Synthèse
p. 355-359
Texte intégral
1Si la question des communs est désormais largement présente dans le champ des sciences sociales, en faisant l’objet de multiples travaux se réclamant de disciplines et d’approches différentes, l’ouvrage a entendu l’aborder à partir de quelques terrains d’observation privilégiés : on trouve en effet tant dans l’agriculture que dans l’énergie ou le numérique trace de ces formes singulières de gestion des ressources qu’il convient, à la suite des travaux pionniers d’Elinor Ostrom, de ranger sous la bannière des communs ; et cette investigation en profondeur permet de revisiter dans une large mesure la matière, en revenant sur les enjeux inhérents à l’institution des communs et en esquissant certaines perspectives relatives à leur développement. Refusant tout jugement de valeur sur la place qu’il conviendrait d’assigner aux communs et s’abstenant de prendre part au débat qui, comme le rappelle Étienne Picard, oppose ceux qui font des communs le moyen de gérer au mieux certaines ressources (point de vue utilitaire ou pragmatique) et ceux qui les conçoivent comme le fer de lance d’une autre mutation du capitalisme et de l’État (point de vue dogmatique ou idéologique), il s’est agi plus simplement de s’interroger sur la place qu’ils sont amenés à occuper dans une série de domaines de la vie sociale : compte tenu des principes sur lesquels ils reposent, les communs se présentent en effet comme un mode de gestion des activités sociales différent de ceux qui prévalent dans le cadre du Marché et de l’État ; mais, tout repli autarcique étant exclu, ils sont inévitablement conduits à entretenir des relations d’échange, d’interférence, voire d’osmose avec ces autres éléments constitutifs de l’ordre social. L’ouvrage a ainsi cherché à mettre en évidence cet équilibre complexe qui tend à s’instaurer entre communs, Marché et État et les différentes contributions ci-dessus présentées ont permis d’en décliner les différentes facettes.
Les communs, alternative au Marché et à l’État
2L’idée de ressource partagée est au cœur de la problématique des communs : excluant tout processus d’appropriation, les ressources font l’objet d’une exploitation et d’un usage collectifs, passant par l’édiction d’un ensemble de normes et de règles de gouvernance provenant de la communauté des utilisateurs. On retrouve cette logique dans tous les exemples ci-dessus analysés, qu’il s’agisse des initiatives tendant en matière agricole à la mise en commun des terres, des manières de produire et de consommer différentes ouvertes par la transition énergétique ou encore des systèmes de partage des données construits par les acteurs du Net. La remise en cause de la conception classique du droit de propriété, entendu comme droit exclusif détenu par les personnes sur les choses, est ainsi mise en évidence : si la logique du Commun n’est pas incompatible avec le droit de propriété, celui-ci devrait être entendu, dans la voie tracée par Elinor Ostrom, comme un ensemble de droits, partiels et relatifs, « distribués » en vue de permettre un usage collectif des ressources (C. Guibet Lafaye, P. Crétois) ; la délimitation d’un territoire commun n’interdirait pas la division en parcelles individuelles (J. Zask), celles-ci ne faisant pas l’objet d’une appropriation au sens classique du terme. L’existence de biens communs, qu’ils soient matériels ou immatériels, impliquerait une fragmentation des droits d’accès et d’utilisation des ressources partagées (M. Dulong de Rosnay).
3À travers cette redéfinition du droit de propriété et la mise en place d’un système de gouvernance partagée se profile un ensemble d’enjeux plus généraux. D’abord, la thématique du Commun porte atteinte à certains des principes sur lesquels l’ordre juridique a été édifié (E. Picard) : tendant à dépasser, voire à abolir, les découpages binaires (public/privé, propriété publique/affectation publique), elle met en cause la hiérarchie des normes et la conception même de la normativité. Ensuite, elle contribue à réactiver la notion de « Bien commun » qui avait été ignorée par les principaux courants de la philosophie politique (R. Sharkey) et supplantée par celle d’« intérêt général » dont l’État était chargé de définir le contenu : l’édification de communs signifie que les individus sont capables de se doter de finalités communes (E. Picavet), en traçant les contours d’une action collective sans passer par la médiation étatique. Enfin, plus profondément, le Commun modifie le regard porté sur l’Homme et sur les relations qu’il entretient avec le milieu : que le bocage soit conçu comme un « corps politique » (R. Beau) ou que les droits d’usage soient attachés moins aux personnes qu’aux lieux qu’elles habitent (S.Vanuxem), la césure opérée entre l’Homme et les choses qui l’entourent fait place à une vision renouvelée du rapport à la nature, au vivant ; une vision anthropologique nouvelle apparaît ainsi, sous-jacente à la référence au commun.
4Si les communs sont parfois hérités d’institutions anciennes, telle celle des biens communaux, ou tenant lieu de référence symbolique, leur essor dans la société contemporaine est le produit d’un ensemble de facteurs de nature diverse. Des données nouvelles peuvent être tout d’abord propices à la formation de communs : l’inflexion de la politique énergétique pousse ainsi à l’émergence de nouveaux acteurs et de nouveaux usages ; les technologies numériques favorisent le développement de pratiques de partage des données. Cependant, l’émergence de communs suppose dans tous les cas l’existence d’une dynamique sociale, portée par des acteurs partageant les mêmes valeurs et animés par la même volonté de promouvoir d’autres modes d’utilisation des ressources collectives : cette dynamique se traduit au niveau local par la construction de dispositifs assurant la mise en commun des ressources et caractérisés par l’adoption de règles de gouvernance (M. Lourdaux, G. Fontaine) ; elle prend aussi des formes plus diffuses, visant à introduire la logique du Commun dans la conception de politiques publiques, comme celles relatives au climat (R. Brédif) ou à la sûreté nucléaire (G. Hériard Dubreuil, J. Dewoghélaëre). Cet essor des communs n’a rien d’irrésistible : il peut être ralenti ou freiné par la persistance de comportements traditionnels (S. Touzé), voire mis en péril par des règles juridiques nouvelles (S. Vanuxem) ; leur implantation dans le tissu social, par le biais d’un processus d’institutionnalisation (S. Lavelle), pose inévitablement la question de leur relation au Marché et à l’État.
Les communs, confrontés au Marché et à l’État
5Pas plus qu’ils ne constituent un ensemble cohérent et homogène, les communs ne sauraient être conçus comme un îlot séparé, coupé du reste de l’architecture sociale : caractérisés par d’infinies variantes concernant le niveau où ils se situent (local, national, international), leur domaine d’implantation, leurs modalités d’organisation, leur degré d’institutionnalisation, ils sont insérés dans un ordre plus large, qui les englobe et les dépasse ; la question est dès lors de savoir quelle position ils sont appelés à occuper par rapport aux autres éléments constitutifs de cet ordre et quelles relations ils sont amenés à entretenir avec l’État et le Marché.
6Le devenir des communs paraît osciller à cet égard entre deux perspectives d’évolution. Celle d’une « communalisation » (S. Lavelle) d’abord, par laquelle la logique du Commun connaîtrait une diffusion progressive, tant au sein dans la sphère étatique qu’au sein de l’économie marchande. Si tant est qu’une articulation forte existe entre le modèle du public et celui du commun (E. Picavet), le Commun n’étant en fin de compte qu’un autre mode de prise en charge des affaires publiques, la communalisation passerait à ce niveau par le développement de procédés délibératifs et participatifs. Dans la sphère économique, l’idée de « responsabilité sociétale des entreprises » et la promotion de l’économie sociale et solidaire semblent témoigner elles aussi d’une nouvelle réceptivité à la notion de Bien commun (S. Baudé). Néanmoins, dans les deux cas, cette diffusion est payée d’une dénaturation de la problématique des communs.
7La seconde perspective, inverse de la précédente, est celle d’une phagocytose des communs, pris entre les logiques étatique et marchande. L’État joue un rôle essentiel dans l’encadrement et la promotion des communs : ceux-ci exercent leur activité dans le cadre qu’il détermine et leur gouvernance passe par les formes institutionnelles fixées par le droit étatique (associations, coopératives…) ; le soutien apporté par l’État aux projets collectifs, mieux, les initiatives qu’il prend pour inciter à leur construction, montre que ces « communs administrés » (S. Leyronas, J. Calas) tendent à être utilisés comme instruments au service de la mise en œuvre des politiques publiques. L’économie de Marché fait peser sur les communs des contraintes plus lourdes encore, comme en témoignent les exemples pris ici dans le domaine du numérique : les communs, qui avaient souvent eu au départ une fonction pionnière, vont être tantôt cantonnés dans un rôle d’aiguillon d’un secteur dominé par les géants du numérique (C. Benavent), tantôt utilisés en tant que facteur d’innovation (D. Bourcier), tantôt encore doublés par les opérateurs économiques (S. Touzé). L’appui de l’État pour faire face à ces pressions du Marché risque de créer les conditions d’une nouvelle instrumentalisation.
8L’hypothèse de constitution d’un système tripartite entre communs, Marché et État qui sous-tend l’ouvrage ne signifie donc pas que les frontières soient clairement dessinées et les positions définitivement stabilisées : non seulement l’imbrication des logiques et l’hybridation des statuts sont inévitables, mais encore la dynamique d’évolution des Communs contribue à redéfinir en permanence les équilibres existants. Dans cette perspective, le développement des communs doit être considéré, non comme entraînant la cristallisation d’un espace intermédiaire entre État et Marché, mais comme un ferment d’innovation qui travaille l’architecture sociale tout entière, en créant un jeu nouveau dans l’articulation de ses éléments constitutifs. Sans chercher à l’exhaustivité, l’ambition de l’ouvrage a été de mettre en évidence ces implications de l’institution des Communs à partir de l’analyse de quelques contextes exemplaires.
Auteur
Professeur émérite de l’université Paris 2 Panthéon-Assas - CERSA-CNRS
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