Chapitre 2. La normativité de la démocratie
p. 69-106
Texte intégral
1Le présent chapitre est consacré à l’introduction et à la discussion de deux catégories qui nous accompagneront tout au long de l’ouvrage, et qui sont indispensables afin d’établir le périmètre de ce que je viens d’appeler une conception élargie de la démocratie. Il s’agit d’un côté d’attribuer au concept de démocratie le statut de « concept normatif paradigmatique », ce que je ferai à partir du domaine de la théorie sociale, notamment à travers l’idée d’une ontologie sociale de la démocratie. De l’autre côté, l’idée de pratiques normatives vient nous fournir une taxonomie précieuse pour donner forme au second pilier de mon approche, c’est-à-dire à la dimension de la politique comme mobilisation.
2Je commencerai par remettre en cause certaines présuppositions concernant l’idée intuitive que nous nous faisons de la démocratie comme concept normatif. Cette analyse sera nécessaire afin de comprendre l’originalité de la démarche pragmatiste, nous permettant de déterminer à quel niveau celle-ci produit les effets les plus significatifs. J’introduirai une distinction entre deux sens de la normativité afin de mettre en évidence l’horizon d’expérience auquel la notion pragmatiste de démocratie se réfère. Je souhaite montrer en particulier que l’ontologie sociale de la démocratie proposée par le pragmatisme, qui sera discutée dans les chapitres suivants, fournit une base solide pour l’entreprise ambitieuse qui vise à reconstruire le domaine de la théorie politique normative autour du concept de démocratie. Plus loin, j’introduirai l’idée de la normativité comme pratique, et la notion corollaire de pratiques normatives, qui fourniront le cadre théorique dans lequel viendra s’inscrire la théorie pragmatiste de la genèse et de la dynamique des mobilisations collectives. Ce qui sera décrit dans la deuxième partie de l’ouvrage comme une conception sociale de la démocratie et comme une théorie politique des publics est présenté dans ce chapitre d’un point de vue plus théorique et abstrait comme une conception élargie de la démocratie, dont les principaux éléments seront fournis d’un côté par l’idée de démocratie comme concept paradigmatique, et de l’autre côté par une conception de la politique centrée sur la pratique. Cette discussion préliminaire vise à fournir le cadre théorique à l’intérieur duquel je développe ma propre reconstruction de la conception pragmatiste de la démocratie, d’abord sur le plan historique (deuxième partie) et ensuite sur le plan de la discussion contemporaine (troisième partie). En présentant ce cadre normatif, j’exposerai également les trois principes normatifs qui constituent les piliers théoriques de la théorie de la démocratie pragmatiste qui sera développée dans cet ouvrage. Ces principes sont ceux de (a) la parité relationnelle, (b) l’autorité inclusive, et (c) l’engagement social.
3La notion de pratique normative introduite vers la fin du chapitre est un complément indispensable de l’ontologie sociale de la démocratie, car cette dernière saisit la société démocratique à partir de ses formes de structuration, ce qui conduit à laisser à l’arrière-plan la question tout aussi importante des formes de mobilisation collectives – transformatives, oppositionnelle, critiques – au travers desquelles une société se transforme sans cesse pour faire face aux défis qui la sollicitent. Alors que l’ontologie sociale se propose d’éclairer la structure sociologique d’une société démocratique et de ses principes d’organisation, l’étude des pratiques normatives vise quant à elle à explorer les manières au travers desquelles des publics se constituent et se mobilisent en vue de gérer des problèmes collectifs1. Les pratiques normatives décrivent ainsi la « phase politique » de la démocratie (Frega, 2014b) au sens le plus conventionnel. Il faut dire dès le début que cette distinction vise à mettre en lumière deux principes différents d’organisation de la vie sociale, qui dans la réalité sont sans cesse confondus et imbriqués. Nous les distinguons ici uniquement afin de dénouer la logique de fonctionnement propre à la démocratie. Il s’agit donc, comme j’aurai l’occasion de le montrer dans la suite, de deux perspectives différentes quoique complémentaires sur une même et seule réalité sociale, celle de la démocratie comme forme de société.
4Dans l’ontologie sociale, nous partons d’une définition unifiée de la démocratie comprise comme un principe compréhensif qui organise la réalité sociale à différents niveaux, pour l’appliquer ensuite à toutes les dimensions de la vie sociale, puis à rechercher ce qui est commun dans les différentes manifestations du mode de vie démocratique : dans l’organisation de la vie de famille, sur le lieu de travail, dans les interactions entre inconnus au sein de l’espace public, dans la manière dont les institutions publiques sont conçues et gérées, etc. Le concept de démocratie désigne ici donc un type d’ordre social. L’unité du concept est ce qui nous permet d’attribuer le qualificatif « démocratique » à des expériences et domaines de la vie sociale fort hétérogènes, tandis que sa flexibilité sociologique nous permet de l’ajuster aux traits spécifiques de chaque dimension sociale considérée. En ce sens, parler de famille démocratique, entreprise démocratique ou association démocratique ne signifiera pas imposer à chaque forme d’organisation les mêmes principes structurants, dérivés par exemple de l’expérience de la démocratie politique2. Dans la théorie des pratiques normatives, nous allons vers une définition plus dynamique de la démocratie, comprise comme mode de mobilisation collective. Dans ce cas aussi, le principe d’organisation du concept est recherché dans les bases sociales de l’action collective, et notamment dans l’idée que la vie sociale est par définition structurée par des processus associatifs qui visent sans cesse à construire des groupes sur la base d’intérêts communs, une idée qui se trouve au fondement de la pensée politique pragmatiste dès ses origines.
Deux sens de normativité
5Selon une opinion largement répandue, un concept est normatif lorsqu’il fournit un critère pour évaluer des actions, événements ou situations : « [q] uelque chose est “normatif”, selon les philosophes, lorsque cette chose implique que quelque action, attitude ou état mental est justifié, est une action qu’on devrait faire ou un état dans lequel on devrait être » (Darwall, 2001). Cette conception de la normativité est généralement formulée en termes de conformité à la norme, où la conformité peut s’établir par degrés et désigne l’adéquation entre une partie de la réalité et un critère extérieur fixant la condition dans laquelle cette partie de la réalité devrait se trouver. Dans le domaine de la politique auquel appartient le concept de démocratie, les concepts de plaisir, d’utilité, d’égalité, de liberté, de justice et de domination sont normatifs en ce sens. En effet, chacun de ces concepts fournit une norme permettant de déterminer la valeur ou le caractère approprié d’une action, d’un événement ou d’une situation d’une manière politiquement pertinente. Par exemple, lorsque nous disons qu’une institution est organisée selon le critère de l’égalité sociale, qu’un régime est juste, qu’une constitution respecte la liberté humaine, ou encore qu’une politique sociale permet aux individus de poursuivre leur bonheur, nous utilisons ces concepts dans un sens normatif, c’est-à-dire que nous nous en servons pour évaluer une action, un événement ou une situation et lui assigner une valeur que nous jugeons positivement. La démocratie est clairement un concept normatif en ce sens. Lorsque nous disons qu’un régime, une organisation ou une procédure est « démocratique » ou « non démocratique », ce que nous voulons dire, c’est précisément que ce régime, cette organisation ou cette procédure est politiquement bon ou mauvais, le concept de « démocratie » spécifiant en quel sens il est bon ou mauvais. Nous appellerons cette première conception de la normativité « normativité de conformité (norm compliant) ».
6Un concept politique peut avoir une fonction normative aussi en un deuxième sens. Selon cette seconde conception, au lieu de définir un critère pour évaluer une portion limitée de la réalité, un concept normatif fournit un cadre général pour interpréter la réalité humaine. Lorsqu’il est utilisé de cette manière, un concept propose un cadre interprétatif compréhensif et englobant qui permet de rendre compte non seulement de la réalité politique, mais également d’autres dimensions de l’expérience humaine. Ce deuxième sens de la normativité ne peut pas être réduit à une simple variante élargie de normativité de conformité, car sa portée paradigmatique consiste justement dans sa visée d’universalisation. Un concept politique doté d’une portée normative paradigmatique est un concept qui aspire à offrir une interprétation compréhensive de la plus grande portion possible de l’expérience humaine. Lorsqu’un concept parvient à jouer un tel rôle normatif, il exerce une forme spécifique d’orientation intellectuelle. Son rôle n’est plus alors seulement celui de nous aider à évaluer des événements ou des situations spécifiques, mais aussi celui de structurer un large domaine d’expérience et à l’organiser à partir d’une perspective normative unitaire. Je propose d’appeler « paradigmatique » cette seconde conception de la normativité, du fait de sa manière de fonctionner. Comme je l’expliquerai dans la section suivante, un concept normatif paradigmatique est (a) primitif et (b) a une portée qui couvre potentiellement tout le domaine de l’expérience sociale. L’usage que je fais du terme « paradigme » est similaire à celui qu’en fait Thomas Kuhn. La référence à Kuhn permet d’identifier un autre aspect crucial de la normativité paradigmatique, à savoir son ouverture indéfinie : son champ est non seulement plus large, mais aussi ouvert dans la mesure où le paradigme constitue une sorte de modèle générateur3. La nature générative et ouverte du paradigme est directement liée à l’idée que la démocratie désigne un projet plus qu’un ensemble plus ou moins fixe d’institutions.
7Les termes « paradigme » et « norme » décrivent le statut donné à un concept politique au sein d’une théorie ou d’un discours. Ces termes ne renvoient donc pas aux propriétés intrinsèques de certains concepts, mais plutôt aux conséquences de leur utilisation. L’histoire des idées politiques nous permet de voir le fonctionnement de cette normativité paradigmatique. Dans la pensée politique occidentale moderne et contemporaine, c’est tout d’abord aux concepts de liberté, de justice et de non-domination qu’il est revenu de jouer le rôle de concepts normatifs paradigmatiques4, tandis que d’autres concepts comme ceux d’égalité ou de fraternité n’ont pas réussi à atteindre un tel statut. De la même manière, le concept de démocratie a également échoué à acquérir le statut de concept normatif paradigmatique, et ce fait a eu un impact négatif sur notre compréhension de la démocratie elle-même. L’introduction d’une distinction entre normativité de conformité et normativité paradigmatique permet d’attirer l’attention sur le fait que, alors même que le concept de démocratie a été largement (et de plus en plus) utilisé ces trente dernières années, son potentiel normatif a été éclipsé par la portée explicative bien plus large des concepts de justice ou de non-domination qui, eux, ont réussi à atteindre l’état de concepts paradigmatiques, si bien que dans le débat actuel, le noyau normatif du concept de démocratie a été réinterprété dans les termes de ces deux concepts, comme on peut le voir très clairement dans les travaux de John Rawls ou de Philip Pettit.
8Si donc les concepts de justice et de non-domination ont été largement reconnus et utilisés comme des concepts normatifs dans les deux sens du terme, le concept de démocratie a été conçu et utilisé seulement comme un concept normatif dans le premier sens, celui de la normativité de conformité. Et la plupart des études sur la démocratie qui ont vu le jour dans les dernières décennies reflètent ce fait. Même si certaines d’entre elles, comme les théories participatives, associatives et délibératives, ont contribué à étendre la portée normative du concept de démocratie, très peu d’efforts ont été mis en œuvre pour assigner à la démocratie le statut de concept normatif paradigmatique.
9En philosophie politique tout comme dans les sciences politiques, on a donc vu se consolider la tendance à expliquer la norme de la démocratie à l’aide de termes normatifs étrangers à ce concept. D’où les tentatives d’expliquer la portée normative de la démocratie – et de la justifier en tant que régime – du fait qu’elle serait le régime politique le plus susceptible de produire une société juste, ou que la démocratie politique promeut la non-domination. Affirmer que la démocratie est un concept normatif paradigmatique exige de rejeter cette stratégie théorique, et consiste au contraire à expliquer la démocratie par la démocratie. Cela revient à dire que l’importance de la démocratie comme norme politique vient de ce qu’elle fournit une instanciation locale d’une norme démocratique plus large, laquelle est sociale plutôt que politique. La distinction conceptuelle entre les deux sens de la normativité est ce qui permet d’éviter le risque de circularité d’une explication de la démocratie par la démocratie.
10L’incapacité à reconnaître le contenu paradigmatique du concept de démocratie a engendré deux sortes de conséquences, qui ensemble ont grandement restreint le potentiel théorique du concept de démocratie. La première conséquence, nous venons de le voir, est la tendance générale à expliquer la normativité de la démocratie en termes largement réductionnistes. La seconde conséquence a été de décourager le développement de théories de la démocratie dont la portée serait aussi large que celles des théories de la justice ou de la non-domination. Le résultat de ces deux tendances a été la dilution du potentiel normatif du concept de démocratie, puisqu’il se retrouve toujours réduit aux autres concepts, considérés comme plus primitifs. Le développement d’une conception normative paradigmatique de la démocratie est donc nécessaire si nous voulons comprendre tout le potentiel normatif que ce concept politique peut renfermer.
Primitivité et non-réductibilité
11Les concepts normatifs utilisés comme paradigmes ont tendance à se réunir dans des schémas relationnels similaires qui peuvent être formulés en termes de primitivité et de non-réductibilité. Dire qu’un concept est primitif signifie qu’il possède une valeur intrinsèque, c’est-à-dire que sa réalisation n’est pas recherchée en vue d’autres fins plus élevées, mais qu’elle est une fin en soi. Dire qu’un concept est non réductible signifie qu’il est véritablement normatif, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être expliqué par d’autres concepts normatifs. La primitivité est une condition nécessaire mais non suffisante pour qu’un concept exerce une normativité paradigmatique. Ainsi, un concept peut être primitif et non réductible sans avoir la capacité à exercer une normativité paradigmatique. Par exemple, le concept de démocratie peut être dit politiquement primitif et non réductible, et voir sa portée limitée au domaine des institutions politiques formelles. La primitivité est nécessaire car elle évite la réduction à des concepts supposément plus fondamentaux, mais elle est insuffisante parce que le fonctionnement paradigmatique requiert également un large champ d’application.
12En d’autres termes, un concept possède une normativité paradigmatique lorsqu’il (a) est primitif, et (b) a une portée qui couvre potentiellement tout le domaine de la politique, et non seulement une portion limitée de celle-ci comme la théorie du gouvernement, comme c’est le cas de nombreuses théories de la démocratie5. C’est uniquement en ce sens que nous pouvons dire qu’un concept normatif opère comme un paradigme.
13Le deuxième aspect de cette conception de la normativité concerne les relations entre les différents concepts normatifs paradigmatiques. Les concepts normatifs considérés comme paradigmatiques fonctionnent comme des cadres rivaux et incompatibles, au moins en deux sens : (1) un concept paradigmatique est généralement présenté comme ayant une portée suffisante pour fournir un cadre général dans lequel développer une théorie normative compréhensive ; et (2) un concept paradigmatique est considéré comme ayant les ressources normatives nécessaires pour définir tous les autres concepts normatifs dans ses propres termes6. Lorsqu’ils sont interprétés en tant que paradigmes, les concepts normatifs se caractérisent par un niveau d’abstraction élevé et un domaine d’application potentiellement très large. Dire qu’un concept possède un contenu normatif paradigmatique signifie donc qu’on lui donne la capacité d’organiser conceptuellement une grande partie de la réalité, en empêchant implicitement les autres concepts de jouer le même rôle. Distinguer les deux conceptions de la normativité nous permet de voir que l’adoption d’une attitude réductionniste à l’égard du concept de démocratie, loin d’aller de soi, est le résultat d’une décision préalable, généralement non justifiée, concernant le choix du concept normatif paradigmatique dans lequel on s’inscrit. C’est cette décision qu’il s’agit alors de problématiser.
14Le statut normatif de la démocratie a généralement été analysé à travers le prisme de deux distinctions conceptuelles, toutes les deux passant à côté du sens de la distinction entre la normativité de conformité et la normativité paradigmatique. La première distinction oppose les conceptions instrumentalistes aux conceptions non instrumentalistes de la démocratie. Les approches instrumentalistes conçoivent la démocratie comme un simple moyen pour réaliser des valeurs dont la justification est antérieure et indépendante de celle de la démocratie. Ainsi, par définition, elles ne saisissent pas la valeur distinctive de la démocratie, puisqu’elles la réduisent à un moyen pour produire d’autres biens. Tout en restant réductionnistes, les approches non instrumentalistes ou constitutives conçoivent la démocratie comme la composante essentielle d’une valeur plus grande ou plus élevée. La principale différence entre les approches instrumentalistes et les constitutivistes est que, pour les premières, la relation entre la démocratie et le bien est une relation externe, tandis que pour les secondes, il s’agit d’une relation interne (Christiano, 2015 ; Rostbøll, 2014). Ainsi, tandis qu’un instrumentaliste sera prêt à abandonner la démocratie si d’autres moyens s’avèrent être plus efficaces pour réaliser cet idéal normatif de référence, les constitutivistes prétendent que ce n’est qu’à travers la démocratie que les autres idéaux normatifs peuvent être réalisés. Nous pouvons remarquer que, si la majorité des approches instrumentalistes sont développées dans le cadre d’une conception purement politique de la démocratie comme régime ou procédure, les constitutivistes sont en général davantage ouverts aux théories plus larges de la démocratie. Cependant, les approches instrumentaliste et constitutive se fondent toutes deux sur la présupposition que la démocratie est un concept normatif seulement au sens de la normativité de conformité.
15La seconde distinction que l’on trouve généralement dans la littérature secondaire est celle entre approches réductionnistes et approches non réductionnistes. Les réductionnistes (qui comprennent à la fois les instrumentalistes et les constitutivistes) admettent le statut central de la démocratie comme régime politique ou procédure, mais l’expliquent par d’autres valeurs extérieures que la démocratie permet de réaliser. De l’autre côté, les antiréductionnistes soutiennent que la démocratie est un concept primitif, c’est-à-dire qu’elle doit être poursuivie pour elle-même. Autrement dit, qu’elle est une valeur en soi. Les approches anti-réductionnistes peuvent être divisées en deux groupes. Un premier groupe comprend les approches qui justifient le caractère primitif du concept de démocratie à partir d’arguments purement politiques7. Bien que les théories de ce groupe dépassent les principales limites de l’approche réductionniste, elles ne parviennent pas à voir que le concept de démocratie peut jouer un rôle théorique autre que celui de la simple définition d’une théorie des institutions politiques, à savoir celui de pierre angulaire dans un cadre normatif bien plus large et englobant, comme peuvent l’être les concepts de justice ou de non-domination dans le cadre du libéralisme et du républicanisme. Le second groupe comprend les approches expliquant la primitivité normative du concept de démocratie en l’élargissant du domaine de la politique à un domaine plus large, généralement celui de la morale8. Comprendre la démocratie comme un idéal moral est une démarche typique pour justifier la démocratie en termes antiréductionnistes. Il est cependant difficile de déterminer dans quelle mesure une explication morale ou sociale de la démocratie peut être réellement antiréductionniste, puisque à son tour le contenu moral de la démocratie est ensuite expliqué – réduit ? – à l’aide de notions morales supposément plus primitives, comme le respect, l’égalité ou la liberté.
16Ce qui se perd dans ces différentes distinctions est l’intuition de base selon laquelle la démocratie, comme d’autres concepts normatifs tels que la justice et la non-domination, possède un double statut : elle fournit, au niveau ordinaire de la théorie politique, la norme d’après laquelle les institutions politiques formelles devraient être conçues ; au niveau paradigmatique, elle fournit une explication normative plus large de la manière dont la vie sociale devrait être organisée dans son ensemble, offrant ainsi des lignes directrices applicables à l’éventail plus large des relations interpersonnelles. Le fait de concevoir la démocratie comme un concept normatif paradigmatique représente donc une troisième approche, qui partage avec le second groupe la volonté d’aller au-delà de la dimension purement politique de la démocratie comme régime ou procédure, et avec le premier groupe l’ambition de fournir une explication plus complète de ce qui fait la valeur distinctive des qualités et des caractères institutionnels de la démocratie politique, tout en les combinant avec des propriétés ayant une portée théorique plus large.
17Avant de développer ce modèle plus en détail, dans la prochaine section j’approfondis la logique des concepts normatifs paradigmatiques en explorant leur logique duale à partir des deux exemples de la justice et de la non-domination.
Concepts normatifs paradigmatiques rivaux
18L’introduction d’une distinction entre normativité de conformité et normativité paradigmatique permet de mettre en lumière un fait paradoxal : alors même que la démocratie a acquis une éminence politique sans égale, sa signification a été systématiquement établie dans les termes d’autres notions normatives telles que la justice, la liberté ou la non-domination. On doit en effet constater qu’en philosophie politique, la démocratie a rarement été considérée comme un concept normatif paradigmatique et assignée à la tâche de structurer l’ensemble du champ conceptuel de la politique. La théorie libérale a traditionnellement assigné cette tâche au concept de liberté et, depuis John Rawls, à celui de justice. De manière similaire, le républicanisme, le marxisme et la théorie critique ont généralement choisi la non-domination comme catégorie normative paradigmatique. Même si (ou lorsque) ces traditions sont profondément attachées aux idéaux et aux institutions démocratiques, leur allégeance à la démocratie a toujours été indirecte, de fait dérivée d’une promotion de la justice ou de la non-domination comme concepts normatifs paradigmatiques. La conséquence de cette méthode est que, dans toutes ces traditions, le concept de démocratie ne joue qu’un rôle limité et subordonné, et tend à être confiné au domaine de la théorie du gouvernement. Il est possible, par exemple, de tirer une justification de la démocratie à partir de la théorie de la justice de Rawls, en considérant que la démocratie est le régime politique qui remplit le mieux les exigences d’une société juste. De manière similaire, Pettit a proposé une justification de la démocratie à partir de l’idée qu’elle est le régime politique mieux capable de promo-voir la non-domination. Dans les deux cas, la démocratie endosse le statut d’un concept normatif dérivé et non primitif.
19Jusqu’à récemment, le concept de liberté a fourni le cadre normatif paradigmatique le plus répandu dans la théorie libérale. Les objectifs normatifs que la tradition libérale a poursuivis pendant plus de quatre siècles ont été la préservation de la liberté, sa diffusion et sa sauvegarde. La liberté était (et est toujours) considérée comme le bien le plus élevé qu’un système politique doit défendre, mais elle est aussi le présupposé sur lequel toute une vision de la société a été construite, c’est-à-dire qu’elle a été un guide normatif dans tous les domaines : l’intimité personnelle, les échanges économiques, la vie culturelle et spirituelle. Dans ce cadre, la démocratie était essentiellement considérée comme infrastructure institutionnelle au service de la protection des libertés9.
20La publication de la Théorie de la justice de Rawls a profondément changé ce cadre, sans que rien ne change vraiment du point de vue de la compréhension du statut normatif du concept de démocratie. Avec Rawls, la justice a rapidement acquis le statut de catégorie normative paradigmatique aussi pour des auteurs qui ne s’inscrivaient pas directement dans la tradition libérale classique, comme c’est le cas de la théorie critique. Des chercheurs comme Ian Shapiro, Michael Walzer, Amartya Sen ou Martha Nussbaum sont également venus à considérer la justice comme le concept normatif paradigmatique le plus approprié et ont considérablement étendu sa portée dans tous les domaines de la vie sociale. Selon ces auteurs, la justice désigne la manière dont une grande variété de biens sociaux, comme l’éducation, la santé ou la qualité de l’environnement sont distribués au sein d’une société. D’une manière encore plus approfondie, les conceptions de la justice basées sur la reconnaissance, initialement influencées par le travail novateur d’Axel Honneth (Honneth, 1995), ont contribué à consolider le statut de la justice comme concept normatif paradigmatique, étendant la portée normative du concept de justice à toute la vie sociale, des relations intimes au sein de la famille jusqu’aux relations formelles rendues possibles par le système juridique. Et les recherches contemporaines sur les injustices épistémiques montrent davantage dans quel sens la justice peut jouer le rôle de concept normatif paradigmatique.
21Le concept de non-domination a connu une trajectoire similaire : si historiquement il ne se référait qu’aux vertus civiques des citoyens, dans les travaux plus récents il a progressivement le statut de concept normatif paradigmatique, dont la portée est aussi large que celle du concept de justice. Que ce soit dans le marxisme, dans le républicanisme ou dans la théorie critique, le concept de non-domination se présente comme un critère normatif dont le champ d’application s’étend largement au-delà du fonctionnement des institutions politiques formelles, pour atteindre un vaste ensemble de phénomènes sociaux. Comme la justice, la non-domination peut en principe s’appliquer à tous les schémas d’interaction humaine, dans la sphère publique comme dans la sphère privée. En tant que telles, la domination et la non-domination décrivent des relations qui peuvent prendre place à tous les niveaux de la vie sociale et, en ce sens, ce sont des concepts normatifs paradigmatiques.
22Ces concepts paradigmatiques sont liés entre eux, si bien que chacun peut, au moins partiellement, intégrer les exigences normatives des autres. Cependant, puisque chacun fonctionne comme un cadre hégémonique, il aura également tendance à se subordonner les autres catégories normatives. Si l’adoption d’un cadre normatif paradigmatique ne requiert pas ou n’implique pas de rejeter les autres concepts, elle implique en règle générale leur subordination théorique. Cela a des conséquences importantes en termes d’attribution du statut normatif à d’autres concepts. Pour ce qui est de la démocratie, il est en effet évident que, si la justice et la non-domination en tant que concepts paradigmatiques reconnaissent l’importance de la démocratie, sa portée normative est inévitablement plus restreinte que celle qui lui reviendrait si elle opérait en tant que concept normatif paradigmatique.
La démocratie comme concept normatif « paradigmatique »
23En règle générale, dans la philosophie politique, le concept de démocratie a été traité comme une forme de normativité de conformité. En d’autres termes, son champ normatif se limitait à la théorie du gouvernement. Cette conception a dominé la philosophie politique depuis la Politique d’Aristote jusqu’à aujourd’hui. Par conséquent, le concept de démocratie a généralement été défini dans les termes d’autres concepts normatifs paradigmatiques, qu’il s’agisse de la liberté, de la justice ou de la non-domination. Dans ces conditions, l’idée même que la démocratie puisse décrire un état final désirable en soi n’a pu apparaître qu’erronée. Contre cette opinion répandue, je suggère qu’à certaines conditions, le concept de démocratie peut atteindre le statut de concept normatif paradigmatique. Cela n’est bien évidemment pas possible lorsque l’idée de démocratie reste ancrée au domaine de la théorie du gouvernement, car la nature étroite de son objet empêche, justement, qu’elle puisse atteindre un niveau de généralité suffisant. Afin de remplir son rôle de concept normatif paradigmatique, la démocratie doit avoir une portée qui ne se limite pas à un sous-ensemble de phénomènes sociaux comme le fonctionnement des institutions ou des procédures politiques formelles.
24Un niveau d’abstraction plus élevé et une portée objectuelle plus large peuvent être obtenus de deux manières. La première consiste à identifier la démocratie avec une ou plusieurs exigences politiques (principes ou procédures) et à étendre leur portée au-delà du domaine de la politique. La seconde approche consiste à faire le chemin inverse, en partant d’une définition de la démocratie comme catégorie sociale décrivant des phénomènes sociétaux plus larges et dont la démocratie politique ne serait qu’une spécification. Il s’agit d’un chemin plus radical et moins exploré, mais qui s’avère plus prometteur dans la mesure où il prend comme point de départ une dimension de l’expérience qui précède sa formulation dans les termes déjà réducteurs de la théorie politique.
25Avant d’explorer en détail cette stratégie, je voudrais expliquer les raisons pour lesquelles je n’ai pas choisi la première approche. Il existe deux principales stratégies d’élargissement de la démocratie qui se fondent sur l’extension de son noyau politique. La première conçoit la démocratie principalement comme une procédure de prise de décision, à la manière notamment des théories délibératives et participatives, tandis que la seconde se focalise sur la démocratie comme une méthode de gestion du pouvoir. Les conceptions participatives de la démocratie, telles qu’elles ont été formulées par Carole Pateman et Jane Mansbridge, sont des exemples de la première approche (Pateman, 1970 ; Mansbridge, 1983). Les théories participatives et délibératives commencent par identifier la démocratie avec des formes inclusives et délibératives de prise de décision, et procèdent ensuite à l’extension de la portée du concept de démocratie à toutes les institutions et les situations dans lesquelles des décisions peuvent être prises selon des procédures démocratiques. La seconde stratégie, illustrée par la théorie de la justice démocratique de Ian Shapiro (Shapiro, 1999), procède d’une manière similaire, mais fait de la gestion horizontale des relations de pouvoir le noyau normatif du concept de démocratie, qu’il s’agit alors d’étendre à toute la société. Shapiro propose notamment d’analyser les relations familiales et les interactions sur le lieu de travail selon leur degré de conformité à une norme égalitaire de gestion du pouvoir. Ces deux stratégies commencent par une conception politique de la démocratie comme méthode de prise de décision ou comme pratique de gestion du pouvoir, et l’étendent ensuite au-delà du domaine des institutions politiques formelles, pour l’appliquer au fonctionnement de la société dans son ensemble.
26Bien que prometteuses, ces stratégies s’avèrent néanmoins être incomplètes, puisqu’unilatérales. La raison en est qu’alors que la participation et les relations de pouvoir horizontales font partie de l’idée de la démocratie, elles n’en épuisent pas le contenu, même lorsqu’elles sont combinées. Les théoriciens qui suivent cette stratégie insistent sur la valeur instrumentale de la démocratie conçue comme un moyen pour atteindre d’autres fins, un bien nécessaire seulement dans la mesure où il s’agit du meilleur moyen d’atteindre des biens d’un ordre supérieur. Comme l’écrit Shapiro, « [i]l est préférable que les biens collectifs soient poursuivis de manière démocratique plutôt que non démocratique, et qu’ils soient poursuivis de manière plus démocratique plutôt que moins démocratique » (Shapiro, 1999, 24). Dans le cas de la théorie de la justice démocratique de Shapiro, la dimension juridique ou négative de la liberté est constamment exagérée, d’une manière qui reflète clairement une compréhension libérale de la politique, fondée sur l’idée d’un individu autonome et autodéterminé cherchant à poursuivre ses intérêts. Cela n’est pas surprenant, dans la mesure où la méthode consistant à partir d’une définition politique de la démocratie pour ensuite l’étendre au corps social dans son ensemble finit inévitablement par retrouver dans la société ce qui avait été mis au préalable dans la définition politique de la démocratie elle-même. Si je suis d’accord avec Shapiro pour dire que la délibération ou la participation ne devraient pas avoir le statut de fins en soi, il n’en reste pas moins que, du point de vue d’une théorie sociale de la démocratie, sa stratégie comporte la même erreur que les théories participatives, à savoir la réduction de la dimension sociale de la démocratie à la domination d’un seul facteur politique, que ce soit la participation, la délibération ou la gestion du pouvoir.
27Les conceptions de la démocratie qui la réduisent à un de ses trois principes constitutifs, que ce soit la liberté, l’égalité ou la solidarité, souffrent d’un défaut similaire. La raison en est simple, bien que cela prendrait beaucoup plus de temps d’en faire la démonstration : c’est que chacun de ces trois principes exprime un aspect différent et primitif du noyau normatif de ce concept. Alors que le cas de la liberté apparaît plus clairement du fait du débat qui oppose le libéralisme à la démocratie (ou la démocratie libérale à la démocratie sociale), le récent regain d’intérêt pour l’égalitarisme a donné un nouvel élan à cette démarche réductrice. Comme je le montrerai dans la section suivante, l’idée d’égalité (et donc l’égalitarisme) ne rend compte que d’un seul des trois principes qui constituent la démocratie en tant que concept paradigmatique, si bien que l’égalitarisme s’avère souffrir des mêmes limites que les approches rivales.
28Ces remarques permettent alors de voir un peu mieux à quelles conditions le projet d’une théorie paradigmatique de la démocratie pourrait réussir : (1) nous devons tout d’abord considérer la « démocratie » comme un concept normatif paradigmatique, et développer une théorie en accord avec ce présupposé ; (2) le meilleur moyen de réussir cette entreprise est d’adopter une conception sociale plutôt qu’une conception politique de la démocratie ; (3) une ontologie sociale interactionniste de la démocratie fournit un fondement approprié pour développer une théorie paradigmatique de la démocratie. Tandis que d’autres stratégies peuvent également être envisagées pour développer une conception paradigmatique de la démocratie, je développerai dans cet ouvrage une approche sociale, qui s’appuie à son tour sur une explication interactionniste. Ces thèses seront articulées historiquement dans la partie II de l’ouvrage, et leur pertinence pour les débats contemporains sera montrée dans la partie III.
29Plutôt que de commencer par une définition conceptuelle minimale de la démocratie et de s’y limiter, à la manière des conceptions actuelles de la justice et de la non-domination, je défends l’idée qu’il est préférable de passer par une approche de théorie sociale, comme l’ont fait les pragmatistes. Cela impliquera de s’appuyer sur des arguments empiriques concernant la dimension sociale de l’action humaine et les formes élémentaires de coopération sociale, ce qui m’amènera à mobiliser les théories sociales interactionnistes. Plus précisément, une théorie sociale de la démocratie commence par une théorie générale des interactions sociales pour identifier ensuite les schémas d’interaction dont on peut prédiquer l’adjectif « démocratique », et en faire les éléments constitutifs d’une théorie plus large de la démocratie. Une telle théorie se construit en deux étapes. La première consiste en une théorie des schémas d’interaction sociale qui explique en quel sens les interactions sociales peuvent être qualifiées de démocratiques. La deuxième étape consiste en une ontologie sociale qui, en s’appuyant sur ces micro-fondations sociales et interactionnistes, étend la portée du concept de démocratie à tous les domaines de la vie sociale, depuis les interactions en face à face jusqu’aux institutions politiques formelles. Ces deux étapes seront discutées en détail dans les chapitres suivants, mais j’en expose les grandes lignes dans les prochaines sections.
La micro-fondation de la théorie démocratique et les trois principes démocratiques
30Une théorie élargie de la démocratie telle que celle ici développée se doit d’expliquer dans quelles conditions une pluralité d’agrégats sociaux exhibent des propriétés démocratiques, ce qu’est leur dénominateur commun, et les propriétés distinctives que la démocratie possède à différents niveaux de la société. Plusieurs approches sont possibles, qu’on peut regrouper en deux catégories principales. La première est anthropologique, et consiste à identifier les caractéristiques universelles de la nature humaine que l’on suppose être corrélées positivement avec des formes d’organisation sociale et politique auxquelles le terme « démocratie » peut s’appliquer. Par exemple, les théories du développement humain10 soutiennent qu’une fois atteint un niveau de sécurité matérielle suffisante, en absence d’obstacles particuliers, les valeurs libérales de liberté et d’autonomie se répandent dans l’ensemble du corps social, et des processus de démocratisation s’ensuivent nécessairement. La seconde approche est sociologique, et souligne la contribution distinctive d’une pluralité de dimensions sociales à la réalisation de la démocratie. La théorie hégélienne de la démocratie de Honneth (Honneth, 2015) est un exemple de cette seconde stratégie, dans la mesure où elle spécifie la manière dont les trois sphères sociales de la famille, du marché et de l’État devraient être organisées au sein d’une société démocratique. Une autre stratégie, sociologiquement plus riche, consiste à partir d’une approche unifiée de la réalité sociale, reconstruite à partir de la base de ses schémas d’interaction. Une telle approche suppose d’identifier les principes qui président à l’organisation générale de la vie sociale et d’établir les propriétés qui sont associées au prédicat « démocratique ». C’est cette stratégie que j’adopterai.
31L’idée que les interactions sont au fondement de la vie sociale a été défendue par plusieurs écoles en sociologie que je regrouperai sous l’étiquette d’« interactionnisme social », et qui inclut, outre les pragmatistes, l’école de Chicago, l’interactionnisme symbolique, et l’ethnométhodologie11. Ces approches partagent l’idée d’une micro-fondation des phénomènes sociaux en termes de schémas d’interaction sociale de base. Cette idée peut être transposée au domaine politique et traduite en une micro-fondation de la démocratie.
32Les interactionnistes sociaux souscrivent généralement aux présupposés suivants : (a) l’identité individuelle se forme à travers les interactions sociales auxquelles les individus prennent part ; (b) les interactions sociales sont la chair de la vie associée et composent l’ordre constitutif de la vie sociale ; (c) les propriétés des interactions sociales peuvent être héritées par des agrégats sociaux plus complexes telles que les organisations et les institutions, et (d) les ordres normatifs sont un mélange de modèles formels et informels d’interaction sociale et leur capacité à guider la vie sociale dépend des effets combinés de ces différentes dimensions. De ces présupposés découle l’idée que les attentes et les exigences normatives d’une société naissent des interactions qui lui donnent forme. En d’autres termes, nous faisons d’abord l’expérience de la démocratie comme une caractéristique normative positive de ces schémas d’interaction. Nous faisons l’expérience de la valeur de la démocratie tout en étant engagés dans des interactions gouvernées par des normes spécifiques, et nous essayons ensuite de généraliser la portée de ces normes à l’organisation de la société tout entière. Cela est un argument idéalisé : cela ne signifie pas que de facto et historiquement, nous soyons toujours arrivés à la démocratie de cette façon, mais que le fait de lier la démocratie politique à la démocratie sociale nous permet de mieux comprendre pourquoi nous accordons de la valeur et de l’importance à la démocratie, et pourquoi la démocratie doit désigner un projet de démocratisation ouvert et inachevé. Cela ne signifie pas non plus qu’une société démocratique doive être intolérante vis-à-vis des schémas d’interaction non explicitement démocratiques, mais que la source du contenu normatif du concept de démocratie provient de certaines caractéristiques spécifiques des schémas d’interaction sociale, plutôt que de caractéristiques des institutions politiques formelles.
33L’importance normative des interactions sociales est directement liée à leur rôle constitutif dans la formation de l’identité individuelle ainsi qu’à leurs opportunités de réalisation sociale. Les interactionnistes sociaux suggèrent que les formes démocratiques d’interaction sociale se caractérisent par les traits suivants : (a) la préférence pour les schémas d’interaction horizontaux et symétriques (la hiérarchie et l’asymétrie doivent toujours être justifiées auprès de ceux à qui on les impose) ; (b) la promotion de relations coopératives qui reconnaissent la réalité de l’interdépendance ; (c) l’égale participation dans les pratiques d’enquête et de prise de décision ; (d) le privilège de la délibération par rapport aux autres méthodes de prise de décision ;(e) l’intégration effective de tous les participants aux pratiques sociales ; (f) une intégration réussie de la dimension fonctionnelle de la résolution des problèmes et de la dimension expressive de la réalisation de soi.
34Ces traits peuvent être résumés en trois grands principes, que j’appellerai les trois principes démocratiques, dont la pertinence politique est immédiatement évidente : (1) la parité relationnelle ; (2) l’autorité inclusive ; (3) l’engagement social. Bien que je ne puisse pas le faire ici, il est possible de donner à chacun de ces principes des dimensions plus spécifiques qui déterminent la signification exacte de l’attribut « démocratique » lorsqu’il est appliqué aux schémas d’interaction sociale.
35La parité relationnelle désigne le statut que les individus acquièrent au sein des interactions sociales. Il y a parité relationnelle lorsque chaque individu dans sa relation avec d’autres est traité d’une manière qui ne dépend pas de son statut social. Cela requiert en particulier l’absence de stigmatisations ou de discriminations imposées sur la base du statut social, et que la religion, le genre, la race, l’ethnicité, la classe et d’autres marqueurs sociaux n’affectent pas notre statut dans nos interactions sociales. L’idée que la démocratie nécessite que les interactions entre individus ne dépendent pas de leur statut (l’idée tocquevillienne de la démocratie comme une « société des égaux ») a récemment bénéficié d’une nouvelle jeunesse à travers l’idée de l’égalitarisme relationnel. En opposition aux conceptions traditionnelles de la justice redistributive, l’égalitarisme relationnel soutient que « dans une société égalitaire, les personnes devraient interagir en tant qu’égales, ou devraient jouir du même statut fondamental (et peut-être aussi du même rang et du même pouvoir) » (Arneson, 2013). Selon Elizabeth Anderson, le but de la justice égalitaire est de « créer une communauté dans laquelle les relations entre les personnes sont des relations d’égalité » (Anderson, 1999, 289). Comparée aux conceptions traditionnelles de l’égalité, la parité relationnelle partage avec l’égalitarisme relationnel l’idée que la norme de l’égalité ne se refère pas prioritairement aux biens, droits, capacités et autres attributs individuels, mais plutôt au statut que les individus obtiennent à l’intérieur des interactions sociales. La parité rélationnelle met l’accent sur la manière dont les interactions sociales construisent l’identité des individus, du fait de leur assigner un statut, et donc de la valeur, à l’intérieur des relations elles-mêmes. Ce qui compte le plus, dès lors, ce n’est pas ce qu’on possède, mais la façon dont on est traité.
36L’autorité inclusive demande que les individus soient les auteurs des décisions dont ils subiront les conséquences plutôt que leurs destinataires passifs. Alors que la parité relationnelle met l’accent sur l’effet du statut social dans les interactions interpersonnelles, l’autorité concerne le pouvoir d’influencer les décisions des autres. L’autorité peut être exercée de manière égalitaire ou hiérarchique, et cela n’est pas spécifique à la politique mais se retrouve dans la société entière. À parité d’autres condtions, la notion d’autorité inclusive désigne des modèles d’autorité dans lesquels tous ceux qui sont affectés par les conséquences d’une décision sont inclus dans le processus décisionnel. Cependant, toutes les relations humaines ne peuvent être organisées de façon à éviter complètement l’autorité hiérarchique. Harry Eckstein, par exemple, identifie la politique comme le domaine des relations hiérarchiques, si bien qu’un schéma d’autorité se définit comme « un ensemble de relations asymétriques parmi les membres d’une unité sociale ordonnés hiérarchiquement, qui porte sur la direction de cette unité » (Eckstein et Gurr, 1975, 22). Les relations d’autorité entre parents et enfants, professeurs et étudiants, cadres et employés d’une entreprise, en sont des exemples évidents. Dans de tels contextes sociaux, la hiérarchie semble dans une certaine mesure inévitable. Dans ce cas, la qualité démocratique des formes d’autorité hiérarchique dépend du degré auquel les subordonnés peuvent être et sont impliqués dans les processus de décision. Eckstein suggère, par exemple, que les relations hiérarchiques possèdent une qualité démocratique lorsque les supérieurs hiérarchiques exercent une direction limitée, et demeurent ouvert aux revendications et à l’influence des subordonnés, et lorsque les subordonnés ont droit à une participation effective et obéissent sur la base d’une légitimité perçue. Selon cette conception, l’exigence normative en accord avec la démocratie est la démocratisation des relations hiérarchiques, plutôt que leur abolition totale.
37L’engagement social désigne la capacité d’une unité sociale à impliquer ses membres dans une pluralité de pratiques. La notion d’engagement nous rappelle que cette exigence est plus forte que la condition d’inclusion dans les processus décisionnels contenue dans la notion d’autorité inclusive. L’interactionnisme social suppose que, outre la fonction protectrice garantie par l’inclusion dans les processus décisionnels, le simple fait de la participation aux pratiques sociales possède une valeur intrinsèque supplémentaire, puisque les individus façonnent leur propre identité à travers ces interactions. La principale conséquence de cette idée est une définition élargie de la participation, mieux exprimée par l’expression « prendre part à » (partaking) que par la notion traditionnelle de participation. « Prendre part » signifie être socialement et moralement inclus dans les activités concrètes des différentes communautés dont on fait part. Cela comprend bien sûr la participation aux prises de décision (l’idéal de l’autonomie issue des Lumières), mais cela suppose également, de manière plus fondamentale, un accès non restreint aux pratiques et aux espaces sociaux, l’intégration au sein du lieu de travail, dans le quartier et dans le système éducatif. Une société dans laquelle les lieux de residence, l’accès aux écoles, aux lieux de loisir, aux espaces publics et aux opportunités de travail est déterminé par des critères sociaux (genre, race, religion, etc.) est une société qui refuse à tous ses membres une égale inclusion dans ses pratiques. Cela vaut également lorsque la participation à des activités coopératives comme les réunions des parents d’école, l’organisation d’événéments récréatifs ou l’animation d’activités bénévoles sont déterminées sur la base de critères sociaux. Ce qui est en jeu, ici, ce n’est pas le droit égal à l’inclusion dans les procédures de prise de décision, mais les pratiques sociales au travers desquelles un individu est intégré symboliquement et pratiquement aux différentes communautés dont on fait partie : celles des collègues, des voisins, des écoliers et de leurs parents, des citoyens. L’intégration résidentielle, l’égalité des opportunités d’éducation dans les écoles intégrées, des métiers suffisamment créatifs et épanouissants et un certain degré d’égalité économique sont les conditions les plus directement corrélées à l’engagement social compris comme l’expérience concrète d’appartenir au même monde social et d’avoir une position importante au sein de celui-ci.
38Conçues à partir de ces trois principes, les formes démocratiques d’interaction sociale peuvent se retrouver dans toutes les dimensions de la vie sociale. L’organisation familiale, les interactions au sein d’un groupe d’amis ou dans le quartier, les relations au travail, à l’école, dans les associations, ainsi que les modèles d’organisation au niveau de l’architecture constitutionnelle peuvent incarner les trois principes démocratiques à différents degrés. La qualité démocratique d’une société en dépend. Cette conception de la démocratie est primitive au sens défini précédemment, puisque les schémas d’interaction sociale démocratiques ont le statut de fins en soi. Cela ne signifie pas que nous entrons dans ces interactions pour elles-mêmes, mais que nous apprécions la qualité démocratique qui les distingue d’interactions organisées à partir d’autres modèles normatifs. Le fait que les schémas d’interaction démocratiques soient préférables à ceux qui ne le sont pas, dans tous les contextes de la vie, fait donc partie du contenu normatif du concept de démocratie. Dire que la démocratie est un concept primitif signifie précisément cela : qu’une forme de société dans laquelle toutes les interactions sont organisées selon les trois principes énoncés plus haut fournit un idéal normatif que nous chérissons et que nous poursuivons pour lui-même. En d’autres termes, le fait que nous assignions à la démocratie une portée normative paradigmatique signifie que nous désirons vivre dans un environnement structuré par des relations horizontales, égalitaires et inclusives, et que ce désir a une valeur finale, c’est-à-dire qu’il n’est pas un moyen pour atteindre des fins plus élevées, par exemple la justice sociale ou la non-domination. Le concept de démocratie atteint, ainsi, le statut de concept normatif paradigmatique.
39La première implication évidente de cette conception de la démocratie est que les opportunités de s’engager activement sur une base d’égalité devraient être maximisées partout dans la société. Son objet, ce ne sont pas uniquement les relations entre citoyens, l’idée de schémas d’interaction sociale démocratiques fournit un guide normatif qui s’applique également en dehors du domaine des relations politiques. Une conception élargie de la démocratie exige également que la contribution démocratique de la politique formelle soit spécifiée et distinguée de celle des autres types d’unité sociale. Une conception paradigmatique de la démocratie, en d’autres termes, n’élimine pas la nécessité d’une analyse spécifique des institutions politiques démocratiques. Son but consiste à expliquer la manière dont les institutions politiques formelles peuvent encourager la démocratisation d’une société, en permettant d’étendre la portée des schémas d’interaction démocratiques. D’un côté, la politique définit et régule les relations entre individus en leur qualité de citoyens. Un régime démocratique interprète ces relations en conformité avec les trois principes de (1) la parité relationnelle, (2) l’autorité inclusive, et (3) l’engagement social. D’un autre côté, les institutions politiques formelles peuvent promouvoir et soutenir la diffusion et la consolidation des formes démocratiques d’interaction sociale dans les autres sphères de la vie sociale, dans lesquelles les individus interagissent entre eux sur une autre base que celle de la citoyenneté, par exemple en tant qu’employé et employeur, parent et fils, consommateur et producteur, professeur et étudiant, etc. Les régulations juridiques, les incitations économiques et les actions institutionnelles sont parmi les leviers les plus communs pour réaliser ces fins.
40La conception paradigmatique de la démocratie a également d’importantes conséquences lorsqu’elle est utilisée pour comprendre pourquoi, dans certaines circonstances, les processus de démocratisation échouent. Elle nous permet notamment de reconnaître que les sociétés non démocratiques ne sont pas seulement celles à qui les d’institutions politiques démocratiques font défaut, ou dont la sphère publique et la société civile sont insuffisamment développées (Merkel, 2004). Ce sont aussi les sociétés où l’accès aux pratiques et aux espaces sociaux est déterminé par l’identité du groupe d’appartenance, où le statut (social, économique, racial, de genre, religieux, etc.) détermine la position qu’on aura dans les relations d’autorité, tout autant que le statut dans une interaction sociale. Ces normes d’interaction non démocratiques déterminent, de fait ou de droit, la position assignée à différentes catégories d’individus, que ce soit à l’intérieur de la famille, sur le lieu de travail ou ailleurs. Mais elles déterminent également les espaces et les opportunités auxquels différentes catégories d’individus ont accès et ceux d’où elles sont formellement ou informellement exclues. Les pratiques formelles et informelles de zonage racial et de communautés fermées (gated communities) en sont deux exemples. L’implication générale de cette approche est claire : un pays pourra très bien être considéré comme complètement démocratique selon des enquêtes internationales comme celle de l’ONG américaine Freedom House, mais être considéré comme non démocratique selon le concept normatif paradigmatique de démocratie ici développé.
41Les trois principes démocratiques énoncés précédemment expriment de manière pertinente cette conception élargie de la démocratie, à condition de ne pas les interpréter uniquement comme les conditions aptes à rendre possible l’autogouvernement. Tout d’abord, nous devons souligner l’importance du simple fait d’avoir un accès libre aux processus et aux espaces sociaux donnant l’opportunité d’interagir sur un pied d’égalité avec le plus grand nombre d’individus dans les situations sociales les plus diverses. Cela signifie que les individus devraient être capables de rejoindre des groupes sociaux, d’occuper des espaces, d’interagir avec les autres d’une manière qui ne soit pas déterminée par leur statut social, économique, religieux, racial ou politique. La restriction des privilèges associés au statut constitue de ce point de vue l’un des succès historiques majeurs de la démocratie comme principe d’organisation sociale. D’un point de vue socio-historique, l’idée de démocratie comme forme de société est l’exception dans un monde qui a été davantage façonné par les principes opposés de hiérarchie et de séparation des espaces sociaux. Nous devons donc prêter une attention particulière à la signification sociale et pas seulement juridique ou politique des schémas d’interaction démocratiques, et ce pour des raisons autres que simplement historiques. En effet, les tendances à l’exclusion des personnes défavorisées et à l’isolement volontaire des privilégiés sont constamment en jeu à tous les niveaux de la vie sociale, et la parité relationnelle est régulièrement remise en cause par la montée de nouvelles formes d’asymétrie. L’idée même d’un projet démocratique implique une tâche par définition inachevée, et suppose qu’aucune garantie d’égalité politique ne suffira à rendre toutes les interactions conformes à l’idée démocratique, en raison aussi du fait que les inégalités de statut ont tendance à se reproduire dans le temps et que seule une vigilance constante permet d’en réduire les effets.
Les avantages du choix de la démocratie comme concept normatif paradigmatique
42Étant donné la logique réductionniste propre au fonctionnement des concepts paradigmatiques, le potentiel théorique du concept de démocratie sera incomplet tant qu’il restera subordonné à d’autres concepts normatifs paradigmatiques. En d’autres termes, la valeur ajoutée d’une société ou d’un mode de vie démocratique va bien au-delà de la simple capacité à promouvoir de manière instrumentale d’autres valeurs telles que la justice ou la non-domination. Elle réside bien plutôt dans la réalisation d’une forme de vie sociale complète à laquelle nous accordons une valeur en soi.
43Une conception paradigmatique de la démocratie comporte au moins deux avantages théoriques. Le premier est sa valeur reconstructive12, qui consiste à nous offrir une perspective nouvelle sur notre histoire, sa signification, ses principales réussites, les aspects qui la distinguent des formes rivales d’organisation politique et sociale. Dans le contexte des déficits démocratiques actuels, une compréhension plus claire de la démocratie dans les termes qui lui sont propres, une interprétation du projet démocratique comme description des meilleurs espoirs et attentes ayant accompagné les grandes transformations des derniers siècles, nous aidera peut-être à établir une distinction plus claire entre ce qui est d’actualité et ce qui est dépassé, afin de mieux savoir ce qui doit être fait aujourd’hui pour réactualiser et mener à bien ce projet. En outre, une meilleure compréhension du lien entre la dimension politique et la dimension sociale de la démocratie peut nous servir à mieux comprendre les résultats parfois contradictoires des études sur la démocratisation, en particulier dans le cas des échecs démocratiques, c’est-à-dire les cas où la transition vers la démocratie est restée figée dans un état d’inachèvement. Une conception sociale plus large de la démocratie nous amènera aussi probablement à reconsidérer le contenu ethnocentrique du projet démocratique, afin de mieux comprendre les raisons et les causes des tentatives ratées de démocratisation, mais aussi de reconsidérer d’un point de vue plus pluraliste les conditions sociales et historiques d’un possible progrès social et politique.
44Le second avantage de l’adoption d’une conception paradigmatique de la démocratie est qu’une telle théorie politique sera capable d’offrir une direction pour les programmes d’innovation sociale, en orientant notre attention vers les biens particuliers que la démocratie nous permet de réaliser, et que les paradigmes concurrents de justice et de non-domination ne peuvent expliquer que de manière partielle. Nous pouvons identifier au moins quatre dimensions de la vie sociale dont l’importance tend à être sous-estimée par ces idéaux normatifs rivaux, et qui viennent au contraire occuper le devant de la scène lorsque nous approchons la réalité sociale du point de vue d’une conception paradigmatique de la démocratie.
La coopération sociale. Les théories de la justice, en particulier distributives, ont explicitement fait le lien entre la justice et la coopération sociale. Ces théories ont cependant tendance à concevoir la coopération exclusivement du point de vue de ce qui la rend juste, et sous-estiment l’importance normative de la tension entre les exigences fonctionnelle et expressive de la coopération. Elles tendent en particulier à ignorer la valeur intrinsèque des schémas d’interaction coopératifs. Une théorie de la démocratie offre une analyse de la coopération sociale plus riche que les théories de la justice ou de la non-domination, dans la mesure où celles-ci ont tendance à interpréter la coopération sociale uniquement en termes fonctionnels ou instrumentaux.
La constitution sociale de l’identité individuelle. À l’exception des théories de la justice basées sur le principe de reconnaissance, les théories de la justice et de la non-domination sous-estiment grandement la fonction de l’interaction sociale dans la formation des identités individuelles et collectives. En se concentrant sur les qualités normatives de la justice et de la non-domination comme fins poursuivies par toute interaction sociale, elles négligent d’autres visées tout aussi importantes des interactions sociales dans leur formation de l’identité humaine. En ce sens, elles ont une compréhension trop minimale de la dimension sociale de la normativité.
L’apprentissage. La démocratie comme forme de vie basée sur des interactions coopératives horizontales voit dans la capacité d’autocorrection un de ses ingrédients essentiels. Les idées d’apprentissage et d’expérimentalisme sont en effet constitutives de l’idée de démocratie, alors qu’elles ne jouent aucun rôle majeur dans les théories de la justice ou de la non-domination. Comme l’a fait remarquer Amartya Sen, « la pratique de la démocratie donne aux citoyens l’opportunité d’apprendre les uns des autres, et permet à la société de façonner ses valeurs et ses propriétés » (Sen, 1999, 10). Il existe une valeur ajoutée d’ordre épistémique qui semble intrinsèque à la démocratie, et que la justice ou la non-domination ne peuvent expliquer qu’en termes dérivés.
L’épanouissement personnel. Les théories de la justice et de la non-domination insistent sur les conditions formelles permettant aux individus de formuler et de poursuivre leurs objectifs. Or, le mode de vie démocratique trouve sa récompense dans les interactions inclusives et égalitaires qui le définissent en propre. En d’autres termes, il possède une valeur intrinsèque pour le bien-être et la vie humaine, si bien que l’on peut supposer qu’empêcher un individu de s’engager dans la vie sociale et politique sur une base inclusive et égalitaire signifie le priver de quelque chose d’important, indépendamment même des autres conséquences négatives qui pourraient s’ensuivre. De manière générale, cet aspect tend soit à être sous-estimé à cause de sa contradiction apparente avec les intuitions libérales sur le pluralisme, soit à être pris pour acquis, comme étant tellement ancré dans notre expérience qu’il ne nécessite pas de discussion théorique. Assigner à la démocratie le statut de concept normatif paradigmatique nous enjoint, au contraire, de reconnaître que lorsque nous nous ouvrons à la pluralité des formes de vie qui composent notre monde contemporain, nous devons garder à l’esprit que l’implication au sein d’activités contribuant à réaliser des fins collectives est parfois à elle-même sa propre récompense. C’est le mérite du concept de démocratie de montrer qu’il s’agit là d’une relation interne.
L’ontologie sociale de la démocratie
45L’interactionnisme social fournit une base nécessaire mais non suffisante pour comprendre la démocratie comme concept normatif paradigmatique. Cette tâche requiert en sus une théorie qui explique la manière dont ce principe normatif opère au sein des différentes dimensions de la vie sociale. Cette fonction est remplie par une ontologie sociale de la démocratie, que je conçois comme une théorie décrivant les différentes couches élémentaires de la vie sociale. Puisqu’elle s’appuie sur les fondations micro-sociologiques fournies par une théorie de l’interaction sociale, il s’agira d’une ontologie sociale interactionniste de la démocratie13.
46La ligne directrice de mon approche interactionniste de l’ontologie sociale est que, pour qu’une ontologie puisse fournir le contenu d’une théorie normative paradigmatique de la démocratie, elle doit décrire différents types d’unité sociale organisés selon les mêmes principes, soit les trois principes normatifs de (1) la parité relationnelle, (2) l’autorité inclusive et (3) l’engagement social. Ainsi, la propriété qui spécifie les conditions dans lesquelles les interactions sociales sont démocratiques fournira également la base sur laquelle il sera possible de généraliser l’utilisation normative du concept de démocratie, en accord avec son caractère paradigmatique. En effet, les interactions démocratiques telles qu’elles prennent place dans différents contextes sociaux peuvent prendre plusieurs formes.
47Une ontologie sociale de la démocratie doit pouvoir expliquer dans quelles conditions les propriétés démocratiques des interactions sociales élémentaires se préservent et se développent dans des contextes sociaux très hétérogènes. Les interactionnistes sociaux voient la société comme un ensemble dynamique de processus de structuration et de déstructuration de la vie de groupe (Giddens, 1984). Ainsi, au lieu d’insister sur les structures permanentes de la société, ils mettent l’accent sur ses dynamiques de formation et de dissolution organisationnelles. Cette activité de regroupement (grouping) (Follett, 1919) que les pragmatistes ont décrite au gérondif comme préoccupation et implications incessante dans les interactions, comme « ongoing concern » (Hughes, 1984), désigne une activité fluide aux degrés de variation infinis. En anticipant ce que j’examinerai plus en détail dans le chapitre suivant, je propose d’identifier trois principes majeurs de structuration sociale qui permettent de rendre compte de la vie sociale : (a) les habitudes démocratiques, (b) les schémas d’interaction sociale démocratiques, (c) les formes démocratiques d’organisation institutionnelle. D’un côté, les habitudes individuelles stabilisent la conduite humaine et se fondent en habitudes collectives, qui deviennent des schémas d’interaction sociale. D’un autre côté, les formes d’organisation peuvent être considérées comme les instances matérialisées des schémas d’interaction sociale, et contribuent à leur tour à la formation d’habitudes individuelles. Ces trois principes sont en constante interaction et s’influencent mutuellement, contribuant ainsi ensemble à façonner la vie sociale.
48Une ontologie sociale de la démocratie devra donc expliquer quelles sont les habitudes qui encouragent le plus la démocratie, quelles propriétés devraient exhiber les schémas d’interaction, et quelles sont les formes d’organisation qui favorisent le plus des modes de vie démocratiques. En d’autres termes, la construction sociale de la démocratie requiert une imagination sociologique sophistiquée et une grande capacité à innover. Il est évident que la démocratisation de la vie de famille et du lieu de travail, par exemple, ne se font pas sur la base des mêmes principes d’organisation. Notamment, car les interactions démocratiques au niveau des groupes primaires prennent place dans le cadre de relations basées sur la confiance et peuvent s’appuyer sur un capital affectif qui est absent des cadres plus formels. D’un autre côté, la démocratisation du lieu de travail exige d’inventer des solutions permettant de maximiser la coopération dans le cadre de circonstances caractérisées par des contraintes externes parfois puissantes, dans un environnement où, de plus, nous ne pouvons pas choisir nos partenaires de coopération. Comme l’ont fait remarquer plusieurs commentateurs, alors que l’engagement au sein d’associations volontaires peut avoir une influence significative sur le développement de compétences civiques (Putnam, 1994), la coopération au travail semble plutôt avoir des effets significatifs sur notre capacité à tolérer la différence et à développer des attitudes inclusives (Estlund, 2003). De même, les associations qui créent des « liens » (bonding) plutôt que des « ponts » (bridging) encouragent le développement de différentes dimensions des attitudes sociales et contribuent ainsi de diverses manières à la qualité démocratique d’une société et à la réalisation de la vie individuelle (Putnam, 2000).
49Décrire la démocratisation des divers types d’unité sociale implique donc de reconnaître leurs fonctionnements différents. Pour ce faire, la première distinction sociologique dont nous pouvons nous servir est celle qui a été établie entre les groupes sociaux primaires et secondaires. Les groupes primaires désignent des unités sociales telles que la famille, les groupes d’amis, et d’autres formes de regroupements spontanés qui se produisent dans la vie de tous les jours, et dont le principe d’intégration est essentiellement affectif. Leur caractère informel, la confiance et les liens affectifs sont les principales caractéristiques de ces interactions. Dans ce cas, la démocratie qualifie des schémas d’interaction fondés sur l’égalité des relations et sur des échanges coopératifs.
50La catégorie des groupes secondaires est beaucoup plus diverse. Nous pouvons distinguer au moins cinq principaux types d’agrégats sociaux du point de vue de leur contribution à la qualité démocratique d’une société. Le premier comprend des associations informelles telles que les réseaux de solidarité et les communautés de pairs (communities of peers). La confiance et le caractère informel caractérisent également ces unités sociales, bien que des éléments de différenciation fonctionnelle et d’asymétrie commencent à apparaître. C’est également le caractère informel des interactions horizontales et inclusives qui définit le cœur de la normativité à ce niveau. Le second type de groupe secondaire est celui des associations volontaires dont l’adhésion est libre et dont le degré d’obligation est généralement peu élevé. Les associations caritatives, les ONG, les associations de quartier, les centres urbains appartiennent à cette catégorie. Si le caractère informel, la confiance et les liens affectifs continuent à jouer un rôle important, le bon fonctionnement de ces unités sociales requiert également un niveau élevé d’organisation formelle et de structuration des rôles. La contribution de ces associations à la vie démocratique d’une société a été traditionnellement mise en valeur par les chercheurs travaillant sur le capital social, et ce depuis Tocqueville. Ici, la démocratie comme norme désigne les interactions quotidiennes mais aussi les procédures et les règles explicites décidant de l’assignation des rôles, des relations entre les employés et les membres, ainsi que de la capacité de l’association à impliquer activement la communauté des personnes concernées. Malgré ces quelques différences, nous retrouvons à la base de toutes ces dimensions la parité relationnelle, l’autorité inclusive et l’engagement social.
51Le troisième type de groupes secondaires se définit par des formes d’interaction plus structurées, qui prennent la forme d’organisations stables, avec des règles, des conditions d’entrée et de sortie, et qui imposent des contraintes plus nombreuses sur les comportements. À ce niveau, la conformité avec les trois principes normatifs de la démocratie requiert des formes d’organisation plus sophistiquées, du fait de la complexité plus élevée des relations sociales, ainsi que de la nature contraignante des obligations. Le quatrième type de groupe secondaire est exemplifié par des institutions telles que le système éducatif, l’armée, l’Église, l’État et l’administration publique. Pour ces associations, la réalisation des conditions démocratiques de la vie en communauté nécessite de fournir encore plus d’efforts dans la conception des institutions. Par exemple, les diverses traditions de la démocratie industrielle ont montré à quel point la démocratie fournissait une norme inspirante, exigeante et révolutionnaire pour façonner les schémas d’interaction sociale sur le lieu de travail.
52Le dernier type de groupe secondaire qui compose cette ontologie sociale de la démocratie est celui des institutions politiques formelles composant l’architecture constitutionnelle d’une unité politique. Les institutions politiques formelles possèdent deux fonctions principales dans le cadre de la préservation et de la promotion de la démocratie : elles garantissent que les décisions politiques soient prises d’une manière qui ne viole pas les trois principes démocratiques, et elles favorisent la diffusion des schémas d’interaction sociale démocratiques dans toutes les sphères de la vie sociale.
53À chacun de ces niveaux, l’idée de démocratie joue un rôle normatif qui peut différer selon les cas. Si ces agrégats sociaux doivent remplir des conditions différentes pour être considérés comme démocratiques, la référence à la parité relationnelle, l’autorité inclusive et l’engagement social les unifie toutes, donnant ainsi à la démocratie la force, la cohérence et la portée requises pour pouvoir opérer comme un concept normatif paradigmatique.
Les formes et les pratiques du mode de vie démocratique
54La discussion précédente a mis en lumière l’existence d’une tension interne au modèle de la conception élargie de la démocratie, à savoir la tension entre sa dimension de structuration et sa dimension d’activation. Alors que la première dimension décrit la constitution sociale d’une société démocratique sous la forme d’une ontologie sociale, la seconde dimension se centre sur les pratiques normatives permettant de formuler et de réaliser des fins collectives, d’identifier et de résoudre des problèmes sociaux et de trouver une solution positive aux crises qui surviennent. Ces deux dimensions constituent les deux volets de ma conception élargie de la démocratie. Cette section vise à montrer que nous pouvons parvenir à une meilleure compréhension de la portée normative d’une conception élargie de la démocratie si nous concevons son pendant politique en termes de pratiques démocratiques plutôt qu’en termes d’institutions politiques formelles, et si nous prenons en compte la distribution de ces pratiques à travers l’ensemble du corps social. En d’autres termes, une théorie complète de la démocratie comme concept normatif paradigmatique exige que l’ontologie sociale soit combinée avec une théorie des pratiques démocratiques normatives, à savoir les pratiques qui visent à modifier les ordres normatifs collectifs ainsi qu’à formuler et à poursuivre des fins collectives. Tandis que l’ontologie sociale de la démocratie explique la manière dont une société doit être organisée afin d’être démocratique, la théorie des pratiques démocratiques normatives explique la manière dont les individus peuvent s’organiser afin de réaliser des fins collectives. Ces deux dimensions se rejoignent évidemment en plusieurs endroits, en particulier dans le domaine des institutions politiques. Elles dénotent néanmoins deux dimensions différentes de l’expérience, qu’il est nécessaire de distinguer conceptuellement, tout en reconnaissant que dans la vie réelle, elles tendent à s’entremeler.
55En comparaison avec l’ontologie sociale, la théorie des pratiques normatives met plus directement l’accent sur la dimension politique de la démocratie, si par « politique » nous entendons l’activité intentionnelle de mobilisation en vue d’atteindre des fins collectives. Cette distinction permettra une discussion plus précise des implications normatives de la démocratie lorsque celle-ci est comprise comme une certaine manière collective de répondre à des conditions qui affectent directement ou indirectement la vie d’un groupe d’individus. Comme nous l’avons déjà remarqué, une conception élargie de la démocratie doit d’abord inclure une théorie de l’ordre social démocratique qui décrit la manière dont les principaux domaines de la société doivent être organisés pour être en accord avec les trois principes démocratiques. Mais elle doit également inclure une théorie de l’action démocratique, qui explique à quelles conditions les pratiques de résolution des problèmes sociaux respectent les exigences normatives de la démocratie. La distinction entre l’ontologie sociale de la démocratie et la théorie des pratiques normatives permet de distinguer plus clairement les différentes facettes de la démocratie, une fois celle-ci conçue comme un concept normatif paradigmatique.
56Par « pratique normative », je me réfère à tous les actions et les discours par le biais desquels un ordre normatif devient l’objet d’une attention spécifique, tandis que les « ordres normatifs » désignent le mélange hétérogène d’éléments qui rendent possible en même temps qu’ils contraignent une forme de vie donnée (Frega, 2014b). Les pratiques normatives démocratiques permettent de répondre à deux questions d’ordre politique : (1) comment une société donnée peut être davantage démocratisée dans ses différents niveaux ? et (2) comment une unité sociale démocratique doit s’organiser afin d’identifier et de résoudre ses problèmes ? Les théories politiques classiques ont tendance à concevoir les institutions politiques formelles et les agences administratives comme les principaux acteurs assignés à cette tâche. Leur réponse à ces deux questions consiste à dire qu’un régime démocratique est un régime gouverné par des institutions politiques formelles qui interviennent dans la société par le biais d’agences administratives dont l’action est légitimée par leur dépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Une conception élargie de la démocratie s’efforce d’aller au-delà de cette conception classique, en enquêtant sur la qualité et le potentiel démocratiques d’une plus grande pluralité de formes d’action collective. Une telle conception suppose donc que leur légitimité politique et leur qualité démocratique ne dérivent pas nécessairement de mécanismes formels de délégation, mais résultent plutôt de leur conformité avec des principes démocratiques plus généraux.
57Pour le dire de manière très simplifiée, et pour anticiper les discussions ultérieures, ces pratiques peuvent être distinguées selon leur degré d’institutionnalisation ou de structuration sociétale. Nous pouvons ainsi faire une distinction entre (1) les pratiques politiques formelles, (2) les pratiques politiques informelles, et (3) les pratiques sociales distribuées et informelles. Les pratiques politiques formelles sont celles qui prennent place dans le cadre des institutions politiques formelles et qui constituent le cœur de l’objet de la théorie de la démocratie classique. Elles incluent des pratiques comme le vote, la participation aux consultations, les activités des organisations internationales et, de manière plus générale, les pratiques liées au fonctionnement des institutions formelles. Les pratiques politiques informelles sont celles qui visent directement à changer un ordre normatif tout en se situant à l’extérieur de la sphère politique. Il s’agit, par exemple, des différentes formes de protestation, comme la désobéissance civile, le boycott ou les grèves, les campagnes de communication, les pratiques de représentation informelle, les activités de consultation, de défense et de résolution de problèmes menées par les associations, les ONG et d’autres acteurs bénévoles. Les pratiques sociales distribuées et informelles sont les pratiques qui n’ont pas une visée directement politique mais qui affectent néanmoins la vie politique d’une communauté. Il s’agit par exemple de formes tacites d’occupation d’espaces ou de ressources publiques (Bayat, 2010), de modes de vie qui rejettent les valeurs fondamentales de la société, la participation aux associations civiques, le développement de formes de solidarité locale, la production de nouvelles normes par des acteurs non étatiques, de formes de coopération visant directement à servir les individus et les collectivités, les activités des acteurs non étatiques orientées vers le secteur privé.
58La distinction des pratiques normatives en termes de niveau de structuration sert à souligner les différentes exigences normatives que chacune doit remplir afin de pouvoir être qualifiée de démocratique et d’acquérir une légitimité. En d’autres termes, lorsque nous qualifions ces pratiques normatives de « politiques » et que nous cherchons à établir leurs critères communs afin de déterminer leur contribution spécifique à la démocratie, nous ne devrions pas perdre de vue que le fonctionnement des institutions politiques formelles est généralement soumis à des exigences beaucoup plus strictes que les pratiques basées sur un engagement volontaire.
59Les critères analytiques employés afin d’étudier la qualité démocratique des pratiques normatives font référence à la manière dont les individus participent aux pratiques dont ils subissent les effets. La logique de ce choix est que, si nous considérons la politique comme la somme des activités par lesquelles une unité sociale s’organise dans le but de contrôler son environnement, force est de constater que tous ceux qui sont affectés par une situation donnée sont impliqués tout au long du processus social, et pas seulement dans les phases finales de celui-ci, lorsqu’une décision est prise après avoir analysé et défini la situation.
60Afin de concevoir le cadre théorique qui permettra d’étudier les formes démocratiques de mobilisation collective, je suggère, en plus d’étendre le concept de l’action politique aux pratiques sociales informelles et distribuées, d’adopter une conception de l’action politique assez large pour y inclure des types d’activités qui ne sont pas ordinairement compris dans les analyses classiques de la vie politique. Cette démarche conduit à remettre en cause l’idée selon laquelle la politique ne désignerait que la manière dont s’organise une unité politique. En effet, une des dimensions centrales de la politique consiste bien plutôt à encourager la formation de nouvelles subjectivités collectives dans le but de résoudre des problèmes du corps social. Ces activités nécessitent en outre que les individus participent collectivement à des pratiques d’enquête qui leur permettent une reconnaissance de ce qui les affecte en commun, laquelle constitue ensuite le point de départ des processus de mobilisation collective. Comme je l’expliquerai en détail dans le chapitre 4, je m’appuie sur la théorie pragmatiste de la rationalité comme enquête afin d’identifier un ensemble de critères permettant d’évaluer la manière dont les différentes pratiques normatives incluent les individus au cœur de leurs procédures14. Ces critères font référence aux principales dimensions ou étapes du processus collectif de résolution des problèmes. Tandis que dans la vie sociale, ces dimensions sont toujours inextricablement mêlées entre elles, je les présente ici de manière analytique, en adaptant la terminologie que Dewey développe dans sa théorie logique aux circonstances politiques15.
Identification du problème : on trouve dans cette phase aussi bien des pratiques formelles, comme les consultations électorales, que des pratiques informelles, comme les sondages, les rassemblements citoyens, les auditions publiques, les enquêtes sociales, les formes de protestation sociale, les campagnes des ONG, mais également des pratiques de dénonciation qui visent à provoquer une prise de conscience des aspects critiques et jusqu’ici sous-estimés d’une situation.
Constitution du public : dans cette dimension se trouvent les activités des partis politiques et des mouvements sociaux, mais également toutes les formes d’association civiques et non politiques (les Églises, les associations récréatives, les mouvements solidaires, etc.) qui visent plus concrètement à générer des réponses organisées aux problèmes perçus collectivement.
Détermination des solutions : dans cette dimension se trouvent les pratiques politiques formelles et informelles de prise de décision, comme les débats parlementaires, les comités d’experts, les pratiques de délibération publique, les pratiques participatives, les auditions publiques, etc.
Mise en œuvre des solutions : cette phase concerne le domaine des politiques publiques, mais aussi des actions menées par les administrations, les agences publiques et privées ;
Évaluation et contrôle : dans cette dimension se trouvent le travail politique formel mené par l’opposition, le vote, le travail des journaux et des médias, des ONG et d’autres « chiens de garde », et de manière plus générale toutes les activités par lesquelles les individus manifestent leur accord ou leur désaccord avec les résultats d’une action politique.
61En combinant les deux critères des degrés de structuration d’un côté et des différentes phases de la résolution des problèmes de l’autre, nous obtenons un tableau qui peut être utilisé afin d’analyser et de classifier les différents types de pratiques normatives. Le tableau que je propose est rempli d’exemples permettant de donner une idée générale de l’extension des phases politiques de la démocratie sociale.
PRATIQUES POLITIQUES FORMELLES | PRATIQUES POLITIQUES INFORMELLES | PRATIQUES SOCIALES INFORMELLES | |
IDENTIFICATION DU PROBLÈME | Consultation électorale, auditions publiques | Sondages d’opinion, enquêtes sociales, protestations sociales | Activités de dénonciation, lanceurs d’alerte |
FORMATION DU PUBLIC | Mobilisations des partis politiques | Mouvements sociaux, médias, campagnes menées par les ONG | ONG, entrepreneurs de normes |
DÉTERMINATION DES SOLUTIONS | Débats parlementaires, commissions d’experts | Processus participatifs | Rassemblements des associations civiques, réseaux informels |
MISE EN ŒUVRE DES SOLUTIONS | Activité gouvernementale, administration | Agences privées | Quiet encroachment, nouveaux modes de vie, conduite des consommateurs |
ÉVALUATION ET CONTRÔLE | Opposition politique | Médias, associations de consommateurs, ONG, évaluations indépendantes et agences d’évaluation | Réseaux sociaux, réseaux informels |
62Comme le montre ce tableau, la théorie des pratiques normatives apporte un point de vue différent de l’ontologie sociale sur la nature de l’expérience politique, puisqu’elle se concentre sur les stratégies d’activation ou de mobilisation plutôt que sur des schémas et des formes d’interaction sociale plus ou moins permanents. L’idée générale de ce tableau est que toutes les pratiques et les activités qui y sont recensées affectent la qualité démocratique d’un régime et font donc partie du champ de la théorie de la démocratie. Bien entendu, les contenus des différentes cellules du tableau devront être évalués selon des critères normatifs différents, ce qui nécessite le développement d’une théorie normative détaillée comportant plusieurs niveaux. Cela est évident en particulier en ce qui concerne la question de la légitimité, dont le degré d’exigence varie lorsque nous passons de la sphère formelle à la sphère informelle, ou des pratiques de prise de décision aux pratiques d’évaluation et de contrôle. L’objectif de ce tableau est simplement de fournir une vision unifiée de cette intuition de base selon laquelle la qualité démocratique d’une société dépend d’un vaste ensemble de pratiques normatives, dont la plupart restent souvent en dehors du champ de l’analyse politique normative, et qui s’avèrent pourtant d’une importance capitale, en particulier une fois que l’on adopte une conception élargie de la démocratie telle que celle qui est formulée ici.
63Ce tableau montre également que la sphère informelle peut remplir deux fonctions politiques très différentes. D’un côté, elle peut fonctionner comme un complément de la sphère formelle, en accomplissant la même fonction normative par des moyens différents. D’un autre côté, elle sert à compenser les défauts de la sphère formelle. Dans le premier cas, nous supposons que les fonctions normatives que les institutions formelles sont incapables de remplir, ou seulement de manière inefficace, seront mieux réalisées par des pratiques informelles. Dans le deuxième cas, l’accent est mis sur les situations dans lesquelles les institutions formelles sont soit absentes, soit trop fragiles, si bien qu’elles sont remplacées par des pratiques et des institutions informelles. C’est le cas notamment dans les pays où les institutions politiques sont extrêmement faibles, ou encore dans le cas du domaine de la politique supra-nationale, pour lequel il est quasiment impossible de créer des institutions politiques formelles qui agiraient au nom d’un public transnational. Le chapitre 9 explorera ces questions plus en détail.
Conclusions
64Comme je l’ai indiqué plus tôt, une définition de la démocratie capable de remplir une fonction normative paradigmatique requiert un niveau de généralisation élevé, afin de ne pas l’identifier avec un contenu historique ou culturel trop restreint, ainsi qu’un champ d’application large afin qu’elle puisse exercer sa fonction de guide normatif. Afin que le concept de démocratie, comme celui de justice ou de non-domination, puisse être émancipé de son usage restreint dans le domaine de la politique formelle, il a fallu trouver une stratégie appropriée nous permettant de passer du niveau d’une théorie de la démocratie normative au premier sens de la normativité de conformité à celui d’une théorie normative paradigmatique de la démocratie. La stratégie que j’ai suivie consiste à partir d’une conception sociale plutôt que politique de la démocratie. J’ai fait l’hypothèse qu’une explication de la vie sociale à partir de l’interactionnisme social, combinée avec une théorie de la politique centrée sur la pratique, fournissaient le cadre théorique approprié, dans la mesure où celui-ci permet d’identifier des objets sociaux (des schémas d’interaction sociale et des pratiques sociales) auxquels on peut appliquer le concept de démocratie, et de construire sur cette base une théorie plus large de la démocratie.
65Une telle approche comporte plusieurs avantages. Les plus importants d’entre eux sont, d’une part, sa contribution herméneutique à une meilleure compréhension du noyeau normatif qui définit le projet sociétal qui est le nôtre depuis plus de deux siècles. D’autre part, sa contribution conceptuelle à une meilleure compréhension de ce que la démocratie peut promettre en termes d’objectifs sociaux et politiques. Interpréter la démocratie comme le projet inachevé d’une forme de société attachée aux valeurs de la parité relationnelle, de l’autorité inclusive et de l’engagement social nous donne une orientation claire pour entreprendre non seulement des projets intellectuels de critique sociale et politique, mais aussi pour concevoir de nouvelles institutions capables de réaliser nos objectifs normatifs. Comme les philosophes pragmatistes l’ont découvert il y a longtemps, ce n’est qu’à travers des pratiques expérimentalistes que le projet démocratique pourra avancer.
66Le reste de l’ouvrage sera consacré à la formulation plus précise de ces intuitions fondamentales concernant les attributs de cette forme de société et des pratiques sociales pour lesquelles le terme « démocratique » semble être le qualificatif normatif le plus approprié. Dans la deuxième partie, je montrerai en détail la manière dont les pragmatistes classiques ont forgé leur théorie de la démocratie précisément dans les termes d’une théorie sociale de la vie démocratique (chapitre 3), combinée avec une conception des pratiques politiques démocratiques centrée sur les groupes (chapitre 4).
Notes de bas de page
1 Pour une approche complexe de la question des mobilisations collectives dans le cadre d’une épistémologie pragmatiste de l’enquête, voir Cefaï et Terzi, 2012.
2 Ce que fait par exemple Ian Shapiro (Shapiro, 1999).
3 Je remercie Jörg Volbers de m’avoir fait remarquer le lien entre la normativité paradigmatique et l’ouverture indéfinie (open-endedness).
4 Nous pourrions ajouter à cette liste le concept de légitimité, qui semble avoir joué en sciences politiques une fonction paradigmatique similaire.
5 Ceva et Ottonelli, 2015, par exemple, interprètent le concept de démocratie comme primitif mais le limitent en même temps strictement au domaine de la politique formelle, c’est-à-dire à une théorie du gouvernement. Une telle analyse serait insuffisante pour les objectifs d’une analyse paradigmatique, précisément parce qu’elle ne possède pas un champ assez large.
6 Gould (2014) prend un chemin différent du mien et propose plutôt de combiner différents cadres normatifs en un seul cadre unifié. Je ne pense pas qu’une telle entreprise soit réalisable, précisément du fait de la logique intrinsèque des concepts normatifs. En réalité, ce que fait Gould est à l’opposé de ce qu’elle prétend faire. Au lieu de combiner entre eux une pluralité de cadres normatifs, elle développe une théorie fondée sur la justice à l’intérieur de laquelle elle accommode les exigences normatives de la liberté, de la démocratie et des droits humains.
7 Voir Ceva et Ottonelli, 2015 ; Rostbøll, 2014.
8 « La théorie démocratique normative porte sur les fondements moraux de la démocratie et des institutions démocratiques. […] Elle vise à fournir une explication de la raison pour laquelle la démocratie est moralement désirable, ainsi que des principes moraux qui guident la création d’institutions démocratiques » (Christiano, 2015, 1).
9 Voir par exemple Sartori, 1987b.
10 Voir par exemple Inglehart et Welzel, 2005.
11 Dans Frega, 2015c, j’explore plus en détail les implications normatives de l’interactionnisme social.
12 Lorsque je me réfère à la reconstruction, ce que j’ai en tête n’est pas la méthodologie historique bien connue de Habermas et de Honneth (Honneth, 2015), mais plutôt la conception pragmatiste classique (en particulier deweyenne) de cette notion. La reconstruction est un processus intellectuel de réinterprétation de la réalité mené dans le but de guider l’action présente et future, plutôt qu’un outil de critique rétrospective.
13 Le recours à l’ontologie sociale en théorie politique ne date pas d’hier, et le renouveau de la littérature secondaire sur Hegel depuis la fin des années 1970 a joué un rôle important dans le renouvellement des perspectives de l’ontologie sociale comme fondement de la théorie de la démocratie. L’ontologie sociale a généralement été conçue comme une manière de contrer l’individualisme méthodologique largement répandu, et comme une manière de souligner les conditions sociales des régimes politiques. C’est pour cette raison que les approches socio-ontologiques de la politique n’ont jamais essayé de fournir une micro-fondation de la politique. De la même manière, aucune tentative n’a été faite pour formuler une ontologie sociale complète en termes de couches constitutives de la réalité sociale. Bien que des philosophes tels que Crawford B. Macpherson, Carol Pateman et Carol G. Gould se soient appuyés sur des arguments d’ontologie sociale pour étendre les pratiques démocratiques aux institutions non politiques comme le lieu de travail, leur argumentation manque d’une fondation socio-ontologique systématique telle que celle qui est présentée ici.
14 Pour une discussion de la résolution des problèmes comme modèle de rationalité collective commune au pragmatisme et à la théorie critique, voir Jaeggi, 2014. Pour un commentaire de cette discussion, voir Frega, 2017b.
15 J’examine en détail la théorie de l’enquête de Dewey comme fondement pour élaborer une rationalité politique dans Frega, 2012, chap. 2.
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