La famille et la cité
p. 209-268
Texte intégral
1Insaisissable, la pensée de Leon Battista Alberti oscille entre l'exaltation des potentialités de l'homme, et le constat de l'inutilité et de la caducité des choses du monde. Cependant une grande partie de sa réflexion est positivement tournée vers la vie sociale, et œuvre pour le perfectionnement des individus et des familles qui la composent. Les écrits où son attention se rapproche d'un engagement civil sont, on l'a vu, le De familia – texte sur lequel va tout naturellement s'appuyer notre analyse du rapport entre la famille et la cité – et, à un niveau différent, le De iciarchia. Dans ces dialogues, sa pensée la plus constructive s'élabore entre deux pôles à l'intérieur desquels se situe l'individu et qui exercent entre eux une constante interaction : la famille et la cité, lieux sociaux par définition, théâtres d'un très vaste réseau d'échanges, riches et contradictoires. La famille entretient avec l'extérieur des relations économiques, politiques ou, plus généralement, de collaboration, au nom de chacun de ses membres dont l'individualité est indissociable de l'ensemble de sa casa. Dans ce contexte l'auteur fait taire, du moins temporairement, la tentation exercée par l'attrait de la vie contemplative, vouée à la méditation et à l'étude, loin du commerce des hommes. Il choisit, sans oublier la menace impondérable de la Fortune ou l'action destructrice des individus, la vie active. Comme nous l'avons déjà rappelé, la vie sociale trouve en effet sa justification dans les lois de la nature elle-même, qui a fait en sorte que les hommes ont besoin les uns des autres1. Ce principe d'utilité réciproque, qu'aussi bien Lionardo que l'iciarca invoquent pour condamner l'oisiveté comme un crime perpétré contre soi-même et contre la société, aboutit, d'ailleurs, en dernière instance, à la reconnaissance suprême des efforts de l'individu : la gloire2. L'exaltation de la quies, loin du tumulte et des contraintes des hommes et de leurs cités, ne peut être le privilège que de quelques sages, et notre auteur la réserve donc à d'autres textes, comme le Theogenius.
2Il reste que entre réalité et idéal, la famille et la cité entretiennent un rapport problématique que notre humaniste s'efforce de résoudre au nom de leur complémentarité. Il s'agissait d'une lourde tâche, et, au-delà des hypothèses de départ, c'est le plus souvent l'intérêt familial qui va occuper une place dominante. Ainsi, encore une fois, les solutions proposées portent la marque de la dualité ; jamais univoques et définitives, des réponses possibles ressortiront, grâce à la fiction du dialogue, d'un jeu subtil entre vérité historique et désir d'un ordre idéal.
I. Un lien idéal, les exigences du réel
3« Che chiamate voi famiglia ? », qu'appelez-vous famille ? demande Lionardo à Giannozzo, lequel répond aussitôt : « Les enfants, la femme, et les autres personnes de la maison, les domestiques, les serviteurs3. » Pour un Florentin du XVe siècle la famille était tout d'abord représentée par le groupe domestique qui partageait la vie commune. La survie et l'affirmation politique et sociale de ce groupe restreint, se trouvaient, néanmoins, en un rapport de stricte dépendance avec tous les membres de cette casa spirituelle qu'était le lignage. C'est par l'intermédiaire du lignage, de son ancienneté, de son prestige et de son expansion qu'un individu trouve sa place à l'intérieur de la civitas. Dans le De familia, on assiste à une sorte de glissement : à partir de la définition restreinte de la famille, le discours de Giannozzo se déplacera progressivement jusqu'à inclure tous les hommes portant le même nom.
4La famille, dans sa conception élargie, et la cité, au sens général de civitas, de communauté sociale, sont, pour Alberti, les deux mondes où l'individu évolue dans le cadre d'un rapport complexe soumis aux lois de la nécessité, du devoir et de l'affectivité, « Mais je te louerai d'autant plus que, pour sauver et honorer ta patrie et les tiens, tu auras offert non seulement tes richesses, mais aussi ta sueur, ton sang, ta vie »4. Des simples biens matériels au sacrifice suprême de la vie, ainsi le vieux Genipatro rappelle à Tichipedo, entouré d'« assentatori », de flatteurs, que sa richesse ne vaut que par le bon usage qu'il peut en faire en la mettant au service de la famille et de la communauté.
5Remarquons que ce binôme, "famille et patrie", est presque toujours indissociable au niveau textuel où ces deux entités sont souvent mentionnées ensemble5. Alberti utilise fréquemment des termes différents pour parler de la cité : « patria », « terra », « republica », « città », « stato ». « Terra » et « republica » désignent d'une manière générale Florence, son organisation citadine et politique ; plus neutre, le mot « città » correspond au latin civitas ; il indique l'ensemble des citoyens qui constituent une ville, une cité. Les termes de « patria » et « stato » ont, en revanche, une portée presque symbolique. Le premier fait référence à la terre d'origine des pères, des ancêtres ; c'est presque un lieu mythique, chargé d'affectivité, qui se situe, par rapport à l'individu, sur le même plan que la famille6. Le deuxième indique au contraire le pouvoir et, plus précisément, l'organisation politique qui régit la communauté, lieu d'antagonismes et d'intrigues, source de déboires et de malheurs7. De là, cette longue invective de Giannozzo contre les « statuali » ou, mieux encore, les « staterecci »8. L'usage que ce personnage fait de ces deux termes en s'opposant à Lionardo, au sujet d'une éventuelle participation à la vie politique, est fort éloquent :
Je ne te blâmerai pas si tu montres tant de vertu et si tu jouis d'une telle renommée que la patrie t'appelle et t'impose une partie de ses charges. J'appellerai honneur d'être ainsi apprécié de tes concitoyens. Mais vouloir faire comme beaucoup, me prosterner aux pieds de celui-ci, courtiser celui-là, et tout en servant, chercher à dominer, ou alors me mettre à nuire ou à porter atteinte à quelqu'un pour complaire à tel autre, parce que j'attends de lui une faveur qui me permettra de monter en grade, ou encore vouloir, comme presque tout le monde, mettre l'État au nombre de mes richesses, le considérer comme mon affaire, compter l'État dans la dot que j'offre à mes filles, faire passer en quelque sorte le public dans le privé, transformer en bénéfice, en proie, la dignité que la patrie m'accorde, cela non, mon cher Lionardo, cela non, mes enfants9.
6Il s'agit ici d'un des rares passages dans lesquels Alberti affronte clairement, sans pour autant proposer une réponse univoque, la question de l'engagement politique. Dans ce discours de Giannozzo, ce n'est pas tant la participation à la vie politique qui semble mise en cause, que la façon de remplir les charges publiques. La différence se fait entre un comportement empreint de vertu et un servile arrivisme. Servir la patrie pourrait être un honneur et un noble devoir, mais trop souvent l'exercice du pouvoir est détourné en vue des intérêts particuliers, en intriguant afin d'acquérir un pouvoir personnel et en agissant ainsi au nom d'un opportunisme égoïste10.
7L'hypothèse de départ de la réflexion albertiennè repose sur une correspondance presque parfaite entre la famille et la cité mais au sens, donc, de « patria ». Alberti conçoit idéalement une cité dont le fonctionnement serait proche de la république idéale de Platon, « principe de' filosofi », auquel il s'inspire pour en présumer le sens et les règles.
Les lois sont le nerf et la force de la république, à laquelle nous devons, en premier lieu, offrir toutes nos activités, nos actions et nos biens. En effet, comme le disait Platon, dont l'idée est approuvée par tous les philosophes, nous ne sommes pas nés seulement pour nous, mais une partie de nous revient à la patrie, une partie à qui nous a engendrés, et une partie à ceux auxquels nous sommes unis par le sang et l'amitié11.
8L'individu représente un des maillons d'une chaîne faite de solidarité et de devoirs, il participe ainsi à la constitution et à la survie de l'édifice social. De fait, au départ, c'est la faiblesse intrinsèque de la nature humaine qui contraint les hommes à se rassembler en vue d'une utilité réciproque, cette même loi explique leur diversité :
La nature n'a pas fait les hommes d'une même complexion, d'un même entendement et d'un même vouloir, ni tous également doués et forts. Au contraire, elle voulut que, là où je fais défaut, tu puisses me suppléer, et qu'un autre supplée à tes propres lacunes. Pourquoi cela ? Pour que j'aie besoin de toi, toi de celui-ci, celui-ci de cet autre, cet autre de moi, et qu'ainsi ce besoin que les hommes ont les uns des autres soit la raison et le lien qui nous maintiennent ensemble, dans l'entente et pour le bien commun. Et peut-être cette nécessité fut-elle l'origine et le principe de l'établissement des républiques, de la constitution de leurs lois...12.
9Au départ, ce processus de rassemblement, dicté par une nécessité naturelle, est neutre. Mais les vices individuels, que dans le Profugiorum ab aerumna Pandolfini identifie avec l'avidité, la soif de pouvoir, l'obstination, le manque de modération13, peuvent causer la ruine des « republiche ». Pour éviter que cela ne se produise, provoquant la chute des États, des familles et de leurs membres14, notre auteur cherche à intervenir sur la réalité afin de la corriger, mais il s'aventure pour cela au-delà d'une sphère circonscrite par les seules lois civiques. Pour parvenir à réaliser une respublica idéale, à l'instar de celle imaginée par Platon15, Alberti s'applique, tout d'abord, à corriger l'homme au sein de sa famille, à laquelle il est indissolublement lié. En ce sens, il s'éloigne aussi bien de l'idéal platonicien, dans lequel l'État occupe une place prééminente, que de la position soutenue par Cicéron dans le De officiis où l'intérêt de l'État est dominant16. Au-delà de l'hypothèse de départ, qui situait la famille et la cité sur un même plan, Alberti finit par concentrer son attention presque uniquement sur l'institution familiale ; par rapport à celle-ci la cité, avec ses intérêts et ses fonctions, son rôle formateur vis-à-vis de l'individu, restent secondaires. Alors que le bon fonctionnement de la structure familiale est analysé de manière fort détaillée, la réalité sociale et politique n'est évoquée que de façon allusive ; face aux liens du sang, les liens civiques finissent même parfois par constituer une obligation morale lointaine et désincarnée. Il existe une dichotomie entre l'idéalisation du rapport famille-cité et ce même rapport tel qu'il apparaît à la lecture des écrits d'Alberti ; cet écart étant d'ailleurs déjà implicite dans les choix linguistiques évoqués précédemment. Les raisons de cette attitude sont, il est vrai, d'ordre biographique, mais aussi historique.
10Lorsque l'on songe aux raisons biographiques, c'est tout d'abord la naissance illégitime d'Alberti que l'on est conduit à souligner. E. Garin regrette que les critiques, craignant d'être accusés de "psychologisme", aient souvent négligé l'élément biographique, car il retrouve la marque des expériences douloureuses de la vie de Leon Battista dans toute sa réflexion sur l'homme, la société et la vie17. Peu inclin à la confidence, Alberti, dans ses écrits suggère les difficultés dues à sa position de fils naturel. Son lecteur peut reconstruire ce parcours tourmenté, partagé entre la revendication de son appartenance à cette grande famille et son mépris pour certains de ses membres qui, à la mort de son père, cherchèrent à le déposséder de ses biens en le plongeant ainsi dans la misère et l'isolement. Protégé par la fiction, il dénonce les injustices dont il fut victime et, fidèle au jeu des masques, il parle dissimulé derrière les personnages de ses dialogues.
11Lorsque notre humaniste écrit en latin, ses récriminations sont beaucoup plus amères et sa condamnation est plus directe. L'intercenale Erumna constitue une allusion assez transparente aux déboires que la malhonnêteté de certains de ses proches parents lui causèrent. Le dialogue a lieu entre un interlocuteur anonyme et Philoponius à qui l'auteur laisse le soin de raconter sa propre douleur. L'avidité de certains de ses membres, a plongé dans la disgrâce sa famille, autrefois prospère18. Philiponius se plaint des luttes intestines qui ont provoqué la ruine familiale et souffre d'en avoir été la première victime ; il gît désormais abandonné de tous, dans l'impossibilité de poursuivre les études qu'il avait entreprises confiant et plein d'enthousiasme : « Ego autem, et a Fortuna abiectus, et a meis despectus, et a ceteris desertus iaceo19. » Au-delà de la fiction dialogique, se reflète le déchirement entre le ressentiment de Leon Battista, son regret de ne pas pouvoir jouir entièrement du prestige dont sa famille était auréolée, et son effort pour parvenir à une indifférence stoïcienne face aux coups de la fortune. En dernière instance, c'est toujours cette entité, omniprésente et imprévisible, qui semble porter toute la responsabilité des souffrances de la vie humaine20.
12Dans la Vita, on peut lire des témoignages analogues de cette aversion qu’Alberti dut subir. Cette biographie rappelle parfois de très près la douloureuse situation de Philoponius dans Erumna. Elle parle de Battista, jeune, désireux de poursuivre ses études brillamment commencées, abandonné des siens alors qu'il était gravement malade et aux prises avec des difficultés matérielles. Elle raconte les conflits internes à sa famille, jusqu'à la tentative d'assassinat dont il fut victime et qui aurait été ourdie par un de ses parents21.
13Sa réprobation pour l'iniquité dont il souffrit se manifeste jusque dans une œuvre comme le De familia qui, par ailleurs, se construit autour de l'apologie de la « famiglia Alberta ». Conformément au contenu et aux visées du texte, ses récriminations ne peuvent s'y exprimer que de manière doublement déguisée : elle sont prononcées par Adovardo, qui va ensuite se faire l'interprète des soucis propres à la paternité, et elles sont formulées, non par rapport à une réalité bien définie, mais en relation avec une éventualité dont la seule hypothèse est présentée comme extrêmement répréhensible. Lorenzo, mourant, confie ses enfants à Lionardo et à Adovardo. Ce dernier porte un jugement indirect contre les membres de la famille qui manqueraient – et qui ont effectivement manqué – à leurs devoirs :
Et comment ne pas avoir pitié des orphelins ? Et comment ne pas avoir toujours devant les yeux le père de ces orphelins, ton ami lui-même, et inscrites dans ton cœur ces ultimes paroles par lesquelles, dans son dernier soupir, ton parent et ami te recommande son bien le plus précieux, ses enfants, s'en remet à toi, les laisse dans ton giron, dans tes bras. (...) Mon opinion est la suivante : celui qui, par avarice ou par négligence, laisse périr une intelligence faite pour conquérir estime et honneur, celui-là mérite non seulement la réprobation, mais encore une très sévère punition22.
14Derrière cet « ingegno atto e nato a conseguire pregio e onore », on reconnaît facilement Leon Battista lui-même qui souffrit réellement de cette cruelle négligence. La condamnation s'opère ici sur deux plans : la trahison de la confiance accordée par un parent et ami, et le gaspillage d'une brillante intelligence livrée à elle-même face aux difficultés de la vie.
15Est-il possible qu'une telle blessure ne se soit jamais cicatrisée ? Ce désir d'être enfin reconnu et honoré par cette famille, peut-il être à l'origine d'une œuvre comme le De familia ? Il serait peut-être hasardeux de vouloir apporter une réponse catégorique à une question d'ordre affectif et touchant à un domaine si intime. Il est néanmoins certain qu'une des raisons qui a poussé Alberti à écrire le De familia fut la volonté de se rapprocher des siens en leur offrant cette œuvre qui fut véritablement
(...) une offrande à la patrie, mais faite pour célébrer la gloire d'une grande lignée, pour rappeler le souvenir d'un père mort trop tôt, pour souligner les liens du sang ; et surtout pour démontrer que c'était précisément l'orphelin maltraité et persécuté qui pouvait, grâce aux lettres si méprisées, donner un nouvel éclat à la famille des orgueilleux mercatores23.
16Mais toujours grâce au témoignage de la Vita, on sait que certains de ses parents réservèrent à ce don un accueil méprisant24.
17Et pourtant Leon Battista avait choisi de célébrer les Alberti, d'en faire les seuls protagonistes de ce dialogue. Au-delà des raisons affectives, ce choix correspondait à une stratégie bien précise. Il fallait offrir au lecteur un exemple illustre dont la puissance persuasive se situerait précisément dans sa réalité historique. Cela explique la part d'idéalisation qui intervient dans l'évocation de la parfaite cohésion des membres de cette puissante lignée25. L'auteur satisfaisait ainsi l'exigence de vraisemblance, en proposant une traduction concrète et immédiate, bien que nécessairement un peu améliorée, des principes fondateurs de son dialogue26. L'image de cette casa que l'auteur nous livre incarne donc, une fois de plus, cette dialectique entre idéal et réalité, et ancre dans le concret ce qui aurait pu n'être qu'un projet de perfection abstrait et dogmatique. En ce sens, Alberti ne néglige pas les détails qui peuvent rattacher son modèle à la réalité historique, même lorsque cela risque d'alourdir le texte. C'est le cas, par exemple, de la longue reconstruction généalogique que, reproduisant l'usage traditionnel des Ricordi, il glisse dans le discours de Giannozzo27. C. Klapisch-Zuber rappelle que la pratique, qui consistait à reporter des longues listes généalogiques, servait souvent de préambule aux écrits des Florentins. Cet usage avait le double rôle d'identifier l'individu au sein de son lignage et, grâce à sa longueur, il fonctionnait comme élément indicateur du statut social28.
18Les raisons biographiques qui ont pu pousser Alberti à concentrer son attention sur l'institution familiale, étaient peut-être dictées par son désir de consolider, où de créer, des liens affectifs compromis depuis sa naissance. De là cette volonté d'illustrer l'exemplarité de sa famille en adoptant celle-ci comme point de référence29. Or la transfiguration littéraire de cette « casa Alberta » et la place prépondérante qu'elle occupe dans la pensée de Leon Battista, n'ont pas uniquement pour but de flatter la sensibilité de ses parents ou de servir de stratagème rhétorique afin de pénétrer l'esprit du lecteur, elles traduisent aussi les raisons d'ordre historique qui incitèrent notre auteur à privilégier, par rapport à la cité, le rôle et l'importance de la famille à l'intérieur de sa réflexion civique. En décidant d'en faire un modèle, il se fait l'interprète de la réalité sociale de son temps.
19Au XVe siècle, l'organisation de la société et ses structures politiques tournaient tout d'abord autour de la famille. A. Tenenti, dans son analyse comparative des écrits de Benedetto Cotrugli, Della mercatura e del mercante perfetto (rédigé probablement au cours de l'année 1458) et du De familia d'Alberti, constate la position prééminante que cette institution occupe par rapport à l'État. Il insiste sur un point commun aux deux auteurs : la dissociation entre le destin de la communauté politique et le destin de la famille qui en fait partie30. L'intérêt que les groupes familiaux portaient à l'organisation politique était conditionné par leurs exigences personnelles. Ce que les citoyens attendaient de l'appareil social était essentiellement une garantie contre les pouvoirs externes qui pouvaient menacer l'autonomie citadine et donc la prospérité de leurs affaires. Si l'on souhaitait la richesse et la puissance de la cité, c'était tout d'abord pour assurer l'opulence et la stabilité des familles. La légitimité même de la respublica se situait, aux yeux des Florentins de l'époque, au sein de ses familles honorables, légitimes, stables et donc dignes de confiance31. Par ailleurs D. Herlihy souligne à son tour la grande importance dont la famille se voit investie dès la fin du XIVe siècle. Il retrouve la marque de ce sens profond de la solidarité familiale dans la diffusion progressive des noms de famille. Cette prise de conscience aurait été accélérée, entre autres, par la rapide extinction de plusieurs grandes case32.
20D'ailleurs, l'organisation politique de Florence – puisque c'est tout naturellement vers cette cité que se tourne le regard d'Alberti – était telle que seules les familles riches pouvaient conquérir le prestige ou la puissance33. Le gouvernement communal était caractérisé par la courte durée des fonctions et l'exercice collégial du pouvoir, et ce système n'ouvrait pas les droits politiques à tous les citoyens car les électeurs devaient obligatoirement être inscrits à un des Arts et être en règle avec les impôts. Depuis le début de ce type de gouvernement, au XIIIe siècle, les Florentins appartenant à d'anciennes lignées avaient essayé de limiter aux membres de leur groupe l'accès aux charges publiques, même si de leur côté les éléments populaires s'étaient toujours efforcés d'abattre ces privilèges. Ni les Ordonnances de Justice en 1293, qui excluaient les magnats de la participation à la vie politique, ni, presque un siècle plus tard, l'insurrection des Ciompi de 1378, ne parvinrent à modifier cette réalité : au XVe siècle la gestion de l'État restait concentrée entre les mains des groupes familiaux les plus riches et les plus puissants34. La prospérité de la ville dépendait des hommes qui avaient le contrôle du secteur économique, c'était eux qui possédaient les clefs de la politique35. Par ailleurs, les rênes de ce même système économique étaient tenues par les différentes compagnie composées, à leur tour, par le ralliement de plusieurs membres d'une même famille36.
21Dans la Florence du XVe siècle, l'institution familale, au sens le plus large37, est donc le pivot autour duquel se construit le destin individuel et collectif. Une cité prospère se mesurait au bon fonctionnement de ce dispositif complexe, fondé sur les liens du sang, et l'avenir d'un homme dans la cité, ses chances d'obtenir une place prestigieuse dépendaient en grande partie de son appartenance à une lignée fortunée. L’iciarca ne doute pas que la naissance au sein d'une grande famille, associée à une bonne éducation morale, ne soit pas une garantie de succès individuel à l'intérieur d'un régime où la promotion politique se trouvait facilitée par le système des charges tournantes :
Il est rare, mes enfants, et il est même impossible, si l'on est né dans une famille noble, ne manquant ni de puissance ni de dignité, si l'on reçoit une excellente éducation, si l'on se conforme à ce que nous allons exposer ici, et si l'on persévère dans la maitrise de soi-même, de ne pas parvenir à un rang très élevé, éminent et fort illustre, aussi bien parmi les siens que dans la république38.
22Raisons affectives, raisons historiques, tous ces éléments aident à comprendre pourquoi la famille est le filtre à travers lequel Alberti observe la société. Dans ce contexte, malgré l'hypothèse de départ, bien résumée par le binôme « patria » et « famiglia », la cité fonctionne presque uniquement comme toile de fond, quoique ayant une influence déterminante, sur laquelle opèrent les familles et leurs membres. Alberti, grand interprète de son époque, déploie toute son originalité en faisant de la famille un sujet de réflexion, ennobli par le travail du lettré, analysé dans son rapport avec la réalité humaine et sociale, problématisé par la fiction du dialogue. Ainsi, il se distingue de tous ceux qui, dans un passé relativement proche, s'étaient interrogés sur le sujet, comme Giovanni Morelli, par exemple, ou, bien avant, Paolo da Certaldo39.
23C'est à travers l'élaboration littéraire de l'image de la « famiglia Alberta », « telle qu'elle était avant que, ô injustice de la fortune, elle ne tombât dans ces adversités et ces violents ouragans40, » autrement dit avant sa disgrâce politique, qu’Alberti va offrir au lecteur un modèle à suivre. Ainsi, dans le De familia, Lionardo rappelle qu'on reconnaît une famille prospère à l'abondance de ses membres, à leur richesse et à leur bonne réputation :
Nous qualifierons donc d'heureuse la famille qui comptera en abondance des hommes riches, appréciés et aimés, et nous estimerons malheureuse celle qui aura un petit nombre d'hommes, de surcroît pauvres, honnis et de mauvaise réputation. En effet, là où les premiers seront craints, les seconds ne pourront qu'être l'objet de force affronts et mépris, et là où l'on accordera et réservera des honneurs aux premiers, les seconds seront haïs et dédaignés, et là où les premiers seront appelés et admis à participer à de glorieux et magnifiques événements, les seconds en seront exclus et rejetés41.
24On le voit bien, le groupe familial se définit par rapport à un monde extérieur qu'il peut dominer, et dont il peut éventuellement se protéger, en vertu de l'abondance de ses gens riches, de bonne réputation et estimés. Pour donner plus de force à cette idée, Alberti construit le discours à partir d'une série presque symétrique d'oppositions, qui fait sens (felice/infelice, copia/pochi, ricchi/poveri, pregiati/infami, amati/malvoluti). Cette énumération de contraires se prolonge d'ailleurs dans l'explication qui suit en mettant en évidence les buts que peut atteindre cette famille heureuse : être crainte, honorée, appréciée. Certes, la profusion d'hommes n'est rien si ceux-ci ne sont pas unis, s'ils n'acceptent pas de se soumettre à une même volonté42. C'est là le souhait de Giannozzo qui évoque ainsi un projet commun soumis aux règles d'une pyramide hiérarchique. Chaque individu est relié aux autres au nom d'une solidarité indissoluble et, comme Philoponius nous l'apprenait dans Erumna, il partage, parfois même malgré lui, la destinée des autres dans la bonne ou dans la mauvaise fortune. D'ailleurs cette indispensable cohésion est présentée presque concrètement dans le De familia, au point que, au-delà des interlocuteurs dont le profil est clairement défini, nous nous souvenons à peine,
(...) en lisant et relisant ces noms de Nerozzo, Ricciardo, d'Antonio ou de Niccolaio que chacun d'eux représente un homme tant les traits individuels nous échappent et se confondent ; et ainsi ce qui reste dans notre esprit c'est l'image d'un être collectif et unanime, l'idée d'une race43.
25Or, si la famille est l'élément moteur de la cité, si la déchéance d'un de ses membres peut entraîner celle du groupe tout entier, si ces éléments qui constituent la structure sociale sont reliés par une sorte de perpétuelle circularité, il était urgent d'intervenir pour perfectionner l'institution familiale, point de départ de cette chaîne. En plus, au-delà de l'exemple malheureux de l'exil qui frappa les Alberti eux-mêmes, provoquant, sinon leur ruine, du moins la perte de leur prestige et de leur influence politique, Leon Battista est le témoin indirect d'une grave crise dont l'ampleur se répercuta aussi sur les grandes familles. Dans le Prologue du De familia, sa réflexion s'ouvre sur le constat désolant de la disparition des « modestissime, prudentissime, fortissime famiglie », non seulement appartenant au souvenir lointain de la civilisation romaine, mais à la « nostra terra », la Florence de son époque :
Et, non seulement la magnificence et la grandeur de toutes ces familles ont décliné et diminué, mais leurs membres aussi, et non seulement leurs membres, mais leur nom même, leur mémoire, et jusqu'au moindre souvenir d'eux sont anéantis et annihilés44.
26Tout cela à été emporté par cette force aveugle et destructrice qu’Alberti appelle Fortune.
27En réalité, à l'époque où notre auteur écrit le De familia, le moment est critique et le système familial semble menacé. Les causes sont multiples et elles ont été abondamment étudiées par les historiens. La plus déterminante fut sans doute une grave crise démographique, résultant de la famine et des épidémies de peste qui s'étaient succédées entre 1348 et 1425, à une cadence impressionante. La courbe démographique florentine ne cessa de baisser depuis 1330 environ jusqu'à la fin de la deuxième décennie du XVe siècle et, si Florence restait une des villes d'Europe les plus peuplées, son développement démographique avait été brisé45. Selon R. Trexler, la baisse démographique aurait été aggravée par la baisse du nombre des mariages, qui entraînait celle de la natalité, dont Adovardo se plaint en reprochant au jeune Lionardo son célibat. Les hommes se mariaient de plus en plus tard, un nombre de femmes toujours croissant entrait au couvent, souvent à cause du montant excessif requis pour la dot46.
28Des raisons d'ordre très différent, à la fois historiques et personnelles, mais, au fond, complémentaires, expliquent donc l'intérêt qu’Alberti a porté à la famille. D'un point de vue idéal, il voyait celle-ci parfaitement insérée dans une cité qui serait son prolongement. Dans la réalité de ses écrits, l'institution familiale occupe une place privilégiée par rapport à la civitas, qui reste néanmoins une entité omniprésente considérée parfois comme antagoniste, parfois comme le lieu d'expansion de la famille elle-même. Interrogé par Lionardo sur la valeur qu'il attribue respectivement à la famille, à la richesse, à l'honneur et aux amitiés, Giannozzo répond :
Par nature, l'amour et la piété font que la famille m'est plus chère que tout autre chose. Et pour régir la famille, il faut des biens ; pour sauvegarder la famille et les biens on a besoin d'amis avec lesquels se concerter, qui vous aident à supporter et à fuir la fortune adverse ; et, pour pouvoir jouir avec ses amis des biens, de la famille et de l'amitié, il est bon d'obtenir quelque distinction et une honorable considération47.
29Tout d'abord écartée, au nom de l'affection que l'on ressent naturellement pour les siens, la cité est réintroduite par une sorte de progression qui s'enchaîne dans un rapport de cause à effet : pour garantir la famille contre le besoin on se procure des richesses, mais ces dernières imposent des liens de solidarité avec l'extérieur afin d'assurer sa propre protection. Enfin on recherche les honneurs à l'intérieur de la cité, sans laquelle la famille elle-même perdrait son sens. Antagonisme et collaboration entretiennent une dialectique complexe.
30La cité exerce une influence constante qui n'est la plupart du temps que tacitement admise. D'un point de vue concret, elle conditionne la gestion économique de la famille, elle détermine les liens que cette dernière entretient avec le pouvoir ou, plus généralement, avec l'extérieur. En effet, qu'il s'agisse de l'ordonnance de la famille ou des relations que celle-ci noue avec le reste de la société, les lois, les exigences, les règles imposées par la cité déterminent l'organisation de la première ; or si cette organisation est bonne, celle de la cité le sera aussi. Cependant la communion entre ces deux entités qu’Alberti a pu souhaiter ne se réalise quasiment qu'à un niveau idéal. L'originalité de notre humaniste tient, en grande partie, au fait qu'il a su, sans jamais perdre les attaches avec le réel, construire un véritable projet de réforme à l'intérieur duquel famille et cité pourraient, théoriquement, se rejoindre.
II. La place de la cité dans le fonctionnement de l'institution familiale
31La famille à laquelle Alberti songe appartient au patriciat de l'époque48. En ce sens le modèle de la « famiglia Alberta », si riche et si puissante, que l'auteur nous propose est parfaitement représentatif malgré l'exil et le déclin relatif qui la frappèrent au début du XVe siècle. À l'image de la cité dans laquelle elle s'inscrit, la structure hiérarchique de cette famille est clanique et patriarcale : ce sont uniquement les hommes qui dirigent la maison, gèrent son économie et détiennent une autorité absolue. Au sommet de la pyramide se situent les membres les plus âgés, à qui tous les autres doivent le respect et l’obéissance49. Cette organisation est naturellement inspirée par des principes acquis pour l'époque et elle est censée être une garantie d'encadrement moral.
32Parfaitement structurée, la famille décrite par Alberti semble, comme l'ont justement remarqué R. Romano et A. Tenenti, former un tout pratiquement autonome et presque imperméable. De la même manière, l'idéal économique qui exalte une sorte d'autarcie et que le vieux Giannozzo résume dans son désir de posséder une propriété à la campagne « où l'on puisse nourrir la famille toute l'année en apportant juste une poignée de sel50 », semble vouloir couper cette famille du reste du monde, la rendre totalement indépendante de la cité. Cela ne signifie pas pour autant que, dans le De familia, cette aspiration ne soit pas contestée. Comme toujours chez Alberti, plusieurs solutions se superposent sans s'exclure et, grâce au dialogue, à une affirmation correspond souvent son contraire. Au sujet de la « villa », par exemple, le point de vue de Giannozzo est corrigé par l'argumentation de Lionardo ; si ce dernier – comme son interlocuteur – fait l'éloge de la campagne en tant que lieu idyllique et apaisant, il insiste néanmoins sur la nécessité de vivre dans la ville afin d'y apprendre les « buone arti » et d'y jouir d'une juste renommée que l'on ne peut acquérir en l'absence d'une cité qui regarde et juge51. La ville est par définition l'espace de la civilité qui s'oppose à la rusticité de la campagne, habitée par ces « aratori cresciuti tra le zolle »52.
33Par ailleurs, lorsqu'on réfléchit aux propositions de Giannozzo à propos de la gestion de l'économie domestique, on s'aperçoit que la cité avec ses lois, ses avantages et ses inconvénients, est souvent implicitement présente, et les conseils de ce personnage résultent parfois d'un compromis qui englobe la cité plus qu'il ne la rejettent. D'ailleurs, en ce qui concerne la discussion sur la « villa », la conclusion de Giannozzo éclaire fort bien cette manière d'aboutir, grâce à la confrontation de différentes opinions, à une solution plus nuancée. Ce personnage réaffirme sa préférence pour la vie à la campagne, mais il admet que ces deux mondes bénéficient chacun d'un attrait différent :
Mais qu'il en soit ainsi, que chaque chose ait son utilité propre, que les villes soient les officines de ces très grands rêves que sont, le pouvoir, les charges et la renommée ; qu'à la campagne on trouve quiétude, contentement de l'âme, liberté de vie, et robustesse de santé. Pour ma part, je t'affirme : si j'avais une propriété à la campagne semblable à celle dont je parlais, j'y resterais pendant une bonne partie de l'année, j'en tirerais du plaisir ainsi que la possibilité de nourrir bien et abondamment ma famille53.
34Les deux termes du débat n'apparaissent plus incompatibles, mais presque complémentaires, ville et campagne pourvoient chacune à des besoins tout aussi indispensables : l'épanouissement des potentialités intellectuelles et sociales, la paix sereine qui régénère l'esprit. Ce qui importe, ce n'est pas de trancher, mais de relever toutes les données d'une vérité plurielle.
35C'est par ailleurs à travers les conseils de Giannozzo concernant la masserizia que l'on peut retrouver le lien unissant, dans le monde des idées, la famille et la cité. L'idéal de medietas qui, selon ce personnage, doit guider la famille, même s'il peut parfois paraître d'une médiocre frilosité54, est le biais grâce auquel ces deux entités pourraient se rejoindre. En effet, les recommandations de Giannozzo visent, plus qu'une véritable et utopique autarcie, une vie menée au nom d'une sécurité confortable, où le mot d'ordre serait la modération, fuyant aussi bien une avarice néfaste qu'une prodigalité déplacée55. À partir du moment où l'auteur applique à un élément aussi concret que l'économie domestique une notion morale, la masserizia elle-même devient une question d'éthique56. Cette manière d'appréhender l'administration de la maison véhicule ainsi un idéal qui devrait s'appliquer à la société tout entière et qui, poussé à ses extrêmes conséquences, aboutit au sévère stoïcisme du Profugiorum ab aerumna et du Theogenius.
36D'ailleurs, dans le De familia, avant même de développer la question de la masserizia, notre auteur laisse à Giannozzo le soin d'établir la priorité des biens les plus précieux de l'homme à savoir : l'âme, le temps et le corps57. Alberti, toujours soucieux de la vraisemblance et pour donner plus d'autorité aux concepts que son personnage s'apprête à énoncer, fait dire à Giannozzo qu'il tient ces principes d'un vieux prêtre, un « sacerdote vecchio e canuto, tutto ornato di modestia e umanità », un prêtre âgé et chenu, auréolé de modestie et d’humanité58. L'homme possède sur son esprit un pouvoir absolu et il ne tient qu'à lui de modérer ses passions. Le corps, bien qu'il soit soumis aux maladies, est également sa propriété et c'est à lui de le conserver sain et fort. Le temps enfin, entité abstraite par excellence, devient chez Alberti l'élément qui donne un sens à notre vie sur terre. Le bon usage que l'on fait du temps ne dépend que de nous, c'est cet usage qui rend possible toute activité matérielle ou intellectuelle. R. Romano et A. Tenenti soulignent la nouveauté de cette conception qui, concrète, insérée dans la vie pratique – différente de celle dominante au Moyen Age, où le temps était considéré comme un don de Dieu –, avait déjà pénétré les esprits. Mais c'est à Alberti que revient le mérite d'avoir ainsi théorisé ce concept déjà intégré dans la vie et dans les mentalités59. L. M. Batkin, en citant ce passage du De familia, appelle cette perception du temps : « le temps des humanistes », une synthèse originale entre le « temps des marchands » et le « temps de l'église ». Le rapport que les humanistes établirent avec le temps se distinguait aussi bien du negotium du marchand que de l'otium de la prière monastique ; c'était, en un sens, un temps productif au-delà des affaires et religieux au-delà du culte60.
37Dans le cadre du dialogue albertien, les trois principes énoncés par Giannozzo doivent tout d'abord libérer l'homme autrement assujetti aux caprices de la fortune :
Je n'emploie jamais mon âme, mon corps et mon temps autrement que bien. Je cherche à les conserver longtemps, je me soucie de ne rien en perdre. Et je m'y consacre avec la plus grande sollicitude, aussi prompt et actif que je peux, car je les juge très précieux, comme effectivement ils sont, et bien plus ma propriété que quoi que ce soit d’autre. La richesse, la puissance, la condition, n'appartiennent pas aux hommes, non, mais à la fortune ; et elles n'appartiennent aux hommes que dans la mesure où la fortune leur en consent l'usage61.
38Dans la perspective de cette réflexion sur la famille, ce qui dans un autre contexte devient une aspiration à l'indifférence stoïcienne ne se réalise pas aux dépens de la vie sociale. On établit simplement ici une échelle de valeurs destinée à protéger l'homme des blessures que la fortune peut lui infliger, tout en lui permettant d'offrir, au cours de son existence, le mieux de lui-même. Le refus d'exalter en priorité des biens éphémères et fragiles comme la richesse et la puissance place ainsi ce discours – qui prend son départ au sein de la famille et se déroule autour de celle-ci – dans une sphère qui, au-dessus des contingences temporelles, en dépasse les frontières. En ce sens le lien idéal entre famille et cité redevient possible ou, mieux, désiré.
39Après avoir établi ces prémisses d'ordre éthique, l'auteur peut s'attaquer aux questions plus proprement matérielles auxquelles l'organisation de la famille se trouve confrontée.
40Nous l'avons vu, le livre III du Defamilia, l'Economicus, est dominé par la voix de Giannozzo, mais ses propositions les plus extrêmes sont nuancées par Lionardo. Sur certains sujets leurs positions respectives sont fortement antinomiques. Leur déroutante juxtaposition n'a cessé d'intriguer les lecteurs d'Alberti et l'on s'est souvent interrogé sur les attitudes "protectionnistes" de Giannozzo qui prêche la sauvegarde de la famille au détriment de la cité, alors que son interlocuteur s'insurge pour défendre un idéal compétitif qui ne peut aucunement se réaliser dans le désengagement et le repli autarcique. Une lecture qui prenne en compte aussi bien certaines exigences économiques de l'époque sans négliger les idéaux éthiques si chers à Alberti, nous semble pouvoir réduire l'écart qui sépare les voix de nos deux personnages. L'étude que C. Klapisch-Zuber et D. Herlihy ont menée sur l'institution du cadastre florentin de 1427 nous fait penser que certains choix de Giannozzo pourraient s'expliquer eu égard à une situation historique particulière. Considérés de manière isolée, ceux-ci peuvent être interprétés comme une sorte de retraite anachronique alors qu'ils constituent, parfois, une réponse à une réalité de l'époque. L'an 1427 précéda la fin du bannissement des Alberti, qui purent rentrer à Florence à partir de 1428 ; il faut rappeler que, si la date fictive du dialogue du De familia est 1421, les trois premiers livres furent écrits entre 1433 et 1434. Il semblerait donc vraisemblable que le contexte précédant l'institution du cadastre, tout comme les modifications d'ordre socio-économique que celle-ci introduisit à Florence dans les années qui suivirent 1427, aient pu influencer certaines des propositions qu’Alberti avance dans son œuvre par l'intermédiaire de son personnage62.
41Selon Giannozzo, le bon massaio doit appliquer au gouvernement de la maison le principe de la modération. Ce conseil rejoint l'idéal de medietas qui caractérise toute la pensée d'Alberti et domine par conséquent l'organisation éminemment pratique du système familial. C'est le critère du "juste milieu" qui garantit une existence confortable dans le respect des intérêts d'autrui63. Cette position, qui invite à la modération des appétits individuels et prône une gestion du patrimoine familial limitée à la satisfaction de besoins relativement modestes, rappelle la définition des biens que Xénophon avait donnée dans l'Économique. Les biens n’existent pas en tant que tels – faisait-il dire à Socrate – mais par rapport au bon usage que son possesseur sait en faire ; une excessive avidité ou des dépenses inconsidérées rendraient tout bien inutile64. Ainsi Giannozzo distingue tout d'abord les dépenses nécessaires à la survie de la famille, d'autres considérées comme superflues, – que Lionardo prend soin de définir comme « voluntarie » –, pour enfin terminer par la condamnation des dépenses « pazze », folles et immotivées65. Avec force détails, il établit une scrupuleuse échelle de ces dépenses en termes de priorités. Seules apparaissent nécessaires celles qui pourvoient au fonctionnement et au confort de la famille puisqu'elles concernent, dans l'ordre, la maison, la propriété et le commerce. Les dépenses « pazze », folles, dont ce personnage parle un peu plus loin, sont celles faites pour nourrir en son sein des adulateurs hypocrites, « maledici, raportatori e ghiottonacci66, mauvaises langues, délateurs et gloutons parasites qui ne cherchent qu'à vivre aux crochets des riches en entraînant dans leur débauche toute une famille. Or si le comportement à tenir face à ces deux cas extrêmes est conforme, de manière relativement simple, à la logique du bon sens, les dépenses « voluntarie » posent un problème plus délicat. Il s'agit de faire le bon choix entre le respect du décorum auquel une famille honorable doit se plier et la nécessité d'éviter tout excès qui pourrait entraîner des conséquences ruineuses. C'est bien là une question qui touche au principe albertien de la modération, mais qui était aussi implicitement posée par les lois fiscales de l'époque.
42A Florence, avant et après l'institution du cadastre de 1427, lorsque le gouvernement communal devait répondre à des besoins financiers exceptionnels, ce qui arrivait souvent, tout spécialement en temps de guerre, il avait recours aux fortunes privées. Il exigeait un emprunt forcé, qui précéda d'ailleurs l'institution du cadastre et qui, une fois rétabli en 1434, fut appelé novina. Cette imposition se faisait selon un système dénommé opinione, suivant une estimation très approximative des fortunes appelées à payer cet impôt supplémentaire ; une telle estimation se fondait sur une "réputation de richesse" qui, pour l'essentiel, était laissée au jugement collectif des voisins de la famille67. Il était donc important de garder son prestige sans faire un étalage excessif de ses richesses. Ce souci devait être bien présent dans l'esprit des Florentins, puisque Giovanni di Pagolo Morelli se sentait obligé de mettre en garde ses descendants en leur conseillant de cacher leurs biens et d'afficher, au contraire, leur embarras et le montant de leurs impôts68.
43La lecture de la discussion entre Giannozzo et Adovardo à propos des investissements les plus rentables pour la famille nous conduit à une interprétation analogue. Que choisir : la propriété mobilière ou immobilière ? Après avoir examiné les différents dangers qui peuvent menacer ces deux types d'investissement, Giannozzo – sans apparemment convaincre Adovardo, lequel penche en faveur de l'accumulation d'argent qu'on peut sans cesse investir dans le commerce – se prononce encore une fois en faveur d'un choix fait au nom d'un juste milieu, tout en maintenant tacitement sa préférence pour une richesse fondée sur la terre qui apporte une plus grande tranquillité. Cependant il conclut qu'il faudra répartir ses biens entre mobiliers et immobiliers et épargner le restant69. Les conseils de Giannozzo se veulent empreints de sagesse et toujours destinés à modérer l'avidité, et à préserver l'ordre social. Encore une fois, les aspirations de ce personnage relèvent du domaine de la morale tout en prenant en compte une situation bien concrète. En effet, la défense de Giannozzo concernant investissements immobiliers n'était pas à ce moment là, une positon extrêmement surprenante, et faisait apparemment partie d'une politique de diversification70. Le climat d'instabilité du début du XVe siècle aurait poussé les grandes familles bourgeoises, à investir une partie de leurs richesses dans l'achat de terres, dans une possession "stable", sans que cela signifiât pour autant l'abandon du commerce, de l'industrie ou des activités financières71. À Florence les investissements immobiliers étaient, entre autres, encouragés par les nouvelles lois fiscales de 1427, qui, d'une manière générale sous-évaluèrent les biens fonciers favorisant les intérêts « des citadins dont la fortune était surtout terrienne », et défavorisant ceux qui avait accumulé des valeurs mobilières72. S'il est vrai que l'expérience de l'exil73 a peut-être poussé Giannozzo à parler comme les « pratichi massai », et à accepter la nécessité de diversifier ses biens en différents types de propriété, cette option correspondait également, d'après C. Klapisch-Zuber et D. Herlihy, à une des tendances de certaines des plus importantes fortunes florentines aux environs de 142774.
44Par ailleurs, contrairement à la tradition familiale, ce personnage se montre favorable à l'industrie plutôt qu'au commerce à grande échelle, et, une fois de plus, il justifie sa préférence par son aspiration à une plus grande tranquillité, à l'abri de risques trop importants75. C'était là une activité moins hasardeuse que le commerce, et qui, en plus, pouvait bénéficier de facilités fiscales. À Florence, à partir de 1427, tout ce qui était considéré comme outil de travail pouvait être exempté d'impôt76. Cette préférence est encore moins originale si l'on songe que depuis longtemps déjà les grandes compagnies marchandes florentines s'occupaient souvent elles-mêmes, sinon de tisser, au moins de traiter des draps importés de l'étranger et que, à différents niveaux, le XVe siècle avait connu un important essor industriel77.
45Tout cela semble prouver que les divers choix défendus par Giannozzo n'étaient pas vraiment singuliers. Ce dernier se préoccupe de gérer la vie de la maison de manière confortable mais modérée, sans céder à des désirs excessifs ; mais il fait preuve aussi d'une volonté de rechercher des solutions appropriées aux exigences imposées par la réalité économique de son temps. Les données fournies par l'étude du cadastre montreraient donc que son discours n'est pas l'expression d'une sorte de repli, qui isolerait la famille dans une sereine autarcie quelque peu anachronique. L'image même de la famille albertienne telle quelle émerge de ses paroles, ne serait pas inspirée par un modèle appartenant au passé, à une époque désormais révolue où cet idéal économique constituait une réalité78. Au contraire, d'après les conclusions auxquelles l'étude de D. Herlihy et C. Klapisch-Zuber nous a permis de parvenir, les suggestions de ce personnage ancrent cette famille dans le présent de son époque, sans compter qu'en outre elles sont toujours nuancées par le jeu du dialogue.
46Par ailleurs, dans une perspective éthique qui exalte le principe de medietas, du « starsi così, mezzanamente », en vue d'une harmonisation sociale, les choix de Giannozzo acquièrent une signification morale bien particulière qui atténue l'écart entre ce que P. Marolda considère comme deux « directions idéologiques » différentes et parallèles. Selon ce dernier, dans le De familia, ces deux positions seraient respectivement représentées par Lionardo (qui au cours du livre II, sans oublier la menace de la fortune, se fait le porte-parole d'une nouvelle culture tournée vers le développement économique et civil), et Giannozzo, qui incarnerait une réaction d'ordre éthique et psychologique « ispirata ai valori dell'interiorità », une morale traditionnelle qui se maintient dans toute l'œuvre d'Alberti79. Sans vouloir contester le bien fondé de la thèse de P. Marolda – qui repose sur l'idée selon laquelle à l'origine du caractère complexe de la pensée albertienne se trouve un conflit non résolu entre deux types antinomiques de culture –, nous pensons que la distance qui sépare ces deux personnages est moins importante qu'elle ne semble. Si Leonardo exalte effectivement un idéal de compétitivité80, il soutient également un point de vue inspiré par la morale stoïcienne. Il assigne à la richesse et à la réussite économique une place subordonnée par rapport à la nécessité de préserver la liberté spirituelle à travers la modération des appétits81. L'écart qui sépare les positions de Lionardo et de Giannozzo se resserre autour de cet idéal de medietas qu'ils expriment de manière différente, mais dans le respect de la vraisemblance de leurs rôles respectifs.
47En somme, le principe de modération, prôné par Giannozzo à propos de la masserizia, soutenu par Lionardo comme principe éthique, est ainsi envisagé par une pluralité de voix et doublement justifié : par des impératifs imposés par la cité, aussi bien que par l'application d'un principe moral qui devrait être élargi à tous les domaines.
48Réalité et idéal. Notre auteur maintient une dialectique ouverte entre ces deux pôles de sa réflexion dont l'interaction fait sens, au point même qu’Alberti laisse parfois une place considérable aux questions éminemment pratiques qui devaient occuper l'esprit de certains de ses contemporains, sans jamais négliger leur portée morale. On le voit par exemple là où il est question de choisir un fattore, un agent fréquemment employé par les marchands. Au nom de la solidarité familiale et des lois de l'affection, Giannozzo voudrait avoir recours aux membres de sa propre famille, dont on peut attendre une plus grande honnêteté82. Sa proposition intervient après le rappel, de la part de ce même personnage, des devoirs qui incombent au « mercatante » pour garantir sa prospérité. Comme le père dans sa maison, un bon marchand doit surveiller ses employés pour éviter qu'ils se laissent aller à la négligence, entraînant ainsi la ruine de leur patron. Pour appuyer ses dires, Giannozzo invoque l'autorité de Benedetto : bon nombre de dommages sont imputables à la paresse de ceux qui dirigent les affaires83. D'une part la condamnation de la paresse et de la négligence rejoint un des thèmes fondamentaux du dialogue, propre à toute la pensée d'Alberti, d'autre part on assiste aussi, sur un plan plus éminemment pratique, à une sorte de glissement du point de vue qui, d'apparemment restreint et "isolationniste", s'ouvre vers l'extérieur, dans la mesure où on touche à l'organisation des grandes compagnies marchandes. Les fattori étaient souvent très nombreux à l'intérieur d'une même compagnie et y occupaient parfois des places capitales. Leurs fonctions pouvaient être fort différentes : elles allaient, par exemple, du rôle de directeur de succursale ou de caissier à celui de simple employé, manutentionnaire ou scribe. Ceux qui avaient un poste de responsabilité étaient très bien rémunérés, ce qui est un indice révélateur de leur importance. Lorsqu'ils géraient les affaires d'une compagnie dans une des ses lointaines filiales, la bonne marche de la société leur était confiée. Par contrat ils s'engageaient à servir exclusivement l'organisation marchande à laquelle ils s'étaient liés, s'interdisant ainsi de conclure des marchés pour le compte d'autrui ou pour eux-mêmes84. Le souhait de Giannozzo n'est pas dicté uniquement par l'affection ou par la volonté de fermer la famille aux intrusions extérieures ; il s'imposait de lui-même, face à une réalité économique fondée sur un système qui, à cause de son étendue et de la complexité de sa ramification, exigeait une grande cohésion, plus facilement garantie lorsque les associés appartenaient à une même casa.
49Plus loin Giannozzo fait preuve d'une grande réticence au sujet des sommes d'argent accordées aux seigneurs85. La violence de son invective sera corrigée par le récit de Piero Alberti qui fait allusion, non sans une certaine complaisance, à la somme énorme réunie en l'espace de quelques jours par les Alberti afin d'être remise en 1414 – année précédant sa déposition – à l'antipape Jean XXIII86. Néanmoins, la méfiance de Giannozzo était justifiée car il était difficile pour les grandes compagnies, qui à l'époque faisaient aussi office de banquiers, de se soustraire aux importantes demandes d'argent des seigneurs, au risque, bien sûr, de n'être jamais remboursées87. Les Alberti furent d'ailleurs eux-mêmes, grâce à l'action de Niccolò, à partir de 1362 et pendant longtemps, les banquiers de la papauté d'Avignon. La solidité de leur richesse se trouva préservée par la prudence qui caractérisa leur entreprise et, parmi les règles imposées par ce principe de prudence, se trouvait justement celle cherchant à éviter, si possible, les financements des princes.
50L'incidence des contraintes liées aux contingences historiques est une constante de la réflexion qui anime le dialogue du De familia. En ce sens, on pourrait donner encore d'autres exemples qui prouveraient comment, surtout le livre III, nous restitue une vision complexe des rapports que la famille entretient avec les autres institutions du pouvoir politique et économique. La puissance de la pensée de notre humaniste tient au fait que, comme nous l'avons dit, il a associé cette approche concrète à la reflexion du "philosophe-moraliste". On pense alors, au-delà de l'idéal de medietas, à celui d'« onestà », dont dépend l'« onore »88, des mots qui caractérisaient en effet le monde des marchands de l’époque89. Mais chez notre auteur leur signification ne s'arrête pas à leur application concrète, elle s'élargit jusqu'à investir le domaine de l'éthique sociale. Le principe d'« onestà », de l'honor familiaris, était réellement appliqué par les Alberti dans la pratique de leurs affaires, garantissant ainsi leur crédit et leur réputation, ce fut une des raisons qui leur permit de rester stables et de s'enrichir même pendant les périodes les plus difficiles de leur histoire90. Alberti consacre à l'apologie de ce concept, « pulitissimo e splendidissimo in vita e doppo noi firmissimo e perpetuissimo, dico la onestà91 », deux longues pages. L'éloge de cette vertu, dont le soin est significativement laissé à Lionardo, ne s'applique pas, ou du moins pas uniquement, au monde économique, mais à la vie de tout homme vivant en société. L'honnêteté délimite les frontières entre la recherche de l'« utile » et son débordement qui entraîne l'avidité et l'égoïsme. D'ailleurs dans la conclusion, qui marque aussi celle du livre II, Lionardo invite à faire de l'honnêteté un conseiller privilégié qui doit guider toute action en vue, non pas d'un quelconque enrichissement matériel, mais d'une gratification toute spirituelle :
Ainsi, grâce à elle, nous deviendrons sinon riches de nombreux biens, du moins abondamment pourvus en renommée, louange, reconnaissance, bienveillance et honneur, toutes choses qui doivent être préférées à la plus grande et la plus importante des richesses92.
51Ce sont des récompenses qui ne peuvent s'obtenir qu'à l'intérieur d'une cité obéissant aux mêmes valeurs, et que, sans ignorer leur incidence concrète, s'appliquent avant tout au domaine de l'esprit.
52C'est là, alors, le sens de la théorisation de la valeur de la richesse. Le débat sur la richesse, sur sa portée éthique et sur ses retentissements dans la réalité quotidienne, agitait les milieux humanistes de l'époque. Leonardo Bruni déjà, en présentant sa traduction de l'Économique du pseudo-Aristote à Côme de Médicis, avait réhabilité l'utilité civile de la richesse et des activités qui la procurent. À la fin du De Curiae Romanae Commodis, composé en 1438, Lapo da Castiglionchio avait également défendu les biens de l'Église. Matteo Palmieri, dans la Vita civile, faisait de la richesse un des fondements de la vie sociale93. Encore une fois, la position d'Alberti est plus complexe et varie selon les œuvres et les perspectives dans lesquelles l'auteur se place. Dans le Theogenius par exemple, Genipatro, qui incarne le sage stoïcien, loin des impératifs de la réalité, énumère les avantages de la pauvreté, source de vertu, chemin de liberté. La pauvreté est même recherchée pour son pouvoir libératoire car elle délivre l'individu des chaînes sociales qui l'obligent à se soumettre à la perversion et à l'égoïsme des autres hommes94. À cette attitude extrême s'oppose, dans le De familia, celle de Lionardo. Celui-ci soutient, se référant à Cipriano Alberti, que l'opulence des citoyens fait le prestige et la puissance de l'État auquel ils appartiennent et ce dernier ne pourrait exister en l'absence des familles qui le composent95. Cependant cette position est nuancée avant96, et surtout immédiatement après, là où l'importance de la richesse est subordonnée aux valeurs morales. Au fil du discours de Lionardo refait progressivement surface le thème de la fortune, de la menace que celle-ci fait peser sur l'existence, et que seul l'auto-contrôle stoïque est en mesure de neutraliser97.
53On peut se défendre des attaques de la fortune par le mépris des biens matériels au nom d'un principe éthique qui donne la prééminence aux richesses spirituelles. Dans l'intercenale Divitiae, l'ancêtre Benedetto sur son lit de mort, face à ses familiers qui l'exortent à faire son testament, ne manifeste aucun attachement pour ses biens, car il estime qu'ils ne lui ont jamais vraiment appartenu, il les a seulement utilisés pour le bonheur de sa famille et de sa patrie98. La valeur de la richesse se mesure à l'usage que l'on en fait. Aussi l'opulence n'est-elle pas seulement appréciée en vertu du pouvoir ou du prestige qu'elle apporte mais avant tout en raison de sa capacité à préserver l'homme du besoin et de la servitude, qui l'empêcheraient de se consacrer à des activités nobles comme l'étude, et, en dernière instance, menaceraient sa liberté. Alberti fait de la richesse une sorte d'instrument dont la fonction serait de permettre à l'esprit et à la véritable vertu de s'épanouir99. Aristote enseignait que l'argent est un élément de mesure unique que l'homme a inventé pour réglementer les rapports d'échange de toute société naturellement fondée sur la nécessité de satisfaire les besoins de chacun de ses membres100. Sans contradiction avec les principes aristotéliciens, Alberti fait de l'argent un moyen qui doit garantir le bon fonctionnement de l'édifice social, la sauvegarde de la famille et de ses membres.
54Le stoïcisme qui domine la pensée albertienne prend ainsi tout son sens lorsqu'il est confronté à la valeur de l'argent, à ce dieu auquel les hommes sacrifient trop souvent leur bonheur, leur liberté et la paix de leurs cités. G. Ponte a certainement raison lorsqu'il affirme que les grands bourgeois contemporains d'Alberti devaient, au mieux, partager « platonicamente » sa perspective stoïcienne et son appel à la supériorité de l'âme sur la richesse101. II fallait néanmoins une grande habileté pour arriver à formuler une telle conception de la richesse dans le respect des exigences de la réalité historique et économique. La nouveauté et la profondeur de la pensée d'Alberti tiennent justement à ce qu'un projet de perfection entre théorie et pratique peut devenir vraisemblable. La réalité appréhendée par un lettré, fils de grands marchands, se transfigure à travers une élaboration opérée par la fusion de l'expérience de la vie et d'une sagesse apportée par le savoir, dont seule la fiction du dialogue pouvait rendre l'aspect problématique.
55Au fil des pages on reconstruit ainsi les contours de cette famille albertienne, unie, nombreuse dont la richesse et la prospérité restent délimitées par l’honnêteté, la modération et la vertu de ses hommes. Mais l’organisation familiale occupe le devant de la scène et laisse en marge le reste de la cité et les lois, les institutions de cette dernière, semblent de contraignantes obligations. La cité constitue, il est vrai, la toile de fond sur laquelle les familles et leurs membres peuvent se distinguer, recueillir honneurs et gloire, mais son intérêt est pratiquement ignoré. Le seul lien qui inscrit le rapport entre les deux institutions sous un signe positif, est d'ordre idéal, comme idéal et mythique est cette « patria » qu’Alberti imagine avoir existé dans un passé lointain. C’est donc toujours sur un plan idéal que : « Heureuse, sereine, soudée, la famille – retranchée derrière ses traditions, forte de sa vertu, soutenue par son honneur – peut s'offrir en exemple à la civitas102. » Mais, lorsque le regard d'Alberti dépasse les murs de la maison familiale pour instaurer une continuité avec les autres concitoyens ou avec les représentants du pouvoir, notre humaniste est à nouveau confronté à un dilemme : le heurt entre l'idéal et les impératifs imposés par la réalité se pose à nouveau dans toute son ampleur. Le respect des normes éthiques et l'art de vivre en société devront trouver alors un subtil compromis.
III. Les amitiés
56Leon Battista Alberti n'abandonnera jamais son aspiration théorique à un ordre idéal reproduisant une parfaite similitude entre la famille et la cité. Ainsi écrivait-il encore dans le De iciarchia :
Comme cela m'est suggéré par la nature, il me semble que la cité, tout comme elle est constituée de nombreuses familles, est presque elle-même une très grande famille ; inversement, la famille est presque une petite cité. Et, si je ne me trompe pas, ce qu'elles sont l'une et l'autre est né du rassemblement et de la réunion de nombreux hommes, associés et liés par un besoin et une utilité mutuels103.
57Or, quelques lignes plus loin, l'iciarca introduit cependant une différence entre ces deux communautés qu'il voudrait construites l'une à l'image de l'autre. Tout comme dans le De familia, la solidarité et l'affectivité familiales l'emportent sur ce réseau de liens utilitaires qui régit la cité :
Et il me semble que l'amour fut le point de départ à l'origine de la famille, et qu'ensuite le premier lien unissant ses membres fut la piété et l'affection, et une sorte de devoir envers les siens requis par la nature. En ce qui concerne les membres de la cité, il semble qu'ils se soient rassemblés dans le but certain de mieux se préserver eux-mêmes et non pas d’aider les autres. Aussi, vous affirmerez-peut-être, et non sans raison, que nous devons davantage à notre famille qu'au reste de la cité104.
58La différence est de taille. Elle repose sur quelque chose de naturellement très fort : l'amour qui cimente les liens du sang. En revanche, une fois dépassées les frontières familiales, c'est l'intérêt personnel, la nécessité d'assurer sa propre sauvegarde, qui assemble les hommes d'une cité. Ici, dans ce dialogue qui clôt avec la puissance d'un héritage spirituel l'ensemble de son œuvre, Alberti revient sur des concepts qu'il avait déjà amplement abordés dans le De familia. En effet, au livre IV de ce texte, les rapports que la famille doit entretenir avec l'extérieur et avec les autres citoyens avaient été largement débattu mais, une fois de plus, lorsque la cité était "historiquement" présente, elle occupait une place secondaire par rapport à la famille. De cette partie du dialogue se dégageait ainsi une double perspective, individuelle et "politique" : les échanges que la casa instaure avec le reste de la communauté s'échelonnent entre la véritable amitié, le clientélisme et la courtisanerie. À nouveau réapparaissaient les deux extrêmes : un idéalisme positif auquel s'oppose un pessimisme bien réaliste.
59Le débat entre l'amitié idéale et l'amitié utilitaire était déjà très ancien. Le livre consacré à ce thème (emblématiquement offert au « Sénat et au peuple florentin » à l'occasion du Certame Coronario) se rapproche en ce sens du précédent classique, le De Amicitia de Cicéron. Dans le livre IV du De familia, les personnages s'interrogent sur les origines du sentiment d'amitié, les raisons qui peuvent provoquer la dissolution de ce lien et les conséquences qu'une telle situation peut engendrer. Alberti va plus loin que l'ouvrage cicéronien lorsqu'il s'arrête sur l'amitié "ordinaire", celle qui est soumise aux lois du quotidien, aux exigences de la réalité105.
60En effet, au cours du dialogue qui se déroule essentiellement entre Adovardo et Lionardo, le lecteur est à nouveau confronté à cette tentative d'intégrer idéal et réalité. Alberti s'efforce de définir l'amitié parfaite, rare et désintéressée,
(...) une chose que je ne sais comment nommer, qui incite et amène à aimer tel homme plutôt que tel autre, située je ne sais où, dans le visage, les yeux, les manières, l'allure, avec une sorte de charme et de beauté empreinte de modestie106.
61Comme l'affirmait Cicéron, ce sentiment presque divin dans son insaisissable perfection est un grand privilège que l'on ne rencontre que peu de fois. Il se fonde sur un principe d'altruisme, sur l'estime réciproque, sur les affinités de l'esprit, sur le partage des mêmes qualités, sur la vertu. Il s'agit de l'amitié exemplaire qui unit les sages et laisse s'estomper même la perspective familiale107. C'est Lionardo qui défendra une telle position, très proche de celle avancée par Laelius dans le traité cicéronien. Au début du livre II, déjà, Lionardo avait évoqué cette « dolcezza posta nell'uso de' veri amici108 », cette douceur propre à la fréquentation des véritables amis, qu'il opposait à la violence dévastatrice des passions amoureuses. C'était là une conception largement accueillie dans les milieux humanistes où l'on considérait l'amitié entre savants comme l'accomplissement de la communion des esprits. Ce lien était naturellement partagé entre ceux qui s'occupaient des studia humanitatis, plongés dans un litteratissimum otium. Comme les concepts de gloria et de fama, l'amitié faisait partie d'un ensemble de valeurs communes aux lettrés humanistes et aussi d'un « système de rapports pratiques destiné à fonder et à rendre possible une activité intellectuelle autonome, même en dehors du cadre des rapports, au sens strict, des lettrés avec le pouvoir »109. Ainsi conçu, ce lien affleure souvent dans certaines des dédicaces des œuvres latines d'Alberti, où l'auteur s'adresse directement à son ami et destinataire comme, notamment, dans les praemia du livre I, II et IV des Intercenali, ou encore dans l'épître qui ouvre le recueil des Apologi.
62Dans la perspective familiale, cette position idéale est confrontée à des questions plus concrètes et problématiques. Le point de vue réaliste est encore une fois défendu par Adovardo. Ce dernier ne refuse pas le modèle d'amitié proposé par Lionardo, mais il l'"actualise", il intervient pour compléter l'approche excessivement théorique de son jeune interlocuteur qui exalte cette union parfaite entre esprits élus. Adovardo va ainsi déplacer le discours vers l'amitié "politique". Selon ce personnage, une union qui se fonde sur la vertu et qui est régie par l'honnêteté, une fois confrontée à la réalité, montre sa rareté et sa fragilité. Dès le début de leur discussion il reproche à Lionardo son idéalisme en des termes un peu ironiques :
Nam et quelle utilité y-a-t-il dans la vie à savoir convaincre, en discutant, que seule l'amitié honnête se maintient durablement et perpétuellement, bien plus que l’amitié qui repose sur l'utilité ou sur le plaisir ? Trouverai-je un plus grand nombre d'amis, quand le philosophe Pythagore m'aura convaincu que tout doit être partagé par des amis qui s'aiment ? Vais-je croire que je serai aimé avec plus de foi et de fidélité, quand Zénon, tel autre, ou le philosophe Aristote m'auront convaincu que l'ami, comme répondit Zénon quand on l'interrogea, est presque un autre soi-même, à savoir, comme répondit Aristote, que l'amitié possède deux corps et une âme ?110.
63Cette distinction entre amitié noble et amitié utilitaire, qu'Adovardo s'apprête à souligner en dénonçant l'idéalisme de Lionardo, avait été formulée par Aristote qui distinguait trois sortes d'amitiés unissant les hommes, dont les prémisses respectives sont : le bien, l'agréable, l'utile. L'amitié qui se fonde sur l'utile est, bien sûr, la moins noble, parce qu'elle lie les individus uniquement en vue de leur intérêt personnel111. Or, malheureusement, c'est bien l'amitié fondée sur futilité qui, dans la vie, est la plus courante. C'est donc cet aspect qu'Adovardo estime nécessaire d'étudier, d'autant que c'est elle qui régit les relations sociales de la famille elle-même. Le réel fait ainsi irruption avec tout le poids des exigences et des pressions que la cité exerce sur les individus et sur les familles. On assiste alors au dépassement de l'amitié des lettrés, fondée sur la vertu, au profit de l'amitié "politique" qui se pratique dans la rude et perverse réalité. Dès lors, ce lien est envisagé comme une sorte de bien marchand112. C'est pourquoi Adovardo reproche à Lionardo son idéalisme excessif, qu'il attribue à un manque d'expérience de ce dernier et à son savoir livresque, insuffisant pour comprendre véritablement les lois de la société et la malice humaine. C'était là une position presque subversive dans sa grande nouveauté. Et voilà que la cité devient un lieu d'apprentissage car elle permet le commerce des hommes, nous dévoilant leur véritable nature et conditionnant ainsi tout comportement social113. Adovardo s'applique alors à illustrer toutes les contraintes, les subtilités, les fictions nécessaires pour s'attirer la bienveillance et l'amitié des autres citoyens. Son discours s'étend sur plusieurs pages où il déploie parfois une grande véhémence oratoire qui se traduit par de longues énumérations :
Je compris combien il était utile, pour être ainsi recherché, de savoir se montrer honnête, modeste, aimable, affable, gai, modéré, serviable, facile et aussi courageux et constant, d'être connu pour sa rénommée et sa bonne réputation. (...) J'appris que la générosité, la déférence, la munificence, la gratitude, la loyauté, la dévotion, la ferme espérance et l'attente confiante que tout le monde manifeste à notre égard, sont d'excellents médiateurs de l'amitié. Et je compris qu'il nous fallait beaucoup d'habileté, d'esprit, d'expérience et une non moins grande prudence, pour se concilier les cœurs des hommes qui sont, plus que toute autre chose, changeants, superficiels, prêts à suivre chaque impulsion vers laquelle ils sont poussés ; la moindre étincelle enflamme une haine immense, le moindre rayon de vertu les éblouit et les conduit à nous aimer114.
64A la volubilité, à l'imprévisible tendance à l'aversion des hommes, il faut opposer une extrême capacité d'adaptation afin de capter les bonnes grâces des individus avec lesquels on partage la vie dans la cité. Ce sombre jugement qu'Adovardo porte sur ses semblables est loin de constituer un exemple isolé à l'intérieur de l'œuvre d'Alberti. C'est bien ce ton pessimiste, lequel peut cependant coexister avec une volonté fermement constructive, qui rend la réflexion de l'auteur si fuyante. L'opportunisme qui pointe à travers les conseils d'Adovardo éloigne ce discours des règles d'amitié et d'amabilité souhaitées par Aristote et Cicéron ; il anticipe plutôt les préceptes que le vieil « idiota » de Della Casa donnera à son jeune disciple afin de lui apprendre l'art de s'affirmer dans une société obéissant aux règles de la mondanité115. Il faut savoir comprendre, flatter, rendre service, s'éloigner au bon moment. Il s'agit là d'un art fait d'habileté et de savoir vivre qu'Adovardo, à la fin du livre, synthétise au moyen d'une comparaison bien éloquente : « Et, comme Alcibiade savait le faire, disait-on, ainsi nous imiterons le caméléon, dont on dit que c'est un animal qui change de couleur, adoptant celle qui lui est proche »116. Cette exhortation à passer maître dans l'art de la dissimulation sera largement développée par Momus. Ce dernier, après avoir été rappelé de son exil par Zeus, décide d'adopter un nouveau comportement pour acquérir la faveur des dieux. Sa nouvelle tactique consistera à dissimuler soigneusement sa véritable nature pour se montrer « lenem affabilemque », doux et affable. Cette bonne résolution s'accompagne d'une longue réflexion sur la meilleure manière de se mouvoir « intra multitudinem atque in negotio »117. Le long discours de Momus est parfois très proche de celui tenu par Adovardo ; ce dieu drôle et énigmatique préconise une politique relationnelle fondée sur l'art de la simulation et de la dissimulation, qui permet de s'adapter aux circonstances, de prévenir d'éventuelles inimitiés et de se préparer à frapper sournoisement avant les autres. Dans ce texte, où toute la narration s'articule en vue d'une dénonciation ironique de la société des hommes, le protagoniste se dit convaincu que, « simulando atque dissimulando », on peut parvenir à revêtir le masque de la bonté et de l'honnêteté tout en cachant des intentions bien plus blâmables. Quelle autre arme serait plus efficace pour triompher, ou même exister, dans un monde où règnent la fiction et la perversion ?118
65Dans le Momus, où l'ironie sert à dénoncer la négativité du réel, le discours du dieu n'est pas modéré par une proposition plus nuancée et est présenté comme la seule possibilité de succès à l'intérieur d'un univers chaotique. En revanche, dans d'autres textes, cet éloge de la simulation émerge presque uniquement en réponse aux attaques provenant de l'extérieur. Ainsi, dans le Profugiorum ab aerumna, Agnolo Pandolfini affirme que rester indifférent ou feindre l'indifférence face aux vexations des autres hommes est un des moyens pour parvenir à l'auto-contrôle stoïque :
Tu as entendu de la bouche de qui te hait la morsure des mots. Tu as vu cet insolent t'injurier. Toi, décide de le supporter, ou du moins de simuler que tu le supportes. (...) Ce sera dans ce cas une excellente simulation que d'imiter celui qui ne se trouble ni ne s'émeut119.
66Art de défense ou d'attaque, la simulation sert à voiler ses propres sentiments afin de découvrir ceux des autres. La frontière entre le bien et le mal devient floue : seules les circonstances particulières parviennent à la délimiter. Ainsi, dans la perspective du De familia, l'éloge du camaleontismo tissé par Adovardo se justifie en tant que pratique sociale imposée de l'extérieur grâce à laquelle on peut, à la fois, conquérir des amitiés et éviter des inimitiés. Au-delà de l'idéal de vertu et de rectitude, l'individu est contraint de se plier aux impératifs qu'impose la vie dans la cité et, suivant l'exemple du caméléon, il doit passer maître dans ce jeu qui fait alterner fiction et vérité.
67Encore une fois, l'attention qu’Alberti prête à ce sujet, dans le cadre de son dialogue sur la famille, était motivée par des impératifs bien réels. Pour un Florentin du XVe siècle et pour la prospérité de sa lignée, il était indispensable de s'entourer du plus grand nombre possible d'amis et d'alliés : « Les amis sont un vivier d'intermédiaires obligeants, de prêteurs ou de garants de prêts désintéressés et parfois d'arbitres dans les accords à l'amiable, de parrains, enfin, pour les enfants »120. Giannozzo avait lui aussi rappelé l'importance de cette politique familiale. À l'intérieur d'une cité où l'autorité de l'État était remplacée par la puissance des familles et des clans, il était vital, « per più conservare sé stessi », pour mieux se préserver, comme l'idarca l'affirmera plus tard, d'établir un réseau d'amitiés solides.
68Les amis constituaient une forme de prolongement du pouvoir familial. Ils étaient utiles pour écarter les inimitiés qui pouvaient, à tout moment, se transformer en véritables forces ennemies, responsables de terribles vengeances pouvant revêtir les aspects les plus divers. C'était là une plaie sociale dont les Alberti avaient connu la violence et dont Leon Battista semble fort conscient puisqu'il condamne ouvertement la vengeance et prône sans cesse la modération, la réflexion et l'indifférence, aussi bien dans le Theogenius que dans le Profugiorum ab aerumna ou le De iciarchia121. D'une manière générale, la vengeance contre laquelle prêche longuement Agnolo Pandolfini faisait partie, depuis le Moyen Age, des règles sociales. Les lois ne l'interdisaient pas mais elles se bornaient à empêcher la vendetta traversa, c'est-à-dire dirigée contre les parents de l'offensore. Se venger était considéré non seulement comme un droit, mais comme une obligation morale qui, lorsqu'elle n'était pas accomplie par l'offensé lui-même était transmise à ses héritiers. Elle concernait donc le plus souvent des familles entières, les entraînant dans des luttes longues et sanglantes, troublant ainsi l'ordre social. Les moindres précautions étaient loin d'être excessives dans une cité où les rivalités entre les grandes familles constituaient une pressante et menaçante réalité. À ce titre, le témoignage, entre autres, de Bonaccorso Pitti est significatif. Rentré à Florence après avoir fait fortune en sillonnant l'Europe, Bonaccorso raconte dans ses mémoires les conflits qui opposèrent sa famille à celles des Corbizzi et des Ricasoli, dont il avait dû absolument triompher afin d'assurer la sauvergarde de sa vie, de sa fortune et de sa propre lignée122.
69Simples prétextes ou réponses à une réelle provocation, les raisons qui déchaînaient les inimitiés pouvaient être multiples. On l'a vu, notre auteur déplorait l'envie dont lui-même avait beaucoup souffert. L'envie représentait en effet un danger des plus redoutables dont les manifestations et les retentissements pouvaient prendre les formes les plus diverses et pernicieuses. Les Alberti connaissaient le prix à payer lorsqu'on se heurtait à l'hostilité des factions adverses et Leon Battista avait, lui aussi, une triste expérience des calomnies de ses ennemis dictées par l'« invidia, malorum inter mortales culmen123 », l'envie, le pire des maux parmi les mortels. Le critère de l'expérience, si fortement revendiqué par Adovardo, aboutit à la constatation de la nécessité de développer une extrême capacité d'adaptation capable de protéger la stabilité du groupe ou de l'individu. Ainsi, il sert aussi bien à nuancer l'idéalisme de Lionardo qu'à définir une politique familiale qui tend à établir, en vue de son prestige et de sa protection, un solide réseau de clientèle. Celui-ci va du sommet de la hiérarchie jusqu'aux franges sociales les plus larges, de manière à garantir le pouvoir de la famille à l'intérieur de la cité :
Pour conclure très brièvement ce sujet, voici donc ce que je pense : il est très utile d'avoir pour amis les hommes riches et fort puissants, non pas tant pour qu'ils nous fassent bénéficier de leurs richesses et de leur grandeur, mais aussi, comme l'expérience me l'a prouvé – car je me suis toujours efforcé de devenir un familier des citoyens éminents, dans toutes les villes où j'ai séjourné –, parce qu’ils font affluer vers toi les habitants moins nobles, d'un rang inférieur. En effet, ceux-ci s'appliquent, avec bienveillance et respect, à honorer et applaudir celui auquel leur supérieur fait bonne figure et prête une oreille attentive124.
70L'établissement d'un système relationnel reliant la famille et ses membres à la cité suit une trajectoire verticale qui n'évolue cependant pas de manière linéaire, puisque l'amitié des « fortunati e possenti uomini » n'est pas recherchée uniquement pour elle-même, mais aussi parce qu'elle permet de gagner l'adhésion des inférieurs. Dans la Florence du début du XVe siècle, les relations sociales et politiques étaient toujours très complexes et variablement influencées par plusieurs facteurs ; l'évaluation des différentes positions et des dégrés d'amitié constituait un moment fondamental dans l'éducation d'un Florentin125. C'est pourquoi, lorsqu'il s'intéresse à la famille, Alberti donne à ce sujet une place de choix et va jusqu'à évoquer, sans pour autant les théoriser, d'autres composantes du réseau d'obligés de la casa : les domestiques, les employés et, surtout, les voisins. Ces derniers semblent particulièrement importants à ses yeux. Les avantages offerts par un bon voisinage avaient été soulignés par Giannozzo qui en avait fait un des critères à prendre en compte au moment de l'achat d'une maison126. Dans le petit opuscule Villa, les voisins sont présentés comme un véritable alter ego et sont même assimilés à des parents127.
71Pour en revenir au De familia, il faut ajouter que, si les interventions pragmatiques d'Adovardo se trouvent justifiées d'un point de vue historique, sa position ne reste pas confinée dans une didactique fidèle à un réalisme cynique. En effet, le discours de ce personnage glisse également vers la recherche d'une amitié parfaite et va jusqu'à récupérer non seulement les arguments des lettrés défendus par Lionardo, mais aussi la technique oratoire qui sert à les exposer128. Ainsi le dialogue du livre IV entre ces deux interlocuteurs met-il en place une double stratégie qui parvient à intégrer les deux points de vue : idéaliste et réaliste. L'accent mis par Adovardo sur la simplicité et le pragmatisme, au détriment du discours savant, permet d'ôter à ce dernier son caractère abstrait et théorique pour ensuite le récupérer afin de corriger le cynisme égoïste des pratiques sociales.
72Grâce aux possibilités offertes par le dialogue, on est devant deux positions qui, apparement inconciliables au départ, finissent ensuite par être complémentaires. L'amitié idéale qui unit les sages et qui est exaltée par Lionardo peut nuancer positivement les affirmations d'Adovardo. La position du premier n'est pas rejetée : elle est simplement confrontée aux exigences plus immédiatement pratiques imposées par la politique familiale à l'intérieur de la cité. Or, si le discours d'Adovardo reste empreint de méfiance, soulignant ainsi l'antagonisme qui existe entre la famille et les individus extérieurs à elle, il était important de lui opposer un projet idéal fondé sur la vertu et l'affectivité, susceptible de tempérer ce réalisme nécessairement pessimiste en vue d'un éventuel rapprochement de tous les hommes qui partagent une même civitas. Le débat entre Lionardo et Adovardo révèle le glissement d'Alberti de l'idéal au réel, et du réel à l'idéal, dans une tentative de ne jamais exclure ni l'un ni l’autre. La position de Lionardo sert ici de guide à l'autre interlocuteur qui représente le monde de la vie quotidienne. Mais c'est à l'iciarca que reviendra le soin de recueillir ce discours à plusieurs voix du De familia, pour lui rendre enfin son unité. Prêchant la patience et la tolérance au milieu des litiges et des désirs de vengeance, Battista parvient à effacer, du moins théoriquement, la contradiction entre amitié utile et amitié idéale129.
73Au sein même du discours sur l'amitié, l'écart qui existe entre la famille et la cité n'est pas comblé. La cité reste dans une position subordonnée, mais elle impose ses contraintes et continue d'être une présence nécessaire dont on doit utiliser les composantes avec précaution. Cependant cette réflexion sur l'amitié marque une sorte de progrès : elle laisse entrevoir la possibilité d'une relation qui irait au-delà des intérêts et des hostilités personnelles.
74L'amitié n'est qu'un aspect des rapports que la famille entretient avec l'extérieur. Une autre facette, d'une aussi grande portée, concerne le pouvoir, et donc la participation de la famille et de ses membres à la vie politique. Tout au long de son œuvre, Alberti reste à ce propos très circonspect et toujours allusif. Fort éloigné du "réalisme" politique que théorisera Machiavel, l'humaniste jette sur le théâtre du jeu politique un regard désenchanté sans pour autant renoncer à apporter l'espoir d'une recomposition harmonieuse d'un monde déchiré par les intérêts et les ambitions. Les contradictions du réel se reflètent dans sa pensée qui, réagissant à la négativité du monde, va jusqu'à se parer des formes d'une lointaine utopie.
VI. De la respublica à la cour : le regard du moraliste
75La réflexion politique d'Alberti est marquée par la même diversité qui caractérise l'ensemble de son œuvre. Notre auteur se montre constamment partagé entre le sentiment des devoirs qui incombent à tout homme vivant en société et le désir de rester en retrait, loin de la cupidité, de l'hypocrisie et des dangers qui bouleversent la scène politique. De là, cette dichotomie, déjà soulignée, qui se traduit, entre autres choses, par l'utilisation alternative de termes comme « patria » et « stato » ; de là aussi la difficulté de cerner la pensée de Leon Battista, qui reste, à ce sujet, fort ambiguë et d'autant plus obscure qu'il évite de se référer clairement à la réalité historique. Cette ambiguïté est emblématiquement représentée par la réponse que, dans l'intercenale Fatum et Fortuna, les ombres de l'au-delà donnent au philosophe qui leur demande comment traverser la vie : faut-il partager les risques avec les autres hommes ou bien rester tout seul accroché à une planche, en dédaignant les grands navires où ils se rassemblent ?
Maximus quisque animus vel minimam naviculam potius quant privatam aliquam tabulant affectabit: sed pacatum ac liberum ingenium non iniuria eos ingentes labores, eaque assidua et maxima navicularum pericula longe aufugiet. Adde quod his, qui domestica re contenti sunt, ineptia multitudinis et publici eiusmodi tumultus gravissimi sunt: tum etiam inter ignavam plebem aequum ordinem, decus, quietemque, atque dulce otium servare durum sane difficilique est130.
76Il est méritoire de vivre activement au milieu de la cité, mais un esprit libre et serein choisira l'otium, loin du tracas des villes et du commerce des hommes. Si l'on se place dans la perspective d'Alberti, un tel choix rejoint celui que le savant doit opérer entre la vie active et la vie contemplative. Cette double solution témoigne de la perplexité civile et politique de l'auteur qui laisse coexister deux positions antinomiques et également valables à l'intérieur d'horizons différents. En ce sens, on peut à juste titre conclure avec G. Sasso que les termes en désaccord s'avèrent « piuttosto paralleli che incidenti l'uno sull'altro131 ».
77Un dilemme qui se posait également lorsque cette question se présentait à la famille. Alors que, par exemple, dans le discours de Matteo Palmieri, le privé doit s’effacer derrière l'intérêt public, Leon Battista ne tranche pas. L'amère expérience de la vie politique que les Alberti avaient vécue a en partie dicté la condamnation des « statuali », que l'auteur prête à Giannozzo ; mais en retour, la volonté, l'exigence de jouer dans la ville un rôle actif, tout en accomplissant son devoir moral, motivait certainement les oppositions formulées par Lionardo. Celui-ci non seulement illustre les devoirs d'un bon citoyen, lequel ne doit pas se retrancher dans le calme de ses affaires privées, mais il va plus loin en encourageant les jeunes gens à patienter, à attendre le moment opportun pour obtenir leur place dans la vie politique de la cité ; « aspettiamo la stagione sua », attendons le bon moment, dit-il en s'adressant à Battista et à Carlo. Comme le fait remarquer M. Marietti, Lionardo et Giannozzo s'accordent dans l'âpre critique du pouvoir oligarchique, encore en place en 1421 – à savoir à la date fictive du dialogue –, dont Alberti feint, par le biais de son personnage, de prévoir la fin proche132. Nous l'avons déjà rappelé, les deux interlocuteurs considèrent comme prioritaire la préservation de l'intérêt familial. Mais pour Giannozzo, cela signifie fermer la famille à la vie politique, alors que Lionardo, qui semble ici se faire l'interprète du rêve humaniste d'Alberti, soutient que le bonheur de la famille est fonction de celui de la cité : le bon citoyen ne peut pas se contenter de la paix et de la prospérité domestiques, mais il doit veiller aussi à celle des autres car : « on ne pourra efficacement préserver ces républiques, où tous les hommes de bien ne se préoccupent que de leurs affaires privées133 ». À travers les mots de Lionardo s'accomplit cette correspondance entre famille et cité théoriquement recherchée par l'auteur.
78Cependant, ce personnage n'est pas le seul du dialogue et il ne détient pas le privilège absolu d'une parole qui incarnerait une vérité unique et définitive. Ainsi, dans le De familia, il est confronté à Giannozzo et, dans d'autres textes, sa position n'est pas reprise par d'autres personnages qui, au contraire, se prononcent souvent en faveur d'une existence solitaire et comblée par l'étude. Dans le Theogenius, Genipatro, retranché dans la paix de son exil, dénonce l'ingratitude dont souffrent les hommes honnêtes qui choisissent d'agir pour le bien public et deviennent les victimes de la méchanceté d'un seul ou de la stupidité passionnelle de la « moltitudine » qui est « faible, instable, changeante, légère, futile, bestiale, paresseuse, ne suit que l'erreur, est toujours ennemie de la raison et ne porte que des jugements corrompus134 ». Cette sombre appréciation du peuple, dans son acception la plus large, s'étend implicitement à ceux qui le gouvernent et dont la funeste corruption semble être à la fois la cause et l'effet d'une perversion plus générale. Ainsi Genipatro se félicite-t-il encore d'avoir été exclu du nombre de ces « rapacissimi, invidissimi e immanissimi », de ces hommes terriblement rapaces, envieux, cruels, qui ont toujours detesté sa propre « astinenza e modestia135 », retenue et modération. Dans le Profugiorum ab aerumna, Agnolo Pandolfini se soustrait aux deux citoyens qui étaient venus réclamer sa présence au « palagio ». Cette prise de position symbolise un éloignement volontaire de la scène politique qui, sans être définitif, se justifie par l'impossibilité d'œuvrer sans contraintes pour le bien de l'État. C'est dans les hautes sphères du pouvoir que, selon ce personnage, les hommes « nati per essere modesti, mansueti e trattevoli », nés pour être modérés, doux, conciliants, révèlent toute l'avidité agressive de leur nature136. Bien que l'on connaisse approximativement la date de composition de ces deux dialogues (1440 pour le Theogenius et 1441-42 pour le Profugiorum ab aerumna), il est difficile de déterminer, à cause du caractère allusif des invectives de Genipatro et de Pandolfini, les liens qui pourraient éventuellement relier ces discours à une situation politique bien précise137.
79Quoi qu'il en soit, à la lecture des œuvres d'Alberti, une seule constatation s'impose, à peine nuancée selon les textes : le pouvoir en place est toujours déclaré corrompu. C'est pourquoi, la famille doit s'en tenir à l'écart, même si elle se voit ainsi obligée de négliger ses devoirs civiques. L'époque mythique au cours de laquelle « patria » et « famiglia » auraient vécu dans une entente parfaite, lorsque seuls les hommes bons et sages auraient exercé le pouvoir, si elle a existé, est désormais révolue, elle appartient au XIVe siècle, à l'âge d'or de la « famiglia Alberta ».
80Ainsi, on chercherait en vain chez Alberti des pages glorifiant la libertas florentine, comme celles, enflammées, de l'invectiva in Antonium Luscum de Salutati ou de la Laudatio florentinae urbis de Bruni, alors qu'on trouve dans les écrits de cet "exilé existentiel" quelques éloges rares, mais significatifs, d'une sorte de cosmopolitisme :
Aime ta patrie, dit-on, aime les tiens, en leur faisant autant de bien qu'ils le désirent. Mais, on dit aussi que la patrie de l'homme est le monde entier et, quel que soit le lieu où il s'établira, le sage le fera sien ; il ne fuira pas sa patrie mais il en adoptera une autre, et il y aura assez de bien pour lui là où il n'y aura pas de mal, et il évitera toujours d'être un poids pour lui-même138.
81Il est indéniable que dans ce passage du Profugiorum ab aerumna, dont le titre annonce conjointement les « tribulations et l'éloignement » et où Alberti reprend le mythe d'un Ulysse « méprisé et malheureux de retour à Itaque139 », affleure le souvenir d'une expérience personnelle. Ce rêve cosmopolite laisse entrevoir, non seulement la marque de l'exil dont souffrirent les Alberti et dont l'injustice est violemment dénoncée dès le début du De familia140, mais aussi l'aventure biographique de Leon Battista lui-même. Né à Gênes, loin de Florence à laquelle il reste néanmoins profondément attaché, notre auteur partage sa jeunesse entre Venise, Padoue et Bologne, « Leon Battista se trouve toujours ailleurs que là où il devrait être (et où, à la limite, il feint ou s'efforce de demeurer)141 ». Cependant, quelle qu'ait été la genèse d'un tel idéal, cette perspective cosmopolite témoigne de deux positions paradoxales seulement en apparence. En effet, d'une part Alberti s'éloigne ainsi temporairement d'un horizon municipal, ouvrant son discours sur une réalité plus étendue, et, d'autre part, cette ouverture dissout les limites d'une réalité historique bien circonscrite, trahissant la tentation, déjà soulignée, du retrait, du désengagement politique.
82Dans un contexte différent, l'hostilité à l'égard de l'exercice du pouvoir ressort aussi du récit de l'expérience courtisane de Piero Alberti du récit de ses séjours, de 1400 jusqu'à environ 1414, auprès de différents seigneurs et princes : Jean Galéas Visconti, l'antipape Jean XXIII et Ladislas roi de Naples. Il est intéressant de remarquer qu'aussi bien le duc de Milan que le roi de Naples, étaient, au moment où se déroulait l'expérience de Piero, des ennemis de la République de Florence, mais que, dans sa narration, ce personnage n'y fait aucune allusion. On peut supposer que ce silence révèle une prise de distance par rapport au gouvernement florentin de l'époque, dont Leon Battista, au nom des Alberti, se dissocie ainsi implicitement. Quoi qu'il en soit, dans l'intervention de Piero le sujet pris en considération, la vie à la Cour, laisse au premier abord s'estomper la perspective familiale en faveur de la réussite individuelle142. Cette sorte de détour à l'intérieur d'un monde que tous les interlocuteurs s'accordent à juger hypocrite et corrompu143, apparemment aussi éloigné que possible de l'institution familiale telle que l'auteur nous l'a laissée envisager au cours des trois livres précédents, surprend le lecteur. La perplexité augmente si l'on songe aux qualités que le récit de Piero fait ressortir comme étant les plus aptes à s'attirer la bienveillance des seigneurs. Il ne s'agit plus de faire preuve de vertu par son honnêteté, sa volonté et sa culture, qualités qui ne semblent guère appréciés dans le monde de la Cour ; ce qui prime c'est la ruse, la flatterie, l'habileté à savoir promptement satisfaire le bon plaisir du prince144 Pourquoi donc avoir inséré dans ce texte cet aperçu de la vie à la Cour ? Il faut rappeler que cette quatrième partie du dialogue fut ajoutée presque certainement autour de 1437145. Le sens aigu des exigences du réel a certainement poussé Alberti à prendre en considération l'évolution historique qui, comme le font remarquer R. Romano et A. Tenenti, voit l'affirmation progressive du pouvoir princier au détriment du régime oligarchique146. Tout en faisant observer que, dans ce quatrième livre, la réflexion sur le monde courtisan reste confinée dans un domaine empirique, G. Gorni souligne aussi de manière suggestive la présence de l'histoire : « Mais le prince et sa cour ont désormais assiégé la famille, dans l'espace du livre comme dans celui de l'histoire147 ». Dès le retour de Côme, en 1434, Florence – même si elle gardait un régime républicain – avait vu se consolider le pouvoir des Médicis, dont Alberti était proche au moment de la rédaction du livre IV148. Par ailleurs, Leon Battista avait longuement fréquenté le monde de la Cour, tant à Rome qu'à Ferrare auprès des Este, et encore auprès des Gonzague et des Malatesta ; à l'occasion de ces séjours ils s'était lié d'amitié avec les différents princes. L'évolution historique dont il était témoin et sa propre expérience peuvent donc laisser supposer qu'il a ressenti la nécessité de traiter le sujet de la vie à la Cour, devenue une pressante réalité.
83Mais cela ne suffit peut-être pas à expliquer l'adjonction de ce livre à un dialogue sur la famille. Outre ces raisons d'ordre historique et personnel, l'expérience de Piero vient compléter l'analyse du thème de l'amitié, envisagé suivant une perspective individuelle et collective, même si l'auteur doit ainsi parfois s'éloigner de l'espace familial et citadin. Mais, s'il s'éloigne de l'espace familial, il ne l'abandonne pas. En effet, au-delà des circonstances historiques particulières, contemporaines de la rédaction de ce texte, l'expérience de l'exil subie par les Alberti avait certainement rendu évidente la nécessité de bénéficier de la protection des seigneurs auprès desquels on pouvait être obligé de se réfugier pour sauvegarder le salut et la puissance de la famille. D'ailleurs, par rapport aux livres précédents, l'institution familiale occupe, il est vrai, une place secondaire, mais son imposante présence se fait néanmoins sentir derrière le personnage de Piero, soutenu dans son entreprise par le prestige du nom qu'il porte et par la richesse de la lignée à laquelle il appartient. Dans le discours de Piero la famille fait aussi une apparition "masquée" dans le cadre d'une politique courtisane concernant la quête et la redistribution des faveurs. Ce personnage déclare en effet avoir voulu conquérir l'amitié des puissants afin de contribuer au prestige de la famille149. Celle-ci est à l'origine de ces faveurs, grâce à sa renommée, et elle est aussi la destinataire finale des privilèges obtenus. Quelques pages plus loin, en racontant son séjour auprès de Ladislas, Piero exclut en outre la possibilité de faire bénéficier des étrangers de ses amitiés haut-placées, au nom d'une sorte de prudence qui exige de ne pas "parrainer" des individus dont il faudrait ensuite rendre compte150. Il reste que Piero exalte un savoir-faire et des qualités qui s'inscrivent sous le signe de l'opportunisme, en contradiction avec les idéaux de la morale albertienne. Or, à la réflexion, comme le « caméléon », ce personnage ne fait qu'adapter son comportement à la situation extérieure et, s'il exalte son habileté rusée, il ne cache pas les durs inconvénients liés à ce genre de vie, qui prive l'individu de toute liberté et de toute intimité. Lorsqu'il dénonce cet « incommodo molestissimo », ce désagrément très pénible, cette « molestia gravissima », cet ennui très pesant, il souligne la nature cruellement capricieuse qui domine le seigneur,
(...) la moindre erreur, un seul mot – et vous, lettrés, vous avez infiniment d'exemples écrits à ce sujet –, ou même un seul regard, a pu faire que le seigneur s'est pris d'une haine funeste pour celui qu'auparavant il aimait beaucoup151.
84Il faut se méfier des hommes à qui la peur de perdre leur pouvoir, ou l'ivresse que celui-ci apporte, ont ôté la raison. Malgré l'éloge que Piero fait, au début de son récit, de Jean Galéas Visconti, l'image du prince qui émerge de ces pages est une image négative. À travers la stigmatisation des vices propres à tous ceux qui détiennent un trop grand pouvoir, qui deviennent instables, avides, trop sensibles aux flatteries, Piero et les autres interlocuteurs, tracent, entre les lignes, le portrait du prince corrompu. Par ce procédé, qui fonctionne comme une sorte de contre-exemple, Alberti anticipe presque la théorisation du bon prince que l'iciarca énoncera bien des années plus tard. Dans le De familia, avec la force propre au récit d'une expérience vécue, c’est seulement à travers un processus de renversement que commence à se dégager une figure idéale dont notre humaniste ne veut pas, ou ne peut pas encore parler dans cette œuvre. Ainsi interrogé par Lionardo qui demande comment un prince peut se faire aimer, Adovardo réplique, « Adunque, domani vi satisferò ». Sur cette promesse, qui remet la réponse à un temps indéfini, se termine emblématiquement le dialogue.
85La méfiance envers l'exercice du pouvoir creuse l'écart entre l'institution familiale cimentée par le sang et par l'amour, et la cité dont la solidarité entre les membres n'est garantie, d'abord, que par le besoin et, ensuite, par les intérêts individuels. L'exemple négatif du seigneur tel qu'il se dessine dans le De familia peut paraître éloigné d'une éventuelle adhésion de l'auteur à une solution princière. Cependant, vers la fin de sa vie, Alberti parvient à une nouvelle thèse, certainement utopique mais clairement énoncée, qui pourrait peut-être enfin réaliser le rêve, jamais abandonné, de voir la famille et la cité comme deux entités équivalentes. Cette entente devrait, théoriquement, s'accomplir grâce au gouvernement d'un bon prince. Sous son autorité sage et juste se reproduiraient, au niveau de la cité, la même cohésion et la même hiérarchie qui font la puissance d'une famille soumise au pouvoir éclairé du père.
86Le développement de cet éventuel cheminement d'Alberti implique un changement de perspective important qui laisse progressivement disparaître la dimension familiale. À ce propos, l'évolution de sa pensée n'est pas linéaire et elle ne ressort pas clairement de ses œuvres qui révèlent, encore une fois, une attitude conflictuelle. Entre le point de vue que l'auteur exprime dans le livre IV du De familia et la théorisation du bon prince du De iciarchia, d'autres écrits, comme le livre X des Intercenali ou encore le Momus, nous offrent des images bien antinomiques152. Aux difficultés d'interprétation propres à ces ouvrages latins viennent s'ajouter les problèmes de datation, ce qui représente une lacune particulièrement grave dans le cadre d'une analyse de la réflexion politique d'Alberti. On sait, par exemple, que le Momus était presque certainement achevé en 1450, mais on n'a pas de renseignements précis sur l'époque à laquelle Alberti aurait commencé à le rédiger. De même la date de composition du livre X du recueil des Intercenali153 – dans lequel l'auteur se penche sur l'organisation étatique –, est encore plus difficile à déterminer ; tout ce que l'on peut dire, c'est qu'il fut probablement composé avant 1439, 1440. En ce sens, il est peut-être chronologiquement proche du De familia comme tendrait à le prouver la morale qui émerge, par exemple, de Nebule et de Lacus.
87Dans Nebule la soif de pouvoir, non encadrée par des règles morales, est la cause de la ruine des États. Tout d'abord l'auteur constate qu'à l'origine du principat il y a la tendance belliqueuse propre aux peuples d'Italie. Les conflits que ceux-ci déchaînèrent, plongèrent leur terre dans une telle confusion que Zeus décida d'envoyer son messager Mercure. Ici commence la partie la plus intéressante du texte. À travers son récit métaphorique, Alberti condamne tous ceux qui, poussés par l'ambition, veulent obtenir le commandement suprême. Ainsi il nous présente le peuple des Nuages suppliant Mercure154, de leur donner un roi et une patrie où pouvoir arrêter leur course vagabonde. Les Nuages rappellent à ce dieu la raison des luttes qui ravagent le monde : la force dévastatrice de la déesse Ambition155. Zeus cédera à la requête des Nuages, mais très vite l'arrogance des quelques prétendants à la couronne royale fit peur aux habitants de l'Olympe eux-mêmes. Le dieu fit alors échouer ce projet qui avait évéillé des passions si funestes craignant que, si les Nuages avaient pu se rassembler autour d'un roi, leur propre ambition les auraient conduits à attaquer les « astra, lunam, solemque ipsum156 ». L'ambition se déchaîne avec une violence toute particulière, attisée par l'appât du pouvoir. Apparaît ici en filigrane la réprobation pour un mode de gouvernement qui concentre abusivement ce même pouvoir entre les mains d'un seul homme.
88Encore plus explicite est la morale de Lacus. Dans le calme paisible d'un petit lac, poissons et grenouilles vivaient « incredibilis animorum et voluntatum publicis privatisque in rebus consensus157 ». Mais tout ce petit monde va être bouleversé par l'ambition des poissons qui voulurent établir une nouvelle loi, désireux de partager leurs domaines respectifs158. Afin de rétablir un ordre qu'eux-mêmes avaient troublé, les poissons s'adressèrent à un serpent et les grenouilles invoquèrent alors l'aide d'une loutre. La loutre et le serpent asservirent complètement les habitants du lac qui seront obliger de se reconcilier pour se libérer des tyrans qu'ils s'étaient eux-mêmes imposés :
Quam quidem consuetudinem in hanc usque diem, quantum videre licet, sancte et inviolate observant ; incultam quidem libertatem quam ornatissimam servitutem commodiorem esse pro vetere a suis maioribus accepto more versibus decantant159.
89Cette longue fable politique trahit la nostalgie albertienne d’un temps mythique et révolu où la paix et la liberté étaient sereinement acquises et maintenues par la sagesse des anciens. Mais Lacus est aussi une allusion transparente à la progessive affirmation, en Italie, du pouvoir seigneurial, à une époque où on pensait pouvoir surmonter les divergences intestines en investissant du commandement suprême quelque advena rex qui, au lieu de la paix souhaitée, supprimait toutes les libertés160.
90Le scepticisme politique qui pointe dans ces Intercenali trouve son développement extrême dans la féroce satire du Momus. Sur un monde boulerversé par la confusion et la stupidité, dévoilées par l'action subversive du protagoniste Momus, règne, à juste titre, le prince le plus incapable, Zeus. Difficile – à moins d'adopter une sorte d'interprétation oblique – de suivre au fil des pages l'itinéraire de la formation du bon prince que l'auteur avait annoncée dans le Prologue161. Cette ironique et cinglante dénonciation de la perversion du monde – où même la cohérence interne du récit est annulée à travers une séquence de fables mythologiques qui renvoient à une réalité "autre"162 – dessine l'image d'une espèce d'"anti-prince", véritable contre-exemple du gouvernement d'un sage. Comme le suggère G. Gorni, le caractère fragmentaire de l'histoire du Momus autorise une analyse ponctuelle de certains passages de ce texte. Ainsi, au-delà de la signification des multiples épisodes qui constituent les quatre livres, on peut lire, concentrée dans la dernière page, la morale politique à laquelle aboutit cette imposante fresque allégorique. Avant d'être frappé par la punition divine qui, après sa mutilation et sa transformation en humus, le condamna à être enchaîné à un rocher au milieu de la mer, Momus avait rédigé une sorte de testament à l'intention de Zeus. Le contenu de ces tabellas n'est dévoilé au lecteur qu'à la fin de l'œuvre dont il représente la conclusion :
In tabellis ista continebantur: principem sic institutum esse oportere ut neque nihil agat neque omnia, et quae agat neque solus agat neque cum omnibus, et curet ne quis unus plurima neve qui plures nihil habeant rerum aut nihil possint. Bonis benefaciat etiam invitis, malos non afïïciat malis nisi invitus. Magis notabit quosque per ea quae pauci videant quam per ea quae in promptu sunt. Rebus novandis abstinebit, nisi multa nécessitas ad servandam imperii dignitatem cogat aut certissima spes praestetur ad augendam gloriam. In publicis prae se feret magnifkentiam, in privatis parsimonia sequetur. Contra voluptates pugnabit non minus quam contra hostes. Otium suis, sibi vero gloriam et gratiam artibus pacis potius quam armorum studiis parabit. Dignari se votis patietur et humiliorum indecentias ita feret moderate uti a minoribus suos pati fastus volet163.
91Le bon prince se définit ici en vertu des qualités morales qui doivent régir sa conduite : le sens de la medietas, de la justice et de la modération. Son pouvoir n'est pas absolu, mais doit être partagé au même titre que les charges et les devoirs qui lui incombent, afin de garantir la stabilité et l'équilibre du régime lui-même. Ce prince dévoué et équitable appartient au domaine de l'idéal. Alberti est en effet loin de tout souci de réalisme politique. Ses mots sont ceux du philosophe et du moraliste qui ordonne la réalité presque exclusivement en vertu de valeurs éthiques, les seules, à ses yeux, à pouvoir rendre possible la régénération d'un monde que Zeus, dans sa déraison, avait projeté de détruire et de reconstruire164. Cette conclusion du Momus ouvre une brèche dans les ténèbres de la folie humaine et rétablit in extremis la dialectique albertienne entre réalité et idéal, qui semblait avoir disparu de cet écrit allégorique165. Ainsi, le portrait caricatural du mauvais prince sert, en dernière instance, à formuler un projet moral plus que politique. Cet aboutissement avait d'ailleurs été anticipé au cours du livre II dans le cadre d'un soliloque de Momus. Réfléchissant à son expérience sur terre, pendant laquelle il avait cherché une activité qui aurait pu le satisfaire, il avait envisagé la possibilité de devenir roi. Ainsi, en essayant d'évaluer les difficultés qu'il devrait affronter, Momus était arrivé à la conclusion qu'il existait deux chemins, rapides et faciles, pour conquérir le pouvoir suprême :
(...) unam quidem, quae factionibus et conspirationibus muniatur, hanc teneri expilando, vexando, collabefactando, sternendoque quicquid tuis curriculis obiectum ad interpellandum offenderis, alteram vero ad imperium viam bonarum esse artium peritia, bonorumque morum cultu ac virtutum ornamentis deductam atque aptam, qua quidem te ita compares, ita exhibeas hominum generi oportet, ut te gratia et benivolentia dignum députent, unum te in suis adversis rebus adiré, tuis potissimum assuescere consiliis et stare sententiis condiscant166.
92Immédiatement après avoir laissé entrevoir la possibilité d'accéder au principat en empruntant la voie de la vertu et du savoir, Momus dénonce la « publicam et intolerabilem servitudem » liée à l'exercice du pouvoir et sa réflexion aboutit à l'éloge paradoxal du vagabond, développement extrême et parodique du stoïcisme albertien. Néanmoins, s'esquisse ici l'image d'un prince bon et juste, s'opposant à celle d'un tyran qui fonde son autorité sur la violence et les crimes ; cette image positive est comme une anticipation de la théorisation qui clôt le texte.
93On constate ainsi une évolution de la pensée politique d'Alberti, même si elle relève essentiellement d'un projet idéal en constante opposition avec la réalité de l'histoire. A. Tenenti retrouve dans le pessimisme politique qui accompagne la pensée de notre humaniste, un cheminement progressif qui le conduisit à accepter le pouvoir d'un prince167. Alors que dans le De familia, l'image du seigneur s'était profilée, à travers le récit de Piero, dans toute sa négativité, dans le De iciarchia, Battista trace une figure de prince idéal ayant tous les caractères de celle qui apparaît dans la dernière page du Momus. Il faut cependant préciser que dans son dernier dialogue, avant de livrer son projet utopique, Alberti laisse l'un de ses personnages, Niccolò, se faire l'interprète de la négativité du réel et rappeler la malhonnêteté et le tempérament fantasque des hommes qui exercent le pouvoir et contre lesquels s'était, dans un autre contexte, élevée la voix du vieux Giannozzo. Cette intervention de Niccolò permet à l'iciarca d'énumérer les trois principes qui conduisent l'homme, rebelle par nature, à se soumettre à une volonté supérieure : la loi, l'équité, l'amour168. Une fois établie la priorité de ces valeurs, qui garantissent et légitiment le pouvoir suprême loin de « l'obéissance servile de qui, par crainte ou par sottise, subit l'ineptie et les fastidieuses pédanteries des insolents169 », Battista va enfin pouvoir livrer sa définition du prince idéal. Toute sa construction repose sur une comparaison entre le fonctionnement de la famille et celui de la cité. À travers un subtil jeu de miroirs, il instaure une correspondance entre l'image du père et celle du prince :
Nous avons établi que le pouvoir du prince devait être de nature à diriger les hommes, et nous avons estimé que personne ne peut diriger un grand nombre d'hommes s'il ne sait traiter avec peu d'entre eux, et que le premier devoir est de savoir être maître de soi-même ; et nous avons étudié jusqu'ici la maîtrise de soi. Or, le gouvernement et la modération des autres se présentent de deux manières : dans un cas, ils s'exercent sur un grand nombre, comme pour celui qui serait choisi pour diriger une cité, une armée, une province et pour d'autres charges publiques similaires ; dans l'autre, ils s'appliquent à celui qui serait à la tête et au-dessus d'un petit nombre d'hommes, tels ceux qui seraient réunis en raison d'une alliance, d'une fréquentation, d'une consanguinité et d'autres choses similaires. Et il s'agira certes encore d'une charge, mais celle-ci ne sera pas publique ; et ce devoir comprendra le soin de la maison et le souci de la chose publique.170
94Ces deux personnages, le prince et le père, sont appelés à exercer leur autorité afin de garantir l'ordre moral et la prospérité des communautés qu'ils régissent. Ils occupent respectivement le sommet de la hiérarchie sociale et familiale ; le commandement suprême qui leur est confié trouve sa justification dans leurs qualités humaines : « moderare sé stessi », l'iciarca invoque ainsi la nécessité d'une discipline de l'esprit empreinte de vertu, qui permet à l'individu d'acquérir la bonté, la sagesse et le sens de la justice, qualités indispensables pour assumer le commandement des autres. C'est la supériorité morale et intellectuelle qui fonde l'autorité171. Cette conception du prince rapproche la pensée d'Alberti de celle d'Aristote qui concevait le gouvernement de soi et le gouvernement des autres comme une seule et même compétence à la fois "théorique" et "pratique"172. Comme le père, ce prince est lié à ses sujets, non pas par la crainte qu'il inspire, mais par une sorte d'amour qui doit être source de respect et d'obéissance, alors que la crainte ne peut engendrer que la haine173. Déjà dans le De familia, Alberti avait défendu l'amour qu'il considérait comme un puissant instrument de pouvoir. Dans la dernière page du dialogue, Adovardo concluait :
Oh heureux ce prince qui voudra ainsi gagner la bienveillance, et être aimé plutôt que craint, ce que tout le monde peut obtenir au moyen d'une seule chose facile et fort agréable. Mais, en la matière, personne ne se soucie d'acquérir, à la fois, de la bienveillance et des louanges éternelles174.
95C'était là un principe propre à toutes les réflexions sur le prince idéal du XVe siècle – que Machiavel renversera au siècle suivant – et qui, chez Alberti, s'enrichit de la signification que ce dernier attribue à la nécessité de « comandare ». Gouverner est un devoir qui obéit à une loi naturelle175 ; le commandement, dont le premier but est d'éloigner les hommes de la déchéance morale, devient alors synonyme d'éducation à la vertu. Celle-ci, par l'intermédiaire de la figure du prince, peut s'étendre de la famille à la cité tout entière.
96Il est vrai que la pression que la réalité exerce sur la pensée d'Alberti l'empêche de s'abandonner entièrement à ce projet idéal et apaisant. Ainsi, dans le De iciarchia, le parallèle entre famille et cité, à l'origine de l'analogie entre le personnage du père et celui du prince – l'un étant le miroir de l'autre – est rapidement corrigé en faveur de l'institution familiale176. Réapparaît alors, subrepticement, la tentation du retrait, la fascination qu'exerce le refuge offert par l'univers domestique, où il est certainement plus facile de guider et de diriger les autres que lorsque l'on est investi d'un pouvoir public :
Le pouvoir des princes et des seigneurs sur les cités s'acquiert souvent par des ruses frauduleuses, par la coalition et la force des armes, et il est par nature plein de soupçons, de peurs, de haines, de difficultés, de dangers, et toujours exposé de près à la chute ; il se maintient grâce à la violence, aux rapines, aux simulations, aux dissimulations, aux cruautés. Notre pouvoir s'acquiert continuellement, par une bonté simple et ouverte, une bienveillance et une affabilité promptes ; il se montre joyeux, amène, doux ; il oppose à l'adversité une grande sécurité et une forte défense ; il se maintient grâce à l'amour, à l'affection et à une très obligeante gratitude177.
97Cette conviction de l'iciarca – qui rappelle celle de Poggio Bracciolini dans le De infelicitate principum de 1440 – révèle que le pouvoir s'obtient par la ruse et engendre la violence, et elle réitère, de manière détournée, l'impossible conciliation entre éthique et politique. Au terme de cet itinéraire qui s'échelonne tout au long d'une vie, les paroles de l'iciarca font encore écho à celles du vieux Giannozzo dans le De familia. Il nous faut donc accepter la contradiction et son impossible dépassement inscrits dans l'œuvre albertienne. Mais force nous est de constater que notre humaniste a sans cesse tenté de la surmonter jusqu'à imaginer un prince idéal, bien que sous ses traits les plus utopiques, et sans jamais assumer définitivement l'accomplissement effectif d'une telle solution.
98Le binôme « patria » et « famiglia », dont l'origine se situait dans un passé mythique transfiguré par le souvenir d'une époque révolue, s'était heurté au fil du temps à la réalité historique. Les impératifs de cette réalité avaient donné à la famille une place prééminente au détriment de la cité. Alberti a longtemps cherché à concilier leurs exigences respectives sans pour autant vouloir renier une succession hiérarchique qui s'imposait naturellement. Toutefois, à travers sa réflexion, la famille devient le point de départ d'un projet de réforme qui, pour être vraiment tel, doit s'appliquer à l'ensemble de la communauté : entre idéal et réalité la famille et la cité peuvent se placer sur un même plan. En l'absence totale d'une telle correspondance, ou de son hypothétique réalisation, Alberti n'aurait pas pu concevoir l'image d'un prince susceptible de combler définitivement l'écart que la réalité creuse entre ces deux institutions. Ainsi peut-on même renverser les priorités et rêver que la vertu d'un seul homme puisse rendre heureuse non seulement une cité mais aussi une famille. Le monde se recomposerait sous l'autorité d'un sage :
Voici ce que l'on constate : la vertu d'un seul homme souvent fait le bonheur, non seulement d'une cité mais aussi d'une famille178.
Notes de bas de page
1 De iciarchia, p. 198 et sqq. I libri della famiglia, p. 166,1. 1884-1895.
2 Le désir d'atteindre la renommée et la gloire est peut-être, pour Alberti, la seule ambition légitime. C'est à ce titre que le jeune Lionardo se prononce en faveur de la participation à la vie publique en s'exclamant : « Non in mezzo agli ozii privati, ma intra le publiche esperienze nasce la fama ; nelle publiche piazze surge la gloria ; in mezzo de' popoli si nutrisce le Iode con voce e iudicio di molti onorati. Fugge la fama ogni solitudine e luogo privato, e volentieri siede e dimora sopra e' teatri, presente alle conzioni e celebrita ; ivi si collustra e alluma il nome di chi con molto sudore e assiduo studio di buone cose sé stessi tradusse fuori di taciturnità e tenebre, d'ignoranza e vizii ». Ibid., p. 226,1. 967-975. Pour A. Tenenti, cette conception compétitive de la vie sociale était, chez les humanistes, une forme de réaction à l'idéal ascétique des siècles précédents, car ils refusaient d'admettre tout à fait que l'âme est l'essence de l'homme et que son devoir principal est la patience sur terre en vue de récompense dans l'au-delà. A. TENENTI, Florence à l'époque des Médicis, Paris, Flammarion, 1968, p. 97.
3 «E’ figliuoli, la moglie, e gli altri domestici, famigli, servi». I libri della famiglia, p. 228,1. 1042-1044.
4 « Ma tanto te loderò quanto in salvare e onestare la patria tua e i tuoi espenderai non le ricchezze sole, ma ancora el sudore, el sangue, la vita ». Theogenius, p. 70.
5 « (...) « Casa e patria » et sa variante, « patria e famiglia », sont des couples de mots indissociables ». M. MARIETTI, « "Patriotisme" des pères et "patriotisme" citadin... », op. cit., p. 36.
6 « Dans la mesure où les fondateurs du clan familial, les patres, sont enracinés dans une terre, l'amour pour celle-ci, à double titre patria, se confond avec celui de la famille ». Ibid., p. 64.
7 Alberti utilise le terme « patria » lorsqu’il parle du rôle important exercé par les Alberti à Florence. Il se sert, au contraire, du mot « stato » lorsqu'il se réfère au présent et au pouvoir politique. Sur la question, cf. A. TENENTI, « L'ideologia della famiglia fiorentina nel '400-'500 », in Stato : un’idea, una logica. Bologna, Il Mulino, 1987. Sur les liens entre famille et cité florentine ouvrant sur une perspective italienne, voir M. MARIETTI, « "Patriotisme" des pères et "patriotisme" citadin... », op. cit.
8 I libri della famiglia, p. 220-224,1. 812-924. Une condamnation analogue est réitérée par Genipatro : « Ma siano queste vostre amplitudine quanto volete degne, e siano da desiderarle, dilettivi la pompa civile, la amministrazione della republica, el sedere in magistrato, stiavi a dignità quanto voi ben consigliate e' vostri cittadini, sarebbe questa vostra amplitudine da volerla certo se solo avenisse a' degni, sarebbe da non la recusar, benché molesta e piena d’invidia, odi e pericoli, se delle tue fatiche e vigilie non poi più ne fù lodato el caso seguito e fortuna che la diligenza e industria tua ». Theogenius, p. 78.
9 « Non ti biasimerò se di te porgerai tanta virtù e fama che la patria ti riceva e impongati parte de' incarichi suoi, e chiamerò onore essere così pregiato da' tuoi cittadini. Ma che io volessi tare come molti fanno, gittarmi sotto questo, tare coda a quello altro, e servendo cercare di signoreggiare, o vero che io mi dessi a diservire o ingiuriare alcuno per compiacere a costui col favore del quale io aspettassi salire in stato, o vero che io volessi, come quasi fanno tutti, ascrivermi lo stato quasi per mia ricchezza, riputarlo mia bottega, ch'io pregiassi lo stato tra le dote aile mie fanciulle, ch'io in modo alcuno facessi del publico privato, quello che la patria mi permette a dignità trasferendolo a guadagno, a preda, non punto, Lionardo mio, non, figliuoli miei ». I libri della famiglia, p. 223,1. 887-899. L'italique est de nous.
10 Dans sa réponse, Lionardo insiste sur le devoir de s'engager aux côtés d'un gouvernement juste qui ne soit pas, évidemment, celui des oligarques qui avaient contraint les Alberti à l'exil. Il utilisera alors uniquement les termes « patria » et « republica », mais jamais celui de « stato » qui véhicule une forte négativité. I libri della famiglia, p. 224 et sqq.
11 « E sono le leggi nervo e fermezza della republica, per quale in prima dobbiamo esporre ogni nostra industria e opere e fortune, poichè come dicea Platone, aprovata sentenza da tutti e' filosofi, siamo nati non solo a noi, ma parte di noi a sé vendica la patria, parte chi ne procreò, parte e' nostri a noi per sangue e per amicizia coniunti ». Theogenius, p. 100. Alors qu'ici, Platon est évoqué comme une vénérable auctoritas, dans le jeu de renversements ironiques propres à une partie de l'œuvre latine de notre humaniste, il faut signaler la parodie des philosophes qui est un des thèmes récurrents du Momus. Dans ce texte, non seulement l'auteur nous livre d'innombrables caricatures de philosophes anonymes, mais il ne ménage même pas les plus grands, qu'il évoque en revanche à titre exemplaire dans ses dialogues en langue vulgaire. Les seuls à être épargnés par sa cinglante satire sont Socrate et Démocrite, mais voici en quels termes Apollon décrit à Zeus sa rencontre avec les grands penseurs de l'Antiquité : « Aristotelem » – inquit – « repperi, contuso pugnis Parmenide et Melisso, nescio quo minuto philosopho, gestientem et cum quibusque obviis rixantem ac intolerabili quadam superbia et incredibili arrogantia vetantem quosque prae se quicquam proloqui. Teophrastum vidi maximam suorum scriptorum pyram instruere ut eam incenderet. Platonem erant qui dicerent abesse longe apud suam illam invisam quant coaedificasset politiam ». Momus, p. 216.
12 « Non fece la natura gli uomini tutti d'una compressione, d’uno ingegno e d'uno volere, né tutti a un modo atti e valenti. Anzi volse che in quello in quale io manco, ivi tu supplisca, e in altra cosa manchi la quale sia apresso di quell'altro. perché questo ? Perch' io abbia di te bisogno, tu di colui, colui d'uno altro, e qualche uno di me, e cosi questo aver bisogno l'uno uomo dell'altro sia cagione e vinculo a conservarci insieme con publica amicizia e congiunzione. E forse questa nécessità fu essordio e principio di fermare le republice, di costituirvi le leggi... ». (Texte interrompu). I libri della famiglia, p. 166,1. 1884-1893. Trente ans plus tard, l'iciarca affirmait encore : « L'omo nacque per essere utile all'omo. E tanta arte fra gli omini a che sono ? Solo per servire agli omini ». De iciarchia, p. 243. C'est là une des idées maîtresses de la Republique de Platon où le philosophe rapporte ces mots de Socrate : « Or, selon moi, repris-je, l'État doit sa naissance à l'impuissance où l'individu se trouve de se suffire à lui-même et au besoin qu'il éprouve de mille choses. Vois-tu quelque autre cause à l'origine de l'État ? (...) Dès lors un homme prend un autre homme avec lui en vue de tel besoin, puis un autre en vue de tel autre besoin, et la multiplicité des besoins assemble dans la même résidence plusieurs hommes qui s'associent pour s’entraider : c'est à cette société que nous avons donné le nom d'État ». PLATON, La République, texte établi et traduit par E. Chambry, introduction A. Dies, Paris, Les Belles Lettres, 1932, p. 65, 1. II, X.
13 « Altre sono le vere cagioni, altri sono li veri indicii quali dimostrano l'apparecchiate ruine alle republiche, fra' quali sono la immodestia, l'arroganza, l'audacia de' cittadini, la impunità del peccare, la licenza del superchiare e' minori, le conspirazioni e conventicule di chi vuole potere più che non si li conviene, le volontà ostinate contro i buoni consigli, e simili cose a voi notissime ; sono quelle che danno cognizione de' tempi, se seguiranno prosperi o avversi ». Profugiorum ab aerumna, p. 109. Platon attribue à l'État des qualités qui sont presque le contraire exact des vices énumérés par Pandolfmi : « Il est donc évident qu'il est [l'État] prudent, courageux, tempérant et juste ». PLATON, La République, 1. IV, 427b. De manière paradoxale au premier abord, Teogenio soutient que la prospérité des cités engendre des vices semblables à ceux mentionnés par Pandolfini, alors qu'une fortune adverse fortifie, à long terme, les vertus républicaines des citoyens. Theogenius, p. 59.
14 Ceci est le thème fondamental du Prologue du De Familia, où l'auteur constate la décadence des grandes familles, autrefois puissantes et prospères.
15 Comme le fait remarquer M. Petrini, Matteo Palmieri, dans la Vita civile, se montre beaucoup moins "idéaliste" lorsqu'il écarte l'éventualité de prendre en considération des citoyens « di virtù e sapienza perfetti » comme ceux imaginés par Platon. M. PETRINI, « L'uomo di Leon Battista Alberti », in Belfagor, VI, 1951, p. 652. Par ailleurs, M. Marietti souligne le fait que, par rapport à Palmieri, Alberti place la famille sur le même plan que la cité et la fait bénéficier du même prestige de "catalyseur moral". M. MARIETTI, « "Patriotisme" des pères et "patriotisme" citadin... », op. cit., p. 26.
16 « Cari sunt parentes, cari liberi, propinqui, familiares, sed omnes omnium caritates patria una complexa est pro qua quis bonus dubitet mortem oppeteret si ei sit profuturus ? ». CICERON, De officiis, op. cit., I livre, XVII, 57. Sur le sujet, cf. G. BERETTA, « L'ideale etico albertiano nel De iciarchia e il De Officiis di Cicerone », in Miscellanea di Studi albertiani, Genova, Tilgher, 1975, p. 35-46.
17 «La «famiglia Alberta», Nos Alberti: Battista ritorna di continuo, sia nelle opere latine che in quelle italiane, sull'orgoglioso plurale. Le sventure personali, vorrebbe innestarle sulle vicende di una sfortuna collettiva; alla famiglia vorrebbe dimostrarsi legato dalla mala sorte. Sua aspirazione costante è quella di risolvere l'infelicità individuale in un destino famigliare». E. GARIN, «Per un ritratto...», op. cit., p. 164.
18 Selon G. Ponte, les désastres économiques et familiaux dénoncés par Philoponius feraient allusion à une "crise" des Alberti. À ce propos, pour les années 1430, les seules difficultés de cet ordre dont on a connaissance concernent la Compagnia di Corte, qui fit faillite en 1435-1436. Celle-ci s'était constituée en 1427 et rassemblait Francesco d'Altobianco et Bernardo de Ricciardo, les deux tuteurs de Carlo et Battista. Par ailleurs, puisque cette crise est la seule qui soit attestée au cours de la décennie de 1430, c'est-à-dire durant les années où fi t composé le De familia, G. Ponte souligne la nécessité d'user de beaucoup de précautions en parlant d'un éventuel déclin des Alberti auquel pourraient faire penser les positions de Giannozzo dans le livre III de ce dialogue. G. PONTE, « La crisi della "compagnia di corte", l’intercenale Erumna e il Prologo alla Famiglia di Leon Battista Alberti », in A.A.V.V. Tradizione classica e letteratura umanistica. Per A. Perosa, a cura di R. Cardini et alii, Roma, Bulzoni, 1985, vol. I, p. 159-171.
19 « Tandis que moi, je gis, abandonné par la Fortune, méprisé par les miens et abandonné par tous les autres ». Erumna, in « Alcune Intercenali inédite... », p. 163. Quelques lignes plus loin, Philoponius rappelle qu'après la mort de son père, certains membres de sa famille, qu'il avait toujours respectés et aimés, s'acharnèrent contre lui.
20 Philoponius prononce une violente invective, longue de plusieurs pages, contre la Fortune qu'il interpelle à la deuxième personne. Nous ne rapportons que la fin de cette longue énumération d'accusations : « Tu, Fortuna iniquissima, sordidos, impuros, immeritissimos, in amplissimam dignitatem protrahis ; eorum spes stultas atque immanes longe maximis propositis expectationibus et fructibus vincis ; eorum expectationes et libidines efferatas, detestabiles, copia et affluentia bonorum omnium expies. Sed malo hec omnia preterire atque, si queam, oblivisci ». Ibid., p. 164.
21 Vita, in «L’autobiografia di Leon Battista Alberti...», op. cit., p. 70-71
22 «E chi non dovesse de' pupilli avere piatà? E chi non dovesse avere sempre inanzi agli occhi quel padre di questi orfani, quel medesimo tuo amico, e quelle ultime parole inscritte nel cuore, quali coll’ultimo spirito quel tuo, quel parente e amico ti racomanda la più carissima cosa sua, e' figliuoli, fidasi di te, lasciali nel grembo, nelle braccia tue. (...) E stimo così : chi o per avarizia, o per negligenza lascia uno ingegno atto e nato a conseguire pregio e onore perire, costui merita non solo riprensione, ma ben grandissima punizione». I libri della famiglia, p. 35-36,1. 572-577 et 584-587.
23 «(...) un'offerta alla patria, ma per celebrare la gloria di una grande casata, per ricordare il padre morto troppo presto, per sottolineare i legami di sangue; soprattutto per dimostrare che proprio l'orfano maltrattato e perseguitato poteva rendere più splendida con le lettere disprezzate la famiglia dei superbi mercatores». E. GARIN, «Per un ritratto...», op. cit., p. 165.
24 Vita, in « L'autobiografia di Leon Battista Alberti.. », p. 71. La triste expérience d'Alberti pourrait expliquer cette image négative de la famille qui apparaît dans l'intercoenale Defunctus. Cependant, le cadre familial de ce dialogue latin n'est qu'un moyen de rendre encore plus désespérée la désillusion de Neophronus, trahi même par ses parents les plus proches. Comme nous l’avons déjà souligné, ce que l'auteur met en cause dans ce texte ce n'est pas l'institution familiale elle-même, mais la folle méchanceté humaine qui ne respecte même pas les valeurs les plus sacrées.
25 A. Sapori reconnaît l'authenticité historique de la famille des Alberti, telle qu'elle apparaît dans le De Familia, tout en admettant une part d'exagération due à l'affectivité. Il affirme en effet que la fortune des Alberti fut plus importante que beaucoup d'autres, mais il manifeste des doutes à propos de la parfaite cohésion vantée par Leon Battista. A. SAPORI, I libri degli Alberti del Giudice, op. cit., p. XLVI et sqq. Pour une nouvelle étude sur les Alberti à Florence autour de la décennie 1430, cf. L. BOSCHETTO, « La Famiglia e la famiglia : ricerche su L. B. Alberti e gli Alberti del Quattrocento », à paraître in Actes du Congrès International Leon Battista Alberti.
26 La nécessité de la vraisemblance et l'exemplarité du modèle justifient certains passages du texte qui sont de véritables apologies cf. I libri della famiglia, p. 176,1. 2163-2172. Cf. aussi p. 195-196,1. 85-92.
27 Ibid., p. 210-211, 1.540-555. Pour une interprétation du sens de ce tableau généalogique que Giannozzo dresse juste avant de définir les biens les plus précieux de l'homme, cf. C. KLAPISCH-ZUBER, « Une généalogie et ses choix. Réflexion autour d'un passage du De Familia », à paraître in Actes du Congrès International Leon Battista Alberti. Dans Canis, Alberti utilise de manière parodique cette tradition. Ainsi, en voulant tisser l'éloge funèbre de son chien, il commence par rappeler la noblesse du père et de la mère de son animal bien-aimé pour passer ensuite à l’évocation des actions et des paroles mémorables des ancêtres de sa bête défunte. Canis, in Apologhi ed elogi, p. 143 et sqq.
28 C. KLAPISCH-ZUBER, La Maison et le nom..., op. cit., p. 23.
29 Cet aspect est si marqué que R. Romano et A. Tenenti considèrent que : « La famiglia albertiana si presenta a noi come una cellula chiusa, un microrganismo, un fattore aristocratico, la cui azione è fine a se stessa. Non si scorge mai, assolutamente mai, nell'opera di Leon Battista un "grappolo" di famiglie, che giungano a formare una civitas, una società. Per l'appunto la famiglia albertiana è un ambito racchiuso in sé ; è essa stessa una società, ma chiusa, isolata, impermeabile ». R. ROMANO, A. TENENTI, « Introduzione » à I libri della famiglia, p. XXVII.
30 II ajoute néanmoins que : « Né l'uno né l'altro sono sprovvisti invero di una dose di sincero attaccamento alla patria ; almeno implicitamente non escludono affatto che l'interesse familiare e le esigenze pubbliche possano coincidere e che il primo possa essere accordato – ed al limite sacrificato – alle seconde ». Mais, conformément à la réalité historique, l'intérêt familial restait prédominant. A. TENENTI, « Famiglia borghese e ideologia nel Quattrocento », in Credenze, Ideologie, Libertinismi tra Medio Evo ed Età Moderna, Bologna, Il Mulino, 1978, p. 126.
31 R. TREXLER, Famiglia e potere a Firenze nel Rinascimento, op. cit., p. 3.
32 En ce sens, l'historien pense que le message ultime véhiculé par le De Familia trahit la volonté d'apprendre aux générations futures, non pas à accroître, mais à présérver la puissance et la richesse de la casa. D. HERLIHY,« Family solidarity in medieval Italian history », in Economy, society and gouvernement in medieval Italy, Kent, Ohio, 1969, p. 180.
33 Pour ces considérations d'ordre historique sur le gouvernement florentin, nous nous référons à A. TENENTI, Florence à l'époque..., op. cit., p. 16 et sqq. et aussi à G. BRUCKER, Dal Comune alla Signoria...,op. cit., ch. I et V.
34 Ibid., p. 48 et sqq.
35 A. TENENTI, Florence à l'époque..., op. cit., p. 20.
36 Sur l'organisation interne de ces compagnie à succursales multiples ou à filiales, du XIIIe jusqu'au XVe siècle, voir Y. RENOUARD, Les hommes d'affaires Italiens au Moyen Age, Paris, Armand Colin, 1949, ch. IV et V.
37 D’après l'étude du cadastre de 1427, il ressort que la solidarité morale, et en partie matérielle, des groupes fondés sur le sang, se traduisait par le "nom de famille". Cela a permis de délimiter des "groupes de pression" familiaux dont la puissance était en rapport avec le nombre de leurs membres et leur fortune respective. Ainsi, par exemple, les Strozzi, les Bardi, les Médicis, les Alberti, les Albizzi, les Peruzzi constituent les six groupes de parenté les plus puissants. Ils possèdent, ensemble, près de 10 % de la fortune imposable en 1427. D.HERLIHY et C. KLAPISCH-ZUBER, Les Toscans et leurs familles..., op. cit., p. 252.
38 « Raro, figliuoli, anzi mai mancherà che tu nato in famiglia nobile, non impotente, non abietta, allevato con ottima disciplina, osservando quanto noi esporremo, e perseverando in ben moderar te stessi, non pervenghi fra' tuoi e in republica a grado eccelso, primo e illustrissimo ». De iciarchia, p. 265.
39 G. Gorni fait justement remarquer que le De Familia marque le passage : « (...) da una precettistica empirica e da una scrittura occasionale, alla proposta di un sistema concluso di « bene e beato vivere », a una teoria politica fondata sulla famiglia e sulla consorteria ». G. GORNI, « Dalla famiglia alla corte : itinerari e allegorie nell'opera di Leon Battista Alberti », in Rinascimento, 1972, p. 246.
40 «(...) quale era prima che, ingiuria della fortuna, ella cadesse in queste avversità e tempestose procelle». I libri della famiglia, p. 126,1. 755-756.
41 «Adunque chiameremo felice quella famiglia in quale saranno copia d'uomini ricchi, pregiati e amati, c quella riputeremo infelice quale arà pochi, ma infami, poveri e malvoluti uomini; imperoché dove que' saranno temuti, questi non potranno non sofferire molte ingiurie e sdegni, e dove a quelli sarà gratifuato e renduto onore, questi saranno odiati e aviliti, e dove nelle cose magnifice e gloriose quelli saranno chiamati e ammessi, questi saranno eslusi e schifati». Ibid., p. 127,1. 761-769.
42 Abondance d'hommes et cohésion familiale sont les mots d'ordre de Giannozzo. Ce dernier reprend le concept déjà énoncé par Lionardo en l'appliquant, par une image qui évoque une chaleur réconfortante, à la figure du père : « Altro caldo arà l'uno pell'altro fra' suoi cittadini e fra gli strani, e altro lume di Iode e di autorità conseguirà chi se truovi accompagnato da' suoi per moite ragioni fidati, per moite ragioni temuti, che colui, il quale sarà con pochi strani o senza compagnia. Molto più sarà conosciuto, più e rimirato il padre della famiglia quale molti de' suoi seguiranno, che qualunque si sia solo e quasi abbandonato ». Ibid., p. 235-236, 1. 264-1271. C'est à la page suivante qu'il exprime le souhait que le groupe familial obéisse à une volonté commune : « Si, Lionardo mio, sotto uno tetto si riducano le famiglie, e se, cresciuta la famiglia, una stanza non può riceverle, assettinsi almeno sotto una ombra tutti d'uno volere ». Ibid., p. 236,1. 1284-1287.
43 P.-H. MICHEL, Un idéal humain au XVe siècle, op. cit., p. 100.
44 « Delle quali tutte famiglie non solo la magnificenza e amplitudine, ma gli uomini, né solo gli uomini sono scemati e disminuiti, ma più el nome stesso, la memoria di loro, ogni ricordo quasi in tutto si truova casso e anullato ». I libri della famiglia, p. 4, 1. 23-27. D. Herlihy et C. Klapisch-Zuber remarquent que, face à la crise de l'institution familiale, Alberti est conscient que la nature, si elle est à l'origine de la constitution des familles, ne peut pas, à elle seule, en garantir la conservation. Son originalité consiste justement dans le fait d'avoir compris cela en essayant d'y remédier par l'élaboration d'une stratégie familiale qui aurait dû arriver à en assurer le maintien. D. HERLIHY et C. KLAPISCH-ZUBER, Les Toscans et leurs familles..., op. cit., p. 550.
45 Nous reportons ici les dates des épidémies données par D. Herlihy et C. Klapisch-Zuber. Bien que n'ayant pas toutes la même gravité, elles se répètent exceptionnellement, à une très brève distance et sur une longue période : 1340, 1348, 1363, 1374-75, 1383-84, 1390, 1400 (la maria dei Bianchi), 1411, 1417-18, 1423-24, 1430, 1437, 1449 (l'Anguinaia), 1457, 1479 et 1495-99. D. HERLIHY et C. KLAPISCHZUBER, Les Toscans et leurs familles..., op.cit., p. 191. Pour une étude détaillée des mouvements démographiques en Toscane, du XIVe siècle jusqu'à la première moitié du XVIe siècle, cf. Ibid., ch. VI. Sur la gravité de la baisse démographique au XVe siècle, cf. aussi A. BELLETTINI, La popolazione italiana dall'inizio dell'era volgare ai giorni nostri. Valutazioni e tendenze, in Storia d'Italia, vol. V, « I documenti », 1.1, p. 487-532, Torino, Enaudi, 1973. Sur les raisons historiques et culturelles de l'intérêt que les humanistes portent à l'institution familiale, cf. F. FURLAN, « Pour une histoire de la famille et de l'amour... », op. cit.,
46 R. TREXLER, Famiglia e potere a Firenze nel Rinascimento, op. cit., p. 113. Parmi les raisons de la baisse du nombre de mariages, Trexler rappelle la progression de l'homosexualité masculine. Alberti n’affronte pas ce problème, mais c'était une réalité que les autorités cherchaient à combattre. En 1432, on avait institué les Ufficiali di Notte afin de découvrir et desanctionner l'homosexualité. Déjà, depuis 1403, l'Ufficio dell’Onestà était chargé de veiller à la morale publique et d'écarter les hommes des rapports homosexuels. À cette fin, on encourageait la prostitution féminine et on alla jusqu'à l'institutionaliser par la fondation d'un lieu à l'intérieur duquel les prostituées et leurs souteneurs étaient protégés et récompensés. Ibid., p. 201 et sqq. Cf. aussi, Idem, « La prostitution florentine au XVe siècle : patronage et clientèle », in Annales E.S.C., 1981, p. 983-1015. Dans ses sermons, saint Bernardin affirmait que Dieu avait provoqué le déluge pour punir les hommes qui avaient eu des rapports contre nature et qui étaient les pires ennemis des femmes honnêtes. SAN BERNARDINO DA SIENA, Prediche Volgari, op. cit., p. 46. La pratique de la sodomie avait même donné naissance à un véritable genre littéraire, la berta dei sodomiti, qui, apparu au début du 1400 avec Za et l'Acquettino, se transforma rapidement en véritables vituperia d'une incroyable obscénité. A. LANZA, Polemiche e berte letterarie nella Firenze del primo Rinascimento (1375-1449), op. cit., p. 234 et sqq.
47 «Da natura l'amore, la pietà a me fa più cara la famiglia che cosa alcuna. E per reggere la famiglia si cerca la roba; e per conservare la famiglia e la roba si vogliono amici, co' quali ti consigli, i quali t'aiutino sostenere e fuggire l'averse fortune ; e per avere con gli amici frutto della roba, della famiglia e della amicizia, si conviene ottenere qualche onestanza e onorata autorità» I libri della famiglia, p. 228,1. 1035-1041.
48 C'est pourquoi, entre autres, on a voulu voir en Alberti le théoricien du capitalisme bourgeois du XVe siècle et, en ce sens, un des initiateurs du monde moderne. Cette thèse, désormais rejetée, fut formulée pour la première fois par Sombart, dans son étude sur l'affirmation de la bourgeoisie depuis le Moyen Age. Elle fut partagée ensuite par A. Gramsci. W. SOMBART, Der Bourgeois. Zur Geistesgeschichte des modernen Wirtschaftmenschen, Münich-Leipzig, 1913, p. 136 et sqq. A. GRAMSCI, Quademi dal carcere, a cura di V. Gerratana, Torino, Einaudi, 1975, p. 614 et sqq. Pour sa part, G. Ponte fait observer que l'on a pu aussi interpréter l'image de la famille albertienne de manière complètement différente. Luzzato la considère en effet comme étant inspirée par la nostalgie d'une époque révolue et insuffisante à représenter la réalité économique de son temps. G. PONTE, Leon Battista Alberti umanista e scrittore, op. cit., p. 63.
49 Il est intéressant de remarquer qu'Alberti reproduit cette hiérarchie lorsqu'il conçoit la maison familiale. S'inspirant de la disposition des demeures antiques, il préconise que les appartements réservés aux femmes soient isolés (comme l’était le gynécée) et que l’on attribue à la maîtresse de maison un lieu d'où elle puisse surveiller la bonne marche de l'organisation domestique. La femme aura une chambre communicante mais séparée de celle de son mari, qu'elle ne doit pas déranger. Au grand-père, on donnera une pièce chauffée, silencieuse, reliée à l'endroit où l'on garde les biens les plus précieux, où dormiront les enfants mâles à l'âge de l’adolescence. De re aedificatoria, p. 425 et sqq.
50 «(...) portandovi un quartuccio di sale ivi si potesse tutto l'anno pascere la famiglia». I libri delta famiglia, p. 240,1. 1399-1400.
51 Giannozzo – bien qu'étant conscient du caractère utopique de ses aspirations-avait exprimé son désir de vivre à la campagne pour oublier les désagréments de la ville. Ibid., p. 247-248,1. 1592-1611. C'est à cette sorte de "fuite" que s'oppose Lionardo « E anche, Giannozzo, nella terra la gioventù impara la civilità, prende buone arti, vede molti essempli da schifare e' vizii, scorge più da presso quanto l'onore sia cosa bellissima, quanto sia la fama leggiadra, e quanto sia divina cosa la gloria, gusta quanto siano dolci le Iode, essere nomato, guardato e avuto virtuoso ». Ibid., p. 248,1. 1612-1617. Dans le De re aedificatoria, conscient des différentes possibilités offertes aussi bien par la vie en ville que par celle à la campagne, Alberti souhaite que la maison à la campagne ne se situe pas trop loin de la ville, et que la maison en ville, soit pourvue d'un jardin où l’on puisse jouir du calme et de l'air pur tout en s'occupant de ses propres affaires. De re aedificatoria, p. 403 et p. 791.
52 Sur l'image de la campagne et des paysans telle qu'elle émerge des textes littéraires suivant l'évolution historique entre XIIIe et XVIIesiècle, voir M. PLAISANCE, « Città e campagna (XIII-XVII secolo) », in Letteratura Italiana, vol. V, Le Questioni, op. cit., p. 583-634.
53 « Ma sia così, abbiasi ciascuna cosa le sue proprie utilità, siano nelle terre le fabbriche di quelli grandissimi sogni, stati, reggimenti, e fama, e nella villa si truovi quiete, contentamento d'animo, libertà di vivere e fermezza di sanità, io per me così ti dico : se io avessi villa simile quale io narrava, io mi vi starei buoni dl dell'anno, dare'mi piacere e modo di pascere la famiglia mia copioso e bene ». I libri della famiglia, p. 248,1. 1624-1630.
54 Comme, par exemple, quand Giannozzo invite les jeunes à ne pas serrer leurs vêtements à l'aide d'une ceinture afin de ne pas les user trop vite. Mais plus qu'un conseil dicté par un souci d'économie, il s'agit là de la volonté de fuir la frivolité. Ibid., p. 249, 1. 1648-1655. Cette invitation à choisir un habillement qui soit conforme au décorum sans être trop fastueux, revient, on l’a vu, dans le De iciarchia, p. 231.
55 Contre la prodigalité, voir I libri della famiglia, p. 197, 1. 125-139 ; contre l'avarice, p. 197-198,1. 142-151.
56 M. Danzi propose de lire le De Familia dans le droit fil d'une tradition d'écrits sur la res familiaris qui, de l'Antiquité, parvient jusqu'à l'humanisme. Au Moyen Age, les philosophes avaient attribué à la réflexion sur la scientia œconomica ou dispensativa une place non négligeable, fondée sur l'idée de la casa comme élément intermédiaire entre l'Éthique et la Politique. M. DANZI, « Leonis Baptistoe Albertis, De Familia : governo della casa et scientia œconomica in Italia fra Medioevo e Rinascimento », à paraître in Actes du Congrès International Leon Battista Alberti.
57 I libri delta famiglia, p. 206 et sqq.
58 Ibid., p. 212-213,1. 595-596. A. Tenenti et R. Romano font remarquer qu'en choisissant d’attribuer la formulation de ces préceptes à un vieux prêtre, Alberti a légitimé sa théorie en interprétant librement la triade déjà consacrée par le savoir scolastique qui voyait l'homme pourvu de corpus, anima et temporalis substantia. Ibid., n. 599.
59 R. ROMANO et A. TENENTI, « Introduzione » à I libri della famiglia, p. X-XV. À propos de cette interprétation du temps, signe d'une évolution vers une conception moderne, cf. J. LE GOFF, « Temps de l'église et temps du marchand », in Annales, E.S.C., XV, 1960, p. 417. Idem, La civilisation de l'Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1964, p. 452.
60 L. M. BATKIN, Gli umanisti italiani.... op. cit., p. 76. R. Rinaldi refuse de reconnaître, chez Alberti, cette vision positive du temps. Il voit, dans la dualité de la pensée albertienne, l'émergence d'une forme de mélancolie, dont participe cette conception du temps, car pour lui, le « (...) capovolgimento del tempo melanconico è allora lo scopo della valorizzazione albertiana del tempo (...) ». C'est pourquoi, si R. Rinaldi reconnaît aussi, comme A. Tenenti et R. Romano, que le temps est désormais une catégorie "laïcisée", il rappelle que c'est également un thème mélancolique, lié à Saturne, signe par excellence de l'inutilité de l'ars, de l'impuissance de l'action. R. RINALDI, « Alberti melanconico », op. cit., p. 213.
61 « Adopero l'animo e il corpo e il tempo non se non bene. Cerco di conservalle assai, euro non perderne punto. E a questo mi porgo sollecitissimo e quanto più posso desto e operoso, imperoch'elle a me paiono quanto le sono preziosissime e molto più proprie mie che altra alcuna cosa. Ricchezze, potenze, stati sono non degli uomini, no, della fortuna si ; e tanto sono degli uomini quanto la fortuna gli permette usare ». I libri della famiglia, p. 218,1. 745-752.
62 Sur l'importance historique de l’institution du cadastre, perçue, selon G. Brucker, très rapidement par les contemporains les plus avertis, cf. G. BRUCKER, Dal Comune alla Signoria..., op. cit., p. 556 et sqq.
63 «La masserizia nuoce a niuno, giova alla famiglia. E dicoti conosco la masserizia sola essere sofficiente a mantenerti che mai arai bisogno d'alcuno. Santa cosa la masserizia! e quante voglie lascive, e quanti disonesti appetiti ributta indricto la masserizia!». I libri della famiglia, p. 201,1. 232-236.
64 XENOPHON, Économique, op. cit., p. 34-35.
65 «Uditemi. Io soglio porre mente, e pensavi ancora tu s'io tengo buona opinione; vedi, a me pare le spese tutte siano o necessarie o non necessarie, e chiamo io necessarie quelle spese, senza le quali non si può onesto mantenere la famiglia, quali spese chi non le fa nuoce allo onore suo e al commodo de' suoi; e quanto non le faccendo più nuocciono, tanto più sono necessarie. E sono queste numero a raccontarle grandissimo; ma insomma possiamo dire siano quelle fatte per averne e conservarne la casa, la possessione e la bottega, tre membri onde alla famiglia s'aministra ogni utilità e frutto quanto bisogna. Vero, le spese non necessarie sono o con qualche ragione fatte, o senza alcuna pazzamente gittate via. Ma le spese non necessarie con qualche ragione fatte piacciono, non fatte non nuocono. E sono queste come dipignere la loggia, comperare gli arienti, volersi magnificare con pompa, con vestire e con liberalità. Sono anche poco necessarie, ma non senza qualche ragione, le spese fatte per asseguire piaceri, sollazzi civili, senza quali ancora potevi onesto e bene viverti». I libri della famiglia, p. 259-260,1. 1950-1968.
66 Ibid., p. 261,1. 1990-1991.
67 D. HERLIHY et C. KLAPISCH-ZUBER, Les Toscans et leurs familles, op. cit., p. 24 et sqq Au moment de l'institution du cadastre, ce moyen présidant é la répartition des emprunts forcés fut maintenu et continua é jouer un rôle essentiel dans la détermination de l'assiette fiscale. Ibid., p. 48 et sqq.
68 G. MORELLI, Ricordi, op. cit., p. 256-257.
69 « Così giudico : el buono padre di famiglia conosca tutte le fortune sue, né voglia avelle tutte in uno luogo, né tutte in una cosa poste, acciò che se gli inimici, se gli impeti ostili, s'e' casi avversi premono di qua, tu vaglia e possa di là ; se danneggiano di là, tu salvi di qua ; se la fortuna non ti giova in quello, né anche ti sia nociva in questo. Così adunque mi piace non tutti danari, né tutte possessioni, ma parte in questo, parte in altre cose poste e in diversi luoghi allogate. E di queste s'adoperi al bisogno, l’avanzo si serbi pell'avvenire ». I libri della famiglia, p. 306, 1. 3356-3365. L'iciarca Battista se montrera encore fidèle à un principe de "diversification", qui était aussi une grande règle des marchands-financiers de l’époque : « Ma se modo ci è da provedere alla instabilità de' tempi contro la volubilità della fortuna, sarà forse fra gli altri questo : quando la famiglia si trovi in stato fortunato, bisogna provedere quanto sia in te a quello che sogliono apportare e' casi impremeditati. Adonque a me piacerà se tutti insieme constituiranno tanta casa dentro la terra fra' suoi, e tanto terreno altrove in luogo sicuro, che indi si pasca e riposi chi altronde potesse meno ». De iciarchia, p. 279.
70 Un exemple de cette tendance nous est offert par Bonaccorso Pitti qui, après avoir amassé une fortune considérable à l'issue de ses aventureux voyages en France ou dans les Flandres, les investit non seulement dans le textile, mais aussi en achetant des biens fonciers et immobiliers, en France comme en Italie. Cf. A. FIORATO, « Introduction » à Bonaccorso Pitti, marchand et aventurier...,op. cit. p. 17.
71 R. Romano et A. Tenenti soulignent le fait que ce phénomène socio-économique s'était traduit, au niveau des mentalités, par un sentiment de noblesse qui finissait par coïncider avec la formation des gouvernements seigneuriaux. R. ROMANO et A. TENENTI, « Introduzione » à I libri della famiglia, p. XXX1II-XXXIV. Sur la question concernant les investissements immobiliers des marchands florentins au XVe et pendant la première moitié du XVIe siècle, cf. aussi, R. ROMANO, L’Italia fra due crisi : l'Italia del Rinascimento, Torino, Einaudi, 1971, p. 94-100.
72 D. HERLIHY et KLAPISCH-ZUBER, Les Toscans et leurs familles op. cit., p. 67. Sur la question, cf. Ibid., « La loi du catasto », ch. II, p. 48-76.
73 L'objection est soulevée par Adovardo. I libri della famiglia, p. 305,1. 3321-3326
74 D'après cette étude, 2 à 3 % des plus importantes fortunes florentines « misent pour moins du tiers sur la terre, investissent un tiers de leurs biens dans le négoce et l'industrie, jouissent enfin du douteux privilège d'être les créanciers de la commune pour le reste ». D. HERLIHY et KLAPISCH-ZUBER, Les Toscans et leurs familles...,op. cit., p. 254.
75 I libri della famiglia, p. 251,1. 1702-1708.
76 D. HERLIHY et C. KLAPISCH-ZUBER, Les Toscans et leurs familles...,op. cit., p. 58.
77 Depuis le XIVe siècle, les artisans de l'Art de Calimala s'occupaient de teindre les draps dans leur couleur distinctive : le rouge. Y. RENOUARD, Les hommes d'affaires italiens au Moyen Age, op. cit., p. 13. Sur l'essor industriel, considérable dès le début du XVe siècle, voir Ibid., p. 201.
78 Ce type d'interprétation a été avancée par A. Tenenti et R. Romano, qui soulignent cependant que cette attitude de repli de Giannozzo est déroutante et qu'elle aurait été compréhensible chez un homme « ispirato al dura contemptus mundi », plutôt que sous la plume d'un lettré tel que Alberti. A. TENENTI e R. ROMANO, Introduzione à I libri della famiglia, p. XXVIII et sqq.
79 P. MAROLDA, Crisi e conflitto op. cit., p. 49.
80 Voir, par exemple, I libri della famiglia, p. 170 et sqq.
81 « Più vale la virtù costante e ferma che tutte le cose sottoposte alla fortuna, caduche e fragili, più la fama e nome nutrita da virtù che tutti e' guadagni. Troppo sarà grandissimo guadagno, se noi asseguiremo grazia e Iode, per le quali cose solo si cerca vivere in ricchezza. Non servirà l'animo adunque per arricchire, né constituirà el corpo in ozio e delizie, ma userà le ricchezze solo per non servire ». Ibid., p. 182, L 2370-2376. « Le ricchezze si vogliono per non avere bisogno, e troppo a me sarà colui ricco a chi nulla bisognerà ; e chi come abbiamo detto sé stessi esserciterà, costui certamente di nulla arà bisogno, anzi più tosto di ogni onesta cosa abonderà ». Ibid., p. 185,1. 2453-2457.
82 Ibid., p. 256-257,1. 1859-1894.
83 Ibid., p. 254,1. 1778-1802.
84 Y. RENOUARD, Les hommes d'affaires italiens au Moyen Age, op. cit., p. 121-122.
85 « Non sia chi speri mai da' signori né grado né grazia. Tanto ama il signore, tanto ti pregia, quanto tu gli se' utile. Non ama il signore per tua alcuna virtù, né si possono le virtù tare note a' signori (...) Però sempre a me parse da fuggire questi signori. E credete a me, da loro si vuole chiedere e tôrre, dare o prestare non mai ». I libri della famiglia, p. 308-309, 1. 3418-3421 et 3448-3445.
86 Lorsque Piero évoque le prêt que les Alberti avaient dû remettre à l'antipape Jean XXIII, il le fait en des termes qui trahissent une grande admiration pour cette preuve de la puissance de sa famille : « somma incredibile e non prima a' dì nostri in uno solo monte apresso di privato alcuno cittadino veduta ». Ibid., p. 344,1.610-611.
87 Sur les conditions des emprunts et aussi sur les avantages que les marchands pouvaient tirer de leurs activités de banquiers des seigneurs, voir : Y. RENOUARD, Les hommes d'affaires italiens au Moyen Age, op. cit., p. 134 et sqq. Il est vrai que, malgré les avantages de cette position, les riches marchands ne pouvaient pas se soustraire aux requêtes d'argent des souverains qui les remboursaient rarement. Ils se voyaient ainsi exposés aux risques d'une faillite comme il était advenu, au XIVe siècle, aux puissantes compagnies des Bardi, Peruzzi et Acciaiuoli, qui avaient été fortement ébranlées par des prêts accordés à Édouard III d'Angleterre et à Robert d'Anjou. R. DE ROOVER, Il Banco dei Medici dalle origini al declino, op. cit., p. 3.
88 R. Romano et A. Tenenti soulignent l'apport d'Alberti à propos du binôme onore-virtù. Ces concepts qui, au cours du Moyen Age, avaient perdu leur attache avec le réel, redeviennent chez lui les « strumenti di un vivere quotidiano, attraverso cui l'individuo s'afferma, si impone agli altri ». R. ROMANO et A. TENENTI, « Introduzione » à I libri della famiglia, p. XXI-XXV.
89 Pour la signification de ces concepts et de ceux de ragioneet de prudenza, tels qu'ils apparaissent dans les livres des marchands, voir C. BEC, Les marchands écrivains, op. cit., p. 301-333. Cf. aussi, Idem, « Au début du XVe siècle : mentalité et vocabulaire des marchands florentins », in Annales : Économie, Société, Civilisation, VI, p. 1206-1226.
90 A. SAPORI, Gli Alberti del Giudice, op. cit., p. XXXVII. Leon Battista lui-même en témoigne par l'intermédiaire de Lionardo : « Né qui a me pare da udire coloro e' quali stimano tutti gli essercizii pecuniarii essere vili. Io veggo la casa nostra Alberta, come in tutti gli altri onestissimi, così in questi essercizii pure pecuniarii, gran tempo aversi saputo reggere e in Ponente e in diverse regioni del mondo sempre con onestà e integrità, onde noi abbiamo conseguita fama e autorità appresso di tutte le genti non pochissima, né a' meriti nostri indegna. Imperochè mai ne' traffichi nostri di noi si trovò chi ammettesse bruttezza alcuna ». I libri della famiglia, p. 174-175, 1. 2132-2140. La position de Lionardo, réhabilitant la valeur de la richesse, fait dire à Marolda qu'il y a là un :« (...) netto prevalere di una logica dell'espansione che si proietta dal livello familiale a quello della « republica », dello Stato : non c'è in Lionardo disprezzo ma forte interesse verso le strutture statali, in questo caso verso la finanza publica, anzi verso un « abundantissimo fisco » che è per lui sostegno centrale e insostituibile di ogni stato che voglia intraprendere una politica di "ampliamento" ». P. MAROLDA, Crisi e conflitto..., op. cit., p. 33. C'est là, sans doute, le sens du discours de Lionardo ; il faut néanmoins souligner que sa portée est fortement nuancée par la position stoïque que ce même personnage assume immédiatement après.
91 « (...) pur et resplendissant durant notre vie, et après notre mort durable et perpétuel, c'est-à-dire, l'honnêteté ». I libri della familia, p. 184,1. 2408-2409.
92 «E così con lei diventeremo, se non di molta roba ricchi, almeno di fama, lodo, grazia e favore e onore abundantissimi, cose tutte da preporre a qual si sia grandi e amplissime ricchezze». Ibid., p. 185, 1. 2447-2450.
93 Sur cette évolution de la conception de la richesse, grâce à laquelle la pauvreté cessait d'être un idéal éthique pour devenir un état de nécessité subie, s’éloignant ainsi du modèle de la tradition stoïcienne et chrétienne, voir : F. GAETA, Dal Comune alla corte rinascimentale, op. cit., p. 178 et sqq.
94 «Cosa utile a viversi con industria, modestia e laude, cosa libera dai pericoli la povertà, libera dalle fraude e doppiezza, libera dalle assentazioni e perfidie de’ pessimi uomini, sicura in mezzo de' ladroni, né tanto facile ad asseguirla, quando e dovunque ella non ti dispiaccia, quanto a chi ella piaccia bene atta a quiete e dolce ozio». Theogenius, p. 71-72.
95 I libri della famiglia, p. 174, 1. 2111-2131.
96 Ibid., 1. 2105-2111.
97 «Se la fortuna con voi sarà tenace e avara, non però per questo viverete solliciti, né troppo manco contenti, neanche prenderete nell'animo gravezza alcuna sperando, aspettando da lei più che la vi porga. Spregiatela più tosto, ché facile cosa vi sarà spregiare quello che voi non arete. E se la fortuna a voi toglie le già date e bene adoperate ricchezze, che si dee fare se non portarlo in pace e forte?». Ibid., p. 183,1. 2392-2398.
98 L. B. ALBERTI, Divitiae, in Opera inedita et pauca separatim impressa, p. 175-176.
99 I libri della famiglia, p. 182, 1. 2370-2376. Cette position est un des thèmes de fond du Theogenius et elle sera reprise par Battista dans le De iciarchia, p. 227.
100 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, op. cit., L. V, ch. V.
101 G. PONTE, Leon Battista Alberti umanista e scrittore, op. cit., p. 68.
102 « Felice, serena, compatta, la famiglia – trincerata nelle sue tradizioni, forte della sua virtù, appoggiata sul suo onore – può presentarsi come esempio alla civitas ». R. ROMANO et A. TENENTI, « Introduzione », à I libri della famiglia, p. XXIV-XXV.
103 «Quanto m'occorre dalla natura, pare a me che la città com'è constituita da molte famiglie, così ella in sé sia quasi come una ben grande famiglia; e, contro, la famiglia sia quasi una picciola città. E s'io non erro, così l'essere dell'una come dell'altra nacque per congregazione e coniunzione di molti insieme adunati e contenuti per qualche loro necessità e utilità». De iciarchia, p. 266. Dans le De re aedificatoria, ce parallèle entre famille et cité constitue le fondement théorique qui justifie la disposition interne des locaux de la demeure familiale. La cité sert de modèle à la maison et leur ressemblance garantit l'harmonie. «Quod si civitas philosophorum sententia maxima quaedam est domus et contra domus ipsa minima quaedam est civitas quidni harum ipsarum membra minima quaedam esse domicilia dicentur? uti est atrium xistus cenaculum porticus et huiusmodi». De re aedificatoria, p. 65. Voir aussi Ibid., p. 339.
104 «E parmi che alla origine della famiglia el primo accesso fu amore, e indi el primario vinculo a contenerli insieme fu pietà e carità e certo officio richiesto dalla natura verso e' suoi. In questi altri della città pare che certo fine, per più conservare sé stessi che per punto beneficar gli altri, li congregasse. Quinci forse e non senza ragione affermerete che tu più debbi alla famiglia tua che al resto della città». De iciarchia, p. 266.
105 F. TATEO, « "Dottrina" ed "esperienza'' ne I Libri della Famiglia... », op. cit., p. 307. F. Tateo pense que le texte d'Alberti constitue un développement du modèle classique. Les liens que le livre IV du De familia entretient avec le modèle cicéronien sont très étroits. Au-delà des prémisses d’ordre théorique soulignées par F. Tateo, ces liens s'étendent au contenu du texte lui-même. Par exemple, comme Laelius dans le traité de Cicéron, Lionardo et Adovardo reconnaissent que, lorsque les actions d'un ami peuvent entraîner la honte et le déshonneur, nuisant ainsi à ses proches, il faut rompre cette amitié. On verra que, au moment où Adovardo analyse le meilleur moyen de consommer cette rupture, en évitant de s'attirer des inimitiés, il le fera en ces termes : « Assai el nome dimonstra che vi si appruovi, quanto e' dicono, non stracciarla, ma discucire la amicizia e a punto a punto dislegarla ». I libri della famiglia, p. 394,1. 1929-1932. Cette affirmation résume, de manière bien évocatrice, un comportement empreint de prudence qui correspond à un principe de vie. Or, ce même concept, apparaissait déjà dans le De Amicitia de Cicéron, où il était attribué à Caton : « Tales igitur amicitiae sunt remissione usus eluendae, et, ut Catonem dicere audivi, dissuendae magis quam discindendae ; nisi quaedam admodum intolerabilis iniuria exarserit, ut neque rectum neque honestum sit, nec fieri possit ut non statim alienatio disiunctioque facienda sit ». CICERON, De Amicitia, texte établi et traduit par L. Laurand, Paris, Les Belles Lettres, 1928, XXI, 76. Dans le livre III du De Officiis, Cicéron s'efforce de légitimer le lien qui unit l’utile et l'honnête dans le cadre de l'amitié, on retrouve cette exhortation à dissoudre une amitié qui pourrait entraîner un homme sur le chemin de la malhonnêteté : « Cum igitur id quod utile videtur in amicitia, cum eo quod honestum est, comparatur, iaceat utilitatis species, valeat honestas ; cum autem in amicitia, quae honesta non sunt, postulabuntur, religio et fides anteponatur amicitiae ». CICERON, De Officiis, 1. III, X, 46.
106 « (...) certa non so come la nominare cosa, quale alletta e vince ad amare più questo che quello, posta non so dove, nel fronte, occhi e modi e presenza, con una certa leggiadria e venustà piena di modestia ». I libri della famiglia, p. 327, 1.174-177. Cette tentative d'explication, qui s'élargit au domaine de l'irrationnel, était déjà présente chez Cicéron, lequel refusait d'admettre qu’un concept utilitaire puisse être à l’origine d'un véritable sentiment d’amitié qui ne doit se fonder que sur la vertu. CICERON, De Amicitia, VIII, 25-29.
107 «Amici vero così in noi affetti, che d'ogni nostra buona fortuna e felicità non ivi solo sieno studiosi e cupidi, ove a sé cerchino frutto e premio del suo verso di te servigio e officio, ma quali solo del nostro bene molto in prima che del suo contentamento godano, saranno certo non molti, ma ben molto sopra gli altri constantissimi in benivolenza e ottimi». I libri della famiglia., p. 380-381, 1. 1565-1571.
108 Ibid., p. 104, 1. 90-91.
109 « (...) sistema di rapporti pratici destinato a fondare e rendere possibile un'attività intellettuale autonoma anche fuori del giro dei rapporti, in senso stretto, dei letterati coi poteri ». A. ASOR ROSA, « La fondazione del laico », in Letteratura Italiana, Le Questionu op. cit., p. 58.
110 « Nam e che utile porge in vita sapere disputando persuadere che la sola qual sia amicizia onesta perservera durabile e perpetua più che l'utile o la voluttuosa ? che ancora troverrò io forse più numero d’amici, quando Pitagora filosafo m'arà persuaso che degli amici tutte le cose debbano fra chi insieme s’ama essere comuni ? che credo quelli me ameranno con più fede e più constanza, quando Zenone, quell’altro, o Arestotele filosofo m'arà persuaso che l'amico, come domandato Zenone rispuose, sia quasi un altro sé stessi, o sia, come rispuose Aristotile, l’amicizia ha due corpi, una anima ? ». I libri della famiglia, p. 350-351,1. 777-787.
111 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, op. cit., 1. VIII, ch. III.
112 «Così adunque vorrei dell'amicizia m'insegnassero acquistarla, accrescerla, descinderla, recuperarla e perpetuo conservalla». I libri delta famiglia, p. 352,1. 821-823.
113 Cette nécessité, qui assigne à l'expérience une place non privilégiée, mais du moins complémentaire par rapport au savoir, avait été souvent soulignée par Giannozzo au cours du livre précédent : « Molte cose di questo mondo meglio per pruova si conoscono che per giudicio e prudenza, e noi uomini non gastigati dalle lettere, ma fatti eruditi dall'uso e dagli anni, e' quali a tutto l'ordine del vivere abbiamo e pensato e distinto quale sia il meglio, non dubitare, possiamo in bene molte cose con la nostra pratica forse più che a voi altri litterati non è licito colle vostre sottigliezze e regole di malizia ». Ibid., p. 262, 1. 2042-2048. Cf. aussi p. 201-202, 1. 257-269.
114 « Intesi quanto conferia a così farsi chiedere, el sapere porgesi onesto, modesto, facile, affabile, iocondo, astinente, officioso, mansueto, e animoso ancora e constante, e chiaro di buona fama e nome. (...) Conobbi la liberalità, osservanza, munificenza, gratitudine, fede, religione, e in tutti buona speranza di noi e buona espettazione, queste essere ottimi interpetri della amicizia. E meco compresi bisognarci varie arti, vario ingegno, e non poca prudenza, e molto uso a legarsi gli animi degli uomini, quali sono, quanto nulla più, volubili, leggieri, facili a ogni impeto a quale e' sieno incitati ; minima favilla in loro incende grandissimo odio, minimo lustro di virtù gli abbaglia ad amarci ». Ibid., p. 361-362,1. 1055-1058 et 1062-1070.
115 Sur le projet éducatif de Della casa et sa fonction "sociale", voir : A. FIORATO, « L'occultation du savoir et l'exaltation de la raison des autres dans le Galateo de Della Casa », in Le Pouvoir et la Plume. Incitation, contrôle et répression dans l'Italie du XVI siècle, Actes du Colloque International organisé par le Centre Interuniversitaire de Recherche sur la Renaissance italienne et l'Institut Culturel Italien de Marseille, Université de la Sorbonne Nouvelle, p. 135-157. Voir aussi Idem, « Supérieurs et inférieurs dans les traités de comportement italien au XVIe siècle », in Traités de savoir-vivre italien, op. cit., p. 91-115.
116 «E come diceano sapea Alcibiade, cosi noi imitaremo el camaleonte, animale quale dicono a ogni prossimo colore sé varia ad assimigliarlo». I libri della famiglia, p. 420,1. 2621-2623.
117 Momus, p. 98.
118 «Sed quid plura? Omnino illud unum iterum atque iterum iuvabit meminisse, bene et gnaviter fucare omnia adumbratis quibusdam signis probitatis et innocentiae: quam quidem rem pulchre assequemur si verba vultusque nostros et omnem corporis faciem assuefaciemus ita fingere atque conformare, ut illis esse persimiles videamur qui boni ac mites putentur, tametsi ab illis penitus discrepemus. O rem optimam nosse erudito artificio fucatae fallacisque simulationis suos operire atque obnubere sensus!». Ibid., p. 100.
119 « Udisti da chi t'odia un morso di parole. Vedesti quello insolente onteggiarti. Tu, delibera sofferirlo, almeno simular d'essere sofferente. (...) Ottima simulazione sarà qui fare quello che fa chi non si perturba né si commove ». Profugiorum ab aerumna, p. 131. Le discours de Pandolfini se construit en grande partie autour d'une complexe dialectique entre la simulation d'une indifférence docile et la conquête d'un réel détachement. Les buts à atteindre à travers l'alternance de ces deux attitudes sont multiples : esquiver les inimitiés, modérer des réactions passionnelles, comme la colère et la soif de vengeance, aboutir à la liberté de l'esprit. Sur cette alternance, voir : Ibid., p. 147-152 et p. 162-163.
120 C. KLAPISCH-ZUBER, La Maison et le nom…, op. cit., p. 77. Sur l'importance des amitiés et des alliances que l’on nouait souvent par le compérage et par le mariage, voir : Ibid., ch. VI. Sur l'influence que cette pratique sociale avait sur l'aménagement de l'espace urbain ou espace du "privé élargi", voir : Ch. de la RONCIERE, La vie privée des notables toscans.... op. cit., p. 237 et sqq. Pour une analyse historique et anthropologique du concept d’amitié dans les I libri della famiglia, cf. M. AYMARD, « Amitié et réseaux d'alliances dans la société du Quattrocento et le discours d'Alberti », à paraître in Actes du Colloque International Leon Battista Alberti.
121 Theogenius, p. 97-100; Profugiorum ab aerumna, p. 148 et sqq.; De iciarchia, p. 253-254.
122 Bonaccorso Pitti marchand et aventurier..., op. cit., p. 54 et sqq.; p. 115 et sqq.; p. 124-125 et p. 147-148.
123 Sur l'attitude d'Alberti à propos de la médisance et de la calomnie, cf. Infra, ch. II, p. 90-91. Voir aussi Musca, p. 188 et Cena familaris, p. 348. Comme nous l'avons signalé (cf. supra, p. 92 n. 36), selon G. Gorni, un de ces « invidi senza nome », serait Carlo Marsuppini, chef de file des adversaires du Certame.
124 « Adunque per brevissimo assolvere questo luogo così statuisco : e' fortunati e ben possenti uomini sono ad averli amici utilissimi ; non tanto che possano beneficarti con sue ricchezze e amplitudine, ma ancora, quanto io provai per uso, che sempre diedi opera avermi familiare a' primarii cittadini in qualunque terra soprastetti, questi molto apreno via al concorso poi de' minori e plebei abitatori, quali tutti studiano con benivolenza e osservanza onorare e applaudere a chi el suo maggiore monstri fronte lieta, e presti non dure orecchie ». I libri della famiglia, p. 375,1.1416-1425. Par ailleurs, dans Canis, l'auteur rappelle la prudence exemplaire de son chien qui évitait soigneusement d'entrer en conflit avec les puissants. Canis, p. 154.
125 G. BRUCKER, Dal Comune alla Signoria..., op. cit., p. 318 ; voir aussi Ibid. ch. V.
126 I libri della famiglia, p. 234,1. 1219-1223.
127 L. B. ALBERTI, Villa, in Idem. Opere volgari, vol. I, p. 360.
128 Pour la théorisation de la parfaite amitié, telle qu'elle avait été anticipée par Lionardo, voir I libri della famiglia p. 377-382 et 385. Pour la reprise de l'utilisation des sentences et des exempta tirés des auteurs classiques, dont Adovardo avait auparavant dénoncé l'insuffisance dans le cadre de la vie dans la cité, voir Ibid. p. 364 et sqq. et p. 415 et sqq.
129 « Contro, circa le assidue familiarità e conversazioni civili quale comune s'appellano amicizie, molto bisogna essere curioso e attento a provedere ch'elle molto giovino, nulla rapportino danno. E' frutti e fermamento delle coniunzioni sono favore, beneficio, buona fiducia, speranza e grata conversazione e beato vivere (...). Per questo si vuol prima eleggere di tutta la multitudine quelli che più sono atti e parati a bene ornare e sé e te di molta virtù : con questi assiduo ragionare, investigare, adoperarsi in cose lodate, onde tuttora diventiate più studiosi, più dotti, più virtuosi. El solo conversare co' buoni sarà in molta parte ottima essercitazione ad acquistar fama e dignità e grazia, però che tutti iudicheranno che tu sia simile a questi con chi tu assiduo conversi ». De iciarchia, p. 255.
130 « Tout grand esprit cherchera à atteindre même un tout petit vaisseau plutôt qu'une planche isolée, mais un tempérament paisible et libre fuira, non sans raison, loin des immenses peines, des continuels grands dangers propres à ces vaisseaux. Ajoute à cela que ceux qui apprécient les joies privées supportent fort mal la sottise de la multitude et le tumulte de la vie publique. Du reste, il est dur et difficile de garder véritablement, parmi le peuple sans vertu, un équilibre égal, sa dignité, sa tranquillité et un doux loisir ». L. B. ALBERTI, Fatum et Fortuna, in Prosatori latini del Quattrocento, op. cit., p. 650-651.
131 G. SASSO, « Qualche osservazione sul problema della virtù e della fortuna nell’Alberti », Il Mulino, II, 1953, p. 605. À ce propos, P. Marolda, tout en partageant la thèse proposée par G. Sasso, conteste l'idée selon laquelle cette double perspective, à l'origine d'une situation conflictuelle, ait chez Alberti un caractère inconscient ; bien au contraire, il y aurait là une précise volonté de ne pas apporter une solution univoque. P. MAROLDA, Crisi e conflitto...,op. cit., p. 63-64.
132 M. MARIETTI, « "Patriotisme" des pères et "patriotisme" citadin... », op. cit., p. 40 et sqq.
133 « Ma neanche quelle rebubliche medesime si potranno ben conservare, ove tutti e' buoni siano solo del suo ozio privato contenti ». I libri della famiglia, p. 225,1. 954-956.
134 «(...) inconstanza, inferma, instabile, volubile, lieve, futile, bestiale, ignava, quale solo si guidi con errore, inimica sempre alla ragione, e piena di ogni corrotto giudizio.» Theogenius, p. 78.
135 Ibid., p. 78-79.
136 Profugiorum ab aerumna, p. 137-138.
137 En effet, on peut être tenté de lire certaines pages de ces dialogues comme une référence à la progressive prise de pouvoir de la part des Médicis. M. Marietti fait remarquer que la fidélité d'Alberti aux Médicis a été jusqu'au bout son attitude officielle – comme le prouvent, par exemple, la dédicace des Trivia à Laurent de Médicis et son rôle d'accompagnateur du jeune seigneur venu à Rome en 1471 – et que, en revanche, la critique du pouvoir médicéen ne pouvait s'exprimer que de manière déguisée comme, par exemple, dans le Theogenius ou dans le Profugioruma ab aerumna. Par ailleurs, M. Marietti ajoute que, dans ce dernier dialogue, ce sont encore « (...) vraisemblablement les tenants du parti oligarchique qui apparaissent en filigrane comme les adversaires acharnées de Battista, et Agnolo Pandolfini, porte-parole de Matteo Palmieri, n'est assurément pas un anti-médicéen ». M. MARIETTI, « "Patriotisme" des pères et "patriotisme" citadin... », op. cit., p. 43-44. Par ailleurs, pour une analyse de l'influence qu'eut Alberti sur la culture et sur les projets architecturaux de Laurent le Magnifique, cf. G. F. BORS1, « Alberti e Lorenzo il Magnifico », à paraître in Actes du Congrès International Leon Battista Alberti.
138 « Dicono : ama la patria, ama e' tuoi sì in far loro bene quanto e' vogliano. Ma e' dicono ancora che la patria dell'uomo si è tutto el monde, e che'1 savio, in qualunque luogo sarà constituto, farà quel luogo suo ; non fuggirà la sua patria, ma addotterassene un'altra, e quivi arà bene assai dove e' non abbia male, e fuggirà sempre essere a sé stessi molesto ». Profugiorum ab aerumna, p. 124. Un exemple analogue se trouve dans le Theogenius : « Adunque la diritta affezione in prima verso la patria, non l'abitarvi fa me essere vero cittadino, ché se così non fusse, e i buoni che uscissero in altrui provincie per cose publiche o private, subito resterebbero essere cittadini. (...) E forse la patria nostra di tutti e' mortali fie quella dove abbiamo lunga età a riposarci, a quale e' Sauromati e posti sotto qualvuoi plaga del cielo sono né più di voi lontani né più vicini, tanta via troverai dall'ultima Germania quanto e dalla estrema India persino sotto terra ». Theogenius, p. 79.
139 M. MARIETTE « "Patriotisme" des pères et "patriotisme" citadin... », op. cit., p. 38.
140 I libri della famiglia, p. 46-47,1. 916-929.
141 « Leon Battista si trova sempre in un altro posto rispetto a quello in cui dovrebbe essere (e in cui magari finge o si sforza di stare) ». R. RINALDI, « Leon Battista Alberti melanconico », op. cit., p. 209. R. Rinaldi voit dans l'aventure biographique d'Alberti l'origine d'une forme de marginalisation intellectuelle qui finira par caractériser son activité de lettré. Au sujet de cet élargissement de perspective, allant d'un « municipalisme foncier » vers une « dimension italienne », et ses rapports avec l'effort déployé par Alberti en faveur de la langue vulgaire, voir : M. MARIETTE « "Patriotisme" des pères et "patriotisme" citadin... », op. cit. Sur l'incidence de la destinée biographique de Dante, Pétrarque et Boccace – tous marqués par une séparation forcée soit de leur lieu d'origine ou, comme pour Boccaccio, de leur lieu d'élection – en relation avec leur rôle de fondateurs d'une littérature nationale en langue vulgaire, voir : A. ASOR ROSA, « La fondazione del laico », op. cit., p. 90 et sqq.
142 C'est pourquoi G. Gorni parle d'une véritable « strategia di successo » insérée dans une perspective uniquement individuelle. G. GORNI, « Dalla Famiglia alla Corte... », op. cit., p. 247.
143 [Lionardo] « E in principe (perché sono i principi quanto vogliono d'ogni onesto essercizio vacui, oziosi, e in tempo non poco dati alle voluttà, e acerchiati non da amici ma da simulatori e assentatori) raro nascon voglie se non lascive e brutte, e spesso loro bisogna adoperare le ricchezze de' suoi cittadini e di ciascuno a lui amico pecunioso e ricco ». I libri della famiglia, p. 324, L 88-93. Quelques lignes plus loin, Adovardo intervient pour soutenir cette affirmation, Ibid. p. 325-326, 1. 111-141. À la fin du livre III, Giannozzo avait également violemment dénoncé l'avidité des seigneurs qui, pour satisfaire leurs exigences immodérées, mettent à contribution les fortunes privées. Ibid, p. 308-310, 1. 3418-3464.
144 L'attention du courtisan porte toujours sur l'image qu'il offre de lui-même au prince et aux gens qui l'entourent, de manière à satisfaire leurs attentes : « Io così, contra, me declinava : davami facile, affabile, umano a qualunque a me in casa e fuor di casa si presentava, e così studiava essere grato e iocundo agli occhi e oricchi persino de' plebei e infimi uomini. E perché così al Re dilettava vedere e' suoi mottegiosi, festivi, desti, nulla pigri, nulla desidiosi, io non raro in sua presenza me essercitava, e con dolcezza eccitava gli altri a pari far prova di sua virtù, a cavallo, in giostra, a piè schermendo, saltando, lanciando, e dava opera a tutti essere di costume e gentilezza non meno che in queste simili prodezze superiore ; e bastavami non essere inferiore di forza quanto potea superarli di cortesia e Iode d'animo, benché a quelle destrezze e gagliardie, se a voi ramenta, vedesti me giovane non debole, e tira gli altri non disadatto ». Ibid, p. 342-343, 1. 565-578. Plus loin, Piero avouera avoir réussi à rendre le pape Jean XXIII généreux envers lui grâce à son habileté à le flatter. Ibid, p. 345, 1. 627-634.
145 Pour l'histoire de la composition et des problèmes de datation du livre IV du De Familia, cf. F. FURLAN, « Nota al testo », I libri della Famiglia, p. 438-440.
146 R. ROMANO et A. TENENTI, « Introduzione » à I libri della famiglia, p. XXXIII-XXXV.
147 «Ma il principe e la sua corte hanno ormai preso d'assedio la Famiglia, nello spazio del libro non meno che in quello della storia». G. GORNI, «Dalla Famiglia alla Corte...», op. cit., p. 250.
148 Sur le retour de Côme de Médicis et sa progessive prise de pouvoir, voir : N. RUBISTEIN, Il governo di Firenze sotto i Medici (1434-1494), op. cit., ch. I.
149 «E le amicizie de' principi massime si voglion acquistare e aoperare per accrescere e amplificare a' suoi e alla famiglia sua nome e buona fama e degna autorità e laude». I libri della famiglia, p. 335,1. 370-372.
150 Ibid., p. 342,1. 548-565.
151 « (...) uno minimo errore, una parola, come voi litterati di ciò avete infiniti scritti essempli, anzi e un sol sguardo s'è trovato stato cagione che'l signore prese odio capitale contro chi e' molto prima amava ». Ibid., p. 343, 1. 587-590. Cette affirmation de Piero est immédiatement confirmée par Lionardo qui rappelle la cruauté de Denys, tyran de Syracuse, lequel avait fait exécuter deux de ses jeunes amis simplement parce qu'une boutade et un sourire des deux garçons avaient éveillé ses soupçons et sa crainte d'être assassiné.
152 Pour une lecture "politique" des Intercenali cf., M. MARTELLI, « Motivi politici nelle Intercenales di L. B. Alberti », à paraître in Actes du Colloques International Leon Battista Alberti.
153 Intercenali, Livre X, in Apologhi ed elogi. Ce livre comprend sept petits textes et un prœmium dans lequel l'auteur s'adresse à tous les savants afin que, faisant taire l'envie et les inimitiés, ils réunissent leurs efforts en vue du bien de l'humanité. Dans l'ensemble, les sept récits expriment la condamnation d’une ambition et d'une avidité excessives qui, piétinant le bien commun, causent la ruine des communautés. La position d'Alberti oscille ici entre une sorte de réalisme politique (que l'auteur lui-même laisse percer en concluant l'intercenale Bubo : « Hoc apologo velim id ipsum in urbibus evenire intelligas : ut adsint nonnuli, quos commodius sit obsequio quam capitis periculo alere ». Ibid., p. 94) et l'idéal d'une paix civile garantie par le respect des lois établies par les ancêtres et que l'envie inconsidérée de nouveautés vient bouleverser.
154 Ce dernier vient de s'arrêter sur terre à un endroit d'où il pouvait voir : « Galliam et Etruriam ». Cette allusion géographique est problématique et trop vague pour autoriser une interprétation précise. Cependant elle semble ouvrir sur une large perspective qui n'est pas limitée à la Toscane et à l’Italie septentrionale. Pour une hypothèse de lecture partiellement autobiographique de cette intercoenale et son rapport avec la Scena présentée par Leonardo Dati au Certame Coronario, voir : G. GORNI, « Storia del Certame Coronario », op. cit., p. 145-146.
155 L'ambition incontrôlée est, pour Alberti, une des plus graves calamités sociales. Dans l'intercenale Picture, Ambitio est la mère de Contentio, laquelle, à son tour a généré Iniuria.
156 L. B. ALBERTI, Nebule, in Apologhi ed elogi, p. 104.
157 « (...) un accord inouï des esprits et des volontés, dans les affaires publiques et privées ». Lacus Ibid., p. 108.
158 Alberti témoigne souvent d'une nette aversion pour les changements institutionnels. Son hostilité n’est peut-être pas sans rapport avec les multiples modifications progressivement apportées à l'organisation politique florentine par les Médicis cherchant à consolider leur pouvoir. Même dans le dernier traité de l'auteur, cette animosité ne s'est pas apaisée : « Noi abbiamo sessanta armari pieni di statuti, e ogni dì produchiamo nuovi ordinamenti. Se qualche publica ragione non induce costoro a simili innovazioni, forse gli tira qualche voglia privata ». De iciarchia, p. 263.
159 « Et, comme on peut le voir, ils conservent jusqu'à nos jours cette coutume sans la violer ni l'enfreindre ; et dans leurs vers, ils chantent qu’une liberté sans entrave est, selon l’usage hérité des ancêtres, plus agréable qu’un somptueux esclavage ». Lacus, p. 126.
160 R. CONTARINO, «Introduzione» à Apologhi ed elogi, p. 36.
161 Momus, p. 28.
162 G. GORNI, «Dalla Famiglia alla Corte...», op. cit., p. 255.
163 « Voici les préceptes que contenait l'opuscule : un prince bien formé à son rôle doit éviter aussi bien de rien faire que de tout faire, d'agir seul comme d’agir avec tous. Il doit veiller à ce qu'un seul n'ait pas tous les biens et tout le pouvoir, et le plus grand nombre rien. Il doit faire du bien aux bons, même malgré eux, mais ne faire du mal aux méchants qu'à contre cœur. Il jugera tout le monde plus sur ce que peu voient que sur ce qui est évident pour tous. Ils s'abstiendra d'entreprendre des réformes, sauf si une nécessité pressante l'oblige à sauvegarder la dignité de l'État ou si un espoir très sûr s'offre à lui d’en augumenter la gloire. Généreux pour les dépenses publiques, il suivra des règles d’économie pour ses dépenses privées. Il luttera contre ses passions et son goût des plaisirs non moins que contre ses ennemis. Il obtiendra la tranquillité pour ses sujets, la gloire et la popularité pour lui-même, plutôt par les arts de la paix que par la pratique de la guerre. Il acceptera l'honneur des suppliques et supportera l'importunité des plus humbles aussi patiemment qu'il désire voir ceux-ci accepter son faste ». Momus, p. 288. Cette page est précédée d'un long discours de Charon qui raconte au philosophe Gelastus une discussion entre le roi Megalophos et le hérault Peniplusius. Ce dernier reprochait à Megalophos d’avoir été un mauvais prince, asservi à ses propres plaisirs, négligeant l'intérêt public et craignant sans cesse de perdre ses privilèges. Ibid., p. 284 et sqq. La longue invective de Peniplusius annonce ainsi la dernière page, dont elle constitue un contre-exemple.
164 Dans cette perspective, il est difficile, et peut-être même arbitraire, de vouloir rétablir un rapport précis avec des événements ou des personnages historiques. En effet, on peut retrouver, sous les traits de Momus, ceux du pape Eugène IV ou encore, comme nous avons été tentés de le faire, voir dans une brève répartie (« Siccine, Morne, quod apud mortales aiunt, omnes ab exilio ad imperium veniunt ? ». Ibid., p. 96) une allusion à Côme de Médicis. Mais le caractère allégorique de l'œuvre et son intention moralisatrice s'opposent à une lecture "historique" qui semble avoir été placée par l'auteur lui-même au deuxième plan.
165 R. Rinaldi, au-delà de la destruction apodiptique de toute forme de gouvernement, voit dans le Momus le renversement parodique de la possible collaboration entre les intellectuels et le pouvoir, si triomphalement célébrée par Matteo Palmieri à la fin de la Vita civile. R. Rinaldi perçoit dans le personnage albertien : « (...) la personificazione di questo dissacrante progetto parodico : tutto il suo agire infatti non è altro che una ripeti/ione in negativo dei gesti della cultura uffïciale ». Ainsi, tout en affirmant que le manuscrit laissé par Momus semble corriger le ton parodique de tout le texte et annoncer une réflexion plus confiante et plus positive, il interprète cette conclusion comme une ultime marginalisation du lettré Alberti : « E' la parola ultima lasciata dall'artista scomparso, dall’intellettuale anomalo che la cultura ufficiale ha eliminato, allegoria géniale della stessa opéra albertiana. Ma proprio qui il Momus si chiude ». R. RINALDI, « Alberti melanconico », op.cit., p. 227. Nous pensons que la conclusion du Momus a une portée plus vaste qui, eu égard à l'ensemble de l'œuvre albertienne, ne s'épuise pas dans la seule dénonciation ou dans une extrême révolte à l'égard de la culture officielle. Par ailleurs, au sujet de cette dernière page du Momus, nous ne partageons pas la conclusion à laquelle parvient N. Balestrini : « Fino all'irrisione finale del testamento politico di Momo con la sua banalité insultante : "dev'esser proprio del principe evitare di non far nulla come di fare ogni cosa...". Destinato farsescamente alla formazione del principe, il Momus si rivela cosi come l'anti-principe, il libro della distruzione di ogni ordine e potere ». N. BALESTRINI, Presentazione du Momus, p. X. Nous pensons en effet que, dans la dernière page de ce texte si déroutant, se taisent désormais l'ironie et la dérision.
166 « (...) l’un construit sur les factions et les conspirations, se parcourt à force d'exactions, persécutions et destructions et en abattant tous les obstacles destinés à couper la route à ton char, l'autre droit et sans obstacles, passe par l'exercice des meilleures qualités, la pratique des bonnes moeurs et l'ornement des vertus : tu dois te faire et te montrer aux hommes tel qu'ils te jugent digne de respect et de dévouement, apprennent à se tourner vers toi et toi seul dans l'adversité, s'habituent à s'en tenir fermement à tes conseils et tes décisions ». Momus, p. 118.
167 Selon A. Tenenti, au moment où il écrivait le De familia, Alberti espérait encore que la chute de l'oligarchie restaurerait, à Florence, le régime qui avait été le sien au XIVe siècle. Aux oligarques succédèrent les Médicis, les anciens alliés des Alberti. Assez tôt déçu par le "gouvernement" de Côme, qui s'avérait de plus en plus tyrannique, Leon Battista avait compris que l’âge d'or du régime communal était désormais définitivement révolu et il fut alors amené à envisager une solution où la totalité du pouvoir serait remise à l'autorité d'un prince bienfaisant et intègre. A. TENENTI, « Il Momus nell'opera di Leon Battista Alberti », in Credenze, idéologie ideoligie, libertinismi ..., op. cit., p. 148. Sur l'image positive d'un bon prince capable d'imposer une solution "pacifique" aux conflits qui déchirent la cité, voir aussi : P. MARO LD A, Crisi e conflitto...,. op. cit., p. 65 et sqq. Par ailleurs, il convient de rappeler qu'au XVe siècle, il n'y avait pas, à l'intérieur de l'opposition entre république et monarchie, l'idée de deux domaines sociaux hostiles telle qu'elle apparaîtra au XVIIe siècle. Le débat concernant le gouvernement républicain et/ou seigneurial se configurait plutôt comme la continuation des discussions classiques sur la forme de gouvernement qui pourrait le mieux garantir le bien public et la justice.
168 « Le servitù tollerabili sono l'una coniunta alla onestà, e questa si chiami legge ; l'altra viene collegata dal premio, e questa chiamera' la equità ; la terza servitù tollerabile succede allettata dalla voluttà, e questa chiameremo amore ». De iciarchia, p. 263-264.
169 « (...) la servile obbedienza di chi o per temenza o per dappocaggine patisce la inezia e fastidiose saccenterie degli insolenti ». Ibid., p. 264.
170 « Noi proponemmo che'l principato avea in sé certa ragione di moderare gli omini, e statuimmo che niuno può essere moderator di molti se non sapea bene aversi con pochi, e che'1 primo officio era moderar se stessi, e di questo moderamento privato trattammo sino a qui. Ora el governo e moderazione degli altri si porge in due modi ; l'uno circa molti, come chi fusse proposto rettore d'una città, d'uno essercito, d'una provincia, e simili publici magistrati ; l'altro quando fusse primo e superiore a pochi, come sarebbe a un numero d'omini couniti per confederazione, conversazione, consanguinità e simile. E questo sarà magistrato sì, non però publico ; ma sarà officio composto della cura domestica colla sollecitudine publica ». Ibid., p. 265. Par ailleurs, Alberti prend soin de différencier le bon prince du tyran qui exerce son pouvoir aveuglément et soumet ses sujets à ses envies. Ibid., p. 193. Dans le De re aedificatoria, cette distinction détermine une conception différente de la demeure du prince et de celle du tyran : « Nam regum quidem aedes in media urbe aditu facilis, ornatu venusta, lautitie elegans magis quam superba sit condecet ; tyranno autem non aedes magis quam arx locanda est, ut sit neque in urbe neque ex urbe. Adde quod ad regis aedes spectaculum templum procerumque tecta pulcherrime adiuguntur ; tyrannorum sedes quaquecircum spatio immodico segregatis omnium aedifïciis sese contineat necesse est ». De re aedificatoria, p. 347. Cf. aussi Ibid., p. 336 et sqq. Sur l’explicite condamnation du tyran, voir aussi Theogenius, p. 76.
171 «E così affermano tutti i savi antiqui scrittori passati a’ quali io molto credo, e mostrano come costui si debbe reputare vero principe, qual sia superiore in cose non lieve e fragili, ma stabili di sua natura ed etterne, e nulla subiette alla volubilità e temerità della fortuna, per qual cosa e' sia bene atto a comandare e meriti essere ubbidito. E questo chi dubita sarà la virtù, la bontà, la perizia di cose degne e utilissime a sé, a' suoi, alla patria?». De iciarchia, p. 193.
172 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, op. cit., 1.1, ch. I.
173 De iciarchia, p. 192.
174 « Oh ! felicissimo quel principe quale così vorrà acquistarsi benivolenza, e mena essere temuto che amato, quanto con una sola facile e piena di voluttà cosa possono tutti, ma non curano in questa parte insieme acquistarsi benivolenza e Iode immortali ». I libri della famiglia, p. 428,1. 2825-2829. L'italique est de nous. Alberti est ici fort éloigné du réalisme politique de Machiavel : « E molti si sono immaginati repubbliche e principati, che non si sono mai visti né conosciuti essere in vero ; perché elli è tanto discosto da come si vive, a come si doverrebbe vivere, che colui che lascia quello che si fa per quello che si doverrebbe fare, impara più tosto la ruina che la preservazione sua : perché uno uomo, che voglia fare in tutte le parte professione di buono, conviene rovini infra tanti che non sono buoni. Onde è necessario a uno principe volendosi mantenere imparare a potere essere non buono et usarlo e non usare secondo la necessità ». N. MACHIAVELLI, Il Principe, a cura di L. FIRPO, Torino, Enaudi, p. 75.
175 « E così è: a ciascuno li sta imposto e innato da chi governa l'universa natura, debito comandare a' sui, agli strani, a giovani, a' vecchi, a qualunque si sia di qualvuoi qualità e condizione: comandare, dico, eccitare, ricordare, aiutare che fuggano il biasimo e pericoli della vita, seguano il bene, l'opere lodate e gloriose». De iciarchia, p. 195.
176 Battista esquive la nécessité de traiter l’épineuse question du gouvernement du prince par une habile justification: « Dico a questi giovani: la intenzione e destinazione mia qui non è di referire e' documenti atti al governo publico : altrove fia da disputarne : ma il procedere nostro in esplicare con qual moderazione di vivere colla multitudine simile agli altri privati cittadini, massime fra coniunti e familiari, ciascun di voi diventi primario e perverga a tanta eccellenza in quello che sia in lui posto, non in la fortuna, che nulla più vi si possa desiderare, onde sequiti che insieme la famiglia tutta si trovi beata, onorata e felicissima ». Ibid., p. 265.
177 « E principati e signorie delle città non raro se acquistano con insidie, fraude, confederazione, e impeto d'arme, e sono per sé pieni di sospetti, paure, odi, difficultà, pericoli, e stanno sempre esposti a prossima ruina, e reggonsi con violenza, rapine, simulazioni, dissimulazioni, crudelità. Questo nostro continuo s'acquista con simplice e aperta bontà, e pronta benignità e facilità ; porgesi iocondo, ameno, suave ; rende contro le avversità molta sicurtà e difesa ; reggesi con amore, carità e officiosissima gratitudine ». Ibid., p. 269.
178 « Questo si vede, che la virtù d'uno omo solo spesso rende beata una terra, non che una famiglia ». Ibid., p. 211.
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