. Au sein de ce panorama sociologique riche et complexe, les travaux de Goffman et Garfinkel sont les plus convaincants à mes yeux, et c’est donc vers eux que je me tourne maintenant.
7L’ethnométhodologie a élaboré toute une série d’arguments particulièrement intéressants et convaincants en faveur d’une conception distribuée et englobante de la normativité. La nouveauté de la révolution ethnométhodologique consiste à avoir montré, en rupture avec les traditions sociologiques précédentes, que la réussite de la vie associée n’est pas assurée par la simple existence de valeurs, de normes, d’institutions ou d’attitudes partagées, ni par la simple opération de systèmes de coordination sociale, mais qu’elle repose sur le renouvellement constant de l’ordre social rendu possible par la participation active et passive des membres de la société aux interactions ordinaires et quotidiennes qui structurent nos relations interpersonnelles. Ce faisant, l’ethnométhodologie a remis en question la conception la plus répandue de l’ordre social comme un ordre basé sur des orientations collectives, représentée par Durkheim et son idée de mentalité collective définie comme un ensemble d’attentes normatives partagées permettant de garantir la coordination sociale. L’ordre social repose ainsi sur le renouvellement constant d’interactions visant à confirmer et à ajuster nos attentes normatives réciproques. L’une des particularités de cette approche consiste à montrer que ces interactions prennent rarement la forme d’actes explicites et discursif, tout en ayant une portée normative, dans le sens que leur effet consiste à confirmer ou à modifier nos attitudes vis-à-vis des normes et valeurs qui règle la vie associée. Le but de l’ethnométhodologie est de montrer que sans cette participation active, le monde social s’effondrerait, et aucune action collective ne pourrait jamais réussir. Les ethnométhodologues ont donc insisté sur l’impossibilité de bien comprendre la normativité en séparant et en articulant la justification des normes d’un côté et leur application de l’autre côté7. Au contraire, la normativité repose sur des actes souvent tacites, constamment renouvelés, perpétuellement faits et défaits, qui confirment, ajustent et réparent le réseau fragile de nos attentes normatives.
8Selon Garfinkel, « [u]n membre de la société rencontre et appréhende l’ordre moral sous les espèces de cours d’action perçus comme normaux – de scènes familières de la vie quotidienne, le monde de la vie ordinaire connu en commun avec les autres, et pris pour allant de soi avec eux » (Garfinkel, 2007, 97). Le caractère naturel de ces actions provient lui-même des interactions sociales : il est généré par les membres de la société lorsqu’ils orientent leurs actions et celles des autres en accord avec leurs attentes sociales. Ces actions, qui prennent la forme d’alternances dans les échanges conversationnels ou comportementaux, demeurent souvent en dessous du seuil de notre attention perceptive, constituant ce que Garfinkel décrit comme l’arrière-plan « vu sans qu’on y prête attention » de notre vie sociale. Cet arrière-plan n’est pas fait de valeurs, de normes et d’attentes stables, mais d’une certaine connaissance de la façon dont il convient d’interagir socialement : il consiste en une pluralité de manières d’agir qui maintiennent l’engagement mutuel des membres de la société dans le droit chemin de l’interaction « convenable ». Selon Garfinkel, l’ordre social doit nécessairement être déployé en détail au niveau des interactions locales, car les ordres normatifs sont structurellement et inévitablement sous-déterminés8. Ainsi, la possibilité de participer à une interaction sociale réussie repose sur notre capacité à interpréter la réaction des autres en référence à la régularité supposée d’un système partagé de « valeurs perçues comme normales » (« perceived normal values », Garfinkel, 2007, 173), nous permettant de combler le vide produit par la structure indexicale de la vie sociale. Comme Garfinkel nous le rappelle constamment, ces « valeurs perçues comme normales » ne sont pas adoptées par les membres une fois pour toutes, mais elles sont constamment produites et reproduites au cours des interactions sociales. L’efficacité performative de nos suppositions dépend donc de sa confirmation constante à travers la réaction des autres. Elle ne va pas de soi, elle est construite et entretenue à travers des échanges alternés et séquentiels au sein d’une interaction sociale. En d’autres termes, la possibilité même de l’interaction sociale repose sur « l’obligation d’agir en accord avec les attentes de la vie ordinaire en tant que moralité » (ibid., 120).
9L’ordre de l’interaction se caractérise donc par trois éléments essentiels. Tout d’abord, l’interaction sociale dépend fortement du devoir de se conformer aux attentes. Ensuite, cet ordre n’est jamais simplement donné ou trouvé, mais il est continuellement produit par l’interaction elle-même. Enfin, ces attentes ne sont que faiblement garanties en dehors de la situation sociale elle-même. En effet, l’une des thèses centrales des approches socio-interactionnistes est que l’ordre de l’interaction ne peut trouver une garantie indépendante dans une institution transcendante, soit-elle une norme, une règle, une loi ou une procédure qu’il s’agirait simplement d’appliquer : il ne repose sur rien d’autre que sur « ce que tout le monde sait ». Ensemble, ces trois éléments définissent la qualité spécifiquement normative de l’ordre de l’interaction, et donc sa fragilité structurelle.
10L’ordre normatif, étant dépendant de la volonté des membres à se conformer aux attentes, exposé aux actions inappropriées des membres, et ne bénéficiant pas d’une source normative indépendante, est sans cesse sous la menace d’un échec. Cela permet d’expliquer pourquoi la participation impose à tous les participants à une interaction le devoir de son entretien, non seulement en se conformant aux attentes qu’elle comporte, mais aussi en poussant les autres à faire de même. Ces faits empiriques montrent que même les situations les plus simples de la vie sociale, comme le fait de faire la queue ou de saluer un inconnu dans la rue, sont imprégnées de normativité. Ces faits sont d’une importance décisive lorsqu’il s’agit de comprendre la base sociale de la démocratie, puisqu’ils prouvent que la vie sociale est saturée de normativité, étant traversée par les attentes des agents concernant la manière dont il convient de traiter les autres êtres humains, y compris dans les interactions les moins importantes ou les moins politisées. De cette manière, la portée normative des trois principes de (a) la parité relationnelle, (b) l’autorité inclusive et (c) l’engagement social peut être traduite en termes d’attentes normatives guidant les interactions sociales à tous les niveaux de la vie sociale.
11Le travail de Goffman sur l’ordre normatif des interactions sociales constitue une deuxième manière d’interpréter l’idée que les êtres humains sont des créatures normatives9.Toute la sociologie de Goffman est basée sur l’idée que nous pouvons comprendre la dynamique profonde de la vie sociale (et de la normativité) en prêtant attention aux « minimes interactions oubliées dès que produites, […] ce que les observateurs sérieux de la société ne recueillent jamais, dans la fange de la vie sociale » (Goffman, 1973,138). Selon Goffman, « il se peut que le principe fondamental de l’ordre rituel soit la face et non la justice » (Goffman, 1974, 41). Ce que Goffman entend par là, c’est que la préservation des ordres normatifs est la première préoccupation normative dans une interaction humaine. L’exigence qui régule nos interactions normatives est celle de « sauver la face » de l’autre en vue d’une interaction réussie, plutôt que d’une conformité abstraite aux normes. Pour Goffman, l’ordre social repose sur la réussite constante des micro-pratiques normatives quotidiennes par lesquelles les agents prennent la responsabilité non seulement de leur « face » mais également de celle des autres agents en corrigeant, sanctionnant, critiquant et approuvant leur comportement lorsque celui-ci affecte la stabilité d’une interaction sociale.
12Dans le cadre de ma conception élargie la démocratie, ce qu’il faut retenir, c’est l’idée de Goffman selon laquelle tout ordre normatifest fondé sur des attentes normatives prenant la forme d’engagements mutuels. D’un côté, chaque agent adopte ce que Goffman appelle des « stratégies défensives » par lesquelles il se protège de situations sociales potentiellement perturbatrices. D’un autre côté, chaque agent adopte également des « stratégies protectrices » qui visent à aider les autres à se protéger eux-mêmes. Ce que Goffman appelle le « travail de la face » n’est pas une action égocentrique et défensive, mais une tâche coopérative. Dès leur émergence, les ordres sociaux présupposent et reposent sur des interactions normatives mutuelles, car tout agent s’expose lors d’un rapport social, mais dépend des autres pour sa défense. Le caractère mutuel des engagements normatifs semble découler de ce fait primaire de la vie sociale qui acquiert donc une signification particulièrement importante. Selon Goffman, « lorsqu’une personne commet une gaffe à ses propres dépens, ce n’est pas elle qui est autorisée à la pardonner : seuls les autres ont cette prérogative » (ibid., 32). Cela signifie que la vie sociale repose sur un « système de contrôles et de compensations » qui ne peut marcher qu’à condition qu’il y ait une coopération stricte, puisque chaque participant dépend des autres pour sa propre protection et est inversement responsable de celle des autres. En effet, « c’est, semble-t-il, une obligation caractéristique de bien des relations sociales que celle de garder une certaine face dans une situation donnée » (ibid., 39). Il s’agit, par exemple, de la pratique normative particulière que Goffman appelle « calmer le jobard » (Goffman, 1990), lorsqu’un acteur social ayant construit une « représentation de lui-même [qui se trouve] infirmée » (ibid., 286) a besoin d’être « calmé », c’est-à-dire qu’on l’aide à se sauver la face et à le sortir de la situation socialement intenable dans laquelle il s’est jeté (ou a été jeté).
13La vie sociale ne peut donc être maintenue que si tous les participants adoptent une attitude critique vis-à-vis du comportement de chaque agent à l’égard des attentes normatives tacitement partagées : « non content de conserver un engagement convenable, l’individu doit agir de telle sorte que les autres en fassent autant » (Goffman, 1974, 103). Ces attitudes d’engagement mutuel que Goffman appelle « travail de la face » ou « figuration » (face work) semblent donc pouvoir fournir le paradigme le plus général des attitudes humaines vis-à-vis des ordres normatifs10. Les travaux de Goffman mettent en lumière un autre aspect de la structure normative de l’ordinaire : la dimension réparatrice de la normativité. Goffman fait remarquer que si, au niveau de l’ordre macrosocial, la punition semble être la fin principale des ordres normatifs, dans le cas de l’ordre de l’interaction, la restauration d’une bonne interaction supplante le besoin de récompenser et de punir : « [p]uisque les fautes y sont petites et les châtiments encore plus, on se soucie souvent moins, et de façon admise, de parvenir à une définition exacte que de dégager la circulation » (Goffman, 1973, 112). Le travail rituel décrit permet aux participants de continuer leurs activités, si ce n’est avec la satisfaction d’avoir réglé la situation, du moins avec le droit d’agir comme si la situation était réglée et que l’équilibre rituel avait été restauré. S’il reste un mécontentement chez l’une des parties, il devra être exprimé à un autre moment. Autrement dit, après le travail rituel, l’incident peut être traité comme s’il était clos : « [l]a “reprise” est […] aussi un échange complet » (ibid., 139).
14Les ethnométhodologues, les analystes conversationnels et Goffman (ainsi que ses disciples) ont étudié en détail la manière dont un ordre normatif émerge et se préserve à partir des interactions ordinaires en face à face, prenant place dans des situations apparemment triviales, comme patienter dans une file d’attente, rencontrer quelqu’un dans un ascenseur, échanger quelques mots à l’usine, etc. (Goffman, 1983). Ils ont montré que ces pratiques sociales se fondent sur une logique d’organisation intrinsèque, puisque les membres s’engagent à faire en sorte que cette pratique soit ordonnée, indépendamment d’autres considérations extérieures.
15L’un des résultats les plus importants et sans doute les plus intéressants de cette tradition sociologique réside dans le fait d’avoir identifié et procédé à l’étude empirique d’une dimension de la démocratie sociale qui n’est pas directement imputable au fonctionnement des institutions et des normes formelles. En étudiant ce qu’ils appellent les pratiques constitutives (Garfinkel) ou l’ordre de l’interaction (Goffman), ces auteurs ont montré que le maintien de l’ordre social dépendait de deux phénomènes normatifs distincts. D’une part, nous avons l’ordre normatif bien connu et largement étudié des institutions et des normes explicites, dont la logique peut être décrite en termes de règles, d’application des normes et de conformité institutionnelle. À ce niveau, l’ordre social peut être analysé en termes d’obéissance à un ordre normatif publiquement et explicitement incarné dans des normes, des valeurs et des institutions. Il s’agit de la démocratie comprise comme système d’institutions, de règles et de valeurs politiques formelles qui est censé susciter l’approbation de tous. D’autre part, l’ethnométhodologie montre que l’interaction sociale se caractérise par une forme spécifique d’ordre normatif qui ne repose pas sur des normes et des institutions préexistantes et transcendantes auxquelles les agents doivent obéir, mais qui est au contraire profondément situationnel. Il s’agit de la démocratie comprise comme ordre de l’interaction. Bien qu’il fournisse la base sociologique concrète de la vie sociale, cet ordre reste souvent tacite et non thématisé. Toutefois, c’est dans la trame de ces relations tacites que le rapport social prend forme, qu’une discrimination ressentie peut exploser dans une réaction violente ou qu’une forme de solidarité prend naissance. En un sens important, c’est d’abord à ce niveau que les hommes font l’expérience primaire de la liberté et de l’égalité. Trois conditions constituent les caractéristiques essentielles de la structure normative de l’ordinaire : (a) son indexicalité irréductible et constitutive ; (b) le caractère mutuel des engagements normatifs ; (c) l’omniprésence des pratiques normatives réparatrices. Ensemble, ils permettent de rendre compte de ce mélange particulier d’immanence, de fragilité et d’objectivité qui caractérise la structure normative de l’ordinaire.
16Bien que ni Garfinkel ni Goffman n’ait développé d’analyse complète des implications politiques de la structure normative de l’ordinaire, leurs analyses empiriques de la vie sociale vont clairement au-delà des analyses philosophiques classiques et exigent une autre analyse de la démocratie telle que celle qui est développée ici. Ces enquêtes sociologiques portant sur les formes élémentaires de l’ordre social sont donc particulièrement intéressantes pour la théorie politique. En effet, si notre constitution normative se définit d’abord par la priorité des ordres d’interaction et de la responsabilité mutuelle, qu’est-ce que cela nous dit sur la nature de la démocratie ? Il me semble que si nous voulons rendre compte de la structure ordinaire de la démocratie, nous devons fournir une explication qui tienne davantage compte de cette trame de relations apparemment amorphes qui donnent forme à l’ordre de l’interaction. L’étude des civilités, à laquelle la prochaine section est consacrée, si entreprise en continuité avec ces approches interactionnistes, permet de donner une première réponse à cette question.
La constitution normative de l’ordre de l’interaction démocratique
17Au moins depuis l’œuvre pionnière de Norbert Elias, le lien étroit entre les « civilités » et les structures sociales a été étudié en profondeur. Comme Elias l’a montré en référence à la société d’Ancien Régime, les codes de comportement sont en lien avec les valeurs politiques dominantes : ils manifestent à un différent niveau de la vie sociale les valeurs qui sont à la base de l’ordre social et qui informent les relations sociales (Elias, 1978). Les analyses historiques de Elias fournissent une base empirique à l’idée que la politique, comme toute autre forme de normativité sociale, s’inscrit au cœur des interactions ordinaires à travers lesquelles la signification du lien social et politique se trouve constamment confirmée et renégociée – et que la participation à ces interactions s’appuie sur ce que les ethnométhodologues appellent les « compétences des membres ». Les compétences des membres sont des modes de réponses partagés et tacites sur lesquels les individus s’appuient dans leurs interactions quotidiennes : il peut s’agir de la bonne façon de s’adresser à leurs concitoyens, des règles partagées de bienséance et de préséance, des moyens conventionnels de régler les désaccords et de tout ce que Goffman a appelé la « figuration ». Interpréter ces formes en un sens politique signifie admettre qu’elles ne peuvent pas être réduites à de simple formes de politesse, car en elles il en va du lien social dans sa structure profonde. Les civilités définissent ainsi la base normative appropriée à l’ordre de l’interaction qui caractérise une société donnée.
18Comme toute autre forme de société, la démocratie présuppose et requiert donc ses propres formes de compréhension et d’interaction partagées, sans quoi elle ne serait qu’un squelette formel et rigide incapable de façonner la vie d’une communauté humaine. Les relations sociales entre des personnes de genre, de classe sociale, de profession, d’éducation, d’âge ou de nationalité différents sont structurées de manière radicalement différente selon la forme de société dans laquelle ces individus naissent et vivent. La préservation et la promotion d’un mode de vie démocratique requièrent donc une implication active dans la vie ordinaire qui soit basée sur des schémas d’interaction spécifiques qui n’existent pas dans d’autres formes de société comme les régimes autoritaires, les sociétés d’Ancien Régime ou les États totalitaires.
19Comme l’ont montré les pragmatistes, ces schémas d’interaction tacites et partagés ne sont jamais entièrement gérables par les institutions politiques formelles (la démocratie comme système de gouvernement) ni explicables en termes de cohérence avec des systèmes de valeurs. Le lien civique est ce qui unit les dimensions sociale et politique de la démocratie, en intégrant les valeurs et les institutions dans la texture unifiée d’une forme de vie. La démocratie, conçue comme un ordre normatif particulier, ne peut exister que si elle s’inscrit dans des schémas d’interaction intériorisés, dont on sous-estime souvent la fonction politique. En effet, selon cette conception, la normativité ne réside pas dans les institutions ni dans les valeurs mais dans les interactions sociales, tandis que les valeurs et les institutions ne sont que des supports extérieurs servant à stabiliser et à maintenir ces schémas d’interaction sociale. Autrement dit, les ordres normatifs n’existent pas dans le vide des institutions formelles ou des valeurs abstraites, mais dans le corps épais des rapports sociaux au sein desquels les attentes normatives des acteurs sociaux se trouvent confirmées, réalisées, ajustées ou modifiées. Nous devrions donc accorder toute notre attention à ces schémas d’interaction si nous voulons comprendre en quoi consiste l’ordre normatif qu’est la démocratie.
20La meilleure stratégie pour étudier les implications politiques de cette approche en accord avec le projet d’une conception élargie de la démocratie consiste à mettre en lumière les implications démocratiques des « civilités » conçues comme un sous-ensemble spécifique de l’ordre de l’interaction. Nous devons notamment distinguer le statut politique des « civilités » des formes plus explicites d’engagement politique comme le militantisme, les manifestations et d’autres formes de pratiques politiques informelles mais intentionnelles. Les civilités sont particulièrement intéressantes car elles définissent une dimension interstitielle de l’ordre social, nichée entre le niveau individuel des valeurs et des préférences et le niveau social des pratiques politiques formelles et informelles. Les interactions civiles dans les espaces publics font partie des ingrédients essentiels d’un mode de vie démocratique pour plusieurs raisons. D’abord, parce que c’est dans ces contextes également que les habitudes démocratiques sont pratiquées et renforcées. Ensuite, parce que dans une société complexe, la reconnaissance et l’inclusion politiques sont souvent accordées ou niées de manière tacite dans les échanges ordinaires entre inconnus dans les espaces publics. En ce sens, les civilités apparaissent comme les ingrédients nécessaires d’une société démocratique, car la qualité démocratique d’une société dépend aussi de la manière dont ces relations impersonnelles sont vécues au quotidien dans les espaces publics. En effet, les interactions civiles entre inconnus représentent un contexte situationnel où les gens font des efforts continuels pour confirmer et réinventer le lien social. C’est pourquoi les rencontres ordinaires ont une double implication pour la démocratie, qui ne peut être comprise que lorsqu’on cesse de voir uniquement leur caractère passif ou lorsqu’on se détache des catégories traditionnelles de l’expérience politique. C’est en redécouvrant la constitution normative de l’ordinaire que nous serons en mesure d’apprécier les implications démocratiques de cette dimension de la vie sociale.
21Dans leurs travaux portant sur les implications démocratiques des formes de civilité, plusieurs sociologues français11 ont indiqué le besoin de sauver la civilité des préjugés qui consistent à les catégoriser comme des habitudes non réflexives et superficielles, vides de tout intérêt politique intrinsèque parce qu’entièrement soumises à la « tyrannie de la seconde personne » (Gayet-Viaud, 2008, 152-159). Dans cette perspective, les civilités ou les interactions civiles désignent les activités par lesquelles des inconnus négocient, en public, ce que chacun doit à l’autre, dans les termes politiques des droits, des devoirs, des attentes et des exigences à partir desquels se construit le lien social démocratique. La civilité, en ce sens, peut désigner l’ordre d’interaction normatif lorsqu’il déploie ses implications politiques dans une forme de société démocratique. Conçue comme un ordre d’interaction, la civilité apparaît comme un domaine décisif au sein duquel les interprétations et les pratiques de la vie démocratique sont constamment négociées entre les différents acteurs. La civilité a donc une fonction particulièrement importante, qui est de confirmer l’interprétation qu’une société se fait de soi-même, mais aussi de confirmer les positions et les relations sociales au sein de celle-ci. En effet, les civilités ou leur négation jouent un rôle central dans l’établissement, la contestation ou la confirmation des relations sociales d’exclusion, d’inclusion ou de hiérarchisation. Elles accordent ou refusent la reconnaissance à un membre en faisant ou en refusant de faire de lui un partenaire égal au sein de la coopération sociale.
22Dire que les interactions ordinaires ont un contenu normatif, ou qu’elles forment l’ordre constitutif de la vie sociale, signifie que leur fonction n’est pas simplement reproductive : elles ne sont pas les simples reflets d’ordre normatifs en train d’être constitués ailleurs. En effet, elles constituent plutôt l’arène dans laquelle la signification et le contenu du lien social sont constamment remis en cause, où les préjugés peuvent être défiés et transformés, et où de nouvelles revendications peuvent être formulées et mises en œuvre. La manière dont les relations ordinaires entre inconnus se déroulent revêt donc une signification politique particulièrement importante. La volonté de prendre parti dans une querelle ordinaire sur une question apparemment triviale comme la priorité dans une file d’attente ou à l’entrée d’un moyen de transport en commun n’est pas seulement révélateur de l’éthos démocratique d’une personne, mais c’est aussi l’occasion de réaffirmer et de discuter les valeurs qui sont à la base du lien civil. Comme Gayet-Viaud l’a fait remarquer en conclusion d’une série d’enquêtes ethnographiques sur la civilité ordinaire, « la fréquence et l’intensité des conflits, qu’ils aient lieu dans les transports, dans la rue ou dans une file d’attente, montrent trois choses. D’abord, tout le monde ne s’accorde pas sur les règles les plus importantes, sur leur interprétation (c’est-à-dire leur compréhension et leur application) et sur la règle qui prévaut dans une situation donnée. Ensuite, la distinction communément admise entre les gens polis ou civils et les gens grossiers ne tient pas la route. Les observations et les entretiens montrent que les mêmes personnes passent sans cesse du respect au non-respect des règles, selon les circonstances. […] Enfin, le grand nombre de querelles montre bien que “maintenir la face” n’est pas toujours ce qui importe le plus pour les individus, même dans un cadre public : ils choisissent parfois de mettre en danger leur “face” et de “perdre du temps”, juste pour pouvoir faire valoir leur point de vue sur ce qu’ils pensent être juste ou correct » (Gayet-Viaud, 2015, 202-103). Les recherches empiriques portant sur les formes de civilité ont également montré que les comportements habituellement interprétés comme de simples emportements ou comme des réactions émotionnelles constituaient en réalité des ingrédients essentiels d’une forme de vie démocratique : le fait de protester lorsque l’égalité est bafouée, d’être en colère contre ceux qui manquent de respect aux autres du fait d’une différence sociale, de réagir aux tentatives de traiter avec condescendance d’autres individus, même dans les interactions apparemment triviales de la vie ordinaire, tout cela ne doit pas être conçu comme de simples expressions extérieures de principes intérieurs, mais plutôt comme des actes importants visant à réaffirmer l’ordre démocratique des interactions sociales, à nous dire, à nous même et aux autres, ce à quoi nous tenons.
23Plus que de simples « bonnes manières », les formes de civilité sont à comprendre comme étant des formes d’interaction sociale par lesquelles l’ordre d’interaction démocratique se trouve constamment mis en jeu. Elles reposent sur l’idée que dans une société de citoyens libres et égaux, les obligations ne sont pas définies par des codes de conduite transcendants fondés sur des attributs comme le statut économique et social, le genre, l’âge, la race ou la religion. Les formes de civilité démocratiques intègrent une ouverture constante à la négociation parce que l’égalité et la liberté des partenaires sociaux supposent que les rapports sociaux aient un contenu ouvert. L’ouverture et l’indétermination qui caractérisent la place du pouvoir affectent aussi les interactions ordinaires, car celles-ci ne sont plus régies par des structures hiérarchiques et des ordres de préséance. D’un point de vue historique, le rôle de la civilité dans la réalisation pratique de la démocratie devient évident à la suite de la Révolution française, lorsque de nouveaux codes d’interactions mutuelles entre les citoyens et de nouvelles pratiques d’hospitalité urbaine se sont développés : « [p]our la première fois, les gens jouissaient du même droit, non seulement de parler ou d’exprimer leurs opinions, mais aussi d’être là, d’aller et venir, de prendre leur place (Joseph, 1998), sans avoir à justifier leur identité ou à dire d’où ils venaient (Cottereau, 1992) » (Gayet-Viaud, 2015, 110).
24D’autres approches en sociologie montrent qu’une même réflexion critique concernant les formes de solidarité appropriées envers les inconnus prend place aux interstices de la vie sociale : en aidant des personnes sans abri ou malades dans la rue par exemple, ou en appelant les services sociaux pour qu’ils reçoivent les premiers secours, les citoyens ne sont pas seulement en train de mettre en pratique leurs valeurs démocratiques de solidarité. Ils contribuent de manière plus profonde au maintien des modèles d’interaction démocratiques, en confirmant ou en infirmant la qualité démocratique d’une certaine portion de la vie sociale. Dans le langage de l’interactionnisme social, ils sont en train de produire la société démocratique dans laquelle ils vivent. Il a par exemple été montré que l’efficacité des institutions d’aide et de solidarité dépend étroitement de la disposition des citoyens ordinaires à dénoncer des cas de souffrance ou d’abus, à secourir des inconnus ou à s’occuper de personnes en détresse (Bidet et al., 2015 ; Cefaï et Gardella, 2011). Les formes de civilité font donc partie des ingrédients ontologiques essentiels d’une société démocratique, au même titre que les institutions sociales comme les brigades de sapeurs-pompiers ou les travailleurs sociaux, car ce n’est que par l’interaction combinée d’un citoyen appelant à l’aide et de l’intervention rapide du service public approprié qu’un ordre social démocratique peut se préserver et fonctionner correctement. Sous l’apparente homogénéité des formes de civilité, la vie ordinaire se révèle être une riche succession de problèmes, de conflits et de dilemmes qui exigent l’engagement constant des citoyens et qui leur demandent de prendre parti sur des questions qui ont clairement une implication politique : devrais-je aider ce mendiant ? Devrais-je offrir mon aide à cette vieille femme qui peine à porter sa valise ? Devrais-je intervenir dans cette querelle entre jeunes ? Ces microdécisions, tacites et souvent inaperçues, ne présupposent pas seulement que chaque citoyen prenne parti concernant l’ordre de priorité des principes d’égalité, de liberté et de solidarité et sur la façon dont ces principes devraient orienter sa conduite. Bien plus, elles réalisent publiquement et contribuent à réaffirmer ces valeurs et ces principes, en faisant de ceux-ci la texture vivante des interactions sociales plutôt que des principes théoriques abstraits qui organisent la société uniquement au niveau formel de sa structure juridique. Si nous admettons la catégorie d’ordre de l’interaction constitutif tel que nous l’avons examiné plus tôt, et si nous acceptons d’y accorder un certain poids normatif, nous sommes alors forcés de reconnaître l’importance normative de ces formes de civilité, qui sont des dimensions nécessaires de l’ordre politique.
25Ces schémas d’interaction, comme l’a fait remarquer Nina Eliasoph (1998), sont à la fois pratiques et discursifs : ils concernent la manière dont nous traitons notre prochain, mais aussi la manière dont nous nous adressons à lui, c’est-à-dire non seulement la manière dont nous lui témoignons du respect ou son manque, mais aussi comment, par le biais d’interactions discursives, un groupe peut parvenir à se constituer comme communauté politique. Les discours sont à cet égard aussi importants que les actions, dans la mesure où ils créent l’espace où des idées concernant le bien commun, la société juste, ce à quoi nous tenons, sont formulées, échangées, révisées et où des idées partagées peuvent émerger. Dès lors, lorsque les groupes élaborent des stratégies d’évitement du politique plutôt que des manières pour s’y engager, ces formes d’interaction ordinaires peuvent acquérir une pertinence politique troublante, du moins si l’on se place du point de vue de la norme démocratique. Pour produire ses conséquences politiques bénéfiques, un groupe ou une association doit disposer de certaines habitudes sans lesquelles le souci habituel du bien public, c’est-à-dire de la société telle qu’elle existe en dehors des limites étroites du groupe lui-même, ne peut se matérialiser.
26Les modèles d’interaction qui rendent la discussion politique inappropriée, les règles tacites d’étiquette qui empêchent que les idées sur le bien commun, la justice ou le bon gouvernement soient exprimées à haute voix et débattues finissent par réduire la qualité démocratique d’un groupe ou d’une association, car un tel groupe ne disposera pas de modèles d’interaction appropriés à la discussion de problèmes collectifs. Des modèles d’interaction antidémocratiques comme ceux qui ont été étudiés par Eliasoph favorisent et confirment des manières de penser notre place dans le monde, des façons de comprendre comment nous pouvons contribuer au bien commun, comment les actions individuelles s’unissent dans une entreprise collective, comment l’individu est relié à des identités sociales plus larges incompatibles avec la norme démocratique. Comme le rappelle à juste titre Eliasoph, « lorsque les bonnes manières empêchent la parole publique dans les contextes potentiels de la sphère publique, la sphère publique a un problème » (Eliasoph, 1998, 7). La conclusion de son étude est en accord avec mes propres réflexions sur la pertinence démocratique des modèles d’interaction : « Les “normes démocratiques” qui comptent vraiment sont des normes tacites de conversation, de savoir-vivre, de civilité, de tact, qui rendent les citoyens à l’aise dans la conversation politique dans les contextes de la vie quotidienne. Pour que la démocratie survive, il faut qu’il y ait une gamme de contextes que les citoyens reconnaissent comme des lieux appropriés pour un large débat politique. Valoriser ce fait ni exclusivement subjectif ni exclusivement objectif, mais “intersubjectif”, c’est prendre l’interaction au sérieux, comme un fait social qui est structuré, réel et important » (ibid., 20-21). S’il n’y a aucune raison de limiter la portée de la norme démocratique à des interactions discursives, les modèles d’interaction établissent des attentes sociales et définissent des modèles d’interaction tacitement approuvés qui donnent forme à la façon dont les individus se traitent les uns les autres et, dans cette mesure, établissent la base sur laquelle la démocratie en tant que norme est promue ou empêchée.
Des associations aux relations associatives
27Il nous faut maintenant examiner une autre approche de la dimension interactionnelle de l’ontologie sociale de la démocratie, celle de la tradition sociologique née des travaux de Talcott Parsons, développée par Jürgen Habermas et récemment réinterprétée par Mark Warren dans le cadre d’une théorie associative de la démocratie. En étudiant le pouvoir d’intégration des liens associationnels dans une société composée d’individus libres et égaux, ces auteurs ont poursuivi l’intuition que les pragmatistes ont découverte au fondement de la forme de société démocratique. Le passage de la théorie tocquevillienne des associations démocratiques à celle de relations associatives démocratiques permet d’approfondir davantage notre explication de la place des schémas d’interaction sociale dans la vie démocratique.
28Parsons – et Habermas dans son sillage – ont établi une distinction bien connue entre le pouvoir, l’argent et l’influence comme principaux médias de régulation sur lesquels repose l’ordre social. Selon la conception de Parsons, l’influence est le médium de régulation destiné à intégrer la société. Elle « consiste en la capacité d’entraîner des décisions voulues de la part d’autres unités sociales sans leur offrir directement un équivalent valorisé (quid pro quo) pour les y pousser ou sans les menacer de conséquences désastreuses pour elles » (Parsons, 1973, 15). L’influence fonctionne grâce à la persuasion et diffère donc des autres formes de décision basées sur la négociation ou la violence. Selon Parsons, la persuasion nécessite que l’agent soit convaincu que ce qu’on lui suggère est « dans l’intérêt d’un système collectif dont ils sont tous deux solidaires ». Parsons considère l’influence comme le médium le plus spécifiquement orienté vers l’intégration sociale, car elle est basée sur des interactions volontaires et d’autres propriétés sociales que Robert Putnam et d’autres appelleront plus tard le « capital social ». Ainsi, « l’influence peut être conçue comme un medium généralisé pour activer les obligations enracinées dans les relations de solidarité sous-jacentes » (Lidz, 1991, 116). La solidarité doit donc être ici comprise en termes de réciprocité, dans le cadre durkheimien d’une théorie de l’intégration sociale par différenciation fonctionnelle. Il s’agit d’étudier la manière dont la coopération sociale repose sur des relations personnelles qui parviennent à établir des rapports d’obligation mutuels sur une base qui n’est ni l’intérêt personnel (l’argent), ni la contrainte extérieure (le pouvoir). Parsons est convaincu que, dans une société moderne, le principe associationnel est essentiel au fonctionnement des systèmes sociaux, et affirme que « [l]’accent mis sur l’association a été renforcé […] par l’élimination progressive de l’appartenance ethnique et de la classe sociale en tant que structures constitutives ascriptives » (Parsons, 1973, 97). Parsons fait remarquer que les systèmes sociaux modernes se caractérisent par des niveaux de différenciation plus élevés, qui requièrent donc des médias d’intégration abstraits capables d’opérer sur des matériaux hautement diversifiés. Le principe moderne d’association s’appuie sur les trois critères de l’égalitarisme, de l’adhésion volontaire et du procéduralisme, principes qui trouvent leur accomplissement politique dans l’idée de citoyenneté. Les associations démocratiques sont ensuite reconnues comme étant « le contexte structurel prototypique » dans lequel fonctionne l’influence : dans ce cadre l’action sociale est donc coordonnée de préférence par l’influence plutôt que par l’argent ou le pouvoir.
29Mais Parsons observe justement que le principe associationnel n’est pas seulement à l’œuvre au niveau politique. Il note qu’« [e]n même temps que le développement du caractère associationnel du gouvernement, un vaste mouvement de prolifération des associations se produisit dans d’autres secteurs de la société » (ibid., 28). Les deux principaux développements associationnels qui ne sont pas liés au gouvernement et auxquels il fait référence concernent l’organisation des entreprises et des professions privées. Dans les deux cas se met en place un modèle associationnel basé sur des corps élus et où les décisions sont prises selon le principe d’influence (plutôt que sur une décision autoritaire basée sur des critères ascriptifs). Il voit également le principe associationnel à l’œuvre dans la tendance de plus en plus grande des professionnels à abandonner le modèle de la pratique individuelle pour s’organiser en associations. Tous ces exemples montrent d’après Parsons que l’avènement de la modernité se caractérise par l’émergence de modèles de relations sociales fondés sur l’influence, qui est une « persuasion généralisée sans pouvoir » (ibid., 53).
30Même dans sa dimension d’idéal-type (l’influence par la communication, c’est-à-dire par la persuasion rationnelle), l’intégration sociale par l’influence est toujours axée sur des objectifs, au détriment de la dimension expressive de « l’être-ensemble » conçu comme une fin en soi, ce que les pragmatistes appellent l’engagement social. Cette seconde dimension est malheureusement sous-estimée par Parsons, à cause de la trop grande prédominance du fonctionnalisme dans ses travaux : Parsons conçoit l’intégration comme une fonction sociétale qui peut être accomplie par différents medias, si bien que la signification expressive des schémas d’interaction sociale démocratiques est éclipsée par leur fonction sociale. Comme le remarquent Andrew Arato et Jean Cohen en parlant de Parsons, « l’analogie avec l’argent et le pouvoir […] dénote un principe d’intégration moderne qui réduit la communication à la production et à la réception de codes et l’action à une fonction d’adaptation aux interconnexions établies “dans le dos des acteurs”. Cette conception est incapable de fonder la différence entre le principe organisateur de la communauté sociétale et ceux de l’économie et du régime politique, et traite l’intégration par la solidarité comme une forme de contrôle » (Cohen et Arato, 1994, 132).
31Habermas dépasse la conception de Parsons en remplaçant le concept ambigu d’influence par celui de communication, d’où il élimine toute trace de formes de pression interpersonnelle basées sur l’argent ou le pouvoir. Habermas a notamment proposé de distinguer le médium de communication des médias de l’argent et du pouvoir en les réinterprétant dans le cadre de sa distinction entre le monde vécu et les systèmes12 et, plus tard, de sa distinction entre la sphère publique et l’État. « Le concept de l’agir communicationnel fait entrer en ligne de compte la présupposition supplémentaire d’un médium langagier dans lequel les rapports de l’acteur au monde se reflètent comme tels » (Habermas, 1987a, 110). La dimension interactionnelle réside au centre de la conception de Habermas. L’agir communicationnel « concerne l’interaction d’au moins deux sujets capables de parler et d’agir qui engagent une relation interpersonnelle » (ibid., 102). « Par conséquent, je compte dans l’agir communicationnel les interactions médiatisées par le langage où tous les participants poursuivent par leurs actions langagières des objectifs illocutoires, et seulement de tels objectifs » (ibid., 304). Le concept unilatéral d’influence proposé par Parsons est ainsi dépassé et remplacé par la notion relationnelle et interactive de compréhension : la communication est un processus à double sens qui repose sur une interaction située. Le modèle d’action de base n’est plus « A essaie d’influencer B », mais « A et B essaient de trouver un accord » : « Les acteurs recherchent une entente [Verständigung] sur une situation d’action, afin de coordonner consensuellement [einvernehmlich] leurs plans d’action et de là même leurs actions » (ibid., 102).
32Comme nous le savons, le modèle de Habermas est profondément linguistique, si bien que l’interaction est en réalité réduite à sa dimension discursive, ancrée dans les trois axes de la rationalité communicationnelle : « le locuteur prétend à la vérité pour des énoncés ou des présuppositions d’existence, à la justesse pour des actions réglées selon la légitimité ainsi que pour leur contexte normatif, et il prétend à la véracité pour la communication [Kundgabe] d’expériences vécues subjectives » (ibid., 116). L’importance du langage est telle que c’est précisément par leur nature non linguistique que Habermas définit le modus operandi des deux autres médias de régulation (l’argent et le pouvoir). Habermas parle d’un « paradoxe de la rationalisation » pour décrire la tension entre la rationalité instrumentale et la rationalité communicationnelle : « la rationalisation du monde vécu [apparaît] comme ce qui rend possible une sorte d’intégration du système ; celle-ci entre en concurrence avec le principe intégrateur de l’intercompréhension, et à certaines conditions, produit en retour des effets de désintégration du monde vécu » (ibid., 351).
33L’interprétation de cette tension dans les termes d’une distinction analytique entre la théorie de l’action et la théorie des systèmes empêche de s’appuyer sur la rationalité communicationnelle pour expliquer la dimension interactionnelle de la vie humaine, puisque la purification du médium de la communication de ses facteurs instrumentaux se fait au prix d’un relâchement du lien avec l’expérience complexe de l’interaction sociale. En outre, Habermas étudie toujours la fonction coordinatrice de la communication rationnelle dans le contexte d’une théorie de l’action centrée sur les acteurs. Ainsi, la rationalité communicationnelle est vue comme un moyen « d’obtenir un accord offrant le fondement d’une coordination consensuelle des plans d’action poursuivis individuellement » (Habermas, 1987a, 305, je souligne). En réalité, l’interaction sociale se trouve entièrement réduite à un acte linguistique : « L’intercompréhension [Verständigung] signifie l’entente [Einigung] des participants à la communication sur la validité d’une énonciation ; l’accord [Einverständnis] signifie la reconnaissance subjective de la prétention à la validité que le locuteur élève à son sujet » (Habermas, 1987b, 133). La situation sociale qui représente l’idéal-type de la communication rationnelle n’est plus l’association démocratique mais le contexte plus informel et plus lâche d’une « situation », conçue comme un « découpage dans le monde vécu, bien délimité par rapport à un thème » (ibid., 140) où des interactions linguistiques entre deux interlocuteurs ou plus ont lieu dans le but de coordonner des plans d’action individuels.
34L’approche de Habermas est trop centrée sur la dimension linguistique des discours pour pouvoir réellement prendre en compte la dimension interactionniste de la vie sociale. Dans ses travaux, l’espace de la socialité et la dimension pratique de l’engagement social se retrouvent réduits à la recherche d’un accord linguistique par le biais d’un échange d’arguments. Comme je l’ai déjà affirmé ailleurs13, les efforts de Habermas pour « pragmatiser » la théorie critique, bien que louables, sont néanmoins insuffisants. Si les pragmatistes ont accordé à la raison une place d’honneur au sein des interactions sociales à travers leur théorie de la rationalité comme enquête14, ils avaient conscience qu’on ne pouvait ni ne devait en aucun cas occulter la richesse et la complexité de l’expérience. Leur conception de la structure normative de l’ordinaire et des êtres humains comme créatures normatives ne peut être réduite à l’approche kantienne de l’épistémologie proposée par Habermas15, et la perspective de la rationalité comme enquête ne peut être réduite à la tâche de justification que Habermas assigne à la rationalité communicationnelle16. Même si « se mettre d’accord » désigne un domaine bien plus large que celui de « prendre des décisions », sa portée est encore trop restreinte pour une théorie sociale de la démocratie. Il n’est donc pas surprenant que le potentiel démocratique du principe associationnel apparaisse dans la théorie de Habermas sous la forme d’une théorie du droit, puisque ce n’est que dans ce milieu hautement linguistifié que le potentiel intégrateur de la rationalité communicationnelle atteint son plus haut degré de réalisation. Le dualisme entre le monde vécu et les systèmes laisse ici la place au dualisme entre la sphère publique et l’État, dans une nouvelle tentative de déployer les conséquences de la distinction théorique entre la rationalité instrumentale et la rationalité communicationnelle dans le cadre d’une théorie sociale. De plus, comme l’explique Habermas, les normes juridiques « rendent possibles des communautés hautement artificielles, associations de sociétaires juridiques égaux et libres dont la cohésion tient à la fois à la menace de sanctions externes et à la supposition d’un accord rationnellement motivé » (Habermas, 1997, 22).
35Dans une perspective plus intéressante pour notre conception des implications démocratiques des schémas d’interaction, Habermas insiste également sur le rôle des institutions dans la création de cadres et de contextes propices à la démocratie. Essayant de penser une troisième voie entre le niveau d’exigence excessif des engagements éthiques chez les républicains et le manque d’intérêt des libéraux pour le potentiel démocratique des pratiques sociales, la théorie de la discussion de Habermas « ne conditionne pas le succès de la politique délibérative par l’existence d’un ensemble de citoyens capables d’action collective, mais par l’institutionnalisation de procédures et de conditions appropriées de la communication et par le jeu combiné des délibérations institutionnalisées et des opinions publiques qui se sont formées de façon informelle » (ibid., 323). Habermas continue en expliquant que « la force d’intégration sociale inhérente à la solidarité, qui ne peut plus être puisée uniquement aux sources de l’activité communicationnelle, est appelée à se développer à la fois grâce à des espaces publics autonomes largement ouverts et aux procédures, institutionnalisées par l’État de droit, grâce auxquelles l’opinion et la volonté démocratiques parviennent à se former » (ibid., 324).
36Toutefois, au lieu d’exploiter le potentiel de cette idée, Habermas restreint sa portée à la fonction médiatrice de la sphère publique conçue comme « une arène spécialement chargée de percevoir, d’identifier et de traiter les problèmes intéressant la société dans son ensemble » (ibid., 326) et non comme un contexte social dans lequel les interactions démocratiques ne visent rien d’autre qu’elles-mêmes. Si la démarche de Habermas peut être considérée comme une actualisation constructive de la théorie des publics de Dewey (nous y reviendrons au chap. 9), elle n’a pas grand-chose à offrir du point de vue d’une ontologie sociale de la démocratie, puisque le potentiel démocratique des formes organisées de la vie sociale n’est jamais considéré pour lui-même, de même que le potentiel démocratique des institutions de la sphère publique n’est pas étudié au-delà de leur contribution aux processus informels de formation de l’opinion. De manière surprenante, la fonction intégrative de la rationalité communicationnelle conçue comme vecteur de solidarité sociale n’est interprétée par Habermas qu’à travers le prisme de la résolution des problèmes et dans le cadre de la théorie des systèmes. Selon les termes d’Habermas, la politique délibérative – et la sphère publique avec elle – doit être conçue comme « un processus d’apprentissage engagé de façon réflexive, à la fois pour décharger les processus d’intégration sociale et pour les poursuivre à l’intérieur d’un système d’action dont ce délestage est la spécialité » (ibid., 347). De manière plus générale, le potentiel démocratique de la société est réduit au fonctionnement de la sphère publique, qui est à son tour limité par sa dépendance fonctionnelle vis-à-vis de l’État. En effet, la raison d’être de la sphère publique réside selon lui uniquement dans sa fonction de médiation entre le monde vécu et la sphère publique.
37Dans la lignée de Habermas et de Parsons, Mark Warren a développé les implications démocratiques du principe associationnel d’une manière qui permet de montrer la pertinence politique des schémas d’interaction sociale démocratiques. L’interprétation de l’association comme étant un médium de régulation proposée par Warren semble particulièrement utile pour mettre en avant la base socio-interactionniste de la démocratie, d’une manière qui rende la contribution de Parsons et de Habermas plus convaincante. Warren s’appuie sur la théorie de l’intégration sociale de Parsons et de Habermas afin de développer une théorie post-tocquevillienne des associations et de leur potentiel démocratique, qui ne se limite pas à une conception conventionnelle des associations volontaires. En se fondant sur les travaux de Parsons et Habermas, tout en allant bien au-delà de leur propos initial, Warren rend compte de l’importance des associations pour la démocratie d’une manière qui s’accorde mieux avec l’analyse pragmatiste des schémas d’interaction sociale que je poursuis ici. En effet, Warren ne limite pas son propos aux associations conçues comme un certain type d’organisation sociale, comme il est courant de le faire dans la littérature politique et sociologique héritée de Tocqueville ; il se concentre bien plutôt sur les relations associatives, conçues comme un principe d’organisation sociale capable d’être appliqué à toutes les sphères de la vie sociale, bien au-delà donc des seules associations volontaires. Selon lui, « [l]e concept d’association évoque les possibilités de l’action collective, mais d’une manière qui met en avant les médiations sociales entre les gens (par opposition aux médiations légales/ bureaucratiques ou économiques), celles qui passent par le langage, les normes, les objectifs partagés et les accords » (Warren, 2001, 8).
38Pour Warren, puisque les trois médias de régulation que sont l’argent, le pouvoir et la solidarité – qui remplace l’influence de Parsons – sont en principe capables de réguler la vie sociale dans toutes ses différentes sphères, des processus de démocratisation peuvent être identifiés dès que, dans une sphère sociale donnée, le médium de régulation des relations associatives (la solidarité, donc) remplace celui de l’argent ou du pouvoir. L’idée générale est que l’association, en tant que principe, désigne une manière de coordonner l’action collective qui constitue une alternative à l’État et au marché. Nous nous trouvons au plus près de l’idée pragmatiste de démocratie comme méthode. Sur ce point, de nombreux travaux, initialement issus d’une réflexion sur les communs (Ostrom, 2010), soulignent la fonction intégrative des normes sociales lorsqu’elles permettent de créer des formes de coopération qui ne peuvent être réduites ni à la logique centralisatrice des gouvernements, ni aux mécanismes distributifs de la main invisible du marché (Benkler, 2006). Les associations et les relations associatives ne sont donc pas équivalentes, car toute forme associative peut être réglée par l’un des trois médias de régulation que sont l’argent, le pouvoir et la solidarité. Par exemple, les associations primaires comme les familles, les écoles, les associations de quartier, les groupes religieux, les clubs sociaux ou les clubs de sport tendent à être principalement régulées par des relations associatives. Les associations secondaires comme les partis politiques, les groupes de pression politiques, les lobbys économiques, les grandes entreprises, les think-tanks, et les associations professionnelles tendent quant à elle à être dominées par la logique du pouvoir, tandis que les organisations patronales, les associations de consommateurs, et les associations de défense de l’environnement ou des droits humains qui cherchent à avoir un impact grâce aux mécanismes du marché sont régulées par le médium de l’argent. Cette tendance n’a rien d’inévitable et rien n’empêche en ligne de principe qu’une Église soit coordonnée par le principe du pouvoir, ou une entreprise par celui de la solidarité. Dès lors, la voie est ouverte pour réclamer le fait que la démocratisation d’une société progresse au fur et à mesure que le principe associationnel en tant que médium de régulation s’étend à un nombre croissant d’associations et d’organisations. Ainsi, ce n’est pas tant la diffusion des associations volontaires en tant que telle qui permet d’identifier les tendances de démocratisation au sein d’une société, mais c’est plutôt la diffusion de l’association comme médium de régulation, ou des relations associatives.
39Les relations associatives qui forment la base de la démocratie sont définies par Warren dans les termes de la théorie des systèmes et de la théorie de la communication de Parsons et de Habermas : « par contraste avec les marchés et les bureaucraties, l’association est une forme d’organisation sociale qui se nourrit des dialogues, des accords normatifs, des similarités culturelles et des ambitions partagées – c’est-à-dire des formes de communication qui sont ancrées dans la parole, le geste, la présentation de soi, et d’autres formes similaires d’interaction sociale » (Warren, 2001, 39). Pour Warren, ce qui caractérise en premier lieu l’association comme médium de régulation, c’est qu’elle se fonde sur la communication plutôt que sur l’argent ou la force pour coordonner la vie sociale : « L’association suppose des relations consensuelles avec un ordre normatif » (ibid., 50). Il affirme clairement que « le projet démocratique dépend de notre capacité à identifier les moyens de faire en sorte que des systèmes organisés par le pouvoir et l’argent puissent être guidés par des relations associatives » (ibid., 55). Comme Warren le dit lui-même, la force de son argument repose sur le fait que la conception associative de la démocratie peut être appliquée à toute la gamme des relations sociales, puisqu’elle est valable aussi bien pour les associations primaires fondées sur la confiance mutuelle et les relations en face à face que pour les relations secondaires et tertiaires basées sur des intérêts et sur des relations plus minimales créatrices de « ponts » plutôt que de « liens » (Putnam, 2000).
40Le travail de Warren présente deux réflexions pertinentes du point de vue de l’importance démocratique des schémas d’interaction sociale. Il reconnaît d’abord que la démocratie constitue un concept normatif approprié pour l’analyse de la vie sociale et non seulement politique. En définissant la démocratie non pas en termes tocquevilliens, c’est-à-dire comme une société où les associations volontaires parviennent à s’épanouir, mais en termes de principes associationnels pouvant être à l’œuvre dans toutes les unités et situations sociales, Warren confirme implicitement l’idée que la démocratie définit en premier lieu une forme de société où dominent certains schémas d’interaction sociale spécifiques.
41Ensuite, il montre bien que la justification de l’importance démocratique des associations ne requiert pas d’accepter la thèse beaucoup plus contestée et contestable qui consiste à dire que les associations sont par définition des vecteurs de la démocratie. D’abord, parce que toute association n’est pas forcément régulée par des normes associatives. En effet, les associations, comme tout autre type d’unité sociale, peuvent être régulées par le pouvoir, l’argent ou les normes sociales, ce qui a un impact évident sur leur contribution à la qualité démocratique d’une société, comme l’ont bien montré les études portant sur les associations ou les mouvements d’extrême droite. Ainsi, la qualité démocratique d’une association ne découle pas directement de sa forme associative, mais elle dépend des schémas d’interaction qui y dominent ou, pour utiliser les termes de Warren, de la mesure dans laquelle elle est effectivement régulée par le médium de la solidarité. Ensuite, puisque les associations peuvent contribuer de manière très diverse à la qualité démocratique d’une société, l’importance qu’elles ont pour la démocratie ne peut être expliquée à l’aide d’un seul principe. Il existe en effet plusieurs types d’associations, chaque type contribuant d’une manière différente à la qualité démocratique d’une société. Par exemple, les lobbys, les associations de travailleurs ou les médias ont des effets de démocratisation qui ne dépendent pas nécessairement des formes de leur organisation interne. D’un autre côté, les associations primaires ne peuvent accomplir leur mission de démocratisation que si elles favorisent les relations associatives.
42L’analyse de Warren pourrait s’interpréter comme une objection à la manière dont je caractérise les schémas d’interaction sociale démocratiques, puisqu’elle distingue clairement entre la démocratie comme organisation interne d’un groupe social donné et les effets démocratiques qu’une association peut engendrer, indépendamment de la manière dont elle est elle-même organisée. Selon la première conception, qui concerne la dimension expressive de la démocratie, une association est démocratique lorsqu’elle est organisée de manière conforme aux trois principes démocratiques de (a) la parité relationnelle, (b) l’autorité inclusive et (c) l’engagement social. Autrement dit, une association est plus ou moins démocratique selon les schémas d’interaction sociale qui y dominent. Cette définition exprime la dimension spécifiquement sociale de la démocratie. Selon la conception que Warren développe, la valeur démocratique d’une association dépend de sa capacité à produire des effets démocratiques sur la société de manière plus générale, indépendamment de la manière dont cette association est organisée à son intérieur. Les études des mouvements sociaux ont par exemple montré que les mouvements des droits civiques et les mouvements ouvriers étaient souvent organisés suivant des modèles militaires fondés sur une intégration verticale plutôt qu’horizontale, et que cela ne les a pas empêchés d’apporter une contribution importante et durable au processus de démocratisation (Polletta, 2012). La contribution spécifique de ce type d’associations à la démocratie s’explique mieux dans le cadre de la dimension fonctionnelle de la démocratie, et doit donc être formulée dans les termes politiques d’une théorie de l’expérimentalisme démocratique ou d’une théorie des publics.
43La distinction classique entre démocratie interne et externe ne permet toutefois pas de rendre compte de ce qui est en jeu ici. Il suffirait en fait de dire que la démocratie interne est un prérequis pour d’autres fins comme la production d’effets démocratiques sur la société (Warren, 2001) ou l’acquisition d’une légitimité (Macdonald, 2008). Toutefois, la discussion précédente a montré que les schémas d’interaction sociale démocratiques étaient constitutifs de la signification primitive de la démocratie17 : leur importance n’est pas seulement liée à la contribution externe qu’ils apportent à la réalisation d’une démocratie politique pleinement fonctionnelle, mais elle vient aussi et surtout du fait que ces schémas d’interaction constituent les caractéristiques essentielles d’une forme de vie particulière, et qu’ils sont à eux-mêmes leur propre récompense.
44L’analyse de Warren fait écho à d’autres recherches ayant également souligné le potentiel antidémocratique ou incivil des associations. Les réflexions de Nancy Rosenblum (Rosenblum, 1998) et les enquêtes empiriques de Nina Eliasoph (Eliasoph, 1998) montrent dans quelle mesure le fait de s’associer peut avoir aussi des effets d’exclusion, conduisant à des inégalités et à des discriminations qui freinent la démocratie au lieu de la réaliser. En mettant en lumière les implications antidémocratiques de certaines formes d’association, Rosenblum et Eliasoph nous poussent à clarifier et à préciser le lien entre le principe associationnel et la démocratie. Nous pouvons tirer deux conséquences importantes de ces études pour notre approche de la démocratie sociale. La première est que l’idée d’une corrélation positive entre les associations et la démocratie est renforcée plutôt qu’affaiblie lorsqu’elle est reformulée dans les termes plus nuancés d’une corrélation complexe et à plusieurs niveaux entre certains types d’association et certains types d’effets démocratiques. Cette conception réconcilie l’idée d’un effet positif des schémas d’interaction associationnels avec le fait empirique évident que tous les types d’associations n’entraînent pas nécessairement des effets démocratiques. La seconde conséquence est que la priorité démocratique des schémas d’interaction sociale acquiert deux sens distincts : le premier recouvre la fonction extrinsèque et instrumentale des associations comme moyens pour réaliser des effets démocratiques au niveau de la société dans son ensemble, sans que cela s’accompagne nécessairement de la mise en place de mécanismes démocratiques à l’intérieur des associations elles-mêmes. Ce premier sens est bien saisi par les analyses fonctionnalistes de Parsons, Habermas et Warren. Le deuxième sens recouvre la fonction intrinsèque et expressive des associations. Dans ce second sens, on suppose que l’engagement actif au sein d’associations organisées selon des schémas d’interaction démocratiques fait intégralement partie de la signification de la démocratie. L’accent n’est plus mis sur les effets causaux des associations sur le fonctionnement global de la société, ni sur les associations conçues comme des « écoles de la démocratie », mais sur le fait qu’être impliqué dans des formes d’association démocratiques décrit ce qu’est la démocratie. Ces deux sens sont complémentaires et devraient donc être intégrés l’un à l’autre. Si l’explication fonctionnaliste décrit au mieux la dimension instrumentale de la contribution des associations à l’ordre social démocratique et permet de répondre à l’objection fréquente concernant la priorité démocratique des associations, l’explication interactionniste de la démocratie comme ordre d’interaction nous rappelle qu’une analyse purement fonctionnelle sera nécessairement incomplète. En effet, comme nous l’avons déjà fait remarquer, la justification de la validité normative des trois principes de (a) la parité relationnelle, (b) l’autorité inclusive et (c) l’engagement social ne peut reposer sur un fondement purement fonctionnel.
45Warren semble percevoir la faiblesse du fonctionnalisme lorsqu’il critique la réduction du principe d’association à sa fonction de régulation au sein de la société civile, notant que « c’est au sein des relations intimes que nous espérons trouver les dispositions éthiques de réciprocité, d’empathie et de soin qui, lorsqu’elles sont introduites dans le domaine politique, peuvent garantir la démocratie » (Warren, 2001, 57-58). Malheureusement, il ne développe pas cette intuition jusqu’au bout, car son intérêt reste limité aux effets démocratiques qui sont produits par le remplacement progressif du pouvoir et de l’argent par des relations associatives au sein des sphères sociales traditionnellement dominées par les logiques du marché et du pouvoir. Son manque d’intérêt pour la dimension expressive des schémas d’interaction sociale démocratiques l’empêche ainsi de développer une analyse plus complète de la manière dont le principe associatif imprègne toutes les sphères de la vie sociale dans une société démocratique, y compris au-delà de la sphère publique. L’extension du principe associationnel au marché et à l’État constitue certainement une étape fondamentale dans la réalisation du mode de vie démocratique, particulièrement bien expliquée par la théorie des relations associatives de Parsons et de Habermas. Néanmoins, leur fonctionnalisme les empêche de comprendre la pertinence démocratique des interactions sociales plus informelles et interstitielles, qui incluent certes les liens de confiance au sein des associations primaires, mais qui s’étendent également aux interactions entre inconnus dans les espaces publics qui contribuent de manière importante à la qualité démocratique d’une société. En intégrant à la fois une compréhension sociologique des formes de civilité et des schémas d’interaction démocratiques et une analyse fonctionnaliste des associations démocratiques, le concept pragmatiste des schémas d’interaction sociale démocratiques semble donc être le mieux adapté à cette tâche.
Conclusions
46Le but de ce chapitre était de fournir un fondement de théorie sociale plus solide à la conception sociale pragmatiste de la démocratie, tout en prouvant en retour son actualité. En m’appuyant sur diverses traditions de recherche en théorie sociale, j’ai montré comment l’idée de schémas d’interactions démocratiques pouvait être rendue opérationnelle, et comment elle permettait de découvrir de nouveaux terrains pour l’étude empirique de la démocratie qui peuvent s’avérer particulièrement utiles pour identifier les conditions d’épanouissement d’une forme de société démocratique.
Notes de bas de page
1 Pour une courte introduction à l’école de sociologie de Chicago, voir Joseph et Grafmayer, 2009, et Chapoulie, 2001. Pour une étude informée des connections entre la sociologie de Chicago et la philosophie pragmatiste, voir Joas, 1992 ; Schubert, 2006, 2011. Shalin, 1986, examine les points communs entre le pragmatisme philosophique et les approches de l’interactionnisme social en sociologie. En français, voir Joseph et Grafmeyer 2009 ; Chapoulie 2001.
2 Sans surprise, les trois courants de recherche que j’étudierai dans ce chapitre ont au moins un lien indirect avec le pragmatisme, et leurs représentants étaient de toute évidence familiers avec la tradition pragmatiste. Chacune à leur manière, ces trois traditions approfondissent notre compréhension de la démocratie comme projet à la fois social et politique, d’une manière qui s’accorde entièrement avec la conception pragmatiste de la démocratie.
3 Dmitri Shalin définit l’interactionnisme social comme un ensemble de théories sociales hétérogènes qui partagent les présupposés suivants : « la perspective philosophique qui conçoit la réalité comme un état de flux permanent, la conception sociologique de la société comme interaction émergente, la quête méthodologique d’une logique de l’enquête sensible à l’indétermination objective de la situation, et l’engagement idéologique en faveur d’une reconstruction sociale continue comme but de la pratique sociologique » (Shalin, 1986, 10). Je me concentrerai exclusivement sur la seconde dimension, la conception sociologique de la société comme interaction émergente. Il est important de remarquer que ma conception de l’interactionnisme social est bien plus large que celle de Shalin, puisque j’inclus dans cette catégorie des sociologues comme Garfinkel et Goffman, tandis que Shalin tend à restreindre son propos aux chercheurs directement associés à l’école de sociologie de Chicago.
4 Il faut cependant remarquer que Parsons et Habermas ont essayé d’intégrer au moins partiellement des éléments socio-interactionnistes de Garfinkel et Goffman au cœur de leur perspective fonctionnelle. Sur Parsons et l’ethnométhodologie, voir Heritage, 1984. L’utilisation la plus explicite que fait Habermas de l’interactionnisme social se trouve dans Habermas, 1984. On en trouve une formulation plus synthétique dans (McCarthy, 1996).
5 Cette section présente de manière plus concise les arguments développés dans Frega, 2015c.
6 Pour une explication sociologique de cette distinction, voir Rawls, 2009 ; Korbut, 2014.
7 C’est une idée que l’on retrouve encore dans la conception habermassienne de la normativité. Voir notamment, Habermas, 1993.
8 Selon Garfinkel, les situations sociales « sont, à proprement parler, inconnues à l’avance, sont essentiellement vagues quant à leur structure logique réelle ou supposée, et sont modifiées, élaborées, développées, sinon en fait créées, par le fait de les aborder de la manière dont elles le sont » Garfinkel, 2007, 176-177). C’est cette sous-détermination structurelle qui impose des attentes normatives rigoureuses au comportement des individus.
9 Pour une analyse détaillée des influences mutuelles entre Garfinkel et Goffman, voir Rawls 2012. Je développe l’idée de l’être humain comme « créature normative » dans Frega, 2014.
10 Alors que la plupart des interprètes ont tendance à souligner le pouvoir contraignant de la figuration (voir par exemple Gamson, 1985), il est important de noter également son rôle constitutif dans la production du lien social, en mettant l’interaction sociale et l’interdépendance mutuelle à la racine même de la situation sociale. Même en acceptant que « sa première leçon consiste à dire que toutes les interactions en face à face sont là pour contenir les remises en cause de la situation » (ibid., 610), nous devons aussi voir que les interactions en face à face présupposent et représentent une forme d’interaction sociale profondément réciproque basée sur une responsabilité mutuelle et partagée à l’égard de la vie sociale, de sa réussite et de son maintien, face à sa vulnérabilité inhérente et irréductible. Le pouvoir contraignant, la vulnérabilité et l’interdépendance mutuelle sont donc trois dimensions distinctes mais inséparables de la constitution normative de la vie ordinaire selon Goffman.
11 Dans ce qui suit, je me réfère à une tradition sociologique qui trouve sa source dans les travaux de Patrick Pharo, Louis Quéré, Albert Ogien et Isaac Joseph depuis les années 1980, et qui ont été poursuivis par une nouvelle génération de chercheurs parmi lesquels on trouve Mathieu Berger, Marc Breveglieri, Daniel Cefaï, Alexandra Bidet, Carole Gayet-Viaud, Philippe Gonzalez, Joan Stavo-Debauge et Cédric Terzi. La référence au pragmatisme a joué un rôle central dans le façonnement de cette approche sociologique de la politique.
12 Sur ce point, voir en particulier Habermas, 1987b.
13 Voir en particulier Frega, 2013b ; 2016a.
14 J’explore ce sujet plus en détail dans Frega, 2012.
15 Je formule une critique pragmatiste de Habermas plus détaillée dans Frega, 2013b.
16 16Voir par exemple Habermas, 1997, 19.
17 Sur la primitivité comme caractéristique essentielle de la démocratie, voir le chap. 2.
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