Construction et espaces de l’inachèvement dans l’œuvre de Daniele Del Giudice
p. 231-242
Résumé
Daniele Del Giudice semble souvent pris dans une factualité où les gens, les gestes, les choses, les formes esquissent autant de lieux transitoires d’un inachèvement possible. En réalité, il faut y voir une condition transitoire, un inachèvement temporairement définitif servant à replonger la narrativité et l’écriture dans le cycle de leur devenir. Comme le suggère Gilles Deleuze, il s’agit plutôt de savoir arrêter « le processus […] sans le prendre pour un but, une fin, ni qu’il se confonde avec sa propre continuation à l’infini. »
Texte intégral
À mon sens, voyez-vous, les artistes, les savants, les philosophes semblent très affairés à polir des lentilles. Tout cela n’est que vastes préparatifs en vue d’un événement qui ne se produit jamais. Un jour la lentille sera parfaite ; et ce jour-là nous percevrons tous clairement la stupéfiante, l’extraordinaire beauté de ce monde…
H. Miller
1Le train qui conduit le personnage-narrateur à Trieste dans Lo stadio di Wimbledon n’arrive pas en gare. L’avion du personnage qui s’apprête à décoller dans Atlante occidentale est dans de empêché l’accomplissement sa manœuvre, il doit même y renoncer. Dans Mania, le personnage-narrateur encore, dans la nécessité émotive de devoir réaliser un crime, se rend compte que lui manquent les objets essentiels de sa réalisation, à savoir le corps et l’arme du crime. On peut multiplier les exemples de cette situation spécifique de l’œuvre de Del Giudice décrivant des statuts qui conditionnent la volonté d’un geste ou d’une action, simples ou complexes, ainsi que leur exécution et qui se constituent comme autant de préalables à la possibilité d’entrevoir et de cerner d’abord l’événement, de le narrer et de l’écrire ensuite.
2Où est la question ? S’agit-il simplement d’organiser le ratage et l’empêchement comme constitutifs d’un acte de réflexion — d’une halte — autour de l’événement, comme description scandée d’un temps que l’on n’aurait pas préalablement analysé et qui apparaît soudain être un noyau du réel auquel on ne peut plus se dérober ou dont on ne saurait plus faire l’économie ? Et qu’est-ce que cela va déterminer en aval de la situation telle qu’elle se redessine à partir de cet événement décrit comme inattendu et qui, au bout, se déploie comme l’événement qui réellement compte, comme l’événement autour duquel le destin de la chose narrée pivote à son insu ? Autre question : peut-on définir ce qui est nouveau — quelque chose qui aurait à voir avec un autre aspect de la “modernité” — par l’abandon d’une histoire entièrement contournée, cernée et visée, et qui privilégie, à l’intérieur de ses matériaux, la pure étrangeté d’une situation ainsi soustraite à une normalité quelconque, à une clarté de la vision dont elle ne saurait que faire ?
3Il y a, chez Del Giudice, ces quelques éléments : le ratage et l’empêchement comme conditions capables de rendre perceptible non pas quelque chose de connu, mais quelque chose d’imprévu, se déterminant comme condition essentielle de l’évaluation globale ; l’inattendu comme nouveau matériau émotif et qui affecte donc la perception et la sensation ; la soustraction comme redéfinition d’un espace des possibles inhérents au réel ; l’invisibilité comme base opérationnelle du travail du voir ; la suspension, enfin, comme redéfinition du temps. Autant de catégories qui confèrent à l’œuvre ce flottement perpétuel de quelque chose qui, plus encore qu’inachevé, travaillerait en se servant de l’inachèvement.
4On ne peut pas dire pourtant que les personnages de Del Giudice soient sans histoire : ils ont même une histoire complexe et dense1 mais dont la complexité et la densité ne résident pas dans l’étalage des discours et des faits qu’ils relatent. C’est une affaire de position et de visualisation, comme si le personnage ne résumait pas uniquement, à l’instant de la narration, un passé chargé de mémoire, une mémoire saisie dans ce qu’elle pourrait avoir d’héroïque ou de nostalgique. Non, densité et complexité ne sont pas là pour rapporter leur passé, mais pour le problématiser en un avenir tout aussi complexe et dense : présentes donc à leur advenir. Densité et complexité attendent le moment précieux de la narration pour se dire en ce qu’elles sont en train de penser ou faire, en ce qu’elles vont penser et faire et non en ce qu’elles auraient déjà pensé ou fait. Densité et complexité jouent le rôle d’orages en attente, non pas d’éclaircies ultérieures mais d’autres combinaisons orageuses, d’autres symptômes capables de déclencher des prospections, des géométries dans l’espace mental et affectif qui leur fait face et où la connaissance et la conscience essaient de saisir les formes de devenir quelles se sont promises, dans lesquelles elles se reconnaissent, et qu’elles font tout pour repérer et trouver.
5La situation du Studio di Wimbledon, par exemple, est significative : le narrateur reprend les traces d’un personnage désormais mort, dont la densité et la complexité ont consisté dans le fait de proposer et d’assurer pendant cinquante ans la reconnaissance d’auteurs et d’œuvres littéraires, ne se réalisant jamais lui-même comme “auteur”. La question que pose Del Giudice pourrait être la suivante : pourquoi cette absence apparente d’avenir ? Quelle a donc été sa vie ? S’est-elle différemment réalisée par rapport au ratage d’un avenir “auteur”, lui permettant, en tant qu’homme, un achèvement que l’œuvre n’a pas permis ? Ou bien les virtualités inhérentes à la vie sont-elles restées, elles aussi, inachevées ? Le but de Del Giudice n’est pas d’établir une biographie ; mais de parcourir des traces qui, en tant que telles, ne signifient jamais les réalités de ce que l’on poursuit2, mais tout au plus la pure probabilité, la pure éventualité de quelque chose qui se fait au moment même de ce repérage. La description analysant l’approche de qui se trouve dans une situation extérieure à l’histoire de celui dont on suit les traces est claire chez Del Giudice3.
6Qu’est-ce qui est alors en jeu ? Presque à la fin du récit, il y a comme un moment de réflexion où sont explicitées les raisons de son parcours :
Ce qui m’intéresse, c’est un point où s’intriquent peut-être le savoir-être et le savoir-écrire. Quiconque écrit, l’imagine d’une certaine manière. Mais avec lui, il y a eu, à ce point, une exclusion, un renoncement, un silence. Je voudrais comprendre pourquoi.4
7Un aveu plus proche de la conclusion semble pourtant nier cet état. Ce ne sont pas tant les questions posées aux interlocuteurs qui comptent, de même que ce qu’ils disent répond à de petits enjeux dans l’économie de l’écriture de Del Giudice qui n’ont pas pour fonction de structurer un jugement sur les uns ou les autres, sur ces choses-ci plutôt que sur celles-là, sur ces événements-ci plutôt que sur ceux-là.
Je n’ai jamais été aussi près de la réponse, ni aussi indifférent à la question. Au début, je pensais que lors d’une de ces rencontres, il y aurait eu un moment d’évidence ; le sujet, les êtres, la pièce se seraient tendus dans une parfaite simultanéité et cette tension aurait produit Dieu sait quel déclic même pour moi. Maintenant, je ne sais pas si c’est davantage la stupeur de l’avoir pensé ou la circonspection avec laquelle je m’en éloigne.5
8Ce qui compte, c’est l’errance, le vagabondage du narrateur dans sa propre histoire et les pensées erratiques qui en découlent, dans le sens que toute errance inclut une méditation ; chaque individu-personnage implique un voyage qui se fractionne à son tour en quelques voyages plus petits (l’attente, dans ce sens, est elle aussi un voyage à l’intérieur ou à l’extérieur de quelque chose), jusqu’au voyage dans un territoire étranger. Il y aurait là, d’ailleurs, comme un fil qui relie Del Giudice à une certaine sensibilité du récit cinématographique néoréaliste, et qui sous-tend le fait d’arpenter une nouvelle histoire inconnue, une nouvelle géographie inconnue, puisque les reprises avec l’arrière-fond historique ne semblent plus possibles.
9Mais ce vagabondage, cette errance n’en déterminent pas moins une éthique et une esthétique qui, fractionnant sériellement le motif de sa recherche, ne cessent en même temps de la vider progressivement de ses contenus thématiques, laissant surgir, à la place du motif temporel de la recherche, des motifs, comme on le dirait pour un dessin ou pour une musique, de pures motivations, conscientes ou inconscientes, des probabilités, des éventualités. Le personnage évoqué et cherché, au bout de la course, et malgré la parade mimétique que le narrateur joue à travers lui (c’est-à-dire la projection — ou le transfert — que le narrateur essaie de créer afin de constater s’il est possible d’être et de vivre comme celui dont il poursuit les traces), ce personnage, donc, n’a pas pris plus de corps qu’il n’en avait au début, il demeure tout aussi inachevé, aussi bien dans son histoire que dans le mythe que l’on a créé autour de lui (son œuvre à lui, c’est bien cet inachèvement-là). De plus, et c’est important de le souligner dans le travail de Del Giudice, puisqu’il est sans doute le premier à le réaliser presque comme un programme, les personnages interrogés se sont transformés en des objets, en des images, en des fonctions parfois inadéquates puisque le réel qu’ils relatent est toujours en dessous d’autres images possibles : ils sont décrits dans des tics, surpris dans des poses, répétant comme des mécanismes des réponses qu’ils ont déjà tant de fois pensées et dites. Comme le suggère Italo Calvino dans sa note :
À un certain moment de son itinéraire (à moins que ce ne fût déjà au départ ?) le jeune homme a fait son choix : il essaiera de représenter les êtres et les choses dans son texte, non pas parce que l’œuvre compte plus que la vie, mais parce que ce n’est qu’en consacrant toute son attention à l’objet, dans une relation passionnée avec le monde des choses, qu’il pourra définir en négatif le noyau irréductible de la subjectivité, c’est-à-dire lui-même.6
10Objets achevés, certes, mais aussi personnages in-achèvement d’une histoire inachevée, dans lesquels s’achève le personnage homme cher à Debenedetti7.
11C’est comme si Del Giudice revisitait quelques lieux de la littérature qui lui est la plus proche, même si, pris dans des auteurs — Conrad ou Kafka, pour ne citer que deux exemples —, il pourrait ne pas se reconnaître dans cette proximité-là : il y a pourtant une réflexion sur la posture néoréaliste, sur celle du nouveau roman, sur l’école du regard. De ces courants, il ne saisit pas les caractères globalisants, mais les percepts qui lui sembleraient les plus justes.
12Ce motif de l’errance, par exemple, est constant : on le retrouve dans Atlante occidentale, où s’établit une fonction de va-et-vient entre deux ou trois pôles de bruissements et d’échanges. On le retrouve dans Staccando l’ombra da terra, où il est hyperbolique, au sens où les récits qui composent le recueil ne fixent d’autre lieu que la plénitude vide du ciel et de ses variations : ici, plus que l’inachevé en acte, est décrit un mo(n) de de l’inachevable. On le retrouve enfin dans tous les récits de Mania, y compris Corne adesso, mais l’errance est alors prise en charge intérieurement, au sein même de l’écriture, dans les variations dialogiques des trois situations développées.
13Quant au statut propre aux objets, à leur essence et à leur description, ce qui pourrait d’ailleurs appartenir aussi bien au nouveau roman qu’à l’école du regard, nous avons souligné les transformations que les personnages subissaient au moment même où commence la narration. Dans Atlante occidentale, les objets8 et leur capacité à se constituer en réel et en description sont au centre de l’œuvre : objets immanents, relatifs aux recherches du physicien à travers lesquels doit se révéler la nouvelle capacité des virtualités à exprimer des fonctions d’objets. Plus encore, à l’intérieur de leur effacement en tant qu’objets consistants, ce qui est souligné c’est leur aptitude à se laisser saisir dans un champ de vision, de même que notre aptitude à les percevoir. C’est ce que dit l’un des personnages :
Il existait ainsi une relation avec les autres, avec plusieurs autres, à travers les choses qui se trouvent dans chaque temps propre, à travers un faire qui n’était pas simplement faire les objets, mais bien plus. […] Chaque objet était un comportement transformé en chose, puis à nouveau transformé en comportement ; oui, cela ressemblait à mon métier : au fond, avec les livres, on fait plus ou moins la même chose. Et dans les livres, si je racontais l’histoire d’un nain, ou d’une mère ou d’un voyageur, je partais d’un parapluie ou d’un pull-over, des pieds d’une table. Vous pensez peut-être qu’un visionnaire est quelqu’un qui voit des monstres, qui voit un pont s’arquer et exploser, et non quelqu’un qui sent la porosité du ciment sans le toucher : je suis un visionnaire de ce qui existe, un visionnaire de ce qu’il y a, et cette vision, dans ses précision et densité, n’est pas la moins déconcertante.9
14À côté de ces objets immanents, d’autres, d’une matérialité différente, sont les mots. Une nouvelle série d’interrogations s’ouvre alors : avec quels mots décrire les choses et, plus encore, avec quels mots voir les choses, en aboutissant à une nouvelle logique de la sensation.
15Même les noms des deux personnages du récit, Brahé et Epstein, renvoient à une redéfinition de ce que peuvent être les choses. Ces noms sont empruntés à deux personnalités liées à l’histoire du voir et de la vision : avec Pietro Brahé, Del Giudice reprend le nom de Tycho Brahé, l’astronome danois, qui se consacra à l’étude de la réfraction de la lumière ; avec Ira Epstein, il reprend celui de Jean Epstein, le réalisateur français de cinéma. L’un et l’autre, avec leurs contributions scientifiques et poétiques sur la vision, deviennent les signes d’un quelque chose en train de se faire, de se manifester sous nos yeux au moment même où prend corps la narration de Del Giudice. L’un et l’autre sont sans doute encore porteurs de pures nécessités mimétiques, comme c’était le cas pour le personnage évoqué dans Lo stadio di Wimbledon, mais par eux se déclenche aussi un signe nouveau. Je veux dire qu’ils sont peut-être des fonctions, l’un écrivain, l’autre physicien, mais ils sont pris dans une posture d’abord amicale, puis visionnaire, qui les pousse à interpréter les nouvelles donnes d’un univers tel qu’il est en train de se constituer, en partie grâce à eux ; ils essaient d’en lire — et nous avec eux — les nouvelles conditions, les nouveaux diktats, les nouvelles lois que l’humain devra intégrer. C’est toujours le même personnage, l’écrivain, qui parle :
J’aurais dû lui dire : C’est étrange, vous, en regardant, vous voyez encore les choses, vous, justement, qui travaillez dans le champ de la disparition absolue des choses ! […] Vous ne voyez pas comment les choses qui commencent à être là, qui y seront, ne sont que pure énergie, pure lumière, pure imagination ? Vous ne voyez donc pas que les choses commencent désormais à être des non-choses ? Qu’elles ne demandent plus des mouvements du corps, mais des sentiments ? Qu’elles ne demandent plus des gestes, mais une intelligence, et une perception ? […] Ne pas ressentir le besoin de raconter est la seule chose qui ébranle le bonheur de voir au-delà des formes.10
16Dans ce sens, il y a un véritable dépassement des conditions propres à la connaissance de la matière et à sa condition achevée. Cela commence dans le Stadio di Wimbledon par le non aboutissement de la réponse à la question posée : au lieu de se rapprocher, l’éventuelle représentation du personnage évoqué ne fait que se vanifier, sans plus offrir de résistance, que ce soit du côté des intérêts des interlocuteurs ou de ceux du narrateur : au bout du travail de recherche seul se livre un signe singulier, l’appareil photo abandonné par quelqu’un — encore un ratage —, mais avec lequel on ne peut même plus saisir la vue qu’on aurait souhaitée ; en quelque sorte, la matière, en se transformant, s’est dérobée.
17Dans Atlante occidentale, la matière existe, mais elle a un statut qui nous paraît appartenir à l’ordre de l’insaisissable : elle peut être aussi bien vision tracée sur un ordinateur que parole écrite et dite, mais toutes deux, en raison de l’incapacité qui est la nôtre à les saisir dans leur consistance matérielle, se fixent dans l’écriture elle-même qui devient dès lors un support tangible : encore un exemple de l’incertitude relative à l’achèvement d’une recherche, d’une question, d’une réponse puisque leur état est d’être en cours de route, en train de se faire, de se développer jusqu’à, peut-être, leur point d’achèvement. Dans Staccando l’ombra da terra on aboutit à un état extrême de raréfaction de la matière : n’existerait-elle donc plus ? Si, elle existe, mais ses conditions matérielles ont changé : elle est désormais constituée d’incertitudes sur le vol en avion, d’impossibles calculs contre la mort face à un phénomène météorologique que seul le hasard peut créer et dissiper, de tirs de mitraillettes et de réponses de canons, mais surtout de nuages et de brouillards, dont le statut est de ne pas exister, de n’être qu’« une transition constante », comme l’a dit Luke Howard, cet Anglais qui leur a donné leurs noms ; autant de nouveaux codes de lectures de la perception sensorielle, de la sensibilité et de l’émotion qui sont déployés. Dans L’orecchio assoluto, un des récits de Mania, on étudie des poussières, des poussières banales ou nobles, des particules de poussière ; ou bien les étapes de la décomposition d’un cadavre dans Corne adesso, les étapes des modifications dans la construction d’une forteresse dans Dillon Bay, du point de vue donc des variations infinies d’une architecture militaire afin de rendre la forteresse imprenable ; les étapes, enfin, de l’apparition et de la disparition d’une comète : et l’on voit bien ce qu’il peut y avoir d’inachevable dans les différentes textures de ces projets (où quelque chose peut « se décomposer en des dizaines de trajectoires, aussi disparates que les lignes d’une scission nucléaire »11) obligeant l’écriture à ne suivre qu’une ou quelques lignes, en laissant inachevées toutes les autres.
18Or, ce mode d’une sensibilité attentive à la multiplicité des effets trouve son origine dans les jeux de l’enfant :
J’étais un aviateur qui venait de la route […] À l’origine, dans mon enfance, je pensais être un tramway et en marchant je faisais tous les arrêts, j’ouvrais et refermais les portes en soufflant entre mes dents. Mais quand je n’étais pas occupé par les transports urbains sur rail, je me sentais un avion : non pas un pilote, j’insiste, mais un avion […] En tant qu’avion je naquis donc d’un tram, comme le papillon d’un ver, et en tant qu’avion je survolai les routes à une certaine altitude, celle des yeux d’un enfant, même si j’aimais effleurer le sol avec la joue en de longs et boueux rase-mottes. En tant qu’avion je me sentais responsable de ceux que je transportais, pilotes, passagers, courrier ou volaille ; et ce sentiment de responsabilité, pour moi qui étais foncièrement une chose, qui appartenais à la famille des choses, me faisait sentir, en tant que chose, que j’étais une chose à la hauteur des êtres animés que j’avais à bord. L’enfance aussi est une certaine altitude, un certain rapport avec la terre, une question de dimensions que l’on n’aura jamais plus, un point de vue qui s’épuise, dont, une fois perdu, on perd même la mémoire.12
19Il ne s’agit pas de simples passages d’un corps en un autre, indéfiniment : ce qui importe, ce sont les géométries spatiales successives que ces transformations déterminent et qui essaient de répondre à la question : comment savoir dans quel espace on se trouve, comment faire pour l’apprivoiser et arrêter « le processus […] sans le prendre pour un but, une fin, ni qu’il se confonde avec sa propre continuation a l’infini »13, pour en faire, en somme, un processus de vie ? Tantôt corps non-corps, tantôt machine non-machine, inscrits dans l’ordre d’une nature matérielle qui impose son achèvement, même différé.
20L’inachèvement pose donc les bases d’une recherche qui prévoit, mais qui ne sait pas où elle peut aboutir, où ses forces et puissances vectrices risquent de la faire aboutir ; et pourtant, la véritable trace, celle que l’on retrouve pour soi seul, est celle d’achever. Il est alors plus probable que l’inachèvement ne soit qu’une étape singulière de l’achèvement, qu’une condition suspensive temporelle propre à certains auteurs et à certaines œuvres dont le projet ne se formule plus vers l’arrière14. Le projet est ainsi projeté vers un avant de la saisie, et entraîne à sa suite tous les mécanismes mis en place pour aboutir à la connaissance non pas d’un événement factuel, mais d’un événement de la sensation, de la pensée, pouvant aboutir à un acte, mais qui sera toujours un acte affectif. Celui qui a besoin du crime dans L’orecchio assoluto aura sans doute provoqué la mort, mais ce qu’il croyait être un crime accompli par lui n’est en fait qu’un enchaînement insoupçonnable du réel qui confère au crime des complexités qu’il n’avait pas auparavant et qui, surtout, le pose comme un acte d’inachèvement aboutissant à l’achevé malgré tout et ouvrant rétrospectivement, à l’intérieur du même récit, de la même construction et du même espace inachevés, comme la ligne de fuite des successions inachevées.
21Surgit ainsi une image, non pas floue mais indécise, interrogative, qui nous propose la saisie des fragments et des parties de son devenir, de l’acte de se faire, de se composer une globalité inattendue. Cette image a laissé de côté, au fur et à mesure de son développement, les scories de ce qui ne lui est plus utile et qui s’étale pourtant là, qui se reconstitue en des éléments qui disent un inachèvement temporairement définitif. Une des conditions de l’œuvre actuelle ne réside-t-elle pas dans cette décision de poser des signes — plus encore que des histoires et des problématiques — auxquels elle ne sait répondre dans le sens d’un achèvement, mais qui se constituent pourtant comme un humus apparemment invisible de ce qui est donné à voir, dans une approche par détours plutôt que par contours ? Une autre condition de l’œuvre actuelle ne réside-t-elle pas dans cette volonté d’interroger le temps en niant au “présent” la capacité et la spécificité de réaliser, d’achever, en ne lui accordant que le principe d’une suspension, un arrêt de l’élaboration factuelle, en le replongeant dans un flux plus vaste qui récupère le temps comme continuité délabrée puisque en constante réélaboration ?
22Chaque étape est alors un inachèvement, c’est-à-dire continuité d’un état de bonheur, d’un état plastique de puissances inlassablement à l’œuvre. Et l’ordre que la vision constitue et met en place à l’intérieur de ce système, loin de se placer comme un pouvoir de vérification et de contrôle, n’est là que comme le sens la vue à la fois le plus vulnérable et le plus évolué, le plus à même de capter les moindres perceptions, capable de tous les gestes attribués aux autres sens, capable de sentir la consistance, la densité ou la légèreté des matières, de saisir leur portée et leur justesse, de prévoir les devenirs possibles des choses, d’en sentir l’odeur et d’en entendre les sons. Capable aussi, enfin, d’en être amoureux et de les aimer. L’inachèvement est le propre de cette vision-là, une vision oblique, comme il est dit dans Staccando l’ombra da terra, et non verticale, qui est la façon de regarder de la divinité15. Dans l’expression de ces choix, Del Giudice se révèle un auteur qui exclut de sa visée les « passions tristes » et ne cesse de récupérer sous forme d’humour un vitalisme qui se dégage de l’homme, lequel réapprend dans l’euphorie à se servir des choses.
23C’est comme trait d’humour sur les problématiques relatives à l’achèvement et à l’inachèvement qu’il faut lire, par exemple, la partie finale c’est le cas de le dire de Evil Live, ce palindrome, où l’un des personnages écrivants navigue dans l’océan des écrits d’un internet romanesque, aboutit aux ports de toutes les fins possibles et jette l’encre à The End, Fin, Finis, Fine, Al-nihâya, port final et capitale polyglotte de la fin.
Notes de bas de page
1 La complexité joue sur un réseau mental qui noue des relations avec toutes sortes de milieux, la densité étant alors un étoffement émotif des sensations nées de ces relations.
2 Celui qui suit des traces suit peut-être les traces de quelqu’un, mais il se constitue, surtout, de traces.
3 Cette situation de l’extérieur est intrigante dans Lo stadio di Wimbledon, elle façonne et met en place une attitude redéterminée dans les œuvres à venir. Je soulignerais volontiers une sorte de “lassitude” (ou comme une interrogation, ou, encore, une non-intention) qui s’installe chez le narrateur aboutissant, dans certains cas, à la bouderie à l’égard des personnages qu’il cherche à voir et qu’il interroge. De cela dépend une manière de Del Giudice : celle de ne pas entrer dans des relations directement psychologiques (ou pathologiques) avec sa création et avec les lecteurs. Le problème n’est pas de dire qu’il y aurait une “froideur” de l’auteur, ni même une mise à distance, une distanciation. C’est que Del Giudice ne s’engage jamais dans la description de rapports névrotiques, et quand même y aurait-il névrose — je pense surtout à quelques récits de Mania (névrose du crime dans L’orecchio assoluto, névrose du combat érotique qui aboutit à la mise à mort dans Evil Live, névrose de la personnalisation à travers la mise en spectacle et la publicité autour de la mort dans Come adesso, névrose du vol et de la fuite dans Fuga, etc.) — d’abord elle est également partagée entre les personnages, puis elle est souvent traitée comme un jeu, grave, certes, mais dont on se serait débarrassé, d’une manière ou d’une autre, et qui ne peut donc plus constituer qu’une histoire du passé.
4 Del Giudice (Daniele), Lo Stadio di Wimbledon, Torino, Einaudi, 1996 (1983), p. 97 [113] ; trad. franç. de René de Ceccatty : Le stade de Wimbledon, Paris, Rivages, 1985 ; les chiffres entre crochets renvoient à la pagination des éditions françaises. [Texte italien : « Quello che a me interessa è un punto, in cui forse si intersecano il saper essere e il saper scrivere. Chiunque scrive se l’immagina in un certo modo. Con lui invece in quel punto c’è stata un’esclusione, una rinuncia, un silenzio. Io vorrei capire perché. »]
5 Del Giudice (Daniele), Ibidem, p. 118 [137]. [Texte italien : « Non sono mai stato così vicino alla risposta, e così indifferente alla domanda. All’inizio pensavo che in uno di questi incontri ci sarebbe stato un momento di evidenza ; l’argomento, le persone, la stanza si sarebbero tese in una perfetta simultaneità, e quella tensione avrebbe prodotto chissà quale scatto anche per me. Adesso non so se è più lo stupore per averlo pensato, o la circospezione con cui me ne allontano. »]
6 Calvino (Italo), Nota, in Del Giudice (Daniele), Ibidem, p. 128 [8]. [Texte italien : « A un certo punto del suo itinerario (o già in principio ?) il giovane ha fatto la sua scelta : cercherà di rappresentare le persone e le cose sulla pagina, non perché l’opera conta più della vita, ma perché solo dedicando tutta la propria attenzione all’oggetto, in un’appassionata relazione col mondo delle cose, potrà definire in negativo il nocciolo irriducibile della soggettività, cioè se stesso. »]
7 Cf. Debenedetti (Giacomo), Il personaggio uomo, Milano, Garzanti, 1988 ; et plus particulièrement "Personaggi e destino", p. 103-127.
8 Des objets coutumiers comme une table dans un jardin, des personnes comme des objets, un jardinier, un cuisinier, quelqu’un qui passe, comme dans des tableaux de Hockney ou de Cremonini, en mouvement ou immobiles, mais aussi des lignes et des points de vision comme objets, des feux d’artifices comme purs objets de description.
9 Del Giudice (Daniele), Atlante occidentale, p. 59 [75] ; trad. franç. de Jean-Paul Manganaro, Paris, Seuil, 1987. [Texte italien : « Così esisteva una relazione con gli altri, con molti altri, attraverso le cose che ci sono nel proprio tempo, attraverso il fare che non era soltanto fare gli oggetti, ma molto di più. […] Ogni oggetto era comportamento trasformato in cosa, e poi ritrasformato in comportamento ; questo sí che assomigliava al mio mestiere, in fondo coi libri uno fa più o meno la stessa cosa. E nei libri, se raccontavo la storia di un nano, o di una madre o di un viaggiatore, partivo da un ombrello o da un pullover, dalla gambe di un tavolo. Lei forse pensa che un visionario sia qualcuno che vede mostri, che vede un ponte tendersi e scoppiare, non uno che sente la porosità del suo cemento senza toccarlo : io sono un visionario di ciò che esiste, di quello che c’è, e tale visione, per precisione e densità, non è meno sconcertante. »]
10 Del Giudice (Daniele), Ibidem, p. 68 [86-87]. [Texte italien : « Avrei dovuto dirgli : è strano, lei guardando vede ancora le cose, proprio lei che lavora nell’assoluta scomparsa delle cose ! […] non vede come le cose che cominciano ad esserci, che ci saranno, sono pura energia, pura luce, pura immaginazione ? Non vede come le cose ormai cominiciano a essere non-cose ? Come non chiedono più movimenti del corpo ma sentimenti ? Non più gesti ma intelligenza, e percezione ? […] Non avere bisogno di raccontare è l’unica cosa che incrina la felicità del vedere oltre la forma. »]
11 Del Giudice (Daniele), Lo studio di Wimbledan, Op. cit., p. 102 [120]. [Texte italien : « […] si décomposables en dizaines d’autres trajectoires, disparates comme les lignes d’une fission nucléaire. »]
12 Del Giudice (Daniele), Staccando l’ombra da terra, Torino, Einaudi, 1994, p. 23-24 [31-32] ; trad. franç. de Jean-Paul Manganaro, Quand l’ombre se détache du sol, Paris, Seuil, 1996. [Texte italien : « Come aviatore venivo dalla strada […] In origine, da bambino, pensavo di essere un tram e camminando facevo tutte le fermate, aprivo e chiudevo le porte con uno sbuffo d’aria tra i denti. Ma quando non ero impegnato nel trasporto urbano su rotaia mi sentivo un aereoplano : non un pilota, insisto, un aereoplano. […] Come aereoplano nacqui dunque da un tram, come una farfalla dal baco, e come aereoplano sorvolai le strade a una certa altezza, alla quota degli occhi di un bambino, anche se amavo sfiorare il suolo con la guancia in lunghi e infanganti rasoterra. Come aereoplano mi sentivo responsabile di coloro che trasportavo, piloti, passeggeri, posta o galline ; e questo sentimento di responsabilità, per me che ero una cosa, che appartenevo alla famiglia delle cose, mi faceva sentire, come cosa, una cosa all’altezza degli esseri animati che avevo a bordo. L’infanzia è anche una certa quota, un certo rapporto con la terra, una questione di dimensioni che non si avranno mai più, un punto di vista ad esaurimento, di cui, una volta perduto, si perde perfino la memoria. »]
13 Deleuze (Gilles), L’anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 11.
14 En parcourant rapidement d’autres contextes, on remarque des situations prises dans cette posture définie par l’arrière : l’étude des faits chez Cerami, par exemple, reconduit systématiquement des effets à des causes socio-historiques ; ou le regard porté sur soi-même, chez Tabucchi, pris dans une re-perception de soi à l’intérieur d’une conscience qui ne vise que les déformations-reconstitutions de l’image dans la mémoire de soi ; ou, chez Calvino, le travail sur un présent affabulateur et omnivore.
15 Cf. Del Giudice (D.), Staccando l’ombra da terra, Op. cit., p. 33 [43].
Auteur
Université de Lille III
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Spectralités dans le roman contemporain
Italie, Espagne, Portugal
Marine Auby-Morici et Silvia Cucchi (dir.)
2017
Scénographies de la punition dans la culture italienne moderne et contemporaine
Philippe Audegean et Valeria Gianetti-Karsenti (dir.)
2014
Unicité du regard et pluralité des voix
Essai de lecture de Léon Battista Alberti
Nella Bianchi Bensimon
1998