Introduction
p. 9-34
Texte intégral
1Nous sommes depuis longtemps familiers du paysage démocratique de nos institutions politiques. Quelque chose que nous tenons pour acquis, sous-estimant souvent la richesse et la complexité des bases sociales qui les soutiennent, ainsi que la fragilité qui va souvent de pair avec une telle complexité. En effet, un vaste projet démocratique est au cœur de la civilisation euro-atlantique depuis les deux derniers siècles au moins, issu des deux révolutions politiques qui ont eu lieu des deux côtés de l’océan Atlantique à la fin du xviiie siècle. Depuis lors, la quête de la démocratie a constitué le noyau de l’idée occidentale d’émancipation. Pour les membres défavorisés, marginalisés et opprimés de nos sociétés, la démocratie a historiquement fourni la ressource la plus importante sur la base de laquelle un droit à de meilleures conditions de vie a pu être revendiqué et poursuivi. La quête de la démocratie politique correspond en grande partie à la lutte pour les droits civils et politiques et entreprise d’abord sous la bannière du libéralisme, et ensuite sous celle du socialisme. Plus de démocratie a donc signifié plus de chances pour chacun de participer aux décisions qui façonnent la vie collective. C’est à cette idée qu’on fait généralement référence lorsqu’on interprète la démocratie comme un régime politique, et même lorsque des pratiques représentatives, délibératives ou participatives sont exportées en dehors de la politique formelle à d’autres domaines de la vie sociale, comme le lieu de travail ou les institutions éducatives. En tant que concept politique, la démocratie désigne donc un ensemble de règles et d’institutions permettant de gérer le pouvoir au sein d’une unité sociale composée d’individus libres et égaux.
2Pourtant, au cours de la même période, la démocratie a également été une deuxième source d’inspiration normative, donnant forme à l’idéal d’une société harmonieuse. Dans ce second sens, la démocratie définit une norme qui régit les interactions sociales, même en dehors des relations de pouvoir officielles, étatiques ou légales : elle décrit la manière la plus appropriée dont les êtres humains peuvent vivre ensemble. Il s’agit d’un idéal social, plutôt que politique, dont l’objet n’est ni la prise de décision ni la résolution des conflits, mais plutôt l’ensemble des interactions sociales. Selon cette vision élargie de la démocratie, la démocratie politique est ancrée dans la démocratie sociale.
3Ce sont donc deux idéaux, et non pas un seul, qui ont guidé le processus de démocratisation tout au long de son histoire moderne : d’une part, l’idée qu’une communauté capable d’autogouvernement est une communauté au sein de laquelle chaque membre possède une voix égale dans la détermination du destin commun ; d’autre part, l’idée d’une unité sociale capable de promouvoir le bonheur individuel et la réalisation de soi en favorisant des relations de coopération mutuelle entre des individus libres et égaux. Ensemble, ces deux idées ont composé les deux parties d’un seul idéal normatif à part entière : une vision élargie de la démocratie à l’œuvre au cœur du projet démocratique moderne. Cette vision élargie de la démocratie, et non pas seulement son côté politique, est l’idéal normatif qui a guidé les luttes sociales et politiques des deux derniers siècles dans la quête de meilleures conditions de vie individuelle et collective. Ainsi conçue, la démocratie dénote une norme multidimensionnelle de vie associée, une norme en fonction de laquelle les arrangements sociaux, politiques et économiques d’un pays peuvent être évalués.
4Ce livre propose une théorie de la démocratie, de ce qu’est la démocratie et de la raison pour laquelle elle devrait compter pour nous, inspirée par cette intuition. Une telle théorie est plus en phase avec notre expérience quotidienne et nos intuitions ordinaires et, dans cette mesure, elle est justiciable d’une application plus large que les conceptions purement politiques. Le développement d’une telle théorie semble d’autant plus urgent dans le cadre de plus en plus confus de la vie sociale et politique contemporaine. Je ne me réfère pas seulement à l’arrêt soudain du processus de démocratisation après quatre décennies dans lesquelles la norme démocratique s’était répandue sans cesse (Merkel, 2004) ; plus près de nous, dans la plupart des démocraties avancées, la vie politique a pris un tournant qui, il y a seulement une décennie, aurait été considéré comme tout à fait improbable. Il suffit de penser aux événements comme le référendum pour le Brexit, ou l’élection à la présidence américaine d’un démagogue dont les attitudes et les valeurs contrastent fortement avec les principes fondamentaux de la démocratie. Mais il faut également considérer la montée de l’autoritarisme dans plusieurs États est-européens ou du populisme de droite dans un nombre croissant de pays de l’Union européenne. Ces événements ont mis au jour le fait que la norme démocratique est en train de perdre son emprise, et que les traditionnels garde-fous démocratiques ont été affaiblis (Levitsky et Ziblatt, 2018). Il semble que nous ne soyons qu’au tout début d’un cycle inquiétant de désenchantement des citoyens à l’égard de la politique et d’une régression démocratique dont les implications sont encore difficiles à prédire.
5Qui plus est, le déclin démocratique est loin d’être limité, comme on le suppose souvent, au comportement politique des citoyens et des élites. Autrement plus troublante est la dégradation des normes de vie associées à laquelle nous assistons presque chaque jour : l’acceptation incontestée de niveaux croissants de pauvreté, l’intolérance à l’égard des minorités et de la diversité, l’impatience vis-à-vis de l’état de droit ainsi que des protections juridiques, l’atteinte aux droits individuels et à l’autonomie sur le lieu de travail et dans d’autres institutions sociales ou le recours à la violence privée pour régler des désaccords. Partout dans le monde, des murs sont érigés aussi bien parmi les communautés politiques qu’en leur sein, la politique d’inclusion est dévalorisée, la solidarité, dégradée en philanthropie, l’autorité, préférée à l’autonomie et l’égalité, systématiquement subordonnée à la concurrence à tous les niveaux de la vie sociale. Ces phénomènes n’affaiblissent pas seulement les institutions politiques, mais ils modifient aussi profondément les schémas d’interaction sociale, les formes de coexistence organisée et les institutions qui façonnent la vie collective. Pour se réaliser, ces formes de régression démocratique n’exigent pas le renversement de la légitimité démocratique. Un niveau accru de contrôle policer, l’abus du pouvoir judiciaire vers les minorités, l’indifférence devant des actes d’humiliation quotidienne, l’exploitation croissante des travailleurs migrants par les employeurs peuvent avoir lieu sans qu’une seule loi soit changée, sans qu’il y ait une seule modification au niveau de la politique formelle. Et c’est, en effet, ce que nous voyons se produire jour après jour au sein des démocraties les plus anciennes et les mieux établies du monde. Bien qu’ils soient régulièrement remarqués et dénoncés, ces événements sont rarement pris pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des signes d’une inquiétante diminution de l’engagement en faveur du projet démocratique. Pourtant, comment décrire ces changements qui, bien qu’ils soient chargés d’une signification politique durable et puissante, ne parviennent pas à affecter la surface calme de la politique formelle ? Faut-il dénoncer la dégradation des mœurs ? Les effets corrosifs des nouveaux médias ? Les conséquences dévalorisantes du néolibéralisme politique ? Devrions-nous, en un mot, dénoncer la fin de l’ère démocratique ? Ou devons-nous, au contraire, chercher un terrain plus ferme et plus profond pour comprendre ce qui se passe et concevoir des stratégies pour s’y opposer ? Ma thèse dans ce livre est qu’une conception sociale de la démocratie fournit de meilleures ressources pour comprendre la crise actuelle et élaborer de nouvelles stratégies pour faire progresser le projet démocratique.
6En effet, du point de vue de la conception élargie de la démocratie que je développe dans ce livre, ces deux séries de phénomènes – les crises politique et les crises sociales de la démocratie – sont les deux côtés d’un même syndrome critique, qui est la crise dans laquelle le projet démocratique tout entier est actuellement plongé. Bien que les relations causales entre les deux côtés de ce syndrome puissent être difficiles à retracer, il est certain que la crise de légitimation de la démocratie politique va de pair avec l’affaiblissement de son pendant social. La démocratie cesse ainsi d’être perçue comme un idéal normatif qu’il vaut la peine de poursuivre dans les deux domaines de la politique formelle et du quotidien. Elle est devenue un « mauvais nom » pour l’opportunisme et le pragmatisme dans la gestion des affaires publiques, ainsi qu’une couverture pour le privilège des élites. Du même coup, la démocratie perd sa valeur primaire comme régime politique le plus souhaitable et comme norme qui devrait orienter la vie sociale. Quelque chose, finalement, pour quoi il ne vaut peut-être pas la peine de se battre, en particulier face à d’autres solutions institutionnelles promettant de mieux répondre, même si de manière plus autoritaire, aux attentes et désirs des individus. Comme le montre la montée du populisme d’extrême droite, c’est exactement ce que ressent et pense une partie de plus en plus grande de la population occidentale. Nous sommes aujourd’hui plus proches que jamais, peut-être, de la sombre prédiction d’Alexis de Tocqueville à propos de l’avènement d’un despotisme doux déguisé en vêtements démocratiques. Un despotisme qui non seulement domine les institutions politiques, mais qui s’étend aussi à toutes les sphères de la vie sociale, déterminant les régressions dans les relations de genre, une baisse de la tolérance religieuse, l’augmentation de l’exploitation sur le lieu de travail et une intolérance générale pour la diversité et l’autonomie.
7Mais il y a aussi d’autres raisons de s’inquiéter. En effet, loin d’être confiné au domaine de la vie ordinaire, cet état de méfiance à l’égard de la démocratie a commencé à empoisonner également la réflexion théorique. Comme l’atteste un nombre croissant de publications académiques, philosophes, sociologues et politistes semblent encore moins prêt que les citoyens à défendre le projet démocratique. Alors que, dans le sillage de la vague de démocratisation des années 1980, les deux dernières décennies du xxe siècle avaient été caractérisées par l’avènement de théories normatives de la démocratie célébrant le potentiel émancipateur de la participation et de la délibération, depuis l’aube du xxie siècle, les nouvelles approches trahissent la même désillusion qui s’est emparée des citoyens. Les évolutions récentes de la théorie démocratique résonnent s’une manière sinistre avec le timbre sombre de ce mécontentement, si bien que le désenchantement populaire à l’égard de la démocratie se trouve renforcé par le scepticisme académique vis-à-vis de la capacité des institutions démocratiques à se renouveler.
8Ce climat a conduit - peut-être trop hâtivement - à la conclusion que le projet démocratique n’est pas simplement en train de subir une transition temporaire, mais est, plus profondément, voué à l’échec, et qu’un ordre postdémocratique normativement incompatible avec celui-ci est en train d’émerger aujourd’hui. En mettant l’accent sur la persévérance des échecs des démocraties occidentales et sur leur remplacement progressif par une postdémocratie (Crouch, 2004), une démocratie antilibérale ou une forme de libéralisme antidémocratique (Mounk, 2018), une démocratie défigurée (Urbinati, 2014), une démocratie plébéienne (Green, 2016), une démocratie simulative (Bluhdorn, 2013), un ordre néolibéral antidémocratique (Brown, 2015), ou en légitimant le populisme comme alternative aux formes traditionnelles de gouvernement démocratique (Laclau, 2005), ces discours pointent implicitement vers - ou décrient explicitement – la fin du projet démocratique et l’avènement d’une nouvelle ère marquée par l’échec et la désillusion. D’après ces récits, la stabilité passée de la démocratie était fondée sur des conditions qui ne sont plus en place. Par conséquent, la démocratie contemporaine ne conserverait qu’une façade démocratique (élections, pluralité des partis, liberté d’expression, séparation des pouvoirs), tout en se vidant de sa substance (privatisation du pouvoir, exclusion d’une part croissante de la population de la participation politique, tentations autoritaires, explosion des inégalités, montée de l’injustice). Les théoriciens qui défendent cette interprétation soutiennent non seulement que les valeurs politiques fondamentales célébrées par la théorie démocratique du xxe siècle ne sont plus que des paroles en l’air dans le domaine politique, mais aussi qu’ils ne sont rien de plus que des voeux pieux (Achen et Bartels 2016). Ni vraiment démocratique ni tyrannique, aujourd’hui la démocratie serait, selon ces discours, une sorte d’entre-deux, caractéristique d’une période sans précédent caractérisée par un degré élevé d’instabilité. Et, dans le même ordre d’idées, d’autres ont noté la nature contingente et éphémère de l’âge d’or social-démocrate des « trente glorieuses » (Streeck, 2014 ; Lavelle, 2008), ce qui implique que les conditions socio-économiques sur lesquelles la démocratie s’est historiquement épanouie ne se reproduiront plus de sitôt. D’autres politistes, adoptant une approche différente, mais connexe, ont mis l’accent sur l’augmentation constante des déficits démocratiques (Norris, 2011) et sur la perte de l’importance des élections en tant qu’instrument essentiel pour assurer un gouvernement authentique du peuple, par le peuple, pour le peuple (Achen et Bartels, 2016 ; Schäfer, 2010). On a même pu soutenir que l’individualisation de la société occidentale a outrepassé un point de non-retour, où seule une « démocratie de façade » (Bluhdorn, 2013) reste possible, alors que d’autres encore s’appuient sur les résultats récents de la psychologie politique pour affirmer que les citoyens sont trop incompétents pour se gouverner eux-mêmes, et que la réponse aux crises de la démocratie ne peut être que le gouvernement des experts (Brennan, 2016).
9Alors que les discours sur la crise sont en quelque sorte endémiques à l’histoire des régimes démocratiques (Jörke, 2011), ce qui est sans précédent est le degré de convergence et l’ampleur qui caractérisent les arguments contemporains. En effet, ces discours académiques ne se contentent pas de diagnostiquer les déficits démocratiques. Ils prétendent plutôt que ce scénario postdémocratique décrit une condition structurelle et permanente de la politique qui semble être destinée à dominer non seulement notre présent mais aussi notre avenir. La liste des ouvrages affirmant que l’ère de la démocratie est révolue est si longue que la tentative de revitaliser le projet démocratique paraît désespérément naïve.
10L’une des thèses de ce livre est que pour surmonter cette crise de la théorie – et concevoir de nouveaux moyens pour surmonter la crise dans la pratique –, nous devons adopter une perspective théorique différente, qui abandonne ce point de vue unilatéral sur les institutions politiques formelles, afin d’atteindre les racines sociales plus profondes du projet démocratique. Un tel point de vue, en outre, fera valoir que pour apprécier la profondeur et la force du projet démocratique, nous devons élargir notre vision au-delà des limites de ce que nous appelons habituellement la démocratie libérale, c’est-à-dire la combinaison d’institutions visant à donner forme politique à la volonté populaire, et d’institutions visant à protéger les droits individuels de la tyrannie de la majorité. Bien que la démocratie englobe en effet les deux aspects, selon la conception élargie défendue ici, elle est beaucoup plus que ça. C’est la raison pour laquelle, comme je le montrerai tout au long de ce livre, pour renouveler le projet démocratique, il ne suffit pas plus d’en appeler au renforcement des garde-fous libéraux – notamment contre les menaces populistes – que de revitaliser les mécanismes participatifs, comme l’affirment de nombreux théoriciens de gauche. Ce qu’il faut faire, c’est plutôt se plonger plus profondément dans les racines sociales du projet démocratique. Par conséquent, en s’écartant des habitudes académiques établies, la démocratie sera comprise ici d’une manière qui combine la dimension politique du gouvernement à la dimension sociale mis en évidence plus haut. Ainsi conçue, la démocratie désigne une norme dont les champs d’application ne sont pas seulement les institutions politiques formelles, mais tous les schémas d’interaction sociale, les structures organisationnelles et les arrangements institutionnels qui caractérisent une société, du niveau micro des associations primaires au niveau macro de ses principales institutions sociales, économiques et politiques. Je soutiendrai notamment que la démocratie, plutôt qu’un régime politique, désigne d’abord et avant tout un syndrome socioculturel-idéologique-organisationnel-économique complexe, quelque chose qui est bien saisi par la définition que Claude Lefort donne de la démocratie en tant que « forme de société » (Lefort, 1986) ou, selon la terminologie de Marcel Mauss, comme un « fait social total ». Comme indiqué plus haut, la démocratie politique proprement dite se révélera être une phase de ce syndrome social plus large.
11Mon explication du syndrome social démocratique repose sur deux stratégies théoriques distinctes. Tout d’abord, je soutiendrai que, dans son sens le plus large, on peut rendre compte des différentes manifestations du syndrome démocratique dans les termes d’une ontologie sociale. Une ontologie sociale articule les faits fondamentaux qui façonnent la vie sociale, en identifiant ses principaux constituants et leurs relations mutuelles. Comme je l’expliquerai dans les chapitres suivants, l’interactionnisme social fournit le point de départ le plus prometteur pour développer une ontologie sociale de la démocratie. Cette référence à l’ontologie sociale me permettra de reconstruire le syndrome démocratique en termes d’un ensemble (i) d’habitudes, (ii) de schémas d’interaction sociale, et (iii) de formes d’organisation institutionnelle qui opèrent à tous les niveaux de la vie sociale. Ce cadre ontologique est indispensable pour donner forme théorique et cohérence pratique à l’idée autrement trop élusive de démocratie comme forme de vie ou comme forme de société. Deuxièmement, je me propose de définir analytiquement le noyau normatif de la démocratie en termes de trois principes distincts et pourtant complémentaires : (a) la parité relationnelle, (b) l’autorité inclusive et (c) l’engagement social. Ces trois principes normatifs, expliqués plus en détail au chapitre 2, sont conçus de manière à saisir le contenu normatif du concept de démocratie, d’une manière qui permette son application aux réalités sociales aussi bien que politiques. Ensemble, ces deux stratégies contribuent à étayer l’affirmation selon laquelle la démocratie peut être fondée non seulement sur des institutions politiques formelles, mais aussi, plus largement, sur toute une forme de vie. La référence à ces deux stratégies complémentaires nous permettra d’évaluer la qualité démocratique de toute association humaine en examinant dans quelle mesure ses habitudes, ses schémas et ses formes sont cohérents avec les trois principes démocratiques normatifs énoncés ci-dessus.
12Cette approche présente deux avantages majeurs. La première, c’est que ce n’est que par l’intermédiaire d’une telle vision élargie que le « syndrome » démocratique peut être appréhendé et examiné comme un phénomène unifié, de sorte que des événements apparemment déconnectés peuvent être vus comme faisant partie de la même configuration. Le deuxième avantage est qu’en touchant aux racines sociales de la crise actuelle, nous pouvons adopter une stratégie cohérente pour aborder l’ensemble de ses conséquences, y compris celles qui ont une incidence sur le fonctionnement des institutions politiques formelles. Une telle perspective nous aidera à percevoir la mesure dans laquelle le sort des institutions politiques formelles est lié à la société dans laquelle elles sont ancrées. En effet, comprendre et réinventer le projet démocratique exige que nous commencions par apprécier l’importance de ses multiples achèvements dans de nombreuses sphères sociales au cours d’une série de luttes pour démocratiser nos sociétés pendant les derniers deux siècles. Des achèvements qui affectent notre forme de vie dans son intégralité, et qui l’ont rendue si unique et distinctive dans l’histoire de l’espèce humaine. Une telle approche nous aidera à identifier les menaces les plus dangereuses auxquelles le projet démocratique est confronté aujourd’hui – menaces qui pèsent parfois sur les institutions politiques formelles dont le sort nous préoccupe au plus haut point. À défaut d’adopter une conception élargie de la démocratie, notre recherche de solutions restera inévitablement fragmentaire et inefficace.
13Si, comme l’affirme ce livre, la démocratie en tant qu’idéal et pratique politique trouve sa signification et sa condition de possibilité dans la démocratie en tant qu’idée sociale, ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’une meilleure compréhension de la façon dont la démocratie en tant que projet de société à part entière, a été poursuivi. De plus, il y a un besoin pressant de comprendre comment ce projet doit être ajusté et transformé afin d’être prolongé, y compris dans les « démocraties mûres » où, comme certains l’affirment, le projet démocratique aurait été en grande partie réalisé et aurait besoin, tout au plus, de petits ajustements institutionnels. Les approches délibératives et participatives de la démocratie ont notamment suivi cette voie, en créant l’illusion que l’amélioration des règles de la prise de décision politique et l’élargissement des possibilités de participation politique étaient tout ce qui pouvait (et devait) être fait pour mener à bien le projet démocratique. On peut voir aujourd’hui que ces conceptions, loin d’être erronées, n’étaient tout simplement pas suffisamment radicales, manquant une compréhension plus globale de la nature et de la portée du projet démocratique lui-même. En effet, ils n’ont pas réussi à comprendre que le fait de réaliser ce projet nécessite une meilleure compréhension de ses racines sociales plus profondes, ainsi que de l’histoire de la signification concrète de la démocratie en tant que forme globale de vie sociale. Comme nous le verrons dans les chapitres suivants, cela implique que le fait de raviver les schémas d’interaction sociale, de comprendre comment renforcer l’éthos démocratique, de promouvoir la démocratisation d’institutions sociales telles que l’entreprise, la famille et l’université, d’inventer de nouvelles formes de coopération entre pairs, de libérer les pratiques sociales de l’emprise marchande ou de repenser les pratiques de l’innovation institutionnelle, peut s’avérer plus gratifiant et plus efficace pour la réalisation des objectifs démocratiques d’aujourd’hui que de continuer à pleurer la fin de l’ère participative, ou de dénoncer les conséquences antidémocratiques de l’apathie et du populisme. L’un des objectifs de cet ouvrage consiste précisément à expliquer pourquoi, et comment, une théorie politique de la démocratie ne peut pas être autonome, mais doit au contraire s’inscrire dans un récit plus complet de la vie sociale démocratique, et pourquoi une telle articulation est une condition nécessaire plutôt que simplement conditionnelle pour comprendre comment le projet démocratique peut être réinventé aujourd’hui. Deuxièmement, en développant une conception élargie la démocratie, je plaiderai en faveur de la méthode pragmatiste en théorie politique.
14Le reste de la présente introduction donne une présentation préliminaire des principes de base de cette approche, en tant que pragmatiste, élargie et sociale, ainsi qu’un aperçu du livre.
Pourquoi une conception pragmatiste de la démocratie ?
15Le pragmatisme américain constitue une source d’inspiration puissante pour penser la démocratie comme syndrome complexe. C’est en effet le pragmatisme américain qui, plus que toute autre tradition intellectuelle, a articulé les principes de base de cette conception élargie de la démocratie. Comme je le dirai dans les chapitres suivants, la conception de la démocratie développée par le pragmatisme américain au tournant du siècle dernier offre le cadre le plus prometteur pour repenser le projet démocratique. Écrivant à un endroit et à un moment où poursuivre le projet démocratique signifiait donner forme à un nouveau type de société et à de nouveaux schémas d’interaction sociale entre les individus à tous les niveaux de la société, ces auteurs étaient dans une position privilégiée pour théoriser la démocratie en tant que norme sociale et non pas seulement politique. Alors que la vision spécifique de la démocratie proposée par les pragmatistes ne peut pas être ressuscitée en un seul bloc, leurs idées ont encore beaucoup à nous apprendre. Depuis ses origines, les penseurs pragmatistes ont articulé une conception de la démocratie intégrant le moment politique avec le moment social. Le pragmatisme a en effet constamment résisté à la tentation de réduire la démocratie soit à un dispositif de légitimation du pouvoir, soit à une forme de gouvernement. Il n’a pas non plus succombé à la tentation de la réduire à simple épiphénomène des forces économiques ou sociales. Enracinés dans l’expérience sociale de l’Amérique du xixe siècle, les pragmatistes ont vu dans la démocratie l’idée sociale la plus révolutionnaire de la modernité, celle qui était capable de transformer les formes préexistantes de l’ordre social et d’abolir toutes les formes antérieures d’autorité. Leur vision de la démocratie était sans doute enracinée dans les circonstances historiques dans lesquelles ils ont vécu et écrit, caractérisées par un moindre degré de conflit social et libérées des formes les plus archaïques de clivage de classe qui dominaient les pays européens à l’époque. La nouvelle société de laquelle ils faisaient partie, le « promised land » pour les centaines de milliers d’Européens qui fuyaient massivement la misère et l’oppression, a certainement contribué à rendre leur théorisation démocratique plus ambitieuse sur le plan social. Et, en effet, leur conception de la démocratie était beaucoup plus radicale que celles préconisées depuis la première moitié du xixe siècle par les mouvements politiques européens les plus importants, comme le chartisme (Thompson, 1984) et le socialisme (Sassoon, 2010). Alors que ces mouvements ont joué un rôle majeur dans la promotion du suffrage universel et donc dans l’avènement de la démocratie politique, leurs agendas politiques consacraient une attention moindre à la dimension sociale de la démocratie. Même lorsque la question sociale émergeait dans toute sa puissance (Castel, 1995), elle allait rarement au-delà du souci d’améliorer les conditions de vie et de travail. Et même quand elle l’a fait, c’était davantage sur le plan concret de l’amélioration du mode de vie des travailleurs qu’au niveau de l’articulation théorique d’une nouvelle idée de la démocratie.
16Chez les théoriciens pragmatistes américains, la question de la social-démocratie a donc joui d’une priorité théorique inédite parmi leurs collègues européens. D’après leur conception, la démocratie politique devait être considérée comme une simple « phase1 » de la révolution sociale plus large qui, à l’époque où ils écrivaient, était encore en grande partie en cours d’élaboration et qui, dans une large mesure, est encore loin d’être terminée. Cette vision de la démocratie a été magistralement articulée en particulier par John Dewey, le « philosophe de la démocratie » par excellence, mais beaucoup d’autres figures moins connues ont aussi contribué à son développement2. On peut penser, par exemple, aux contemporains de Dewey, Jane Addams, George Herbert Mead, Charles Horton Cooley, et Mary Parker Follett, de même qu’à des théoriciens pragmatistes plus tardifs tels que Harold Lasswell, Sidney Hook, Philip Selznick, Richard Rorty et Roberto Mangabeira Unger. En effet, depuis le début du xxe siècle, les pragmatistes ont mis la démocratie à l’honneur au sein de la philosophie sociale et politique, en la plaçant fermement au cœur de leur compréhension normative de la vie contemporaine. Pour eux, la démocratie était la catégorie englobante, paradigmatique et normative capable de servir de guide dans tous les domaines de la vie. Selon eux, le prédicat « démocratique », bien compris, aurait pu et aurait dû être appliqué de manière cohérente dans toutes les sphères sociales, de l’État au lieu de travail, dans la ville, l’école, et même la famille.
17Tout au long de leurs écrits en philosophie, sociologie, sciences politiques, théorie de l’organisation et économie, ils ont systématiquement refusé de la réduire à une forme de gouvernement ou à une procédure de sélection des élites dirigeantes, explorant son potentiel à la fois descriptif et normatif dans l’étude des interactions sociales. L’articulation de ces deux injonctions différentes a donné naissance à une approche originale des principales questions théoriques de la théorie démocratique, concernant en particulier son champ d’application, son contenu normatif et ses transformations actuelles. Mon approche de la démocratie est pragmatiste dans le sens où elle se propose de revitaliser cette intuition théorique simple et pourtant profonde, tout en la reformulant dans les termes du débat théorique contemporain. Pour apprécier la pertinence du pragmatisme par rapport aux questions politiques contemporaines, un survol historique de leurs idées est donc nécessaire ; il sera entrepris dans la deuxième partie de ce volume (chapitres 3 et 4).
Pourquoi une conception élargie de la démocratie ?
18Les politistes Christopher Achen et Larry Bartels ont récemment fait remarquer que, « [d]ans la conception traditionnelle de la démocratie, celle-ci commence avec les électeurs. Des gens ordinaires ont des préférences concernant ce que leur gouvernement devrait faire. Ils choisissent les dirigeants qui feront ces choses, ou ils expriment leurs préférences directement à travers un référendum. […] La démocratie fait du peuple le souverain, et la légitimité découle directement de son consentement. […] Cette manière de concevoir la démocratie s’est diffusée au cœur du sens commun, pas seulement aux États-Unis mais aussi dans beaucoup d’autres pays du monde. Elle constitue une sorte de théorie populaire [folk theory] de la démocratie, un ensemble d’idées accessibles et attrayantes qui assure aux gens qu’ils vivent sous une forme de gouvernement éthiquement acceptable qui défend leurs intérêts » (Achen et Bartels, 2016, 1). En accord avec cette théorie populaire, l’opinion la plus répandue parmi les chercheurs en sciences politiques est que « la démocratie fut une révolution politique, et non sociale » (Przeworski, 2010, 67). Cette idée est largement répandue dans les sciences politiques anglo-américaines et reçoit également beaucoup d’attention en philosophie politique. Une telle conception considère que la portée légitime du concept de démocratie se limite aux mécanismes et aux procédures par lesquels le corps politique (de préférence une union politique de citoyens) exerce le pouvoir. La démocratie désigne donc un régime politique, et la tâche de la théorie de la démocratie consiste à définir les conditions de légitimité de l’exercice du pouvoir dans un régime politique.
19Ce livre part du principe que cette définition de la démocratie est trop restreinte, non seulement de manière générale mais également en tant que fondement de la théorie politique, et affirme que, pour bien comprendre ce qu’est la démocratie et l’importance qu’elle devrait avoir pour nous, nous devons adopter une compréhension beaucoup plus large de son objet et de sa portée. Il se propose de montrer pourquoi nous devons abandonner cette conception populaire de la démocratie, et pourquoi une théorie de la démocratie a besoin d’une fondation dans la théorie sociale. Deux conséquences majeures découlent de cette décision. D’une part, en fixant l’étendue du concept de démocratie, nous prenons une décision fondamentale concernant les domaines de la vie sociale qui entrent dans son champ normatif ; d’autre part, le contenu normatif du concept lui-même ainsi que ses articulations internes sont influencées par cette décision. Ces deux problèmes sont interdépendants, puisque la décision concernant la portée du concept a une influence sur son contenu normatif, tandis que son contenu normatif détermine à son tour la portée du concept : le fait d’élargir le concept de démocratie à un ensemble plus large de phénomènes sociaux nous invitera à reconsidérer, entre autres, son contenu normatif. Ce processus dialectique d’ajustement réciproque entre extension et contenu normatif est nécessaire pour parvenir à une compréhension plus approfondie du projet démocratique, et c’est ce que cherche à accomplir la version du pragmatisme politique que je présente dans la troisième partie de cet ouvrage.
Pourquoi une conception sociale de la démocratie ?
20L’idée selon laquelle toute théorie de la démocratie ne prenant pas en compte des facteurs extrapolitiques est inévitablement incomplète bénéficie désormais d’une certaine crédibilité, du moins à l’extérieur des cercles restreints de la théorie politique analytique. Toutefois, les stratégies consistant à élargir la portée de la démocratie sont souvent insuffisamment claires, reposent sur des méthodologies extrêmement diverses et couvrent des domaines très différents. Même si nous nous restreignons à ce que l’on pourrait appeler les conceptions sociales de la démocratie, il subsiste encore beaucoup d’ambiguïtés. Nous pouvons identifier quatre stratégies pour élargir la portée du concept de démocratie en l’inscrivant dans un contexte plus large, qui peut être celui de (1) la politique interprétée en un sens élargi : (2) la morale ; (3) l’économie ; (4) la société. Chacune de ces stratégies contribue dans une certaine mesure au déplacement des frontières entre le politique et le non-politique, et donc à la redéfinition de l’espace social dans lequel (ou par rapport auquel) le politique existe. Chacune de ces stratégies mobilise des raisons et des moyens différents pour définir les catégories politiques de manière plus large. En conséquence, chacune d’entre elles renvoie à une conception différente de la démocratie et de signification.
21La première stratégie consiste à prendre un facteur constitutif de la démocratie formelle et à en étendre la portée à des pratiques et à des événements qui se situent en dehors de la sphère des institutions politiques formelles. On peut par exemple élargir la portée de la démocratie en affirmant que des pratiques politiques comme la représentation, la participation, la délibération, les élections, la séparation des pouvoirs, etc.ne concernent pas seulement le fonctionnement des institutions politiques formelles, mais doivent aussi s’appliquer aux phénomènes sociaux qui se déroulent en dehors de la sphère politique, par exemple le lieu de travail, l’école ou d’autres institutions sociales. On peut observer cette démarche à l’œuvre dans de nombreuses théories politiques de la démocratie participative, associative et industrielle développées au cours des années 1960 et 1970 (Mansbridge, 1983 ; Pateman, 1970, Hirst, 1993), mais aussi dans les théories anthropologiques du politique comme celle développée par James Scott (Scott, 1979, 1998) ou Asef Bayat (Bayat, 1997, 2010) ou encore dans des théories de la représentation politique comme celle de Michael Saward (Saward, 2010). D’après cette stratégie, une société se démocratise lorsqu’un nombre croissant d’espaces sociaux et d’institutions sont organisés selon des principes dérivés du noyau normatif des institutions politiques formelles. Les pragmatistes ont généralement été favorables à une telle stratégie, notamment par le biais de projets de réforme sociale visant la démocratisation des principales institutions sociales de leur époque. Ils s’en sont pourtant rarement contentés.
22La seconde stratégie consiste à étendre la portée de la démocratie par le biais d’une interprétation morale de sa signification. Cette stratégie est très répandue parmi les penseurs libéraux s’inscrivant dans la tradition kantienne, dont certains ont proposé de fonder les institutions démocratiques sur une base morale plus large, souvent conçue en termes kantiens et dominée par l’idée de « respect ». Cette logique est notamment celle des travaux de Michael Perry (2010) et de Charles Larmore (1999). Selon cette conception, la qualité démocratique d’une société dépend essentiellement de sa structure éthique. Des philosophes pragmatistes comme John Dewey ont également pu défendre l’idée selon laquelle la démocratie désigne en premier lieu un idéal moral plutôt qu’une idée politique, et que les caractéristiques principales de la démocratie politique peuvent être dérivées de sa signification morale (Dewey, 1888, 1939 ; Bernstein, 2000). Il s’agit pourtant, comme je m’empresserai de le montrer, d’une conception encore trop restrictive de la conception pragmatiste de la démocratie.
23La troisième stratégie met en avant la base socioéconomique des régimes démocratiques, comme il est commun de le faire par exemple dans les théories de la démocratie sociale (Meyer, 2007 ; Beckert, 2009) et dans certaines branches du marxisme. Marx lui-même a souvent utilisé l’expression « démocratie sociale » (Abensour, 2011 ; Grollios, 2011). En effet, pour Marx, la nature de tout régime politique est déterminée par les conditions sociales qui caractérisent sa forme de production, si bien qu’ à l’intérieur du concept de démocratie les aspects économiques et politiques sont inextricablement liés. Il en est de même dans la théorie du capitalisme encastré de Karl Polanyi (Polanyi, 1944). Dans tous ces exemples, le concept de démocratie désigne un système socioéconomique et politique complexe dans lequel il y a une fusion des facteurs politiques et économiques. Ces théories postulent un lien nécessaire entre l’économie et la politique, et soulignent l’enracinement nécessaire et l’interdépendance réciproque des institutions politiques dans le cadre plus large de l’économie. Selon ces conceptions, la qualité démocratique d’une société dépend de critères comme celui de l’égalité économique, de la protection sociale, de la stabilité des emplois, des droits des travailleurs, etc. Sur ce point aussi, la concordance avec les idées pragmatistes est frappante car les pragmatistes ont souvent milité en faveur de la démocratisation du lieu de travail, de l’extension des droits des travailleurs, de la redistribution des profits et, plus largement, de l’intégration du capitalisme dans un système de normes démocratiques (Stikkers et Skowroński, 2018). Bien que louable, la principale limite de cette stratégie consiste à restreindre la contribution théorique des facteurs non politiques à leur rôle de présupposés externes.
24La quatrième stratégie est celle qui se rapproche le plus de notre propos. Elle consiste à définir la démocratie d’abord comme une catégorie de la pensée sociale, et seulement dans un deuxième temps comme une catégorie politique. Selon cette conception, la théorie de la démocratie appartient à la théorie sociale. Premièrement, le social est considéré comme une catégorie englobant non seulement la dimension politique, mais aussi les dimensions économique et morale. Dans les termes de Dewey, il est « l’idéal philosophique le plus inclusif » (Dewey, 1928). Par rapport aux versions précédentes, la stratégie d’élargissement est ainsi poussée à l’extrême. Deuxièmement, l’ordre d’explication conceptuel est renversé, puisque cette démarche consiste à commencer par une définition non politique des catégories politiques pour n’en déduire l’interprétation politique que plus tard. Cette stratégie suppose de refuser l’idée même d’une autonomie conceptuelle et fonctionnelle de la politique par rapport à la société. L’idée générale est que la catégorie de démocratie contient des intuitions qui portent sur l’ensemble des principes qui organisent la société, et dont la politique ne constitue qu’une instanciation partielle, bien qu’importante. Selon cette conception, la qualité démocratique d’une société dépend d’une série de paramètres complexes et multidimensionnels qui recouvrent l’ensemble des interactions sociales, des groupes primaires aux institutions formelles. C’est cette stratégie que nous allons trouver au cœur du pragmatisme politique, et que je vais déployer dans la suite.
25Bien que les conceptions éthiques et socioéconomiques de la démocratie soient indéniablement présentes au sein de la tradition pragmatiste, aucune d’entre elles ne saisit vraiment la nouveauté de la compréhension sociale de la démocratie que les pragmatistes ont cherché à développer. Pour comprendre la signification révolutionnaire de la conception pragmatiste de la démocratie, nous devons donc nous pencher de plus près sur l’intuition selon laquelle la démocratie désignerait une idée sociale plutôt qu’une idée politique, morale ou économique. Dans ce sens plus riche, la démocratie renvoie aux différentes couches d’une ontologie sociale, y compris les multiples schémas d’interaction et formes d’organisation présents au sein d’une unité sociale. En tant que catégorie sociale, la démocratie désigne un ensemble de principes d’organisation dont l’application peut être potentiellement étendue à toute forme de vie en société, et la tâche d’une théorie de la démocratie consiste précisément à spécifier la nature de ces principes et à décrire les conditions de leur application à l’ensemble le plus large possible de phénomènes sociaux.
26Dans cette perspective, la démocratie désigne une forme de société complexe dont le bon fonctionnement se déploie à travers une pluralité de schémas d’interaction sociale, d’institutions et de pratiques allant du cœur même de la politique formelle à toute une série de dimensions hétérogènes, parmi lesquelles se trouvent les habitudes individuelles et les pratiques sociales.
La résolution démocratique des problèmes
27Le dernier élément de la conception sociale, élargie et pragmatiste de la démocratie que je voudrais souligner dans cette introduction concerne son interprétation de la tâche de la politique. Les pragmatistes ont été injustement accusés de s’intéresser presque exclusivement aux tâches pratiques (MacGilvray, 2000) et d’être naïfs et idéalistes pour ce qui est de leurs attentes normatives (Achen et Bartels, 2016). Ces deux critiques viennent d’une mauvaise compréhension de ce que les pragmatistes entendent par « résolution des problèmes ». Une erreur d’interprétation classique consiste à penser que les problèmes auxquels les pragmatistes s’intéressent se réduisent soit à des besoins matériels, soit à des casse-tête techniques. La dimension intrinsèquement normative des problèmes est ainsi perdue de vue, et le pragmatisme politique se trouve réduit soit à un idéalisme naïf, soit à un réalisme grossier. Une fois que l’on comprend la résolution pragmatique des problèmes comme une notion double, comprenant un moment instrumental et un moment réflexif, nous voyons qu’elle représente un juste milieu entre le réalisme et l’idéalisme. D’un côté, les pragmatistes sont d’accord avec les réalistes politiques pour reconnaître que la justice ou la non-domination ne peut pas constituer la vertu première de la politique (Galston, 2010). Ils admettent volontiers que la politique a avant tout à voir avec la survie et la stabilité des groupes humains. D’un autre côté, ils rejettent la suppression des préoccupations normatives ou leur réduction aux simples intérêts, comme le proposent actuellement les réalistes. Cependant, au lieu de s’engager dans un débat stérile entre les partisans de la « justice d’abord » et ceux de « l’ordre d’abord », les pragmatistes soutiennent que l’idée même d’un ordre social juste doit inclure une double référence à l’efficacité de la coordination sociale et à la réalisation des attentes individuelles et collectives.
28Le concept de « résolution démocratique des problèmes » conjugue l’aspect fonctionnel et l’aspect expressif de la normativité, en postulant que les faits et les valeurs sont inextricablement liés. Ou, dans la terminologie de la théorie critique, il intègre la dimension fonctionnelle et la dimension éthique de la normativité (Habermas, 1984 ; Honneth, 2015 ; Jaeggi, 2014). Cet enchevêtrement implique que la résolution des problèmes présuppose toujours une orientation normative qui s’enracine dans le contexte social. La résolution des problèmes, en tant qu’activité sociale ou politique, désigne toujours les processus collectifs d’autodétermination où la détermination d’une fin et la détermination des moyens pour l’atteindre sont toujours entremêlées. Autrement dit, les questions d’injustice, d’exclusion, de domination rentrent pleinement dans la conception pragmatiste de résolution des problèmes.
29Le pragmatisme politique prend son point de départ dans une sorte de naturalisme social selon lequel les circonstances sociales et naturelles de la vie humaine nous imposent des contraintes organisationnelles et fonctionnelles. En même temps, la vie associée est orientée vers la satisfaction des attentes individuelles, ce qui impose des contraintes normatives à la société. La politique fonctionne comme un mécanisme de régulation qui s’efforce de satisfaire ces demandes divergentes. Cependant, contrairement au fonctionnalisme social et à une théorie des systèmes qui met aussi l’accent sur la signification politique des contraintes fonctionnelles, le pragmatisme politique ne conçoit pas la différenciation fonctionnelle comme favorisant des sphères sociales autonomes et autogérées. Le naturalisme social implique que la spécialisation des fonctions (la science en ce qui concerne l’intelligence, l’art en ce qui concerne la créativité, la politique en ce qui concerne la résolution collective des problèmes) n’entraîne pas l’existence de systèmes sociaux autonomes et distincts régulés par des logiques différentes, mais conduit plutôt à un ensemble d’interdépendances. La différenciation fonctionnelle permet donc une meilleure satisfaction des objectifs, permettant l’intégration entre la réalisation des attentes individuelles et l’accomplissement des tâches sociales. Puisque le but ultime des institutions sociales est en fin de compte de favoriser l’épanouissement individuel, l’idée normative d’une société bien ordonnée doit prendre en considération l’effet combiné de ces deux séries d’objectifs. Autrement dit, plutôt que de définir le but de la politique en termes d’autonomie, la résolution coopérative des problèmes allie la réalisation individuelle à l’intégration fonctionnelle au niveau de la société.
30Ce naturalisme social conduit à l’idée que la politique désigne à la fois un système de régulation spécialisé et une fonction sociale plus générale, dont la réalisation passe par une pluralité de pratiques sociales fortement distribuées et différenciées. Plus précisément, la régulation politique est accomplie par la société dans sa totalité. La continuité entre la résolution des problèmes par la société et la résolution politique et institutionnalisée des problèmes explique pourquoi le concept de démocratie doit être défini dans les termes plus généraux introduits plus tôt, et pourquoi sa portée normative doit inclure les schémas d’interaction sociale et les formes d’organisation sociale. En effet, la résolution démocratique des problèmes doit être à la fois très spécialisée et largement distribuée, comme les théories de l’expérimentalisme démocratique que je discute au chapitre 7 l’ont bien montré.
31Le concept de résolution démocratique des problèmes remplit également une seconde tâche théorique, puisqu’il vise à réconcilier deux autres dimensions que la théorie politique normative a tendance à séparer, à savoir la réalisation des attentes individuelles et la garantie de l’ordre social. Si l’idéal politique de l’autodétermination collective des Lumières constitue le noyau normatif de départ pour le pragmatisme politique, le naturalisme social lui impose d’accorder une plus grande attention aux circonstances de la réalité sociale et naturelle qu’il n’est d’usage dans cette tradition. Selon cette conception, la capacité pragmatique ou instrumentale des institutions politiques à résoudre les problèmes ne peut être séparée de leur fonction politique classique d’intégration de la communauté. D’une part, en accord avec la conception de la politique axée sur les intérêts partagée par un grand nombre de réalistes politiques, le pragmatisme politique soutient que la recherche de solutions fonctionnellement viables aux problèmes partagés fait partie des motivations principales de la politique. Autrement dit, l’idée même de la résolution des problèmes sociétaux doit être inscrite dans le concept de la démocratie. D’autre part, le pragmatisme politique affirme que notre société repose sur une idée particulière – le projet démocratique – selon laquelle, dans une société démocratique, la question « le problème de qui ? » est aussi importante que la question « quelle solution ? ».
32Par conséquent, l’attention portée à la question pratique de la résolution des problèmes ne doit pas être considérée comme quelque chose qui pervertirait le projet démocratique, mais au contraire comme ce qui permet de le réaliser, en l’inscrivant dans une perspective réaliste qui, contrairement au réalisme traditionnel, ne porte pas atteinte au noyau normatif du projet démocratique. Le pragmatisme politique affirme que notre désorientation politique est en partie engendrée par un manque de compréhension de la base réaliste de la politique, qui tend à produire une dérive idéaliste dont la principale conséquence est que les aspirations et les attentes des citoyens tendent à être ignorées ou critiquées dès qu’elles prennent une forme ou donnent lieu à des résultats qui ne correspondent pas aux attentes des élites, comme l’a montré l’étonnement face aux résultats du référendum sur le Brexit ou des élections présidentielles américaines de 2016. Une interprétation des nouveaux mouvements sociaux, des formes de contestation politique et des déficits démocratiques allant dans ce sens nous offrira sans doute une perspective nouvelle sur les causes de la crise apparemment sans fin qui semble toucher la démocratie contemporaine. Cela nous aidera aussi à mieux voir le potentiel de démocratisation des nouvelles expérimentations sociales et institutionnelles qui brouillent les divisions conventionnelles entre l’État et le marché, le privé et le public, la politique et l’économie, comme je le montrerai plus tard.
33La tâche et le défi de la démocratie comme projet historique consistent précisément à trouver de nouveaux moyens de parvenir à une capacité de résolution des problèmes hautement efficace – sans laquelle une société complexe ne pourrait tout simplement pas exister – à travers des modèles d’organisation sociale qui favorisent la réalisation personnelle. Je défends la thèse qu’une société organisée selon les trois principes normatifs de (a) l’engagement actif au sein des pratiques sociales dans des conditions de (b) parité relationnelle et (c) d’autorité inclusive est la mieux placée pour réaliser cet objectif. C’est en effet en participant activement aux processus collectifs de résolution des problèmes que les êtres humains développent leur personnalité et réalisent (ou peuvent réaliser) pleinement leur potentiel. L’instrumentalité remplit donc une fonction expressive, ce que les épistémologies politiques contemporaines ne parviennent pas à comprendre, déchirées qu’elles sont entre les contraires idéologiques de la rationalité instrumentale et de la rationalité communicationnelle (Habermas, 1984), de la raisonnabilité et de la rationalité (Rawls, 1996) ou de la logique des conséquences et de la logique de justesse (March et Olsen, 2010). De son côté, la réalisation de soi acquiert une signification fonctionnelle, dans la mesure où de nouvelles ressources créatives pour la résolution collective des problèmes se déploient grâce à l’engagement actif des individus dans les pratiques sociales les plus diverses. De cette façon, la réalisation de soi individuelle peut être sauvée des excès du perfectionnisme et protégée du caractère autoréférentiel de la quête d’authenticité.
34La position que je défends dans ce livre est que la relation entre ces deux exigences ne devrait pas être interprétée dans le sens d’une tension ou d’une opposition entre démocratie et efficacité. Au contraire, comprise comme manière particulière d’organiser la vie humaine, la démocratie désigne la combinaison réussie – ou le compromis satisfaisant – entre ces deux facteurs concurrents que sont l’expressivité et la fonctionnalité. En ce sens, une conception politique de la démocratie comme résolution des problèmes (un thème commun à la plupart des théories épistémiques de la démocratie, sinon toutes) peut remplir ses exigences normatives seulement si elle est inscrite dans le cadre théorique d’une conception sociale de la démocratie qui spécifie les conditions dans lesquelles les exigences expressives peuvent être satisfaites. Autrement dit, la dimension fonctionnelle de la résolution des problèmes doit être intégrée dans la dimension expressive de la réalisation de soi.
35L’autre corollaire de cette position est que la contribution d’une théorie sociale de la démocratie ne doit pas se limiter à un apport descriptif, c’est-à-dire à une analyse des conditions sociales nécessaires pour qu’un régime politique démocratique puisse fonctionner. Ce serait une erreur que de réduire la contribution théorique de la conception sociale de la démocratie à la fonction conditionnelle jouée par les facteurs sociaux, comme c’est le cas dans les théories social-démocratiques évoquées plus haut. En effet, c’est précisément au niveau de la démocratie sociale, et non au niveau de la pratique politique, que les dimensions expressive et fonctionnelle de la vie associée peuvent être conjuguées.
36Si les deux sources de cette conception de la démocratie sont inextricablement liées dans la vie sociale, il est en revanche possible de les distinguer d’un point de vue analytique afin d’isoler et d’examiner chaque facteur de manière relativement indépendante. Bien que ces deux dimensions se recoupent dans une large mesure, elles renvoient cependant à une interprétation différente de la politique et à deux manières différentes de concevoir la recherche d’une conception élargie de la démocratie (chapitre 2). Dans cet ouvrage, par souci de clarté, j’examinerai la première approche sous le titre d’une « conception sociale de la démocratie » (chapitre 3), et je discuterai de la seconde approche dans les termes d’une « théorie de la politique centrée sur les groupes » (chapitre 4). J’examinerai en premier lieu la manière dont la vie sociale s’organise afin d’identifier les conditions et les prérequis de la réalisation de la démocratie. Cela nécessitera d’adopter un point de vue sociologiquement informé, dont le principal pilier sera une ontologie sociale de la démocratie, introduite dans le chapitre 3 et développée dans les chapitres 5, 6 et 7. J’identifierai ensuite les différentes formes et pratiques de la poursuite collective des objectifs communs. Cette tâche sera d’abord entreprise dans le chapitre 4, et sera poursuivie dans les chapitres 7, 8 et 9. Cette seconde partie de la théorie, plus directement politique, aura pour objectif de déterminer les implications descriptives et normatives de l’idée que la démocratie désigne avant tout l’ensemble des conditions sociales et des critères normatifs requis pour (a) favoriser la formation de publics autonomes et égalitaires (b) visant à contrôler les conséquences indirectes de l’action (c) à travers les arrangements institutionnels appropriés capables de (d) résoudre les problèmes identifiés par les publics.
37D’une manière préliminaire, et en regroupant ces deux volets, je propose de circonscrire la contribution du pragmatisme à la théorie de la démocratie à travers la définition suivante :
38La démocratie désigne l’arrangement social et politique d’une communauté humaine qui, à travers des modes d’organisation sociale inclusifs et des formes coopératives d’organisation sociale, réussit à se donner le pouvoir de résoudre ses propres problèmes d’une manière qui s’accorde avec les principes de (a) la parité relationnelle, (b) de l’autorité inclusive, et (c) de l’engagement social, et qui, pour toutes ces raisons, répond aux critères expressifs aussi bien qu’aux critères fonctionnels et normatifs.
Plan de l’ouvrage
39L’ouvrage est structuré en trois parties, dont chacune présente la conception élargie de la démocratie selon une perspective différente. La première partie introduit la conception élargie de la démocratie d’un point de vue analytique, à travers une discussion de la grammaire normative du concept de démocratie. La deuxième partie développe la même idée mais d’un point de vue historique, en décrivant l’émergence historique de la conception élargie de la démocratie, en particulier au sein de la tradition pragmatiste. Enfin, la troisième partie adopte une autre stratégie qui consiste à engager la conception élargie de la démocratie dans certains débats contemporains afin d’en montrer l’intérêt.
40La première partie fournit le cadre théorique de l’ensemble de la discussion. Le chapitre 1 offre un aperçu introductif des théories sociales et politiques contemporaines qui anticipent mon approche d’une manière ou d’une autre. J’y effectue une étude critique des théories de la démocratie issues de diverses traditions continentales et anglo-saxonnes, dans le but de montrer ce qu’il y manque et d’expliquer pourquoi une conception élargie de la démocratie accomplit ce qu’aucune autre théorie n’est parvenue à faire jusqu’à présent. Les différentes théories que j’examine sont organisées en trois catégories principales : (1) les théories de la démocratie qui en ont élargi la portée à une sphère particulière de la réalité sociale (la famille, le lieu de travail, la sphère publique, etc.) ; (2) les théories qui conçoivent la démocratie comme un événement extérieur et irréductible au fonctionnement des régimes politiques ; (3) les théories qui conçoivent la démocratie comme une catégorie globale ou holiste de la pensée sociale. Je montre que mon approche s’inscrit dans cette dernière catégorie, et j’indique les différences et les similitudes qu’elle présente avec d’autres approches. Cet examen critique prépare le terrain pour le travail de reconstruction qui sera effectué dans la deuxième partie, dans laquelle je présente la conception pragmatiste de la démocratie comme celle qui pourra le mieux satisfaire la tâche consistant à développer une conception élargie de la démocratie.
41Le chapitre 2 étudie la grammaire normative du concept de démocratie et compare ses caractéristiques générales avec celles de certains concepts politiques normatifs similaires et concurrents, comme la justice et la non-domination. Je commence par problématiser le concept même de démocratie et sa fonction normative traditionnelle en philosophie et en sciences politiques. J’identifie ensuite deux conditions principales qu’une théorie de la démocratie doit satisfaire pour remplir une fonction normative plus ambitieuse, que j’appelle « normativité paradigmatique ». J’introduis ensuite la notion de « pratiques normatives », qui fournit l’arrière-plan conceptuel de la discussion sur la conception de la politique centrée sur les publics présentée dans les chapitres suivants.
42La deuxième partie propose une reconstruction historique des principaux thèmes de la théorie de la démocratie pragmatiste. Bien que John Dewey soit le principal protagoniste de cette reconstruction historique, le plan de ce récit est organisé de manière polyphonique, évoquant une pluralité de figures intellectuelles ayant apporté des contributions importantes non seulement en philosophie mais aussi en sociologie et en sciences politiques. Cette reconstruction historique s’organise autour des deux principaux piliers de mon projet, à savoir la théorie sociale de la démocratie et la théorie de la politique centrée sur les groupes. L’une des principales tâches de la deuxième partie consiste à montrer la corrélation interne entre ces deux thèmes, en défendant l’idée que la démocratie politique est une « phase » ou une « étape » de la démocratie sociale.
43Le chapitre 3 examine les théories sociales et politiques d’une série de penseurs américains plus ou moins directement liés à la tradition pragmatiste. Outre John Dewey, j’examine les travaux de George H. Mead, Charles H. Cooley et Mary Parker Follett dans le but de retracer l’émergence d’une théorie sociale de la démocratie. Trois principaux aspects seront mis en valeur : l’idée de la démocratie comme méthode, la primauté de l’engagement au sein d’activités conjointes sur l’autonomie et la structuration socio-ontologique de la démocratie.
44Le chapitre 4 porte sur la théorie pragmatiste de la politique centrée sur les groupes. Je commence par une reconstruction de certaines positions défendues au sein des débats politiques de l’époque, et poursuis avec une discussion de la théorie de la démocratie fondée sur les intérêts d’Arthur Bentley, la théorie pluraliste de la formation démocratique des groupes de Mary Parker Follett et la théorie des publics de John Dewey. Ce chapitre introduit et analyse certaines catégories fondamentales de la théorie pragmatiste de la politique centrée sur les groupes, comme celles de conséquences, de public, d’institutions, et de résolution des problèmes. Comme dans le chapitre précédent, je souligne et démontre la contribution de ces auteurs à la genèse de la conception élargie de la démocratie.
45La troisième partie met le pragmatisme politique à l’épreuve, en montrant la manière dont chacune de ses dimensions fondamentales peut contribuer de manière significative à la résolution de certains problèmes qui sont au cœur de la théorie politique contemporaine.
46Le chapitre 5 vise à montrer la pertinence de la conception élargie de la démocratie en comparant la grammaire philosophique des habitudes démocratiques avec l’une des tentatives contemporaines les plus prometteuses pour réactiver la dimension personnelle de la politique, à savoir la théorie républicaine des vertus civiques. J’y montre ce qu’on a à gagner en remplaçant la notion de vertu par celle d’habitudes, et j’explique pourquoi les habitudes démocratiques plutôt que les vertus civiques nous fournissent les outils conceptuels appropriés pour analyser la manière dont les facteurs individuels contribuent à la qualité démocratique d’une société.
47Le chapitre 6 est consacré à l’analyse des fondements sociologiques de la démocratie, et plus particulièrement à la notion de schémas d’interaction sociale démocratiques. J’étudie trois contributions majeures apportées à la compréhension de la base sociale de la démocratie : l’interactionnisme social en sociologie ; les études sociologiques des civilités, de Norbert Elias à la théorie sociale contemporaine française ; et les théories de l’association, de Tocqueville à Habermas, en me concentrant sur les implications des approches fonctionnalistes pour la théorie sociale. Le principal objectif de ce chapitre est de donner une texture sociologique plus épaisse à la catégorie d’interaction sociale démocratiques, en montrant en quoi ils consistent, comment ils peuvent être étudiés empiriquement et pourquoi ils constituent un ingrédient indispensable du concept de démocratie.
48Le chapitre 7 introduit l’« expérimentalisme démocratique » comme la tentative contemporaine la plus remarquable pour revivifier et réactualiser la conception pragmatiste des institutions. Le chapitre passe en revue les théories de l’expérimentalisme démocratique les plus pertinentes dans les domaines de la sociologie politique, de la théorie politique, du constitutionnalisme et de la théorie des organisations, dans le but de développer une approche particulière qui met en avant les deux facteurs de l’apprentissage social et de la coopération distribuée comme étant les deux principales contributions pragmatistes au problème de l’innovation sociale. Dans la dernière section, je propose d’interpréter l’expérimentalisme démocratique comme une théorie des « utopies réalistes ».
49Le chapitre 8 situe la théorie pragmatiste des publics dans le contexte des débats contemporains sur les transformations de la sphère publique, en montrant en particulier qu’une théorie pragmatiste de la démocratie appelle une déconstruction radicale du dualisme habermassien entre l’État et la sphère publique. J’étudie la notion de pouvoir communicationnel proposée par Hannah Arendt en relation avec la théorie du « pouvoir-avec » de Follett, avant d’examiner les théories de la démocratie de Habermas et de Honneth. J’aborde ensuite les théories économiques et politiques contemporaines des communs, que j’interprète comme des théories politiques de l’activation du public qui nous permettent de mieux saisir la pertinence politique et démocratique des pratiques économiques émergentes comme celles de la production entre pairs et du consumérisme politique.
50Enfin, le chapitre 9 étudie les avantages d’une théorie pragmatiste de la démocratie pour comprendre la pertinence politique de nouveaux phénomènes à l’échelle mondiale, comme l’émergence de formes d’autorité privée et de mouvements transnationaux. Ce chapitre vise plus particulièrement à montrer que la notion pragmatiste des publics offre une perspective prometteuse et s’avère particulièrement utile pour achever le passage du nationalisme méthodologique au cosmopolitisme méthodologique nécessaire pour comprendre l’émergence de nouveaux ordres normatifs et de nouvelles pratiques normatives au niveau mondial, et pour examiner leurs conditions de validité. J’étudie la contribution du pragmatisme politique à la critique du nationalisme méthodologique pour ensuite examiner et rejeter les trois principales approches alternatives de la politique mondiale : le cosmopolitisme constitutionnel, la théorie de la sphère publique transnationale et la théorie de la représentation élargie, en montrant qu’elles ne parviennent pas à dépasser le nationalisme méthodologique. Les deux dernières sections traitent de l’autorité entrepreneuriale privée dans le contexte d’une gouvernance mondiale et montrent que le pragmatisme parvient à expliquer leur fonction politique, contrairement aux trois autres approches.
Notes de bas de page
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