Sor Juana Inés de la Cruz et le Portugal
p. 183-195
Texte intégral
O que importa é sabermos que Sor Juana foi conhecida e estimada em Portugal, e estimada também comoMestra.
Ana HATHERLY
1En 1995, le troisième centenaire de la mort de la « Dixième Muse de Mexico » a-t-il été beaucoup célébré au Portugal ? Dans les nombreux colloques internationaux qui l’ont commémoré, cette nation était bien peu représentée. Mais, dans une revue portugaise, nous avons trouvé un article, très précieux, d’Ana Hatherly, portant sur l’influence de Sor Juana au Portugal1. On peut espérer qu’il en annonce d’autres. Il y a là un vrai thème d’étude : souvenons-nous qu’en 1701, un an après l’édition originale de Madrid, l’important recueil posthume Fama y obras posthumas parut à Lisbonne, chez Miguel Deslandes2, en même temps qu’une courte brochure aujourd’hui disparue intitulée A la muerte del Fénix de México. Il est certain que Sor Juana a trouvé de nombreux lecteurs au Portugal dès l’édition du premier recueil de poèmes, la Inundación castálida (Madrid, 1689) et au moins jusqu’à la moitié du XVIIIe siècle. Il est très probable que son étoile ait brillé plus longtemps vers l’embouchure du Tage que dans les grandes villes espagnoles3. En 1727 paraît à Lisbonne une Apologia a favor do P. António Vieyra, ouvrage indigeste d’environ deux cents pages signé Sor Margarida Ignacia. Il témoigne d’« o grande brado » que produit encore l’œuvre de la « suave musa » : « Não se pode negar a discrição e clareza do entendimento da Religiosa Mexicana » ; mais il se plaint amèrement de sa Crisis sobre un sermón de un orador grande entre los mayores, d’abord nommée Carta Athenagorica, qui osa critiquer un sermon du Jeudi Saint issu d’un pareil génie. En 1731, à Madrid, paraît une traduction de cette Apologia4. Dix ans plus tard, le Divertimento erudito..., publié à Lisbonne en 1741 par le religieux augustin Fr. João Pacheco, mentionne un chapelet de noms glorieux grecs et latins et ensuite deux auteurs modernes seulement, « Camoens » bien sûr et « Soror Juana de la Cruz »5. Et nous parlerons plus loin d’une œuvre longtemps inconnue de cette dernière qui a été conservée à l’état manuscrit chez des collectionneurs lisboètes du XVIIIe siècle.
2Si maintenant nous cherchons la trace du Portugal dans l’œuvre, la moisson n’est pas nulle. D’abord, Sor Juana a manifesté par deux fois l’attachement qu’elle éprouvait pour ce pays. A Doña María de Guadalupe Alencastre, duchesse d’Aveiro, Portugaise de sang royal, mariée à un Espagnol, le duc d’Arcos, et cousine de la vice-reine de Mexico, elle adresse dans un romance épistolaire des compliments du type « alto honor de Portugal », « gran Minerva de Lisboa »6. Surtout, dans la Crisis qui est pourtant un ouvrage polémique, elle prend soin d’exprimer au départ qu’envers cette « generosa nación » elle éprouve une « oculta simpatia » (O.C., t. IV, 1957, No 404, p. 413). Ensuite, au moins une fois, dans une série de villancicos, elle a tenu à donner symboliquement la parole aux Portugais, peuple marin par excellence, pour célébrer saint Pierre, timonier de la barque de l’Eglise.
…« un Portugués,
preciado de navegante,
como era ya hombre a la mar,
quiso a los mares echarse.
Y mirando en alta mar
de Pedro la hermosa Nave,
por ayudarla con soplos
echó sus copias al aire.
« Timoneyro, que governas
la nave do el Evangelio,
e los tesouros da Igrexa
van a tua maun sugeitos :
mide a equinoccial os grados
e de o Sol o apartamento,
pois en todo o mundo tein
de servir tuo deroteiro.
Ollái, que por muita altura
perdiste o conocimento,
e se escondió no Orizonte
o Norte de tu governo.
Cristo es tua Estrella polar,
e se a su luz atendendo
se naon inclina tu aguja,
va perdido o regimento.
Navegasáon mais segura
podes tener en ti mesmo,
pois dan tuos ollos dos mares
e tus suspiros dan vento.
Los tesouros de la gracia
pasar en tua Nave veo,
desde las Indias de o mundo
a la Lisboa do Ceo. »
Refrain
¡A la proa, a la proa, a la proa Timoneyro,
que face o mar tranquilo e sopra o vento,
e faz el porto salva, todos dicendo :
Buen viage, buen viage, marineyros,
que a mar se faz la Nave de San Pedro! » (sic)
(O.C., t. II, 1952, No 249, p. 57-58)7
3Ce langage macaronique (« maun », « tein », « naon », « ollos », « buen viage », etc.) a été diversement interprété. L’éditeur Méndez Plancarte se demande quel pouvait être le niveau de Sor Juana en langue portugaise. Curieusement, un ancien critique mexicain, Ermilo Abreu Gómez était convaincu que Sor Juana avait beaucoup étudié cette langue. Le Professeur Ricard qui évoque son prédécesseur en est beaucoup moins convaincu. Mais il suppose que le poème est du portugais de théâtre, volontairement incorrect8, et que de toute façon les Portugais de Mexico qu’elle avait pu entendre ne parlaient plus une bonne langue. Une génération plus tard, Antonio Alatorre suppose que les lecteurs et lectrices lisboètes ont dû rire gentiment. Laissons le débat ouvert9. De toute façon, les auteurs portugais étaient abondamment traduits en espagnol (plus ou moins fidèlement) et le portugais écrit ne devait pas si souvent franchir l’Atlantique à cette latitude. Comme ses compatriotes cultivés, Sor Juana avait sûrement lu beaucoup d’auteurs portugais. « Sor Filotea », l’éditeur de la Carta athenagorica, lui parle de Sebastião César de Meneses comme d’un auteur familier. En particulier elle avait sûrement lu bon nombre de sermons du célébrissime prédicateur Antonio Vieira10. On en a la certitude, non seulement pour celui « do Mandato » mais pour d’autres comme l’Oraison funèbre de Maria de Ataíde, dame de la cour de Lisbonne morte en 1649 à l’âge de 24 ans, célébrée aussi par la religieuse poète Violante do Céu.
4Le point attendu de notre sujet est évidemment l’affaire de la Carta athenagorica/Crisis para un sermón, la critique de ce célèbre sermon du Jeudi Saint, « do Mandato » qui traitait de la hiérarchie des preuves d’amour du Christ... Le vieillard de Bahia se consacrait alors à la rédaction de deux grands ouvrages qu’il espérait achever avant de mourir et il n’eut probablement jamais connaissance du texte de Sor Juana, en tout cas, on ne connaît pas de réponse de lui ni de son entourage immédiat. Le texte, produit d’une conversation de parloir, fut communiqué à des amis puis publié à l’insu de Sor Juana en 1690 par un évêque. Celui-ci lui donna son premier titre flatteur, mais il le fit précéder d’une lettre signée « Sor Filotea de la Cruz », pseudonyme transparent. Il se dit très admiratif du talent de l’auteur, mais il prêche fermement contre ses activités profanes. Les mobiles de ce message ne sont pas tout à fait éclaircis. La Carta... eut beaucoup d’admirateurs, mais elle souleva aussi des critiques, dont une anonyme très violente qui n’a pas été conservée. Beaucoup plus que les arguments employés, ce que l’on reprochait à Sor Juana, c’était bien entendu l’audace, pour une femme, de s’en prendre à une lumière de l’Eglise. Sor Juana répliqua par la célèbre « Réponse à sœur Philotée » signée le 1er mars 1691. Elle y plaide pour le droit des femmes aux activités intellectuelles, et justifie la part des activités profanes dans sa vie de religieuse. Parallèlement, elle laisse publier en Espagne en 1692 un gros tome de ses œuvres qui présentait en première ligne la Carta athenagorica, mais en en changeant le titre trop pompeux en Crisis para un sermon... Le clergé de la péninsule applaudit très fort, mais celui de Mexico beaucoup moins. Sor Juana qui est déjà en délicatesse avec un ancien confesseur, se permet, elle et/ou ses amis les plus proches, quelques écrits qui montrent sa volonté de garder la même ligne de conduit11. Mais quelques mois plus tard, changement brutal : elle ferme son parloir, elle ne répond plus aux lettres et elle laisse vendre ses livres pour les pauvres tout en conservant sa petite fortune personnelle. Des fleuves d’encre ont coulé, et vont continuer à couler pour interpréter cette « conversion » qui est sans doute une « reconversion »12. Il semble que les talents financiers de Sor Juana qui était toujours « contadora » de son couvent hiéronymite de Santa Paula lui aient permis, au prix du sacrifice de sa vie publique, de se ménager une discrète tour d’ivoire, de continuer à écrire pour elle-même, et de reconstituer partiellement sa bibliothèque.
5Nous n’aurons guère le loisir ici de nous attarder sur l’argumentation de Sor Juana au sujet des diverses finezas du Christ dans sa Carta Athenagorica (O.C. IV, No 404, p. 412-439). Ce type de débat est bien dépassé, et, de toute façon, la question a été déjà abondamment traitée, y compris par nous-même (Humanisme..., p. 231-241). Disons seulement que, pour frapper son public, Vieira avait prétendu, sur le thème de la plus grande preuve d’amour du Christ pour les hommes, contredire tour à tour saint Augustin, saint Thomas et saint Jean Chrysostome en prétendant que personne ne pourrait le réfuter lui13. Sor Juana met une logigue implacable à mettre en pièces un par un les raisonnements du prédicateur, tout en disant qu’elle accepte d’avance d’être elle-même critiquée. Elle ajoute une théorie personnelle, mais qu’elle donne en effet comme subjective : la plus grande fineza de la part de Dieu, c’est de s’abstenir de nous donner des biens dont il sait que nous aurions fait mauvais usage. Octavio Paz a vu là une sorte d’audace semi-pélagienne, exaltant la liberté de l’homme au dépens de la grâce divine (Las trampas..., p. 517-518). Nous-même y verrions simplement une réponse à la question que Sor Juana se posait depuis son enfance : pourquoi Dieu m’a-t-il fait naître fille avec des dons seulement utilisables pour les garçons ? On aurait aimé avoir l’opinion d’autres femmes de ce temps-là ! La hiéronymite affirme vigoureusement que son admiration pour le grand écrivain est intacte. Elle sait bien que tout cela ce sont surtout des jeux rhétoriques : comme a dit le regretté Raymond Cantel : « La fineza admet la surenchère ; la fineza appelle une autre fineza qui sera encore plus fine »14 Elle trouve simplement que, cette fois, le grand prédicateur est allé trop loin, et sa présomption lui déplaît.
6Laissons ce sujet pour un autre beaucoup plus nouveau. En 1968, a été révélé un nouveau lien fort remarquable entre Sor Juana et le Portugal, qui répond beaucoup mieux à nos centres d’interêt. Nous avons maintenant la preuve qu’elle fut en rapport non seulement avec la duchesse d’Aveiro, portugaise très hispanisée qui se fit enterrer dans le monastère de Guadalupe d’Estrémadure15, mais aussi avec des religieuses lettrées et aristocrates du Portugal. Le lien fut établi par le canal des deux cousines : Paredes/Aveiro, qui toutes deux avaient des gouttes de sang royal. Quand on sait la modestie de la naissance de Juana Ramirez de Asbaje, née hors mariage et sans fortune, la chose prend tout son sel. L’amitié avec la Comtesse de Paredes, vice-reine de Mexico de 1680 à 1686, lui permit d’avoir accès à cette élite ouest-péninsulaire. Il s’agit d’une amitié collective. Les religieuses avaient constitué une société littéraire bravement nommée « Casa do Prazer » qui, composée de femmes cloîtrées, fonctionnait uniquement par correspondance. Dans les années 1960, le professeur Enrique Martínez Lopez a trouvé à la Bibliothèque Nationale de Lisbonne un recueil de vingt Enigmas, des quatrains (redondilhas) composés par Sor Juana à l’intention de ses sœurs lointaines. Il s’agit bien sûr de « discretear » sur l’amour. Les énigmes arrivent précédées d’une dédicace (un romance) et d’un prologue (un sonnet) qui sont de charmantes œuvrettes pleines de fausse modestie gracieuse et de délicate amitié admirative. Elles sont suivies de la liste des mètres suggérés pour les réponses16. Alors qu’à Mexico, elle était seule de son espèce, la Dixième Muse se sent à la fois en confiance et intellectuellement en bonne compagnie. Elle peut se permettre d’exalter la perspicacité des religieuses en feignant d’oublier leur noblesse... Le côté mystérieux des « énigmes » augmente encore le climat de complicité.
7Les manuscrits conservés se présentent sous la forme d’une sorte de pseudo-édition privée dont la couverture n’oublie pas la date : 169517, ni le nom de l’éditeur : « la Oficina del más Reverente Respeto ». Par courtoisie et par coquetterie de femmes lettrées, les poèmes d’éloge qui suivent le prologue sont rédigés en castillan. Les deux censures et les trois licences, le sont comme il se doit en portugais : prose pour les censures, vers pour les licences. Le texte n’a jamais été édité avant 1968 et, en son temps, il n’était pas forcément destiné à l’être. Dans la bonne société, et encore plus dans les couvents de femmes, la diffusion par copie manuscrite se pratiquait beaucoup et avec honneur18. Le contenu de ces textes préliminaires est plein d’enseignements. Nous avons le nom de huit monastères qui faisaient à coup sûr partie de cette « Casa do Prazer », six de Lisbonne : Santa Clara, la Rosa, Santa Ana, Calvario, Esperança, Santa Mónica, São Dinis de Odivelas, le couvent franciscain de Vialonga. Chacune de ces maisons a fourni un texte et un seul. On note que la représentante de Nossa Senhora da Rosa ne peut plus être la fameuse Violante do Céu qui est morte en 1693. Néanmoins celle-ci a peut-être pu lire Sor Juana dans sa vieillesse. En revanche, la représentante de la Esperança est bel et bien la grande Maria do « Ceo », auteur de la deuxième licence « que compete à jurisdição real ». Ce texte de circonstance n’ajoutera peut-être pas beaucoup à la gloire de ce poète. Nous le donnons néanmoins à titre de curiosité :
« Pode este livro correr,
que não tem nenhum defeito,
pois da Casa do Respeito
passa à Casa do Prazer.
Não acho, em meu entender,
que merece correcção,
pois teve tanta atenção,
que só por não fazer mal
à jurisdição real,
busca real protecção. » (Enigmas, p. 101)
8C’est une vingtaine d’années plus tard, à près de soixante ans, que Maria do Céu commença à publier sous un pseudonyme, et néanmoins elle eut le temps de mener une vraie carrière puisqu’elle devait mourir à quatre-vingt-quinze ans. Quand elle écrit cette « licence », elle a déjà près de vingt ans de profession. L’auteur de ces pages ignore si elle avait déjà beaucoup écrit dans sa cellule, et elle laisse aux lusistes le soin de déterminer l’influence morale et littéraire, ou même religieuse qu’aura pu avoir la lointaine muse de Mexico sur son homologue lisboète qui elle aussi partagea sa plume entre prose et vers, entre écrits sacrés et écrits profanes. La conjonction si improbable entre ces deux femmes fait d’autant plus rêver que le même couvent abritait alors depuis peu une autre religieuse poète, Madalena da Glória qui, indiscutablement, connaissait Sor Juana puisqu’elle a imité son célèbre sonnet « Este que ves engano Colorado... »19 Deux autres auteurs connues, Feliciana de Milão et Maria das Saudades ont écrit les censures. Citons la première dans son rôle de critique littéraire :
[...] Acho estes Enigmas considerados e expostos com igual decoro que engenho, e observada discretamente a sua dificultosa regra de serem claros no que se diz e escuros no que se quer dizer, e assim me parecem dignos de ocuparem o tempo, despertando a curiosidade, porque não deixa de utilizar felizmente as horas tudo aquilo que laboriosamente apura os discursos ; nem este exercício tem tanto de fastidioso que no mesmo trabalho não tenha muito de divertimento própria advertencia da discricão de sua Autora. (Enigmas, p. 95)

9En effet, les vers de Sor Juana manifestent les deux vertus essentielles des bonnes énigmes : la concision et la grâce. Nous nous contenterons d’un exemple :
Qual es aquel arrebol
de jurisdicción tan bella
que, inclinando como estrella
desalumbra como sol ? (Enigmas, p. 137)
10Georgina Sabat de Rivers donne la réponse : c’est l’amour fatal et aveugle.20
11Un heureux hasard a donc procuré à Sor Juana ses amitiés féminines européennes justement à Lisbonne. Outre le type de culture littéraire, le peu d’éclat de la Cour, handicapée par la longue union passée avec l’Espagne, la pression démographique qui peuplait les monastères, tout favorisait les parloirs de couvents dans leur fonction de pôles culturels. Existait-il ailleurs en Espagne, ou même en Europe l’équivalent de la « Casa do Prazer » ? On peut se demander si Sor Juana aurait pu trouver dans une autre capitale ce qu’elle a trouvé au bord du Tage en profitant de son bilinguisme. Nous n’avons pour l’instant aucune trace d’autre correspondance de Sor Juana avec la « Casa do Prazer », mais on ne peut exclure une communication antérieure directe ou indirecte. La « oculta simpatia » de 1690 s’expliquerait-elle ainsi ? Les Enigmas ont dû arriver par le canal de la comtesse de Paredes, car celle-ci joint un romance aux autres hommages, faisant figure de membre honoraire. Même si ce contact de la Dixième Muse avec Lisbonne a été unique, sa valeur symbolique est telle qu’elle vaut une longue amitié.21
12Car cette petite brochure « pour rire », parodie d’une véritable édition, peut sembler indigne d’attirer l’attention, faire figure de puérilité ou de simple divertissement de salon, mais, néanmoins, il faut y regarder de plus près. Les poèmes espagnols des Portugaises sont d’un niveau décent, quand on pense qu’elles manient une langue étrangère Et il ne faut pas voir les Enigmas de Sor Juana comme de simples devinettes. Antonio Alatorre a écrit de belles pages pour décrire l’histoire du genre, pour montrer que Sor Juana y excelle et que la résolution de chacune d’elles peut être l’occasion d’une véritable réflexion. Ensuite, cette construction que font les religieuses autour du cadeau de leur amie n’est pas seulement une comédie, c’est un véritable manifeste. Elles sont solidaires pour manifester leur autonomie interne (l’œuvre est capable d’atteindre son public sans intervention des pouvoirs officiels) et pour revendiquer une éthique monacale qui est exactement la même que celle de Sor Juana et qu’elles ont élaborée elles-mêmes. Ces religieuses se disent très capables de conserver la « decencia » lorsqu’elles prétendent joindre des occupations littéraires à leurs occupations dévotes : aucune allusion à un quelconque imprimatur. Etant donné les conditions de recrutement des couvents, elles jugent hypocrite (et tyrannique) de vouloir exiger un véritable contemptus mundi. Lire ou faire de la bonne littérature est moins mauvais que de répandre des cancans pendant les temps libres que laisse la règle22. Cette « sororité » capable d’exister des deux côtés de l’Atlantique est sensible à chaque page du recueil.
13Sor Juana y Vieira... d’Enrique Martinez Lopez et al. a été publié exactement un demi-siècle après l’article presque homonyme de Robert Ricard qui, en 1948, inaugurait les études sorjuanistes en France et dont la lecture s’impose toujours. Ce demi-siècle passé a été fécond, et celui qui vient de commencer promet de l’être également. Non seulement Antonio Vieira intéresse de plus en plus23, mais la question de l’interprétation de la Crisis de un sermón est posée de nouveau, cette fois en cherchant les intentions cachées derrière le sens explicite. Déjà devant ce texte, Octavio Paz parlait de « shadow boxing » (Las trampas..., p 515). Puisque les débats sur les « finezas » du Christ étaient des débats assez artificiels, compte tenu du style, de la vie sociale de l’époque, on ne peut exclure qu’un autre que Vieira soit la véritable cible. Octavio Paz pensait à l’archevêque. Le Docteur Trabulse nomme l’ancien confesseur Antonio Núñez de Miranda qui était lui-même jésuite et théologien. Puisqu’il ne s’agit ni du Portugal ni du Brésil, nous renvoyons à ses ouvrages24. Mais une nouvelle thèse est en train de prendre forme. De longue date, le Professeur Martinez Lopez a été impressionné par les ressemblances entre Antonio Vieira et Sor Juana : deux génies multiples, hors du commun, inclassables, de naissance peu honorable (Vieira est quinteron), « antiracistes », qui bravent résolument des persécutions religieuses et remportent des victoires impossibles grâce à de hautes protections : « aimas gemelas ». Il veut souligner l’admiration qu’éprouvait Sor Juana pour son prédécesseur, mettre en parallèle les persécutions subies, et il annonce pour bientôt un ouvrage en espagnol qui sera intitulé Vieira y Sor Juana ante la mentalidad inquisitorial25. En outre, rien n’empêche d’espérer que l’on trouvera de nouveaux documents ? Depuis vingt ans, la moisson a été surprenante, pourquoi serait-elle terminée.
14Nous espérons avoir convaincu le lecteur que vouloir relier la Nouvelle Espagne au Portugal n’est pas seulement curiosité érudite, recherche marginale mais travail nécessaire. Les débats théologiques étaient à peu près les mêmes, les lectures en grande partie communes et, dans un contexte différent, la prise de conscience des femmes d’élite était assez semblable. D’ailleurs, notre date de 1948 est emblématique : c’est celle du premier voyage de Marcel Bataillon en Amérique Latine, elle prélude non seulement à la nouvelle orientation des cours du Maître au Collège de France, mais au développement des études américanistes dans l’Université française, en faveur desquelles lui-même publie dès son retour, dans Les Langues néo-latines une sorte de manifeste26. En 1968 et dans un premier temps, l’importante découverte des Enigmas par le professeur de Santa Barbara n’a pas trouvé l’écho qu’elle méritait justement parce que les sorjuanistes n’avait guère l’idée de ce qu’était la vie culturelle portugaise. Il doit exister d’autres exemples. Marcel Bataillon a su être à la fois lusiste et hispaniste, « péninsulaire » et américaniste : souhaitons qu’il trouve des imitateurs.
Notes de bas de page
1 « Tres esboços para um retrato », Cadernos de literatura, Vol. 22, 1985, p. 57-71. La troisième partie s’intitule « Sor Juana e Sóror Madalena da Gloria ».
2 Le livre contient aussi un grand nombre d’hommages en prose et en vers, certains sont du plus haut intérêt. En outre, les recherches bibliographiques du Professeur Georgina Sabat de Rivers ont montré que l’édition de Barcelone de la même année 1701 était une copie de celle de Lisbonne, celle-ci jouissait donc d’une certaine autorité.
3 En Espagne, après un succès éditorial exceptionnel, le purgatoire littéraire de Sor Juana commence très tôt. La publication des recueils de ses œuvres prend fin brutalement en 1725. Dès 1726, on peut lire sous la plume d’une autorité comme Benito Feijóo : « Lo menos que tuvo fue el talento para la poesia, aunque es lo que más se celebra », Teatro crítico Universal, t. I, Discurso XVI. Or le Bénédictin l’admirait beaucoup comme femme savante.
4 Nos citations sont empruntées à Antonio Alatorre et Martha Lilia Tenorio, Serafina Sor Juana (con tres apéndices), El Colegio de México, 1998, p. 23. Barbosa Machado et, à sa suite, la critique attribue le livre, non à la signataire, mais à son frère le Dr Luis Gonçalves Pinheiro (Cf. Robert Ricard, « Antonio Vieira et Sor Juana Inés de la Cruz », Bulletin des études portugaises et de l’Institut français au Portugal, nouvelle série, t. XII, Ed. Coimbra, 1948, p. 1-34). Curieusement, une édition des sermons de Vieira de Lisbonne, 1748, affirme que Sor Juana n’est pas le véritable auteur de la Crisis para un sermón, et l’attribue au prédicateur espagnol Fray Manuel Guerra y Ribera qui avait attaqué férocement en 1676 un sermon de Vieira sur le Jugement Dernier (cf. Serafina..., p. 51). Mais le bal masqué n’a pas continué. Personne n’a suivi cet éditeur. En tout cas, qui dit polémique dit présence ! Donnons ici une référence de l’ouvrage critiqué par Sor Juana : c’est un des sermons « do Mandato, Na Capella Real », officiellement prêché en 1650. La date est contestée par Ricard car Vieira n’était pas alors à Lisbonne. Le Professeur californien Enrique Martínez López en situe la prédication en 1649 ou 1651. Il figure au tome XI, des Sermoens do P. Antonio Vieita, da Companhia de Jesus, Pregador da Sua Majestade, Miguel Deslandes, 1692, p. 333-374. Sor Juana, dit Ricard, aurait utilisé une traduction médiocre éditée en 1662, 1664, 1678, dont les défauts viennent compliquer encore le débat.
5 Cf. Francisco de LA MAZA, Sor Juana Inés de la Cruz ante la historia, Mexico : UNAM, 1980, p. 297-298.
6 S.J.I. de la C., Ohras completas, ed. Alfonso Méndez Plancarte, t. I, México : F.C.E., 1951, No 37, p. 100-101, w. 5 et 17. Désormais O.C..
7 Voir R. Ricard, « Les vers portugais de Sor Juana Inés de la Cruz », Bulletin hispanique, LV, (3-4), 1953, p. 243-251.Dans la ensalada comique qui clôt la série « Saint Pierre apôtre », Cathédrale de Mexico, 1677, le Portugais intervient entre un métis qui présente le saint comme un matamore (il coupe une oreille au Jardin des Oliviers), et un sacristain qui plaisante en latin de cuisine mélangé à l’espagnol. Impitoyable, celui-ci rappelle à saint Pierre l’épisode du coq qui chanta trois fois : « ¡Qui-qui-riquí! » en pleine église ! Comme d’habitude, le Portugais est un peu taquiné sur sa « présomption » légendaire, mais il n’est pas plus maltraité que les autres.
8 Sur toute cette question de la signification de la « parole populaire » dans les églises, cf. Mabel Moraña, « Poder, raza y lengua : la construccion étnica del Otro en los villancicos de Sor Juana », Colonial Latin American Review, Vol. 4, No 2,1995, p. 139-154.
9 Robert Ricard a consacré un article aux ressemblances entre le début du grand poème philosophique de Sor Juana, le Songe, et un passage de Luz e calor de son contemporain portugais Manuel Bernardes (« Manuel Bernardes, Sor Juana lnés de la Cruz et le Père Kircher », Revista da Faculdade de Letras de Lisboa, IIIe série, No 13, 1971, p. 5-9). Le passage concerné est le Soliloquio XVII de la seconde partie. De l’aveu du critique, il s’agit plutôt d’un parallélisme que d’une influence, la source commune étant Athanase Kircher.
10 Dans son article de 1948, Robert Ricard relate qu’en 1683, à titre de protestation contre des actes d’hostilité à Vieira commis à l’Université de Coïmbre, l’Université de Mexico lui avait dédié une brochure de théologie sur la couverture de laquelle figurait son portrait entouré des insignes du triomphateur.
11 Devant un public stupéfait, le chercheur mexicain Elías Trabulse a révélé en 1992, commenté à diverses reprises (en particulier El enigma de Serafina de Cristo..., Toluca : Instituto Mexiquense de Cultura, 1995), puis publié in extenso à Toluca en 1996 (Instituto Mexiquense de Cultura), une Carta de Serafina de Cristo très moqueuse qui ne peut provenir que d’amis très proches de Sor Juana, qu’elle y ait participé elle-même ou non. L’interprétation de ce texte n’est pas facile. L’attribution à Sor Juana elle-même a été fortement contestée par le Professeur Antonio Alatorre. (Cf. Seraffina y Sor Juana...). En tout état de cause, l’apparition de ce texte (après et avant quelques autres) apporte de nouveaux éléments sur les dernières années de Sor Juana. Il y est fait allusion à Maria de Ataíde, ce qui montre que le sermon prononcé par Vieira à ses obsèques était très connu dans les cercles intellectuels de Mexico.
12 L’expression est de Michel Wissmer, Las sombras de lo fingido : sacrificio y simulacro en Sor Juana Inés de la Cruz, prol. de Elías Trabulse, Toluca : Instituto Mexiquense de Cultura, 1998. Dans le cadre de cet article, il n’est pas possible de traiter ce sujet qui n’a plus rien à voir avec Antonio Vieira, même si la Crisis est le point de départ de la « crise ». Contentons-nous de dire qu’aujourd’hui la thèse « machiste » qui était celle d’Octavio Paz dans Sor Juana Inés de la Ctuz o las trampas de la fe, Mexico : F.C.E./Barcelona : Seix y Barrai, 1982 (Sor Juana recherchant finalement la « protection » de ceux qui en fait sont ses persécuteurs) n’est plus soutenable, et que la thèse d’un pur élan vers la sainteté ne l’est pas non plus. Il semble que Sor Juana ait pris volontairement des risques, mais qu’elle ait bien géré le rapport de forces : le haut clergé n’aime pas le scandale, et les sœurs du couvent tiennent à leur patrimoine. La partie de l’œuvre conservée qui traite de théologie est suffisamment personnelle et vigoureuse pour que l’on voie en Sor Juana une chrétienne authentique en même temps qu’une moniale sans véritable vocation (Cf. M.-C. B.-B., Humanisme et religion chez Sor Juana Inès de la Cruz, la femme et la culture au XVIIe siècle, Paris : Editions Hispaniques/Publications de la Sorbonne, 1982).
13 Donnons un exemple : pour saint Augustin la plus grande preuve d’amour du Christ pour les hommes fut de mourir pour eux sur la Croix ; Vieira répond, non, ce fut de quitter les hommes... (Cf. O.C. IV. No 404, p. 414.)
14 Les sermons de Vieira. Etude du style, Paris, 1959, p. 171.
15 Cf. G. Sabat de Rivers, En busca de Sor Juana, Mexico : UNAM, 1998, p. 121-127.
16 L’édition Martínez López « Sor Juana Inés en Portugal : un desconocido homenaje y versos inéditos », Revista de literatura, XXXIII (65-66), janv.-juin 1968, p. 53-84) est fondée sur deux manuscrits, non autographes, bien sûr. Le Professeur Antonio Alatorre en a trouvé deux autres, ce qui lui a permis une nouvelle édition, S.J.I. de la C., Enigmas ofrecidos a la casa del placer, El Colegio de México, 1994 (deuxième éd. pour bibliophiles en 1995), précédée d’une importante étude. Les différences sont nombreuses d’un manuscrit à l’autre. Ce sont donc des copies de copies appartenant à différentes chaînes. Cela laisse supposer une importante diffusion intra et extra-conventuelle. Nos citations (et la photocopie de la couverture) sont empruntées à l’édition Alatorre.
17 Les censures sont datées de janvier, trois mois avant la mort de Sor Juana (17 avril). La rédaction de ces vers de Sor Juana est sûrement bien antérieure. C’est sans doute un des derniers textes qu’elle ait rendus publics de son vivant vers l’année 1693. Comme la préparation du « livre » : copies, lectures, répartition des textes introductifs, se faisait uniquement par correspondance, le délai n’est pas surprenant.
18 Néanmoins, à un certain moment, Sor Juana a pu souhaiter cette édition afin de conforter sa situation personnelle. Sor Francisca Xavier écrit : « Los ocultos misterios de tu pluma/reservaste a divinas atenciones,/porque en tu auxilio logre felizmente/tan noble ofrenda, protección tan noble. » (Enigmas, p. 88-89). Dès la fin de l’année 1693, la question ne se posait plus.
19 Voir la comparaison avec O.C., No 145, p. 277 de « Este que vês de sombras colorido... », sonnet publié en 1741 dans le recueil Orbe celeste... sous le pseudonyme/anagramme de Leonarda Gil de Gama, dans Ana Hatherly, « Três esboços... », p. 68-69. A.H. connaît un códice qui contient les énigmes de Sor Juana (Inigmas offerecidos...). Elle ne mentionne pas l’article de 1968 d’E. Martínez López. Nous n’avons pas nous-même actuellement le moyen de savoir s’il s’agit d’un cinquième manuscrit, ou de l’un des quatre déjà connus.
20 Cette grande sorjuaniste a su trouver la plus grande partie des réponses en cherchant les clés dans des vers analogues de la Dixième Muse (Cf. « Contemporáneos de Sor Juana ; las monjas portuguesas y los Enigmas, en En busca de Sor Juana, Mexico : UNAM, 1998, p. 205-237). Sur ce genre, beaucoup plus noble qu’une simple devinette, lire l’introduction d’A. Alatorre, Enigmas, p. 39 sq.
21 Rappelons ici qu’une correspondance analogue avec le Brésil était hors de question. La situation démographique était inverse de celle du Portugal, et le premier couvent de Bahia, Santa Clara do Desterro, ne fut fondé qu’en 1677 (Mary del Priore, Caria Bassanezi ed., História das mulheres no Brasil, São Paulo : ed. Contexto, p.483). Nous notons aussi que l’absence des religieuses portugaises dans l’hommage de la Fama... est explicable. La diffusion des Enigmas n’alla peut-être pas jusqu’à Madrid. D’ailleurs le maître d’œuvre Castorena y Ursúa, un Mexicain qui y vivait alors, avait sa politique personnelle dans le choix des participants (Cf. Antonio Alatorre, « Para leer la Fama y obras posthumas de Sor luana Inés de la Cruz », Nueva Revista de Filología Hispánica, XXIX, p. 428-508).
22 Sor Juana la exprimé en ces termes : « ¿Por qué há de ser malo que el rato que yo había de estar en una reja hablando disparates, o en una celda murmurando cuanto pasa fuera y dentro de casa, o peleando con otra, o riñendo a la triste sirviente, o vagando por todo el mundo con el pensamiento, lo gastara en estudiar? » Carta de Sor Juana Inés de la Cruz a su confesor. Autodefensa espiritual, ed. Aureliano Tapia Méndez, Monterrey : ed. Al Voleo, 1993, p. 39, 1. 112-116. Ce texte est de 1681 environ. Bien entendu, nous ne cherchons pas à savoir combien de « freiráticos » ont pu fréquenter les parloirs de nos religieuses. Il s’agit ici de principes invoqués, non de biographies individuelles.
23 Trois sermons postérieurs à son internement par l’Inquisition viennent d’être publiés en traduction française avec une importante introduction du professeur Hugues Didier : A.V., Le Salut en clair-obscur, Genève : Ad Solem, 1999. Deux portent sur le Saint Sacrement et ils ne traitent pas le thème des finezas.
24 En particulier son introduction au facsimilé de la Carta Athenagorica, Mexico : Centro de Estudios de Historia de México Condumex, 1995.
25 Cf. K. Josu Bijuesca et Pablo A. J. Brescia ed., Sor Juana y Vieira, trescientos anos después, Un. of California, Santa Barbara, 1998, p. 90. L’article de E.M.L. est intitulé « Sor Juana, Vieira y Justo Lipsio en la Carta de Sor Filotea de la Cruz », p. 85-93. Un grand merci à Agueda Méndez qui nous a procuré ce livre, et à Martínez López lui-même pour sa diligente amabilité et les informations communiquées.
26 « Notre hispanisme devant l’Amérique », No 112, févr. juin 1949, p. 1-7.
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Jorge Amado
Lectures et dialogues autour d'une œuvre
Rita Olivieri-Godet et Jacqueline Penjon (dir.)
2005