La Regeneração et l’idéologie positiviste et libérale du progrès remise en question dans l’œuvre de Camilo Castelo Branco1
p. 333-342
Texte intégral
1Le postulat, hérité de la philosophie des Lumières, selon lequel la science devait faire le bonheur de l’humanité fut repris par les positivistes qui, au xixe siècle, font la promotion de l’idéologie du progrès dans une société bourgeoise industrielle qui compte sur les progrès de la science pour se développer. Toutefois, l’épineuse notion de progrès est toujours traitée de manière polémique par Camilo Castelo Branco, véritable « enfant du siècle ». Dans son œuvre, on s’aperçoit aisément que la civilisation que les bourgeois appellent de leurs vœux est en fait la civilisation du matérialisme, laquelle tend déjà à être une civilisation hédoniste, celle du lucre, du vol et de la violence.
2Au Portugal, une nouvelle formation politique voit le jour au début de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle : il s’agit du parti Regenerador. Ce terme, ainsi que le suggère Albert-Alain Bourdon, ranime le débat national autour d’une idée-clé, celle de la décadence qui affecterait le pays tout entier2. Et, étrange coïncidence, notons que dans l’œuvre camilienne l’action se déroule généralement vers le milieu du xixe siècle, époque que l’écrivain connaissait particulièrement bien3 et qui correspond à l’arrivée au pouvoir des regeneradores.
3Ainsi, en décrivant, parfois avec une complaisance quelque peu morbide, la dégénérescence qui frappe son pays, Camilo exprime son scepticisme quant au mythe de la civilisation4 si cher aux bourgeois de son époque. Ces derniers, en instaurant le libéralisme, pensaient naïvement que la société allait progresser inévitablement. C’est que le positivisme d’Auguste Comte avait contribué à ancrer dans les esprits l’idée selon laquelle le progrès de l’Humanité était inéluctable5. Au Portugal, Antero de Quental cite ce philosophe français notamment dans sa lettre à Castilho Bom Senso e Bom Gosto, rédigée en 1865, et c’est à Porto qu’est créée la revue O Positivismo (1878-1882)6 qui, elle aussi, développe les théories comtiennes du progrès et de l’ordre : c’est en vertu de cette loi du progrès continu et indéfini qu’on enregistrerait, malgré bien des obstacles, une évolution lente mais constante7, et ce depuis les temps préhistoriques jusqu’aux temps modernes.
4Emporté par son tempérament polémique, anticonformiste et pessimiste, Camilo n’aura de cesse de jeter le doute dans les esprits en s’attaquant explicitement à l’idéologie libérale. L’action de O Bem e o Mal se déroule vers 1840 (BM, 147, 148)8, ce qui confère aux propos de Casimiro une portée éminemment critique : « -[...] Quer ele [Ladislau], talvez, que a civilização esteja em Vila Cova, e a barbaria em casa do jornalista ! » (BM, 94). Bien qu’ayant lutté pour la liberté d’expression aux côtés des libéraux, il dénonce les abus d’une presse qui ne remplit pas sa fonction d’« alavanca do progresso » (BM, 94). Au passage, il souligne les ratés et même les contradictions du système libéral. En outre, s’il admet que la société a progressé, il ne croit pas au progrès de l’homme : « A sociedade parece melhor do que foi, olhada colectivamente : é parte nisto a lei, e grande parte o cálculo. Cada indivíduo se constrange e enfreia no pacto social para auferir as vantagens de o não romper [...] » (BM, 94-95).
5Le progrès matériel n’entraîne donc pas nécessairement le progrès moral. Au reste, ce progrès matériel ne serait pas dû à l’altruisme ou à l’adhésion de tous à une cause commune, mais à l’individualisme et à l’intérêt personnel qui, par bonheur, pousseraient les hommes à signer ce pacte social dont parle Casimiro. Freud attire d’ailleurs notre attention sur l’enjeu majeur du processus de civilisation, à savoir l’équilibre difficile à trouver entre les aspirations individuelles et les exigences de la collectivité9.
6Et, pour clore le débat autour d’un des acquis – la liberté de la presse – dont les libéraux étaient très fiers, Casimiro donne ce conseil à Ladislau : « [...] Não queira saber que nome tem, a dez léguas da sua aldeia, o que meu compadre chama dever, civilização, amor, caridade e Deus. » (BM, 95). La ville, que certains, à l’instar de Jacinto, personnage queirosien, associaient au raffinement suprême et à la civilisation, est donc loin de fonctionner comme un laboratoire ou un modèle de la civilisation. D’ailleurs, Ladislau, outré par les diffamations d’un journal à scandales, ébranle la conviction de ceux qui pensaient vivre dans une société avancée : « [...] A civilização que isso consente é a barbaria, é o escárnio de Deus e das leis de nosso país ! » (BM, 93). Un pays où la loi est bafouée ne peut donc se dire civilisé10.
7En d’autres termes, l’intérêt personnel primerait toujours sur l’intérêt collectif, ce qui, au demeurant, expliquerait le manque de conviction idéologique chez Camilo pour qui seul le crime progresse :
Que importam ainda esses pregões de guerra, que chamam a humanidade para um progresso indefinido ?
O que progride é o crime, e a impunidade. O que progride é a fome, e a desesperação. O que progride é o desengano das coisas, dos indivíduos, dos sistemas, e até da significação das palavras, que dantes eram a maneira de os homens se compreenderem. (HP, 11-12)
8Dans A Mulher Fatal, l’auteur se veut très mordant quand il écrit que c’est avec de la boue « que as gerações erigem os seus marcos milenários, as suas cronologias gloriosas. » (AMF, 1061). En définitive, on ne fait la révolution que par opportunisme :
[...] o Senhor Inácio, naquele tempo, era liberal, e já do fundo da sua obscuridade saudava a aurora da civilização [...]. O que Leituga queria era melhorar de posição, ainda que para isso a posição de algum seu amigo piorasse : desejo este que não deve sujar a reputação do Senhor Inácio, num tempo em que a família portuguesa, dividida em duas hostes inimigas, se ufanava em mutuamente se aniquilar, com o fim um pouco imoral de ficar a hoste vencedora com o espólio da hoste vencida. Isto é o que se figura à primeira vista ; porém, quem souber alguma coisa de filosofia da história, e dos arcanos em que a civilização esconde o segredo das suas operações, desvia os olhos do espectáculo feio das nossas lutas fratricidas, e remonta o espírito a certas alturas. Ora, a guerra, a orfandade, a viuvez, o sangue, e a penúria são bugiarias que não impressionam as almas que lá das tais alturas da filosofia olham para isto, que se chama humanidade. (NL, 1043-1044)
9L’idéologie, qui servirait bien souvent de paravent à toutes sortes de crimes, n’aurait d’autre but que de défendre les intérêts d’une classe sociale. C’est pourquoi Camilo est foncièrement un contre-révolutionnaire, thèse que soutient du reste Fernando Campos11. Il bat donc en brèche la vision optimiste de l’histoire de l’humanité promise à un bel avenir. Les positivistes, en effet, considèrent même que les grandes crises politiques, qui se traduisent souvent par des conflits armés, impulsent la progression de l’histoire au lieu de l’interrompre12. Contrairement au philosophe français Auguste Comte, Camilo ne croit pas au progrès inexorable, tout comme il ne considère pas les grandes crises violentes – les révolutions ou les guerres – comme un mal nécessaire, comme l’enfantement, dans la douleur, d’une ère nouvelle plus prospère. Pour lui, la violence sociale régénératrice est un leurre qui ne laisse derrière elle qu’un amas de cendres. Son scepticisme politique, qui frise la provocation, le conduit à dévaluer un système politique – le libéralisme – qui n’offrirait selon lui qu’un semblant de démocratie.
10Ainsi, dans la version de Leiam publiée en 1864, il écrit que l’homme moderne, qui se croit supérieur parce qu’à la loi du plus fort il a su substituer la démocratie, se drape en définitive dans « a capa rota da democracia »13. Et pour bien souligner la marginalité, voire le caractère contre-révolutionnaire et anticonformiste de Camilo à une époque imprégnée de positivisme, nous citerons encore ce passage où il tourne en dérision le soulèvement populaire spontané dont Gaspar das Lamelas est la cause :
Este espectáculo trivial não aterrava o soldado de Ponte Ferreira [...] mas dava-lhe as antigas pernas que o serviram nessas gloriosas batalhas. Tinha cinquenta anos, e fugia ganhando a dianteira aos garotos do seu bando destroçado. Porém, quando ele escalava a ladeira barrenta que se precipita ao sopé do monte, desciam em saltos de bezerros mordidos por vespereiros os sens homens, num turbilhão, acossados pelo tiroteio da companhia do ex-sargento Lopes – uns barbaçudos que pareciam gigantes no topo da colina, e davam uns berros clangorosos imitantes a mugidos de bois. O dia de Juízo ! (BP, 702 ; c’est nous qui soulignons)
11Les campagnes portugaises n’ont donc rien de paradisiaque dans cet autre roman, A Brasileira de Prazins, où Camilo poursuivait son travail, entamé dès la composition des Novelas do Minho, de démythification de la campagne perçue utopiquement comme un paradis sur terre. C’est pourquoi tous les ingrédients de la littérature apocalyptique sont ici réunis : la panique, les cris perçants comme un son de trompette14, le monstrueux, le bestiaire adapté à l’environnement de ces guérilleros dont la régression du comportement souligne le danger de l’état de nature15 que combattait une bourgeoisie obsédée par la civilisation. Ce passage renferme des allusions isotopiques à la boue et à la chute qui revêt ici la forme d’une descente aux enfers au cours de laquelle se révèle la terrible condition humaine.
12Le lecteur assiste donc à une parodie de l’apocalypse qui a pour fonction de dénoncer l’inefficacité et surtout le caractère illusoire de la violence régénératrice assimilée à une descente aux Enfers, ainsi que l’aveuglement et la déraison des rebelles qui se conduisent comme des bêtes... de somme, offrant ainsi une image extrêmement dégradante de l’homme ; on remarquera que la boue lui colle à la peau. Cette interprétation parodique d’un soulèvement populaire pourrait, enfin, traduire le pessimisme et aussi le conservatisme d’un auteur pour qui l’homme ne peut transformer radicalement la société ni modifier le cours de son destin.
13Sa charge sans doute la plus explicite et la plus sévère contre le progrès matériel est contenue dans A Mulher Fatal, où le narrateur-auteur décrit Coïmbre qui, précisément « no fim do ano de 1850 », est sur le point de subir une profonde transformation :
[...] era no tempo das caleças ; no tempo em que Coimbra [...] mal pensava ainda que um dia as suas grutas de sinceiros [...] seriam rotas, e devoradas pelo dragão de ferro, que silva estridente como o demónio da matéria que triunfa.
Era no tempo das caleças.
Apeei em Coimbra [...] e fui em cata de Carlos Pereira, que encontrei na Rua do Coruche. Quem se lembra já hoje da Rua do Coruche ? Há doze anos que passou por ali o Progresso, este iconoclasta implacável que subverte as coisas santas da religião artística de antiquários e poetas. O Progresso é barrigudo : não cabe em ruas estreitas. Aquela, a do Coruche, levou-a ele diante de si ; e, como às cavaleiras desse pujante demolidor andem os bons progressistas para darem o seu nome às empresas que ele comete, aquela rua das minhas saudades ficou-se chamando do Visconde da Luz.
Com que prazer eu vi, há dois anos, o Senhor doutor Dinis que naquela rua me deu lições de Latim ! A custo me contive que lhe não dissesse : Ó meu querido professor, eu sou um dos que antigamente desceram das regiões transmontanas naqueles machos que o progresso tirou da circulação para dar praça a outros maiores. [...] Pertenço àquela quase extinta raça de homens fortes que patinharam nos atascadeiros da vossa rua, e antecheiraram o fedor da desorganização geral, no dia em que a Providência converter em lama as obras do Progresso. Etc. (AME, 1117)
14Cette citation est très longue mais elle aurait pu l’être bien davantage tant Camilo aurait trouvé à redire au mythe tenace du Progrès, ce qu’il laisse entendre par cet « etc. » qui clôt sa diatribe et traduit habilement sa lassitude et son impuissance face à la transformation inexorable de la célèbre ville universitaire. Dans ce passage, il est émouvant de sincérité, et il exhale sa haine du progrès avec discrétion et finesse dans une évocation douce-amère.
15Au début, on croit lire une belle histoire ; mais celle-ci se termine mal car le progrès dont elle parle fait finalement voler en éclats un souvenir de jeunesse. L’incipit « era no tempo », qui rappelle la formule stéréotypée « era uma vez » des contes pour enfants, situe d’emblée cette scène dans un monde merveilleux mais révolu afin de renforcer le contraste entre le passé et le présent, procédé qui accentue d’ailleurs le sentiment nostalgique du narrateur-auteur. Ainsi, le passage de l’évocation onirique, de la rêverie à la cruelle réalité est pour le moins brutal.
16Et, comme dans O Bem e o Mal, c’est à partir d’un aspect purement anecdotique mais très révélateur – la transformation d’une rue qui fut élargie au xixe siècle16 – que l’écrivain en vient à parler du problème du progrès, plus global et plus important. Dans cette évocation très expressive, sous la plume de Camilo, la métamorphose spectaculaire de la ville présente un côté fantastique et donc inquiétant. Le progrès, au demeurant personnifié, y prend fantasmagoriquement la forme du monstre bedonnant ou, mieux, de l’ogre qui détruit tout sur son passage, faisant par conséquent table rase du passé ; et comment ne pas reconnaître à travers ce personnage allégorique les traits caricaturaux du bourgeois affairiste qui soutenait l’œuvre des regeneradores ? Par ailleurs, l’instrument dont se sert le Progrès pour poursuivre son action sacrilège, parce que destructrice et diabolique, prend quant à lui la forme du monstre horrible. Ce dragon de fer vorace n’est autre, bien sûr, que le chemin de fer qui, en transformant le paysage, devait lancer le pays sur la voie du développement économique ; c’était la prouesse technique dont la société bourgeoise s’enorgueillissait.
17En définitive, le narrateur-auteur évoque plutôt l’envers du décor. L’avènement pompeux du Progrès signe le triomphe du matérialisme à tout crin et de la laideur. Avec lui, c’est un monde empreint d’harmonie et de beauté qui s’écroule et un art de vivre qui disparaît. Et, comme la matière triomphe alors de l’esprit, ce monde, nouveau mais perverti, ne pouvait qu’accélérer la dégénérescence de l’homme et le chaos, lequel finirait bien un jour par changer les œuvres du Progrès en une boue nauséabonde, image violente et dépréciative qui renvoie à un monde voué à une décomposition effrayante ; l’orgueil déplacé de l’homme vouant un culte à la matière serait finalement puni. Au mythe du Progrès associé au positivisme et au matérialisme, Camilo substitue donc le mythe de l’apocalypse.
18Par delà l’effet que cette description très travaillée ne manquera pas de produire sur l’esprit des lecteurs, il faut surtout retenir la critique implicite de la politique des regeneradores qui trouve son point culminant dans le fontisme. Les références à la locomotive à vapeur et à l’élargissement d’une rue de Coïmbre constituent dans le passage cité ci-dessus une allusion directe à cette période (1851-1868) où le Portugal se lance frénétiquement dans le développement matériel17, sous l’impulsion notamment d’Antonio Maria Fontes Pereira de Melo18 ; rappelons aussi que c’est en 1856 que le pays se dote pour la première fois d’une ligne de chemin de fer19. Cela concorde assez bien avec les repères temporels que nous fournit le récit. En effet, en 1850, la célèbre ville universitaire portugaise pouvait encore ressembler à la ville que Camilo avait connue quand il était étudiant. Et c’est en 1867 qu’il aurait rencontré son ancien professeur de latin puisqu’à la page 1065 de A Mulher Fatal (1870) il dit qu’il a connu en 1849 Carlos Pereira, dont il raconte la vie mouvementée ; et il ajoute : « Foi há vinte anos. » (AMF, 1065). C’est donc en 1869, année où l’œuvre des regeneradores était déjà fort avancée, que l’on doit situer le temps de l’énonciation.
19C’est dans A Queda dum Anjo que Camilo dénigrera sans ambiguïté l’action de ces hommes politiques. Túlio Ramires Ferro fait observer que dans ce roman Camilo s’attache à établir une corrélation entre la dépravation des individus et la déliquescence de l’Etat, donnant finalement une fort mauvaise image de la Regeneração20. Naturellement, le concept de progrès y est débattu de manière très subjective et simpliste, l’auteur opposant la campagne, garante des bonnes mœurs, à la ville vécue au début par Calisto comme un lieu de perdition21. Mais c’est aussi au prix d’un grand écart dialectique qu’il associe abusivement la Regeneração à la corruption généralisée : sous sa plume paradoxale, la Regeneração aurait aggravé la déchéance de tout un peuple. C’est donc de manière extrêmement provocatrice qu’il intitulera « Regeneração » le chapitre XIII, où il met en scène la dépravée Catarina qui trompe son mari tout en lui faisant croire qu’elle tient beaucoup à lui : elle feint même d’être jalouse. Dans ce roman, Camilo s’est montré moins rebelle au progrès, dont il expose les futilités22, que critique par rapport aux faux-semblants, aux contradictions, au clinquant et à la rhétorique entretenus par un régime soucieux de se maintenir au pouvoir23. Du reste, dans l’épilogue de Os Brilhantes do Brasileiro, il s’en prend ouvertement à ce système considéré comme inique puisqu’il assurerait, d’après sa vision caricaturale, la promotion sociale et politique des plus dégénérés et des plus corrompus. C’est le cas des personnages qui, sous la Regeneração, deviennent tous barons : « As outras baronesas, bastante mais avelhentadas, representam os estragos da corrupção moral nas pessoas, e o despejo da corrupção política nos títulos. » (BB, 1048). C’est par ces propos outranciers que l’auteur clôt son récit.
20Ainsi, les termes de « regeneração » et de « regenerador » dans l’œuvre de Camilo sont souvent utilisés de manière polémique : un prêtre se demande même anxieusement où est le « régénérateur » dans la société où il vit (VC, 1093). Soulevant doutes et controverses, l’écrivain exprime encore, avec une pointe de malice, sa défiance à l’égard de la Regeneração dont il laisse entendre qu’elle n’est pas synonyme de régénération morale :
Se é certo tudo o que se conta dos paraltas portuenses de há quarenta anos até à regeneração da moral, que data aí de 1850 para cá, somos todos pouco mais ou menos filhos deles, embora nos assinemos com os apelidos dos maridos de nossas mães. (OS, 367)
21Il ne faudrait donc pas croire naïvement que la Regeneração, qui commandait effectivement au destin du pays dès le milieu du xixe siècle, aurait pu, malgré son nom prometteur, enrayer comme par enchantement une dégénérescence somme toute atavique.
22En définitive, cette « teoria do progresso universal » (DCF, 1038) ne serait qu’un argument fallacieux pour précipiter la ruine des vieilles institutions : « O progresso é o sinete que marca o cartel da filosofia moderna em duelo de morte com as instituições do passado. » (HP, 163). A moins qu’il ne s’agisse d’un leurre politiquement entretenu :
Inventai palavras, filósofos do dia ! Criai sistemas, túrgidos de ciência farta de indigestas hipóteses ! Jogai com a humanidade esse vosso jogo de experiências infrutuosas e de promessas a cuja impossível realidade é forçoso caminhar sobre a estrada de sangue, onde renascem em cada século os espinhos do desengano ! (HP, 41)
23Ces philosophes modernes sont ceux notamment qui professent les théories d’Auguste Comte24. Mais pour Camilo, le véritable progrès ne peut se réaliser que sur des bases saines et solides, celles visiblement du christianisme, lequel l’exaspère parfois. Grâce à elles, « a luz do facho civilizador nunca te mostrará o boqueirão da caverna onde se abismam os cobardes ! », dit le narrateur à un « amante cristão » qui renonce finalement au suicide (NL, 951). Et ce serait seulement en accomplissant la volonté de Dieu que l’on pourrait édifier la vraie civilisation. Mais, lucide, l’auteur de Vinte Horas de Liteira sait bien qu’il se crée des chimères : « Naquele tempo, a minha energia moral ia de par com a santa valentia dos antigos apostolos que pregavam aos príncipes bárbaros a lei de Cristo, civilizador das almas... » (VHL, 1099).
24En résumé, il qualifie son siècle de « século civilizador », antiphrase qu’il met dans la bouche d’un personnage outré (E, 41). Ainsi sont battus en brèche le mythe bourgeois de la « civilisation », l’idéologie politique de la Regeneração qui n’a pas suscité la régénération de la nation portugaise, et le concept de progrès, d’ailleurs lié dans l’œuvre camilienne à l’idée de corruption généralisée. De plus, le progrès matériel ne saurait entraîner ni le progrès moral, ni même le progrès d’une littérature portugaise que Camilo perçoit douloureusement comme une littérature par trop provinciale et périphérique :
Tudo isto passou-se naquele tempo, em que éramos bárbaros, e os caminhos-de-ferro, incompatíveis com a nossa selvajaria, estavam ainda no catálogo das utopias. Isto agora é outra coisa. De aqui em diante até o romance nacional há-de ter mais vida, mais lances, mais animação. O autor andara com ele de terra em terra, graças à facilidade do transporte, respigando aqui e além cenas palpitantes da vida do próximo e da próxima. A cor local ser-lhe-á mais barata, e mais correcta. (OEF, 385)
25On sent percer dans ce passage l’ironie amère d’un Camilo en mal de reconnaissance, qui regrette discrètement que le statut de la littérature nationale ne s’améliore pas dans une société pourtant promise, d’après certains vaticinateurs exaltés, à un brillant avenir.
Notes de bas de page
1 Cet article est, pour l’essentiel, la réécriture d’un passage de notre thèse de doctorat, « 3.2.1. L’idéologie politique de la Regeneração et l’échec de la régénération du pays », in Les expressions et les fonctions de la violence dans l’œuvre romanesque de Camilo Castelo Branco (1825-1890), Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III, Paris, 1998, vol. II, p. 446-455.
2 Voir A.-A. Bourdon, Histoire du Portugal, éd. rev. et augm., Paris, Ed. Chandeigne, 1994, p. 115.
3 Voir A. Cabral, Subsídio para uma Interpretação da Novelística Camiliana, Lisbonne, Livros Horizonte, 1985, p. 202.
4 Cf. N. Elias : « En effet, le terme [de civilisation] résume l’avance que la société occidentale des deux ou trois derniers siècles croit avoir prise sur les siècles précédents et sur les sociétés contemporaines plus ‘primitives’ » (La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 11 ; c’est nous qui souligons).
5 Voir à ce propos A. Kremer-Marietti, Le positivisme, Paris, P.U.F., 1982, p. 44, 67.
6 Voir F. H. Ó. Belchior, « A Ideia de Progresso na Revista O Positivismo », Revista de História Económica e Social, no 6, juil.-déc. 1980, p. 81.
7 Ibid., p. 84.
8 Toutes nos références renvoient à l’édition des Obras Completas de Camilo Castelo Branco parues, sous la direction de Justino Mendes de Almeida, chez Lello & Irmãos Editores, à Porto, entre 1982 et 1991. Nous utiliserons les abréviations suivantes : AMF pour A Mulher Fatal, BB pour Os Brilhantes do Brasileiro, BM pour O Bem e o Mal, BP pour A Brasileira de Prazins, DCF pour Doze Casamentos Felizes, E pour O Esqueleto, HP pour Horas de Paz, L pour Leiam (version de 1849), L’pour Leiam (version de 1864), NL pour Noites de Lamego, OEF pour Onde Está a Felicidade ?, OS pour O Sangue, VC pour Voltareis, à Cristo ?, VHL pour Vinte Horas de Liteira.
9 Cf. S. Freud : « Il ne paraît pas qu’on puisse amener l’homme par quelque moyen que ce soit à troquer sa nature contre celle d’un termite ; il sera toujours enclin à défendre son droit à la liberté individuelle contre la volonté de la masse. Un bon nombre de luttes au sein de l’humanité se livrent et se concentrent autour d’une tâche unique : trouver un équilibre approprié, donc de nature à assurer le bonheur de tous, entre ces revendications de l’individu et les exigences culturelles de la collectivité. Et c’est l’un des problèmes dont dépend le destin de l’humanité que de savoir si cet équilibre est réalisable au moyen d’une certaine forme de civilisation [...] » (Malaise dans la civilisation, trad. fr., 12e éd., Paris, P.U.F., 1992, p. 45).
10 Cf. id., : « La puissance de cette communauté en tant que ‘Droit’ s’oppose alors à celle de l’individu, flétrie du nom de force brutale. En opérant cette substitution de la puissance collective à la force individuelle, la civilisation fait un pas décisif. » (ibid., p. 44).
11 Voir F. Campos, Camilo contra-revolucionário, Lisbonne, Portugália Editora, 1925, p. 15-16.
12 Voir P. Macherey, Comte, la philosophie et les sciences, Paris, P.U.F., 1989, p. 64-65.
13 L’, 103 ; c’est nous qui soulignons. Dans la version de 1849, le narrateur adopte un ton plus neutre : « O braço do homem era então soberano da glória : hoje, a realeza do espírito, com a capa da democracia, põe a ridículo o cavaleiro [...] » (L 81).
14 L’adjectif clangoroso qui signifie « strident comme un son de trompette » évoque, de par l’intertextualité évidente dans ce passage, la trompette biblique annonçant le Jugement dernier.
15 Il est à noter que même les enfants participent activement à ce conflit, ce qui illustre l’agressivité primitive de l’homme.
16 Voir à ce sujet C. S. Andrade, Coimbra na Vida e na Obra de Camilo, Coïmbre, Coimbra Editora, 1990, p. 277.
17 Voir à ce sujet A.-A. Bourdon, op. cit., p. 115-116.
18 Camilo lui dédie Amor de Perdição.
19 Voir à ce sujet A.-A. Bourdon, op. cit., p. 118-119.
20 Voir T. R. FERRO, Tradição e Modernidade em Camilo, Lisbonne, Parceria A. M. Pereira Lda., 1966, p. 65-68.
21 Cf. J. C. B. Quesado : « Calisto-anjo e Miranda são metonímias de uma sociedade que insiste em sobreviver ao avanço do progresso. [...]//Em Lisboa, por outro lado, esta configurado o mundo do progresso que Camilo, na vida real, relutou em aceitar e que merece o mais acirrado da crítica do narrador do texto. » (« A Queda dum Anjo : Uma Leitura Camiliana da Política da Regeneração », in Estudos Universitários de Língua e Literatura, Rio de Janeiro, Tempo Brasileiro, 1993, p. 231). Cf. aussi M. Simões : « Caçarelhos, a despeito da ridiculez do topónimo, é uma reserva rousseauniana de virtudes antigas e costumes patriarcais. Lisboa, por sua vez, representa a agitação e as solicitações pecaminosas da vida civilizada. » (« A Queda dum Anjo : Um Dom Quixote de trazer por casa », Tellus, no 19, juil. 1990, p. 92).
22 A. Moreira insiste sur ce point ; voir « A Queda dum Anjo e a classe política », Tellus, no 19, juil. 1990, p. 113.
23 Cf. M. S. de Jesus : « A invectiva pessoal é assim pretexto para a sátira de certos costumes, valores e instituições da sociedade portuguesa da altura [...] ; o culto da [sic] aparências e a vida luxuosa que se vivia em Lisboa, em contraste com a pobreza real do pais ; o esquecimento a que era votada a província pelos órgãos do poder ; os grandes problemas nacionais apresentados numa imagem global de corrupção e miséria [...] » (« Aspectos da ironia e da sátira n’A Queda dum Anjo », Tellus, no 17, juil. 1987, p. 78).
24 Cf. A. Pagès : « Dans la deuxième moitié du xixe siècle, la science quitte le cercle restreint des spécialistes pour atteindre le grand public. Beaucoup d’esprits, lassés du romantisme, se retrouvent dans la doctrine qu’Auguste Comte a formulée dans son Cours de philosophie positive (1830-1842) où il décrit une humanité guidée par les progrès de la raison et la découverte progressive de lois intellectuelles seules capables d’expliquer des phénomènes naturels. » (Le naturalisme, Paris, P.U.F., 1989, p. 24).
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Jorge Amado
Lectures et dialogues autour d'une œuvre
Rita Olivieri-Godet et Jacqueline Penjon (dir.)
2005