Chapitre 3. Aux sources de la théorie sociale de la démocratie
p. 109-164
Texte intégral
Étendre la démocratie
1Après avoir esquissé le tableau de la conception élargie de la démocratie d’un point de vue conceptuel, dans cette deuxième partie je retrace son émergence historique au sein de la philosophie pragmatiste. Je me propose ainsi de décrire à nouveau sous un angle historique l’articulation entre les deux dimensions de l’ontologie sociale de la démocratie et de la théorie des pratiques normatives et ainsi de montrer l’actualité de cette tradition de philosophie sociale et politique ainsi que son rôle fondamental dans l’élaboration du projet démocratique tel qu’il a pris forme au cours du xxe siècle. Ce chapitre commence par présenter les jalons de la théorie pragmatiste de la démocratie, dont les principes essentiels sont (a) l’idée de la démocratie comme méthode ; (b) la primauté de l’engagement dans l’action sur la participation à la prise de décision ; (c) une ontologie sociale de la démocratie. Le chapitre suivant présentera la conception pragmatiste de la démocratie comme ensemble des pratiques de mobilisation collective. Pris ensemble, ces deux piliers composent le tableau de la conception pragmatiste de la démocratie comme « mode de vie ».
2C’est un fait historique que les auteurs, intellectuels, militants qui se sont reconnus dans les idées pragmatistes ont partagé une interprétation sociale de la démocratie. Vivant dans une époque et dans un pays où les institutions gouvernementales présentaient un niveau assez modeste de développement, les pragmatistes ont inscrit leur analyse des institutions politiques dans le cadre plus large des processus sociaux d’activation ou de mobilisation caractérisant une unité sociale. Pour des penseurs comme Josiah Royce (1855-1916), John Dewey (1859-1952), Jane Addams (1860-1935), George Herbert Mead (1863-1931), Charles Horton Cooley (1864-1929), Mary Parker Follett (1868-1933), Arthur Bentley (1870-1957) et Sidney Hook (1902-1989), l’intérêt pour la démocratie ne portait pas en premier lieu sur la réforme des institutions politiques étatiques, mais avant tout sur la transformation du profil général de la société dans laquelle ils vivaient. Ces auteurs partagent notamment l’idée que des formes d’interaction paritaires et inclusive possèdent une supériorité normative sur celles qui sont hiérarchiques et excluantes. Pour les pragmatistes, il s’agit d’un fait ultime fondé sur une expérience sociale partagée, raison pour laquelle ils n’ont pas consacré beaucoup d’efforts pour le justifier de manière indépendante. L’intuition de base constamment évoquée, c’est que ces schémas d’interaction favorisent l’épanouissement personnel tout en favorisant l’achèvement de fins partagées. Ce principe trouve sa confirmation empirique dans les diverses expériences sociales auxquelles cette littérature se réfère constamment : les groupes primaires (la famille, le groupe d’amis) pour Cooley, les petites associations comme les communautés de voisinage pour Follett et les petites communautés politiques pour Dewey et Royce.
3En effet, comme l’historienne Jean B. Quandt a noté (Quandt, 1970) la transition de la petite ville à la grande communauté faisait partie de l’expérience personnelle de la génération progressiste aux États-Unis : née dans des petits villages ruraux caractérisés par des relations personnelles homogènes et intenses, elle a ensuite grandi dans les villes les plus grandes et dynamiques du monde, où de nouveaux modèles d’interaction sociale entre étrangers devaient être inventés1. Elle voyait la nouvelle grande ville comme un laboratoire social où de nouvelles formes de vie étaient sans cette créées et expérimentées2.Ayant fait l’expérience directe de ces deux mondes, elle a essayé d’obtenir le meilleur des deux.
4La théorie sociale et politique pragmatiste est donc traversée par la question suivante : comment tirer bénéfice de ces interactions horizontales et inclusives, non seulement à l’intérieur de ces petits cercles, mais aussi dans les formes plus larges et plus complexes d’organisation sociale ? Cette question n’était pas exclusive aux pragmatistes, mais elle a hanté plusieurs théoriciens sociaux et politiques de cette époque (que l’on pense à Ferdinand Tönnies, Émile Durkheim ou Max Weber par exemple). Ce qui distingue les pragmatistes, c’est le fait de l’avoir liée à la question de la démocratie et d’avoir clairement perçu que toute réponse aurait demandé d’envisager un projet de réforme sociale passant par la transformation radicale des institutions sociales et politiques telles qu’elles étaient connues à l’époque, mais également par la formation d’un éthos démocratique qui peinait à prendre forme. L’enjeu principal pour ces penseurs était précisément de pouvoir imaginer les conditions institutionnelles qui permettraient d’étendre à tous les contextes sociaux les bienfaits d’abord expérimentés à l’échelle de ces expériences primaires. La distinction établie par Cooley entre le principe de caste et le principe démocratique, la distinction faite par Follett entre le groupe et la foule, et le concept de la « Grande Communauté » de Dewey, que j’étudierai dans ce chapitre, représentent les tentatives le plus réussies pour répondre à cette question.
5Être un démocrate et lutter pour la défense de la démocratie signifie donc, pour les pragmatistes, avant tout de promouvoir un nouveau type de société qui maximise les relations humaines horizontales et inclusives. En effet, ce qui importait le plus pour ces penseurs n’était pas tant la constitution formelle des institutions politiques que la composition générale du contexte social plus général dans lequel s’inscrivent ces institutions. Selon eux, la tâche d’une théorie de la démocratie est directement et intimement liée à l’explication de la manière dont il est possible de construire un groupe social coopératif à partir de ses matériaux élémentaires, à savoir des êtres humains dépendants de la société. Leurs idées sur la démocratie visaient donc à déterminer les ressources normatives dont une société moderne a besoin pour développer les conditions susceptibles de promouvoir l’épanouissement personnel en même temps que l’intégration et la stabilité fonctionnelles qui seules permettent à une société de survivre dans le temps. « Démocratie » a nommé cette tentative de remodeler la vie urbaine en accord avec les valeurs et les expériences de modes de vie plus traditionnels. L’accent mis sur la dimension expérimentale du projet démocratique, que j’examinerai au chapitre 7 en termes d’expérimentalisme démocratique, découle de cette prise de conscience qu’une nouvelle forme de vie devait être inventée.
6Deux raisons majeures justifient la réactivation de ces idées aujourd’hui et expliquent le regain d’intérêt actuel pour le pragmatisme politique3. Tout d’abord, la société dans laquelle nous vivons présente des points communs évidents avec celle dans laquelle ces auteurs vivaient, et les problèmes d’intégration, de coopération et d’ordre social sont toujours présents dans notre société. Nous sommes encore, tout comme eux, au cœur d’un projet de démocratisation inachevé. Ensuite, tout comme eux, nous vivons aujourd’hui dans une époque de grande instabilité sociale et de changements rapides, par rapport auxquels les institutions sociales et politiques peinent à tenir le pas et à s’adapter aux circonstances. Comme c’était le cas au tournant du xxe siècle, nos institutions sociales et politiques ne parviennent pas à suivre le rythme d’une société en perpétuel changement, ce qui conduit à la montée des inégalités à laquelle nous assistons chaque jour. Ici je ne me réfère pas seulement aux inégalités économiques grandissantes, mais également aux phénomènes d’accélération sociale (Rosa, 2010) qui entraînent une transformation profonde et rapide des valeurs, des habitudes et des idées fondamentales qui organisaient la société depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La confusion, la désorientation et l’incompréhension qui en résultent produisent une forme d’anxiété et de colère qui ne fait qu’accentuer les déficits démocratiques, lesquels sont encore aggravés par l’incapacité des institutions à s’ajuster aux circonstances radicalement nouvelles. Cette situation d’incertitude se retrouve dans tous les domaines de la vie humaine : dans les relations intimes, amicales ou entre étrangers, sur les lieux d’apprentissage et de travail ou encore au niveau de la représentation politique. En effet, pour ces penseurs comme pour nous, l’idée même d’une réforme des institutions politiques qui ne partirait pas d’abord d’une réflexion globale sur les structures et les relations sociales se révèle d’une grande superficialité face à des changements aussi radicaux. La redécouverte du fondement social de la démocratie est donc une étape nécessaire pour nous comme elle l’a été pour eux.
La démocratie et la persistance de l’Ancien Régime
7Pour apprécier la profondeur des sources expérientielles de cette conception élargie de la démocratie, il faut cependant élargir ultérieurement notre horizon, remontant au moment révolutionnaire où les sociétés d’Ancien Régime se sont effondrées, d’abord en France, puis, lentement et progressivement, partout ailleurs dans l’hémisphère occidental. La fin de l’Ancien Régime marqua non seulement l’avènement d’un nouveau régime politique, comme il est couramment admis, mais aussi et surtout d’une nouvelle forme de société, que nous appelons démocratique. Comme les historiens de l’Europe moderne l’ont souvent souligné, l’Ancien Régime était caractérisé par un système extraordinairement diversifié d’inégalités sociales, de privilèges hérités et de droits inégalement distribués. Dans les sociétés d’Ancien Régime, les opportunités d’une personne dans la vie, ses droits et ses devoirs étaient presque entièrement définis par sa richesse, son origine sociale, son genre, sa religion et son occupation. Les droits politiques ainsi que d’autres privilèges tels que le droit d’exercer certaines professions, de posséder des biens immobiliers ou d’autres types de biens ou de bénéficier d’exonérations fiscales étaient strictement héréditaires. Ainsi, le Code général pour les États prussiens de 1791 déclare explicitement que « [l]es droits de l’homme lui viennent de sa naissance et de son état […] Les personnes qui, par leur naissance, leur destination dans la vie, ou leur occupation principale, reçoivent les mêmes droits dans la société civile, forment un état au sein de l’État4 ». Le rang social définissait la position légitime d’un individu et ses attentes dans la vie, et la nature héréditaire du statut signifiait qu’il était impossible de le modifier volontairement. Dans les sociétés d’Ancien Régime, « la déférence que les personnes de rang inférieur devaient aux personnes de rang supérieur était le ciment qui maintenait l’unité de la société » (Morgan, 1989, 141).
8C’est par rapport à ce cadre social qui a dominé l’Europe pendant des siècles que la Révolution française, à la différence des révolutions anglaise puis américaine, a signifié d’abord la mise en discussion d’une forme de société fondée sur le privilège et l’inégalité de statut, rendant possible l’avènement de ce que Alexis de Tocqueville a appelé le premier la « société des égaux5 ». L’image d’une société fondée sur l’égalité des conditions et non plus sur la différence de statut constitue le point de départ du projet démocratique tel que nous le connaissons. L’idée que des individus libres et égaux puissent s’associer librement était à l’époque profondément nouvelle et troublante. La question de l’égalité, mais aussi celle de la coopération volontaire se trouvent donc à la base du projet démocratique tout autant que l’idée de liberté, ce qui explique le fait que dès le début, nous avons affaire à une révolution sociale et non seulement politique, car la réalisation de ces idéaux ne pouvait pas être achevée par la simple refondation des institutions politiques (abolition des vieux parlements et des cours, suffrage universel, état de droit, séparation des pouvoirs, etc.). Elle demandait une transformation bien plus en profondeur de toute la vie sociale, car il fallait inventer une forme de société totalement nouvelle, dans laquelle l’intégration sociale se ferait à travers l’association volontaire entre des personnes libres et égales plutôt que par les mécanismes traditionnels du rang, des privilèges et de la hiérarchie. Pour exister, la société démocratique devait découvrir des modèles inédits d’interaction sociale et des nouvelles formes d’organisation. Une simple révolution politique n’aurait pas pu réaliser un tel projet. Et en effet, la forme de société ayant dominé l’Europe pendant des siècles n’a pas (et n’aurait pas pu) disparaître en l’espace d’une nuit à la suite de ces révolutions politiques. Comme l’histoire sociale l’a montré, même après la réussite des révolutions politiques, des principes d’organisation hiérarchiques et inégalitaires ont continué à dominer au sein de la société européenne et (dans une moindre mesure) de la société américaine bien au-delà de l’âge des révolutions, et, d’après certains historiens, au moins jusqu’aux années 1930.
9Cette persistance historique de l’Ancien Régime conçu comme une forme de société plutôt qu’un régime politique montre en quel sens nous devons entendre l’idée que le projet démocratique est un projet inachevé, car non seulement la forme de société démocratique n’a été réalisée dans les sociétés européenne et américaine que très récemment, mais elle est encore inachevée dans de nombreux pays qui comptent formellement comme des démocraties politiques. De plus, la hiérarchie, les privilèges et l’exclusion sociale continuent à fonctionner comme principes organisateurs de la vie sociale. C’est pourquoi la démocratie reste, aujourd’hui encore, un projet inachevé. L’historien Arno Mayer a par ailleurs montré qu’en Europe, l’aristocratie en tant que classe – en tant qu’un État dans L’État – a continué à jouer un rôle hégémonique non seulement dans le domaine politique et économique (un fait déjà largement reconnu), mais de manière plus générale dans le façonnement de l’identité des sociétés occidentales, qui est restée marquée par des idéaux et des schémas d’interaction féodaux jusqu’à encore très récemment. L’aristocratie, en tant que statut et groupe social fermé, a longtemps été la classe sociale la plus privilégiée, préservant et diffusant des idéaux de vie sociale basés sur l’image hiérarchique d’une société divisée en états nettement séparés les uns des autres et intégrés verticalement par des relations basées sur la hiérarchie, l’asymétrie, la dépendance personnelle et les privilèges.
10Les aristocraties européennes ont ainsi continué à fournir le modèle de vie sociale pour les bourgeoisies émergentes jusqu’aux lendemains de la Première Guerre mondiale. Les logiques de distinction sociale qui ont prédominé tout au long du xixe siècle, décrites notamment par Norbert Elias (Elias, 1978), étaient celles d’une société d’Ancien Régime largement étrangère aux idéaux de la société démocratique. Même dans les cas où les institutions politiques formelles étaient effectivement organisées selon des principes démocratiques, ce qui a été l’exception plutôt que la règle, la vie sociale restait organisée selon des schémas d’interaction hiérarchiques plutôt que démocratiques, et ce à tous les niveaux : les relations intimes, les interactions sociales dans les espaces publics, et au sein des institutions sociales telles que les entreprises, les établissements scolaires, les administrations et l’armée6.ThorsteinVeblen, un fin observateur de son époque qui fut également un collègue et ami de John Dewey, insiste d’une manière similaire sur le rôle culturel et social de l’aristocratie traditionnelle dans le façonnement de la représentation que les sociétés de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle se faisaient d’elles-mêmes, y compris en Amérique7. Un peu plus tard, Joseph Schumpeter décrira en termes analogues l’hégémonie sociale et culturelle que l’aristocratie rentière continuait d’exercer au début du xxe siècle grâce à sa force économique et politique. Sa conception élitiste de la démocratie reflète à plusieurs égards cette vision hiérarchique de la société qui dominait encore à veille de la Seconde Guerre mondiale8.
11D’autres études ont mis en lumière la persistance de modèles féodaux d’organisation sociale en Europe jusqu’à la fin du xixe siècle, voire plus tard. Des chercheurs comme Walter Burhnam et Seymour Lipset ont interprété le succès des idées socialistes en Europe comme une réaction contre la persistance d’institutions féodales comme les guildes et les corporations, et contre les barrières que le statut social posait à l’amélioration des conditions. Comme le résume Adam Seligman, « ce n’est pas l’inégalité économique en elle-même, mais les pratiques systhématiques d’exclusion des individus de la communauté politique, civile et sociale qui sont à l’origine du développement des mouvements socialistes du xixe siècle » (Seligman, 1995, 105). Les travailleurs français, par exemple, ont continué à souffrir jusqu’au milieu du xixe siècle de restrictions de leur mobilité, incarnées par le « Livret » qui conférait aux patrons le droit de contrôler la liberté de mouvement de leurs travailleurs. D’autres formes de domination formelle, comme celles représentées par le régime colonial, la ségrégation raciale, ou l’absence de droit de vote pour les femmes, n’ont commencé à être remises en cause que bien plus tard, et sont restées en place parfois jusqu’aux lendemains de la seconde guerre mondiale (Wagner, 2016 ; Allen, 2016). Comme l’a fait remarquer l’historien des États-Unis Gordon S. Wood, l’inégalité sociale, les schémas d’interaction basés sur le statut, et les formes de dépendance patriarcale et de patronage étaient très répandus même aux États-Unis (Wood, 1991), pour ne pas dire de la persistance des discriminations raciales.
12Mais ce qui est plus rémarquable, c’est le fait que la démocratie a émergé historiquement comme une réaction sociale contre l’organisation aristocratique de la société de classes, plutôt que comme une reaction politique contre le principe monarchique9.A cet égard, les multiples révolutions ayant eu lieu en Europe et en Amérique à la fin du xixe siècle peuvent être vues comme des conflits entre « les défenseurs de la forme de communauté “aristocratique” et les défenseurs de la forme de communauté “démocratique” » (Palmer, 2014, 20). Comme l’explique Palmer, l’émergence simultanée des deux concepts montre que les européens de l’époque percevaient ce conflit comme opposant deux modes de vie radicalement différents plutôt que deux formes de gouvernement. Si l’opposition entre la monarchie et la République est essentiellement politique, l’opposition entre l’aristocratie et la démocratie est avant tout sociale. De fait, l’abolition des droits féodaux dans les domaines politique, administratif et judiciaire n’a pas suffi à renverser la forme de société aristocratique qui a dominé l’Europe depuis le Moyen Âge. Dans cette lignée, Arno Mayer a montré que la culture et la vie sociale européennes ont été dominées par les valeurs aristocratiques au moins jusqu’au début du xxe siècle. L’aristocratie, avec ses schémas d’interaction hiérarchiques, a continué à fournir un modèle pour les classes populaires et bourgeoises, au point que « l’aristocratisation de la bourgeoisie docile a été bien plus générale que l’embourgeoisement de la noblesse impérieuse » (Mayer, 1981, 81). Selon Mayer, les historiens ont souvent surestimé l’impact de la modernisation sur l’organisation sociale, remarquant en particulier que « la démocratie, le capitalisme industriel et financier, la grande bourgeoisie et le modernisme culturel n’étaient en aucun cas aussi développés que le prétendent de nombreux historiens » (ibid., 85), si bien que la noblesse postféodale des terres et des services publics a continué à jouer un rôle hégémonique même à l’époque où la démocratie formelle était devenue, dans certains États du moins, le seul régime politique légitime. « Les grands bourgeois de la seconde moitié du xixe siècle et du début du xxe siècle ont imité et adopté plutôt que méprisé les formes, les habitudes et les tonalités de la vie noble qui dominaient encore leurs sociétés » (ibid.). Comme le commente également Seligman, « la reconnaissance de l’autonomie individuelle […] était donc de nature limitée tout au long du xixe siècle et jusqu’au xxe siècle » (Seligman, 1995, 107).
13Le système éducatif était également conçu pour reproduire les formes hiérarchiques d’organisation sociale, avec leurs schémas d’interaction sociale asymétriques et propices à l’exclusion, et ce jusqu’à moins la fin des années 1960. Par la séparation stricte qui existait entre une éducation classique ouverte uniquement aux élites et une formation professionnelle destinée au reste de la société, les systèmes éducatifs de l’Europe et des États-Unis étaient de fait de puissants moyens de reproduction de la forme de société aristocratique (Mayer, 1981, chap. 4)10. Aux États-Unis, en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie et ailleurs, les systèmes éducatifs étaient organisés de manière à assurer la reproduction des classes sociales, avec un parcours et un ensemble d’institutions exclusifs réservés aux héritiers des classes privilégiées, et un parcours et des institutions séparés spécifiquement adaptés aux familles des classes défavorisées. Dans ce contexte, comme Dewey le rappellera dans Democracy and Education (1916), l’idée de démocratie comme mode de vie représentait l’image d’une société encore à venir et faisait signe vers un projet dynamique de démocratisation de la société qui ne trouve dans le système des institutions politiques formelles et dans l’ensemble des droits politiques, civils, et sociaux que ses conditions formelles de réalisation, nécessaires mais non suffisantes.
14Ces études nous rappellent donc que dans une société, les schémas d’interaction sociale peuvent être en profond désaccord avec l’idéologie dominante ainsi qu’avec les principes qui dirigent ses institutions politiques formelles. Le cas de la société européenne au début du xxe siècle est révélateur à cet égard. Alors que la démocratie gagnait timidement sa légitimité en tant que principe d’organisation des institutions politiques formelles, la société était toujours organisée selon des modèles de vie sociale opposés et incompatibles. Cette « persistance de l’Ancien Régime » explique en quel sens le projet démocratique doit d’abord être conçu comme un projet de démocratisation de la société, plutôt que comme le développement d’un ensemble spécifique d’institutions politiques formelles.
15Lorsque nous évaluons l’ambition, la radicalité et le degré d’achèvement du projet démocratique, nous devons donc commencer par nous rappeler que les sociétés européennes ont été façonnées en grande partie par des principes d’organisation hiérarchiques plutôt qu’égalitaires, et ce jusqu’à récemment, et que les pratiques de domination informelle basées sur des schémas d’interaction sociale de nature asymétrique et hiérarchique sont loin d’être abolis encore aujourd’hui. Il est important de noter que ce qui caractérise cette forme d’organisation sociale n’est pas seulement la privation des droits politiques d’une grande partie de la population (leur exclusion de facto de la citoyenneté), mais, plus radicalement, le fait que des schémas d’interaction sociale hiérarchiques et des pratiques d’exclusion sociale aient dominé dans toutes les sphères de la vie sociale. Lorsque les pragmatistes déclarent que leur but est de réaliser la démocratie comme mode de vie, et que la démocratie politique n’est qu’une « phase » d’une idée sociale plus large, ils se situent précisément dans cette ligne de pensée.
Les principes de la théorie sociale pragmatiste de la démocratie
16Pour comprendre ce que les pragmatistes voulaient dire lorsqu’ils soutenaient que la démocratie désignait avant tout un mode de vie plutôt qu’une forme de gouvernement, nous devons replacer cette notion dans le cadre général de la théorie sociale pragmatiste. Cette compréhension sociale de la démocratie ne doit pas être confondue avec des approches plus familières qui font de la démocratie une idée morale ou éthique (Perry, 2010), ni avec les conceptions de la démocratie participative (Mansbridge, 1983 ; Hirst, 1993 ; Gould, 1988), bien que des thèmes communs traversent ces traditions. Bien entendu, je ne veux pas nier que les pragmatistes aient mis en avant la dimension éthique de la démocratie (Bernstein, 1996 ; Dallmayr, 2010 ; Pappas, 2008), ni qu’ils soient les précurseurs d’une vision progressiste qui sera appelée plus tard « social-démocratique ». Cependant, je pense que nous passons à côté de l’originalité de la démarche pragmatiste si nous la limitons à une justification morale de la démocratie ou à une théorie de l’éthos démocratique. De même, nous devrions éviter de concevoir le terme « social » comme évoquant la « question sociale », comme c’est souvent le cas dans la tradition socialiste et social-démocratique (Castel, 1995).
17Il faut donc admettre qu’au-delà de leurs réflexions sur la démocratie comme idéal moral, les pragmatistes ont également développé une réflexion sophistiquée et originale sur la démocratie comme concept social, et que c’est à ce niveau que leur contribution plus originale à la compréhension de la nature de la démocratie se situe. En effet, ce qui fait la particularité du pragmatisme politique ne se trouve pas dans sa défense humaniste des valeurs éthiques, mais plutôt dans son analyse sociale des caractéristiques de la société démocratique. Autrement dit, le cœur de la théorie pragmatiste de la démocratie est sociologique plutôt que moral. Le pragmatisme politique s’appuie en effet sur une théorie de la société riche et complexe, fondée sur une ontologie sociale interactionniste et processuelle11. L’idée générale qui se trouve au fond de cette ontologie sociale de la démocratie est que pour comprendre la portée normative du concept de démocratie, nous devons d’abord montrer comment il peut être employé pour évaluer l’ensemble d’entités sociales qui donnent forme à une société, du niveau des habitudes individuelles jusqu’aux institutions sociales les plus complexes, trouvant dans l’association ou l’interaction (les termes sont souvent utilisés de manière interchangeable) leur principe génétique. La démocratie désigne ainsi une société organisée selon des principes normatifs spécifiques qui s’appliquent aux différents schémas d’interaction ainsi qu’aux différents types d’association existant dans la société.
18Pour appréhender la signification exacte de la théorie sociale pragmatiste de la démocratie, nous devons donc commencer par étudier la manière dont les pragmatistes ont interprété la vie sociale. Pour les pragmatistes, comme pour beaucoup de chercheurs en sciences sociales de cette époque, en particulier aux États-Unis, la théorie sociale est comprise dans les termes d’une théorie des associations, ce qui revient à postuler la priorité ontologique et méthodologique des interactions dans l’explication des phénomènes sociaux. La référence au principe d’association fournit un indice décisif pour comprendre la manière dont les pragmatistes approchent la politique. Comme l’a fait remarquer Mark Warren, « [l]e concept d’association évoque les possibilités de l’action collective, mais d’une manière qui met en avant les médiations sociales entre les gens (par opposition aux médiations juridiques/bureaucratiques ou économiques), celles qui passent par le langage, les normes, les objectifs partagés et les accords » (Warren, 2001, 8). Autrement dit, une philosophie politique associationiste met la priorité sur les ressources politiques de la société plutôt que sur les mécanismes de régulation conventionnels du pouvoir politique (l’État) et de l’argent (le marché). Si les modes de fonctionnement d’un système social ont une pertinence politique et font a fortiori partie des ingrédients décisifs d’une démocratie, ce n’est pas parce que « le politique » aurait colonisé ou envahi toute la vie sociale, mais parce que la société dispose de ses propres formes d’organisation immanentes, lesquelles ont une pertinence politique directe.
19C’est ce sens sociologique de « social » que j’ai à l’esprit lorsque j’affirme que les pragmatistes ont développé une conception sociale plutôt que morale ou éthique de la démocratie. Cette caractérisation n’est pas uniquement valable pour les sociologues et les théoriciens sociaux comme Charles H. Cooley, George H. Mead, Robert Park, William Thomas ou Ernst Burgess, mais également pour des philosophes et des politistes comme John Dewey, Jane Addams, Mary P. Follett, Arthur Bentley et Sidney Hook. Dans leur approche de la démocratie, ils ont pris comme point de départ une vision de la politique comme principe organisateur d’une société stratifiée et plurielle, composée de groupes changeants, dynamiques et mobiles, considérant la politique comme l’un des mécanismes fonctionnels par lesquels un collectif complexe se maintient dans un état d’équilibre instable. Comme nous pouvons le déduire du texte qui a façonné plus qu’aucun autre l’imaginaire sociologique de cette époque, l’Introduction à la science de la sociologie éditée en 1923 par Robert Park et Ernest Burgess, les institutions juridiques et politiques étaient considérées comme l’un des « mécanismes de contrôle » par lesquels les individus s’organisent pour former un agrégat fonctionnel, et par lesquels « une communauté prend la forme d’une société » (Park et Burgess, 1921, 785). Dans cette perspective, le fonctionnement de ces institutions doit être compris dans le cadre plus large d’une théorie des associations, dont la tâche est d’expliquer comment la dynamique des interactions interpersonnelles atteint un degré suffisant de stabilité. Alors que les processus de compétition, de coopération, d’assimilation ou d’imitation sont identifiés comme les principales formes que prennent ces interactions, il revient aux traditions, aux coutumes, aux institutions et aux lois d’expliquer la manière dont ces interactions peuvent prendre une forme stable. C’est à partir de cette approche de la société que des théoriciens politiques comme Bentley, Dewey et Follett ont dérivé les idées fondamentales sur lesquelles ils ont construit leurs théories de la démocratie.
20Selon cette approche, le fait de mettre l’accent sur la connotation sociale du concept de démocratie a deux implications distinctes. La première consiste à souligner le fait que sa portée théorique excède celle d’une conception purement politique de la démocratie, qui désigne exclusivement les institutions formelles pouvant légitimement imposer des décisions contraignantes à un groupe social. Remarquons que cette conception de la politique révèle une attitude opposée à celle de penseurs comme Hannah Arendt, Chantal Mouffe et Carl Schmitt, pour qui la politique dénote au contraire un domaine d’action spécifique. Les pragmatistes auraient quant à eux considéré l’idée même « du » politique comme une erreur méthodologique, parce qu’elle s’ancre dans une conception erronée de « la » politique comme étant séparée de la société.
21La deuxième implication est qu’étendre le concept de démocratie au-delà du domaine politique ne signifie pas nécessairement souscrire à une conception éthique ou morale de la démocratie. Bien que Dewey ait insisté à plusieurs reprises (surtout dans les textes écrits après la montée des totalitarismes européens) sur l’idée de la démocratie comme « idéal moral12 », son argument principal se construit autour d’une conception sociale plutôt que morale de la démocratie. La différence entre ces deux stratégies est que, tandis qu’une conception morale de la démocratie explique la signification de la démocratie en référence à certaines valeurs considérées comme des fins en soi, une approche sociale de la démocratie se fonde sur une compréhension sociologique des interactions humaines et de la manière dont la vie sociale doit être organisée afin de réconcilier l’effort individuel vers l’expression de soi avec les contraintes sociétales nécessaires à la stabilité sociale. Il s’agit donc de différences importantes. Tandis que les conceptions morales et éthiques de la démocratie sont souvent introduites dans le but de subordonner la politique à un idéal moral comme le respect (libéralisme) ou à un idéal éthique comme l’autogouvernement (républicanisme), une conception sociale intègre les considérations morales et éthiques dans un tableau plus large qui prend également en compte les conditions de fonctionnement de la société.
22Comme je l’ai fait remarquer dans le chapitre précédent, il s’agit d’un passage théorique obligé si l’on veut comprendre le projet démocratique dans toute son étendue et dans tout son potentiel. Les pragmatistes ainsi que les autres interactionnistes sociaux ne disent rien d’autre lorsqu’ils revendiquent une approche sociale, voire sociologique, de la démocratie. Cette manière de conceptualiser la démocratie s’inscrit en porte-à-faux de la plupart des philosophies politiques contemporaines, cloisonnées comme en général elles le sont dans une compréhension disciplinaire de leur objet. Pourtant, la signification de la démocratie se manifeste plus clairement une fois que l’on replace celle-ci dans le cadre d’une réflexion plus générale sur le fondement social de la vie humaine à partir d’une théorie des associations, comme le proposent les pragmatistes.
23Comme je l’ai annoncé dans l’introduction de ce chapitre, la conception sociale et pragmatiste de la démocratie peut être résumée par trois principaux présupposés généraux : (a) l’idée de la démocratie comme méthode ; (b) la primauté de l’engagement dans l’action sur la participation à la prise de décision ; (c) une ontologie sociale de la démocratie. Lorsqu’elles sont considérées ensemble, ces hypothèses contribuent à définir la démocratie en tant qu’idée « sociale ». Je vais maintenant procéder à l’étude détaillée de ces trois présupposés.
La méthode démocratique
24Le premier pilier de la conception sociale et pragmatiste de la démocratie est l’idée qu’au cœur de la démocratie se trouve une méthode de fixation des croyances qui doit servir de base épistémique pour l’action collective. L’idée de méthode trouve son origine dans l’épistémologie pragmatiste, et notamment dans la théorie de la rationalité comme enquête développée par C.S. Peirce et Dewey13. Dewey l’appelle la « méthode de la démocratie », celle-ci consistant en une « persuasion par la discussion publique qui se poursuit non seulement dans les assemblées législatives mais aussi dans la presse, les conversations privées et les assemblées publiques » (Dewey, 1939b, LW12.153). Comme Dewey l’explique dans Le public et ses problèmes, « [l]a condition principale pour qu’émerge un public démocratiquement organisé est un type de croyance et de perspicacité qui n’existe pas encore » (Dewey, 1927, LW2.339 ; 2005, 263). Une telle méthode démocratique consiste en une « intelligence collective qui opère au sein d’une action coopérative », et qui est fondée sur les meilleures connaissances et les meilleures méthodes d’enquête actuellement disponibles (Dewey, 1939b, LW13.188). Utilisant une formulation similaire, Follett soutient que, pour les pragmatistes, « la démocratie est une méthode, une technique scientifique pour faire évoluer la volonté du peuple » (Follett, 1918, 160).
25Comme le montrent ces citations, la définition pragmatiste de la démocratie comme méthode ne se limite pas au procéduralisme politique au sens que ce dernier a pris en philosophie politique, c’est-à-dire à une méthode de légitimation des décisions collectives prises au sein de cadres institutionnels formels : elle inclut un principe d’extension indéfinie au-delà du domaine de la politique formelle, c’est-à-dire de la démocratie comme gouvernement représentatif, à toute situation sociale dans laquelle émerge un conflit ou un désaccord sur la manière d’agir ensemble. De ce fait, l’idée de la démocratie comme méthode s’applique aux deux branches de la théorie pragmatiste, c’est-à-dire à l’idée sociale de la démocratie et à sa théorie de la politique centrée sur les publics. En outre, puisqu’elle est dérivée d’une méthodologie scientifique (la rationalité comme enquête), l’idée de la démocratie comme méthode ne présuppose pas de séparation dualiste entre procédure et substance, telle qu’on la trouve par exemple dans la théorie de la démocratie délibérative de Jürgen Habermas14.
26D’un point de vue méthodologique, les pragmatistes comme Dewey, Follett et Addams rejettent l’idée selon laquelle les différentes sphères sociales devraient être organisées selon différentes méthodes de fixation des croyances. En effet, l’épistémologie de l’enquête pragmatiste se fonde sur l’idée que l’enquête doit fournir un cadre normatif unifié pour la résolution des problèmes dans différentes sphères de la vie sociale, et qu’au contraire, « le vrai problème est qu’il y a une contradiction dans nos attitudes habituelles lorsque nous prétendons nous en remettre à la discussion et à la persuasion en politique et qu’ensuite nous recourons systématiquement à d’autres méthodes pour arriver à des conclusions dans le domaine de la morale et de la religion, ou dans tous ces domaines où nous nous référons à une personne ou un groupe pourvu d’“autorité” » (Dewey, 1939b, LW13.154). Cette hypothèse, qui est tirée du noyau épistémologique du pragmatisme (la théorie de l’enquête), est un argument décisif en faveur d’une conception élargie de la démocratie15. Du point de vue de l’épistémologie pragmatiste, la démocratie désigne une méthode de prise de décision qui ne peut fonctionner efficacement que si elle est appliquée de manière systématique dans toutes les sphères de la vie personnelle et sociale. Plusieurs idées présentées plus loin se fondent sur cet argument épistémique.
27L’expression « méthode démocratique » ou « méthode de la démocratie » fait référence à au moins trois dimensions différentes. Le premier sens de l’idée de la démocratie comme méthode réside dans l’idée de l’enquête comme méthode de raisonnement utilisée non seulement dans des contextes professionnels et institutionnels, mais aussi dans la vie de tous les jours. Depuis Peirce, qui a affirmé en premier que l’objectif du pragmatisme était d’étendre à toute la société « l’esprit de laboratoire » (laboratory habit of mind), les pragmatistes ont exprimé de diverses manières l’idée que l’émancipation sociale exigeait une diffusion importante des méthodes rationnelles de fixation des croyances. Toute la philosophie de Dewey repose sur cette idée. Il en est de même pour Cooley et sa conception de la place de la discussion et de la délibération dans les groupes primaires. J’examinerai ces idées en détail dans la section consacrée aux habitudes démocratiques.
28La seconde dimension concerne l’application des méthodes expérimentales et faillibles aux problèmes sociaux. Il s’agit d’un thème central dans la tradition pragmatiste, ses auteurs ayant traditionnellement milité en faveur de l’extension des méthodes scientifiques expérimentales à l’analyse et à la résolution des problèmes sociaux. Dewey en particulier a formulé le plus clairement la nécessité d’introduire les méthodes expérimentales en sciences politiques et sociales, et de s’appuyer sur ces connaissances pour concevoir et exécuter des projets de réforme sociale. Dans le sillon pragmatiste, Harold Lasswell s’est saisi du sens révolutionnaire de cette intuition en développant une nouvelle approche de la politique qu’il a appelée les « sciences des politiques publiques » (Policy Sciences)16. Selon cette conception, la tâche de la théorie politique est de « rechercher les moyens de découvrir et de clarifier les répercussions passées, présentes et futures de l’action (ou de l’inaction) collective pour la condition humaine » (Lasswell, 1971, 14). Pour Lasswell, nous avons moins besoin d’une connaissance scientifique de la société que d’une méthode complexe de prise de décision ; la tâche des sciences politiques est donc d’améliorer les processus de prise de décision, plutôt que celle de nous fournir une représentation adéquate de la réalité politique et sociale. Les pragmatistes insistent également sur le rôle crucial des sciences sociales et des médias publics pour améliorer la capacité de la société à prendre en charge ses propres problèmes et favoriser des processus de démocratisation de manière distribuée et participative, c’est-à-dire de manière à mobiliser tous ceux qui sont affectés par les problèmes existants. Les critères de la méthode pragmatiste selon Dewey, Lasswell ou encore Follett résident donc dans une approche contextuelle, une attitude épistémique centrée sur les problèmes et la présence d’une pluralité de méthodes et de perspectives.
29La troisième dimension de l’idée de la démocratie comme méthode concerne les implications épistémiques de l’inclusion sociale et politique17. L’idée générale est que la démocratie est supérieure d’un point de vue épistémique aux autres formes de société car elle parvient à exploiter la diversité et le conflit comme des ressources épistémiques. La démocratie est la forme d’organisation sociale qui réussit le mieux à rendre le conflit productif pour la connaissance, en accordant une valeur positive à la diversité, à l’interaction et au dynamisme. Ainsi, selon cette conception de la démocratie, nous pouvons tirer bénéfice d’un désaccord productif en reconnaissant et faisant usage de la connaissance située et hétérogène des divers agents impliqués dans une situation. Les pragmatistes ont développé des arguments en faveur des avantages épistémiques de l’inclusion sociale à plusieurs niveaux. Dewey, par exemple, a montré comment l’organisation politique d’une société bénéficie de l’inclusion de tous ses membres, tandis que Follett a exploré les bienfaits de l’application de la méthode de la démocratie à la gestion des organisations publiques et privées ; Cooley, quant à lui, a insisté sur la supériorité épistémique des groupes primaires du fait de leur organisation interne horizontale et inclusive18.
30Dans son analyse de la vie organisationnelle, Follett insiste sur la fonction productive du conflit compris comme « l’apparition d’une différence, d’une différence d’opinions, d’intérêts » (Follett, 2003, 1). Ailleurs elle écrit que « lorsqu’ils disent qu’ils veulent éradiquer le conflit, les gens veulent souvent dire qu’ils veulent éradiquer la diversité, mais il est très important de ne pas les considérer comme des équivalents. Nous pouvons souhaiter abolir le conflit, mais nous ne pouvons pas supprimer la diversité. Nous devons faire face à la vie telle qu’elle est et comprendre que la diversité en est la caractéristique essentielle […]. Avoir peur de la différence, c’est avoir peur de la vie elle-même. Il est possible de concevoir le conflit non pas nécessairement comme l’irruption d’incompatibilités destructrices, mais comme un processus normal par lequel des différences ayant une certaine valeur sociale s’expriment pour l’enrichissement de tous les concernés » (Follett, 1924, 300). Une méthode pleinement démocratique de gestion de la vie organisationnelle suppose donc une capacité à rendre le conflit productif au lieu de l’éviter.
31En ce sens, la théorie de la résolution créative des conflits de Follett illustre parfaitement l’approche pragmatiste. Elle fait remarquer qu’« [i]l y a trois façons principales de gérer le conflit : la domination, le compromis et l’intégration » (Follett, 2003, 2). L’intégration est une stratégie créative qui modifie la situation de manière à permettre un accord gagnant-gagnant, et qui se fonde sur le raisonnement abductif peircéen. Il s’agit d’une procédure expérimentale et ouverte. Parce que la solution intégrative ne peut être connue à l’avance, contrairement aux méthodes de la domination et du compromis, une expérimentation est nécessaire, qui modifiera la situation. Follett soutient que « l’intégration exige un ordre d’intelligence plus élevé, une perception et un discernement affûtés et, plus que tout, une inventivité brillante » (Follett, 2003, 18). L’adjectif « démocratique » qualifie une méthode pour gérer les différences et les conflits qui permet de dépasser le conflit sans supprimer les différences. Follett oppose la méthode de la démocratie à la méthode de la domination, qui consiste à supprimer les différences par l’usage de la force, ainsi qu’à la méthode du compromis, qui consiste à tenir les différences pour acquises et à se contenter de négocier la distribution des pertes. La méthode démocratique nécessite non seulement de rejeter l’usage de la force, mais aussi de ne pas simplement considérer les différences telles qu’elles sont comme étant de l’ordre du donné, c’est-à-dire qu’il faut les bousculer, en expérimentant diverses méthodes de résolution des différences (ibid., 6).
La priorité de l’action et de l’autoréalisation
32Le deuxième pilier de la théorie pragmatiste de la démocratie est l’élargissement du concept de démocratie de la dimension de la prise de décision collective à celle de l’action en commun. Les pragmatistes sont connus pour réclamer l’extension des pratiques collaboratives et inclusives de prise de décision dans toutes les sphères de la vie sociale, et ce bien avant les théories participatives et délibératives de la démocratie. Mais on reconnaît rarement que leur contribution à la théorie de la démocratie est allée bien plus loin, notamment du point de vue de l’inscription du moment politique de la décision dans la dimension plus large de l’action en commun. En d’autres termes, lorsqu’ils réclament l’idée de participation, ce que les pragmatistes ont à l’esprit, c’est le fait de prendre part à des activités communes19 plutôt que la simple participation à la prise de décision, car selon eux, la démocratie n’est pas seulement une affaire de prise de décision mais aussi d’action concertée concrète. Aussi importante que soit l’existence d’un espace partagé des raisons, et aussi centrale que soit la méthode de l’enquête pour la théorie pragmatiste de la démocratie, l’impératif de participation s’étend bien au-delà de ces deux aspects pour inclure l’implication concrète dans des pratiques sociales ainsi que l’inclusion au sein d’une pluralité de groupes et d’espaces sociaux. La participation, au sens du verbe anglais to partake dont Dewey se sert souvent, concerne la manière dont les individus vivent ensemble et s’impliquent dans un très large spectre de pratiques normatives, dont la prise de décision ne représente qu’une fraction, aussi importante soit-elle. Comme il le fait remarquer, « [l]a condition essentielle ou caractéristique d’un groupe social est la communication, la participation, le partage, l’interpénétration des significations » (Dewey, 1923, MW15.239). Les pragmatistes considèrent la participation et l’intégration au sein des processus sociaux comme la caractéristique essentielle d’une forme de société démocratique. Ainsi, c’est par la participation directe aux activités plutôt que par l’inclusion au sein des processus de prise de décision que Dewey définit la démocratie comme norme sociale : « Lorsque les conséquences d’une activité conjointe sont jugées bonnes par toutes les personnes qui y prennent part, et lorsque la réalisation du bien est telle qu’elle provoque un désir et un effort énergiques pour le conserver uniquement parce qu’il s’agit d’un bien partagé par tous, alors il y a une communauté » (Dewey, 1927, LW2.328 ; 2005, 243-244). La célébration de la vie communautaire n’est donc pas une forme de nostalgie des formes d’association politique révolues telles qu’on pouvait les trouver dans l’Amérique rurale, mais la traduction concrète de l’idée que la démocratie dénote tout d’abord une unité sociale caractérisée par des schémas d’interaction inclusifs et égalitaires.
33Comme Dewey l’explique dans un texte ultérieur, l’idée même de bien commun ou de communauté politique est directement liée à celle de participation, qu’il explique non pas en termes de participation aux procédures de prise de décision, mais d’inclusion au sein des pratiques sociales : « participer [to partake], c’est prendre part, jouer un rôle. C’est quelque chose d’actif, quelque chose qui engage les désirs et les objectifs de chaque membre participant » (Dewey et Tufts, 1932, LW7.345). En conséquence, il explique ce que signifient les biens collectifs ou communs pour les individus en termes (a) de soutien dans la poursuite de leurs objectifs propres et (b) d’apprentissage par la participation et l’interaction. Ces deux résultats, et en particulier le second, nécessitent l’existence d’une société ouverte et inclusive, car « les individus sont libres de se développer, de contribuer et de partager, seulement si les conditions sociales abolissent les murs du privilège et de la possession monopolistique » (ibid., LW7.348).
34Dès lors, le critère qui permet d’évaluer la qualité démocratique d’une association humaine se compose de deux dimensions qui privilégient l’interaction sociale, à savoir l’étendue et l’intensité des « intérêts partagés par tous les membres » d’une part et le « degré d’interaction et de coopération avec les autres groupes » d’autre part (Dewey, 1916, MW9.89 ; 1990, 129). Dès le début du Public et ses problèmes, Dewey déclare que « [l]’activité en association ou en commun est une condition pour la création d’une communauté » (Dewey, 1927, LW2.330 ; 2005, 246). De fait, le principe associatif est tellement important pour Dewey qu’il va jusqu’à redéfinir les notions politiques de liberté et d’égalité en termes associationistes : la liberté est « le pouvoir d’être un soi individualisé apportant une contribution distinctive et jouissant des fruits de l’association d’une manière qui lui soit propre », et l’égalité « signifie le fait que chaque membre individuel de la communauté prend part sans entrave aux conséquences de son action en association » (ibid., LW2.329 ; 2005, 245).
35Il est donc évident qu’en réduisant la théorie pragmatiste de la démocratie à la dimension discursive, épistémique, procédurale et décisionnelle de la politique, nous laissons de côté des aspects très importants et même essentiels de l’idée d’origine. De nombreux éléments de la conception pragmatiste de la démocratie vont bien au-delà des théories contemporaines post-habermassiennes de la sphère publique. Si les commentateurs contemporains ont reconnu le rôle démocratique des dimensions éthique, imaginative, et esthétique de l’expérience20, jusqu’à maintenant la contribution spécifique de l’action en commun (la participation comme partaking) à la démocratie n’a pas été suffisamment reconnue. Cela peut être en partie expliqué par le rôle extremement influent joué par la théorie de la socialisation de Mead, dû aussi à son incorporation dans la théorie de l’action communicationnelle de Habermas. En effet, tandis que la théorie du soi de Mead accorde une place importante aux mécanismes cognitifs et symboliques dans la formation de l’identité sociale, elle n’écarte toutefois pas complètement le rôle joué par le simple fait d’agir ensemble dans la production des identités sociales21. Si donc le privilège que Cooley et Mead accordent à la dimension symbolique dans le rapport entre soi et société a pu donner lieu à malentendu, pour Dewey cette fonction est principalement remplie par l’action. Selon les mots de Dewey, cela signifie, par exemple, que l’esprit ou le soi est constitué par les « habitudes organisées de réponses intelligentes » (Dewey, 1916, MW9.38 ; 1990, 73) acquises au sein des interactions sociales. L’identité se produit dans l’action et le soi est une propriété émergente de transactions sociales continues. Quelle que soit donc leur position précise sur ce point, les pragmatistes partagent néanmoins une conception externalisée de l’identité personnelle qui explique en grande partie la place qu’ils accordent aux schémas d’interaction sociale.
36Il ne doit donc pas nous surprendre que pour des philosophes qui accordent un rôle central aux habitudes dans la composition de la vie humaine, l’autonomie conçue comme la souveraineté d’un esprit libre sur ses propres actions ne peut pas fournir l’idéal normatif de la politique. S’il est vrai que « les désirs et les convictions personnelles sont fonctions des habitudes et des coutumes » (Dewey, 1927, LW2.336 ; 2005, 258), ce n’est pas en parvenant à une souveraineté intellectuelle ou à une autonomie morale que les situations sociales peuvent être améliorées, mais bien en changeant les habitudes. Les conduites démocratiques trouvent leur source dans des habitudes démocratiques et non dans la faculté de se gouverner soi-même. Suivant cette conception de l’action et de la personne humaines, l’autonomie n’est qu’un aspect – aussi important soit-il – de cette entité complexe et émergente qu’est le soi, car c’est bien à travers l’action sociale que l’identité se forme. La participation à une activité commune, l’implication dans des tâches pratiques, la résolution collaborative de problèmes et l’engagement actif dans des processus d’enquête sociale sont des exemples de pratiques sociales à travers lesquelles le soi se forme. Pour Dewey, les acteurs sociaux au cœur d’une théorie démocratique ne sont pas de simples « sois » : ce sont des « agents ».
37En effet, comme il le remarque à maintes reprises, les individus « désirent participer aux activités des autres et prendre part à des activités communes et coopératives » (Dewey, 1916, MW9.29 ; 1990, 64, traduction modifiée). Cette priorité de la participation implique un changement de perspective radical au sein de la théorie de la démocratie. La compréhension traditionnelle de la démocratie comme régime politique qui permet aux individus d’être les auteurs de leurs propres lois en participant aux processus de prise de décision collective n’est pas rejetée, bien au contraire, mais elle est inscrite dans une vision plus large. Cette conception élargie met au centre l’idée d’une société dans laquelle les citoyens, en tant qu’agents responsables, prennent part à des activités communes et coopératives visant à réaliser des fins partagées. La prise de décision autonome est évidemment incluse dans la participation responsable, mais elle ne l’épuise pas, et la prise de décision autonome sans la participation responsable vide le mode de vie démocratique de sa signification profonde. Nous verrons dans la prochaine section que l’une des conséquences de cette conception est le rôle central accordé par les pragmatistes à l’intégration sociale et au rejet des formes d’autorité asymétriques et hiérarchiques.
38En conformité avec la priorité donnée à l’action sur la prise de décision, les pragmatistes tendent à faire de l’épanouissement personnel plutôt que de l’autonomie le bien individuel qui doit être promu en politique22. Les pragmatistes estiment notamment que l’épanouissement personnel nécessite une implication active au sein de situations où la domination est absente, et où l’action des individus est orientée vers des objectifs partagés. L’argument ne se limite donc pas à la liberté d’agir, mais renvoie également aux opportunités de s’impliquer activement dans des activités qui contribuent à des buts collectifs.
39Si la tradition libérale a justement insisté sur l’inclusion délibérative en tant que droit fondamental, le pragmatisme cherche à aller au-delà d’une simple interprétation juridique de la participation, en soulignant que l’intégration sociale dont une société démocratique a besoin présuppose des formes de participation bien plus complexes. La participation au sens pragmatiste d’inclusion implique de faire partie d’un projet collectif dont on partage les tâches, droits et obligations confondus. En effet, ce n’est qu’à ces conditions que l’individu peut concevoir ses propres actions comme contribuant à des fins partagées. Un tel argument se trouve par exemple au fondement du projet de réforme de la Hull House de Jane Addams23, et il est utilisé par Dewey dans plusieurs contextes pour défendre sa position sur la participation. Mead s’appuie également sur une telle idée lorsqu’il développe sa théorie intégrative du soi social. Dans tous les cas, l’idée de participation n’est jamais confinée au domaine de la politique, ni au simple fait d’être inclus dans les processus décisionnels ; il s’agit plutôt d’une thèse générale portant sur la dimension sociale de la nature humaine. L’une des thèses centrales du pragmatisme classique est en effet l’idée que, puisque nous sommes des êtres sociaux, c’est en participant activement aux activités de groupes ou d’associations comme la famille, les associations volontaires, les corps professionnels ou les communautés politiques que nous nous réalisons. Notre épanouissement personnel en tant qu’individus dépend donc de notre degré d’intégration expressive et fonctionnelle au sein de ces groupes, c’est-à-dire du degré de reconnaissance obtenue au sein du groupe et de notre engagement actif dans les pratiques qui composent la vie de ce groupe. Lorsque notre rôle politique de citoyens se limite à glisser un bulletin de vote dans l’urne tous les cinq ans, nous sommes de fait coupés d’un engagement réel dans la vie collective, et l’action politique – y compris le vote – perd inévitablement son sens. Nous ne sommes plus impliqués dans le destin de la communauté à laquelle nous appartenons, si bien que la politique devient déconnectée de notre forme de vie.
40Cette hypothèse sociale et théorique contraste avec les approches kantiennes de la politique. Il est évident que l’agent humain postulé par le pragmatisme au cœur de sa théorie démocratique n’est pas le citoyen kantien qui se gouverne lui-même et réalise sa nature humaine en acquérant une autonomie morale et cognitive. Pour l’agent politique kantien, le bien politique le plus élevé consiste à être l’auteur des lois auxquelles il est soumis. La priorité de l’autolégislation comme bien politique suprême découle directement de la priorité accordée à l’autonomie sur les autres modes d’expérience dans la philosophie kantienne. L’agent pragmatiste, quant à lui, est un acteur social incarné qui cherche à se réaliser à travers son implication active au sein des activités partagées avec d’autres, des activités qui composent leur forme de vie, plutôt qu’un acteur rationnel qui recherche l’autonomie à travers l’autolégislation.
41La théorie pragmatiste de la démocratie formule donc d’un point de vue politique l’idée d’une primauté de l’action en commun, de la même manière que les théories libérales de la démocratie reprennent l’intuition kantienne de la primauté de l’autonomie en définissant la légitimité démocratique comme autolégislation. Dans l’hypothèse pragmatiste, le bien le plus élevé que la politique est censée délivrer n’est plus défini en termes d’autonomie mais en termes d’interdépendance mutuelle. Par conséquent, en tant que système de coordination sociale, la démocratie doit refléter ce fait. Si « la participation à une activité commune [est] le principal moyen de former une disposition » (Dewey, 1916, MW9.33 ; 1990, 69), les différentes formes de participation sont d’une importance vitale pour définir la qualité de la vie en commun. La démocratisation de la prise de décision n’est, dans cette mesure, qu’un moyen nécessaire mais non suffisant pour réaliser la démocratie.
42Si le but de la politique consiste à permettre l’accomplissement de ce que les êtres humains considèrent comme des biens importants, alors dans une conception kantienne, qui fait de l’autonomie le bien le plus élevé, la tâche de la politique consiste à protéger et à étendre le champ de l’autonomie au sens strict. D’où la tendance de ces philosophies à surcharger d’importance la dimension juridique de l’inclusion, plutôt que sa dimension sociale. Dans une perspective pragmatiste, qui fait de la réalisation du soi social le bien le plus élevé, la tâche de la politique consiste à préserver et à multiplier les opportunités d’interaction sociale qui contribuent à l’épanouissement personnel. L’idée de participation comme « prendre part » (partaking) souligne justement ce fait.
43La participation au sens pragmatiste ne signifie donc pas simplement inclusion dans des processus de décision. Elle ne signifie pas non plus seulement l’implication active au sein de groupes ou d’associations à but social ou politique tel qu’il a été conçu par Tocqueville. Elle renvoie plus largement aux schémas d’interaction sociale généraux qui façonnent une société, comme les relations de genre et de race, les divisions de classe, les interactions entre les habitants d’un quartier, ou aux conditions qui ouvrent ou bloquent l’accès à des espaces sociaux comme les universités, les clubs et les lieux culturels. En effet, le bien le plus élevé selon les pragmatistes réside dans une participation accrue des individus à une pluralité de groupes sociaux avec lesquels ils partagent des intérêts nombreux et variés, qu’ils soient matériels, intellectuels ou esthétiques (Dewey, 1916, MW9.89 ; 1990, 129). Partager des intérêts signifie et nécessite non seulement d’être inclus dans les décisions concernant la gestion de ces intérêts, mais aussi de participer concrètement aux activités qui contribuent à leur réalisation, en ayant un accès entièrement libre aux espaces sociaux et aux situations où ces intérêts sont poursuivis en commun. Le fait d’avoir un intérêt commun signifie faire des choses avec d’autres personnes : « pour posséder un grand nombre de valeurs en commun, tous les membres du groupe doivent avoir une chance égale de prendre et de recevoir, de partager des entreprises et des expériences très diverses » (Dewey, 1916, MW9.90 ; 1990, 130). Par conséquent, une société démocratique est une société qui rend le plus grand nombre d’expériences sociales accessible au plus grand nombre d’individus, une société qui fait appliquer ce qu’Elizabeth Anderson a appelé un impératif d’intégration (Anderson, 2010).
44Les schémas d’interaction et les formes de vie commune qui empêchent la circulation des expériences et l’émergence d’intérêts partagés sont donc antidémocratiques selon cette conception spécifiquement sociale de la démocratie. Je pense ici à trois types de phénomènes : (1) la division en classes sociales fondée sur l’asymétrie et les privilèges matériels et culturels (la persistance de l’Ancien Régime) ; (2) les relations autoritaires fondées sur une asymétrie de pouvoir, et (3) l’autoségrégation de groupe fondée sur la protection des intérêts matériels ou symboliques. Or, il faut constater que les piliers de la démocratie classique que sont le suffrage universel, la séparation des pouvoirs, l’état de droit, les droits politiques, civils et sociaux et les autres institutions principales de la politique démocratique n’ont qu’un impact limité sur ces trois dimensions. Autrement dit, que la politique démocratique formelle telle que nous la connaissons ne dispose pas d’instruments appropriés pour lutter contre les tendances à la reproduction des schémas d’interaction et de formes de vie commune antidémocratiques. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous devons privilégier une conception sociale de la démocratie plutôt qu’une conception purement politique. La tendance à la fermeture sur soi des groupes sociaux est pour les pragmatistes une tendance quasiment indéracinable des sociétés humaines, qui appelle donc à des mécanismes de correction continuels. Dewey, Mead, Addams et les autres pragmatistes associent de manière stricte la notion de progrès social (et donc de démocratie) à l’abolition progressive des distances sociales : « Dans l’histoire de l’humanité, toute ère de progrès a coïncidé avec la mise en œuvre de facteurs qui tendaient à supprimer les distances entre des peuples et des classes autrefois séparées les uns des autres » (Dewey, 1916, MW9.92 ; 1990, 132). La critique que fait Anderson des épistémologies sociales autoritaires s’appuie précisément sur cet argument pragmatiste pour critiquer les modèles d’organisation sociale qui créent et renforcent la séparation entre les groupes sociaux, rendant impossible ces expériences sociales partagées qui seules peuvent donner lieu à une compréhension et à un respect mutuels. Comme elle l’explique en référence à l’exemple historique de l’esclavage, la possibilité même de formes d’organisation sociale autoritaires et antidémocratiques repose sur des formes d’isolation sociale, qu’elles tendent à reproduire, lesquelles renforcent à leur tour l’injustice et l’exclusion (Anderson, 2016). Ce qui est antidémocratique dans cette forme de vie, ce n’est pas seulement l’exclusion de certains groupes des processus de prise de décision, mais c’est aussi, de manière plus radicale, leur exclusion de formes d’expérience sociales importantes et l’absence de formes partagées d’action commune.
45Il n’est donc pas surprenant que Dewey ait pu fonder sa théorie normative de la démocratie sur les deux facteurs suivants : « Le premier implique non seulement l’accroissement et la diversification des intérêts partagés en commun, mais aussi l’attribution d’un rôle plus important aux intérêts mutuels dans la conduite de la vie sociale. Le second implique non seulement une interaction plus libre entre les groupes sociaux (autrefois isolés dans la mesure où une intention pouvait maintenir une séparation), mais un changement dans les habitudes sociales – leur rajustement continu provoqué par l’obligation de faire face à de nouvelles situations créées par la diversification des relations. Et ces deux traits sont précisément ceux qui caractérisent la société démocratiquement constituée » (Dewey, 1916, MW9.92 ; 1990, 133). Ces deux facteurs soulignent le rôle de l’engagement social dans l’épanouissement individuel aussi bien que collectif.
Le fondement de l’ontologie sociale de la démocratie
46Le troisième pilier qui se trouve au cœur de la conception pragmatiste de la démocratie est, comme déjà annoncé, une ontologie sociale de type interactionniste. Telle que je la conçois, « l’ontologie sociale » décrit les traits généraux de la vie sociale, en identifiant ses principaux éléments constitutifs et en expliquant la manière dont les propriétés sociales sont générées. L’ontologie sociale pragmatiste est interactionniste dans la mesure où elle postule que les interactions sociales constituent la structure élémentaire de la vie sociale24. En d’autres termes, elle affirme que les interactions sociales donnent forme à la fois au caractère des individus et aux structures sociales. Dewey explique que « le comportement associé ou conjoint associated or conjoint behavior est une caractéristique universelle de toutes les existences » (Dewey, 1928, 161), et que toute réalité sociale est le produit d’activités transactionnelles (Dewey et Bentley, 1949). L’ontologie sociale de Dewey trouve son « point de départ [dans] le fait de l’association et de l’éventail des associations comme déterminant les “degrés de la réalité” » (Dewey, 1928, 163). Autrement dit, le monde social est essentiellement constitué non pas d’individus ni de structures sociales, mais d’interactions sociales qui se stabilisent à travers la formation d’habitudes individuelles et d’institutions sociales. Cette approche de l’ontologie sociale était partagée par un grand nombre de philosophes et de sociologues pragmatistes de cette époque, donnant lieu à une véritable « manie de l’association » (Clemens, 1997, 37). Les pragmatistes ont décrit leur ontologie sociale à l’aide d’une pluralité de termes qui se réfèrent tous à la nature transitoire et continue des faits sociaux, ainsi qu’à leur fonction génératrice : le processus (Cooley, 1918), l’association (Dewey, 1928), l’interaction (Mead, 1934), la transaction (Dewey et Bentley, 1949), le « ongoing concern » (Hughes, 1984).
47Traduite en termes normatifs, l’intuition de base qui réside au cœur de la conception sociale pragmatiste de la démocratie est que la démocratie désigne un mode de vie en commun spécifique, normativement caractérisé par sa capacité à maximiser les opportunités de coopération et d’intégration dans différentes sphères de la vie sociale (engagement social), dans des conditions de parité relationnelle et d’autorité inclusive. Ce mode de vie en commun peut être caractérisé de manière plus spécifique en termes (a) d’habitudes démocratiques, (b) de schémas d’interaction sociale démocratiques, et (c) de formes démocratiques d’organisation institutionnelle. D’un côté, les habitudes individuelles stabilisent la conduite humaine et se fondent en habitudes collectives, qui deviennent des schémas d’interaction sociale. D’un autre côté, les formes d’organisation peuvent être considérées comme les instances matérialisées des schémas d’interaction sociale et contribuent à leur tour à la formation d’habitudes individuelles. Ces trois niveaux sont en constante interaction et s’influencent mutuellement (principe de congruence).
48Le statut ontologique des habitudes, schémas d’interaction et formes d’organisation peut s’interpréter de deux manières, toutes deux en accord avec la théorie pragmatiste. La première interprétation, privilégiée ici, consiste à les voir comme les principes qui donnent forme à la réalité sociale et la structurent, si bien que le fonctionnement des unités sociales peut être décrit et expliqué en référence à ces principes. La seconde interprétation consiste à les voir comme des couches ou des strates qui composent la société, depuis sa constitution sociologique au niveau de la vie de famille jusqu’aux architectures institutionnelles les plus sophistiquées. D’un point de vue normatif, la différence est négligeable. Dans le premier cas, en se référant aux habitudes, aux schémas d’interaction sociale et aux formes d’organisation institutionnelle, on parlera alors de principes démocratiques. Dans le second cas, l’adjectif « démocratique » s’appliquera plutôt aux strates ou couches de la vie sociale organisée conformément aux principes normatifs de (a) la parité relationnelle, (b) l’autorité inclusive, et (c) l’engagement social, identifiés plus tôt. Les pragmatistes n’ont pas véritablement développé d’ontologie sociale de la démocratie sous une forme complète, et ils n’ont pas non plus clairement différencié ces deux interprétations. Dans leurs écrits, les deux perspectives s’entremêlent constamment, s’entrecroisant sans cesse.
49Nous avons vu que dans leurs écrits sociologiques, pédagogiques, éthiques et politiques, les pragmatistes font référence à la démocratie comme à une « méthode » ou un « principe » d’association humaine. En même temps, ils appliquent constamment le terme « démocratie » à un grand ensemble d’unités sociales, recouvrant la totalité de la vie sociale, depuis les interactions sociales informelles et quotidiennes jusqu’aux institutions politiques formelles très structurées constituant la sphère politique des démocraties constitutionnelles modernes. Par exemple, lorsque Follett prétend que le but de la démocratie consiste à remplacer la « logique de la foule » par la « logique du groupe », elle demande que la démocratie en tant que principe d’organisation normatif et abstrait puisse être appliqué à n’importe quel type d’association secondaire. Lorsque Cooley affirme quant à lui que les groupes primaires sont organisés selon des principes démocratiques, il a en tête à la fois la démocratie en tant que principe d’interaction sociale abstrait et la démocratie en tant que mode de fonctionnement concret des groupes sociaux comme la famille ou le groupe d’amis.
50L’idée normative fondamentale formulée dans les écrits pragmatistes est donc simple et claire. Pour qu’une société puisse être appelée « démocratique », les habitudes individuelles, les interactions humaines et les organisations (qui ne comprennent pas que les institutions politiques formelles) doivent se conformer à quelques prérequis normatifs élémentaires relatifs à la manière dont les êtres humains vivent ensemble. Démocratie est donc un prédicat gradué : chaque société est plus ou moins démocratique selon sa plus ou moins grande capacité à faire appliquer avec constance les principes démocratiques au sein de toutes les strates de la vie sociale. De plus, lorsqu’elles stabilisent les interactions sociales, les habitudes et les institutions ont inévitablement tendance à rigidifier les schémas d’interaction sociale, et conduisent ainsi à des situations de désajustement qui finissent par engendrer des conflits. C’est ce qui explique pourquoi la démocratie, selon les pragmatistes, ne désigne pas un état stable mais une condition d’ajustement perpétuel et de réforme permanente. Nous ne devons pas oublier que ce ne sont pas les individus, les groupes et les organisations qui constituent les composants de base de l’ontologie sociale pragmatiste (comme il est de coutume dans les théories politiques qui endossent des conceptions substantialistes de l’ontologie), mais les habitudes, les interactions et les formes d’association. Ces catégories font partie d’une ontologie relationnelle et désignent des éléments bien moins stables que des substances ontologiques, et bien plus dépendants des contextes concrets d’interaction située25.
51En tant que concept social, la démocratie désigne un mode d’organisation sociale dans lequel un ensemble spécifique d’habitudes s’intègre dans des formes particulières d’interaction sociale, tout cela dans le cadre structurel d’institutions sociales, lesquelles sont également organisées selon les trois principes démocratiques évoqués à plusieurs reprises. Ces trois dimensions sont en constante interaction, si bien que la qualité spécifiquement démocratique d’un agrégat social trouve sa source dans les effets mutuels positifs générés par ces interactions. Aucune de ces dimensions, prise isolément, n’est suffisante pour qu’un régime démocratique puisse exister à proprement parler. Cet ensemble complexe d’habitudes, d’interactions et de formes d’association constitue donc le premier référent d’une théorie pragmatiste de la démocratie. Je vais maintenant les présenter plus en détail.
L’éthos démocratique
52L’idée selon laquelle la démocratie décrit une forme de société ou un mode de vie particuliers s’incarnant dans un éthos spécifique traverse toute la tradition pragmatiste. Tandis que l’idée d’un lien constitutif entre le caractère individuel et le corps politique n’est pas neuve, l’originalité du pragmatisme se trouve dans le fait de construire ce lien à partir du concept d’habitude. L’idée d’éthos démocratique est donc reformulée dans les termes d’une théorie de dispositionnelle de l’action centrée sur les habitudes. Compte tenu de leur fonction générale dans l’explication du comportement et, plus généralement, dans l’explication de la manière dont les individus s’intègrent dans une unité sociale, les habitudes jouent un rôle privilégié dans le cadre d’une théorie sociale de la démocratie, en raison de leur capacité à donner forme aux interaction sociales. Si l’adjectif « démocratique » désigne un mode d’interaction humaine (et donc un attribut des relations humaines), les pragmatistes font de sa structuration à travers les habitudes un fait théorique premier. L’existence d’une société démocratique dépend, dès lors, d’un ensemble particulier d’habitudes ou d’une combinaison spécifique d’habitudes génériques.
53La référence à la notion d’habitude implique que les pragmatistes conçoivent l’éthos comme un concept appartenant à la théorie de l’action plutôt qu’à la théorie morale. Je ne répéterai pas dans cette section les arguments expliquant la différence entre l’habitude et la routine qui sont désormais classiques au sein du courant pragmatiste26. Il suffira de dire ici que, en tant que concept lié à l’action, la notion d’habitude incorpore des éléments critiques et réflexifs. Elle vise à expliquer l’action comme un processus qui repose sur des routines stabilisées, lesquelles sont constamment ajustées aux circonstances par l’intégration des réponses de l’environnement. James, dans son ouvrage monumental Précis de psychologie (James, 2003), Dewey dans son anthropologie philosophique (Dewey, 1922) et Mead dans sa psychologie sociale (Mead, 1934) se sont tous les trois longuement appliqués à expliquer que l’action humaine reçoit sa texture d’une dimension habituelle qui, loin d’être seulement passive et routinière, peut s’appuyer sur des ressources conscientes dans l’action.
54L’éthos démocratique désigne les caractéristiques individuelles qui doivent être diffusées au sein d’une communauté politique pour qu’une démocratie puisse se développer et se réaliser. La grammaire des habitudes détient un avantage sur les autres grammaires morales ou politiques car les habitudes, grâce à leur constitution pratique, font directement référence à l’action. Alors que l’idée d’une relation causale entre les valeurs morales et l’action sociale est fort problématique, la notion d’habitude permet d’établir un lien causal conceptuellement plus solide avec la réalité sociale. En comparaison avec les grammaires de la vertu et du caractère, la notion d’habitude met l’accent sur l’interaction entre les individus et leur environnement social, ainsi que sur leur dépendance mutuelle : les habitudes désignent des dispositions à agir acquises à travers des interactions et stabilisées par des institutions sociales, et en même temps, du fait de leur plasticité, elles permettent aussi d’expliquer les transformations de la société.
55L’originalité de l’approche pragmatiste de la politique démocratique s’apprécie d’autant mieux lorsqu’elle est comparée à d’autres approches qui mettent en avant l’importance politique des vertus. La conception libérale classique de la politique, par exemple, propose une analyse individualiste du citoyen démocratique fondée sur les valeurs de l’autonomie et de la tolérance (Macedo, 1990), tandis que la tradition républicaine est davantage centrée sur une conception de la citoyenneté démocratique basée sur la vertu civique de la renonciation à soi (Maynor, 2003). Dans les deux cas, ces traditions mettent l’accent sur les caractéristiques individuelles qui poussent les agents à dépasser leur égoïsme premier pour privilégier la poursuite du bien public. Ces grammaires politiques supposent donc une séparation première entre les domaines public et privé, et tendent à concevoir la moralité comme un ensemble d’inclinations qui forcent les gens à mettre de côté leurs préoccupations privées pour agir au nom du bien commun. Ces deux présupposés sont aussi problématiques l’un que l’autre. Le pragmatisme politique ne présuppose aucun des deux, puisque son anthropologie fondée sur l’habitude intègre de façon satisfaisante les dimensions privée et publique de la vie en commun. Alors que les conceptions libérale et républicaine mettent l’accent sur des caractéristiques individuelles particulières, la conception pragmatiste insiste sur la dimension interactive des habitudes, c’est-à-dire des habitudes en tant qu’elles sont signifiantes et effectives en référence au contexte social dans lequel elles se déploient. Comme l’explique Dewey, « la conduite est toujours partagée », dans la mesure où « pour que la discussion morale ait une base rationnelle, nous devons commencer par reconnaître que les fonctions et les habitudes sont des manières d’utiliser et d’incorporer l’environnement, dans lesquelles ce dernier a autant son mot à dire que les premières » (Dewey, 1922, MW14.15-16). Plus que l’éducation, c’est l’action socialement située qui façonne les habitudes. Les habitudes ne sont pas formées une fois pour toutes, mais s’ajustent constamment aux demandes des situations. La grammaire des habitudes est en accord avec une conception de l’individu comme agent socialement situé plutôt que comme sujet, et avec l’idée que les individus ne sont pas des substances isolées mais le résultat d’interactions continues avec la pluralité des environnements naturels et sociaux dans lesquels ils vivent. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il y une corrélation directe entre les trois principes qui structurent l’ontologie sociale pragmatiste.
56Tandis que les pragmatistes n’ont jamais établi une véritable liste des différentes habitudes démocratiques, il est néanmoins possible de grouper les exemples qu’ils invoquent le plus souvent en trois catégories, selon la dimension comportementale à laquelle elles font référence, à savoir coopérative, épistémique ou réflexive. Le premier groupe d’habitudes inclut celles qui favorisent les interactions coopératives et les pratiques non violentes de résolution des conflits. Comme l’historien James Kloppenberg l’a récemment fait remarquer, dans les débats contemporains sur la démocratie, « nous avons tendance à oublier l’éthique démocratique de la réciprocité, qui était une évidence pour les générations précédentes, ce qui nous laisse avec une faible appréciation de la signification et du potentiel de la vie démocratique » (Kloppenberg, 2016, 12). Les habitudes de coopération désignent précisément cette dimension éthique contenue dans l’idée de démocratie. Nous pouvons voir cette idée au travail dans la citation suivante de Dewey : « La démocratie est la conviction que, même si les besoins et les fins ou conséquences diffèrent d’une personne à une autre, l’habitude de la coopération amicale – qui peut inclure, tout comme dans le sport, une part de rivalité et de compétition – est en soi un ajout inestimable à la vie. Soustraire autant que possible chaque conflit qui surgit – comme c’est inévitable que cela arrive – de l’atmosphère et du terrain de la force et de la violence comme seule solution, pour l’amener dans la sphère de la discussion et de l’intelligence, c’est traiter ceux qui sont en désaccord avec nous (même profondément) comme des gens de qui nous pouvons apprendre, et, par là même, comme des amis » (Dewey, 1939a, 228). Les habitudes de coopération prennent en compte notre dépendance mutuelle, au lieu de mettre l’accent sur l’indépendance et l’autonomie, afin d’incorporer la société dans notre propre identité. La théorie de la résolution des conflits de Follett est construite de manière similaire à partir d’une théorie des habitudes démocratiques au cœur de laquelle se trouve la capacité à s’engager dans un processus de résolution des conflits en utilisant ce qu’elle appelle les stratégies « intégratives » de résolution des problèmes (Follett, 1924, chap. 4). Follet critique la tendance à faire de la négociation et du compromis les seules alternatives à la violence et à la domination, en montrant que la négociation et le compromis, tout en étant supérieurs à la violence et à la domination, sont toujours des pis-allers, comparés aux stratégies coopératives basées sur des méthodes abductives de définition et de résolution des problèmes. Elle insiste également sur la nécessité d’apprendre de telles habitudes coopératives et souligne leur rôle important dans le façonnement des interactions humaines à tous les niveaux de la vie sociale, en particulier sur le lieu de travail. Les habitudes coopératives supposent une certaine orientation vers l’action sociale ainsi qu’une priorité donnée au bien commun, mais elles supposent également une ouverture cognitive et une capacité à gérer l’incertitude. En effet, les solutions intégratives sont en général difficiles à trouver, et nécessitent que tous les participants s’impliquent dans des processus d’enquête collective.
57De la même manière, Lasswell, l’un des rares philosophes de l’après-guerre à s’être penché de manière systématique sur la question du caractère démocratique, définit le caractère démocratique en termes de « maintien d’un égo ouvert et non fermé » (Lasswell, 1951, 495), et plus généralement comme l’ensemble des traits soutenant la communauté démocratique, qu’il définit comme une forme d’organisation sociale « dans laquelle la dignité humaine est réalisée en théorie et en fait » (Lasswell, 1951, 473), caractérisée « par une participation large plutôt que restreinte à la formation et au partage des valeurs » (ibid., 474) – une définition typiquement pragmatiste de la démocratie. Lasswell souligne la dimension coopérative de l’éthos démocratique plutôt que sa dimension épistémique et décisionnelle. La dimension d’inclusion sociale, c’est-à-dire l’habitude d’interagir avec d’autres individus sans faire jouer leur statut social, est particulièrement importante pour Lasswell : « une telle personne transcende la plupart des catégories culturelles qui divisent les êtres humains, et saisit l’humanité commune au-delà des classes et même des castes à l’intérieur d’une même culture, et dans le monde entier, par-delà la culture locale » (ibid., 495-496).
58L’éthos démocratique exige une ouverture et une orientation potentiellement cosmopolites, comme l’ont montré d’autres pragmatistes comme Charles Cooley, Jane Addams et George H. Mead. Le cosmopolitisme désigne ce que Hannah Arendt a appelé « mentalité élargie », c’est-à-dire la capacité de se projeter au-delà du cercle limité des proches pour partager des positions et des idées avec des groupes sociaux plus larges. En plus du cosmopolitisme, le pluralisme est mis en avant comme une condition qui encourage les attitudes coopératives au cœur des formes démocratiques d’interaction sociale. Les enquêtes empiriques de Lasswell sur le comportement politique, inspirées par le pragmatisme, sont en accord avec l’idée pragmatiste selon laquelle le fait de prendre part à la vie sociale et de partager des valeurs communes est prioritaire par rapport à la participation aux processus de prise de décision. Lasswell définit le caractère démocratique comme « caractérisé par des valeurs multiples [multi-valued], au lieu d’une seule valeur, et disposé à partager plutôt qu’à accumuler et à monopoliser » (ibid., 497-498). L’accent mis par Follett sur l’intégration, l’insistance de Dewey sur la priorité de l’action en commun et la conception meadienne du soi participent tous trois à la description du même ensemble d’habitudes démocratiques, dans des termes à chaque fois légèrement différents et toutefois convergeants. Les habitudes coopératives sont particulièrement importantes car elles déterminent la possibilité de construire des schémas d’interaction sociale basés sur l’inclusion plutôt que sur l’exclusion. Elles sont au fondement de la dimension sociale de la démocratie comprise comme une forme de vie commune.
59La seconde dimension des habitudes démocratiques soulignée par les pragmatistes est épistémique. La volonté et la capacité d’un individu à fixer ses croyances en suivant la méthode expérimentale plutôt que d’autres méthodes non rationnelles d’apprentissage forment un élément central de l’éthos démocratique. Lorsque Dewey, par exemple, définit la démocratie comme une idée morale, il ne pense pas à l’idéal kantien ou religieux du respect ou de la dignité humaine, mais plutôt à une éthique de l’enquête scientifique, qu’il appelle également « morale scientifique », signifiant par là « l’extension des qualités qui définissent l’attitude scientifique » (Dewey, 1939, LW12.170-171). Les habitudes épistémiques sont d’une importance telle pour l’éthos démocratique que « le futur de la démocratie ne fait qu’un avec la diffusion de l’attitude scientifique » (Dewey, 1939b, LW13.169). L’insistance sur la dimension épistémique de la démocratie est devenue un argument classique de la tradition pragmatiste, depuis la défense de Peirce en faveur d’une diffusion générale de « l’esprit de laboratoire », et s’inscrit dans la continuité du mouvement des Lumières et de sa foi dans le pouvoir émancipateur de la raison. Cette interprétation épistémique de la démocratie est cependant très éloignée des interprétations rationalistes de la démocratie que nous avons l’habitude de rencontrer dans les écrits de philosophie politique contemporaine. Comme le fait remarquer Richard Bernstein dans sa critique de la théorie discursive de la démocratie de Jürgen Habermas, l’idée même de purifier la théorie démocratique de son éthos était malavisée, puisque les présupposés pragmatiques qui sous-tendent la rationalité communicationnelle ne sont pas purement linguistiques. Cela ne veut cependant pas dire que Bernstein souhaite réintroduire des principes éthiques dans la théorie politique. En effet, le type d’habitudes qu’il a à l’esprit concerne plutôt les pratiques discursives à travers lesquelles s’exerce la rationalité communicationnelle. Autrement dit, l’idée d’un éthos démocratique n’implique pas nécessairement la postulation de vertus morales ou politiques au sens prôné par le républicanisme. Le premier engagement d’un éthos démocratique fait référence à ce que Dewey et Follett ont appelé « la méthode de la démocratie », et inclut toutes les prédispositions et les attitudes requises par la pratique de la délibération en commun. Comme l’explique Bernstein, « le débat démocratique, idéalement, suppose de bien vouloir écouter et évaluer les opinions de ses opposants, en respectant les idées des minorités, en avançant des arguments de bonne foi pour défendre ses convictions, et en ayant le courage de changer d’avis lorsque l’on se trouve confronté à de nouvelles preuves ou à de meilleurs arguments. Une telle pratique du débat démocratique suppose bien un éthos. Si un tel éthos est bafoué ou méprisé, le débat devient alors superficiel et absurde. On peut même dire que la pratique du débat dans un régime politique exige la transformation et l’appropriation démocratiques des vertus classiques : sagesse pratique, justice, courage et modération. Les versions démocratiques de ces vertus sont requises pour pouvoir participer à un débat démocratique » (Bernstein, 1996, 1131).
60L’habitude de prendre des habitudes (« the habit of taking habits ») désigne le troisième type d’habitude requis par la vie démocratique. William I. Thomas, un sociologue de Chicago inspiré par le pragmatisme, a remarqué que « l’habitude du changement » (une variante terminologique de « l’habitude de prendre des habitudes » de Peirce) est une caractéristique essentielle de la vie moderne et de la démocratie : « cela signifie au fond que la liberté d’action et la protection raisonnable de celle-ci garantissent une plus grande invention, dans tous les sens du terme, et une augmentation conséquente du pouvoir des individus » (cité dans Kilpinen, 2000, 244). Les pragmatistes font appel à la plasticité humaine pour expliquer comment une société démocratique fait face au défi du changement social. Puisque la démocratie désigne une manière particulière d’orienter la vie collective, elle doit également mettre en œuvre des stratégies sociales qui visent à modifier les habitudes en accord avec ses propres principes de base. Mais cela veut aussi dire que les stratégies collectives de formation de l’identité telles qu’elles ont été développées par les régimes totalitaires en sont exclues. Au lieu d’inculquer ces habitudes par le moyen de la pression sociale, une société démocratique doit mettre à la disposition des citoyens des outils leur permettant de s’ajuster de manière indépendante aux circonstances changeantes. Autrement dit, chez les citoyens des sociétés démocratiques, le fait d’acquérir de nouvelles habitudes ou de changer ses habitudes doit devenir une seconde nature.
61Tout comme d’autres importants théoriciens sociaux de leur époque, les pragmatistes avaient conscience que l’avènement de la modernité exigerait de nouvelles habitudes d’interaction sociale, et en particulier l’adoption d’une structure comportementale plus flexible, fondée sur une attitude réflexive et critique à l’égard de ses propres habitudes de pensée et d’action. Les pragmatistes ont très tôt observé le phénomène d’accélération sans précédent que connaissaient les sociétés modernes, qui exigeait des individus l’adoption d’une attitude réflexive accordant une plus grande place au doute et à l’incertitude27. Bien plus que leurs collègues européens, les pragmatistes ont également développé une réflexion sur la manière dont la société devait s’organiser afin de relever ces défis, sa démocratisation constituant une partie de la réponse. Les théoriciens sociaux américains furent parmi les premiers à percevoir l’une des tendances majeures engendrées par la modernité, à savoir la fréquence et l’intensité avec laquelle des groupes humains aux normes différentes entraient en relation. Des systèmes normatifs autrefois isolés et fermés se sont mis à interagir, ce qui a eu pour conséquence l’émergence de plus en plus fréquente de conflits : « la mobilité envahit la société. La guerre, le commerce, les voyages, la communication, les contacts avec les pensées et les désirs d’autres classes, les nouvelles inventions dans l’industrie, perturbent la distribution habituelle des coutumes. Les habitudes congelées se mettent à fondre, et une inondation emporte dans un seul flot ce qui était jadis séparé » (Dewey, 1922, MW14.59). Dans un tel contexte, la possibilité même de vivre ensemble nécessite bien plus que les vertus libérales de la tolérance et du respect. Et ce sont plus particulièrement les habitudes de second ordre qui peuvent permettre aux individus de faire face à un nombre sans précédent de conflits moraux, tout en réconciliant leur autonomie avec les changements sociaux.
62L’importance accordée par les pragmatistes à la créativité de l’agir28 fait ainsi partie d’une stratégie théorique visant à réconcilier deux tendances : d’un côté, la nécessité d’inventer de nouveaux moyens de faire face à un environnement changeant, et d’un autre côté, la réduction du poids des contraintes sociales sur l’action individuelle dans une société démocratique où les individus sont libres de choisir leur vie, et donc d’échouer. L’exigence d’une amélioration des habitudes réflexives, ainsi que la diffusion de ce que Peirce appelait « l’esprit de laboratoire », constituent donc des ingrédients essentiels de la conception pragmatiste de la démocratie sociale, et ce non seulement parce que la vie moderne est caractérisée par un degré sans précédent de complexité et d’incertitude épistémiques, mais aussi parce que les individus doivent trouver par eux-mêmes la manière la plus appropriée de traiter ces problèmes. Ces deux conditions représentent un fardeau très lourd pour les individus, celui du devoir de réformer leurs propres croyances et habitudes, et de faire face à des habitudes et à des croyances différentes des leurs. La possibilité même d’une société démocratique dépend du bon exercice de cette habitude de second ordre qu’est l’habitude de prendre des habitudes.
63La distinction entre les habitudes de premier ordre et de second ordre est donc très importante pour la théorie de la démocratie. Comme Dewey et d’autres représentants du mouvement progressiste et pédagogique de l’époque l’ont très justement remarqué, la plupart des individus ne possèdent pas les habitudes réflexives nécessaires pour faire face à cette nouvelle société, et leur formation constitue donc l’une des missions les plus importantes de l’État moderne. Dewey a notamment remarqué que l’un des défauts majeurs du système éducatif libéral consistait précisément à renforcer les inégalités sociales et économiques en promouvant le développement d’habitudes différentes selon la classe sociale d’appartenance. Alors que les élites recevaient une éducation qui leur permettait de développer les habitudes de second ordre dont ils avaient besoin pour faire face aux nouvelles circonstances de la vie moderne, les classes défavorisées – lorsqu’elles recevaient une éducation – apprenaient à développer des routines répétitives qui ne laissaient aucune place à la réflexion ou à l’autocritique. Selon Dewey, cette pratique de formation des habitudes qui se fonde sur les distinctions entre les classes sociales a des conséquences importantes d’un point de vue politique, au-delà du fait évident que les membres des classes inférieures sont ainsi dès le départ destinés à des occupations ne laissant aucune place à l’exercice de l’intelligence et de la créativité. Pour des pragmatistes comme Addams, Mead, Cooley et Dewey, les implications politiques de ce système éducatif sont beaucoup plus diffuses et profondes : dans une société en proie à un changement de plus en plus rapide, les membres des classes inférieures n’ont pas eu l’occasion de former les habitudes de second ordre qui seules leur auraient permis de modifier leurs habitudes de premier ordre afin de s’ajuster aux circonstances changeantes. Par conséquent, la capacité à réagir de manière créative aux circonstances inattendues, à former de nouvelles valeurs, à interagir avec des individus venant de mondes différents était réservée aux classes sociales plus élevées. Pour Dewey, une société dans laquelle certaines personnes n’apprennent que des habitudes répétitives, tandis que d’autres sont formées pour exercer des habitudes intelligentes, est une société dans laquelle « la démocratie sera nécessairement pervertie dans sa réalisation » (Dewey, 1922, MW14.52).
Les schémas d’interaction démocratiques
64Le deuxième principe de l’ontologie pragmatiste de la démocratie concerne les schémas d’interaction sociale. L’attention accordée par les pragmatistes aux schémas d’interaction sociale s’inscrit dans une grammaire sociologique fort répandue dans la théorie sociale américaine de cette époque, à laquelle Cooley et Mead ont contribué en apportant une analyse socio-théorique plus sophistiquée, et Dewey un fondement philosophique plus abstrait. Les théories associationistes de la vie sociale assignent aux interactions sociales plutôt qu’aux propriétés subjectives (les préférences, les intérêts) ou aux traits structurels le statut de fait élémentaire de la vie sociale29. En toute cohérence, les pragmatistes estiment que l’adjectif « démocratique » pourrait et devrait être prédiqué tout d’abord des interactions humaines ordinaires, lorsqu’elles sont conformes à certains prérequis normatifs.
65Bien que Dewey et Mead aient tout deux longuement étudié la structure interactionnelle et transactionnelle de la vie sociale, et que toute la tradition de l’école de Chicago en sociologie ait donné lieu à des descriptions riches et variées des nouvelles formes d’association, c’est probablement Charles Cooley qui a analysé le plus clairement les implications de l’interaction sociale pour une théorie sociale de la démocratie. Cooley définit explicitement la société en termes associationnistes. Dans ses analyses, la socialité en tant que trait distinctif de toutes les manifestations humaines s’exprime à travers trois propriétés interdépendantes : l’organisation, la connexion, la communication. L’idée d’association exprime la priorité de cette structure relationnelle. Selon ce paradigme associationniste, la vie sociale se définit par la nature et la qualité des relations qui lient les membres de la société entre eux, plutôt que par la nature de ses constituants élémentaires (individualisme) ou de ses structures constitutives (structuralisme, institutionnalisme). Pour Cooley, la socialité se caractérise essentiellement par l’interaction et l’influence réciproque de différentes parties intégrées et organisées, en particulier par le biais d’échanges communicationnels. Ainsi, l’organisation, l’interaction et l’influence réciproque définissent la structure de base de tous les phénomènes sociaux. L’adjectif « social », en ce sens, ne désigne pas la caractéristique structurelle et permanente d’une unité sociale mais des interactions continues au travers desquelles des équilibres temporaires sont sans cesse atteints, maintenus et transformés.
66Comme Dewey et les autres théoriciens sociaux pragmatistes de son temps, Cooley veut fonder son concept de démocratie sur le fait primaire des relations en face à face. La priorité de l’interaction en face à face n’a rien à voir avec la vision romantique de la démocratie comprise comme une forme d’association humaine consensuelle et sans aucun conflit. Cette priorité exprime bien plutôt une intuition psycho-sociale fondamentale, que la psychologue Sherry Turkle formule ainsi : « c’est lorsque l’on voit le visage des autres et que l’on entend la voix des autres que nous devenons le plus humain les uns pour les autres » (Turkle, 2015, 23). Cooley anticipe une grande partie de la recherche contemporaine sur ce sujet lorsqu’il propose d’examiner la démocratie en commençant par une explication des interactions humaines caractéristiques des groupes premiers, au lieu d’étudier les cercles d’interaction plus larges dans les espaces publics.
67Les groupes primaires, définis comme « ceux qui se caractérisent par des associations et des coopérations intimes en face à face » (Cooley, 1909, 23), sont les composants de base de la vie sociale, et ce en trois sens : (a) ce sont les formes primaires d’interaction sociale, et les plus simples ; (b) ils constituent la forme de vie sociale dans laquelle les êtres humains apprennent les schémas d’interaction sociale élémentaires, qu’ils répliqueront ensuite dans d’autres contextes sociaux, et (c) ils incarnent la norme que toutes les autres formes de vie sociale devraient essayer de réaliser. Étant donné leur fonction normative, les groupes primaires ont un rôle particulièrement important dans la pensée politique de Cooley, et plus spécifiquement dans sa théorie de la démocratie. En effet, pour Cooley, le noyau normatif de la démocratie est constitué par les schémas d’interaction qui caractérisent les groupes primaires dans leur fonctionnement normal.
68Le rôle que jouent les groupes primaires dans la conception de la démocratie de Cooley peut se décliner sous trois points de vue différents : généalogique, causal et normatif. D’un point de vue généalogique, ce sont les groupes primaires qui créent et maintiennent les attitudes démocratiques : « [i]ls fournissent à l’individu une première expérience, et la plus complète, de l’unité sociale » (ibid., 1909, 26-27). C’est au sein des groupes primaires que les individus font une expérience intense, durable et satisfaisante de la vie sociale, qualifiée par Cooley en termes d’unité. D’un point de vue causal, les groupes primaires sont la source des idéaux normatifs qui constituent la notion politique de démocratie. D’un point de vue normatif, les groupes primaires définissent le paradigme de la démocratie au niveau prépolitique, capable néanmoins d’être étendu au domaine politique.
69Selon Cooley, « des habitudes de libre coopération et de libre discussion presque intouchées par l’influence du caractère de l’État » (Cooley, 1909, 27) se trouvent déjà au niveau des petites communautés rurales. « Dans ces relations, l’humanité se réalise, satisfait ses besoins primaires, et forme à partir de cette expérience des normes de ce qui devrait être attendu des formes d’association plus élaborées. Puisque les groupes de cette sorte ne disparaissent jamais de l’expérience humaine, mais s’épanouissent toujours plus ou moins sous toutes sortes d’institutions, ils constituent un critère durable pour juger ces dernières » (ibid., 32).
70Par le terme « association », Cooley désigne une pluralité de formes d’interaction dont la base est à la fois coopérative et compétitive, et qui visent à intégrer les pulsions des individus dans un cadre social plus large. Les groupes primaires les plus importants sont la famille, les camarades de jeu d’un enfant et les anciens du quartier ou de la communauté. « Ces groupes sont pratiquement universels, ils appartiennent à toutes les époques et à toutes les étapes du développement, et constituent ainsi un fondement important de ce qui est universel dans la nature humaine et dans les idéaux humains » (ibid., 24). Cooley souligne ainsi l’universalité des traits caractéristiques des formes primaires d’association humaine, cet argument constituant la base d’une justification naturaliste de la démocratie comme concept social (au sens de prépolitique). En tant que forme d’association coopérative et compétitive basée sur le dialogue et la communication, la démocratie définit la structure élémentaire de la société humaine, et ce à travers les continents et les cultures, car elle désigne un type d’expérience humaine qui est à la fois universel, primaire et positif.
71Au cœur de cette compréhension naturaliste de la démocratie se trouve une ontologie relationnelle selon laquelle « la nature humaine n’est pas quelque chose qui existe séparément dans l’individu, mais elle est une nature de groupe [a group-nature] ou une phase primaire de la société, une condition relativement simple et générale de l’esprit social » (ibid., 29-30). L’intuition de base de Cooley est que la nature humaine est essentiellement relationnelle, que l’individualité humaine se forme dans les interactions au sein des groupes primaires et que ces formes élémentaires d’association humaine tendent à suivre le même modèle à travers le monde, celui d’un mélange de relations compétitives et coopératives basées sur le discours et la communication. Au sein des groupes primaires, les êtres humains font l’expérience de la « démocratie » en tant qu’idéal normatif et positif de la vie en commun. Une telle expérience est universelle car elle ne dépend pas de valeurs ou de traditions culturelles particulières ; elle est primaire ou primitive car elle prend place au niveau le plus simple de la vie sociale ; et elle est positive car elle produit chez l’individu un sentiment d’épanouissement personnel et d’intégration sociale30. Ainsi, « [u]ne démocratie juste est simplement l’application à plus grande échelle de principes universellement considérés comme justes tels qu’ils sont appliqués au sein d’un groupe de petite taille – des principes de libre coopération motivés par un esprit commun que chacun sert en fonction de ses capacités » (ibid., 119).
72Du point de vue de la théorie sociale, la démocratie se définit par cinq caractéristiques principales : la coopération, la diversité, la communication, l’organisation et la discussion. (1) La coopération : « dans sa forme la plus générale, c’est une totalité ou une communauté morale dans laquelle des esprits individuels se mélangent et les capacités les plus élevées de ses membres trouvent leur expression totale et adéquate » (ibid., 33). L’expérience la plus élémentaire qui se trouve à la base de cette conception associative de la démocratie est celle d’une intégration psychologique et pratique du Je dans le Nous. (2) La diversité et le conflit font également partie des composants de base de toute forme structurée d’interaction humaine. En effet, depuis le niveau le plus bas et le plus simple des interactions primaires jusqu’en haut de l’échelle de l’organisation sociale, la vie sociale est caractérisée par la coexistence de tendances contraires et par des tentatives organisées de les intégrer. Cooley considère la coexistence des impulsions et des intérêts contraires à la fois comme une ressource puissante pour l’innovation sociale et comme une menace potentielle pour la vie sociale. L’idée d’association comme entreprise dynamique et constante, opposée à l’idée d’une société constituée par des structures stables, fait précisément référence à ce fait élémentaire de la nature humaine et sociale. (3) La communication est le troisième ingrédient de base de l’expérience démocratique, sur lequel repose la possibilité même de produire une unité à partir de la diversité. « Je désigne par le terme de “communication” le mécanisme à travers lequel les relations humaines existent et se développent – l’ensemble des symboles de la pensée, ainsi que les moyens de les communiquer à travers l’espace et de les préserver dans le temps » (Cooley, 1909, 61). Alors qu’au niveau des groupes primaires, le « geste et la parole » sont suffisants, plus le groupe est grand, plus les formes de communication doivent être sophistiquées. Un « espoir de communication » (Simonson, 1996) se trouve au cœur de cette conception de la démocratie. (4) L’organisation fait également partie des caractéristiques omniprésentes des associations humaines, puisque même au niveau le plus élémentaire des groupes primaires, l’unité n’est jamais conçue par Cooley comme une fusion émotionnelle immédiate, mais elle est toujours le résultat d’une certaine forme d’organisation sociale. L’organisation est un ingrédient nécessaire de l’association humaine en tant que telle : c’est seulement à travers l’organisation que « la nature humaine peut s’exprimer de manière ordonnée et effective » (Cooley, 1909, 53-54). (5) La discussion et la délibération sont les derniers ingrédients essentiels de l’association. Telles que Cooley les conçoit, celles-ci ne résultent pas d’un processus de modernisation récent. Au contraire, la discussion « naît directement de la nature humaine, et elle est si difficile à réprimer, y compris par les méthodes les plus inquisitoriales, qu’on peut supposer qu’elle existe localement dans toutes les formes de société et dans toutes les périodes de l’histoire » (ibid., 108). Ces cinq éléments caractérisent en termes sociologiques et évolutionnistes l’association humaine au niveau primaire. Toutefois, leur rôle ne se limite pas aux formes d’association humaine les plus simples, mais s’étend bien au-delà. En effet, Cooley considère que le développement de formes d’organisation sociale plus complexes est motivé par la volonté d’étendre les idéaux nés au sein des groupes primaires à des agrégats sociaux plus larges : « on peut dire que le fait central de l’histoire humaine est l’élargissement progressif de la conscience sociale et de la coopération rationnelle. […] La nature humaine, pourvue des idéaux formés dans la famille et dans la commune, s’efforce constamment, et aveuglément la plupart du temps, de résoudre les difficultés de communication et d’organisation qui empêchent leur réalisation à une plus grande échelle » (ibid., 113).
73En accord avec cette conception sociale de la démocratie, Cooley voit le progrès de la démocratie non pas seulement ni premièrement dans la diffusion des institutions représentatives, mais plutôt dans le fait que les schémas d’interaction sociale démocratiques s’étendent des groupes primaires aux formes secondaires d’association humaine. Ce passage est tout sauf spontané, ce qui explique que si la démocratie se trouve partout au niveau des groupes primaires, son extension aux groupes secondaires est un phénomène assez rare. D’après Cooley, tandis que les schémas d’interaction sociale démocratiques se développent facilement au sein des groupes primaires, les formes secondaires d’association humaine ont été traditionnellement façonnées par un principe rival d’organisation sociale, que Cooley appelle le « principe de caste ». Par « caste », Cooley désigne toute forme d’organisation sociale basée sur la reproduction d’un groupe, qui devient donc héréditaire et se caractérise par un faible degré d’échanges avec le reste de la société. Le remplacement progressif du principe de caste par le principe démocratique dans toutes les sphères sociales constitue le noyau normatif de l’idée de démocratie. La réalisation de la démocratie nécessite donc que les idées « de caste, de domination, de gloire militaire, de loisir ostensible » soient remplacées par « notre sentiment de fair play, notre bienveillance grandissante, notre culte des femmes, notre respect du travail manuel et notre volonté d’organiser la société d’après un principe économique ou commercial » (ibid., 119).
74La tâche de la démocratie s’avère complexe puisque, si les schémas d’interaction sociale démocratiques sont universellement présents au niveau des groupes primaires, c’est le principe de caste qui, dans l’histoire humaine, a été le principal moyen de répondre aux besoins de l’intégration sociale à une plus grande échelle. « Toute augmentation de la complexité des fonctions sociales (politiques, religieuses, militaires ou industrielles), qui accompagne nécessairement l’expansion d’un système social, peut suivre une tendance de caste, car elle sépare la population en groupes correspondant à ces différentes fonctions » (ibid., 222). Le principe de caste a su fournir une réponse adaptée au besoin social élémentaire de stabilité et de transmission des valeurs et des techniques, de la même manière que le principe démocratique a satisfait les besoins d’intégration sociale et de coopération à une plus petite échelle. Ces deux principes d’intégration sociale entrent cependant en conflit, puisque le principe de caste satisfait les besoins sociaux élémentaires d’une manière qui frustre l’aspiration humaine à l’épanouissement, en donnant la priorité à l’origine sociale et à la coutume plutôt qu’au mérite et à l’intelligence comme critères de sélection sociale. Le problème fondamental de la société moderne consiste donc à concevoir des manières innovantes et créatives d’étendre la portée du principe démocratique au-delà des associations primaires, d’une façon qui ne menace pas les besoins rivaux de reproduction sociale. Le projet démocratique, dans la conception de Cooley, consiste à inventer des schémas d’interaction sociale et des formes d’organisation qui permettraient d’étendre le principe démocratique à tous les domaines de la vie sociale : « abolir les inégalités extrinsèques et donner à chacun l’opportunité de servir la communauté d’une manière qui lui soit propre et adaptée, c’est ce qui constitue sans aucun doute l’idéal démocratique. En politique, cet idéal est exprimé par l’abolition des privilèges héréditaires et par la suprématie du suffrage populaire ; en éducation, cet idéal cherche à s’exprimer de manière tout aussi vitale en s’efforçant d’ouvrir à chacun l’accès à l’apprentissage de toute fonction pour laquelle il montre quelque aptitude » (Cooley, 1909, 234). Cooley reconnaît la fonction sociale remplie par le principe de caste en même temps que son coût pour la société, puisqu’il satisfait au besoin d’intégration sociale mais au prix de formes d’inégalité qui empêchent la création d’opportunités et réduisent la qualité générale de la vie sociale. Ces formes d’organisation sociale nuisent en fin de compte tout autant à ceux qui sont directement désavantagés qu’à ceux qui semblent apparemment en bénéficier. Dewey reformule le même point, en faisant remarquer que « la disparité de statut et de fonction engendre des conflits et provoque le désordre. En même temps, ce modèle de domination-asservissement rend le développement de l’individualité extrêmement difficile, sinon impossible – et paradoxalement, c’est aussi vrai pour les membres du groupe dominant que pour les membres du groupe dominé » (Dewey, 1973, 92). L’impératif du libre-échange et de la libre communication doit remplacer la caste comme principe d’organisation sociale basé sur la subordination hiérarchique et sur la séparation des groupes.
75Ce que nous pouvons retenir de ces analyses, c’est l’idée que la démocratie est définie par un principe d’intégration sociale qui doit gouverner tous les milieux de la vie humaine, depuis la sphère intime de la vie de famille jusqu’aux institutions politiques et non politiques les plus complexes. C’est par extension, donc, que le noyau normatif de l’idée démocratique recouvre la façon dont une population territoriale s’organise au moyen d’institutions politiques. Le concept de démocratie étend sa portée normative de la famille à l’État, puisqu’à tous les niveaux, la société doit faire face à des problèmes d’intégration sociale nécessitant de trouver un équilibre entre les aspirations individuelles à l’épanouissement personnel et les besoins collectifs en matière de stabilité sociale. Ce qui est ici désigné par l’adjectif « démocratique », c’est le fait que des participants soient traités comme des agents libres, égaux et responsables, quelle que soit la sphère sociale dans laquelle ces interactions ont lieu. Dewey explique cette idée en termes explicitement normatifs : « la société que nous désirons est celle qui laisse la plus grande place à l’échange et à la communication. Il s’agit du critère ultime à partir duquel nous jugeons de la valeur de n’importe quelle sorte d’organisation institutionnelle » (Dewey, 1973, 92). L’organisation démocratique des institutions politiques fait partie des ingrédients essentiels d’une telle société, même si elle n’en est pas la première ni la principale condition.
Les formes d’organisation démocratiques
76La réflexion sur les formes démocratiques d’organisation des institutions fournit le troisième principe structurant l’ontologie sociale pragmatiste de la démocratie. Les pragmatistes ont largement souligné l’impact des formes d’organisation des institutions privées et publiques sur la qualité démocratique d’une société, anticipant ce qui sera appelé par la suite « l’expérimentalisme démocratique » (voir chap. 7). L’étude des formes d’organisation développées par une société fournit un test supplémentaire pour en évaluer la qualité démocratique, et ce en deux sens. D’abord, puisque les individus vivent et interagissent au sein d’organisations, celles-ci jouent un rôle décisif dans la formation et dans la diffusion des schémas d’interaction et des habitudes démocratiques. Ensuite, car c’est à travers les organisations que les groupes sociaux formulent et poursuivent des buts collectifs, et les publics démocratiques ont besoin d’elles pour exister. Bien que les pragmatistes ne fassent pas la distinction entre les concepts d’organisation et d’institution, et tendent généralement à employer les deux termes comme des synonymes (en ajoutant parfois le troisième terme « coutume »), ils s’intéressent de près à la conception des organisations publiques et privées et à l’architecture des institutions publiques. D’une part, ils sont attentifs à la façon dont les différents cadres organisationnels (l’école, l’entreprise) déterminent les interactions humaines, en favorisant ou en restreignant la qualité démocratique de celles-ci. D’autre part, les pragmatistes se penchent également sur des questions théoriques plus abstraites, comme celle de savoir comment un État doit être organisé afin qu’il soit le plus réceptif possible face aux problèmes d’un public démocratique. Dans les deux cas, la question est de savoir comment les organisations et les institutions doivent fonctionner pour qu’elles puissent favoriser un mode de vie démocratique.
77Dans le courant pragmatiste, les travaux de Follett et de Dewey sont probablement les plus intéressants à cet égard. Follett montre l’étendue de son engagement en faveur d’une interprétation sociale de la démocratie dans sa manière de combiner une théorie politique de l’État avec une théorie organisationnelle du management. Elle considère qu’à l’époque de l’organisation de masse, le lieu de travail devient un champ de bataille de la plus haute importance pour la démocratie, si bien que, selon elle, la réforme de celui-ci est aussi importante que celle de l’État, que la démocratisation de l’un n’est que peu de chose sans celle de l’autre. Sa théorie du management démocratique, développée à la même époque que Frederick Taylor élaborait sa propre théorie du management scientifique, anticipe les théories de la démocratie industrielle qui viendront plus tard et fournit des lignes directrices pour réformer les organisations (les entreprises privées comme les administrations publiques) afin que celles-ci soient conformes à la norme de la démocratie. Dans son étude du management, Follett développe un modèle normatif démocratique de l’organisation du monde de l’entreprise à partir de trois piliers : une théorie de la résolution des conflits, une théorie de la prise de décision et une théorie du pouvoir. Ces mêmes éléments sont également au cœur de sa théorie politique de l’État démocratique31.
78Comme nous l’avons vu plus tôt, Follett considère les organisations comme des entreprises collectives de résolution de problèmes, rongées par le conflit et généralement dominées par des procédures de prise de décision inadéquates. Ces trois facteurs sont directement liés puisqu’un processus de prise de décision de piètre qualité donne lieu à des solutions inadéquates, et s’explique en général par une mauvaise gestion du pouvoir. Le conflit a un rôle révélateur pour Follett, puisqu’il est la combinaison de ces différents facteurs. Dans une série d’articles désormais célèbre, Follett a fait la critique des théories conventionnelles de la gestion des conflits d’une manière qui éclaire sa conception de la démocratie. Follett distingue trois différentes stratégies de résolution des conflits au sein des groupes humains, que nous avons déjà rapidement mentionnées dans ce chapitre : la « domination », le « compromis » et l’« intégration ». Les deux premières stratégies sont bien connues en théorie politique et en théorie du management. La domination désigne toutes les stratégies de résolution des conflits basées sur des relations d’asymétrie, dans lesquelles une partie s’efforce d’imposer sa volonté à l’autre partie. Il s’agit de la manière la moins démocratique de gérer la vie organisationnelle, puisqu’elle implique une discrimination systématique de l’une des parties et légitime l’usage de la violence. Le compromis désigne les formes d’interaction basées sur la renonciation partielle et mutuelle de ses intérêts : « chaque partie renonce à quelque chose afin d’avoir la paix ou, plus exactement, afin que l’activité interrompue par le conflit puisse reprendre » (Follett, 2003, 2). Cette méthode trouve son pendant politique dans les théories du contrat social. Bien que le compromis soit préférable à la domination, cette méthode fournit une base inadéquate pour les processus collectifs de prise de décision, car elle se fonde sur l’idée erronée selon laquelle les situations seraient entièrement déterminées dès le départ, si bien que la totalité des gains et des pertes pourrait être connue à l’avance, à la manière des jeux à somme nulle. Suivant ces prémisses, un raisonnement de type instrumental serait le meilleur moyen de trouver la solution la plus appropriée.
79En plus de ces deux approches classiques de la résolution des conflits, Follett en introduit une troisième qu’elle appelle intégrative, et qui est fondée sur des stratégies créatives visant à dépasser l’hypothèse de la « somme nulle » supposée de manière implicite par les deux autres stratégies. L’idée principale de Follett est que, par des pratiques créatives d’enquête coopérative, les participants peuvent découvrir de nouvelles solutions qui n’étaient pas encore disponibles au moment où le conflit a émergé. Lorsque Follett écrit que « [l]’intégration suppose une part d’invention, et la chose la plus intelligente à faire est de ne pas l’oublier, et de ne pas laisser la pensée de quelqu’un se restreindre à deux alternatives mutuellement exclusives » (ibid., 4), elle traduit de manière innovante la théorie de l’abduction de Peirce dans les termes d’une théorie sociologique des organisations qui cherche la meilleure manière de tirer profit des processus inclusifs d’enquête collective. Il est important de remarquer que pour Follett, l’invention n’est possible qu’une fois le conflit accepté et affronté publiquement, au lieu d’être nié : « [u]ne entreprise doit être organisée de telle manière que […], dans tout conflit, dans toute rencontre de désirs opposés, une opportunité pleine et entière soit donnée à l’exploration de tous les désirs en jeu » (Follett, 2003, 11).
80Mais la créativité n’est pas simplement conçue en termes épistémiques, comme c’est le cas dans de nombreuses théories organisationnelles de la résolution des problèmes, mais bien plutôt dans les termes socio-politiques d’une théorie de la démocratie. En accord avec l’épistémologie de l’enquête pragmatiste, Follett pense que la créativité ne peut résulter que des interactions de type coopératif. Les méthodes intégratives sont centrales dans une organisation démocratique, car elles appliquent concrètement l’idée qu’en participant à une enquête coopérative, les individus produiront de nouvelles connaissances dont tous pourront finalement bénéficier : « lorsque deux désirs sont intégrés, cela veut dire qu’on a trouvé une solution dans laquelle les deux désirs ont trouvé leur place, et qu’aucune des deux parties n’a eu à sacrifier quoi que ce soit » (ibid., 3). Une fois que les positions en conflit ont été clairement identifiées, c’est à l’enquête collective de « les décomposer en parties constitutives » (ibid., 12) afin de pouvoir identifier ce que Dewey appelle la « situation problématique ». C’est un modèle d’enquête socialement inclusif qui se trouve au cœur de cette conception démocratique de la résolution des conflits adaptée aux organisations publiques et privées. Ainsi, le second élément qui constitue la conception de la démocratie organisationnelle de Follett est le principe de la prise de décision coopérative. Ce principe est parfaitement exprimé dans l’idée paradoxale que ce sont les « situations » plutôt que les individus qui prennent des décisions. Notamment dans son article « The Giving of Orders » (Follett, 2003, 23-45), Follett examine la question de l’autorité au sein des organisations d’une manière qui souligne l’importance des schémas d’interaction démocratiques en leur sein. Elle remet directement en cause les conceptions traditionalistes du management fondées sur une distribution asymétrique du pouvoir, non pas pour convoquer un idéal égalitaire – elle rejette tout autant les deux extrêmes de la domination d’un seul et de l’absence totale de différenciation et de hiérarchisation (ibid., 32) – mais afin de penser une prise de décision qui soit fondée sur l’interaction sociale coopérative.
81En référence aux organisations, Follett fait remarquer qu’afin d’orienter leur conduite, les agents ont d’abord besoin de comprendre le contenu des actions qu’ils s’apprêtent à effectuer. Cela ne peut se faire que lorsqu’ils sont impliqués activement dans la gestion de la situation, ce qui nécessite en outre que l’ordre donné soit « dépersonnalisé » : « Ma solution est de dépersonnaliser les ordres donnés, de réunir toutes les personnes pour étudier la situation, de découvrir la loi de la situation et de lui obéir » (ibid., 32). Découvrir la « loi de la situation » signifie pour Follett qu’une enquête socialement inclusive sur la situation augmente les chances de parvenir à une compréhension partagée de ce qui doit être fait. Tel que Follett le conçoit, ce modèle d’enquête coopérative n’est pas incompatible avec l’existence de hiérarchies organisationnelles et de différentes responsabilités individuelles. Au contraire, il encourage une compréhension démocratique de la manière dont des individus ayant des responsabilités différentes au sein d’une situation peuvent approcher les décisions d’une manière qui maximise les chances de trouver l’action la plus appropriée à la situation et de la mener à bien. L’adoption d’une telle attitude démocratique au sein des processus de prise de décision nécessite de procéder à des changements radicaux au niveau de l’organisation : « [n]otre travail n’est pas de savoir comment faire en sorte que les gens obéissent aux ordres, mais de savoir concevoir des méthodes qui permettent de découvrir l’ordre fondamental d’une situation particulière » (ibid., 32). Le fait de prêter allégeance à la « loi de la situation » exprime une attitude démocratique expérimentale, car la loi de la situation ne peut pas être connue à l’avance mais seulement par un processus d’enquête coopératif, et elle ne peut pas être imposée par les supérieurs à tous les autres membres. La tâche des dirigeants démocratiques dans tout type d’organisation consiste donc à promouvoir les processus collaboratifs qui prennent en compte la connaissance de tout le monde.
82Selon Follett, la loi de la situation n’est pas objective au sens où elle pourrait être saisie d’un point de vue qui lui serait extérieur ; au contraire, elle dépend du contexte, et ne peut donc être découverte que par le biais de processus collaboratifs d’enquête commune qui supposent l’examen attentif des perspectives internes de chacun sur la situation. L’idéal normatif de prise de décision proposé par Follet n’est pas celui d’un monde sans friction et dominé par le consensus, mais plutôt celui d’un monde dans lequel la friction des interactions humaines – donc le conflit – est acceptée et devient productive. Elle explique qu’« [i]l y aura tout autant de place (et peut-être même plus) pour le désaccord dans la méthode [qu’elle défend]. La situation sera souvent perçue différemment, interprétée différemment. Mais nous aurons à notre disposition une méthode pour la résoudre, qui nous permettra de savoir ce qu’il faut faire » (Follett, 2003, 32-33).
83L’exploitation contrôlée du désaccord dans une visée créative nécessite à son tour de comprendre autrement ce qui légitime le pouvoir. C’est à Follett que l’on doit attribuer l’invention de l’expression « pouvoir avec » (power with), qui a connu par la suite une plus grande notoriété chez des auteurs féministes32. Dans son articule intitulé « Power » (Follett, 1925), elle distingue deux types de pouvoir : « il me semble que, tandis que par “pouvoir” on entend habituellement pouvoir-sur, c’est-à-dire le pouvoir d’une personne ou d’un groupe sur une autre personne ou un autre groupe, il est possible de développer une conception du pouvoir-avec, un pouvoir développé conjointement, un pouvoir co-actif et non coercitif » (ibid., 78-79). Follett conçoit le pouvoir comme la capacité d’un groupe à utiliser des ressources pour atteindre les résultats souhaités. C’est pour cela qu’elle met l’accent sur les relations de pouvoir de type horizontal et coopératif plutôt que compétitif et hiérarchique. Follett s’attaque ici aux théories des organisations autoritaires, mais également aux approches qui militent en faveur d’une inversion radicale des relations de pouvoir. Selon Follett, le monde des organisations est dominé par une conception du pouvoir comme pouvoir-sur (power over), qui présuppose une compréhension hiérarchique des relations sociales basée sur l’asymétrie et l’intégration verticale. Le pouvoir-avec, lorsqu’il est appliqué à la gestion démocratique des organisations, vise à changer les formes de la vie organisationnelle. Le pouvoir-sur désigne les formes d’interaction sociale dans lesquelles une partie cherche uniquement à imposer sa volonté aux autres, tandis que le pouvoir-avec implique une volonté de coopérer. Le pouvoir-avec est illustré par des formes d’interaction sociale circulaires et intégratives qui traduisent dans une grammaire différente l’impératif d’obéissance à la loi de la situation.
84Le point commun de ces trois aspects de la pensée démocratique de Follett, c’est l’exigence épistémique de fonder toute prise de décision sur des formes d’enquête sociale collaboratives et inclusives. Ces trois caractéristiques constituent, une fois combinées, le critère normatif des institutions démocratiques. En suivant Follett, nous pouvons défendre l’idée qu’une organisation est démocratique dans la mesure où (a) elle encourage le pouvoir-avec plutôt que le pouvoir-sur, (b) elle rend possible des formes de prise de décision collaboratives et inclusives, et (c) elle encourage des pratiques intégratives de résolution des conflits.
85Comme le montre cette courte présentation, la démocratie conçue comme manière de gérer des organisations nécessite de développer non seulement des habitudes de coopération, mais aussi des techniques et des routines qui permettent de rendre le conflit productif. Les organisations doivent donc être conçues en accord avec les principes démocratiques. Cela exige un design institutionnel spécifique et explique pourquoi Follett a consacré la plus grande partie de son énergie intellectuelle à imaginer de nouveaux modèles de management. Par son engagement en matière d’innovation organisationnelle, Follett a montré à quel point la réalisation d’une société démocratique était une question de design institutionnel, nécessitant d’investir massivement dans la création de cadres conformes au contenu normatif du concept de démocratie. Cette intuition, comme je le montrerai dans la partie suivante de l’ouvrage, a été reprise par les théories contemporaines de l’expérimentalisme démocratique, qui présentent des approches prometteuses pour renouveler la théorie pragmatiste des institutions démocratiques.
86Chez Dewey, nous pouvons trouver une analyse similaire des prérequis normatifs du fonctionnement démocratique des institutions, qu’il formule cependant de manière beaucoup plus abstraite. Dewey a fait remarquer à plusieurs reprises que, pour être démocratique, une société doit organiser les principales institutions de la vie économique et sociale (comme les administrations étatiques, le lieu de travail, les institutions de soin et d’apprentissage) selon des principes démocratiques. Ces institutions ont une grande responsabilité dans la formation des habitudes et dans la mise en œuvre des conditions dans lesquelles les individus peuvent s’épanouir. Dans quelques textes écrits à la fin des années 1930 en particulier, Dewey met l’accent sur d’autres fonctions remplies par les institutions démocratiques. Les institutions sont en réalité conçues pour résoudre des problèmes sociaux spécifiques, elles sont des outils fonctionnels dans les mains des publics et doivent donc être conçues de manière à maximiser leur degré de réceptivité et de réactivité face aux publics ainsi que leur capacité à remplir efficacement les objectifs sociaux pour lesquels elles ont été créées. Si cela s’applique à toutes les institutions, Dewey se concentre en particulier sur les institutions liées au savoir et à la production de connaissance comme le système éducatif, les centres de recherche et les médias, dont la fonction consiste à produire et à rendre accessibles les connaissances et les informations nécessaires au fonctionnement de sociétés de plus en plus complexes.
87Considérées à la lumière de leur lien fonctionnel avec les publics, ces institutions épistémiques doivent acquérir un statut quasi indépendant afin d’échapper à la pression des intérêts économiques et politiques. Dewey était conscient du risque, qui avait déjà ravagé les médias de masse de l’époque, que la science soit la proie d’intérêts privés minant le potentiel émancipateur de la connaissance. Lorsqu’il mettait en garde contre ce danger, Dewey avait en tête d’une part les exemples politiques des totalitarismes européens, et d’autre part l’influence grandissante des groupes d’intérêts dans la vie publique américaine, et plus particulièrement celle des grandes sociétés à responsabilité limitées qui étaient en train de se diffuser à l’époque. Dans son analyse, Dewey fait très justement remarquer que les institutions de production de connaissances ont besoin d’une sorte de protection spéciale, un sujet qui a gagné en importance ces deux dernières décennies33. Dewey critique donc les institutions sociales lorsqu’elles sont organisées d’une manière qui viole les principes démocratiques, et ce pour au moins trois raisons. Tout d’abord, celles-ci nuisent à la réalisation de l’individu et deviennent des institutions aliénantes. Ensuite, les institutions antidémocratiques favorisent la formation d’habitudes antidémocratiques, qui risquent à leur tour d’engendrer des formes d’interaction antidémocratiques à l’extérieur de ces institutions. Enfin, celles-ci deviennent l’expression d’intérêts privés et cessent donc de servir la communauté.
88En politique, Dewey a continué au moins jusqu’en 1939 à considérer le modèle jeffersonien des communautés locales autogouvernées comme le paradigme des institutions démocratiques. Comme Cooley, Dewey avait parfaitement conscience du paradoxe démocratique de la modernisation. D’un côté, il considérait que les relations en face à face étaient nécessaires pour développer l’éthos démocratique, mais d’un autre côté il savait qu’au sein de nos sociétés modernes, toutes les forces qui façonnent les conditions de vie opèrent à une échelle beaucoup plus large, réduisant l’importance politique des petites communautés. Le paradoxe peut cependant être résolu si nous voyons que les organisations locales et de petite taille fondées sur les relations en face à face sont particulièrement à même de remplir la première fonction des institutions sociales, à savoir la formation d’habitudes appropriées, tandis que les institutions de taille plus importante et plus impersonnelles remplissent aussi une fonction de second ordre, qui deviendra plus claire dans la perspective de la théorie pragmatiste de la politique centrée sur les groupes que j’examinerai dans le prochain chapitre.
89En associant ces deux aspects, nous pouvons expliquer l’importance démocratique des institutions en fonction de leur rôle tripartite dans la société moderne : (a) comme cadres ou contextes dans lesquels les habitudes démocratiques se développent, et donc comme des conditions matérielles de la diffusion de la démocratie ; (b) comme des sources fiables d’informations et de connaissances ; et (c) comme des organisations rendant possible l’émergence d’un public, la prise de conscience de ses besoins et la définition de stratégies pour résoudre ses problèmes. Ainsi, la théorie sociale de la démocratie nécessite une théorie des institutions dont la tâche est d’articuler la fonction démocratique des institutions à ces trois différents niveaux. Le chapitre 7 cherchera à donner une réponse contemporaine à cette question.
Conclusions
90La structure élémentaire de la société est définie par une certaine configuration d’habitudes, de schémas d’interaction et de formes d’organisation. Une société démocratique est une société dans laquelle ces trois dimensions sont liées d’une manière qui s’accorde avec les trois principes normatifs (a) de la parité relationnelle, (b) de l’autorité inclusive et (c) de l’engagement social. De plus, c’est une société qui favorise des pratiques d’autocritique et de réforme continuelle de ses propres formes d’organisation : « l’alternative à la révolution comme moyen de progrès social est un système d’habitudes, de coutumes, de conventions, de traditions et d’institutions assez flexibles pour permettre un ajustement constant aux conditions nouvelles et aux environnements changeants » (Dewey, 1973, 87). La méthode démocratique désigne pour Dewey une procédure particulière qui suppose qu’à tous les niveaux de la vie sociale, les individus et les groupes participent à la révision et à l’ajustement critiques non seulement des systèmes formels de régulation mais également des habitudes, des coutumes et des institutions qui définissent la structure élémentaire de la société. Comme l’explique Dewey : « une telle flexibilité exige une réflexion – l’exercice de l’intelligence individuelle pour discuter et évaluer, choisir, juger, et tester. Les habitudes, les coutumes et les systèmes ne sont viables que s’ils sont les objets d’une pensée intelligente » (Dewey, 1973, 87).
91Le résultat de ces analyses peut être résumé par la définition suivante. En tant que concept social, la démocratie désigne la forme d’une société dans laquelle les facteurs épistémique, fonctionnel et expressif sont intégrés avec succès aux trois niveaux de l’éthos (des habitudes), des schémas d’interaction et de l’organisation sociale. C’est une société dans laquelle la réalisation de soi est le fruit de la coopération fonctionnelle médiée par l’intelligence.
Notes de bas de page
1 Plusieurs des ouvrages de l’école de sociologie de Chicago nous restituent les traits saisissants de cette transformation. Des livres comme Cressey, 1932 ; Anderson, 1923 ; Zorbaugh, 1929 ou les essais que Robert Park, Ernest Burgess et d’autres ont consacrés à l’étude ethnographique de la vie urbaine (Park et Burgess, 1925 ; 1921) explorent les transformations subies par les habitudes et modèles traditionnels des interactions lorsque les individus passent des petites zones rurales aux grandes villes.
2 Pour un aperçu de l’attitude expérimentaliste de cette génération d’intellectuels américains, voir Gross et Krohn, 2005.
3 Pour une vue d’ensemble sur les voix du pragmatisme dans la philosophie sociale et politique contemporaine, je me permet de renvoyer à Frega, 2015.
4 Cité dans Palmer, 2014, 305.
5 L’historien Robert Palmer a montré que l’émergence des termes « démocratique » et « aristocratique » a été simultanée, et qu’ils ont été définis par leur opposition mutuelle. Voir Palmer, 1953, 2014. Plus récemment, James Kloppenberg a soutenu l’idée que notre société actuelle souffre toujours des tentatives de démantèlement ratées des organisations prédémocratiques de la vie sociale et que « ces idées et hiérarchies continuent d’infléchir les cultures européenne et américaine aujourd’hui » (Kloppenberg, 2016, x).
6 Un argument similaire est développé par Harry Eckstein (Eckstein et Gurr, 1975).
7 Voir en particulier les analyses sociologiques exposées dans Veblen, 2007.
8 Voir en particulier Schumpeter, 2008.
9 C’est notamment la thèse de l’historien Robert Palmer (2014). Voir Przeworski (2010), Rosanvallon (1993) et Dunn (2005) pour des reformulations plus récentes de cet argument.
10 Les propositions de Dewey pour démocratiser le système éducatif devraient être considérées dans le contexte de la persistance d’une société élitiste et inégalitaire. Voir Dewey, 1916.
11 Comme l’ont largement montré plusieurs sociologues (Abbott, 2016 ; Joas, 1992 ; Schubert, 2011), si les pragmatistes n’ont jamais développé une théorie sociale complète à proprement parler, les principaux éléments d’une telle approche sont bien présents de manière disséminée dans leurs textes.
12 Voir par exemple Dewey, 1935, 1937, 1939a, b, cette liste étant loin d’être exhaustive.
13 Je développe plus en détail cet argument dans Frega, 2012, où je propose une théorie pragmatiste de la rationalité comme enquête ainsi qu’une étude de ses implications politiques.
14 Pour une analyse critique plus développée de ce dualisme, voir Frega, 2013b.
15 Pour une analyse plus développée du fondement épistémologique de la conception pragmatiste de la politique, voir Frega, 2012, en particulier les chapitres 1 et 2.
16 Lasswell exprime explicitement sa dette envers Dewey et le pragmatisme dans l’élaboration d’une approche de la politique basée sur l’expérimentalisme, la résolution de problèmes et la pratique dans Lasswell, 1971, xiii.
17 Cette idée a été récemment reprise par des chercheurs profondément inspirés par le pragmatisme. Voir par exemple Anderson, 2006 ; Medina, 2012.
18 En s’inspirant de ces études, des théories de la démocratie plus récentes ont reformulé ces intuitions dans une perspective de justification épistémique de la démocratie (Anderson, 2006 ; Talisse, 2007 ; Misak, 2000 ; Knight et Johnson, 2011).
19 Le verbe anglais archaïque to partake rend plus efficacement compte que le verbe to participate de la différence entre l’idée de partager une expérience et la participation comprise comme le fait d’être impliqué dans des prises de décision, souvent utilisée en théorie politique contemporaine.
20 Voir par exemple Pappas, 2008 ; Alexander, 1990 ; Fesmire, 2003.
21 21Voir Joas, 1985, pour une interprétation plus sophistiquée de Mead mettant l’accent sur la dimension socio-pratique de l’action symbolique.
22 On peut également concevoir le pragmatisme comme cherchant à réinterpréter la notion d’autonomie dans un sens hégélien. Selon cette perspective, on pourrait tout simplement dire que « l’épanouissement personnel » est l’autonomie dans sa version pragmatiste. Pour une interprétation récente allant dans ce sens, voir Kloppenberg, 2016.
23 Voir Addams, 1912. Pour une discussion de la pensée d’Addams et de ses implications politiques, voir Seigfried, 1999 ; Hamington, 2004 ; Fischer et al., 2009.
24 Pour une analyse plus détaillée de l’ontologie sociale de la démocratie, je me permets de renvoyer à Frega, 2019c. Pour une approche similaire, voir Testa, 2016. Bien que je m’accorde avec Italo Testa pour faire de John Dewey le père fondateur de l’ontologie sociale, je ne suis pas d’accord avec l’interprétation qu’il propose de son ontologie. Alors que Testa voit dans les habitudes et l’habituation le principe constitutif de l’ontologie deweyenne, j’interprète au contraire son ontologie sous l’angle de la priorité processuelle ou transactionnelle du principe d’association.
25 Dans le chapitre 6, je développerai cette idée en m’appuyant sur des études récentes en sociologie des interactions.
26 Pour un examen de la contribution pragmatiste à cette distinction, voir Kilpinen, 2000 ; Joas, 1996 ; Chauviré et Ogien, 2002. Sur l’habitude comme élément central de l’ontologie de Dewey, voir Testa, 2016.
27 Pour un examen général de cet argument, voir Rosa et Scheuerman, 2008. Scheuerman, 2004, a également examiné l’idée deweyenne d’une « manie de la vitesse » (mania of speed).
28 Voir Joas 1996 ; Schubert, 2006, 2011.
29 Certaines branches de la théorie culturelle appliquée aux études politiques ont récemment développé un modèle d’explication sociale basé sur l’interaction, qui fait écho à la théorie pragmatiste. Par exemple, Michael Thompson et ses collaborateurs s’appuient sur la notion de « solidarité sociale » afin d’analyser les cultures politiques en combinant « une forme spécifique de relations sociales, un biais culturel spécifique et une stratégie comportementale spécifique » (Thompson et al., 1999, 8). Ils placent ainsi clairement les schémas d’interaction sociale au cœur de la vie politique. Ils soutiennent que l’attention portée aux formes d’interaction permet à l’analyste d’étudier de haut en bas toutes les couches composant l’ontologie sociale : « en pensant en termes de solidarités, et de leurs dynamiques complexes, nous pouvons effectuer un zoom à n’importe quelle échelle : la famille, l’État, le régime international, l’entreprise, le parti politique, etc. » (ibid., 1999, 10). La même idée se trouve à la base de l’analyse interactionniste pragmatiste de l’ontologie sociale de la démocratie.
30 Des travaux récents en éthique évolutionniste (Kitcher, 2011a) et en anthropologie sociale (Boehm, 1999) confirment les intuitions de Cooley. Ils démontrent en particulier que, bien avant l’avènement de la modernité et la diffusion des idéaux d’autonomie individuelle et d’autogouvernement collectif hérités des Lumières, la vie éthique de l’humanité a été façonnée par des pratiques de discussion de groupe dans laquelle tous les membres adultes participaient plus ou moins sur un pied d’égalité.
31 Pour une vue d’ensemble de la pensée politique de Follett ainsi que de son parcours intellectuel, voir Cefai, 2018.
32 Voir Allen, 1998 ; Mansbridge, 1998.
33 Voir par exemple Vibert, 2007 ; Rosanvallon, 2011.
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