Les communs à l’épreuve du Système
p. 339-354
Résumé
Le Commun est un principe de coopération et de partage qui s’incarne dans les communs, ces groupes d’acteurs engagés dans la gestion d’une ressource selon certaines règles de propriété et de gouvernance. Les dynamiques du Commun se précisent à la lumière de certaines notions complémentaires (communauté, communalité, communalisation) et de certains problèmes cruciaux qu’il est tenu de résoudre (les « dix problèmes du Commun »). Il reste que les communs, en tant que « troisième voie », sont appelés à interagir avec des systèmes, ceux de l’État et du Marché, qui fonctionnent selon d’autres logiques. Il importe de clarifier les conditions de passage d’un système dyadique (État-Marché) à un système triadique du Commun (État-Marché-société) ainsi que les limites aux « compromis systémiques » qu’impose un tel passage. Un changement de système en direction du Commun exige une politique adéquate et conséquente, mais elle peut emprunter une variété de voies possibles (communalisation, mais aussi régulation, coopération, intégration). Ces politiques du Commun posent, chacune à leur manière, la question du degré d’intégration d’un Système du Commun entre acteurs de la société, de l’État et du Marché qui pensent et agissent selon des logiques différentes.
Texte intégral
Introduction
1Le Commun est le principe actif de la relation à l’Autre, il est, avec la confiance et la solidarité, la pierre angulaire du lien social, de la vie quotidienne à l’engagement civique et militant. Il prend un visage plus concret dans les communs, ces groupes d’acteurs concernés qui gèrent ensemble une ressource selon certaines règles de propriété et de gouvernance. L’évolution qu’il a connue au cours de l’histoire, le constat de son déclin auquel succède celui de son regain actuel font de lui une sorte d’utopie nouvelle1. Ce principe politique est même pour certains la révolution du siècle, celle qui nous fera changer de société et quitter le chemin mortifère du capitalisme marchand et du socialisme étatique, plombés chacun par leurs dérives propres2.
2Cependant, pour qui doute que la panacée existe, il vaut la peine d’y regarder de plus près, ne serait-ce que pour s’épargner une chute similaire à celle des « lendemains qui chantent ». Une entrée de la critique consiste à confronter les dynamiques du Commun portées au sein de la société par une tendance à l’auto-organisation, l’autonomie ou l’autarcie à l’épreuve des systèmes fonctionnels de l’État et du Marché. Par système, on peut entendre à la façon de Habermas, qui l’oppose au vécu, un certain genre d’organisation régi par des règles fonctionnelles et qui vise à accomplir des buts (la domination, le profit…) au moyen de décisions et d’actions dictées par l’efficacité rationnelle3. C’est une manière comme une autre de poser la question de l’institution du Commun, ou plus exactement, de son institutionnalisation, s’il se trouve que, passé le moment de l’émergence, il est appelé à fonctionner selon des degrés d’intégration plus ou moins poussés avec ledit « système ».
3C’est ce qui advient lorsque les acteurs du Commun (les communeurs), portés par l’esprit d’une troisième voie, incarnation d’une alternative sociale, en viennent à se coordonner, voire à coopérer avec des acteurs de l’État ou du Marché qui fonctionnent en principe selon un mode plus classique. C’est alors qu’un certain nombre de problèmes caractéristiques du Commun se révèlent au grand jour, à la faveur d’une cristallisation que précipite le choc des cultures, des visions, récits, intérêts et autres valeurs. Ce sont autant de contrastes ou de conflits entre les « logiques » propres des différents acteurs, soit les types de rationalités caractéristiques de leur cadre de pensée et d’activité qui les distinguent les uns des autres en tant que membres d’un certain système fonctionnel.
4Ces divers problèmes interrogent les conditions de possibilité d’un système triadique du Commun (État, Marché, Société) qui puisse fonctionner comme une institution, ou plus précisément, comme un système institutionnel complexe, c’est-à-dire, apte à prendre en charge la complexité. Ils interrogent également la nature et l’étendue des compromis systémiques que les acteurs du Commun sont disposés à consentir de part et d’autre, au risque de perdre, sinon leur âme, du moins l’esprit qui les anime ou la lettre qui les contraint. Enfin, ils interrogent les modalités de ce que l’on pourrait appeler les politiques du Commun, au pluriel, qui rendent compte de la variété des voies possibles permises par un tel système triadique. D’où les questions qui guident cette recherche : 1) Qu’entend-on au juste par le(s) commun(s) d’un point de vue grammatical, lexical et systémique ? 2) Quels sont les problèmes que le Commun s’efforce de résoudre – de la synthèse à la diplomatie ? 3) À quelles conditions peut-on passer d’un système dyadique État-Marché à un système triadique État-Marché-Société ? 4) Quelles politiques du Commun peuvent être envisagées selon des degrés variables d’institutionnalisation du système ?
5L’ensemble de ces questions est vaste et mériterait d’amples développements, aussi faut-il se restreindre à un examen tout en concision, prélude à de futures reprises plus fouillées. L’hypothèse est la suivante : dans les dynamiques du Commun au sein d’un système triadique, le risque d’étatisation ou de marchandisation du Commun porté par la société se double d’une limite à la communalisation de l’État et du Marché.
Le Commun : grammaire, lexique et système
6Dans la vie courante, on trouve une multitude d’expressions qui font référence à la notion de commun : le commun des mortels, le sens commun, avoir des choses en commun, œuvrer pour le bien commun. Un examen grammatical et lexical permet de préciser les questions logiques et politiques que posent ces relations (Propriété, Identité, Différence) ainsi que les relations entre les concepts (Commun, communs, communalité…). Ce rappel est utile afin de préciser l’approche et de mettre en relief le problème que pose l’idée d’un commun comme système de relations entre acteurs hétérogènes.
Une grammaire et un lexique du Commun
7Il importe de garder à l’esprit que, avant d’être un problème politique, le Commun est pour ainsi dire un problème logique, au sens large du terme.
8Dans sa grammaire logique, le Commun est plutôt concerné par la relation d’intersection des ensembles (A ∩ B) s’il est admis que A et B (par exemple, les Américains et les Chinois) ne sont pas des ensembles strictement identiques, ou égaux (A = B). Mais on peut se demander si le Commun n’est pas concerné aussi par la réunion de deux ensembles (A U B), étant entendu que dans son action même, la « mise en commun », c’est l’ensemble des éléments de A et de B qui sont réunis. Ainsi, le Commun oscille entre l’union et l’intersection, à partir desquels peuvent être précisées l’inclusion ou l’exclusion logique. En comparaison, dans sa grammaire politique, le Commun oscille entre le partage et la tolérance, à partir desquels peuvent être précisées l’inclusion ou l’exclusion politique.
9Il existe cependant une distinction fondamentale entre les deux : si l’identité et la différence sont des critères pour ainsi dire absolus en logique (A = B, ou A ≠ B), ce sont des critères relatifs en politique, en ce sens qu’ils dépendent aussi du jugement et de l’action des personnes. Autrement dit, un individu, dès lors qu’il possède des caractéristiques différentes des autres, devrait en toute logique ne pas faire partie d’un ensemble appelé « le Commun ». Mais d’un point de vue politique, et c’est du reste tout le sens de la notion de justice, en tant que corrective, ou distributive, un individu qui possède des caractéristiques différentes des autres peut faire partie d’un ensemble appelé « le Commun ». On pourrait même dire que le Commun est précisément ce qui se constitue en tant qu’ensemble à partir d’éléments qui, dans leurs propriétés, sont en partie identiques et en partie différents.
10Pour ma part, j’opterais volontiers pour les définitions suivantes :
- le Commun : un principe de pensée et d’activité qui justifie et oriente la tendance des acteurs sociaux à produire ensemble leurs conditions et leurs règles d’existence selon une exigence de coopération et de partage respectueuse de la liberté et de l’égalité ;
- les communs : un mode d’organisation dynamique des fonctions et des relations entre acteurs sociaux en vue de créer, gérer et maintenir une ressource selon des règles de propriété et de gouvernance conformes au principe du Commun ;
- la Communauté (des communeurs) : une communauté d’humains qui créent, gèrent et maintiennent une ressource selon des règles de propriété et de gouvernance et qui peut s’étendre aux fonctions et aux relations avec des non-humains ;
- la Communalité : la propriété d’être commun, d’avoir en commun, mais aussi de faire ou de vivre en commun, incluant les aspects linguistiques, matériels et spirituels de l’échange (communication, organisation, propriété, habitude, expérience…) ;
- la Communalisation : le processus de changement mutuel par lequel des acteurs de la société, de l’État ou du Marché entrent dans une « logique » de pensée et d’activité qui favorise une dynamique de commun.
11De surcroît, il est d’usage de parler des Biens communs, d’une façon qui laisse entendre qu’ils sont en quelque sorte l’alpha et l’omega du Commun et des communs, considérés dans leur double dimension matérielle et immatérielle de Bien, au sens économique, juridique et éthique. Ce vocabulaire des biens communs se comprend dès lors qu’il est question de marquer la différence avec les biens publics ou les biens privés qui sont des catégories courantes dans le droit. Cela étant, il est permis de suggérer que la notion de Bien n’est en réalité qu’un aspect de ce qui constitue le contenu de sens et de finalité d’un commun. Il vaut certainement la peine de l’étendre dans des directions ou des orientations multiples et de l’entendre dans une acception à la fois plus large et plus étroite qui ouvre sur d’autres dimensions.
12Il semble plus pertinent de parler d’un X-commun, en suggérant de la sorte qu’il peut s’agir d’un sens et d’une finalité qui, dans la production commune, ou coproduction, visent une qualité de bonté, comme qualité propre d’un bien – mais aussi, potentiellement, une qualité de vérité, de beauté ou d’utilité :
Les X-communs : le contenu de sens et de finalité qui justifie et motive la dynamique d’un commun.
13C’est ainsi que, à côté d’un Bien commun (« bonicommun »), il existe en outre un Vrai commun (« véricommun »), un Beau commun (« belli-commun »), ou une Utile commun (« usicommun »), pour ne retenir que ces catégories principales. Il se peut qu’une vérité ou une connaissance (par exemple, un modèle ou une donnée scientifique) soit considérée comme un bien commun. Mais cette vérité ou cette connaissance peut être commune, c’est-à-dire partagée par ses membres au sein d’une communauté, alors même qu’elle n’est pas à proprement parler un bien commun, ou du moins, ne l’est que dans un deuxième temps. Ainsi, le fait qu’un X-commun ne soit pas un Bien commun n’enlève rien au fait que ce X est commun, mais le fait que ce X est un Bien commun ajoute certainement quelque chose au fait que ce X est commun.
Un système du Commun
14On peut suggérer l’hypothèse systémique selon laquelle, dans un commun, l’usage d’une ressource par une communauté d’acteurs se manifeste dans une certaine distribution de la propriété. Mais ce commun lui-même est constitué, développé et maintenu à partir de considérations sur l’identité et la différence des acteurs qui en sont ou en deviennent les membres. Il s’ensuit que le Commun peut s’entendre de façon générale comme un système de fonctions et de relations entre entités ou acteurs fondé sur des critères d’identité et de différence entre (a) les propriétés des choses ou des êtres – au sens définitionnel de l’aspect – et (b) les propriétés des êtres (humains) sur les choses ou sur les êtres (non-humains) – au sens légal de la possession. Cependant, si l’on fait le lien entre les deux, cela suppose que « l’avant-plan » du Commun, soit le sens (b) de la propriété, se trouve lié à « l’arrière-plan » du Commun, soit le sens (a) de la propriété.
15Pour préciser l’idée, on peut prendre l’exemple de paysans qui possèdent chacun une propriété, soit un lot de terre sur un territoire, dont les dimensions et les richesses peuvent varier selon les propriétaires. Certains ont de grandes propriétés, d’autres en ont des petites, mais tous, pour leurs activités agricoles, qui vont de la céréale à l’élevage, ont besoin d’un accès à l’eau. Or, les ressources en eau ne sont pas infinies, pas plus qu’elles ne sont distribuées de manière proportionnelle entre les différents exploitants. Il convient donc de trouver par la coopération des membres d’une communauté, alors constituée en commun, une règle d’usage de la ressource qui permet une distribution proportionnelle, juste, mesurée, pérenne – peu importe comment on la qualifie. Bien sûr, l’on pourrait en cas de litige en appeler à l’intervention de l’État, qui ferait jouer la loi, ou bien livrer l’arbitrage aux forces du Marché, qui fixerait un prix concurrentiel. Mais le Commun permet aux acteurs sociaux de s’organiser selon leurs besoins, leurs capacités et leurs habitudes, au plus près d’un terrain qu’ils connaissent mieux que personne.
16Toutefois, la communauté qu’il forment suppose que ses membres, s’ils sont tous différents, possèdent néanmoins d’un certain point de vue des caractéristiques identiques. Ils doivent ainsi tous être paysans, vivre sur le même territoire, avoir des besoins en eau, être prêts à partager la ressource, être honnêtes et rigoureux dans son usage, et justifier ainsi la confiance que chacun se porte, fondement du commun. Il reste que les limites du commun ne sont pas figées, elles peuvent se modifier selon les circonstances : une association d’aide aux agriculteurs, qui promeut l’agriculture durable, peut se joindre au projet ; un délégué de l’administration peut être dépêché afin d’être l’interlocuteur public ; un délégué d’une entreprise peut lui aussi jouer le rôle de conseil, etc. On peut se demander, toutefois, jusqu’où le commun agricole peut s’étendre et de diversifier tout en conservant ce qui constitue pour ainsi dire son ADN de départ.
17Un des problèmes importants du Commun en tant que système dynamique est le maintien d’un certain équilibre dans les fonctions et les relations au regard de l’hétérogénéité des acteurs qui le composent. Pour le dire dans mon jargon, le processus de communalisation dans la vie d’un commun ne peut se faire au détriment de la communalité qui ferait s’écarter la communauté du principe du Commun. Il y a la lettre du Commun, certes, constituée par des règles, des procédures et des usages, mais il y a aussi l’esprit du Commun, une certaine manière de penser et d’agir, pas toujours facile à définir, au demeurant.
Le Commun et ses problèmes
18La notion de commun est située dans une position tierce, à l’intersection de plusieurs autres notions qui sont souvent opposées de façon binaire : l’individuel et le collectif, le privé et le public, le Marché et l’État. On peut suggérer en suivant Dewey (Le public et ses problèmes) une approche selon « le Commun et ses problèmes » : il faut certes partir de ce qu’est ou peut être le Commun, mais tout en considérant le genre de problèmes auxquels il s’affronte et qu’il s’efforce de résoudre4.
Le Commun en tant que problème
19Pour le dire de façon simple et rapide, le problème du Commun, très classique depuis Kant, n’est autre que celui de la synthèse. À ceci près que, à la différence de ce qui advient dans la Critique, cette version de la synthèse mêle entre autres choses des éléments hétérogènes de connaissance, de volonté et d’action. Le problème de la synthèse, dès lors, est la capacité de combiner des éléments, des rationalités et des expériences hétérogènes (entités, positions, énoncés, connaissances, volontés, goûts…). Ainsi, l’hétérogénéité des éléments dont la synthèse est censée pouvoir assurer la composition peut atteindre un degré qui était inconnu au philosophe de la Critique et qui mérite à ce titre d’être appelée hétérologie, si on veut bien ainsi marquer la différence avec l’homologie.
20On peut identifier, au-delà du problème générique de la synthèse, dix problèmes spécifiques du Commun qui, certes, ne constituent pas une liste exhaustive :
- le problème de la syntonie : la compréhension ou la concorde mutuelle (l’entente, l’accord, le « parler-ensemble ») ;
- le problème de la synergie : le travail ou l’activité commune des humains, parfois avec des non-humains (la coordination, la coopération, le « faire-ensemble ») ;
- le problème de la symbiose : la vie ou l’existence commune des humains entre eux, ou avec les non-humains (la coexistence, la convivialité, le « vivre-ensemble ») ;
- le problème de la dynamique : la capacité de se développer et de changer de manière plus ou moins organisée, ce qui peut accroître la complexité des processus ;
- le problème de l’auto-organisation : la capacité de s’organiser soi-même, sans dépendre de l’aide d’autres acteurs ;
- le problème de l’autonomie : la capacité de se donner ses propres règles, ou lois, en tant qu’individu ou en tant que collectif, de façon libre ;
- le problème de l’isonomie : la capacité pour chacun des individus, en tant que membre du collectif, de se soumettre aux règles, ou aux lois, de façon égale ;
- le problème de l’autarcie : la capacité de se gouverner et de subvenir ainsi à ses besoins matériels et immatériels ;
- le problème du système : la capacité d’organisation d’un système de relations entre acteurs différents pourvus chacun d’une certaine logique (ex : État, Marché, Société) ;
- le problème de la diplomatie : la capacité de négociation, qui s’exprime dans l’aptitude au compromis, entre acteurs différents pourvus chacun d’une certaine logique.
21L’ensemble de ces problèmes donne une idée des défis et des difficultés que doit affronter toute dynamique de Commun, notamment lorsqu’il est question d’opter pour un certain type de relations avec le « Système » et ses logiques propres.
Au-delà du dialogue, le travail du Commun
22Ces divers problèmes du Commun suggèrent l’idée, fondamentale pour la compréhension de sa complexité, d’un étagement du Commun, qui peut s’exprimer de la façon suivante : c’est une chose, dans une optique de coproduction, de produire en commun des connaissances, des volontés, des goûts ou des habiletés qui au départ sont hétérogènes et qui à l’arrivée, sans être complètement homogènes, sont néanmoins articulés (synthèse : traduction, hybridation) ; et c’est une chose, qui peut être liée du reste à le précédente, comme ce qui constitue en quelque sorte la marque de son succès, d’être en accord ou en phase avec les autres (syntonie : entente, accord). Mais du point de vue du degré de profondeur et d’exigence du Commun, c’est une autre chose de travailler de façon régulière, ou journalière, dans une organisation fonctionnelle, un atelier, une usine, ou un bureau, avec les autres (synergie : coordination, coopération) ; et c’est encore une autre chose de vivre au quotidien, dans une famille, un quartier, un village ou une ville, avec les autres (symbiose : coexistence, convivialité).
23Il existe assurément des degrés de communalité qu’exprime assez bien l’idée d’un gradient du Commun et qui se déploient par étagement, de la synthèse à la symbiose. À la lumière de ce gradient, on peut interroger la pertinence, l’efficacité et même la prétention des fameuses « procédures dialogiques » qui ont cours dans une démocratie dite délibérative et participative5. Ce sont elles, en effet, qui, par le développement d’une recherche coopérative entre experts et profanes, sont censées permettre la production d’un monde commun partagé par tous les acteurs. On peut sérieusement se demander si un dispositif ponctuel de délibération-participation (par exemple, un forum hybride mêlant experts et profanes) n’est pas juste en réalité, du point de vue de la communalité, un artefact social. Loin d’être dans un rapport de continuité, en effet, il pourrait même représenter une sorte de rupture avec l’expérience de la vie ordinaire où s’élabore avec d’autres au jour le jour, côte à côte pour ainsi dire, ce qu’il est convenu d’appeler une vie commune.
24De ce point de vue, le Commun en tant que principe socio-économique ou en tant que principe politique est bien un travail qui exige beaucoup de soin de la part des acteurs qui le portent6. Ce qui semble à peu près sûr, en tous les cas, c’est qu’un certain degré d’approfondissement du Commun requiert quelque chose de plus que de simples procédures de dialogue, fussent-elles démocratiques.
Le système État-Marché-Société
25Une politique fondée sur la notion de commun incarne certainement une sorte de troisième voie située à mi-chemin de ces options doctrinales et opératoires antagonistes que sont le capitalisme et le communisme, ou le libéralisme et le socialisme. Il reste que, entre compromis et compromission, le Commun est travaillé par le risque et l’opportunité qui se trouvent liés à tout processus d’institutionnalisation d’une dynamique sociale.
Les dynamiques du Commun à l’épreuve des systèmes
26C’est ce qui advient lorsque le Commun ou les communs, portés par les acteurs de la Société, lient leurs activités et leurs actions communes au « système ». Il s’agit en l’occurrence de ces « entités-principes-instit utions-organisations » que sont l’État et le Marché, auxquels les communs sont liés selon un degré d’institutionnalisation variable. C’est en fonction de ce degré d’institutionnalisation des relations que le Commun, porté par les acteurs de la société, peut éventuellement, de façon certainement problématique, « faire système » avec eux.
27C’est cette option d’un système triadique qu’envisage Bollier pour la gestion des biens communs, en se fondant sur l’argument de la pratique : « Pratiquement tous les biens communs sont des hybrides qui dépendent dans une certaine mesure de l’État et des Marchés7. » Cependant, il met en avant le risque de déséquilibre entre les acteurs de la société animés par un principe de Commun et les acteurs de l’État et du Marché qui sont animés par une tendance différente. Au fond, Bollier défend quatre thèses. a) Un commun ne peut pas être isolé de la société, mais il n’existe pas non plus sans le Marché et sans l’État. b) Il importe de trouver un calibrage équilibré dans le système des relations avec le Marché et l’État. c) Un commun exige des moyens et des garanties, de même qu’un contrôle fondé sur quelques règles et critères. d) Il peut remplir certaines fonctions mieux que le Marché et que l’État en termes de légitimité, d’équité et de participation.
28La notion de système est pertinente afin de rendre compte de l’institutionnalisation des relations entre des acteurs appartenant à des univers sociaux différents et se réclamant de « logiques » différentes (celles de l’État, du Marché ou de la Société). Un système (du grec sustema, ensemble organisé) est un ensemble organisé d’éléments qui sont en relation plus ou moins dynamique les uns avec les autres. De façon minimale, un système dans la perspective de la systémique suppose plusieurs critères : a) une organisation ; b) une régulation ; c) une gouvernance. On peut partir d’un modèle de référence, le type idéal d’un système dyadique « État-Marché » (EM) dans lequel les acteurs développent des relations qui obéissent à des « logiques » différentes, liées à leurs fonctions propres, respectivement celles de l’État et celles du Marché. Le passage à un système triadique « État-Marché-Société » (EMS) suppose que les acteurs développent des relations qui obéissent à des logiques différentes, liées à leurs fonctions propres, mais qui intègrent les « logiques » des acteurs de la société, lesquelles se distinguent jusqu’à un certain point des « logiques » de l’État et du Marché.
29Maintenant, si les acteurs de la société s’organisent selon le principe du Commun, lequel peut se concrétiser dans un commun, de deux choses l’une : soit, au nom du Commun, ils se constituent et se développent de façon dynamique et auto-organisée contre le système dyadique de l’État et du Marché ; soit ils se constituent et se développent de façon dynamique et co-organisée avec le système dyadique de l’État et du Marché. Auquel cas, moyennant un certain mode d’aménagement et un certain degré d’institutionnalisation des relations, ils forment un système triadique – ou, comme il est d’usage de le dire, ils « font système ».
La capacité au compromis
30Dans un système triadique État-Marché-Société qui accorde une place au principe du Commun, ce sont donc les interfaces des trois sous-systèmes qu’il importe de considérer au regard des relations dynamiques qu’ils peuvent construire : l’interface État/Marché, l’interface Société/État, et l’interface Société/Marché. Le passage à un système triadique État-Marché-Société modifie sans coup férir la dynamique du Commun, d’où la question des conditions du maintien de cette dynamique, c’est-à-dire de l’esprit, sinon de la lettre du Commun. C’est aussi tout le problème des compromis que les acteurs du Commun peuvent ou doivent accepter avec l’État et le Marché, étant entendu que, dans une certaine vision dite « antisystème », ces compromis sont d’emblée tenus pour des compromissions.
31C’est ici qu’intervient la notion de compromis systémique, soit le compromis de l’un des partenaires du système dans ses relations avec les autres partenaires, compte tenu de ce que sont ses fonctions systémiques. On peut en identifier plusieurs sortes du côté des acteurs de la société, et ce sont pour l’essentiel des compromis sur l’auto-organisation, l’autonomie et l’autarcie. Car la relation institutionnelle avec les systèmes de l’État ou du Marché suppose que les acteurs du Commun, sans même parler des contraintes légales, ne peuvent pas s’organiser, décider ou produire exactement comme ils l’entendent. Ils doivent tenir compte, au-delà de l’émergence de leur commun, des procédures routinières et contraignantes, des intérêts et enjeux primordiaux des autres acteurs, expression de logiques différentes qui caractérisent les systèmes de l’État et du Marché. Par exemple, du côté de l’État, la reddition de comptes sous la forme de rapports ou de réunions, ou du côté du Marché, des objectifs de profit ou de rendement croissants.
32Cependant, il importe de garder à l’esprit qu’il existe également des compromis systémiques du côté de l’État et du Marché. Pour le premier, il s’agit de renoncer à un pilotage du Commun, dans une logique de contrôle, de façon à lui « lâcher la bride », sans quoi il ne pourra se développer à l’initiative de ses membres. Pour le deuxième, il s’agit de renoncer à un marchandage du Commun, dans une logique de profit, de façon à lui « laisser de la marge », sans quoi il ne pourra se maintenir dans la durée. Tout le problème d’un système triadique du Commun entre État, Marché et Société vient précisément de la capacité de communalisation, exprimée dans des compromis systémiques, de chacune de ses composantes. Il semble que, à un moment donné, cette voie du Commun suppose, au-delà des prises de conscience et des prises de position personnelles, une authentique politique du Commun.
Les politiques du Commun au sein d’un système
33Il est question dans une politique du Commun de ce que le Commun fait au Marché (Marché « commun », Marché coopératif), mais aussi de ce que le Commun fait à l’État (État « commun », État coopératif). On peut arguer de la pluralité des voies possibles, au-delà de la communalisation, qui insistent sur la dynamique du système EMS et sur les problèmes qu’elle rencontre. Ces voies multiples d’une politique du Commun se déclinent en plusieurs modes : politiques de régulation, de coopération, ou d’intégration.
La politique et les politiques du Commun
34La politique du Commun est un programme politique proposé par Dardot et Laval, mais on peut défendre l’idée qu’il s’agit en fait d’une politique de communalisation de l’État et du Marché8. Sans nier l’intérêt majeur de cette approche, il est permis d’argumenter en faveur d’un pluralisme politique du Commun sous l’expression politiques du Commun (au pluriel). L’idée d’une politique du Commun procède d’une compréhension du Commun en tant que principe politique, mais qui traverse toutes les sphères des activités sociales et des échelles territoriales, du local au mondial. Elle peut se résumer de la façon suivante : a) une politique du Commun procède d’une construction et d’une institution d’autogouvernement, à distinguer de l’autogestion. b) Elle est enracinée dans la démocratie et au service d’un agir commun. c) Elle concerne toutes les sphères sociales, pas seulement les activités politiques ou économiques. (d) Elle est transversale à tous les niveaux de l’espace social, du local au mondial.
35Cette philosophie du Commun est un programme politique, mais, en dépit de ses mérites évidents, il pâtit d’une vision qui laisse peu de place au pluralisme des voies d’évolution. C’est de ce pluralisme systémique que la notion de politiques du Commun (au pluriel) s’efforce de rendre compte, en insistant sur la variété d’options possibles au-delà de la voie de la communalisation du Marché et de l’État. Ce pluralisme passe par des politiques de régulation, de coopération ou d’intégration qui peuvent s’appréhender en termes de changement selon le couple compétence/performance.
Les politiques de communalisation
36Les relations fondées sur la communalisation entraînent un changement de l’État et du Marché dans le sens du Commun. Ainsi l’État ou le Marché développent en leur sein une culture du Commun, ils acquièrent une compétence et modifient leur performance dans la visée du Commun. La question critique qui se trouve posée est la suivante : jusqu’où les acteurs de l’État et les acteurs du Marché peuvent-ils s’ajuster à la logique du Commun portée par les acteurs de la société sans se renier dans leur identité et leur mission ?
Les politiques d’étatisation/marchandisation
37Les relations fondées sur l’étatisation ou la marchandisation entraînent un changement du Commun dans le sens respectivement de l’État ou du Marché. Le Commun développe en son sein une culture de l’État ou une culture du Marché : les acteurs de la société acquièrent une compétence en matière de fonctionnement de l’État ou du Marché, ou modifient leur performance au regard de l’État ou du Marché. La question critique est la symétrique de la précédente : jusqu’où les acteurs de la Société engagés dans une logique de Commun peuvent-il s’ajuster à la logique des acteurs de l’État et du Marché sans se renier dans leur identité et leur mission ?
Les politiques de régulation
38Les relations fondées sur la régulation vont dans le sens d’une production et d’une application de règles plus ou moins formelles. D’un côté, l’État crée un cadre (légal, fiscal…), de l’autre, le Marché jouit d’un cadre (légal, fiscal…) qui favorise ou défavorise le développement des activités du Commun. Ainsi, ces activités sont de « service commun » pour la communauté du Commun, ou ces activités se substituent à, ou complètent celles de service public ou de service privé pour d’autres communautés. La question critique concerne l’origine et la portée des règles : la création d’un cadre de règles est-elle le produit d’une corégulation (bipartite ou tripartite), et si c’est le cas, quelles sont les conditions et les conséquences du passage de l’autorégulation à la corégulation ?
Les politiques de coopération
39Les relations sont fondées sur la coopération entendue dans le sens d’une production d’actions qui, à la différence de la simple coordination, nécessitent sens collectif, culture commune et rapport de confiance. L’État ou le Marché développent une coopération avec le Commun, qui se manifeste dans une action commune, ou dans une organisation commune. La question critique peut se formuler ainsi : le développement d’une coopération est-elle le produit d’une coorganisation, et si c’est le cas, quelles sont les conditions et les conséquences d’un passage de l’auto-organisation à la coorganisation au sein du système triadique ?
Les politiques d’intégration
40Enfin, les relations fondées sur l’intégration se manifestent dans le développement par l’État ou le Marché d’une organisation commune d’une institution commune. La question critique se formule de la sorte : le développement d’une intégration entre Société, État et Marché entraîne-t-il une bureaucratisation qui nuit à la dynamique du Commun ?
Un modèle d’intégration systémique
41On peut imaginer que ces différentes versions des politiques du Commun, en particulier, dans un sens croissant, les politiques de régulation, de coopération et d’intégration, se déploient dans les différents niveaux de l’espace social, du local au mondial. Il s’agit alors d’un système intégré du Commun dans lequel, de façon horizontale et verticale, chacun des systèmes fonctionnels de l’État, du Marché et de la Société fonctionne en partie selon une logique de Commun.
42L’intérêt de ce modèle d’un système intégré du Commun est de donner une idée, toute schématique qu’elle soit, de ce que peut être une institutionnalisation poussée d’un système de relations entre acteurs, du plan local au plan national, voire mondial. Bien entendu, à partir de là, tout reste à faire…
Conclusion
43Le Commun est un principe, mais c’est aussi et peut-être surtout, dans les communs, une action et une organisation résultant d’une initiative d’acteurs sociaux confrontés à un problème que ni l’État ni le Marché ne peuvent résoudre de façon optimale.
44Le Commun gagne à être appréhendé sur la base des problèmes qu’il doit affronter et régler en vue de se développer et de se maintenir. Ces problèmes pris dans leur plan le plus fondamental sont de divers ordres : synthèse, syntonie, synergie, symbiose, dynamique, auto-organisation, autonomie, isonomie, autarcie, système, diplomatie. De la synthèse à la symbiose, c’est tout un étagement du Commun qui se dessine si l’on admet que le degré de communalité peut fortement varier selon la configuration du système de relations entre acteurs. Le plus fondamental des problèmes est celui de la synthèse, car il s’agit avant tout dans un commun d’articuler des rationalités et des expériences divers, soit des intérêts, des vécus, des visions, des valeurs, etc. Le problème de la dynamique, quant à lui, se pose de façon aiguë lorsque le Commun, porté par une logique d’auto-organisation, d’autonomie ou d’autarcie, s’élargit à d’autres acteurs qui se réclament de la logique de l’État ou du Marché.
45Dans une réflexion sur les dynamiques des communs à l’épreuve des systèmes, ce sont ces registres de problèmes qui sont les plus difficiles, car ils questionnent leur raison d’être. C’est peut-être la rançon de l’évolution d’un système dyadique État-Marché (EM) vers un système triadique État-Marché-Société (EMS) qui pose toute la question, très diplomatique, des compromis que les acteurs sont près à consentir. Il s’agit en premier lieu des acteurs de la société, en tant que porteurs d’une logique de Commun, que leur insertion dans un système de relations avec l’État et le Marché questionne dans leur identité, leur projet, ainsi que dans l’équilibre dynamique de leur groupe. Il s’agit en deuxième lieu des acteurs de l’État et du Marché, en tant que porteurs de logiques qui dans leur principe diffèrent de celle du Commun, qui sont eux aussi bousculés par les dynamiques sociales à l’œuvre et se voient également questionnés dans leur identité et leur mission, celle de l’administration ou celle de l’entreprise.
46L’articulation entre ces logiques diverses est tout le sens et l’enjeu d’une politique du Commun, ou plutôt, d’un ensemble de politiques du Commun qui ne peuvent se réduire à une simple communalisation de l’État et du Marché. Il faut ainsi envisager toute la panoplie des voies possibles qui comprend des politiques de régulation, de coopération et, dans une version plus poussée de l’institutionnalisation, des politiques d’intégration. Un système triadique intégré du Commun, qui associe la Société, l’État et le Marché, est susceptible de se déployer de l’échelle locale à l’échelle nationale, voire mondiale. C’est peut-être une des utopies possibles du Commun, à condition de regarder en face le prix à payer pour les acteurs de la Société qui en sont les porteurs historiques. Car s’ils font le pari de l’intégration avec le « système », celui qui s’incarne dans les logiques propres de l’État et du Marché, cela implique que les administrations et les entreprises deviennent à leur tour des acteurs du Commun, avec toutes les limites et tous les risques que cela implique de part et d’autre.
47Il reste que, au-delà des règles et des modèles qui sont caractéristiques d’une approche systémique, la continuité d’un certain esprit du Commun est probablement déterminante pour son développement et son maintien.
Notes de bas de page
1 David Bollier parle ainsi de la « Renaissance des communs », dans D. Bollier, La renaissance des communs. Pour une société de la coopération et du partage, Paris, Charles Léopold Mayer, 2014.
2 P. Dardot, C. Laval, Commun. Essai sur la révolution au xxie siècle, Paris, La Découverte, 2014.
3 3Voir J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, t. 1 et 2, Paris, Fayard, 1987 et J. Habermas, Droit et démocratie, Paris, Gallimard, 1997.
4 J. Dewey, Le public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 2010, p. 156-160.
5 Pour une critique du dialogisme, on peut se référer à S. Lavelle, R. Lefèvre, M. Legris, Critiques du dialogue. Discussion, traduction, participation, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016.
6 Pascal Nicolas-Le Strat parle ainsi du « travail du commun » (P. Nicolas-LeStrat, Le travail du commun, Saint-Germain-sur-Ille, Éditions du commun, 2016.
7 D. Bollier, La renaissance des communs, op.cit.
8 Pour plus d’information sur ce point, je me permets de renvoyer à Dardot et Laval Commun, op. cit. et en particulier à leur neuf propositions politiques concernant le Commun.
Auteur
Icam Paris-Sénart (CETS) – École des hautes études en sciences sociales (GSPR)
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