Préface
p. 5-7
Texte intégral
1On m’a fait remarquer que l’on comprenait mieux ce que ce livre se proposait de montrer si on le voyait comme l’œuvre d’un chercheur italien, formé dans le système académique français, avec un goût prononcé pour la « Problemgeschichte » allemande et un penchant pour la philosophie américaine. Et, en effet, le livre fait jouer différentes perspectives provenant des traditions intellectuelles dans lesquelles je me suis formé : la passion italienne pour le détail historique, le goût français pour le social, l’inclination allemande pour la reconstruction normative et l’approche analytique anglo-américaine de la théorie politique. Cette remarque biographique a pour but d’avertir le lecteur que le livre a une vision quelque peu éclectique, qui rend difficile sa classification dans les discours académiques contemporains. Tout en cherchant à apporter une contribution à la théorie politique contemporaine, le livre est enraciné dans l’histoire de la pensée politique et ouvert à l’influence des sciences sociales. Une telle démarche va à contre-courant de la pratique aujourd’hui bien établie tendant plutôt à séparer l’histoire des idées de l’analyse conceptuelle, et celles-ci des sciences sociales.
2Le pluralisme de cet ouvrage est visible d’abord dans son organisation tripartite : des stratégies conceptuelles (première partie), historiques (deuxième partie) et normatives (troisième partie) sont combinées afin de rendre compte d’une manière plus exhaustive de la conception de la démocratie que je développe ici. Il est également visible dans le large éventail de disciplines académiques sur lesquelles je m’appuie, ainsi que dans la tentative d’intégrer trois diverses traditions de philosophie politique : le pragmatisme américain, la théorie critique allemande et le tocquevilleanisme français. Quelle que soit la valeur de ce travail-ci, je suis profondément persuadé que pour faire face aux défis sociaux et politiques actuels, une approche résolument interdisciplinaire et pluraliste telle qu’elle est proposée ici est devenue incontournable.
3Le livre propose une explication de la vie politique contemporaine capable de donner un sens à l’enchevêtrement profond qui se tisse aujourd’hui entre les déficits croissants des institutions démocratiques et l’inquiétude qui traverse la vie sociale contemporaine – une inquiétude dont la signification n’est pas saisie par le réductionnisme économique qui est en train de redevenir à la mode. Une telle explication, à mon avis, exige que nous mettions le concept de démocratie au cœur de notre démarche théorique, mais d’une manière qui réintègre les institutions politiques formelles dans le flux de la vie sociale. En d’autres termes, elle exige que nous mettions entre parenthèses notre compréhension tacite de la démocratie en tant que régime politique, et que nous ouvrions l’espace politique à l’exploration de nouvelles interprétations de la signification et de la portée du projet démocratique qui a façonné l’horizon normatif de notre vie collective au cours des deux derniers siècles.
4Cette tâche est inextricablement liée à une seconde, qui consiste à défendre une approche pragmatiste du politique. Je me propose notamment de montrer que le legs le plus important du pragmatisme américain à la théorie politique consiste à réclamer la priorité de la démocratie par rapport à d’autres catégories normatives aujourd’hui plus proéminentes, telles que la justice ou la non-domination. La priorité normative de la démocratie, à son tour, ne peut se comprendre qu’à condition d’en retrouver les racines sociales. C’est ce que, dans ce livre, j’appelle une conception élargie de la démocratie. En développant cette idée, j’ai été étonné par l’actualité extraordinaire de la pensée politique pragmatiste. Mais j’ai vite découvert que beaucoup des intuitions originales du pragmatisme étaient trop fragmentaires pour fournir une théorie complète, et qu’elles avaient besoin de mises à jour significatives si je voulais les mettre en résonance avec les points de vue théoriques et les sensibilités culturelles qui sont les nôtres. Pour cette raison, la reconstruction historique, nécessaire pour faire ressortir la force de cette pensée, devait être combinée à une reformulation théorique capable de la rendre plus cohérente, afin d’en préserver les intuitions les plus profondes et les plus importantes, tout en les adaptant aux enjeux contemporains. Après avoir réfléchi à cette notion pendant plusieurs années, je reste profondément convaincu que, même si cette vision élargie de la démocratie a une portée qui est largement indépendante de ses origines, son appréciation est grandement facilitée, et elle gagne en perspicacité et en profondeur, lorsqu’elle est appréhendée d’un point de vue historique.
5Le livre a mis du temps à voir le jour. Au cours de sa longue histoire, il a contracté plusieurs dettes, que je suis plus qu’heureux de reconnaître, avec la réserve habituelle que je reste entièrement responsable des opinions exprimées. Des parties du livre ont été présentées dans plusieurs workshops, séminaires et conférences dans plusieurs universités européennes, et je tiens à remercier chaleureusement les organisateurs et les participants : la conférence internationale « Pragmatism and the Political », qui s’est tenue à l’EHESS les 5 et 6 juin 2014 ; le séminaire de philosophie sociale et politique d’Axel Honneth à l’université de Francfort, le 10 juillet 2014 ; la conférence internationale « Pragmatism, Wittgenstein, and the Virtues : Three Heterodox Approaches to Ethics », qui s’est tenue à l’University College de Dublin les 14-15 septembre 2015 ; le « Global Governance Workshop » au WZB (Berlin Center for Social Sciences), en janvier 2016 ; les ateliers de la Villa Vigoni sur « Le pragmatisme dans les sciences sociales », qui ont eu lieu à Bellaggio (Italie) en 2014, 2015 et 2016 ; la quatrième Conférence internationale sur la justice sociale, qui s’est tenue à Belgrade du 4 au 6 mai 2016, le séminaire de l’Arbeitkreis « Demokratie als Lebensform », à Hanovre les 16-17 mars 2017 et le workshop international « Democracy and Forms of Life » au Centre Marc-Bloch de Berlin, le 24 avril 2018. Un remerciement particulier va aux participants à mon séminaire à l’EHESS sur le pragmatisme et la démocratie radicale, tout au long des années 2014-2015, 2015-2016 et 2016-2017, et plus particulièrement à Simon Fouquet, Céline Henne, Missila Izza, Oscar Lorca, Camille Pascal, Christophe Point, Sébastien Shulz pour leur critique pointue et constructive. Beaucoup d’amis et de collègues qui ont lu le manuscrit en entier ou en partie avant qu’il ne soit publié méritent également d’être mentionnés : Andreas Antic, Roberto Brigati, Eva Debray, Claude Gautier, Carole Gayet, Roberto Gronda, Lisa Herzog, Brendan Hogan, Steven Levine, Yannig Luthra, Giulia Oskian, Emmanuel Renault, Claudia Ritzi, Matteo Santarelli, Just Serrano Zamora, Shannon Sullivan, Italo Testa, Tullio Viola, Jörg Volbers, Federico Zuolo.
6Enfin, ce travail aurait été difficilement concevable en dehors des conditions académiques privilégiées offertes par mon institution, le Centre national de la recherche scientifique : des obligations extrêmement réduites, une liberté de mouvement presque illimitée et un soutien matériel généreux ont permis et soutenu les explorations intellectuelles, géographiques et disciplinaires qui ont nourri ce livre.
7Des parties du livre ont paru sous une forme similaire dans des publications antérieures. La première section du chapitre 1 utilise des matériaux de Frega, 2017d. Des extraits du chapitre 2 ont déjà été publiés dans Frega, 2017b. La première section du chapitre 6 est parue dans Frega, 2015c. Une version raccourcie du chapitre 9 est parue dans Frega, 2019e.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Dynamiques du commun
Entre État, Marché et Société
Danièle Bourcier, Jacques Chevallier, Gilles Hériard Dubreuil et al. (dir.)
2021
Reconnaissance ou mésentente ?
Un dialogue critique entre Jacques Rancière et Axel Honneth
Jean-Philippe Deranty et Katia Genel
2020
Éthique de la nature ordinaire
Recherches philosophiques dans les champs, les friches et les jardins
Rémi Beau
2017
Expériences vécues du genre et de la race
Pour une phénoménologie critique
Marie Garrau et Mickaëlle Provost (dir.)
2022
La pensée et les normes
Hommage à Jean-François Kervégan
Isabelle Aubert, Élodie Djordjevic et Gilles Marmasse (dir.)
2021